Système minéralogique et cosmologie chez Novalis

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Système minéralogique
et cosmologie chez Novalis
ou les plis de la terre
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Bruno Péquignot et Dominique Chateau
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
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Jean-Luc THAYSE, Eros etfécondité chez le jeune Lévinas, 1998.
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Heidegger, 1998.
Jean-Paul GALffiERT, Socrate, Une philosophie du dénuement, 1998.
Roger TEXIER, Socrate enseignant, de Platon à nous, 1998.
Mariapaola FIMIANI, Foucault et Kant, 1998.
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Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998.
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distorsions de A. Kertész, 1998.
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Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Eléments pour une morale civique,
1998.
Henri DREI, La vertu politique: Machiavel et Montesquieu, 1998.
@ L'Harmattan,
1998
ISBN: 2-7384-7388-1
Laurent Margantin
Système minéralogique
et cosmologie chez Novalis
ou les plis de la terre
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
à Rosario
L'homme n 'habite que le côté désolé de la terre ...
Gilles Deleuze
Cette double condition minérale et cosmique de I 'homme.
Eugenio Montale
To solve the phenomena in a true sense: not the phenomena
of the skies or meteors... but whose which, being not unfolded nor well resolved, contract and narrow a man 's genius,
cause a real poorness in the understanding, disturb, distract,
amaze, confound, perplex, lead away like those dancing fires
of the ignis fatuus, plunge into abysses and cast into endless
labyt;inths.
Anthony Shaftesbury
CosrilOlogie. Universum
-
Multiversum - Omniversum.
Friedrich von Hardenberg (Novalis)
INTRODUCTION
Le nom d'un auteur dit parfois, secrètement, le site d'une
pensée et d'une écriture. Novalis est le pseudonyme que s'est choisi Friedrich von Hardenberg (1772-1801) en un lieu et à un moment de sa vie bien précis, et dont l'apparition dans une lettre
adressée à August Wilhelm Schlegel du 24 février 1798 nous avertit qu'un changement profond et crucial s'opère chez celui qui
signe ainsi son premier recueil de fragments, Pollens (B/ütenstaub), paru dans le premier numéro de la revue Atheniium :
« Si vous aviez envie d'en faire un usage public, je vous prierais de
signer Novalis - qui est un ancien nom de ma lignée et ne convient
pas si mal »1.
.
En choisissant ce pseudonyme - qui est en effet aussi un
patronyme, puisque le nom de novali remonte au douzième siècle-,
Friedrich von Hardenberg signale à son ami qu'il s'installe dans un
lieu, et, qu'étant donnée la situation, le nom d'auteur« ne convient
pas si mal ». Ce lieu est double, et nous disposons de deux cartes:
l'une est géographique, et elle nous permet de situer Novalis à
Freiberg, en Saxe, où il arrive en décembre 1797, presqu'en territoire étranger puisqu'il est originaire d'Oberwiederstedt, en
Thüringe, où sa famille est installée2. L'autre carte est fragmentaire, inachevée, c'est celle que dessinent les écrits, archipel de
textes allant du roman au poème, des notes aux fragments, du jour1 Nous citons les œuvres complètes de Novalis dans l'édition de référence: Richard Samuel, Hans-Joachim Miihl, Gerhard Schulz, Hrsg, Novalis-Schriflen,
Stuttgart, W. Kohlhammer, 1960-88 (5 tomes parus). HKA - Historische Kritische Ausgabe, suivi du tome et de la page. Ici, HKA, IV, p. 251. Sauf indication
contraire, nous traduisons les extraits cités à partir du texte orignal. Au sujet de la
généalogie de la famille Hardenberg, cf. Richard Samuel, Ahnentafel des Dichters
Friedrich von Hardenberg genannt Novalis, in : Ahnentafeln berühmter Deutscher, herausgegeben von der Zentralstelle für Deutsche Personen und Familiengeschichte e.V. zu Leipzig, 1929. Repris et augmenté in: Novalis. Beitrdge zu
Werk und Persdnlichkeit Friedrich von Hardenbergs, éd. Gerhard Schulz,
Darmstadt 1970 (Wege der Forschung, Bd. 248), p.106-131. Cf. également D.
