Romanica Olomucensia 22.2 (2010): 119–127
LE TCHÈQUE DE CARNOT ET DE DAUDET
– UN CAS PARTICULIER DU BILINGUISME
Zuzana Raková
Summary: Environment of the Czech secondary school sections in France, in Dijon and Nîmes, produces
special bilingual French-Czech language. Czech students studying in France, speaks with one another
Czech inuenced by the French language.
Key words: secondary sections in France; school slang; bilingualism; Franco-Czech education.
Résumé : Le milieu des sections lycéennes tchèques en France, à Dijon et à Nîmes donne naissance à un
langage original bilingue francotchèque. Les élèves scolarisés en France parlent entre eux le tchèque au-
quel de nombreuses innovations lexicales se mélangent sous l’inuence de la langue française.
Mots-clés : sections lycéennes ; argot scolaire ; bilinguisme ; scolarité francotchèque.
1. Introduction
La plupart de la population tchèque n’est pas bien informée sur la possibilité d’étudier
en France pendant trois ans qu’ont les lycéens tchèques apprenant le français. L’informa-
tion en manque parfois même parmi les intéressés potentiels que sont les élèves tchèques
des lycées, ainsi que parmi les étudiants en philologie française à l’université.1
Il s’agit pourtant d’une possibilité intéressante et unique de se perfectionner en fran-
çais, ainsi que de se familiariser avec la culture française, le style de vie et la mentalité
française. Les lycéens qui sont choisis par un concours poursuivent leurs études secon-
daires en France, à Dijon ou à Nîmes, jusqu’au baccalauréat. Ils sont répartis parmi plu-
sieurs classes françaises, afin que l’on évite une naissance éventuelle d’une « colonie
tchèque » au sein du lycée. Malgré cela, les Tchèques passent assez de temps entre eux,
dans l’internat du lycée, ils sont logés ensemble et se trouvent pratiquement isolés
des Français.2
1 Selon l’enquête par questionnaires effectuée parmi 125 étudiants en philologie française de la Faculté des
Lettres de l’Université Palacký à Olomouc en septembre 2007 et 2008.
2 Pour les indications plus précises sur l’histoire et le fonctionnement actuel des sections lycéennes tchèques en
France voir p. ex. RAKOVÁ, Z. (2009), « Les sections lycéennes tchécoslovaques et tchèques en France 1920-
2009 », Romanica Olomucensia 21/2, 175–183.
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Zuzana Raková
2. Dénition du francotchèque
Le français qui entoure les élèves tchèques dans les lycées français, influence logique-
ment leur langue maternelle qu’ils parlent entre eux. Le résultat des influences mutuelles
des deux langues, du français et du tchèque, est un langage ou un argot original. Il s’agit
d’un argot3 scolaire spécifique. Malgré que son emploi soit typique pour les élèves
tchèques scolarisés dans les sections lycéennes tchèques de Dijon et de Nîmes, cet argot
est cependant facilement compréhensible à tous les Tchèques francophones, s’ils ont étu-
dié dans un lycée en France ou en République Tchèque.
3. Descriptif du corpus
Le corpus qui nous a servi de point de départ pour nos analyses vient de sources di-
verses. Il est composé d’une part des énoncés entendus au cours d’un stage au sein de la
section tchèque de Nîmes4; nous avons noté les énoncés prononcés spontanément par les
lycéennes tchèques, p. ex. pendant les conversations dans le couloir ou dans la cuisine de
l’internat tchèque. D’autre part, nous avons employé les textes produits par les élèves,
sous formes de blogs et d’autres sites internet gérés par les sectionnaires tchèques. La
comparaison de ces deux sources, l’une orale, l’autre écrite (mais à caractère assez spon-
tané et relativement proche de la forme orale de la parole), nous permet de constater
l’emploi de l’argot francotchèque par les sectionnaires de Dijon et de Nîmes tant dans
leur production orale qu’écrite.
4. Exemples et analyse des énoncés
Analysons quelques exemples d’expressions ou de propositions employées par les ly-
céens des sections tchèques. Les exemples sont suivis, si nécessaire, de leur traduction
en français standard :
A bude ti augmentovat [ógmãntovat] moyenne [mwajen] ? Et est-ce qu’elle va t’augmenter la
moyenne ?
