Préface : échange avec Edgar Morin sur le

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D’Albert Einstein, ces quelques aphorismes qui ont ensemencé
ce travail :
« Je veux connaître les pensées de Dieu, le reste n’est que
détails. »
« La plus belle chose que nous pouvons avoir est le mystérieux.
C’est la source de tout véritable art et science. Celui qui est
étranger à cette émotion, qui ne peut plus s’arrêter pour
s’interroger et rester captivé d’admiration, est mort à peu de
chose près. Ses yeux sont fermés. »
« La chose la plus importante est de ne pas s’arrêter de
s’interroger. La curiosité a sa propre raison d’exister. »
« Je suis assez artiste pour faire appel à mon imagination.
L’imagination est plus importante que la Connaissance.
La Connaissance est limitée. L’imagination encercle le
Monde. »
ISBN : 978-2-84898-171-0
© Éditions Oxus, 2013.
Une marque du groupe éditorial
Z.I. de Bogues - rue Gutenberg - 31750 Escalquens
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d’adaptation réservés pour tous pays
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Table des matières
{
Préface : échange avec Edgar Morin
sur le « Sens du Tragique »...............................................5
Prologue : les cycles de l’histoire des sciences…����������������9
Qu’est-ce que la science ?.................................................11
Pourquoi la science théorique est-elle exclusivement.
occidentale ?....................................................................21
La science philosophique des présocratiques������������������27
La science idéaliste de Platon à Ptolémée ����������������������36
(et l’exception stoïcienne)................................................36
La science matérialiste de Galilée à Planck (et l’exception leibnizienne).............................................47
La science spiritualiste depuis Einstein (et l’émergence
des sciences de la complexité)..........................................62
Deux visions du monde qui s’affrontent…���������������������� 69
La science classique et son impasse mathématique............. 81
La science complexe et sa quête des langages adéquats....... 91
Matérialisme contre hylozoïsme :
Galilée et Sheldrake.................................................... 103
Analycisme contre holisme :
Descartes et Bergson................................................... 113
Mécanicisme contre organicisme :
Newton et Hobbes...................................................... 127
Réductionnisme contre émergentisme :
Lavoisier et Prigogine.................................................. 135
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Ni hasard, ni nécessité
Déterminisme contre téléologisme :
Laplace et Teilhard de Chardin.................................... 149
Hasardisme contre intentionnalisme :
Boltzmann et Trin Xuan Thuan................................... 169
Un autre regard sur le cosmos…................................... 185
Le Cosmos ?..................................................................187
Qu’est-ce que la Matière ?.............................................200
Qu’est-ce que la Vie ?....................................................217
Qu’est-ce que l’Esprit ?..................................................234
Épilogue : deux questions............................................ 251
Qu’est-ce qu’une mesure ?..............................................252
Qu’est-ce que le réel ?....................................................253
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Préface :
échange avec Edgar Morin
sur le «Sens du Tragique».
{
Edgar Morin et Marc Halévy
Août 2012
Cher Edgar,
À propos de mon manuscrit intitulé « Ni hasard, ni nécessité », tu
m’écris ceci :
« J’ai lu très attentivement ton tapuscrit, et j’en sors avec deux idées
antagonistes.
La première est mon accord total non seulement avec ta critique de la science
classique, mais avec ta conception émergentiste qui va plus profond que ce que
moi-même, vieil émergentiste, pensait puisque, et tu m’as convaincu : espace
et temps, le monde lui-même, sont des émergences.
Le désaccord vient sur la source qui, pour toi, s’appelle « Intention ». Pour moi,
c’est « Mystère ». Certes, je pense, comme les grecs, qu’il y a « chaos » à l’origine
de « cosmos » et que « chaos » demeure dans « cosmos » d’où mon expression
de « chaosmos », je pense aussi que, comme dans la Bible, il y a tohu bohu et
qu’un tourbillon génésique singulier/pluriel, Elohim, est à l’origine du monde.
Mais la différence va au-delà. Tu es, comme Teilhard, un optimiste de la
complexification alors que, pour moi, le monde est tragique dès l’origine : dès
l’origine, la matière annihile l’antimatière, dès l’origine Dieu et le Diable
sont les deux faces du même.
