De l`usage du symbolique dans l`élaboration d`un sens commun

PARTIE II
FIGURES DU RÉCIT
De l’usage du symbolique dans
l’élaboration d’un sens commun:
entre management et manipulation
Henri Alexis*
Université de Nice–Sophia-Antipolis
De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managérial,
participent, par la voie du symbolique, de la construction d’un imaginaire collec-
tif. Ainsi toute «culture d’entreprise» englobe en son sein une part d’invisible et
d’inconscient, construite à partir de déterminants psychologiques, culturels, histo-
riques. En miroir, nous analyserons la volonté de certains managers de biaiser le
processus d’émergence de sens commun. Du management à la manipulation, il
n’y a souvent qu’un pas, et le symbole devient instrument d’influence.
Par le symbole, le visible pointe l’invisibilité, et la matérialité, l’immaté-
riel. Le symbole comme représentation collective et conventionnelle
permet une communication sociale autour d’un sens partagé. Les liens
entre les hommes deviennent symboliques lorsque leurs significations
transcendent les particularités pour s’étendre à la communauté. Les
membres d’une organisation sont ainsi unis, réunis au sein d’un espace
certes imaginaire, mais qui n’en est pas moins structurant.
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Le sens est toujours porté par un groupe, une organisation, une commu-
nauté: les symboles «signifient». Le symbolique participe aux processus
de construction collective des organisations. Les relations et les commu-
nications entre les hommes relèvent d’un système symbolique, d’un ordre
implicite, invisible et informel. Cet ordre se détache des lois et autres
procédures institutionnelles.
Mais dans quelle mesure idéologies, mythes et rites participent-ils d’un
inconscient professionnel collectif, d’une signification partagée, d’une
culture d’entreprise? Et en usant avec force des symboles pour une meil-
leure facilitation de leurs discours, les managers ne sont-ils pas parfois
tentés d’en abuser? Dans l’élaboration d’un sens commun, fruit d’allers-
retours incessants entre les discours, le symbolique et les actes, peut-on
imaginer une tentative d’influence de la part de managers désireux d’assu-
rer à l’ensemble du processus une certaine efficacité? Dans la structura-
tion d’une culture commune, quelle est la part respectivement accordée
au délibéré et à l’émergent? Face à la manipulation possible et aux disso-
nances entre les discours et les actes, quelle est l’efficacité du symbole?
Cet article constitue la synthèse de nombreuses années d’expérience en
tant que chercheur et audit en entreprise. Pour des raisons de confiden-
tialité, aucune de ces organisations n’est citée avec précision. Position
toujours délicate que celle de l’intervenant externe, écartelé entre une
direction qui le mandate pour une mission précise et une réflexion
personnelle qui peut radicalement remettre en cause le comportement et
les objectifs de ladite direction. C’est la raison pour laquelle il nous est
parfois arrivé d’abandonner la mission qui nous avait été confiée, tout
particulièrement lorsque nous prenions conscience que la Direction sou-
haitait nous utiliser pour diffuser à son personnel, un message qui lui
appartenait entièrement. Et ce n’est pas une coïncidence si ces mêmes
dirigeants n’hésitent pas parfois à utiliser tous les moyens pour arriver à
leurs fins, et tentent, par exemple, de construire, à grand renfort de sym-
boles, une culture d’entreprise susceptible de servir leurs propres intérêts.
La construction de valeurs communes
entre délibéré et émergent
De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managé-
rial, contribuent par la voie du symbolique à la construction d’un imagi-
naire collectif. Les façons de nommer cet imaginaire sont pléthoriques et
imprécises, confondant valeurs communes, représentations collectives, esprit
d’équipe, synergie de groupe, ambiance de travail, égrégore… Aussi
choisissons-nous d’intégrer la dimension pratique de ces différentes
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formes d’expressions collectives profondément teintées de subjectivité, de
signifié et parfois même de magie, dans le vaste concept de «culture
d’entreprise».
Si Mintzberg1 avait envisagé initialement la culture d’entreprise comme
un moyen de coordination par les processus de travail, quelques années
plus tard, le chercheur en sciences de gestion a révisé sa position et y a
adjoint la reconnaissance de valeurs partagées, c’est-à-dire de valeurs
intériorisées par l’ensemble des membres de l’organisation. Le processus
de coordination fonctionnelle s’est transformé en une harmonisation par
l’idéologie. D’après Enriquez2, le management déploie et articule un
système tripartite entre culture, symbole et imaginaire par la médiation
d’une forte idéologie. Cette idéologie imprègne et façonne même, aussi
bien les discours que les pratiques des organisations.
Par un mécanisme d’articulation des représentations individuelles forgées
à partir d’expériences singulières, et des références partagées par une
collectivité, chaque culture engendre ses propres comportements. Les
traits caractéristiques d’une culture d’entreprise peuvent se retrouver dans
un langage commun, une vision identique de l’organisation du travail,
des structures, des relations interpersonnelles, des cérémonies, des rites…
Des trois approches de la culture d’entreprise reprécisées par Thévenet3 à
savoir cognitive, psychodynamique et symbolique, la dernière approche
s’inscrit le plus précisément dans nos préoccupations en accordant
davantage d’attention à la signification partagée d’un évènement qu’à
l’évènement lui-même. Dans une interprétation symbolique de la
culture, on s’attache principalement au sens, entendu comme appropria-
tion de la réalité. Cette construction du sens résulte des multiples inter-
1 Mintzberg, H., 1986. Le pouvoir dans les organisations. Paris: Les éditions
d’organisation.
