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contemporains, pour que notre panorama soit complet, l’imposant corpus de réflexions que les
premières générations de sociologues (Mauss, Simiand, Simmel, Weber) ont consacrées à ce
sujet. En effet, pour qui l’étudie, ce corpus propose sans conteste une pensée originale et
convergente, aux contours déjà nettement dessinés, qui ne demandait qu’à être continuée.
Pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi ? D’où sont venus les obstacles à l’entreprise sociologique
dans le domaine de la monnaie ? À mon sens, il faut les chercher dans un découpage
disciplinaire qui a considéré que l’étude de la monnaie relevait essentiellement de l’économie.
Dès que ce découpage s’est durci, aux alentours des années vingt2, il s’en est suivi un reflux
des travaux sociologiques consacrés à la monnaie puisque celle-ci apparaissait désormais
comme étant de la compétence des seuls économistes3. Les travaux de François Simiand me
semblent correspondre à ce tournant. François Simiand est l’un des derniers chercheurs à
pouvoir se dire simultanément sociologue et économiste et à pouvoir prétendre proposer une
théorie sociologique de la monnaie, concurrente de celle proposée par l’économie. Mais, déjà,
pour Simiand, cette prétention ne trouve plus guère d’écho, au moins hors de France, du côté
des économistes4.
Ces remarques introductives illustrent les difficultés auxquelles se trouve confrontée la
sociologie économique en général, que ce soit dans sa capacité à impulser un programme de
recherches original comme dans celle de le faire reconnaître par les économistes. Gislain et
Steiner ont raison de nous alerter à ce propos : « Combien ne faut-il pas être prudent là où des
Pareto, des Schumpeter, des Weber, etc., ont vu leurs efforts tourner court, en ce sens que
leurs efforts n’ont pas été véritablement pris en compte par la science économique ? Soit
parce qu’on les a purement et simplement ignorés, soit parce qu’ils sont pudiquement poussés
de côté en raison de leur « hétérodoxie » - comme c’est le cas de Schumpeter, de Veblen ou
de Simiand » (Gislain et Steiner, 204). Cette mise en garde générale vaut tout particulièrement
pour ce qui est de la monnaie à laquelle des générations d’économistes ont consacré d’amples
travaux d’une grande richesse et continuent à le faire. Il me semble néanmoins que la
sociologie économique de la monnaie ne peut réussir à s’imposer à long terme qu’en
affirmant ce que je propose d’appeler sa « vocation unidisciplinaire », à savoir l’ambition de
saisir la monnaie dans la totalité de ses déterminations, économiques comme non
économiques, refusant un partage des tâches qui la cantonnerait aux dimensions périphériques
de la réalité monétaire pour laisser à la seule théorie économique le terrain de l’élucidation
conceptuelle d’ensemble. Ce point est, à mes yeux, fondamental même si, dans le cadre du
présent article, il ne peut qu’être effleuré. L’unidisciplinarité est fondée sur l’idée que les faits
2 Nous suivons ici Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner (1995) lorsqu’ils datent des années vingt le déclin de
ce qu’ils appellent la « première sociologie économique » (Steiner, 1999, 4), projet intellectuel d’une grande
force qui réunissaient des chercheurs aussi divers que Emile Durkheim, Vilfredo Pareto, Joseph Schumpeter,
François Simiand, Thorstein Veblen et Max Weber autour de l’idée d’une fécondation mutuelle de la sociologie
et de l’économie politique. Parmi les causes centrales de ce déclin, Gislain et Steiner citent l’institutionnalisation
grandissante de l’économie et de la sociologie : « la sociologie économique […] se trouve bien démunie pour
faire sa place dans un processus d’institutionnalisation qui a plus tendance à marquer les limites entre les
domaines qu’à encourager le travail à leurs frontières » (200).
3 On trouve un constat similaire sous la plume de Geoffrey Ingham même s’il fait remonter le partage
disciplinaire au Methodenstreit : « La monnaie est tombée sous la juridiction de l’économie et ce fait à lui seul
explique l’indifférence de la sociologie » (1998, 4).
4 Pour ce qui est de l’impact de François Simiand sur les économistes, on peut se reporter à la monumentale
Histoire de l’analyse économique de Joseph Schumpeter. On n’y trouve qu’une courte référence à Simiand
(tome 3, 102-3) à propos duquel Schumpeter écrit : « à ce jour aucun groupe ne s’est rallié à sa bannière ». Par
ailleurs, Simiand n’apparaît pas dans le New Palgrave Dictionary of Economics et on ne le trouve jamais cité
dans les grandes revues anglo-saxonnes d’économie, si ce n’est qu’épisodiquement pour son travail statistique
dans Le salaire, l'évolution sociale et la monnaie. Plus généralement, pour ce faire une idée de l’estime dans
laquelle était tenue la pensée sociologique française des années vingt par les théoriciens de l’économie, on peut
lire Hayek : « It is perhaps not too much to suggest that the peculiar stagnation of French economics during that
period is at least partly due to the predominance of the sociological approach to social phenomena » (320).