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Ni hasard, ni nécessité
Moi, je ne peux croire en une conception qui ignore la tragédie du monde, la
tragédie de la vie, la tragédie humaine. Cette tragédie est aussi constitutive de
notre monde, elle est génésique et destructrice. Je reste héraclitéen intégriste :
«lier ce qui unit et ce qui dissocie». »
Je pense que nous sommes infiniment plus proches qu’il ne te semble.
Tu dis appeler Mystère ce que j’appelle Intention immanente ou Désir
originel. Mais cette Intention et ce Désir ne sont pas premiers puisque
leur source est Mystère. Si tu le veux bien, cette Intention ou ce Désir
ne sont que les manifestations de ton Mystère. C’est entre ce Mystère et
cette Intention que s’installe l’interface entre la Mystique et la Science :
l’Intention n’est qu’un mot/concept pour fonder une cosmologie basée
sur la tension interne (in-tension) qui est une différence de potentiel
entre état réel et attracteur global.
C’est parce que ce sens du Mystère m’habite que je continue, en parallèle
avec mes travaux scientifiques, d’étudier cette Kabbale qui nous relie.
Intention et désir sont des notions anthropologiques, et dans un sens,
biologiques. Mais rien ne les justifie pour l’ensemble de l’univers où la part
biologique et la part humaine sont d’après nos connaissances, extrêmement
minoritaires. Dans ma vision donc, intention et désir sont des émergences
de l’organisation vivante et de l’aventure humaine. Je ne peux les étendre
rétroactivement à l’univers. À la rigueur je pourrais dire, compte tenu que
l’anthropos contient en lui à sa façon singulière toute l’histoire du cosmos,
qu’il y aurait quelque chose dans l’univers qui rend possible l’émergence
de l’intention et du désir. Mais dans la conception «marchalevienne», le
caractère originaire de l’intention et du désir, notions anthropomorphes,
ressuscitent cet être suprême anthropomorphe qu’est Dieu le Père ou la thèse
anthropomorphe du dessein intelligent. On ne peut réfuter cette thèse, mais
on ne peut la prouver.
Qu’il y ait naissance de notre univers à partir d’un accident ou éruption
énergétique du vide, ou bien à partir d’un autre type d’univers se
métamorphosant, je ne vois que deux types d’émergences qui sont et seront
constitutives de notre univers :
1 : Ordre et désordre ;
2 : Organisation et désorganisation.
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Préface
Elles sont à la fois antagonistes et complémentaires. Antagonistes évidemment. Complémentaires parce que les interactions issues du couple ordre/
désordre produisent de l’organisation, laquelle elle-même va se désintégrer.
Cela dit dans l’organisation, il y a un principe d’émergence et dès que surgit
la vie, un principe de créativité.
Tu n’exclus pas le tragique, tu le marginalises. Moi je le mets au centre de
tout constat, de tout regard, de toute réflexion sur notre univers, y compris
et peut-être surtout vivant et humain. C’est pourquoi je dis que Dieu et le
Diable sont le même.
J’ajoute qu’à ton hypothèse optimiste qui se maintient dans le désastre grâce à
l’hypothèse de l’éternel retour, on peut opposer l’hypothèse pessimiste : tout cela
finira très mal ou, plutôt, tout mourra, pas seulement notre soleil, mais tous les
soleils… Moi je ne choisis pas entre ces deux hypothèses, je dis mon incertitude
et mon ignorance.
En ce qui concerne le Mystère, il n’est pas seulement dans le fait qu’il y ait un
monde plutôt que rien, dans sa naissance, dans son devenir, dans l’apparition
et le développement de la vie, dans le sens de l’aventure humaine, il est quotidien, je le vois dans le vol d’un papillon, dans le sourire d’une jeune fille, dans
le fait que tout soit à la fois inséparable et séparé.
Quant au sens du Tragique, je ne l’exclus nullement, mais je n’y attache
pas la même valeur dramatique que toi. Je ne suis pas un optimiste
comme Pierre Teilhard de Chardin qui croit, à tout crin, en la réussite
finale et inéluctable de l’avènement de son point Oméga : le « Christ
cosmique ». Je sais parfaitement que la complexification « montante »
est un phénomène local (dans les zones de haute activité de l’univers)
qui se « paie » par une uniformisation entropique partout ailleurs. Je sais
aussi que les constructions néguentropiques se forgent loin de l’équilibre
et sont donc soumises à des pressions d’instabilité colossale qui fondent
leur immense fragilité. Mais je sais aussi que « l’univers a le temps »
puisque c’est lui-même qui l’engendre. Alors : échec ici ? Tant pis…
ça recommencera ailleurs, plus tard. C’est l’Eternel Retour du même
nietzschéen.