La proposition contient deux gallicismes : le prédicat verbal augmentovat, et le complé-
ment d’objet direct (la) moyenne. Le verbe augmentovat est créé à partir du verbe augmen-
ter par dérivation ; à la racine augment- s’ajoute le suffixe de la troisième conjugaison
verbale tchèque (exemple kupovat). La prononciation de la racine du verbe reste fran-
çaise. Le substantif la moyenne, employé sans article, reste en tchèque invariable, garde
l’orthographe et la prononciation de la langue d’origine.
Pasuj mi butejku. – Passe-moi la bouteille.
Il s’agit d’un calque de la proposition française dont on reprend la structure formelle syntaxique et
lexicale. Le verbe pasovat dérive de l’infinitif passer : on ajoute le suffixe de la troisième conju-
gaison verbale tchèque, exemple kupovat, à la racine pass-, et on modifie l’orthographe suivant
les règles orthographiques tchèques.
Někteří měli hned první hodiny písemky, a to občas i takzvané contrôle surprise, tedy přepadovky.5
3 L’argot est « un dialecte social réduit au lexique, de caractère parasite puisqu’il ne fait que doubler, avec des
valeurs affectives différentes, un vocabulaire existant. Il est employé dans une couche déterminée de la société
qui se veut en opposition avec les autres ; il a pour but de n’être compris que des initiés ou de marquer l’ap-
partenance à un certain groupe ». Cf. DUBOIS, J. (1994), Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage.
4 Il s’agissait d’un stage doctoral, effectué dans le cadre de la bourse du Gouvernement français en juin 2009.
5 http://www.petrav.bloguje.cz, en ligne le 16 février 2010.
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Le tchèque de Carnot et de Daudet – un cas particulier du bilinguisme
L’expression française apparaît ici sans changement d’orthographe ni de forme, mais est
suivie d’une traduction en tchèque familier.
Přece jen přestat slyšet na jedno ucho a nadále se suverénně pohybovat v cizí zemi a domlouvat se
v cizí řeči, navíc založené na nosovkách, to není úplně evidentní.
Il s’agit de la traduction littérale en tchèque de la proposition française ce n’est pas tout
à fait évident qui signifie « ce n’est pas tout à fait facile », tandis que le mot tchèque évident
signifie « clair, qui n’exige aucune explication ».
Pokud teda nepokazím maturitu a nehodlám redublovat (propadnout).
Le mot français redoubler se transforme en la forme tchèque redublovat. On ajoute le suf-
fixe tchèque de la troisième conjugaison verbale (exemple kupovat) à la racine française
redoubl- ; la racine subit un changement d’orthographe qui suit les règles tchèques de
prononciation (le groupe -ou- est transcrit comme -u-).
Budu mít výčitky svědomí, že se nacházím zcela jistě na místě, které být výhradně bez mé
přítomnosti uklizeno nějakým ažánem.
Il s’agit de la transcription phonétique avec l’orthographe tchèque du mot agent qui
adopte la déclinaison tchèque selon l’exemple pán.
Češi se pořádně vyfiknou a pak se nechají fotit desítkou foťáků a konzultují výsledné fotografie ještě
dlouho potom na facebooku.
Le verbe français ils consultent est traduit littéralement en tchèque ce qui donne l’expres-
sion konzultují. À la racine française consult- s’ajoute le suffixe tchèque de la troisième
conjugaison verbale (exemple kupovat) ; la racine subit un changement d’orthographe
qui suit les règles tchèques de prononciation (le graphème initial c est remplacé par k,
le graphème s est remplacé par z). Le sens du mot konzultují dans notre exemple est le
même que celui du verbe consulter en français, tandis que le tchèque standard connaît le
mot konzultovat, mais dans la construction consulter quelque chose avec quelqu’un (il s’agit
d’un verbe à double transitivité) et pas consulter quelque chose (uniquement avec l’objet
direct). Le sens du mot konzultovat tel qu’il est compris par la langue tchèque standard est
de « discuter, délibérer », tandis que la même parole dans l’argot francotchèque signifie
« regarder quelque chose avec attention, avec intérêt ».