Lancereau, La poétique de la terre chez Novalis, Cahiers de géopoétique, 3, 1993,
p. 59-76, ici p. 59 ; et Ernst Behler, Le premier romantisme allemand, Paris, PUF,
1996, p. 120.
2 Cf. l'article de Klaus Englert, Auf den Spuren von Novalis in der ehemaligen
DDR, in : Athendum, Jahrbuchfür Romantik, 3, Paderborn, 1993, p. 245- 257.
9
nal à l'écrit épistolaire. Or il semble que la deuxième carte dessine
un territoire de l'esprit qui n'eût pu être atteint si le déplacement
géographique n'avait eu lieu. Car Freiberg n'est pas seulement le
site où fut choisi le nom, mais le lieu d'une activité à travers
laquelle le choix du nom prit et prend pour nous aujourd'hui encore tout son sens.
La terre de la pensée (Humus novale) est en friche, nous
indique le nom, qui du même coup nous entraîne dans
l'exploration d'une volonté, d'un effort: il y va d'un essartement,
d'un défrichement, activité indispensable et préalable de l'esprit
qui veut s'assurer d'un sol, et d'un sol qu'il soit possible
d'ensemencer. Il y a donc, initialement, une pauvreté, un manque,
une insatisfaction sur lesquels on a beaucoup glosé, les qualifiant
de « fondamentalement» «romantique ». Or Novalis - malgré
toutes les proximités spatiales, temporelles, culturelles, etc. - est
bien loin d'un« second romantisme », ou d'un romantisme second,
secondaire peut-être, voire caricatural, qui, passé le tournant du
siècle, se caractérisera avant tout par une série de postures
(composant aujourd ' hui ce qu'on a coutume de considérer comme
« l'essence» du romantisme, et qui n'en est que la dégradation).
On associe plutôt Novalis avec un ensemble qu'on appelle
Frühromantik. Cette idée de commencement, mais de commencement qui s'affirme dans une certaine profondeur, de commencement souterrain en quelque sorte, nous intéresse. Elle est inséparable, chez Novalis, de son séjour à Freiberg, où il faut le situer si
l'on veut saisir en quoi cette phase prépare le terrain pour quelque
chose d'autre.
Mais disons-le tout de suite, le premier pas vers la terre
n'est pas sûr: il y a chez Novalis une hésitation initiale à se plonger dans le monde empirique, et plus particulièrement dans
l'univers du chaos minéral et minéralogique (comme dans celui du
chaos corporel, ou bien encore du désordre sentimental). Crainte
d'être absorbé par celui-ci, d'être impuissant face à une extériorité
trop forte et abyssale, et qui empêcherait le déploiement de
J'activité à partir d'un centre intérieur et profond. Cette crainte a
deux sources, qu'il nous faut simplement signaler et esquisser ici:
l'une est religieuse, l'autre est philosophique.
10
Novalis ayant eu une solide éducation piétiste, le « chemin
vers l'intérieur» est le plus « naturel »3. Reste à expliquer le sens
du « chemin vers le dehors» qui commence à se dessiner très nettement à partir du séjour à Freiberg. Seul le Beruf d'assesseur des
salines, choisi après des études en droit et une formation de greffier, a pu le contraindre à se tourner vers la terre, mais dans
l'unique but d'abord d'exercer une activité technique, et si celle-ci
peut être commandée par Dieu, qui attribue sa bénédiction comme
une récompense (Belohnung), il est difficile de dire s'il s'agit làsurtout dans le cas présent - d'une expérience religieuse à part
entière. Un rapport poétique, philosophique avec la réalité tellurique ne découle certainement pas de la tâche que s'est choisie N 0valis en 1796, et un sens religieux dans une certaine mesure (cela
reste à interroger). Comme l'a montré Max Weber4, pour le protestant, mais aussi pour le piétiste, l'activité économique et professionnelle (dans le cadre du développement du capitalisme) a pris à
l'époque moderne une dimension fondamentale. Mais il en résulte
(et ici nous suivons Marcel Gauchet) que la religion ainsi
« pratiquée» ou « traduite en actes» perd tout son sens, et que
celle-ci, finalement, affirme aussi la disparition de Dieu de
l'horizon terrestre (Gauchet parle de « mort en quelque sorte physique des dieux »5). L'exercice d'une fonction technique d'assesseur des salines - comme réalisation d'une tâche prescrite par la
transcendance - peut donc très bien se conjuguer avec une angoisse devant la matière sombre et désertée par les dieux. - Si
« l'homme habite poétiquement la terre », comme dit le vers célèbre de Hôlderlin6, c'est parce qu'il répond à un appel qui vient
3 Heinrich Ulrich Erasmus von Hardenberg, le père de Novalis, s'était converti au
piétisme après la mort de sa première femme. Il se remaria À l'âge de 32 ans et
imposa à ses enfants une éducation religieuse très stricte. Sa mère lui avait inculqué dans son enfance les doctrines zinzendorfienne et spénerienne, et il était
convaincu de la nature pécheresse de I'homme, ainsi que de la nécessité
d'éradiquer ses propres vices à travers une longue et pénible ascèse, à laquelle
devaient également participer ses enfants. Cf. Sophie von Hardenberg, Friedrich
von Hardenberg (genannt Novalis). Eine Nachlese aus den Quel/en des Familienarchivs hg. von einem Mitglied der Familie, Gotha, 1883 (1873), p.5.