Donc, deux points de vue…
Dans le regard de Dieu (à l’échelle du cosmos et de l’éternité) : rien de
tragique.
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Ni hasard, ni nécessité
Dans le regard de l’homme : sa responsabilité dans la réussite de
cette « expérience-ci » est énorme… et il est bien difficile, constatant
la veulerie et le bêtise humaines, de parier sur ce succès espéré mais
difficilement « espérable ».
Par contre, personnellement, j’adopte un tout autre regard, taoïste celuici (tu sais que j’étudie la philosophie du Tao depuis près de 40 ans) :
ce n’est pas du résultat que vient la joie, c’est du cheminement. Que
notre expérience noétique terrestre et humaine réussisse ou échoue, cela
importe peu (c’est plus le problème de Dieu que celui des hommes).
L’essentiel est de faire de cette « expérience », de ce cheminement, de
cette tentative, une source infinie de joie – pour soi, et pour ce qui nous
entoure –, afin de rendre la vie plus lumineuse et plus féconde, ici et
maintenant… au moins pour ceux qui ont compris que le bonheur ne
vient ni de l’avoir, ni de l’être (qui est d’abord du paraître), mais du devenir.
Je connais ton humanisme et je sais combien mon aristocratisme pourra
t’agacer, mais, face à la vie et à l’assomption de son destin propre par
chacun, je ne crois pas que les hommes soient égaux… Hitler ou Staline
ne « valent » pas Bach ou Einstein ou… notre Héraclite d’Ephèse.
La tragédie c’est la relation vie/mort où l’être vivant se nourrit de la mort
(des végétaux, des animaux, de ses propres cellules) mais où la mort gagne à
la fin. Le combat est désespéré, si l’on pense au terme, mais la vie comporte à
la fois horreur et bonheur, monstruosités et merveilles. En ce qui me concerne,
je puise dans mes émerveillements et mes bonheurs la force de résister à
l’horreur et au mal. On peut vivre de façon tonique dans la tragédie, cela
exclut seulement l’illusion d’une happy end, ou encore d’un progrès indéfini
ou infini. A lire ton messia-optimiste, j’ai envie de te rappeler le Candide de
Voltaire qui met en doute que nous vivions dans le meilleur des mondes. Mais,
au-delà de Voltaire, je pense que peut-être le pire des mondes et le meilleur se
confondent.
En un mot, ma différence avec toi, ce n’est pas seulement l’Omniprésence
du Mystère, c’est le sentiment permanent des insurmontables contradictions
auxquelles arrive l’esprit humain dès qu’il atteint un problème un peu
profond, dès qu’il questionne l’Univers.
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Prologue :
les cycles de l’histoire
des sciences…
{
Aujourd’hui, la science en général et la physique fondamentale
en particulier affrontent une mutation paradigmatique aussi
profonde qu’irréversible. Il s’agit d’un passage fort avec
effet de seuil puissant. Il s’agit de passer du paradigme de la
science classique (réductionnisme, analycisme, hasardisme,
matérialisme, déterminisme et mécanicisme) au paradigme de
la science complexe (émergentisme, holisme, intentionnalisme,
hylozoïsme, téléologisme et organicisme).
Mais oublions pour l’instant ces mots savants ; ils seront
explorés et discutés systématiquement dans les chapitres qui
viennent.
Pour l’heure, essayons de poser l’enjeu de ce petit livre…
Notre époque vit une très profonde et importante mutation
paradigmatique, c’est-à-dire une bifurcation culturelle et
sociétale majeure, un basculement radical de tous nos repères
spirituels, intellectuels, moraux, sociétaux, économiques et
méthodologiques.
– L’économie se transforme et passe d’une logique de masse
à bas prix à une logique de niche à haute utilité.
– Les religions instituées sont délaissées au profit de
spiritualités plus personnelles, moins rituelles et plus
méditatives, ésotériques ou initiatiques.