2 Enriquez, E., 1990. «L’entreprise comme lien social, un colosse aux pieds
d’argile», in Sainsaulieu, R. (dir.), L’entreprise une affaire de société. Paris:
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
3 Thévenet, M., 2003: 38. La culture d’entreprise. Paris: PUF, Que sais-je,
4eédition.
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actions entre les individus et le collectif. Pour Lacan1, les interactions ne
constituent toutefois que la face visible de l’iceberg, les relations entre les
hommes s’inscrivant toujours dans un ordre symbolique. Et c’est précisé-
ment au sein de cet ordre que la communication se déploie, s’institue, se
régénère.
Quant à la notion de culture d’entreprise, à la fois résultante et
constituante de cet ordre symbolique, elle apparaît polysémique à travers
des termes comme idéologies, valeurs, attitudes, normes, comportements,
symboles, rites… Et le symbolique traverse ainsi, de part et d’autre, les
structures, les méthodes de travail, les circuits de communication…
autant d’objets qui ne revêtent que l’apparence de l’objectivité. Les signes
et symboles déterminent fortement l’aménagement des bureaux, le choix
des uniformes… Les valeurs symboliques imprègnent aussi bien la philo-
sophie d’action de l’entreprise, que ses idées, croyances, mythes, tabous
ou encore ses rites et rituels. Ainsi l’ensemble des rites qui rythme la vie
des organisations, comme les rites vestimentaires, les rites d’embauche ou
de convivialité, ne se réfère pas aux discours ou à leurs contenus, mais
davantage au système de relations sociales qui les englobe. Les comporte-
ments rituels incluent aussi bien des représentations que des croyances.
Pour Bourdieu, les rituels trouvent leur fondement dans la croyance du
groupe et non dans les mots: «l’imposition symbolique, cette sorte d’effi-
cace magique que l’ordre ou le mot d’ordre, mais aussi le discours rituel ou la
simple injonction, ou encore la menace ou l’insulte, prétendent à exercer, ne
peut fonctionner que pour autant que sont réunies des conditions sociales qui
sont tout à fait extérieures à la logique proprement linguistique du
discours»2.
Toute culture d’entreprise englobe en son sein une part d’invisible et
d’inconscient, liée à un imaginaire collectif, et forgée à partir de détermi-
nants psychologiques, socioculturels et historiques. Le symbolique actuel
de la plupart des cultures d’entreprises a été contraint de se frayer une
nouvelle légitimité sociale et d’emplir le vide idéologique laissé par les
1 Lacan, J., 1953. «Le symbolique, l’imaginaire et le réel», Bulletin interne de
l’Association française de psychanalyse.
2 Bourdieu, P., 2001: 107. Langage et pouvoir symbolique, Paris: Seuil, Points.
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stigmates de la lutte des classes entre le patronat et la classe ouvrière1. De
nouvelles valeurs managériales en ont découlé comme le management
stratégique, les projets d’entreprise, les cercles de qualité, les groupes de
progrès…
La Gestion des ressources humaines, la culture d’entreprise ou les
diverses formes de communication interne constituent les vecteurs de
l’idéologie managériale actuelle. Celle-ci sous-entend une intégration
forcément réussie des salariés, une implication entière et un partage des
valeurs. L’acception de culture d’entreprise peut s’entendre comme une
médiation entre le salarié et l’organisation d’où la tentation de certains
managers de faire un usage exagéré du symbolique dans leurs discours,
non pour les éclairer ou les faciliter, mais dans le souci d’obtenir quelque
influence sur le comportement et l’attitude de leur personnel. Les
idéologies et valeurs deviennent des instruments au service de la
rentabilité économique et du profit.
Illustrons ces propos par la mise en œuvre de nombreux projets d’entre-
prise. Si l’opérationnalité des projets d’entreprise résulte effectivement
d’un incessant aller et retour entre les discours et les applications, il n’est
pas impossible d’en infléchir le cours. Dans ce processus réflexif de
réalisation, les valeurs regroupées au sein de la notion de culture d’entre-
prise sont alors considérées, par d’aucuns, comme des outils permettant
d’accroître l’implication des personnels: «De l’identification au sentiment
d’appartenance, de la motivation à l’implication, il s’agit de produire l’inté-
gration consensuelle optimale pour la bonne marche de l’entreprise»2. La
culture d’entreprise est alors pensée dans une vision fonctionnaliste, et
utilisée à des fins stratégiques pour fédérer et motiver le personnel.
Une étude effectuée auprès de dirigeants d’entreprises3 a révélé que plus
d’un tiers des dirigeants basait ses discours sur des logiques parfois para-
doxales de symbolisation. Ces discours d’apparence rationnelle usent et
abusent des métaphores et analogies. L’organisation est présentée succes-
1 Floris, B., 1996 : 157. La communication managériale, La modernisation
symbolique des entreprises. Grenoble: Presses universitaires de Grenoble.
2 Floris, B., op. cit. p. 159.
3 Pluchart, J.J., 1998. «Les discours du changement organisationnel» in Actes
de la VIIe Conférence internationale de l’AIMS, Louvain-la-Neuve, 27-29 mai.
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