1. LA GÉOGRAPHIE AU SERVICE DES MILITAIRES : LE

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1.
LA
GÉOGRAPHIE AU SERVICE DES MILITAIRES : LE BOMBARDEMENT DES
DIGUES DU FLEUVE ROUGE PAR L'ARMÉE AMÉRICAINE
1.1.
LE DELTA TONKINOIS : ENTRE RIZIERES ET DIGUES
Le Fleuve Rouge se jette dans le Golfe du Tonkin (mer de Chine méridionale) à hauteur de la ville de
Haïphong. La partie inférieure de son cours se présente sous la forme d'un vaste delta.
Un delta est une embouchure fluviale où l'accumulation des sédiments apportés par le fleuve l'emporte
sur l'érosion, ce qui provoque une avancée progressive de la terre (fig.). Un delta ne constitue qu'un
cas particulier d'alluvionnement, i.e. de dépôt de matériaux transportés par les cours d'eau. Le fleuve
dépose une partie de sa charge à l'embouchure parce que la vitesse y diminue brusquement. Lorsque
les quantités solides apportées par le cours d'eau sont importantes, un delta peut se former même
lorsque les marées sont de grandes amplitudes.
Dans un delta, le cours d'eau principal tend à se diviser en bras. Il en résulte une disposition en triangle
qui a donné son nom à ce type d'embouchure. Le delta est une forme très mobile parce que chaque
bras fluvial s'exhausse par alluvionnement, construit des levées sur chaque rive et parvient ainsi à
dominer ses abords; une crue provoque une brèche dans la levée naturelle et crée un nouveau cours
d'eau.
1.1.1
DE FORTES DENSITÉS DE POPULATION
Le delta tonkinois constitue une des principales zones de concentration humaine en Asie du sud-est
(fig.). En 1936 déjà, il nourrissait 7.500.000 Vietnamiens, dont près de 7.000.000 de paysans, sur une
superficie de 15.000 km2 seulement. La densité moyenne de la population atteignait donc 500
habitants par km2 et la densité rurale était de 450 au moins, soit moins d'un hectare (ha) cultivé pour 5
personnes1. Aujourd'hui, avec près de 17.500.000 habitants, le delta enregistre des densités de
population exceptionnelles (plus de 1.000 hab./km2 dans l'ensemble, 925 hab./km2 sans compter
Hanoi), nettement supérieures à celles du delta du Mékong (445 hab. /km2) et parmi les plus élevées
du monde en milieu rural : en Asie du Sud-Est, seules quelques plaines de Java enregistrent de telles
pressions démographiques.
1.1.2
UNE MISE EN VALEUR INTENSIVE DE L'ESPACE
Les hautes densités de population du delta tonkinois sont étroitement liées aux modalités de sa mise en
valeur par les sociétés qui s’y sont succédées. En effet, tant que l’essentiel de la production agricole
est auto-consommée ou distribuée dans une aire restreinte, la densité de la population dépend pour
l’essentiel du volume de cette production par unité de surface (Kcal / Km2). Cette dernière est ellemême fonction de 3 paramètres :
• Le rendement par récolte : volume de la production d’une récolte rapporté à une unité de surface;
• La durée de rotation des cultures;
• La proportion des terres mise en culture.
Dans le delta Tonkinois, les paysans pratiquent depuis fort longtemps une riziculture inondée et
hydrauliquement contrôlée : le riz se cultive sur des terres recouvertes d'eau pendant une bonne partie
de la période de culture (rizières) qui sont équipées d'un système d'irrigation assurant un apport d'eau
(contrôle hydraulique). La riziculture est complétée par quelques cultures sèches : patates, pois et
haricots (soja notamment), légumes verts et racines comestibles.
1
A comparer avec les densités d'occupation agricole en Europe. En France par exemple, chaque rural dispose d'environ 3
ha en moyenne.