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Ni hasard, ni nécessité
– Les structures sociétales quittent progressivement les
lourdeurs et lenteurs des modèles hiérarchiques pyramidaux
et se dirigent vers des organisations en réseaux de
communautés autonomes fédérées par un projet commun.
– Les idéologies politiques ou syndicales laissent la grande
majorité des citoyens et travailleurs de marbre, ce qui
marque le divorce flagrant entre la société civile et les « élus
professionnels » qui prétendent la représenter.
– Les systèmes éducatifs sont en panne et irréformables tant
ils sont enfermés dans des conservatismes d’un autre âge ;
mais le trou béant des carences en talents, compétences,
intelligences et savoir-faire s’élargit de jour en jour.
– Au niveau des ressources naturelles, la rupture n’est pas
moindre puisque, au début des années 2000, nous avons
basculé d’une logique d’abondance vers une logique
généralisée de pénurie, induisant, partout, la mise en place
d’une culture de la frugalité.
– La démographie a atteint des niveaux extravagants et
insoutenables. En deux cents ans, nous sommes pass és de
1 milliard d’humains sur Terre à 7 milliards (nous serons
entre 9 et 10 milliards vers 2050) alors que la Terre ne peut
supporter valablement que 1,5 milliard d’humains sur une
longue durée.
– Les technologies ont fait un immense bond en avant
durant le xxe siècle, mais les méthodologies sont restées
archaïques : nous possédons ou utilisons tous des artefacts
(le téléphone portable, la télévision, l’ordinateur, le web, les
médicaments, les pesticides, les produits agro-industriels,
etc.) que nous n’arrivons plus ni à maîtriser sérieusement
ni à employer judicieusement.
– Les valeurs classiques, celles de la chrétienté et des
Lumières, qui furent dominantes pendant longtemps, sont
aujourd’hui usées à la corde : elles montrent leur limite tous
les jours. On sait que la charité et la solidarité débouchent
sur l’assistanat généralisé. On sait que la démocratie
débouche sur une démagogie clientéliste et électoraliste.
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Prologue : les cycles de l’histoire des sciences
On sait que l’égalité débouche sur un égalitarisme insupportable et sur le nivellement par le bas. On sait que la liberté,
sans la responsabilité et l’autonomie, débouche sur le caprice
érigé en système.
Faut-il continuer la litanie ? Tout ce qui fait le monde des
hommes est en train de connaître une métamorphose semblable
à celle qui transforme la chenille en papillon.
Et bien sûr, comme il se doit, les sciences en général et la
science-mère qu’est la physique fondamentale n’échappent pas
à l’air du temps.
{
Qu’est-ce que la science ?
L’homme est un animal drôlement mal fichu : il n’a ni carapace
ni fourrure, ni crocs ni griffes, ni ailes ni nageoires ; il court
mal, grimpe mal, nage peu et ne vole pas. Il est une proie facile
pour les fauves qui rôdaient, à l’affût, autour des grottes où nos
aïeux se planquaient du mieux qu’ils pouvaient. Pas étonnant
que l’homme soit devenu un animal peureux, angoissé, inquiet
et un tantinet paranoïaque. L’atavisme est profond.
Mais cet animal raté put compenser ses carences physiques par
une habileté intellectuelle remarquable. Incapable qu’il était
d’affronter les dangers, force lui fut de les anticiper pour mieux
les éviter ou les fuir. Et pour anticiper, il faut comprendre. Voilà
l’origine de toute cette quête de connaissance qui n’a jamais
cessé de hanter l’humain. Question de survie ! Faute de force,
il faut la ruse, c’est-à-dire l’intelligence au sens étymologique :
la capacité de faire le lien entre des phénomènes d’apparence
chaotique et disjointe.
La science, toutes les sciences prennent leur origine dans ce
besoin vital de comprendre pour survivre. Les sciences, oui,
mais pas seulement. Les philosophies aussi. Les mythologies
aussi.
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Ni hasard, ni nécessité
Les religions aussi. Les magies et superstitions et rites aussi.
Au tout début de l’histoire des cultures humaines, ces concepts,
pourtant clairement distincts pour nous, n’étaient pas du tout
disjoints : le sorcier du clan était « celui-qui-sait », et son savoir
était tout à la fois scientifique (la connaissance empirique et
expérimentale des plantes et de leurs vertus), magique (les
transes psychotropes et prophéties sibyllines), religieuse (les
rites pour la chasse, pour la pluie, pour les morts), sapientiale
(les conseils et menaces), poétique (les extases et évocations
mémorielles), etc.