4 L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
5 Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris,
Gallimard, 1985, p.Il.
6 En bleu adorable..., in : Œuvres, éd. de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard,
1967, p. 939. Cf. Martin Heidegger, Holderlin et l'essence de la poésie, in : Approche de Holderlin, Paris, Gallimard, p. 41-61.
Il
davantage du Dieu de Shaftesbury que de celui de Luther. C'est-àdire que le Beruj,pour Novalis, devra être soutenu par une activité
autre, inédite, grâce à laquelle il lui sera possible de parler de
« lithurgie » (ce qui ne va pas de soi, un mystère de la transsubstantiation de cet ordre - la « pétrification de Jésus» - restant à
expliquer après d'innombrables détours, c'est-à-dire sans préjuger
du sens que celui-ci peut avoir). Premier passage à trouver donc
entre une expérience de la terre que le travail charge d'un sens
religieux de manière très limitée (et insuffisante pour le poète) et
une phase postérieure où il est question d'un sens mystique déchiffrable à même le sol.
La deuxième perspective qui nous permet d'expliquer cette
hésitation à accomplir le pas vers la terre est philosophique, et elle
est au fond inséparable de la première. Elle nous conduit à la nature du terrain lui-même. Qu'on considère le mélange minéral tel
qu'on le trouve autour de Freiberg, et tel qu'il est décrit par l'un
des professeurs de l'Académie des mines, Johann Friedrich Wilhelm von Charpentier:
On pourra difficilement ignorer l'existence du gneiss
dans nos montagnes, et le trouver partout, quoique
celui-ci, étant donné le mélange de ses éléments, ne
soit jamais le même selon l'endroit où on le trouve:
ces variations, qui dépendent du plus ou moins grand
nombre d'éléments de quartz, de feldspath, d'argile ou
de mica, se produisent assez souvent dans de si courtes distances qu'on peut parfois observer toutes les
transformations possibles en parcourant simplement
quelques lieues7.
C'est ici le « tourbillon de l'empirie » (Strudel der Empirie) qui menace la pensée ell~-même, et qui semble lui assigner des
limites infranchissables (ce que Kant appelle les « bornes naturelles de l'entendement») : comment le Moi fini, « face à » et finalement plongé dans un tel chaos, pourra-t-il générer de l'ordre en
vue du Moi infini dont il est, écrit Novalis, le « reflet» (Abglanz) ?
Tandis que le passage à l'étude du monde empirique provoque
chez Hardenberg un malaise très clairement lisible dans les premières lettres écrites à Freiberg, l'un des fragments de Pollens
7 Mineralogische Geographie der chursdchsischen Lande, mit Kupfem, Leipzig,
1778, p. 79.
