Souffrance psychosociale chez les personnes en situation de précarité

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Institut de Formation en Travail Social
HARTINGER Cyrielle
3 avenue Victor Hugo
38130 Echirolles
Diplôme d’Etat d’Assistant de Service Social (DEASS)
DC 2 : Expertise sociale
Mémoire d’initiation à la recherche
Souffrance psychosociale
chez les personnes en situation de précarité
Session de juin 2016
DRJSCS Rhône-Alpes Auvergne
« Souffrir de la pauvreté, c’est devenir silencieux, c’est ne plus se dire,
c’est occulter l’indicible de la pauvreté »
Souffrance psychique : une souffrance ordinaire ?,
sous la direction de Frédéric de Rivoyre
Remerciements à toutes les personnes ayant
contribué à l'élaboration de ce mémoire.
Introduction….……….………………………………………………………………...…... 1
Méthodologie de recherche ………………………………………………………………. 4
Première partie : La souffrance psychosociale, une notion émergente qui interroge les
professionnels
1- Précarité et souffrance psychique, des notions liées
a- La notion de souffrance psychosociale ………………………………………………. 7
b- La notion de précarité ………………………………………………………………... 9
2- Une prise en compte croissante de nouveaux phénomènes liés aux évolutions
sociales et sociétales
a- La précarité, une « pauvreté nouvelle »……………………………………………....10
b- La souffrance psychique d'origine sociale, émergence d'une nouvelle question sociale ?
………………………………………………………………..………………………11
3- Un phénomène complexe qui suscite des questionnements
a- Différents champs professionnels face à un problème difficile à appréhender ……...12
b- Une problématique multidimensionnelle qui questionne les réponses à apporter .….14
Deuxième partie : La souffrance psychosociale, vers une compréhension contextualisée
du phénomène
1- Une souffrance à prendre en compte dans son contexte
a- Un contexte sociétal allant vers une responsabilisation croissante des individus …..15
b- La disqualification sociale selon Serge Paugam, un processus porteur de souffrances
…………..…………………………………………………………………………...19
2- La souffrance psychosociale selon Jean Furtos : de la « zone d'intégration » à
l'auto-exclusion psychique ………………………………………….…….…..21
3- Reconnaissance et stigmatisation : deux notions au cœur de la souffrance sociale
a- La stigmatisation, un mécanisme à l’œuvre à l'égard des personnes en situation de précarité
……………………………………………………………………...……………….23
b- La reconnaissance sociale, un enjeu essentiel du rapport à soi …………………….24
Troisième partie : La souffrance psychosociale sous le prisme de l’accès aux droits
1- La non-demande, un écho de la souffrance psychosociale ?
a- Accès aux droits, non-recours et non-demande, de quoi parle-t-on ? ……………...25
b- Une absence de demande comme symptôme de souffrance ? ………………….…..27
2- Le rapport aux institutions, un facteur de souffrance ?
a- La reconnaissance au sein de l’institution : confrontation à une image négative de soi ?
…………………………………………………………………………….……..….29
b- L’insertion : des parcours difficiles et une autonomie parfois mise à mal ….……...31
3- La souffrance psychosociale : un phénomène qui impacte les professionnels du
social dans leur rôle
a- Travailleur social, une place paradoxale …………………………………………..35
b- Des tensions à l'origine d'un mal-être chez les professionnels …………………….36
Problématisation ………………………………………………………………………….37
Bibliographie ……………………………………………………………………………...50
Annexe 1…………………………………………………………………………………… I
Annexe 2 …………………………………………………………………………………...II
Annexe 3 …………………………………………………………………………………...V
Introduction
Selon Frédéric de Rivoyre, psychanalyste, « la souffrance psychique reste l’expérience la
mieux partagée au monde»1. C’est de cette souffrance dont j'ai choisi de parler dans mon mémoire,
et plus particulièrement la souffrance psychique d’origine sociale, qualifiée alors de souffrance
psychosociale, que nous définirons plus précisément dans la suite de ce mémoire.
Pour commencer, je souhaiterais revenir sur le cheminement qui m’a conduit à vouloir
explorer ce thème de recherche. Ce sont d’abord certaines observations et questionnements issus de
mes deux premiers stages qui m’ont, plus tard, amenée à me poser la question de la souffrance
d'origine sociale.
Mon stage de première année s’est déroulé dans un Centre médico-psychologique, qui
s'inscrivait donc dans le champ de la psychiatrie ambulatoire. J’avais pu observer lors de ce stage
que chez le public accueilli, la problématique de précarité était bien souvent présente et avait une
influence sur la problématique de santé mentale ou de souffrance psychique. De la même manière,
la santé mentale pouvait avoir un impact sur la problématique de précarité, avec par exemple des
difficultés d'accès à l'emploi liées à la pathologie, ou à la souffrance psychique, qui précarisaient la
situation des personnes.
Ainsi, les problématiques psychiques pouvaient engendrer de la précarité, mais à l'inverse, la
précarité pouvait elle aussi être génératrice de souffrance et influer sur l'état de la personne à
différents niveaux. Les soignants faisaient ce constat, mais en tant qu’assistantes de service social
nous pouvions également observer cela. Par exemple, l’angoisse que pouvait générer chez les
personnes le fait d’aller chercher le courrier et de recevoir régulièrement des lettres de relance en
était l’une des manifestations. Mes premiers questionnements sur le lien entre précarité et
souffrance psychique ont donc émergé à partir de ces expériences.
Dans un second temps, au Département, mes expériences ont également suscité des
questionnements qui, de manière plus indirecte, m’ont amenée à choisir ce sujet. J’ai notamment pu
assister au rendu d’un projet qui avait été réalisé par un groupe d’échange animé par des
professionnelles du service. Il s’agissait d’affiches sur lesquelles les participants avaient pu, entre
autres, exprimer ce que leur renvoyait le fait d’être en position de demander de l’aide, d’être
bénéficiaires de minima sociaux, sans-emploi, ou d’avoir de faibles ressources. J’ai été interpellée
par les ressentis des personnes, qu’elles exprimaient avec des mots assez durs et dont je n'avais
parfois pas conscience sur le terrain car elles ne l’exprimaient pas forcément dans
1 Sous la direction de Frédéric de Rivoyre, Souffrance psychique : une souffrance ordinaire ?, L'Harmattan, 1998,
p.14
1
l'accompagnement, ou pas de la même manière. Par la suite, je me suis donc questionnée sur ce que
renvoyaient les institutions aux personnes (le Département, la Caisse d’Allocation Familiales, Pôle
Emploi, etc.) et plus tard ce questionnement a ouvert sur la question de la souffrance psychosociale,
au sens large.
Concernant les représentations initiales que j’avais de cette question avant de débuter mes
recherches, la souffrance psychosociale s’apparentait pour moi au ressenti douloureux que les
personnes peuvent vivre à cause de leur situation sociale. Ce ressenti était donc lié pour moi au
sentiment d’exclusion ou à ce que les institutions, et plus largement la société, pouvaient renvoyer à
ces personnes. Au-delà de la question de l’image renvoyée, je reliais aussi cette question à celle de
la pauvreté, qui engendre des contraintes matérielles et financières et des conditions de vie pouvant
être difficiles, et favorise donc la naissance d’un sentiment de mal-être.
Je voyais également deux types de problématiques liées à la question de la souffrance
psychosociale : d’une part les situations pour lesquelles la précarité sociale est à l’origine de la
souffrance, et d’autre part les situations pour lesquelles la précarité sociale vient ajouter un vécu
douloureux à une souffrance, voire à une pathologie, déjà présente pour la personne. Ces deux
problématiques pouvant donc être rencontrées aussi bien dans les services de soins que dans les
services sociaux. Dans la réalité, il m'est apparu que les choses sont beaucoup plus nuancées et que
ces deux dimensions sont parfois mêlées.
Ainsi, c'est le lien entre souffrance et précarité que j'ai choisi d'explorer. J'ai donc débuté
mon travail de recherche avec cette question de départ :
« Dans quelle mesure les situations de précarité peuvent-elles engendrer chez les
personnes qui les vivent de nouvelles formes de souffrances psychiques ? »
Pour moi, cette question mêle à la fois l’individuel, le personnel, et le collectif, le sociétal.