Tableau II.1 :
Densité théorique de population selon la plante cultivée, le type de culture et la proportion de
la surface mise en culture
Plante
Rendement
par récolte
(106 Kcal /
Ha)
2.8
Blé
Type de
culture
% surface
mise en
culture
Ha cultivés Production / an
/ an / km2 / km2
(106 Kcal)
Cons. alim. Densité
/ hab. / an théorique
(106 Kcal) (hab. / km2)
Assolement
triennal
60
0.6 x 2/3 x
100 = 40
40 x 2.8 = 112
0.91*
112 / 0.91 = 123
Culture
annuelle
Culture
annuelle
60
0.6 x 1 x
100 = 60
0.6 x 1 x
100 = 60
60 x 2.8 = 168
0.91*
168 / 0.91 = 185
60 x 4.9 = 168
0.91*
294 / 0.91 = 323
2 cultures par
an
60
0.6 x 2 x
100 = 120
120 x 4.9 = 588
0.91*
588 / 0.91 = 646
2 cultures par
80
0.8 x 2 x
60 x 4.9 = 784
0.91*
an
100 = 160
* : Sur base d’une ration alimentaire quotidienne par personne de 2.500 Kcal (365 x 2.500 = 912.500)
784 / 0.91 = 862
Riz
4.9
60
Comme le montre le tableau 1, ce mode de mise en valeur produit des fortes densités de population.
En effet :
• Il assure des rendements élevés par récolte : un ha de rizière produit par récolte près de 5 millions de
calories. Par comparaison, un ha de surface agricole en blé produit par récolte environ 3 millions de
calories et un ha de prairie transformée en lait n'en produirait que 1,5 (fig.).
• Il se caractérise par des rotations courtes : les champs du delta ne sont jamais laissés en jachère (sol
laissé à nu pendant plusieurs mois afin de lui restituer sa fertilité) mais portent, en général, 2 cultures
par an :
-
En été, saison humide, la culture unique est le riz. En effet, tout le terroir est au-dessous du niveau
des hautes eaux du fleuve.
-
En saison sèche (de janvier à mai), les cultures sont plus diversifiées. En réalité, le Tonkin reçoit
alors suffisamment de pluies pour que les parties les plus basses du terroir soient inondables : on y
fait donc encore du riz (double récolte). Les parties les plus hautes de la plaine ne sont pas
inondables en hiver : elles portent alors toute la gamme des cultures sèches (patates, pois, ..). Ces
cultures complètent la ration alimentaire du paysan, en y ajoutant des graisses, des produits azotés
et des protéines indispensables.
• Il mobilise une part très importante de la surface : dans le delta, les terres cultivées occupent près de
80% de l’espace, dont les 9/10ème sont réservés au riz. Les prairies sont absentes et l’élevage se trouve
réduit au minimum : une partie des déchets domestiques permet de nourrir quelques porcs et un peu de
volailles. Il en résulte que :
-
Le travail de la terre et le transport des marchandises se sont longtemps faits à la main;
-
La nourriture comprend rarement de la viande;
-
La fumure animale (engraissement des sols par des excréments d’animaux) est quasi absente. Le
maintien de la fertilité de la terre constitue donc un défi majeur dans le delta, comme dans la
plupart des rizières inondées d’Asie. Différentes ressources sont mobilisées pour fournir aux
champs un engrais suffisant :
•
L’engrais humain, soigneusement recueilli qui alimente un vaste commerce autour des grandes
villes;
•
Le compost, fabriqué à partir des fanes, d’une partie de l’engrais humain et du maigre fumier
domestique, dans des fosses aménagées à cet effet;
Les vases des étangs, canaux et rivières, chargées de déchets organiques produits par les rejets des
poissons et la décomposition des algues. Ces vases sont régulièrement curées et répandues sur les
champs.
De tels résultats imposent un travail harassant. Afin d'économiser l'engrais et de protéger au mieux les
récoltes, les paysans :
• Apportent des soins minutieux aux champs : la préparation des champs comprend plusieurs labours et
un planage afin d’assurer l’horizontalité parfaite du sol de sorte que les plants de riz baignent dans une
épaisseur d’eau uniforme ; leur entretien repose notamment sur un désherbage manuel et fréquent.
• Pratiquent le repiquage des plants de riz : le riz est semé dans des pépinières qui occupent tout au plus
5 à 10% de la surface agricole. Lorsqu’il atteint une certaine taille - après une quinzaine de jours – il
est arraché, transporté et repiqué – à la main par des femmes - dans un champ. Le repiquage permet à
la fois :
-
d'économiser des semences;
-
de concentrer les fumures sur les pépinières, ce qui assure une meilleure croissance des plantes;
-
de réduire la durée d’occupation de la rizière par le riz, ce qui autorise une culture intermédiaire,
par exemple de trèfles, susceptible de restituer une partie de sa fertilité au sol.