Appelons cette soif intellectuelle confuse de nos lointains
ancêtres le « vouloir-comprendre primitif ». Le but en était
la compréhension globale du monde afin de pouvoir tout y
anticiper et ainsi survivre et vivre en toute quiétude et sérénité.
Retrouvons le vieux et sage mot de « gnose » pour désigner
cette compréhension globale, qui est toujours le but ultime de
la science et de tous les autres chemins de connaissance.
La gnose est la quête, et la science n’en est qu’un chemin parmi
d’autres. La science – ou, du moins, ce qui allait le devenir –
se détacha des autres chemins de gnose seulement au sixième
siècle avant l’ère commune. Son lieu de naissance fut la Grèce,
avec les premiers philosophes ioniens. Nous irons leur rendre
visite dans un paragraphe.
{
Récapitulons : la science est un des chemins vers la gnose.
Cela pose trois types de questions…
Primo : le chemin de la science, s’il se distingue des autres
chemins de gnose, doit donc posséder des particularités
singulières que n’ont pas les autres chemins. Lesquelles ?
Secundo : tous ces chemins de natures différentes, qui tous
cherchent à atteindre la même connaissance globale, la même
gnose, convergent-ils ?
Tertio : cette connaissance globale, dite « gnose », est-elle
accessible à l’effort humain ? Toute cette quête n’est-elle pas
vaine, vouée à l’échec ? L’homme n’est-il pas condamné à ne
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Prologue : les cycles de l’histoire des sciences
connaître et comprendre que, très approximativement, que
partialement et partiellement, ce qui est à la faible portée de
son intelligence et de ses sens ?
Laissons cette troisième question de côté pour l’instant, et
avançons en faisant le pari que, puisque l’homme est partie
intégrante de l’univers, il est fait de la même étoffe que lui,
et que cette communauté absolue de nature est un gage
suffisant de connaissabilité (au moins partielle) de l’univers par
l’homme. Nous verrons qu’il faudra nuancer…
Y a-t-il convergence entre les résultats atteints par la
science sur son chemin et ceux atteints par la philosophie
ou la mystique sur les leurs ? Depuis quelques décennies, la
réponse, de plus en plus, semble devenir positive. D’une part,
philosophie et science ont très longtemps marché main dans
la main : presque tous les grands physiciens ont aussi été des
philosophes (Aristote… Descartes, Pascal, Leibniz… Einstein,
Schrödinger…). Elles se sont un peu perdues de vue durant ce
xxe siècle philosophique obsédé de psychologisme où la pensée
fondée par Husserl, en suite de Descartes, s’est fourvoyée dans
les sables mouvants et vaseux de la philosophie du sujet ou de
la philosophie analytique en terres anglo-saxonnes. Mais les
retrouvailles ont été proclamées…
Quant à la convergence entre science et mystique, elle est
beaucoup plus forte que généralement convenu. En effet,
longtemps l’on a cru – ou fait semblant de croire – que la
démarche scientifique était purement rationnelle, empiricodéductive, logique, totalement opposée aux démarches
intuitionnelles (révélation, illumination, extase…) des
mystiques. Aujourd’hui, on sait pertinemment qu’avant
d’être rationnellement formalisée et logiquement validée,
les linéaments de la découverte scientifique relèvent des
mêmes « irrationalités » que celles des mystiques. Dès que
l’effondrement du positivisme et du scientisme, au début du
xxe siècle, a rendu leur message audible, la plupart des grands
savants ont bien confirmé que l’intuition – qui est ce mystère
de la reliance et de la résonance avec les textures fines du réel –
jouait le rôle central dans la démarche de leurs esprits.
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Ni hasard, ni nécessité
Rappelons Einstein qui, pour expliquer son cheminement
vers la théorie de la relativité restreinte, racontait que, tout
adolescent déjà, il essayait de s’imaginer ce qu’il verrait de
l’univers en s’asseyant sur un grain de lumière… Une question
que chacun, évidemment, se pose tous les matins en se brossant
les dents !