Elle croise les champs disciplinaires de la sociologie et de la psychologie, tout en trouvant écho
dans les politiques publiques et le champ médico-social.
Par
ailleurs,
la
souffrance
psychosociale
touche
à
deux
aspects
quasiment
« incontournables » dans la pratique d’une assistante sociale, à savoir la souffrance de l’autre et sa
situation sociale (en l’occurrence la précarité). Ainsi, ce thème de recherche pourra m’être utile à
plusieurs niveaux dans ma future pratique. Il peut d’abord permettre de cerner cette question dans sa
globalité, et notamment sur les facteurs de cette souffrance, le processus qui y conduit et ce qu’elle
fait vivre aux personnes, ce qui peut amener une meilleure expertise professionnelle et une
2
compréhension plus fine de ce phénomène. Étudier ce thème est également une manière de mieux
connaître et de pouvoir questionner les pratiques autour de la question, et éventuellement d’avoir
des outils, en termes de connaissances théoriques et empiriques, permettant d’accompagner au
mieux les personnes concernées et de ne pas alimenter leur souffrance sans en avoir conscience.
Enfin, la question de la souffrance psychosociale n’implique bien sûr pas seulement les travailleurs
sociaux mais doit prendre en compte des enjeux sociétaux. Le travail de recherche pourrait donc
permettre de mieux situer l'action des professionnels du social auprès des personnes dans un
contexte sociétal.
Dans mon mémoire, nous tenterons donc de voir donc dans une première partie en quoi la
souffrance psychosociale est une notion émergente qui interroge les professionnels. Je présenterai
dans un second temps des éléments allant vers une compréhension contextualisée du phénomène,
puis, en troisième partie, je tenterai d'étudier la souffrance psychosociale sous le prisme de l’accès
aux droits. Enfin, je présenterai ma problématisation.
Ce plan tend à retraduire le cheminement que j'ai effectué lors de mon travail de recherche.
En effet, j'ai d'abord voulu mieux appréhender les contours de la notion de souffrance
psychosociale, ainsi que les notions qui s'y rapportent, des éléments de contexte, et certains
problèmes soulevés, ce que j'ai présenté dans ma première partie. J'ai ensuite voulu me concentrer
sur la dimension sociale et sociétale de mon sujet, tout en revenant sur la notion de disqualification
sociale, qui me paraît centrale ici, et en abordant également de nouvelles notions ayant émergées au
cours de mon travail de recherche. C'est l'objet de ma deuxième partie, qui comprend également une
lecture de la souffrance psychosociale à travers une approche de la clinique psychosociale. Enfin,
j'aborde dans ma troisième partie, l'axe de recherche principal vers lequel j'ai choisi d'orienter mon
travail suite à une première phase de recherche plus généraliste, à savoir la question de l'accès aux
droits. J'y aborde donc le rapport aux institutions du secteur sanitaire et social, et aux
professionnels, qui m'avait dans un premier temps interpellée avant mon travail de recherche, et
vers lequel je suis finalement revenue. J'y aborde également inévitablement la place des
professionnels au sein de cette problématique.
Ainsi, avant de développer ma première partie, je vais présenter ma méthodologie de
recherche pour la réalisation de ce mémoire.
3
Méthodologie de recherche
Dans un premier temps, j'ai initié ma démarche par un travail de recherches théoriques par le
biais desquelles j'ai cherché à mieux cerner mon sujet et ses enjeux. Il existe de nombreux ouvrages
sur la question, je me suis donc appuyé sur certains d'entre eux, tels que Répondre à la souffrance
sociale écrit sous la direction de Michel Joubert et Claude Louzon 2, Souffrances sociales.
Philosophie, psychologie et politique d'Emmanuel Renault3, ou encore Souffrance psychique : une
souffrance ordinaire ? écrit sous la direction de Frédéric de Rivoyre4. Je me suis également servie
d'articles sur le sujet, ou d'autres documents tels que par exemple des rapports. J'ai effectué la
plupart de mes recherches grâce au centre de ressources documentaires de mon établissement de
formation ainsi que par Internet. Dans un premier temps, j'ai privilégié les sources traitant
directement de la souffrance psychosociale de façon, d'une part, à mieux appréhender la notion que
je souhaitais traiter, et d'autre part, à dégager de nouvelles pistes de recherche et de questionnement.
Cette phase d'enquête théorique m'a donc permis de constituer une base à mon travail de recherche
et à ma réflexion.
J’ai ensuite engagé une phase de recherche empirique par le biais d’entretiens avec plusieurs
personnes, neuf en tout5. Je me suis pour cela appuyée sur un guide d’entretien, qui a évolué tout au
long de ma phase de recherche6. En effet, je l’ai retravaillé en fonction des observations que j’ai pu
faire en l’expérimentant, mais également au cours de l’évolution de mon cheminement, car mes
questionnements n’étaient plus forcément les mêmes au fur et à mesure de l’avancée de mon travail.
J’adaptais également mes questions en fonction de mes interlocuteurs et des thèmes sur lesquels ils
pouvaient ou non m’apporter des informations. L’objectif étant le recueil d’éléments à la fois
théoriques, empiriques, et de positionnement, grâce aux connaissances théoriques et pratiques des
personnes interrogées, à leurs constats, leur expérience, et leurs avis et points de vue sur certaines
questions.
Concernant la méthode utilisée lors de la démarche empirique, il s’agissait donc d’entretiens
non directifs. J’ai utilisé mon guide comme base pour les échanges, afin de disposer d’un fil
conducteur reprenant les principaux thèmes et questions à aborder pour moi, mais la méthode nondirective m’a permis d’avoir une certaine souplesse dans l’entretien. En effet, bien que le guide
m’ait servi de base j’ai également pu m’en détacher pour pouvoir rebondir sur les propos de mon
2 Sous la direction de JOUBERT Michel, LOUZOUN Claude, Répondre à la souffrance sociale, Erès, 2005
3 RENAULT Emmanuel, Souffrances sociales. Philosophie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, 2008
4 Sous la direction de DE RIVOYRE Frédéric, Souffrance psychique : une souffrance ordinaire ? éditions l’Harmattan,
1998
5 Voir ANNEXE 1
6 Voir ANNEXE 2
4
interlocuteur, éventuellement réorienter l’entretien en fonction des éléments qui émergeaient, ou
encore aborder l'une des questions prévue par mon guide de manière différente.
Ainsi, au cours de son évolution, mon guide d'entretien a permis d'aborder des questions
autour de la nature de la problématique de la souffrance sociale (ses manifestations, les facteurs qui
en sont à l’origine, l’articulation entre ces facteurs, etc.), autour de la souffrance en général (pas
seulement la souffrance psychosociale), de l’influence de la société sur le développement de cette
souffrance (contexte socio-économique, représentations, fonctionnement du système, politiques
publiques, etc), de la prise en charge de cette souffrance, du lien avec le secteur sanitaire et social,
l'accès aux droits et la question du non-recours et de la non-demande, des pratiques professionnelles
et de la place des professionnels et des institutions au sein de cette problématique.
J'ai réalisé les premiers entretiens avec des psychologues : deux psychologues intervenant
dans le cadre du dispositif Revenu de Solidarité Active (RSA) et une psychologue intervenant dans
le centre de santé d'un quartier dans lequel une part importante de la population a des ressources
modestes. J’ai choisi de rencontrer dans un premier temps des psychologues car le champ de la
psychologie revêt une certaine importance dans mon sujet et il m’a paru important de rencontrer des
professionnelles qui, de par leur poste, sont amenées à travailler avec des personnes en situation de
précarité. J'ai supposé que de par leur pratique, elles pouvaient avoir un regard sur les
manifestations de cette souffrance et sur le vécu des personnes.
Par la suite avec un guide d'entretien similaire à quelques détails près, j'ai choisi
d'interviewer une sociologue ayant travaillé sur les questions de souffrances et de discrimination et
intervenant dans des formations en travail social. L'idée était pour moi ici d'avoir un point de vue
sociologique sur mes questions et de pouvoir les aborder sous un angle complémentaire à celui des
entretiens précédents afin d'avancer dans mon travail de recherche.