Beaucoup de travail, peu de terre : voilà, en bref, le secret qui donne aux campagnes du delta
Tonkinois beaucoup d’hommes et si peu d’espaces. Le paysage reflète un tel mode de production
intensif. Pour laisser aux cultures le maximum de place, les hommes se rassemblent en villages
pressés, resserrés sur des bosses artificielles ou naturelles non inondables ou étirés sur d'anciens
cordons littoraux dans la partie voisine de la côte. Tout autour du village s'étend un finage (espaces
exploités) monotone : en absence d’arbres ou de haies, la rizière s’étend à perte de vue. Les parcelles
agricoles, aux formes polygonales, sont minuscules (quelques ares) et séparées par des murettes
étroites – afin de ne pas empiéter sur les terres de culture – qui assurent l’étanchéité des champs. Dans
1.1.3
L'INDISPENSABLE MAÎTRISE DES EAUX
Dans les rizières hyrauliquement contrôlées, outre le travail proprement agricole, il faut assurer la
gestion de l'eau … ce qui n'est pas une mince entreprise.
Dans le delta tonkinois, la majeure partie du terroir est au-dessous du niveau moyen des eaux du
fleuve Rouge. Elle est donc irrigable en permanence : une multitude de canaux part du fleuve pour
arroser les parcelles, dont les diguettes sont percées d'une vanne permettant de faire varier le niveau de
la nappe d'eau. L'utilisation de l'eau est sévèrement réglementée : une législation complexe préside à
sa distribution.
La question principale à résoudre est ici celui de la protection contre les crues du Fleuve Rouge.
Brutales et fréquentes entre juin et octobre, elles menacent en effet d'inondations la plus grande partie
de la plaine : le débit passe de 500 à 35.000 m3 seconde entre les basses eaux et les plus hautes eaux
exceptionnelles et en grande crue le fleuve coule à Hanoi 8 mètres plus haut que la plaine (fig.). La
plus grande partie de l'étendue ne serait pas régulièrement cultivable si les paysans tonkinois ne
s'étaient pas protégés par des digues.
Voilà vingt siècles que les villages et les administrations travaillent à contenir le fleuve et ses
multiples défluents (Day, canal des Rapides, canal des Bambous, …) en entretenant de nombreuses
digues de terres.
Les premiers travaux élevèrent des digues villageoises pour protéger des petits "casiers". La commune
vietnamienne avait une structure administrative capable d'organiser une telle entreprise. Les grandes
digues générales, parallèles aux défluents, posaient d'autres problèmes d'organisation, qui furent réglés
en s'inspirant du modèle chinois. En effet, le delta du Fleuve Rouge, sous influence chinoise pendant
les dix premiers siècles de notre ère, reçut de la Chine une armature administrative et des principes
d'aménagement favorables à un contrôle par l'Etat des digues principales. Héritières des traditions
chinoises, les monarchies vietnamiennes indépendantes ont continué à accorder le plus grand soin aux
endiguements, dont dépendaient la prospérité des paysans et une rentrée régulière des impôts.
En dépit de l'assiduité des villageois et de la vigilance des mandarins, le fleuve rompait souvent ses
digues. En effet, ces dernières présentaient plusieurs défauts, notamment de n’être :
• pas assez solides : les mottes de terres arrachées à la bêche qui servaient à la construction des digues
étaient mal sélectionnées ou insuffisamment tassées et les assises des digues étaient trop peu
résistantes et trop facilement soumises à infiltration et sapement à la base.
