L `ART ET LE SENTIMENT Éthique et esthétique chez Kant

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L ' ART ET LE SENTIMENT
Éthique et esthétique chez Kant
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Ridha CRAIBI, Liberté et Paternalisme
2007.
chez John Stuart Mill,
A. NEDEL,
de l'immortalité,
Husserl
ou la phénoménologie
2008.
S. CALIANDRO, Images d'images, le métavisuel dans l'art
visuel, 2008.
M. VETO, La Pensée de Jonathan
M. VERRET, Théorie et politique,
Edwards,
2008.
2007.
J.-R.-E. EYENE MBA, L'État et le marché dans les théories
politiques de Hayek et de Hegel, 2007.
J.-R.-E. EYENE MBA, Le libéralisme
philosophie sociale de Hegel, 2007.
de Hayek
au prisme
de la
J.-B. de BEAUVAIS, Voir Dieu. Essai sur le visible et le
christianisme, 2007.
C. MARQUE, L'u-topie du féminin, une lecture féministe
d'Emmanuel Lévinas, 2007.
J. DE MONLÉON, Personne et Société, 2007.
@ L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan 1@wanadoo. fr
ISBN: 978-2-296-05056-3
EAN : 9782296050563
Bertrand Dejardin
L'ART ET LE SENTIMENT
,
Ethique et esthétique chez Kant
L'Harmattan
Du même auteur
L'immanence ou le sublime, Observations sur les réactions de
Kant face à Spinoza dans la Critique de la faculté de juger,
L'Harmattan, Paris, 2001.
Pouvoir et impuissance, Philosophie et politique chez Spinoza,
L'Harmattan, Paris, 2003.
Terreur et corruption, Essai sur l'incivilité
L'Harmattan, Paris, 2004.
chez Machiavel,
Pour Noa
Avant-propos
Tout art et toute investigation, et
pareillement toute action et tout
choix tendent vers quelque bien, à ce
qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré
avec raison que le Bien est ce à quoi
toutes choses tendent. Mais on
observe, en fait, une certaine
différence entre les fins: les unes
consistent dans des activités, et les
autres dans certaines oeuvres,
distinctes des activités elles-mêmesI.
Cette première étude sur l'esthétique et l'éthique de Kant
est tendue par une même conviction que l'on retrouvera dans les
analyses suivantes sur Hegel, Nietzsche et Freud: la culture
moderne confond le rôle de l'éthique et la fonction de l'esthétique,
de la poièsis de la praxis; elle subordonne tantôt l'éthique à
l'esthétique tantôt l'esthétique à l'éthique. Cette vassalité prend
différentes formes. La première est patente dans la Critique de la
faculté de juger de Kant: elle consiste à déterminer la formation
du beau en fonction du bien moral. L'assujettissement de
l'esthétique à d'autres fins que la production du beau transforme
radicalement sa fonction: l'esthétique cesse d'être un savoir
technique conditionnant la production des beaux-arts. Elle devient
l'élément premier d'un jugement qui affranchit l'être humain du
1 ARISTOTE,
Ethique à Nicomaque,
I, 1094 a 1.
-7-
déterminisme des causes naturelles: l' homme n'est pas seulement
libre en tant que sujet théorique ou sujet pratique, il l'est aussi
dans son goût pour le beau. Le beau n'est pas une réaction
sentimentale produite à partir d'une beauté réelle ou naturelle.
C'est, au contraire, un sentiment inconditionné qui permet
d'éprouver et de reconnaître la beauté dans la nature ou dans l'art.