En évoluant dans ce travail, j'ai fait un lien entre la problématique de la souffrance
psychosociale et celle de la non-demande, et plus largement de l'accès aux droits. J'ai donc décidé
de poursuivre mon enquête exploratoire auprès de chercheurs de l'ODENORE (Observatoire des
non-recours aux droits et services), ce qui m'a orienté vers un axe de recherche plus précis dans
mon thème qui, étant très vaste, peut-être abordé via des angles d'approches variés. J'ai donc
rencontré trois chercheurs, pour lesquels j'ai complété et adapté mon guide d'entretien avec des
questions plus spécifiques sur le non-recours, la non-demande, le rapport avec les institutions, avec
les professionnels, et les politiques publiques. Cela m'a donc permis, d'une part, de vérifier si le lien
entre souffrance psychosociale et accès aux droits était fondé, et d'autre part d'approfondir ces
différentes questions.
Par ailleurs, j'ai aussi rencontré deux professionnelles du champ médico-social. Ainsi, j'ai pu
5
interroger la médecin d'un service d'accès aux soins pour les personnes en situation de précarité
avec qui j'ai repris de manière assez transversale différents points qui avaient pu être abordés dans
les entretiens précédents. Enfin, j'ai pu avoir un temps d'échange auprès d'une Conseillère en
Économie Sociale et Familiale d'un service d'action sociale du Département. Contrairement aux
autres, cet échange ne s'est pas fait sous forme d'entretien semi-directif car il avait pour objet de me
présenter une action collective co-animée par cette professionnelle et l'une de ses collègues. Cette
action collective, centrée sur le thème de l'estime de soi et adressée à des personnes en situation
d'insertion socio-professionnelle, m'a paru intéressante à aborder et j'y reviendrai donc plus loin
dans mon mémoire.
Pendant et après la phase de recherches empiriques, j’ai complété toutes les données
recueillies avec d’autres apports théoriques, en lien avec des éléments qui avaient pu émerger lors
de cette démarche, avec des pistes que les personnes rencontrées ont pu me donner, ou simplement
avec des questions qu’il m’a semblé pertinent d’explorer ou d’approfondir si cela n’avait pas été fait
lors de mes recherches initiales. Cela m'a par exemple amenée à m’intéresser aux travaux d'Alain
Ehrenberg7 autour de la question de la responsabilité et de la dépression, de Didier Fassin 8, à propos
des lieux d'écoute, ou encore d'Axel Honneth9, sur la reconnaissance.
Toute cette démarche exploratoire m'a donc permis de pouvoir cheminer dans la réflexion et
l'analyse autour de ma question de départ «Dans quelle mesure les situations de précarité peuventelles engendrer chez les personnes qui les vivent de nouvelles formes de souffrances psychiques ?».
7 EHRENBERG Alain, La fatigue d'être soi. Dépression et société. Odile Jacob, 2000
8 FASSIN Didier, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte
9 HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio, 2013
6
Première partie : La souffrance psychosociale, une notion émergente qui interroge les
professionnels
1-Précarité et souffrance psychique, des notions liées.
a- La notion de souffrance psychosociale
Pour commencer, il me semble important de définir les différents termes qui ont trait à la
problématique que j'ai choisi d'explorer. Ainsi, nous pouvons d'abord dire que la souffrance
psychosociale, apparaît comme une forme de souffrance psychique, non psychiatrique, d’origine
sociale. Le terme psychosocial désigne ce qui est relatif à l’interaction entre les faits psychologiques
et les faits sociaux, ce qui relève de la psychosociologie 10, tandis que le terme de souffrance désigne
un état prolongé de douleur physique ou morale 11. Il s'agit d'une notion subjective, qui ne se mesure
pas. Didier Fassin, sociologue, anthropologue et médecin, définit la souffrance psychosociale
comme « une manière particulière de souffrir par le social, d'être affecté dans son être psychique
par son être en société »12. Jean Furtos, le psychiatre fondateur de l’Observatoire national des
pratiques en santé mentale et précarité (ORSPERE), spécialisé dans la clinique psychosociale,
explique quant à lui que le terme de souffrance est employé car on parle « d’une douleur
d’existence, d’une souffrance qui peut certes accompagner une douleur organique mais aussi
l’humiliation, le mépris social, ou pire l’indifférence »13.
Concernant la souffrance, pour préciser cette notion, nous pouvons nous référer par exemple
à la définition de Eric J. Cassel, médecin et auteur, pour qui la souffrance désigne « un état
spécifique de détresse qui apparaît quand l’intégrité de la personne est mise à mal » 14(1982). Selon
lui, la souffrance comprend trois dimensions : la douleur physique, la détresse psychologique et le
questionnement spirituel15.
Pour ce qui est de la notion de souffrance psychique, celle-ci désigne une souffrance qui se
rapporte au psychisme, c'est-à-dire à « l'ensemble, conscient ou inconscient, considéré dans sa
10
11
12
13
CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr
Larousse, www.larousse.fr
FASSIN Didier, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004
FURTOS Jean, « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n°11, 2007,
pp.24-33
14 DANEAULT Serge, Souffrance et médecine, Presses de l'Université du Québec, 2006, 158p, Préface de CASSEL J.
Eric
15 Ibid.
7
totalité ou partiellement, des phénomènes, des processus relevant de l'esprit, de l'intelligence et de
l'affectivité et constituant la vie psychique. »16.
Ainsi, en ce qui concerne la souffrance psychique, on peut dire que cette notion désigne un
état de mal-être. Elle n’est donc pas une maladie mentale ni une pathologie, bien que certaines
formes de souffrances psychiques puissent être ou devenir aliénantes. La notion de maladie
mentale, en revanche, s’inscrit bien dans le champ de la souffrance psychique. L’intensité de la
souffrance psychique ainsi que ses conséquences et ses manifestations sont variables d’un individu
à l’autre. Toutefois, dans l’ouvrage Répondre à la souffrance sociale écrit sous la direction de
Michel Joubert et Claude Louzon17, des éléments récurrents des manifestations de la souffrance
psychique dans la relation sont pointés. On noterait alors par exemple que celle-ci peut être à
l’origine d’un désinvestissement de la vie ordinaire (ne plus payer son loyer, par exemple) et plus
largement d’une inhibition à agir. Elle peut aussi provoquer une perte de lien social, dont la
qualification varie selon les auteurs (déliaison, désaffiliation, désocialisation, désinsertion…), et une
difficulté à s’inscrire dans le présent.
Durant mes entretiens, j'ai pu m’apercevoir que certains professionnels n'étaient pas
nécessairement à l'aise avec le terme de souffrance psychosociale. L'un des chercheurs de
l'ODENORE, le troisième que j'ai rencontré, s'est montré critique envers l'usage qui était parfois fait
de ce terme par les professionnels, ou dans certains travaux tels que par exemple ceux de
l'ORSPERE (Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité), dont nous
reparlerons plus tard. Selon lui l'usage de la notion de souffrance psychosociale tendrait parfois à
disqualifier les personnes, et à interpréter leurs difficultés davantage sous l'angle de freins
individuels que par rapport à des facteurs environnementaux. Pour citer ses propos : « je ne suis pas
très à l’aise avec ce terme [souffrance psychosociale], mais notamment dans l’usage qui en est fait
et la manière dont il est perçu. C’est-à-dire que j’ai le sentiment que ce terme-là, il est employé, par
les travailleurs sociaux notamment dans une visée qui a tendance à venir finalement disqualifier les
personnes dans leurs capacités, dans leur situation… et à venir finalement […] avoir une vision un
peu fataliste et déterminée sur les individus, assez souvent. Donc c’est plutôt ça qui a tendance à
me déranger. Notamment, je pense plutôt aux approches des personnes de l’ORSPERE. Même s’il y
a tout un tas de choses qui m’intéressent fortement dans ce qu’ils font, mais dans l’usage qui en est
fait, je trouve qu’il y a une espèce de fatalité portée sur les personnes, où d’un coup les causes de
leur situation viendraient en grande partie d’elles-mêmes, et qui ne renvoie que très peu aux
éléments qui sont des facteurs extérieurs. ». Ici, ce n'est donc par le terme de souffrance
16 CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr
17 Sous la direction de JOUBERT Michel, LOUZOUN Claude, Répondre à la souffrance sociale, Erès, 2005
8
psychosociale en lui-même qui est critiqué mais plutôt l'usage et la lecture pouvant en être faits, et
mettant parfois davantage l'accent sur les facteurs individuels intervenants dans cette problématique
que sur les facteurs sociaux et environnementaux.