• pas correctement implantées : au lieu d'être rectilignes, les digues étaient souvent sinueuses. Elles
s'écartaient parfois, attribuant au lit majeur une largeur démesurée, pour se rapprocher ensuite et
rétrécir fortement le lit. Un lit majeur trop large ralenti le courant et favorise l'alluvionnement. A
l'inverse, un lit majeur trop étroit accélère le courant et facilite l'érosion des berges. De plus, les
saillants et les rentrants multipliaient les rives concaves où le courant rongeait très activement la berge
qu'il serrait de près
En 1926, l'administration coloniale française des Travaux Publics entreprit de rénover le système des
digues. La connaissance de la physique des écoulements fluviaux et l'expérience acquise dans le delta
du Mississippi ou la plaine du Pô facilitèrent les travaux. Ceux-ci consistèrent en l'édification de
digues plus solides et plus hautes et en la rectification des tracés les plus sinueux. Les terres utilisées
dans la composition des nouvelles digues furent strictement contrôlées et tassées (à la dame, puis par
des rouleaux à vapeur et autres engins mécaniques). Une fois terminées, les nouvelles digues
pouvaient être jusqu'à 6 fois plus épaisses et deux fois plus hautes que les anciennes. Grâce à ces
améliorations, elles devinrent plus résistantes. Mais elles continuèrent à demander une surveillance
minutieuse et un entretien scrupuleux : interdiction de planter des arbres ou des buissons, réparation
immédiate des infiltrations, …
1.2.
LA GUERRE DU VIETNAM
A la fin du XIXe siècle, les territoires qui forment actuellement le Vietnam sont colonisés par la
France et rattachés à l’Union indochinoise qui regroupe la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin, le
Cambodge et le Laos. Une opposition nationaliste vietnamienne émerge dès les premières années du
XXe siècle. Elle organise une première révolte contre les autorités coloniales en 1908 au Tonkin. En
1931, Ho-Chi-Minh crée le Parti Communiste indochinois. Ce dernier devient en 1941 le Front de
l’Indépendance du Vietnam ou Viet-minh.
Au terme de l’occupation de l’Union indochinoise par le Japon (septembre 1940 – mars 1945), le Vietminh s’empare du pouvoir au Vietnam. Les accords de Postdam (août 1945), faisant suite au traité de
Yalta, prévoient pour leur part que le Vietnam soit coupé en deux, les Chinois occupant la partie située
au Nord du 16e parallèle, les Britanniques celle située au Sud de ce même parallèle. En octobre 1945,
les troupes françaises débarquent à Saigon et relèvent les Britanniques jusqu’au 16e parallèle. Des
négociations sont alors ouvertes entre le gouvernement français et le Viet-minh. La France s’engage à
reconnaître la République du Vietnam comme un Etat libre faisant partie de l’Union indochinoise. En
échange, le Viet-minh accepte que les troupes françaises stationnent au Nord du 16e parallèle. Les
provocations de l’armée française (bombardements sur Haiphong) conjuguées aux attentats perpétrés
par le Viet-minh remettent en question le fragile équilibre établi en 1945. Ces affrontements
sporadiques débouchent sur la première guerre d’Indochine (1946-1954) qui oppose le Viet-minh,
soutenu par la Chine, à l’armée française, soutenue par les Etats-Unis. En 1954, suite à la défaite des
troupes françaises à Dien Bien Phu, sont signés les accords de Genève qui consacrent le principe d’un
partage du Vietnam en deux Etats, au Nord et au Sud du 17e parallèle. Une République Démocratique
du Vietnam, étroitement alliée à la Chine et à l’URSS, se constitue au Nord. Une dictature militaire,
soutenue par les Etats-Unis, s’installe au Sud.
A la fin des années ’50, le Vietcong, mouvement rebelle soutenu par le Vietnam du Nord, multiplie les
opérations de guérilla au Vietnam du Sud. En réaction, les Etats-Unis intensifient leur soutien au
régime dictatorial du Vietnam du Sud en envoyant de nombreux conseillers militaires à Saigon en
1961. Ils s’engagent ensuite pleinement dans le conflit armée qui oppose les deux parties du Vietnam.
Ils opèrent les premiers bombardements sur le Vietnam du Nord en 1964 et envoient quelques 75.000
hommes au Vietnam du Sud en 1965. Ce premier contingent sera fortement renforcé les années
ultérieures si bien que près de 530.000 soldats américains se trouvent sur place en 1968.
A la suite de l’offensive des forces nord-vietnamiennes contre les villes du Sud (offensive du Têt –
janvier 1968), des pourparlers de paix s’ouvrent à Paris. Ceux-ci conduisent à l’arrêt définitif des
bombardements sur le Vietnam du Nord. Parallèlement, le nouveau président des Etats-Unis, R.
Nixon, élu en1968, s’engage dans la voie de la réduction des effectifs américains (1969). Toutefois,
face à la déroute des troupes sud-vietnamiennes il ordonna en 1972 la reprise des bombardements
aériens contre le Vietnam du Nord.