L'autonomie et la transcendance absolues du sujet face au
beau constituent une des pensées les plus audacieuses de la
philosophie moderne. Mais elle demeure sans suite car Kant va
soumettre immédiatement la liberté esthétique à un devoir éthique,
avec pour conséquence de substituer au déterminisme de la
physique et au mysticisme de la théologie une forme de
déterminisme culturel. Cette substitution donne le jour à une de
ces fausses évidences qui n'a cessé de hanter les premières études
sur Kant et Hegel: d'une manière ou d'une autre, il leur semble
naturel de croire que l'art fait partie de la culture et qu'il a un sens
parce qu'il exprime un sentiment commun (Kant) ou un moment
de l'Esprit vivant (Hegel). A aucun moment, ces penseurs
idéalistes ne semblent concevoir l'art comme une réaction
existentielle contre l'oppression des dogmes éthiques et
esthétiques que véhicule toute forme de culture.
Avec eux, la distinction aristotélicienne entre la praxis et
la poièsis est évacuée ainsi que ce qu'elle rendait possible:
l'insubordination réciproque de deux finalités irréductiblement
distinctes: la première est celle de la recherche - publique et
privée - de l'excellence morale, voire de l'immortalité!; la
seconde pourrait procéder du désir d'exposer de manière,
esthétique - c'est -à-dire sensationnelle - le réel, de telle sorte
qu'apparaisse ce qui ne ressortit ni aux lois de la raison théorique
ni à celles de la raison pratique. Certes, selon Aristote, ces
1 Ethique à Nicomaque, X, 7, 1177 a 30, Voir P. AUBENQUE, Le
problème de l'Etre chez Aristote p. 409 et La prudence chez Aristote, p.
169.
-8-
différentes finalités devaient être unifiées par une science
architectonique, laquelle n'est rien d'autre que la Politique,
science suprême dont la finalité est «le bien proprement
humain» 1. Mais cette unification ne consiste pas, chez le Stagirite,
à hiérarchiser les activités humaines en assujettissant, par exemple,
l'esthétique à l'éthique mais à produire une science du Bien qui se
construise en reconnaissant l'irréductibilité de ces différentes
finalités et non en les soumettant à une seule d'entre elles. Il s'agit
moins de réduire ce qui sépare le bien et le beau que de concevoir
le bonheur de l'homme en tant qu'il poursuit naturellement
plusieurs fins comme le vrai, le juste et le beau. L'idéal serait sans
doute qu'il existe une science vraie du beau et du bien, science
qui, dans le corpus aristotélicien, apparaît toutefois aussi
nécessaire qu'introuvable comme l'a montré P. Aubenque2. Mais
si celle-ci était possible, rien n'indique que, pour la sagesse
antique, une telle science ne puisse se déployer qu'en imposant un
impératif éthique ou philosophique à toute production esthétique.
Aristote se contente d'indiquer que l' œuvre a plus de valeur que
l'activité de l'artiste qui l'a rendue possible alors que, selon les
finalités de la praxis, c'est l'acte du sujet qui apporte la preuve de
la dignité et du bonheur qu'il mérite3.
L'antique distinction entre praxis et poièsis n'est pas
éloignée de celle de la phronèsis et de l'aisthèsis : d'un côté se
trouve la prudence ou l'intelligence assurant la dignité de l'homme
et d'un autre côté la sensation4. Il nous a toujours semblé que la
production esthétique offrait la possibilité de recourir à la seule
sensation pour exposer le réel indépendamment de toute vérité
1 I, 1094 a 25 -b 5.
2 Le problème de l'être chez Aristote, p. 266, et p. 305 et suiv.
3 I, 1094 al: «Et là où existent certaines fins distinctes des actions, dans
ces cas-là les œuvres sont par nature supérieures aux activités qui les
produisent»
4 P. AUBENQUE, La prudence chez Aristote, p. 156 et suiv.
-9-
théorique ou de toute norme pratique: l'esthétique donnait donc à
saisir, de manière sensationnelle, ce que la raison ne pouvait
concevoir et ce que la loi ne pouvait régler.