Par ailleurs, d'autres personnes interrogées, sans être ouvertement critiques, se sont montrées
sur la réserve vis-à-vis de cette notion. Lorsque je l'ai interrogée sur les manifestations de cette
souffrance, la médecin que j'ai rencontré a par exemple insisté sur le fait que les personnes en
situation de précarité souffraient « comme tout le monde » en indiquant qu'il n'y avait pas de
différence psychique, et que ça n'allait pas forcément de soi pour tout un chacun, notamment dans le
champ de la clinique psychosociale. Elle a également souligné qu'aller mal face à des difficultés
comme celles que les personnes en situation de précarité peuvent traverser était une réaction
« normale ».
Ces éléments empiriques nous indiquent donc qu'il y a différentes manières de penser et
d'interpréter cette notion et ces termes de souffrance psychosociale, et qu'il faut être vigilant au fait
que ceux-ci n'aient pas une visée, ou une conséquence, de disqualification ou de discrimination
envers les personnes.
b- La notion de précarité
Une autre des notions importantes que je souhaite définir est celle de la précarité. En effet,
elle apparaît comme étant l'un des facteurs importants du développement de la souffrance
psychosociale et, de plus, constitue l'une des notions centrales dans ma question initiale. Ainsi,
selon le Larousse, la précarité désigne ce « qui n'offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut
toujours être remis en cause »18.
En 1987, le rapport Wresinski Grande pauvreté et précarité économique et sociale va
donner une définition de la précarité. Ainsi, la précarité serait « l’absence d’une ou plusieurs des
sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs
obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux.
L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins
graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de
l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des
responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible » 19. On peut
donc dire que la précarité est caractérisée par une situation de fragilité et d’instabilité. Bien qu’elle
18 Larousse, www.larousse.fr
19 WRESINSKI Joseph, Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, 1987
9
y soit liée, elle se distingue de la notion de pauvreté, qui elle est mesurable. On peut donc être
précaire sans nécessairement être en situation de pauvreté. Par ailleurs, il est important de noter que
la précarité n’est pas seulement matérielle mais qu’elle peut également être psychologique, et
existentielle.
Le psychiatre Jean Furtos a proposé une réflexion sur les différents cas de figure de
souffrance psychique pouvant se manifester dans les situations de précarité. Pour comprendre son
approche, il faut tout d’abord définir ce qu’est un objet social afin de comprendre de quelle manière
est envisagée la précarité chez lui. Jean Furtos explique que l'objet social désigne quelque chose de
concret, tel que par exemple le travail, l’argent, les biens, la formation, les diplômes, etc, qui donne
un statut, une reconnaissance d’existence et qui est idéalisé dans le système de valeurs d’une société
donnée. C’est la perte réelle ou la perte potentielle de ces objets sociaux qui amène à une situation
de précarité pour l’individu20. Le fait de vivre dans une société dite précaire, peut donc engendrer
chez les individus des mécanismes ayant une influence sur eux. Nous reviendrons un peu plus loin
sur l'approche développée par J. Furtos à ce propos.
On notera par ailleurs que dans l’ouvrage Répondre à la souffrance sociale, l'idée de perte et
la notion d'objet social sont également présentes. Ainsi dans cet ouvrage, une société précaire se
définit par « la pensée omniprésente de la perte possible ou avérée des objets sociaux ; la peur de
perdre, une fois installée, draine la perte de confiance en soi-même et en autrui, en l’avenir et dans
la société. L’individu d’une société précaire a perdu confiance »21.
Je vais maintenant présenter quelques repères historiques afin de mieux contextualiser les
notions que nous avons évoquées jusqu'ici.
2- Une prise en compte croissante de nouveaux phénomènes liés aux évolutions sociales
et sociétales
a- La précarité, une « pauvreté nouvelle »
La notion de précarité a commencé à émerger en France dans les années 1970-80 en lien
avec la situation socio-économique du pays. En effet, à partir du choc pétrolier de 1973, la crise
s’amorce, la situation socio-économique du pays se dégrade et le chômage augmente, laissant
20 PREVOST Marianne, La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos, Santé conjuguée n°48, 2009, pp.77-81
21 Sous la direction de JOUBERT Michel, LOUZOUN Claude, Répondre à la souffrance sociale, Erès, 2005
10
apparaître de nouvelles formes de pauvreté. Parallèlement à l’augmentation du chômage, les jeunes
peinent à entrer sur le marché du travail, les emplois deviennent plus précaires avec le
développement de l’intérim et des contrats à durée déterminée, et les individus ne disposent donc
plus de la même sécurité de l’emploi que pendant les Trente Glorieuses.
Ainsi, c’est d’abord dans le domaine des politiques publiques que la précarité est évoquée.
En 1981, le rapport Oheix, Contre la pauvreté et la précarité- 60 propositions 22 est publié. Il établit
une distinction entre « pauvreté traditionnelle » et « pauvreté nouvelle », la pauvreté traditionnelle
étant celle des populations marginalisées, parfois depuis plusieurs générations, et la pauvreté
nouvelle celle des populations insérées mais vulnérables et exposées à un processus d’exclusion
progressive, c’est-à-dire précaires. Quelques années plus tard, c’est le rapport Wresinski Grande
pauvreté et précarité économique et sociale 23 qui va donner la définition de la précarité que nous
avons cité précédemment.
b-La souffrance psychique d'origine sociale, émergence d'une nouvelle question
sociale ?
La question de la souffrance psychosociale est mise en lumière dans les années 1990.
Auparavant, il en avait déjà été question dans l'ouvrage de Freud Malaise dans la culture, par
exemple, qui affirmait que la souffrance la plus difficile à supporter pour le sujet humain était celle
qui avait pour origine les autres hommes, et que celle-ci était liée à « la déficience des dispositifs
qui règlent les relations des hommes entre eux » 24, comme par exemple la famille, l’Etat, la société,
etc.
En 1994, le premier colloque français sur la question de la souffrance psychosociale est
organisé par le Centre Hospitalier Spécialisé le Vinatier, il s’intitule Déqualification sociale et
psychopathologie ou devoirs et limites de la psychiatrie publique. En 1995 est publié un rapport dit
Strohl-Lazarus25, qui aborde le problème de la souffrance psychique en la qualifiant de « souffrance
qu’on ne peut plus cacher ». Le rapport, initié à la suite des interpellations des acteurs sociaux, qui
se trouvaient confrontés à de nouvelles formes de souffrances, tente de définir et d’analyser le
problème de la souffrance psychique des personnes vulnérables sur le plan socio-économique. Il
prend appui sur les témoignages et la participation d’acteurs sociaux, qui évoquent une souffrance
affectant le psychisme, non-psychiatrique mais d’origine sociale. A la suite de cette publication, des
22
23
24
25
OHEIX Gabriel, Rapport Contre la pauvreté et la précarité- 60 propositions,1981
WRESINSKI Joseph, Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, 1987
FREUD Sigmund, Le Malaise dans la culture, Presses Universitaires de France, 2010
STROHL-LAZARUS, Rapport une souffrance qu'on ne peut plus cacher, par le groupe de travail Ville, santé
mentale, précarité et exclusion sociale,1995
11
recherches-actions sont menées sur cette question. C’est à l’occasion de l’une d’elles, effectuée en
1999 avec les CHRS de la région Rhône-Alpes, que la notion de clinique psychosociale apparaît.
Trois ans plus tôt, en 1996, Jean Furtos, psychiatre, fonde à la suite de nombreux travaux et
réflexions collectives, l’Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport
avec l’exclusion (ORSPERE), aujourd’hui dénommé Observatoire national des pratiques en santé
mentale et précarité. Cette clinique psychosociale, dont les travaux s'intéressent à la souffrance
psychique transparaissant dans les lieux du social, apparaît comme une source de réflexions autour
de la question de la souffrance psychique d'origine sociale. L'apparition de cette clinique est liée aux
évolutions de la société et aux bouleversements qu’elles impliquent à l’échelle individuelle. Elle
cherche à comprendre ce phénomène nouveau et à en dégager des éventuelles réponses pour y faire
face.