Rappelons aussi la découverte, par Kekulé (de son vrai nom
entier : Friedrich August Kekulé von Stradonitz ; 1829-1896),
de la structure hexagonale de la molécule de benzène en voyant,
en rêve, un ouroboros : le serpent qui se mord la queue et qui
symbolise bien la structure circulaire fermée du benzène avec
ses six atomes de carbone disposés en rond.
Rappelons encore que la grande majorité des travaux et écrits
d’Isaac Newton portait sur l’alchimie et que lui-même ne
croyait pas à son « artifice » des forces physiques s’exerçant à
distance, comme il l’avait supposé pour la gravitation.
Rappelons enfin la passion d’Erwin Schrödinger pour les
spiritualités indiennes et pour les upanishad et le vedanta
advaïta qui, en développant le concept d’indiscernabilité, le
mirent sur la voie du principe d’incertitude en mécanique
quantique.
{
Reste la dernière question : qu’est-ce qui différencie la
démarche scientifique des autres démarches de connaissance ?
La réponse tient en un mot : « rigueur ». Et qu’est-ce qui
garantit la rigueur d’une démarche scientifique ? Les deux
mamelles de la rigueur scientifique classique sont l’expérience
de laboratoire et le langage mathématique !
Il faut examiner successivement ces deux seins généreux et
galbés qui donnent au corps de la science ses appâts les plus
attrayants…
Classiquement, la méthode de rigueur qui trônait au cœur de
la science expérimentale se référait à un processus circulaire
bien connu, principe même de la scientificité : expérienceobservation-mesure-modélisation-théorie-prédiction14
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Prologue : les cycles de l’histoire des sciences
expérience-observation-mesure-validation. De la rigueur de
son application dépendait la crédibilité de la théorie proposée.
Hors de ce cercle vertueux, point de science.
Les autres chemins de connaissance ne pratiquent pas cette
méthode et partent d’ailleurs et cheminent autrement…
La physique a toujours prétendu, par une telle méthode,
atteindre des niveaux de rigueur inégalés et inégalables par les
autres démarches : la science est rigoureuse, la philosophie ou
la mystique ne le sont pas puisqu’elles laissent des domaines
immenses de leurs territoires ouverts à la seule interprétation
humaine, sans aucune dimension expérimentale.
Notons que, par expérience, il faut ici entendre « expérience de
laboratoire » et non pas « expérience intime ».
Ce distinguo sur la notion d’expérience est capital… Il touche
à la définition même de l’idée de certitude – sinon de vérité
(sinon vérité-en-soi, au moins, vérité-pour-soi pour reprendre
les mots de Hegel).
Vérité et certitude : voilà bien les deux idées les plus difficiles
qui rongent le cœur même de toute démarche de connaissance,
quel qu’en soit le chemin. Comme le Thomas des Évangiles,
l’homme veut voir pour croire : l’expérience est donc au centre
du débat. Une vérité ou une certitude autoproclamées ne
valent que pour soi ; elles ne peuvent prétendre avoir quelque
valeur collective qu’après avoir réussi l’épreuve de l’expérience.
Soit ! Mais de quelle expérience parle-t-on ? Quel genre
d’expérience peut donc procurer une telle validation qui puisse
devenir communément admise ?
Pendant longtemps, le lieu de certitude de la science classique
fut le laboratoire où, selon un protocole soigné, précis,
sophistiqué, objectif, loin des bruits et interférences du reste
de l’univers, une expérience devait être non seulement menée
parfaitement, mais encore, reproduite plusieurs fois, ailleurs,
dans d’autres laboratoires, par d’autres savants reconnus.
Le critère de reproductivité et de reproductibilité fut toujours
impérieux.
Une expérience non reproduite ne vaut rien, ne dit rien, ne
valide rien.
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Ni hasard, ni nécessité
C’est donc dire – et c’est peu dire – qu’une expérience intime
comme celle de l’extase ou de l’illumination ou de la révélation
au plus profond de l’âme d’un mystique… ne vaut rien, ne dit
rien, ne valide rien. Or, force est de constater que bien des
intuitions « mystiques » anciennes sont aujourd’hui souvent
et étonnamment validée par la science la plus récente et la
plus sérieuse. Qu’y a-t-il de plus proche de la cosmologie
quantique que la cosmologie du Tao et du Yi-king ? Quelle
meilleure source trouver à la relativité du temps et de l’espace
que les considérations du vedanta ? Quelle plus brillante
démonstration du principe d’entropie que la dégradation
des énergies divines tout au long de l’arbre séphirotique des
kabbalistes ? Quelle meilleure confirmation de la théorie de
l’évolution que l’échelonnement, en six étapes consécutives,
du récit de la très biblique Genèse du monde (pour peu qu’on
daigne la lire en hébreu !) ?