12
publié seulement quelques mois après dans l' Athenaum, et signé
Novalis, proclame: « Nous sommes en mission: appelés (berufen)
à la formation de la terre (zur Bildung der Erde) »8. Le choix du
nom correspondrait donc à la possibilité d'une « nouvelle formation » - qui est envisagée comme une tâche, ce qui a son importance pour la dimension religieuse du problème que nous avons
laissée en suspens, c'est-à-dire pour l'élucidation du « premier
passage ». Quelle est donc la nature de cette Bildung, qui est tout à
la fois épreuve d'une confusion originelle et échappée hors du
chaos, expérience d'un terrain complexe et développement d'une
méthode systématique? Cette question nous amène à esquisser selon plusieurs points de vue - le dépassement du malaise initial
qui s'opère chez Novalis quelques mois après son arrivée à Freiberg. Il faut ici préciser les termes du problème. Le Moi, nous
l'avons déjà suggéré, se caractérise par son activité, activité « formatrice» (bildende Tatigkeit), c'est-à-dire organisatrice. Celle-ci
mène à ou se confond avec la volonté du système que Heidegger a
explorée dans son livre sur Schelling9. Or cette volonté, dans le
cadre du romantisme d'Iéna mais aussi dans le cadre de la propre
pensée de Novalis, si elle n'est pas d'une nature fondamentalement
différente de celle que l'on trouve chez Kant ou SchellinglO (il est
question aussi chez eux de la construction d'un système du savoir
et du monde total), outrepasse d'une manière flagrante les limites
tracées par la philosophie critique, engageant le sujet de la volonté
du système romantique dans un mouvement et sur un terrain qui
n'a plus « rien » (ou si peu...) de commun avec celui qu'ont pu
essarter Kant ou Schelling. Il y aurait donc, pour reprendre
l'expression de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, une
« reprise critique »11du projet kantien (puis fichtéen, schellingien)
qui serait en même temps « en excès» par rapport à celui-ci (ou
ceux-ci) - espèce de phénomène métamorphique à l'intérieur du
champ de la pensée. Et cet « excès », ce « métamorphisme» se
8 HKA, II, p. 427.
9 Schelling: Vom Wesen der Freiheit, Gesamtausgabe, II. Abteilung : Vorlesungen 1919-1944, Band 42, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1988
\1971) ; trad. française de J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1977.
o On se reportera ici aux analyses de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc
Nancy, in L'absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand,
Paris, Seuil, 1978, en particulier « l'ouverture» concernant Le plus ancien proramme systématique de l'idéalisme allemand, p. 39-52.
Ilbid., p. 19.
13
joueraient autour et à partir de l'idée de chaos, et en même temps
de celle d'infini, comme nous allons le voir.
On sait l'importance du territoire chez Kant. Dans un cadre
de réflexion « géophilosophique », Gilles Deleuze écrit au sujet de
la philosophie allemande qu'« elle veut reconquérir le plan
d'immanence grec, la terre inconnue qu'elle ressent maintenant
comme sa propre barbarie, sa propre anarchie livrée aux nomades
depuis la disparition des Grecs », et qu'« une rage de fonder, de
conquérir, inspire cette philosophie (...) »12.Il s'agit de déblayer et
d'affermir un sol, ce que Kant entreprend dans la première Critique
qui peut être définie comme une « géographie de la Raison », car
elle tâche de distinguer un «champ », un «territoire» et un
« domaine» du conceptl3. Or si l'esprit kantien peut tracer le
« territoire de la Raison », il semble que la pensée romantique,
prétendant elle aussi à une universalité et à une globalité, projette
que le pouvoir de la Raison puisse s'affirmer aussi au travers d'une
certaine régulation inédite avec ce qui menace son fondement, ou
plutôt ce qui rend insuffisant le déblayage et l'affermissement par
trop limités de son champ. D'où le rapport de Novalis avec Kant,
qui n'est ni de « fidélité» ni de « dépassement », mais qui se caractérise plutôt par une tentative d'élargissement ou d'extension de
l'organon systématique - toujours à venir chez Kant -, entreprise
indissociable d'une « potentialisation» de la Raison qui se change
en Geist, principe d'articulation des facultés encore séparées par
Kant, mais qui, comme on le sait, jouent de plus en plus librement
à l'intérieur de la pensée critique (voir l'articulation des facultés imagination, entendement, Raison - dans la Critique du jugement).
Et plus que d'une île (<<... le pays de la vérité... entouré d'un vaste
et tumultueux océan »14),Novalis parlera d'un « nouveau continent
du savoir »15.