La philosophie moderne ne semble pas accepter que l'art
n'ait d'autre nécessité que son propre accomplissement, lequel
consiste à montrer ce qu'est le réel avant que le discours - moral
ou théorique - s'en empare. Nietzsche fera exception mais ses
retrouvailles avec l'esthétique grecque - spécialement celle de la
tragédie pré-socratique - se paieront d'une démoralisation que la
sagesse antique semblait éviter puisque le Grec, comme le montre
Nietzsche lui-même, pouvait décrire l'horreur de la vie sans que
son sens du devoir ou sa sérénité s'en trouvent diminués.
Ce qui se perd avec l'idéalisme, c'est la fonction
existentielle de l'esthétique, fonction que Nietzsche et Freud
réhabiliteront selon un axe qu'on peut résumer en ces termes: si
l'éthique, la praxis morale, politique ou économique, protège
l'homme des dangers de la nature et de la bestialité, l'esthétique
peut le protéger des dangers de la culture, dans la mesure même où
l'art rappelle que le réel demeure invinciblement hors-la-loi et cela
en s'adressant à la seule sensation, parce qu'elle seule saisit la
réalité avant toute codification culturelle. Sur ce point encore,
Nietzsche a montré que l'art grec par excellence, la tragédie, avait
pour fonction de rappeler à l'être humain, au héros, qu'aucune
science, qu'aucun acte juste, qu'aucune perfection culturelle ne
conférait à l'homme la maîtrise du monde. Dans L'avenir d'une
illusion et dans Malaise dans la civilisation, Freud ne dira rien
d'autre.
La distinction antique entre l'esthétique et l'éthique est un
hommage à une forme de vérité qui ne peut être conçue que de
façon sensationnelle parce que seule la sensation, loin d'être une
réaction passive ou stimulée, possède une perspicacité, une
clairvoyance, capable d'appréhender le réel avant qu'il soit
normalisé. Si l'art - et la sensation qu'il produit - a une fonction
-10-
utile et libératrice, celle-ci consiste à divertir, c'est-à-dire à décrire
le réel en l'ayant distrait de toute influence éthique, de façon à
l'exposer tel qu'il apparaît et cela parce que cette apparence a une
vérité. Ce divertissement n'a évidemment rien à voir avec une
forme d'amusement ou de réjouissance festive; l'art divertit en
distrayant du faux, de la routine morale et des limites de la
connaissance rationnelle. Or avec Kant, l'esthétique est dominée
par l'éthique, et donc implicitement par la culture c'est -à-dire,
comme on le montrera, par la croyance commune.
Les deux premiers ouvrages auront donc pour objet de
mettre évidence, chez Kant et Hegel, les éléments et les motifs qui
ont favorisé l'apparition de cette croyance selon laquelle l'art est
un phénomène culturel. Ils seront suivis de deux autres textes sur
Nietzsche et Freud qui ont en commun d'avoir tenté d'affranchir
l'esthétique de façon à lui rendre sa fonction première: distraire
l'homme de ses souffrances, spécialement celles que lui inflige la
civilisation, en les exposant telles qu'elles sont, non de manière
théorique ou éthique mais de manière esthétique.
-11-
En relisant ce texte, Madame Marie-Martine Schyns nous
a fait bénéficier de son esprit critique et minutieux sans lequel
cette étude n'aurait pu trouver son achèvement. Nous lui adressons
nos plus vifs remerciements.
Avertissements
Toute ressemblance avec des thèmes, des expressions, des
conclusions ou des orientations herméneutiques existantes, serait
une pure coïncidence d'autant plus involontaire que le soutien
d'autres interprétations nous aurait permis d'être moins long dans
certaines analyses. Le temps de prendre en compte l'immense
corpus exégétique qui entoure les œuvres de Kant, Hegel,
Nietzsche et Freud nous a manqué. Rappelons toutefois que le
projet n'est pas de fournir une lecture originale de leurs ouvrages
mais d'en extraire les expressions les plus marquantes, qui
permettent de montrer comment la culture moderne se déploie à
partir d'un insoluble confit entre le devoir éthique et la liberté
esthétique.