Mais, aux yeux de la science rationaliste – celle qui faisait
sourire d’ironie un Einstein –, de telles intuitions ne valent
rien. Seul le verdict du laboratoire fait loi ! À cette certitude
laborantine – jamais validée par aucun laboratoire –, on pourrait
objecter que les protocoles expérimentaux du laboratoire, en
éliminant toutes les influences autres que celle recherchée,
idéalisent le phénomène au point de le sortir du réel pour le
confiner dans une situation où l’on ne mesure plus que ce que
l’on a décidé (ou envie) de mesurer (on se souviendra de cette
ridicule pantomime organisée en Italie pour « prouver » que
des neutrinos du CERN allaient plus vite que la vitesse de
la lumière et « prouvaient » ainsi, enfin, qu’Einstein s’était
trompé).
On pourrait donc objecter que le laboratoire ne mesure que
« ce qu’il faut » au détriment de tout « ce qu’il ne faudrait
pas »…
Rien n’y fait : n’est scientifique qu’une vérité dûment validée
en laboratoire ! Aujourd’hui, la physique est confrontée, sur
ses bords extrêmes de l’infiniment grand, de l’infiniment petit
et de l’infiniment complexe, à de l’inobservable irréductible.
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Prologue : les cycles de l’histoire des sciences
Les limites de l’expérimentable sont atteintes et ne pourront
pas être dépassées. La chaîne circulaire vertueuse de la méthode
scientifique est rompue. Alors ?
Alors : force est de se rabattre sur la seconde mamelle de la
rigueur scientifique : le langage mathématique.
Une caractéristique importante de la vérité scientifique est
de limiter ses investigations aux grandeurs quantifiables afin
de pouvoir mettre en œuvre son langage de prédilection,
les mathématiques. Cette caractéristique de la physique
est l’héritage de la révolution galiléenne entamée à la fin du
xvie siècle.
Il faut méditer très sérieusement cette caractéristique de la
science physique de vouloir réduire la totalité du cosmos à
un ensemble fini de grandeurs quantifiables ayant entre elles
des corrélations invariantes, traduisibles (ou traductibles :
les deux mots sont admis par l’Académie) dans le langage
mathématique.
La chaîne logique est claire : ce qui n’est pas mesurable n’est
pas quantifiable, et ce qui n’est pas quantifiable n’est pas
mathématisable. Donc, ce qui n’est pas mathématisable n’est
pas observable… et n’existe donc pas ! CQFD.
On devine la tautologie de ce paradoxe autoréférentiel :
tout ce qui existe est mathématisable, car ce qui n’est pas
mathématisable n’existe pas.
Mais l’idéologie mathématisante doit encore aller plus loin : il
ne lui suffit pas de proclamer l’inexistence du non quantifiable,
il lui faut encore postuler que le tout de l’univers est réductible
à un nombre fini (et le plus restreint possible) de paramètres
de quantification.
Toutes les mécaniques (classique, relativiste, quantique) sont
construites sur trois paramètres seulement : un déplacement
(une distance et une durée dans l’espace-temps), une résistance
à ce déplacement (une masse inertielle) et un moteur pour ce
déplacement (force, champ, énergie potentielle).
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Ni hasard, ni nécessité
Face à la mécanique, la thermodynamique reprend les mêmes
et y ajoute l’entropie qui mesure le taux de dilution ou de
dégradation des énergies présentes.
Espace, temps, énergie, entropie…
Le système d’unité international proclame la même chose :
toutes les mesures physiques peuvent être exprimées en unités
spécifiques qui toutes peuvent se ramener à des combinaisons
de quatre : le mètre, le kilogramme, la seconde et l’ampère
(système MKSA).
Toute la physique d’aujourd’hui s’en contente… Sauf la
physique quantique qui, elle, a eu besoin de multiplier les
paramètres quantifiables pour étoffer ses modèles et leur
permettre d’y faire entrer tout et n’importe quoi.
