Quels vents soufflent entre médecin et malade ? Une météo de la psychosomatique digestive. Dr Philippe de Saussure, gastroentérologue FMH Résumé du séminaire interactif, congrès CMPR, 04.09.14 Palais de Beaulieu Pendant l'entretien clinique, il est indispensable que le médecin puisse prendre un peu de recul pour observer d'une part les messages verbaux ou non que transmet son patient et qui peuvent diverger de ses paroles explicites, et pour observer et comprendre ses propres réactions aux messages du patient. Chez le patients qui souffrent de troubles fonctionnels digestifs (TFD), le médecin ressent souvent une forme de désarroi et d'impuissance face aux demandes difficiles à satisfaire de ses patients, que ce soit à cause de sa peur de poser un faux diagnostic, de l'incertitude entourant la nature exacte des TFD, ou de l'insuffisance des thérapies médicamenteuses. Le concept en vogue « d'axe cerveau-intestin » permet souvent aux patients de s'ouvrir à la dimension émotionnelle sous-jacente aux TFD. Une compréhension plus approfondie des spécificités concernant les plaintes digestives nous permet d'améliorer la qualité de notre travail. Le système digestif occupe une place à part car il est complexe, fait l'objet d'apprentissages infantiles (par exemple, pour la défécation), il entretient des rapports étroits avec les organes génitaux (dans l’anatomie comme dans l'imaginaire), ce qui explique une intrication fréquente entre les plaintes digestives explicites et une souffrance sexologique non exprimée. Ce qui circule entre médecins et patients Alors que nous sommes souvent immergés « jusqu’au cou » dans l'intensité de l'entretien clinique, nous devons apprendre à prendre du recul pour comprendre quels messages parfois implicites et non verbaux circulent entre nos patients et nous. Des informations importantes pour une meilleure compréhension de nos patients proviennent de l'observation de sentiments parfois négatifs tels la colère, la revendication, l'envie régressive d'être pris en charge « comme un enfant », par exemple. D'autre part, il est important que nous reconnaissions nos propres réactions, en particulier lorsque nous risquons d'être débordés par un sentiment d'impuissance à satisfaire des plaintes toujours renouvelées : une impuissance qui souvent peut se changer en agressivité contre le patient. Trois domaines concernant la « détresse du médecin » sont particulièrement fréquents avec les patients souffrant de TFD. La « détresse diagnostique » concerne le doute que nous pouvons avoir : le patient a-t-il vraiment des TFD, ou sommes-nous en train de méconnaître un diagnostic grave ? Nous verrons comment, lorsque le diagnostic de TFD est « presque certain », il est préférable de l'annoncer au patient comme étant absolument sûr (« Théorème 95% = 100% »). Dans bien des cas, il est d'autre part fréquent que les TFD aient un arrière-plan émotionnel important, mais que les patients soient réticents à admettre cette idée, ou que le médecin soit embarrassé d'annoncer le diagnostic de TFD à cause de son hésitation (psycholo- gique ou non?) : c'est la « détresse conceptuelle ». Dans les années 2010, le concept « d'axe cerveau-intestin » s'est popularisé non seulement chez les médecins, mais dans les médias. Il bénéficie d’une grande acceptation par les patients (pour des raisons que nous discuterons), et représente souvent une porte d'entrée pour aborder la dimension émotionnelle sous-jacente aux TFD. Enfin, la « détresse thérapeuthique » résulte de l'insuffisance globale des traitements médicamenteux pour des TFD. Sous une forme ou sous une autre, les praticiens doivent développer certaines aptitudes leur permettant d'approcher les TFD de manière non médicamenteuse. Une somatisation « spécifiquement digestive » ? Il est fréquent que nous consacrions peu d'attention aux détails de la symptomatologie dans les TFD. Or, prendre le temps d'une anamnèse « renouvelée » permet souvent aux patients et aux médecin une compréhension différente des symptômes, d'une manière parfois ressentie comme thérapeutique. Les TFD se subdivisent en plusieurs catégories assez différentes : les TFD proprement dits (syndrome de l’intestin irritable, dyspepsie par exemple) sont les plus fréquents, il faut les distinguer des douleurs somatoformes (décrites dans l'abdomen mais n'ayant aucun substrat d'organe digestif), des troubles concernant une « fonction » digestive partiellement volontaire précise (déglutition, défécation), et des 1/2 « crises » comme par exemple le syndrome des vomissements cycliques. De manière plus approfondie, il faut reconnaître que la particularité du système digestif est d’être un système long, composé de multiples organes, et qui fait l'objet d'apprentissages infantiles (par exemple, le contrôle de la défécation), d'investissements parfois intenses dans l'enfance, et dans lequel se jouent fréquemment des phénomènes « d'amorçage », c'est-àdire que suite à une souffrance ancienne (constipation, appendicite, ...) une forme de « mémoire de la douleur » peut se réveiller plus tard dans la vie. D'autre part, le système digestif est proche (du point de vue embryologique, anatomique, et imaginaire) de l'appareil génital, ce qui explique que des plaintes sexologiques soient souvent dissimulées derrières les symptômes digestifs. Dans bien des cas, il est utile d'oser interroger les patients à ce sujet, car la découverte de symptômes sexuels, ou celle d'un contexte d’abus, modifie la situation clinique et permet parfois des avancées importantes dans la prise en charge. Pour la pratique : • Dans le domaine des troubles fonctionnels digestifs (TFD), les médecins doivent pouvoir s’appuyer sur un diagnostic affirmatif ; le concept « d'axe cerveau-intestin » favorise souvent l'ouverture de la discussion aux éléments émotionnels ; il nous est pratiquement indispensable de trouver une forme ou une autre de traitement non médicamenteux pour les troubles fonctionnels. • L’appareil digestif fait souvent l'objet de somatisations qui sont favorisées par la « mémoire » que représentent des phénomène anciens d'apprentissage, d'investissement parental, ou de « mémoire de la douleur ». • Il est fréquent que des plaintes sexuelles, ou une maltraitance, se dissimulent derrières les plaintes digestives. 2/2