Il y a pour Novalis une prospection théorique et pratique
de la terre qui peut permettre l'émergence de ce nouveau continent.
Mais la pratique - l'observation et la caractérisation minéralogiques - n'est possible que si une «théorie de la science supérieure » (hOhere Wissenschaftslehre) est fondée. Le mot « théorie» convient mal ici, car il nous renvoie au registre de la vision,
12 Qu'est-ce que la philosophie? Paris, Minuit, 1991, p. 100.
13 Ibid., id., n. 15.
14 Kritik der reinen Vernunft, Hamburg, Meiner, 1993, p. 287.
15 Lettre à Caroline Schlegel du 9 septembre 1798, HKA, IV, p. 260.
14
tandis que Novalis, fortement marqué par la lecture de Fichte,
pense avant tout en termes d'activité: connaître, c'est faire, c'est
synthétiser les sensations et les jugements en se déplaçant pas à pas
vers un monde encore inconnu. La théorie au contraire est observation du ciel et d'une constellation du savoir en fonction de
laquelle le savant doit s'orienter. Mais un dés-astre s'est produit
depuis l'âge grec de la theoria : les étoiles se sont éloignées les
unes des autres, la Terre s'est excentrée, et le sujet a dû renoncer à
un savoir prescrit et globaP6. Ce qui prévaut maintenant, c'est la
Lehre, et l'activité d'un Moi fini tentant de retrouver une assise
dans un monde infini et sans destination.
Trois découvertes - dont l'une au moins est une « redécouverte» - vont permettre à Novalis de déployer une activité systématique pendant son temps d'études et de formation à l'Académie des mines de Freiberg. La première est bien entendu celle de
la terre, à travers l'enseignement du géologue et lithologue Werner, mais aussi à travers des randonnées et des explorations du
sous-sol (inspections des mines)17. Il faut noter ici aussi l'ascendance familiale directe de Novalis: son père avait en effet étudié le
droit et les arts des mines à G6ttingen, et il avait obtenu en 1785 le
poste de directeur des salines de Artem, K6sen et Dürrenberg. En
outre, le grand-oncle du poète, Anton Friedrich von Heynitz, fut un
fondateur de l'Académie des mines. On voit donc dans quelle lignée s'inscrit Novalis18.
16 Sur la theoria, cf. Martin Heidegger, « Science et méditation », in : Essais et
conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 49-79; et Jean-Luc Nancy, Le sens du
monde, Paris, Galilée, 1993, en particulier les pages 69-75 intitulées « Espace:
constellations» où il est question de la « désidération » ou du « dés-astre» modernes.
17 Toutefois l'intérêt de Hardenberg pour le monde minéral n'est pas nouveau,
comme le montre cette lettre du prêtre Theodor Elten qui écrit au jeune homme le
25 mai 1790 pour le remercier d'un envoi de minéraux: « Besonders lieb waren
mir: der Regenbogenachat, die Honigsteine von Artern, der Kobald, Erbsenstein
und Khalcedon. Alles Übrige ist schon und lieb. Doch diese Stücke sind vorzüglich angenehm. Tausend Dank daftir, mein lieber Fritz ». HKA, IV, p. 348.
18 D'autres « fondateurs» à l'intérieur de l'espace germanique voire saxon seraient aussi à considérer, toujours dans une perspective « géo-spirituelle » : Agricola, pour les techniques minières et la minéralogie; Paracelse, pour la médecine; mais aussi Luther, originaire d'une région minière (cf. à ce sujet le livre de
H. Freydanck, Martin Luther und der Bergbau, Eisleben, 1940). Nous nous attacherons surtout à l'ascendance philosophique, celle de Leibniz,que l'activité de
technicien des mines a d'ailleurs mené jusqu'aux limites de l'espace dans lequel
15
La seconde découverte est celle de l'écriture (dans une
certaine mesure une « redécouverte », puisque la première activité
de Novalis a été littéraire, - mais il y a loin des textes marqués par
les lectures de Bürger et Schiller aux « écrits de Freiberg») : entre
décembre 1797 et mai 1799 Novalis écrit des œuvres poétiques
(Fleurs, un premier segment des Hymnes à la nuit, différents poèmes rassemblés dans l'édition critique), des ensembles de fragments (Foi et Amour ou le Roi et la Reine, Pollens), un récit resté
inachevé (Les disciples à Saïs), mais aussi les ensembles de notes
(Bruchstücke) que sont les Fragments logo logiques, les Cahiers de
Freiberg, et surtout le Répertoire général, ensembles sur lesquels
nous dirigerons le plus souvent notre attention.