La bibliographie générale sera donnée dans le dernier
volume.
-12-
I. Esthétique et transcendance
Les limites de la raison
Kant est hanté par deux formes de dogmatisme qui privent
l'être humain de toute liberté: la physique déterministe et la
théologie naturelle. C'est de sa lutte contre les prétentions du
rationalisme et de l'empirisme d'une part, et contre le mysticisme
d'autre part, que procède sa notion de la culture.
Depuis Copernic, l'homme n'est plus au centre du monde.
Il est déposé dans un univers mécanique fonctionnant selon des
lois mathématiques: plutôt que d'être une créature privilégiée de
Dieu, en partie libre parce qu'elle est analogiquement reliée à son
créateur, l'être humain, avec le mécanisme universel, risque de
devenir une sorte d'automate comme celui de VaucansonI.
La question est de savoir comment respecter les vérités
scientifiques de la science mécaniste tout en préservant
l'autonomie de l'être humain sans que sa liberté dépende d'une
volonté divine. La philosophie critique va trouver une solution à ce
problème en ouvrant un passage entre la théologie et la physique
mathématique grâce à l'esthétique transcendantale, fondement de
la Critique de la raison pure, esthétique qui, modifiant le statut
mondain de l'être humain, a une signification éthique certaine.
1 Critique de la raison pratique, (Crpra) «Examen
l'analytique de la raison pure pratique », p. 106.
-13-
critique de
La préface écrite par Kant lors de la seconde parution de la
Critique de la raison pure est révélatrice de son projetl. Pour
Kant, il existe des vérités inconditionnées qui, n'étant pas
déterminées par des causes naturelles, mondaines, sont a priori et
immuables. La première est la Logique d'Aristote, vérité formelle
incontestable, incapable toutefois de faire progresser le savoir2. La
seconde est la Mathématique, qui partage avec la Logique le fait
d'être une science théorique en ce qu'elle détermine elle-même ses
objets sans être déterminée par eux. Avec la logique, «la raison
n'a affaire qu'à elle-même» tant en ce qui concerne ses objets
qu'en ce qui concerne la méthode avec laquelle elle se déploie. La
mathématique est proche de la Logique car elle aussi se construit
selon une méthode autonome et inconditionnée. La mathématique
impose a priori ses concepts à ses objets: c'est ainsi que Thalès
pour démontrer le triangle isocèle eut cette révélation: « il trouva
qu'il ne devait pas suivre pas à pas ce qu'il voyait dans la figure,
ni s'attacher au simple concept de cette figure comme si cela
devait lui en apprendre les propriétés, mais qu' il lui fallait réaliser
ou construire cette figure, au moyen de ce qu'il y pensait et s'y
représentait lui-même a priori par concepts (c'est-à-dire par
construction), et que, pour savoir sûrement quoi que ce soit a
priori, il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait
1 La Préface date de 1787, année à la fin de laquelle Kant annonce son
intention de composer une Critique de la faculté de juger. Les
Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison
pratique paraissent respectivement en 1785 et en 1788. On peut supposer
que Kant sait quelle est la finalité de son œuvre et comment la Critique de
la raison pure contribuera à l'atteindre.
2 Critique de la raison pure, (Crp) « Seconde préface », p.1S : « Ce qu'il
faut encore admirer en elle (la logique d'Aristote), c'est que, jusqu'à
présent, elle n'a pu faire, non plus, aucun pas en avant et que, par
conséquent, selon toute apparence, elle semble close et achevée. » Sauf
indication contraire, toutes les citations de ce premier chapitre sont
extraites de la « Seconde préface».