Il y est d’ailleurs extrêmement mal venu d’oser demander quelle
est la signification « physique » des paramètres surajoutés. La
question est ringarde et ne mérite qu’un haussement dépité
d’épaules. Et pourtant, lorsqu’elle daigne encore se soumettre
à l’expérimentation, la physique quantique, elle aussi, doit bien
ramener ses multiples paramètres théoriques inobservables
à des mesurables… en MKSA qui, en gros, sont les seules
mesures dont l’homme soit capable : une distance, un poids,
une durée et une décharge électrique.
Deux questions plus fondamentales se posent ici.
La première : les quelques paramètres mesurables par l’homme
sont-ils suffisants pour représenter la totalité des phénomènes ?
La seconde : l’univers réel ne possède-t-il pas des dimensions
quantifiables, mesurables, mathématisables ?
La réponse à ces deux questions est unique, simple et
imparable : non !
Ou, plus précisément, la probabilité qu’il en soit ainsi est
infime.
La physique quantique – malgré mon apparente ironie de cidessus – a raison de vouloir enrichir la panoplie des dimensions
réelles de l’univers réel et de vouloir le sortir du seul espacetemps géométrique pour lui offrir un espace des états qui soit
bien plus riche. La physique complexe montre que l’espace
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Prologue : les cycles de l’histoire des sciences
des états d’un processus complexe (et l’univers, pris comme
un tout, en est un) doit posséder un espace volumétrique (un
espace topologique équivalent à l’espace-temps géométrique
de la relativité générale), un espace eidétique (un espace
taxologique des formes et structures) et un espace dynamique
(un espace tropologique des interactions, rythmes, vibrations
et résonances). Voilà pour la première question.
La seconde question est bien plus décalée et traumatisante : si
l’univers réel possède des dimensions non quantifiables, non
mesurables, donc non mathématisables, quelles sont-elles ?
Comment les représenter ? Comment les modéliser ? Comment
en faire, autrement dit, de réels objets de connaissance ?
Ces questions sont, aujourd’hui, rejetées d’un revers de main
par la physique officielle, qui reste accrochée à son dogme de la
quantifiabilité absolue et définitive de l’univers réel.
Elle y est, en somme, contrainte si elle veut préserver son
sacro-saint principe fondateur qu’est la rigueur scientifique.
Car, souvenons-nous-en : l’autre grande source de rigueur
est l’usage du langage mathématique. Puisque la physique
d’aujourd’hui est privée de laboratoire sur ses confins, puisque
l’expérimentation a atteint ses limites, c’est la mathématisation
des choses – et elle seule – qui est devenue le grand critère de
scientificité.
On voit bien où cela mène : à un foisonnement de théories
toutes plus absconses et artificielles les unes que les autres,
contradictoires entre elles, incapables de rendre compte
du moindre phénomène complexe, auto-organisé ou
autopoïétique, toujours plus distantes de la validation
expérimentale et sujettes à une escalade constante d’hypothèses
nouvelles et farfelues ne poursuivant qu’un seul but : sauver le
dogme !
Nous nageons en plein syndrome de Ptolémée !
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Ni hasard, ni nécessité
Retenons, avant de poursuivre, les trois grandes énigmes que la
physique d’aujourd’hui propose à la sagacité des chercheurs qui
veulent bien passer outre du dogme de la physique classique :
1. Quel espace des états (minimal, pour satisfaire
Guillaume d’Occam) faut-il imaginer pour y
représenter la part quantifiable et mathématisable de
l’univers réel ?
2. Quel langage de représentation et de modélisation
faut-il imaginer pour rendre compte de la part non
quantifiable et non mathématisable de l’univers réel ?
3. Comment harmoniser entre eux ces deux espaces de
représentation afin de rendre compte rigoureusement
de l’unité fondamentale de l’univers réel ?
Et la grande question derrière toutes celles-là est : le cosmos estil réductible à quoique ce soit de fini ? Est-ce cette éventuelle
réduction qui définit la science et la scientificité et qui définit
ce chemin vers la gnose, qui serait typiquement scientifique ?
Nous sommes là au cœur de l’enjeu que cherche à décrypter
ce livre, au cœur de la mutation paradigmatique que nous
commençons seulement à apercevoir. Les différents chapitres
qui suivent tenteront d’en explorer les diverses dimensions.
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