1.3.
LES BOMBARDEMENTS PAR L'ARMEE AMERICAINE
Au cours de la guerre du Viêtnam, le delta du Fleuve Rouge a failli être le théâtre d'une catastrophe
majeure … provoquée par les bombardements de l'armée américaine.
1.3.1
LA PREMIÈRE VAGUE (1965-1967)
A partir du printemps 1965, le gouvernement de la République démocratique du Viêtnam a commencé
à faire état de nombreuses attaques aériennes sur le réseau des digues et les ouvrages hydrauliques
(barrages, écluses, canaux) de la partie basse du Fleuve Rouge. Le gouvernement de Hanoi en recensa
plus de 500 pour l'année 1965 et près d'un millier pour 1966. Il dénonça vigoureusement ces
agressions dont les conséquences pouvaient être catastrophiques et fit établir un rapport circonstancié
par le ministère de l'Hydraulique, rapport dont les principales conclusions ont été ensuite corroborées
par les témoignages d'experts internationaux. Mais les autorités américaines nièrent en bloc avoir
voulu s'attaquer délibérément aux ouvrages hydrauliques afin de provoquer d'importantes inondations.
Les données rassemblées sur ces bombardements permirent aux géographes Y. Lacoste et J. Dresch de
tirer deux conclusions significatives :
• une grande partie des opérations avait été menées au printemps et au début de l'été (avant la saison des
hautes eaux) comme si l'état-major américain évitait des actions directes au moment des crues, pour
mieux masquer sa responsabilité.
• certaines attaques ponctuelles sur des digues côtières furent opérées juste avant l'arrivée d'un typhon.
Ces cas de synchronisation permettait de prouver qu'une partie au moins des attaques sur des digues
relevaient bien de stratégies directes très délibérées, mais ce n'était pas suffisant pour démonter
l'ensemble de l'entreprise de destruction.
1.3.2
LA SECONDE VAGUE (1972)
De 1968 à 1971, l'affaire des digues passa au second plan en raison de la suspension des
bombardements américains sur la majeure partie du Viêtnam du Nord. Mais, dès le mois d'avril 1972,
lors de la reprise des bombardements, elle revint au premier plan de l'actualité avec une gravité qu'elle
n'avait pas connu jusqu'alors. Durant tout le printemps 1972, les attaques sur les digues furent plus
nombreuses et surtout plus graves que lors les périodes antérieures (1965-67). A la requête du
gouvernement de Hanoi, une commission d'enquête internationale sur les crimes de guerre fut
rapidement mise sur pied. Le danger était en effet devenu très pressant car les attaques américaines,
loin de se ralentir à l'approche de la saison des pluies et des grandes crues, s'étaient brusquement
intensifiées.
Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête, Y. Lacoste procéda à une analyse géographique
détaillée des bombardements. A cette fin, il fit dresser par les autorités vietnamiennes une carte de la
localisation précise des points de bombardements. Mieux que tout autre document, cette carte permit
de mettre à jour la stratégie suivie par l'état-major américain.
1.4.
1.4.1
ELEMENTS D'ANALYSE D'UNE STRATEGIE GEOGRAPHIQUE
A PETITE ÉCHELLE
D'emblée, la carte des bombardements (fig.) montre que la quasi totalité des opérations (54 points sur
58) se localisent dans la partie orientale du delta, depuis le district de Nam-Sach, au centre, jusqu'aux
régions de Nam-Ha, Nam-Dinh et Ninh-Binh, au sud. Quatre points de bombardements sur des
ouvrages hydrauliques se localisent hors de cet espace : deux près de Hanoi et deux à l'écluse de Phuly
sur la rivière Day. Il s'agissait donc de comprendre pourquoi, selon le plan élaboré par l'état-major
américain, les bombardements étaient concentrés dans une partie du delta. La description classique
qu'en fit P. Gourou 45 ans auparavant apporta une réponse claire et nette2.
Dans sa thèse P. Gourou distingue deux parties différentes au sein du delta :
• A l'ouest, dans le haut delta, les fleuves qui viennent de déboucher des vallées montagnardes, ont
beaucoup d'alluvions. Ils ont construit avant l'endiguement un grand nombre de bourrelets alluviaux,
car ils changeaient souvent de cours, en raison même de l'importance de l'alluvionnement.