-14-
nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à
son concept. »
Toutefois, l'objet mathématique demeure entièrement
conceptuel:
la mathématique «ne s'occupe d'objets de
connaissance que dans la mesure où ceux-ci se laissent, comme
tels, représenter dans l'intuition. »1 Ce qui distingue selon Kant la
Logique de la Mathématique, c'est que cette dernière est plus
objective que la Logique: elle peut se déployer a priori
indépendamment de tout rapport à une intuition objective alors que
la Mathématique raisonne a priori sur des objets formellement
différents du concept grâce auquel ils sont conçus. Avec la
Logique, la raison ne s'intéresse qu'à elle-même.
La physique moderne - celle de Copernic, de Galilée et de
Newton - hérite des mathématiques sa méthodologie et sa
prétention à être entièrement inconditionnée et a priori. Les
physiciens «comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle
produit elle-même d'après ses propres plans (...) qu'elle doit
obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser
conduire pour ainsi dire en laisse par elle.»2 L'objet physique est
donc un objet de la raison, produit par elle; la physique retrouve
dans l'objet naturel les lois qu'elle y a déposées: «La Physique
est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans
sa méthode uniquement à cette idée qu'elle doit chercher dans la
nature - et non pas faussement imaginer en elle - conformément à
ce que la raison y transporte elle-même, ce qu'il faut qu'elle en
apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même ».
La connaissance de la nature est une connaissance de la raison; les
lois de la nature sont des lois de la raison pour la nature et non des
lois que la nature impose à la raison.
Ce
basculement
méthodologique
qui
révoque
définitivement la perception - «jusqu'ici on admettait que toute
1 Critique de la raison pure, Introduction,
2 Préface de la seconde édition.
-15-
première édition, p. 36.
notre connaissance devait se régler sur les objets» - constitue une
révolution dont Kant veut étendre les effets à la métaphysique:
«voyant qu'il (Copernic) ne pouvait pas réussir à expliquer les
mouvements du ciel, en admettant que toute l'armée des étoiles
évoluait autour du spectateur, il chercha s'il n'aurait pas plus de
succès en faisant tourner l'observateur lui-même autour des astres
immobiles. Or, en Métaphysique, on peut faire un pareil essai,
pour ce qui est de l'intuition des objets. »
Cet «essai»
est toutefois subordonné à certaines
conditions, dont la toute première est une foi indéfectible en
l'existence d'une connaissance inconditionnée: «Si l'intuition
devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on
en pourrait connaître quelque chose a priori ». La question est de
savoir s'il existe ou non de telles connaissances inconditionnées.
Pour Kant, cela ne fait aucun doute et il en tient pour preuve
l'existence même de la Logique, de la Mathématique et de la
Physique moderne, preuve spécialement renforcée par cette
dernière car avec elle, il apparaît que la raison s'est montrée
indépendante de son objet bien que celui-ci appartienne à la
nature, c'est -à-dire qu'il fut entièrement extérieur à la raison,
contrairement aux objets mathématiques et aux formes abstraites
de la logique pour laquelle la raison «n'a affaire qu'à ellemême» .
Il reste que, dès l'instant où l'existence d'une science
entièrement a priori est admise, la question qui se pose n'est plus
de savoir en quoi nos idées sont adéquates au réel mais comment
le réel peut se conformer à nos concepts a priori: il s'agit de
comprendre comment «les objets, ou, ce qui revient au même,
l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu'objets
donnés) se règle sur ces concepts. » Or selon Kant, l'expérience
elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de
l'entendement. Kant confirme ici ce que tous les rationalistes -
spécialement Descartes et Spinoza - ont toujours affirmé, à savoir
-16-
que la connaissance s'accompagne nécessairement de la
conscience de cette connaissance - la certitude - laquelle ne dépend
pas des objets connus mais de l'entendement ou d'une faculté
subjective inconditionnée. Sans certitude inconditionnée, nous ne
pourrions pas connaître ce que l'expérience nous apporte, pour
cette simple raison que nous ne pourrions pas savoir que nous
sommes en train de connaître ou de faire l'expérience du savoir (il
importe peu ici que ce savoir soit vrai ou faux): «D'où
l'expérience en effet, pourrait-elle tirer sa certitude si toutes les
règles suivant lesquelles elle procède n'étaient jamais
qu'empiriques et par là même, contingentes »1. Sans la pensée,
sans des concepts constants et régulateurs, l'être humain ne serait
qu'un pantin agité par diverses stimulations et subordonné
passivement à la perception.