Chybí mi večery, kdy se nám nechtělo bossovat a tak jsme zašli vedle do pokoje pokecat, a kritizování
Carnotu.6
Le nouveau verbe bossovat est créé à partir du verbe bosser qui signifie dans l’argot sco-
laire français « travailler dur, apprendre pour les examens ». À la racine du verbe français
boss- s’ajoute le suffixe tchèque de la troisième conjugaison verbale (exemple kupovat), ce
qui donne le résultat ; le redoublement du ss dans la racine du verbe est maintenu dans
le néologisme francotchèque, qui respecte ainsi partiellement les règles de prononciation
française (un seul s entre deux voyelles se prononcerait [z]).
Chybí mi pohled na Gran Kartiér a na Kůr de Siékl a kritizování Carnotu.
Il s’agit de la transcription phonétique en tchèque des parties du lycée Carnot, du Grand
quartier et de la Cour de siècle.
Mám vlastně spoustu věcí na psaní, tak proč to „nehodit“ sem na blog.
6 http://miroutch.bloguje.cz/0803archiv.php, http://miroutch.bloguje.cz/0707archiv.php, en ligne le 16 -
vrier 2010.
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Zuzana Raková
La phrase tchèque est grammaticalement correcte, pourtant elle reflète l’influence de la
construction française avoir à + infinitif, d’où la traduction presque littérale de la phrase
j’ai beaucoup de choses à écrire, avec la transposition du verbe écrire en substantif verbal
psaní.
Každopádně tu zůstává archiv z mého premiéru a terminálu.
Les attributs de substantif (classes de première et de terminale) sont substantivés et donnent
les noms masculins premiér et terminál, declinés selon l’exemple tchèque inanimé hrad. Ils
gardent cependant le sens français, donc celui des classes de première et de terminale, et
il ne faut pas les confondre avec les mots tchèques existant, premiér (le premier ministre)
et terminál (le terminal d’un aéroport).
Kristýna, Alena a Giovanni mají mention très bien. Jiří nemá žádnou mention.
Le mot mention est employé dans la phrase tchèque sans changement d’orthographe ;
il reste au féminin comme en français et ne se décline pas dans le texte tchèque. Cet
exemple illustre la facilité d´alternance codique entre le français et le tchèque, si typique
pour les lycéens tchèques en France : les élèves introduisent l´expression française, le
plus souvent en fonction de complément d´objet, complément circonstanciels ou com-
plément d´agent, mais aussi en fonction de sujet, dans la structure syntaxique tchèque.
Par contre, nous n´avons pas remarqué aucun cas inverse, c.-à-d. aucun emploi de mot
tchèque dans la structure phrastique française.
Navíc je velká možnost, že budu mít Boujeho na orál, čili mého profa, co jsem měl přes rok.
L’épithète oral (examen oral) est substantivée et se décline selon la déclinaison masculine
inanimée (exemple hrad). Le substantif prof, relevant de l’argot scolaire français et du
français familier, adopte la déclinaison tchèque masculine animée (exemple pán).
L’emploi fréquent des adjectifs possessifs en français influence sensiblement le choix
du pronom possessif mého au lieu du pronom réfléchi svého.
Kdo kdy třeba publikoval fotky sprch? I těch blbých záchodů, tříd, selfu, nové mašiny na
kartičky v kantýně, kdo kdy afišoval jak vypadá kartička na oběd ... vždyť nikdo neví, kde
a jak vlastně žijeme. I to by mohlo pomoci budoucím sekundám v rozhodnutí jít, či nejít ...
Le verbe afišovat provient du verbe afficher. À la racine française affich- s’ajoute le suffixe
tchèque de la troisième conjugaison verbale (exemple kupovat) ; la racine subit une trans-
cription selon l’orthographe phonétique tchèque.
Le substantif sekunda est créé par substantivation de l’attribut du nom (classe de se-
conde) et adopte la déclinaison tchèque féminine selon l’exemple žena.
Nebo na nás padla otázka od sekund: A co Vám to přinese, že sortujete?
Le verbe sortovat dérive du verbe sortir. Il est créé à partir de la racine sort-, à laquelle on
ajoute le suffixe de la troisième conjugaison verbale tchèque, selon l’exemple kupovat.
V pátek se uskutečnila sortie do Leona. Už dlouho jsem neokusil potěšení ze sortování.7
Le substantif féminin la sortie est employé dans le texte tchèque sans changement de
forme ; il garde le genre féminin et ne se décline pas.