Par la suite, la question de la clinique psychosociale traverse quelques évolutions, nous
pouvons en citer quelques unes. En 2000, le champ de la clinique psychosociale s’étend de la
précarité sociale au traumatisme psychique au travail, tandis qu'en 2001, la question la santé
mentale commence à être davantage prise en compte à l’échelle locale, avec la mobilisation de
certains maires et élus de proximité autour de ces problématiques. L'année suivante, en 2002, le
dispositif du Revenu Minimum d’Insertion (RMI), évolue en instaurant un accompagnement
individualisé pour les bénéficiaires. Il est possible d'y voir un effet de reconnaissance de l’individu
dans sa singularité qui, s’il n’existe pas, peut être facteur de souffrance psychique. Toutefois, et
nous le verrons plus loin dans ce travail, les évolutions des politiques publiques autour de l'aide
sociale, et notamment autour des dispositifs dits d'activation, ont aussi entraîné des changements qui
ne vont pas nécessairement de pair avec une atténuation des souffrances sociales.
3- Un phénomène complexe qui suscite des questionnements
a- Différents champs professionnels face à un problème difficile à appréhender
La problématique de la souffrance psychosociale peut apparaître dans différents champs
professionnels. Sa nature complexe la rend parfois difficile à identifier et à appréhender par les
professionnels.
Lorsque la clinique psychosociale a commencé à se développer, c’est d’abord le malaise des
intervenants qui avait interpellé, et attiré l’attention sur la question. Jean Furtos raconte par exemple
qu’il a décidé de fonder l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité à la suite
de l'interpellation d’une soignante : « M. Furtos, il faut nous aider à comprendre : il y a de
12
nouveaux patients dans les centres médico-psychologiques et nous ne savons pas comment les
aider, ils ne souffrent plus comme avant »26.
Ainsi, la souffrance psychique d’origine sociale se manifeste dans le champ de la santé
mentale et de la psychologie mais aussi, comme nous l’avons vu, dans les lieux du social, qui sont
d’ailleurs des lieux où l’angoisse de la perte des objets sociaux se fait plus forte. Que ce soit dans le
domaine du soin ou du social, cette « nouvelle manière de souffrir » demande donc aux
professionnels de tenter de la comprendre, pour pouvoir mieux l’accueillir et accompagner les
personnes.
Par ailleurs, et c’est là l’un des problèmes majeurs posés par cette problématique, les
symptômes de cette souffrance peuvent mettre les professionnels du social en difficulté.
L’agressivité par exemple, ou encore la honte, le manque d’énergie, les conduites d’échec à
répétition, etc, sont autant de manifestations de la souffrance auxquelles les professionnels sont
confrontés. Ils peuvent alors parfois interpréter ces symptômes, non pas comme des conséquences
d’un dysfonctionnement du système engendrant une souffrance, mais comme appartenant à la
personnalité de la personne prise en charge ou accompagnée.
Dans ce contexte, on note que la clinique psychosociale trouve parfois davantage d’écho
auprès des professionnels du social ou des psychologues, qui y voient là une manière d’établir un
lien avec le champ du sanitaire là où leurs champs disciplinaires ne leur donnent pas toujours le
sentiment d’avoir les moyens de répondre aux problématiques qu’ils rencontrent.
On peut relever que les professionnels du champ médical sont eux aussi confrontés à cette
problématique émergente. En dehors du champ de la psychiatrie, le mal-être social s’exprime
souvent de manière détournée. En effet, c’est souvent par le recours au généraliste, ou par des
consultations pour des raisons somatiques que la souffrance sociale se manifeste. Ainsi, les
médecins généralistes sont souvent sollicités lors de consultations où ce sont essentiellement
l’angoisse, la solitude et le sentiment d’être dépassé qui s’exprime. Bien qu’elle soit plutôt
l’apanage des milieux plus aisés, la consommation de psychotropes est aussi l’une des
manifestations de cette souffrance existentielle. Toutefois, on note que l’angoisse des personnes les
plus démunies s’exprimera davantage sous forme somatique, à l’hôpital ou chez les généralistes,
tandis que celle des plus aisées se traduira par une consommation de psychotropes. Cette spécificité
s’explique par une préférence culturelle des milieux modestes à l’expression de la souffrance sous
forme somatique plutôt que psychologique. Le rapport Strohl-Lazarus27 relevait même que
26 PREVOST Marianne, La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos, Santé conjuguée n°48, 2009, pp.7781
27 STROHL-LAZARUS, Rapport une souffrance qu'on ne peut plus cacher, par le groupe de travail Ville, santé
mentale, précarité et exclusion sociale,1995
13
fréquemment les allocataires de RMI ne faisaient pas prendre en charge cette souffrance par le
système médical, ne considérant pas qu’elle puisse relever d’un médecin, qu’il soit psychiatre ou
généraliste. Pour les professionnels, cette absence de demande pose un obstacle évident dans la
prise en charge de cette souffrance.
La souffrance psychosociale est donc un phénomène complexe qui interroge sur les réponses
à apporter du fait de son caractère multidimensionnel.
b- Une problématique multidimensionnelle qui questionne les réponses à apporter
Il est indéniable que pour des personnes en souffrance, quelque soit l'origine de leur
souffrance, y compris dans des situations de souffrance d'origine sociale, trouver un lieu d'écoute,
éventuellement psychologique, peut être bénéfique, et apporter un mieux-être, même si la démarche
touche à la personne dans son individualité et pas à son environnement, potentiellement générateur
de souffrance. Cela peut-être, entre autres, un moyen de (re)prendre confiance, de faire appel à ses
ressources pour faire face à sa situation ou encore de travailler des problématiques personnelles.
Toutefois, face à la « double dimension » de la problématique de la souffrance
psychosociale, psychologique et environnementale, il existe des questionnements autour des
facteurs à l'origine de la souffrance mais aussi, et surtout, autour des réponses à y apporter.
Ainsi, par exemple, le versant psychologique de cette problématique pose parfois le
problème de savoir si la souffrance psychique manifestée doit être rapportée à un mauvais état de
santé mentale, ou à un mal-être en lien direct avec les conditions de vie. Le risque serait alors de
voir « psychiatriser » certaines problématiques alors que celles-ci seraient directement liées au
contexte socio-économique de la personne, et ne pourraient se résoudre sans une amélioration de ce
contexte, des conditions de vie ou du statut social. Dans le même ordre d'idées, le rapport StrohlLazarus28 soulève par exemple qu’il est complexe pour les praticiens d’évaluer si les symptômes
d'une personne relèvent d’une dépression ou simplement d’un état de désespérance, or, cela ne
nécessite pas le même traitement. Parallèlement à cela, on note que plus une personne va mal sur le
plan psychique, plus sa capacité à demander de l’aide est fragilisée. Face au malaise des
professionnels, le risque pourrait être d’assister à un renoncement de leur part, au motif de ne pas
assumer à une échelle individuelle un problème qui serait considéré comme politique.
Le sociologue, anthropologue et médecin Didier Fassin interroge quant à lui les
conséquences des dispositifs d'écoute psychologiques proposés aux personnes en difficulté dans le
28 STROHL-LAZARUS, Rapport une souffrance qu'on ne peut plus cacher, par le groupe de travail Ville, santé
mentale, précarité et exclusion sociale,1995
14
cadre des politiques publiques. Ceux-ci permettraient selon lui à l'action publique, en écoutant la
souffrance générée par les inégalités sociales chez les personnes, de faire passer lesdites inégalités
au second plan des préoccupations politiques. Il évoque un « traitement compassionnel de la
question sociale »29 et reproche aux politiques publiques de faire ainsi preuve, par le biais des
dispositifs d'écoute, de « sollicitude plutôt que de solidarité »30. Par ailleurs, bien qu'il puisse être
bénéfique, le soutien psychologique proposé aux personnes aurait également selon lui pour effet
« une injonction à la performance et à la compétence de plus en plus forte sur les individus »31.