Toutefois, lorsque Kant écrit ensuite qu'il lui faut
«présupposer la règle (de l'entendement) avant que les objets (lui)
soient donnés par conséquent a priori »2, il se borne à consolider
sa conviction sans la fonder: s'il existe, en physique spécialement,
des concepts inconditionnés, ils ne peuvent exister en eux-mêmes
qu'avant toute expérience sensible: cela résulte de la définition
même de l'Inconditionné. Peu lui importe la raison pour laquelle
nous sommes dépositaires de tels concepts purs. Tout le système
kantien repose sur le fait que l'existence de règles inconditionnées
est une réalité incontestable sans pour autant que l'existence même
de ces règles dans l'entendement puisse se justifier autrement que
par leur présence. Kant ne s'interroge pas, comme tous les
penseurs post-galiléens - empiristes ou innéistes -, sur l'origine de
nos idées vraies, mais seulement sur ce qui s'origine, ou sur ce qui
se règle, à partir d'un entendement inconditionné.
Avec Kant, il ne s'agit plus de savoir d'où proviennent nos
idées vraies mais de comprendre ce qu'implique leur existence en
1 Ibid.
2 Préface de la seconde édition.
-17-
nous. Il s'agit donc de comprendre comment «les objets de
l'expérience doivent nécessairement se régler» sur des concepts a
priori «avec lesquels ils (les objets) doivent s'accorder. » Kant
confirme donc le triomphe de la mathesis universalis car ce sont
les objets de la raison pure ou les objets «en tant qu'ils sont
simplement conçus par la raison» qui «doivent, par conséquent,
fournir une excellente pierre de touche de ce que nous regardons
comme un changement de méthode dans la façon de penser », à
savoir« que nous ne connaissons a priori des choses que ce que
nous y mettons nous-mêmes. » Le modèle de la mathématique, la
connaissance a priori par excellence, s'impose universellement
comme l'archétype de la connaissance.
La révolution kantienne - la révolution copernicienne en
métaphysique - consiste à ouvrir une perspective radicalement
anthropocentrique accompagnée d'une modification du statut de la
nature et du Monde, telle qu'elle consacre l'empire du sujet sur
l'objet, avec comme conséquence que cette métaphysique
réformée devient totalitaire: si, la Critique de la raison pure
«promet à la métaphysique (...) le sûr chemin d'une science »,
c'est aussi parce que la métaphysique, plutôt que de se distinguer
de la physique, l'absorbe et la dépasse pour cette raison qu'elle
s'occupe des concepts a priori «dont les objets correspondants
peuvent être donnés dans l'expérience conformément à ces
concepts. »
Autrement dit, la métaphysique connaît la nature aussi
bien, sinon mieux, que la physique car elle juge parfaitement la
valeur des concepts sans lesquels aucun objet d'expérience ne
serait apparu. Une fois admis que les objets sont connus parce que
nous retrouvons en eux les concepts que nous y avons mis,
connaître les concepts de la raison ou connaître la nature sont une
seule et même chose puisque la physique est subordonnée aux
concepts inconditionnés de la raison. Toutefois, la métaphysique et
la physique se distinguent en ceci que la science de la nature n'est
-18-
pas nécessairement consciente de ses limites alors que la
métaphysique, grâce à la critique de la raison pure, les connaît
parfaitement en même temps que les siennes propres.