• A l’est, dans le bas delta, les rivières transportent une moins grande quantité d'alluvions - puisque
celles-ci ont été déposées en amont - et elles coulent sur des levées naturelles moins hautes. Ces
rivières divergent vers la mer, comme les rayons d'une roue. De ce fait, de grandes étendues plates
submersibles s'étendent entre les bourrelets alluviaux.
Ces différences topographiques entre les deux parties du delta ont d'importances conséquences sur la
localisation topographique des villages :
• A l'ouest, dans le haut delta, la plupart des villages sont édifiés au-dessus des étendues submersibles
sur le haut des nombreux bourrelets alluviaux.
• A l'est, dans le bas delta, la majorité des villages se trouvent au contraire situés en contrebas des
fleuves, sur de vastes étendues submersibles en cas de rupture des digues.
Or, c'est justement dans la partie orientale du delta, là où se trouvent le plus grand nombre de villages
submersibles, que se sont localisés la très grande majorité des bombardements des digues. A elle
seule, cette première constatation tendait à prouver l'existence d'un plan systématique de destruction
des digues, dans les régions où les conséquences seraient les plus graves.
Une analyse attentive permit de mettre en évidence un élément supplémentaire qui renforçait la
présomption. En effet, dans la partie orientale du delta, les digues n'étaient pas uniformément
attaquées : en particulier les digues situées en amont d'Haïphong, à l'est de Nam-Sach, n'avaient pas
été bombardées entre avril et juillet 1972. Pourtant, elles se trouvaient dans une région où de
nombreux objectifs routiers, industriels et militaires étaient par ailleurs intensément bombardés.
L'examen des cartes et la thèse de P. Gourou permirent de comprendre cette exception. En effet, dans
cette partie de la plaine, les fleuves ne coulent plus en levées et ils commencent à s'encaisser
légèrement au-dessous du niveau moyen de la plaine La rupture des digues3 de cette région ne
menaçait donc pas les villages dans ce secteur, puisqu'ils ne sont pas situés en contrebas des cours
d'eau. Les bombardements n'y ont donc pas été opérés.
Ainsi la carte des points de bombardement sur les digues révélait dans une large mesure un plan
délibéré de l'état-major américain. L'aviation n'ayant pas la possibilité matérielle4 et morale5 d'attaquer
partout toutes les digues, les officiers américains ont donc dû vraisemblablement se résoudre à
bombarder le réseau de digues en un certain nombre d'endroits, localisés dans la partie basse du delta,
dont la destruction pouvait entraîner les conséquences les plus graves pour les populations au moment
de la crue. Le Pentagone nia en bloc ces accusations, en prétextant que les digues avait été touchées
involontairement, en raison de leur proximité d'objectifs militaires. Si tel avait été le cas, la carte eu
été très différente : c'est dans les régions d'Hanoi et d'Haïphong que les digues auraient surtout été
touchées. Or, ce n'était absolument pas le cas : la photo aérienne publiée par les hebdomadaires
américains et représentant le passage au sommet d'une grande digue d'une route chargée de convois
militaires est celle du seul point de bombardement de digue dans la région de Hanoi. Cette photo
correspond à l'exception et non à la règle.
2
3
4
5
Signalons que la thèse de P. Gourou fut traduite par les Japonais en 1942, puis par les américains dans les années '50.
Ceci montre l'intérêt porté par les états-majors à ce genre de recherche.
Les digues qui bordent le fleuve en amont d'Haïphong ont pour fonctions principales de réduire l'étalement du lit majeur
et surtout de contenir les marées de tempête lorsque les vents de typhon poussent les eaux marines dans l'intérieur des
terres.
Au printemps 1972, l'armée américaine est engagée dans l'énorme bataille de Quang Tri et l'aviation effectue déjà un
nombre record de sorties.
Compte tenu du malaise de l'opinion, le Pentagone ne peut pas prendre la responsabilité d'une opération aussi massive.
1.4.2
A GRANDE ÉCHELLE
Il faut souligner que la stratégie du Pentagone, démasquée dans ses grandes lignes par l'analyse
cartographique à petite échelle, a été largement démontrée ensuite, au niveau de sa mise en œuvre
tactique, par l'analyse à plus grande échelle de certains secteurs et par les observations sur le terrain.