La souffrance psychosociale est donc une notion complexe qui interroge professionnels et
politiques publiques. Pour aller plus loin, nous allons maintenant tenter d'apporter des éléments de
compréhension permettant de mieux appréhender ce qui ce qui peut se jouer au cœur de cette
problématique.
Deuxième partie : La souffrance psychosociale, vers une compréhension contextualisée
du phénomène
1- Une souffrance à prendre en compte dans son contexte
a- Un contexte sociétal allant vers une responsabilisation croissante des individus
La notion de souffrance psychosociale exige pour mieux la comprendre de considérer le
contexte sociétal dans lequel elle s'inscrit, et la dimension sociologique qui la caractérise. Une
analyse de la société actuelle et des mécanismes qui s'y jouent peut donc apporter un éclairage sur
notre sujet, ainsi que des éléments de compréhension sur ce qui peut favoriser l'émergence d'un
mal-être chez les individus.
Aussi, concernant l'environnement social et ce qu'il véhicule, nous pouvons évoquer dans un
premier temps la question de la perception de la pauvreté dans la société. En effet, il s'agit d'un
élément important dans la compréhension du contexte social dans lequel évoluent les individus et,
qui plus est, d'un facteur pouvant être déterminant dans le processus de disqualification sociale et
d'émergence de la souffrance.
Depuis les années 1970, des enquêtes sur la question de la pauvreté ont été réalisées en
29 FASSIN Didier, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004
30 Ibid.
31 Ibid.
15
Europe32. Celles-ci mettent en relief deux conceptions prédominantes des causes de la pauvreté. La
première repose sur l'idée que la pauvreté s'explique par la mauvaise volonté de ceux qui la
subissent, elle renvoie donc à l'idée que les personnes en situation de pauvreté le sont du fait d'un
manque de mobilisation de leur part. A l'inverse, la seconde met en avant la question des inégalités
et de l'injustice sociale et se rapporte donc à une vision plus globale de la société et ses
dysfonctionnements. On oppose donc l’idée selon laquelle la pauvreté reposerait sur la
responsabilité individuelle, à celle selon laquelle elle reposerait sur une responsabilité collective et
sociétale, et dans laquelle les pouvoirs publics auraient un rôle à jouer face à cette question. Ces
deux conceptions sont liées à différents courants politiques et idéologiques et se retrouvaient déjà
dès le Moyen-Âge, où les sociétés se partageaient entre la tentation de la compassion envers les
pauvres, perçus comme des victimes de la misère, et celle de leur rejet voire leur élimination
lorsqu’ils étaient jugés paresseux et responsables de leur situation.
En France, au cours des vingt dernières années, le regard de la société sur les personnes en
situation de pauvreté a beaucoup évolué. Dans les années 1980, lorsque la loi sur le revenu
minimum d'insertion (RMI)33 est votée (1988), la majorité des français y sont favorables, ce qui
traduit un sentiment de responsabilité collective au regard du problème de la pauvreté. Aujourd’hui,
l’opinion des français semble s’être durcie et est devenue plus culpabilisante. Ainsi, la proportion de
français interrogés considérant que le RMI encourageait les allocataires à ne pas chercher du travail
est passée de 29% en 1989 à 53% en 200034.
Ces apports peuvent permettre d'amener des éléments de réponse à ma question initiale. En
effet, si quelque soit la perception sociale de la pauvreté celle-ci peut entraîner un vécu douloureux,
les individus peuvent toutefois être impactés de manière plus ou moins dure par le regard que la
société pose sur eux. Dans l’ouvrage écrit sous la direction de Frédéric de Rivoyre, Souffrance
sociale : une souffrance ordinaire ?, le rapport entre la souffrance sociale et nos représentations
collectives est évoqué. Il est exprimé ainsi : « Nos représentations du souffrir sont en partie liées
aux valeurs sociales et culturelles au point même de modifier nos rapports collectifs à l’épreuve :
souffrir de la pauvreté, c’est devenir silencieux, c’est ne plus se dire, c’est occulter l’indicible de la
pauvreté »35.
La question des représentations sociales collectives peut par exemple être mise en lien avec
32 Serge PAUGAM, Les formes contemporaines de la disqualification sociale, CERISCOPE Pauvreté, 2012,
ceriscope.sciences-po.fr
33 Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertiom (RMI)
34 Serge PAUGAM, Les formes contemporaines de la disqualification sociale, CERISCOPE Pauvreté, 2012,
ceriscope.sciences-po.fr
35 Sous la direction de Frédéric de Rivoyre, Souffrance psychique : une souffrance ordinaire ?, L'Harmattan, 1998,
p.85
16
le discours sur la fraude aux prestations sociales qui, selon le second chercheur de l'ODENORE que
j'ai interrogé, « percole » et « s'introduit dans tous les esprits ». En effet, la lutte contre la « fraude
sociale » est souvent portée et mise en avant par les pouvoirs publics. Relayée par les médias, elle
contribue à instaurer un climat de suspicion à l'égard des bénéficiaires de prestations et impacte
l'opinion qui est portée sur eux. Ce même chercheur avance, à propos du climat ambiant autour du
système de solidarité et des aides sociales « Il faut tenir compte aussi de cette ambiance généralisée
aujourd’hui sur la fraude, l’assistanat, etc. Ça marque forcément les esprits et je suis persuadé que
si une enquête était mise en place pour mesurer cela on verrait bien comment ce discours-là,
récurrent, dont on est finalement sans arrêt traversés les uns et les autres joue sur nos
comportements. ». Et si effectivement ce discours « marque les esprits » et « joue sur nos
comportements », on peut aisément se représenter comment celui-ci peut venir nourrir le
phénomène de souffrance psychosociale, en faisant peser sur les personnes en situation de précarité
des jugements négatifs qui peuvent les affecter.
Par ailleurs, toujours à propos de ce qui, au sein du contexte social actuel, peut être
générateur de souffrance, ou de mal-être, j'ai pu constater durant mon travail de recherche, à la fois
sur un plan empirique et théorique, que la question des injonctions sociales pouvait trouver sa place
dans l'étude de la problématique qui nous intéresse. Chaque modèle social comprend son propre
système de codes sociaux, de valeurs et de normes, le non-respect de ces normes pouvant conduire à
la mise à l'écart des individus « déviants », voire à leur rejet. Les injonctions sociales qui traversent
notre société appartiennent à ce système et sont véhiculées par ce même système et par les individus
qui le composent. On peut définir une injonction comme un « ordre, commandement précis, non
discutable, qui doit être obligatoirement exécuté et qui est souvent accompagné de menaces de
sanctions. »36. Ici, on parle ainsi des attentes, implicites ou non, qui pèsent sur les individus au sein
de notre société moderne. Les sanctions évoquées dans la définition pourraient s'apparenter, pour
une personne ne répondant pas à ces injonctions, au manque de reconnaissance de ses pairs, à un
rejet, ou à un sentiment d'auto-dévalorisation. Lors de l'entretien avec la sociologue, j'ai pu
échanger avec elle sur la nature de ces injonctions, parfois porteuses de souffrance pour les
personnes. La sociologue a ainsi parlé d'une « idéologie de compétitivité globale », d'une
« idéologie de performance, de réussite, d’utilité sociale, où chaque individu est convoqué à faire
preuve qu’il a sa place dans la société, qu’il sert à quelque chose, qu’il est productif, compétent,
etc, etc. ». Face à ces notions : réussite, performance, utilité sociale, etc, difficile pour les personnes
en situation de précarité, et/ou sans emploi, de ne pas sentir peser sur elles la norme sociale, à
laquelle elles ne répondent pas. On touche donc là encore à l'un des facteurs potentiels de mal-être.
36 CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Littéraires, www.cnrtl.fr
17
On peut également observer une tendance à l'injonction de responsabilisation individuelle.