En effet, si la raison impose ses règles a priori à toute
expérience objective, elle ne peut pas se dépasser elle-même et
aller au-delà de ses propres concepts: «c'est qu'avec ce pouvoir,
nous ne pouvons pas dépasser les limites de l'expérience possible,
ce qui pourtant est l'affaire la plus essentielle de cette science. »
Le succès de la métaphysique critique est une victoire à la
Pyrrhus : ce qu'elle gagne en connaissance sur la nature, elle le
perd sur l'Etre. La raison « n'atteint que des phénomènes et non
les choses en soi qui, bien que réelles par elles-mêmes, restent
inconnues de nous. » La question est alors de savoir si l'Etre est
définiti vement inaccessible à la raison ou s'il peut être rejoint sans
tomber dans l'extravagance de la déraison ou dans le mysticisme.
En effet, si d'un point de vue critique « la raison n'atteint que des
phénomènes et non les choses en soi », elle est cependant tentée de
« sortir nécessairement des limites de l'expérience. » La raison est
spontanément spéculative. Elle cherche l' Etre, l'en-soi, le réel en
sa vérité, en sa nécessité, au-delà des contingences de l'expérience.
Elle tend vers l'Inconditionné pour justifier ses lois. Mais une telle
ambition est vouée à l'échec. Si la raison croit « que notre
connaissance expérimentale se règle sur les objets en tant que
choses en soi », elle doit cependant reconnaître que
« l'Inconditionné ne peut pas être pensé sans contradiction ». En
effet, l'Inconditionné ne peut provenir des objets de l'expérience
c'est-à-dire de la perception car celle-ci n'entraîne que des
sensations variables qui ne sauraient fonder une science
systématique et immuable.
En revanche, « si l'on admet que notre représentation des
choses telles qu'elles nous sont données ne se règle pas sur les
choses mêmes considérées comme choses en soi, mais que ce sont
plutôt ces objets, comme phénomènes, qui se règlent sur notre
-19-
mode de représentation, la contradiction disparaît» car, dans cette
perspective, l'Inconditionné devient un idéal de la raison et non
une chose en soi. Mais le prix payé pour surmonter cette
contradiction est lourd. Kant ne se contente pas de dire que
l'Inconditionné - dont l'existence est admise -, ne pouvant provenir
des objets, il doit procéder de la raison; il affirme en même temps
que les objets de l'expérience sont, non pas des choses en soi par
essence inconditionnées, mais des phénomènes ou des choses
relatives à la raison. Kant affirme ce qu'aucun des philosophes
post -galiléens n'a osé prétendre: si tous ont été confrontés à
l'existence des lois de la nature dont aucune ne pouvait venir de la
perception, ils n'ont pas pour autant changé le statut du monde et
fait de l'univers physique un phénomène de la raison. Pour
justifier l'Inconditionné, ils en ont cherché le fondement du côté
du sujet en recourant à l'innéité pour Descartes, à l'habitude pour
les empiristes, à une déduction à partir du concept de Dieu pour
Spinoza, à l'harmonie préétablie pour Leibniz ou aux causes
occasionnelles pour Malebranche. Mais, in fine, tous ont dû
recourir, pour une ultime légitimation de la vérité scientifique, à
Dieu, à sa bonté, à sa grâce, à sa nécessité intrinsèque.
Par contre, Kant renonce à justifier la présence du concept
de l'Inconditionné, dans l'esprit du sujet rationnel, par une
subjectivité inconditionnelle ou par un être suprême. Il affirme en
effet que « l'Inconditionné ne doit pas se trouver dans les choses
en tant que nous les connaissons (qu'elles nous sont données),
mais bien dans les choses en tant que nous ne les connaissons
pas ». Cette conclusion signifie que le fondement ultime de la
rationalité, grâce à laquelle l'être humain produit des lois
inconditionnées qui définissent parfaitement le phénomène naturel,
demeure à tout jamais inaccessible à la raison elle-même.
Kant commet en réalité une déduction entièrement guidée
par la fin qu'il poursuit. Du fait que les lois de la nature ne sont
pas issues de l'expérience ou de la perception, chose admise par
-20-
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