Celles-ci ont mis en évidence que les digues ont souvent été touchées :
• là où les eaux des rivières exercent les plus fortes pressions (confluence de deux cours d'eau, rive
concave des méandres);
• aux endroits où la réparation des digues était plus difficile (par exemple en raison de la présence aux
alentours de terrains particulièrement bas, inondée la plus grande partie de l'année).
Ces observations montrèrent en outre que :
• les bombardements ont systématiquement visés les points essentiels de l'organisation hydraulique (e.g.
l'écluse de Con Lan);
• les points bombardés étaient pour une grande part exactement ceux qui avaient déjà été attaqués entre
1965 et 1967.
Enfin, des observations à très grande échelle ont montré que les bombes avaient été généralement
larguées non pas sur les digues mais à côté de celles-ci. Non que les aviateurs américains ne sachent
pas viser, mais simplement parce que de la sorte ils provoquaient les dégâts les plus graves et les plus
sournois. En effet, l'ébranlement causé par l'explosion d'une bombe provoque dans un rayon de plus de
50 mètres une série de fractures et de fissures concentriques qui compromettent très gravement la
sécurité la solidité de la digue. Ces fissures, dans une digue restée intacte en apparence, ont des effets
plus dangereux que l'éventration de la digue par un coup direct. Elles ne sont pas toutes décelables
dans l'immédiat et risquent de s'ouvrir brusquement sous la pression des eaux qui s'élèvent au-dessus
de la plaine au moment des grandes crues. En langage technique, on appelle cela la phénomène du
"renard" : les eaux creusent peu à peu une sorte de tunnel à l'endroit de la fissure, en entraînant les
particules de terre, et la digue, intacte en apparence mais sournoisement sapée, peut s'effondrer
brusquement. Il ne suffit donc pas de remblayer les cratères, il faut d'abord enlever tout autour un
volume de terre 4 ou 5 fois supérieur à celui de l'excavation creusée par l'explosion. Ainsi la tactique
de bombardement à côté des digues est-elle extrêmement dangereuse puisque les fissures passent en
profondeur sous l'ouvrage.
La mise en œuvre du plan systématique de bombardement du réseau des digues du delta tonkinois a
donc été prouvée par une analyse menée à différentes échelles des formes de localisation des points
d'attaque. Tout indique que la sélection par l'état-major américain de ces points s'est effectué selon des
critères différents pour chaque échelle. Ces critères s'articulent étroitement compte tenu des données
topographiques et hydrologiques, de la répartition de l'habitat et aussi de l'existence d'une forte
campagne dans l'opinion contre ces bombardements. L'objectif : submerger le plus grand nombre de
villages par suite de rupture de digues lors des crues aux endroits les plus stratégiques du réseau, en
s'efforçant de masquer le rapport de cause à effet entre ces bombardements et l'effondrement de la
digue, sapée à l'endroit des fissures.
Une quinzaine d’années après les faits, Y. Lacoste obtint d’ailleurs une confirmation de son
interprétation de la bouche même d’un géographe qui était au service de l’armée américaine lors de le
guerre du Vietnam.
1.5.
UNE CATASTROPHE EVITEE DE JUSTESSE
Malgré la campagne de protestation, les bombardements sur les digues du delta tonkinois se
poursuivirent pendant tout le mois d'août 1972. Mais il n'y eut pas d'inondation, en raison :
• De la mobilisation de la population pour réparer les digues endommagées. La paysannerie
vietnamienne a consenti un immense effort pour réparer tout ce qui pouvait l'être. A cette fin, elle
utilisa notamment les importants stocks de terre qui avaient été accumulés pour pouvoir disposer d'un
matériau convenable - point trop gorgé d'eau - près des points qui avaient déjà été bombardés en
1965-67.
• De la faiblesse de la mousson : l'été 1972 ne connut pratiquement pas de grande crue. Autant 1971 et
1973 furent marqués par des crues énormes, autant 1972 fut une année de pluies faibles ou médiocres
sur l'Asie du sud-est.
C'est ainsi que le plan soigneusement établi par l'état-major américain échoua.
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
-
ANTHEAUME, B., BONNEMAISON, J., BRUNEAU M. & TAILLARD, C. (1995), Asie du Sud-Est,
Océanie, Paris, Belin-Reclus.
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