En effet, au XVIIIème siècle, la pensée critique des philosophes des Lumières se développe et
trouve écho dans la société37. Progressivement, la reconnaissance de la raison humaine va prendre le
pas sur diverses formes d'autorités qui faisaient alors office de normes (morales, religieuses,
traditionnelles...). Parallèlement à ce détachement des autorités reconnues, et donc, au
développement de la liberté individuelle et à la « possibilité accordée à chacun de maîtriser son
destin et d’améliorer sa vie »38, les individus vont alors se trouver davantage responsabilisés vis-àvis de leur existence. D'après le sociologue Alain Ehrenberg, cette autonomisation culmine à partir
des années 1960, où elle s'étend à tous les domaines de la vie 39. Dans l'un de ces articles, Emilie
Hache, philosophe, attire notre attention sur cette responsabilisation des individus. Celle-ci pourrait
ainsi être perçue comme une « technique de ''gouvernementalité néolibérale'' »40 jouant sur la
confusion entre la promesse « d'empowerment » et « l'assignation d'une prise en charge matérielle
de soi sous peine d’accusation d’irresponsabilité, et ce dans des domaines aussi différents que le
médical, le pénal, le sécuritaire ou le social. » 41. En effet, la responsabilisation, bien qu'allant de
pair avec la liberté, peut aussi amener les individus - notamment quand l'environnement va en ce
sens, - à porter individuellement la responsabilité de leurs problèmes, quand bien même ceux-ci ne
seraient pas de leur fait. Cette idée peut alors être mise en lien avec celle de Didier Fassin que nous
évoquions précédemment à propos de l'action publique et des réponses qu'elle apporte à la
souffrance des publics. En effet, les pouvoirs publics pourraient alors par ce biais, de manière
indirecte, envoyer un message qui ferait quelque part peser la « responsabilité » de leur souffrance
sur ces publics, et ainsi porter moins d'attention sur les facteurs extérieurs de cette souffrance
(contexte socio-économique, précarité, etc), dont la prise en charge relève de l'action publique.
Toujours en lien avec la question de la responsabilité, le sociologue Alain Ehrenberg, dans
son ouvrage La Fatigue d'être soi, propose une analyse de l'évolution de la dépression dans la
société. Il relie celle-ci à la question de la responsabilisation des personnes. En effet, au fil du
temps, avec l'autonomisation des individus et l'évolution de la société et des modes de vie, la
dépression serait devenue selon lui une « maladie de la responsabilité », la « maladie de l'homme
sans guide »42. Il parle d'un passage « d’une société d’obéissance, à l’autorité reconnue, à une
société qui pose des normes incitant chacun à l’initiative individuelle, l’enjoignant à être
37 BIRON Lucie, La souffrance des intervenants : perte d'idéal collectif et confusion sur le plan des valeurs, Cahiers
critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux n°36, 2006, pp.209-224
38 Ibid.
39 EHRENBERG Alain, La Fatigue d'être soi. Dépression et société.Odile Jacob, 2000
40 HACHE Emilie, Article Néolibéralisme et responsabilité, Raisons politiques n°28, 2007, pp.5-9
41 Ibid.
42 EHRENBERG Alain In Entretien TAUBES Isabelle, Dépression : la fatigue de devoir s'assumer,
www.psychologies.com
18
responsable de sa vie : à devenir lui-même.» 43. Ces injonctions pèseraient alors sur les personnes,
qui, essoufflées par l'illusion de la multitude de possibles qui se présentent à elles mais qu'elles ne
peuvent pas maîtriser, pourraient sombrer dans la dépression. Ici, la dépression qu'évoque
Ehrenberg est donc plutôt liée aux bouleversements de la société en profondeur qu'à la pauvreté
elle-même. Cette analyse ne touche pas spécifiquement les personnes en situation de précarité,
toutefois, elle nous permet de mieux cerner en quoi la question de la perte de repères sociaux et
moraux, de la responsabilisation individuelle et des injonctions sociales peut avoir un impact négatif
sur la souffrance. Par ailleurs, il est également intéressant d'observer que le développement du
sentiment de responsabilité personnelle, en faisant vivre aux individus les difficultés sous le prisme
de la honte de soi, de l'inhibition, de la culpabilisation et du sentiment d'échec, ne permet pas de
confrontation sociale (entre classes sociales, avec l'Etat, les institutions, etc.). Les individus en
intériorisant ce que la société leur renvoie, s'attribuent alors la « responsabilité » de leur propre
souffrance, et ne la rapportent pas nécessairement à des causes extérieures. Ce sont leurs propres
« qualités » de personnes qui sont mises en cause.44
Enfin, nous pouvons noter pour finir qu'en 2008, Margaret Chan, directrice générale de
l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) évoquait les effets préoccupants que la crise
économique était susceptible de provoquer chez les individus. Elle déclarait « Nous ne devrions pas
sous-estimer les turbulences et les conséquences probables de la crise financière. Il ne faudra pas
être surpris de voir plus de personnes stressées, plus de suicides et plus de désordres mentaux ».
b- La disqualification sociale selon Serge Paugam, un processus porteur de souffrances
Afin d'approfondir la dimension sociologique inhérente à notre problématique, nous allons
développer dans cette partie la manière dont certains processus sociaux peuvent fragiliser les
personnes se trouvant dans une situation de précarité. Ainsi, pour mon travail de recherche, j’ai
choisi d’apporter un éclairage à partir de la théorie de la disqualification sociale développée par le
sociologue Serge Paugam, dans un ouvrage publié en 199145.
La disqualification sociale renvoie à un processus d’affaiblissement des liens entre
l’individu et la société, qui passe notamment par une perte de protection et de reconnaissance
sociale. Cela engendre une forme de vulnérabilité tant par rapport à l’avenir, qui devient incertain,
43 EHRENBERG Alain In Entretien TAUBES Isabelle, Dépression : la fatigue de devoir s'assumer,
www.psychologies.com
44 PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Compte-rendu EHRENBERG Alain, La Fatigue d'être soi.
Dépression et société, Revue française de sociologie, volume 40, n°4, 1999, pp. 778-780
45 PAUGAM Serge, La disqualification sociale, essai sur la nouvelle pauvreté, Presses Universitaires de France, 5ème
éd., 2013
19
que par rapport aux autres, qui portent un regard négatif sur l’individu concerné. Les conditions
socio-historiques favorisant le développement de ce processus sont « un niveau élevé de
développement économique associé à une forte dégradation du marché de l’emploi ; une plus
grande fragilité de la sociabilité familiale et des réseaux d’aide privée ; une politique sociale de
lutte contre la pauvreté qui se fonde de plus en plus sur des mesures catégorielles proches de
l’assistance »46. Ces éléments déterminants correspondent donc aux évolutions sociétales ayant eu
lieu avec la crise économique, à partir des années 1970.
Serge Paugam évoque dans son travail les personnes en situation de pauvreté, ou de
précarité. Ainsi, le processus de disqualification sociale, s’il concerne souvent des individus ayant
fait l’expérience du chômage, peut aussi toucher des personnes en situation d’emploi, qui en étant
en situation précaire expérimentent également l’affaiblissement des liens sociaux et la crise
identitaire. Serge Paugam développe aussi grâce aux études qu'il a réalisées, les différentes formes
de relations pouvant lier les personnes à « l'assistance » ainsi que les expériences vécues qui y sont
liées. Il présente trois grands types de relations à l'assistance : la fragilité, qui désigne un recours
ponctuel à l'assistance, la dépendance, caractérisée par un recours régulier aux services d'aide
sociale, et enfin la rupture du lien social, qui correspond à une forme de marginalisation. Il faut
toutefois souligner que la notion de disqualification sociale n'est pas synonyme d'exclusion sociale.
En effet, les « pauvres » et travailleurs précaires, bien qu'appartenant à une catégorie socialement
dévalorisée, ne sont pas « hors » de la société, dont ils constituent une part de l'ensemble.
La stigmatisation liée au processus de disqualification sociale et au recours des personnes à
l'assistance est un des axes importants du travail de Serge Paugam. Selon lui, « le fait même d’être
assisté assigne les « pauvres » à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un
stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui »47. On trouve donc là l’une des
composantes principales de ce qui engendre la souffrance d’origine sociale, à savoir le sentiment de
fragilisation identitaire face à la stigmatisation. En effet, lorsqu’ils ne sont plus, ou pas en situation
d’emploi, les individus se retrouvent dans une position qui est socialement dévalorisée. La situation
est comparable pour les personnes étant en situation de précarité, malgré leur emploi. Celles-ci ne
sont pas nécessairement amenées à solliciter les services de l’aide sociale, mais peuvent appartenir
malgré tout à une catégorie socialement dévalorisée, la norme étant l’épanouissement professionnel
et la stabilité de l’emploi.