Enfin, la troisième découverte est celle des mathématiques.
Là aussi on peut supposer que Novalis redécouvre, revient à une
activité délaissée, étant donné qu'il est fort probable qu'il ait suivi
les cours de Hindenburg, le fondateur de l'école combinatoire allemande, à Leipzig en 1791-93. Mais à Freiberg il fait la connaissance de Jean-François d'Aubuisson de Voisins, qui lui donnera des
cours privés de mathématiques, et les mois suivants il fonde l' encyclopédistique sur l'analyse combinatoire, qu'il découvre à travers les toutes nouvelles études de Hindenburg et de ses collaborateurs.
Or ces trois activités ne peuvent être séparées, et doivent
être envisagées ensemble, notamment si l'on veut atteindre un
point de vue plus « dégagé» (moins conventionnel) sur la question
de la religion. Il y va, à travers elles, de l'activité systématique
après Kant, activité articulée à une cosmologie infinitiste.
De la pierre à l'esprit, de la matière lourde à l'éther mathématique, philosophique ou religieux, Novalis établit un passage,
mais qui ne va pas dans un seul sens. D'un côté en effet une certaine limitation de l'esprit (qui est dans le cas de la pensée kantienne auto-limitation) empêcherait une harmonisation intellectuelle du chaos. De l'autre la mathesis de l'infini fondée par
Leibniz n'a pas de véritable application dans le domaine de la systématique moderne confrontée à la diversité et à l'infinité du
monde. Le coup de force réalisé par Novalis consiste, à travers
l'encyclopédistique, à activer et à ouvrir (infinitiser) l'esprit en
prenant pour modèle (et instrument) la mathesis leibnizienne, qui
s'est déplacé Hardenberg, puisque le philosophe de Hanovre a inspecté les mines
de la Maison de Brunswick.
16
peut avoir des applications dans tous les domaines, comme ne
manquera pas de l'indiquer Hindenburg.
Pour Leibniz, le chaos n'est qu'une réalité «superficielle ». Comme écrit Deleuze, « le chaos n'existe pas, c'est une
abstraction, parce qu'il est inséparable d'un crible qui en fait sortir
quelque chose (...) »19. Dans une lettre de Leibniz à Bourguet on
peut lire ces lignes: « Lorsque je tiens qu'il n'y a point de Chaos,
je n'entends point que nostre globe ou d'autres corps n' ayent jamais esté dans un estat de confusion exterieure : car cela seroit
dementi par l' experience. (...) mais j'entends que celuy qui auroit
les organes sensitifs assés penetrans pour s'apercevoir des petites
parties des chose trouveroit tout organisé >~o.
En même temps que Novalis se consacre à des études de
minéralogie et à une critique du système minéralogique développé
par son maître Werner, il étudie les mathématiques nouvelles à
l'aide d'ouvrages spécialisés. Les notes qu'il prend au sujet du
calcul infinitésimal (à partir d'un livre de Bossut) précèdent directement, dans les Cahiers de Freiberg, celles qui concernent le
Traité sur les caractères extérieurs des fossiles de Werner, et qui
exposent son propre système de classification. Et dans le Répertoire général sont mêlées de nombreuses réflexions concernant la
classification minéralogique et la mathesis.
Deux concepts sont élaborés par Novalis à partir de cette
rencontre et de cette « interaction» des deux sciences: il s'agit de
la minéralistique et de l'encyclopédistique. L'une est une méthode
de classification des minéraux, l'autre est une méthode de corrélation et d'harmonisation des régions du savoir. Toutes deux ont ceci
de particulier qu'elles transforment le rapport de la pensée avec le
chaos et l'infini, en ce qu'elles articulent, organisent un univers
composé de lignes de fuite, redoublant toujours l'effort de détermination, chaque détermination étant « relative» (Alle Bestimmung ist relativ, lit-on dans les Fragments logologiques)21. Il
19 Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 103.