Le substantif verbal sortování (décliné selon la quatrième déclinaison tchèque des
substantifs neutres, selon l’exemple stavení) dérive du verbe sortovat, lui-même dérivé du
verbe français sortir à l’aide du suffixe -ovat de la troisième conjugaison verbale tchèque.
Nejhlavnější je asi změna pasáží v selfu (kantýně) a nové čekací proudy na jídlo. Přesto se i nadále
7 http://miroutch.bloguje.cz/0702archiv.php en ligne le 16 février 2010.
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Le tchèque de Carnot et de Daudet – un cas particulier du bilinguisme
snídaně skládají ze musli, corn flejků, kafé, čaje, čokolády, marmelády, jogurtů a sto let starého „(C)
chleba.“ I nadále, pokud máte pasáž až v jednu, se nenajíte, protože už nic není.8
Le substantif féminin pasáž est créé à partir du nom masculin le passage par l’adoption de
l’orthographe phonétique tchèque ; il se décline selon l’exemple růže et signifie « action
de passer », à la différence du gallicisme de la même forme existant déjà en tchèque et
qui signifie « galerie couverte réservée aux piétons ».
Le substantif masculin self est créé par l´apocope du substantif le self-service. Il est en-
suite décliné selon l´exemple masculin inanimé hrad, en gardant le sens du mot français
d´origine.
Le substantif neutre kafé est une curiosité orthographique ; il provient du nom français
masculin le café dont il garde l´accent aigü sur le e, mais remplace la lettre initiale c par le
k selon le mot tchèque du même sens.
Počet hromadných sortie a kaleb se omezil na tři za školní rok. A to ještě přeháním. Sekundy totiž
přijeli a bosovali téměř bez přestání.9
Le substantif la sortie est employé dans le texte tchèque comme substantif invariable :
il garde la forme du singulier même quand il est mis au pluriel. Comme on omet dans
la proposition tchèque l’article, le pluriel du substantif est indiqué par l’adjectif qui le
précède.
Le substantif sekundy analysé ci-dessus est employé ici pour désigner les élèves de
classes de seconde, il est donc personifié. Cette personification du sujet peut expliquer
l’emploi de l’accord des verbes přijeli et bosovali qui signalent le sujet masculin animé,
à moins qu’il ne s’agisse d’une faute grammaticale.
Le verbe bosovali analysé ci-dessus est employé ici avec une modification de l’ortho-
graphe : il adopte en fait l’orthographe phonétique tchèque.
5. Analyse linguistique du francotchèque
D’un besoin ressenti d’une plus grande expressivité de la conversation, les lycéens créent
de nouveaux mots ou syntagmes. Eu égard au milieu qui entoure les élèves tchèques en
France, il se comprend facilement que la majorité de ces innovations lexicales concernent
par leurs sens le plus souvent le domaine de l’école, l’enseignement, les examens, le sys-
tème de classification, la vie à l’internat, les repas à la cantine etc.
Il s’agit en fait d’un mélange du tchèque et du français ; la langue tchèque est celle
qui domine, elle sert de base à de diverses expressions françaises : le français peut être
considéré ici comme un adstrat10 qui influence le tchèque. Des lexies françaises s’intro-
duisent dans les énoncés tchèques en remplaçant les mots ou les syntagmes tchèques
correspondants et attendus. L’influence du français sur la langue maternelle des lycéens
se manifeste le plus sensiblement et le plus remarquablement sur le plan lexical, tandis
que son influence sur le plan de la phonologie ou de la syntaxe est beaucoup moins ra-
dicale. En effet, le langage des élèves tchèques est plein de néologismes provenant du
8 http://miroutch.bloguje.cz/0701archiv.php en ligne le 16 février 2010.
9 http://miroutch.bloguje.cz/0611archiv.php en ligne le 16 février 2010.
10 « L’adstrat désigne la langue ou le dialecte parlé dans une région voisine du pays où l’on parle la langue prise
comme référence ; l’adstrat peut inuencer cette dernière de diverses manières. De nos jours, en raison du dé-
veloppement des moyens de communication, la notion d’adstrat n’implique pas nécessairement la contiguïté
géographique, mais aussi une contiguïté politique, culturelle et économique de pays parfois éloignés. » Cf.
Dubois (1994).
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