20 Lettre du 22 mars 1714, in : Protogaea, trad. J.-M. Barrande, Paris, Presses
universitaires du Mirail, 1993, p. 210.
21 HKA, II, p. 559. Nous faisons ici allusion à l'infinité de la tâche réflexive chez
les premiers Romantiques telle que l'a analysée Walter Benjamin. Cf. Der BegrifJ
der Kunstkritik in der deutschen Romantik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991.
Traduction française: Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, tract. Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion,
1973.
17
s'agit bel et bien de fonder un logos, mais tel que celui-ci « logologise » toujours, épousant ainsi les formes irrégulières et anarchiques du monde tellurique, qui ne se laissent pas aborder selon une
unique perspective. La terre devient ainsi le lieu privilégié de l'activité scientifique, qui ne peut plus se fonder sur l'unité et l'évidence d'une vision, mais doit développer et organiser un ensemble
d'opérations et d'expérimentations grâce auxquelles la variété des
points de vue et des théories de la terre pourra être harmonisée.
Mais du même coup la Mineralistik devient le modèle d'une démarche encyclopédique qui tente de tirer l'esprit du chaos dans
lequel l' ont plongé tous les dogmatismes scientifiques, religieux ou
philosophiques: il n'y a pas un Dieu, un monde de la vérité, une
philosophie vraie, mais des « idoles» (des représentations de
Dieu), des vérités mêlées d'erreurs (puisqu'aucun point de vue
n'est absolu), et des approches de la philosophie, « Idée riche en
idées ». L'activité génératrice d'un monde sera donc celle qui,
tirant les conséquences de cette impossibilité d'arrêter la connaissance, recueillera, rassemblera les divers actes de synthèse en leur
attribuant un degré de vérité, degré qui pourra lui-même varier en
fonction de l'ensemble conceptuel forcément délimité au sein duquell' opération synthétique sera accomplie. Ainsi l'architecture de
l'encyclopédistique comme de la minéralistique devra être une
« architecture mouvante », « baroque », ce qui explique l'intrication de la tâche encyclopédistique avec la mathesis combinatoire,
qui doit, comme on le sait, énormément au philosophe-géologuemathématicien Leibniz.
Le présent livre se divise en trois parties qui tentent chacune selon des angles différents de décrire le processus d'articulation ou mieux d'harmonisation entre l'esprit et le monde minéral
à l' œuvre chez Novalis. La première partie, « Le terrain problématique », débute sur une ligne de fuite: qu'en est-il de la formation
poétique du monde, projet qui impulse la pensée philosophique et
scientifique novalissienne ? Quel monde articulé à quelle idée de la
Terre et dépendant de quelle activité du Moi s'agit-il, dès avant les
études philosophiques et scientifiques, de faire émerger à travers
l'écriture du Livre romantique, telle qu'elle est projetée par le
groupe de l'Athendum et par le disciple de Schiller? Le deuxième
chapitre de cette première partie situe ensuite Novalis à Freiberg, à
l'Académie des mines, où celui-ci, entre décembre 1797 et mai
1799, étudie les sciences de la terre, la chimie, les techniques de la
mine et les mathématiques. Ce chapitre situe également le jeune
18
fonctionnaire des salines de Weissenfels dans les débats géologiques d'époque, et expose la fascination qu'exercent sur Novalis les
terrains de formatiqn récente aux figures irrégulières et diverses,
terrains qui sont comme la matérialisation géologique de l'Idée
esthétique que doit représenter le Livre.
La seconde partie, « Le sens de la terre », cherche à dessiner la variété des forces en jeu aussi bien dans la réalité tellurique
que dans les débats géologiques, que sous-tendent des débats philosophiques et religieux. C'est que toute prise de position, en
sciences de la terre, est einseitig, unilatérale. La géognosie du maître de Novalis, Werner, est encore prisonnière d'une conception de
la pierre ou de l'objet comme substance, tandis qu'il faut privilégier l'activité de la réflexion, qui n'est nullement reflet d'une
chose extérieure au sujet, mais production, acte, énergie figurée par
une image. À travers la pierre ce n'est pas un sens extérieur au sujet qui est transmis, sens qui le figerait dans la passivité et le réalisme, mais à travers elle (avec elle) une activité figurative inouïe,
infinie est possible. C'est toutefois dans un certain cadre de réflexion sur les limites du. système minéralogique wernérien, cadre
de réflexion plus philosophique que poétique qu'est retracé dans
un chapitre sur le « système et la disharmonie » le mouvement de
la pensée logologique chez Novalis, qui reprend le projet systématique en l'ouvrant à ce qui l'excède, l'infinité de la réflexion.
La question de l'infini et celle de la romantisation sont au
centre de notre troisième partie, «Orphée bâtisseur », qui tente
d'expliquer le recours à la mathesis de l'infini développée par
Leibniz, dont l'influence sur Novalis à travers la Théodicée mais
aussi Tiedemann, Hemsterhuis, Hindenburg et Lambert permet de
comprendre la minéralistique et l'encyclopédistique. Au sein de
ces deux sciences, l'objet se change en « objectile » (Deleuze),
c'est-à-dire que le jugement « fonctionnalise » la chose. Le monde
de la matière est ainsi parcouru par des lignes de fuite, où chaque
point-pli est déclinable selon des paramètres variables. La minéralistique est un degré du nouveau monde de la connaissance, qui se
compose de séries d'opérations, mais aussi de séries de séries
d'opérations, puisque la tâche réflexive est illimitée. L'analyse
combinatoire est au centre du projet encyc10pédistique exposé dans
le Répertoire général, et la minéralistique un membre fonctionnel
d'un organon à venir, qui doit se caractériser, comme la vie, par
son devenir et ses métamorphoses. Nous exposons également ce
que peut être une « minéralogie infinitésimale », lorsque les élé19
ments de la nature et ceux de l'esprit varient en fonction des opérations réalisées.
Il s'agit de réfléchir infiniment le monde, mais il faut aussi
que le monde réfléchisse infiniment l'esprit, d'où l'importance de
la sémiologie combinatoire, qui aura pour fonction d'harmoniser
progressivement les figures hiéroglyphiques de la terre avec les
signes et les chiffres inventés par I'homme, et de concilier l' intuition et le concept, ou l'image et la « chose ». Ce dernier point, à
partir duquel il nous paraît important d'articuler une réflexion sur
l'écriture et la terre, constitue une sous-partie (<<Le monde des
signes: grammatologie et oryctognosie »), dans laquelle nous essayons d'indiquer l'espace du Livre à partir de l'importance de la
question de l'écriture pour la composition d'une encyclopédie
romantique, écriture comme ré-introduction d'un sens infini
(poétique ou religieux) à même la terre.
Il y a un lien profond selon nous entre cette écriture de la
terre et la systématique du divers qu'a développée Novalis à Freiberg si l'on admet que le projet encyclopédistique peut être qualifié
de « systématique-esthétique », et qu'il est traversé par la question
de l'art, tel que celui-ci nous reconduit à une sensation subtile du
monde, répétant mais en même temps allant bien au-delà de ce que
l'art grec pouvait ouvrir, dans sa compréhension esthétique du
cosmos, comme expérience de la beauté naturelle. Il y a en effet
chez Novalis une poïésis du système qui nous mène directement à
l'écriture de l' œuvre, si bien qu'il n'y aurait pas rupture entre
l'écriture du Répertoire général et celle du roman Henri d'Ofterdingen. Si la cosmologie est selon les termes de Bonnet « cette
science qui s'occupe principalement de l'enchaînement ou de
l'harmonie de toutes les parties de l'univers »)22,lapoïésis du système comme celle du roman re-produira infiniment le cosmos en
vue d'une mise en ordre qui ne sera pas alignement des choses,
mais ajointement multiple, selon la diversité des jeux de la matière
et de l'esprit. « Et c'est ainsi, ajoutait-il, que le cosmos prend le
nom de feu. Le feu aussi (...) a plusieurs sens. Il est flamme qui
monte, ardeur qui couve, lumière qui brille. Cette richesse plurielle, c'est cela le cosmos »)23.
22 Cité par Littré, art. cosmologie.
23 Heidegger au pays de Char, par Jean Beaufret, in: Le magazine littéraire, 340,
février 1996, p. 53. Cf. également Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, vol.
l, Philosophie grecque, Paris, Minuit, 1973.
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