Ainsi, la théorie de la disqualification sociale selon Serge Paugam touche le public qui nous
intéresse et apporte des éléments de réponse quant aux caractéristiques des situations de précarité
46 PAUGAM Serge, Les formes contemporaines de la disqualification sociale, CERISCOPE Pauvreté, 2012,
ceriscope.sciences-po.fr
47 Ibid.
20
qui peuvent constituer des causes de souffrance. Les personnes sont confrontées à la fois à des
difficultés matérielles, financières, sociales et identitaires. La fragilisation des liens, le stigmate
social ou encore la situation de dépendance à l'aide publique apparaissent comme des facteurs
importants de ce qui, dans les situations de précarité, peut venir les mettre à mal.
Nous allons maintenant voir de manière plus précise comment les difficultés sociales liées à
la précarité peuvent se manifester chez les personnes chez qui elles engendrent une forme de malêtre ou de souffrance.
2- La souffrance psychosociale selon Jean Furtos : de la « zone d'intégration » à l'autoexclusion psychique
J'ai choisi ici de présenter l'une des approches existantes sur la souffrance psychosociale :
celle de Jean Furtos, fondateur de la clinique psychosociale. Elle ne constitue bien sûr pas la seule
analyse pouvant être faite de la souffrance psychique d'origine sociale mais il peut être intéressant
pour avoir un éclairage supplémentaire sur cette problématique de présenter une des lectures
développée par la clinique psychosociale. Ici, le psychiatre expose d'après son expérience
différentes réactions observées face à la perte potentielle ou effective des objets sociaux, que nous
avons définis précédemment. Son approche témoigne des manifestations possibles de la souffrance,
de son articulation avec le contexte social, qui génère de la précarité sous différentes formes, et
intègre le rôle du travail social. Elle apporte par ailleurs des éléments du point de vue de la
psychologie qui sont complémentaires avec les apports sociologiques que nous avons développés
précédemment.
Tout d'abord, à propos de la précarité, nous pouvons noter que selon Jean Furtos, la précarité
dite « normale » fait partie intégrante de l’être humain. En effet, elle se rapporte à l’interdépendance
existentielle des êtres humains, à la nécessité de se sentir reconnu et d’appartenir à un groupe. Le
bon fonctionnement de cette précarité constitutive entraîne un sentiment de triple confiance chez
l’individu : en l’autre, car il est là lorsque l’on rencontre une situation de besoin, en soi, car si
l’autre est présent c’est parce que l’on a une valeur, et en l’avenir, car si une autre situation de
besoin se présente, l’autre pourra être présent à nouveau. En revanche, en fonction du contexte et de
l’histoire personnelle de chacun, cette précarité « normale » peut se transformer en précarité
exacerbée, entraînant ainsi une triple perte de confiance. Cette perte de confiance peut se retrouver à
l’échelle du collectif lorsqu’une société est précarisée, et entraîne chez les individus la peur de la
perte des objets sociaux que nous avions évoquée plus haut.
21
Jean Furtos observe donc à partir de son expérience clinique les différentes manières de
réagir à la perte de ces objets sociaux48.
La première manière d’envisager les choses est qualifiée de « zone d’intégration ». Elle
désigne la façon de réagir des personnes qui vivent relativement convenablement, mais dans une
situation ou la perte des objets sociaux est envisageable, et où l’anticipation de l’avenir est positive.
Ainsi, il y a bien une souffrance, liée à la possibilité de la perte, mais à celle-ci s’ajoute un
sentiment de confiance quant à la capacité de rebondir. Cela rend donc la souffrance supportable. La
deuxième manière de vivre la précarité décrite par Jean Furtos touche également aux cas de figure
dans lesquels la perte de l’objet social est possible mais pas effective. A la différence de la « zone
d’intégration », celle-ci se caractérise par la difficulté à envisager l’avenir autrement que sous un
angle négatif, ce qui entraîne une certaine forme de vulnérabilité. On parle alors de « précarité
exacerbée » et de « zone du stress ».
Les deux autres cas de figure décrit par Jean Furtos concernent les situations ou la perte de
l’objet social a eu lieu. Dans le premier d’entre eux, la « zone de l’assistance et de l’insertion », la
personne entre dans un processus de vulnérabilité, et on observe des manifestations de la souffrance
psychique telles que la honte, le découragement, l’inhibition, etc. Toutefois celles-ci sont
réversibles. En effet, la spécificité de cette « zone » est que la personne peut réagir à la fois à ce qui
est positif et à ce qui est négatif. Le psychiatre souligne alors le rôle des lieux du travail social puisque c’est souvent là que ce type de souffrance se manifeste - et l’importance d’y établir une
relation « de respect et d’aide »49 pour revaloriser la personne. Enfin, dans le dernier cas de figure
évoqué par Jean Furtos, tout ou presque est perdu, y compris ce qui soutient l’estime de soi. On
touche alors à la question de l’exclusion, avec une perte du sentiment de reconnaissance pour la
personne. Peut alors se produire, dans certaines situations, une « auto-exclusion » psychique, c’està-dire que pour ne pas ressentir l’intensité d’une souffrance vécue comme trop douloureuse, la
personne se coupe d’elle-même, et de son ressenti, ce qui peut être assimilé à une aliénation. On
parle alors de syndrome d’auto-exclusion, qui peut être comparé à une disparition du sujet. Elle peut
être associée à une anesthésie physique où même le corps ne ressent plus les souffrances. Ainsi, la
personne passe d’une situation passive (être exclue) à une situation active (s’exclure soi-même). La
perte de courage qui résulte de cette auto-exclusion peut évoluer vers une disparition absolue du
pouvoir d’agir. Pour Jean Furtos, il ne s’agit pas de refoulement, mais d’un « clivage de nature
traumatique, d’une horreur qui ne peut être représentée »50. En effet, il explique que la plus grande
48 PREVOST Marianne, La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos, Santé conjuguée n°48, 2009, pp.77-81
49 Ibid.
50 FURTOS Jean, « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n°11, 2007, pp.2433
22
horreur, pour un être humain, c’est de ne pas être reconnu comme tel par les autres êtres humains.
Pour aller plus loin dans la compréhension du phénomène de souffrance psychosociale, je
vais maintenant présenter deux notions qui sont apparues de manière significative durant mes
recherches et qui me semblent avoir une place importante dans l'analyse de cette problématique.
3-Reconnaissance et stigmatisation : deux notions au cœur de la souffrance sociale
a- La stigmatisation, un mécanisme à l’œuvre à l'égard des personnes en situation de
précarité
La première notion que je souhaiterais aborder, car elle m'a paru importante et assez
présente dans mon travail, est celle de la stigmatisation. Nous reviendrons dessus dans la partie
suivante afin de voir comment cette question s'articule avec la problématique de la souffrance
psychosociale à travers l'accès aux droits, mais tout d'abord je souhaite présenter quelques éléments
permettant de mieux cerner cette notion.
Tout d'abord, notons que la stigmatisation se définit comme « un processus interactif au
cours duquel se définit l'identité d'un individu ou d'un groupe », et qu'elle établit « une ligne de
partage entre les ''normaux'' et les autres »51. Elle fait référence au stigmate, qui lui désigne
« marque visible, signe apparent de quelque chose de pénible, d'accablant ou d'avilissant. »52. Si
aujourd'hui le terme est utilisé en sociologie, historiquement, le stigmate pouvait qualifier un
marquage au fer rouge sur les esclaves, les galériens ou les voleurs.
Erving Goffman, sociologue américain, a théorisé cette notion dans son ouvrage Stigmate,
les usages sociaux des handicaps53. Il y explique que le stigmate ne peut exister qu'à travers les
interactions. Ce n'est pas la caractéristique d'une personne (ou d'un groupe) en elle-même qui va
créer le stigmate, mais la façon dont cette caractéristique est perçue par le groupe « dominant ». La
stigmatisation est donc corrélée au contexte dans lequel évolue la personne ou le groupe stigmatisé.
Une caractéristique stigmatisée dans un contexte donné ne le sera pas nécessairement dans un autre.
Les personnes en situation de précarité peuvent être confrontées à la stigmatisation à travers
diverses caractéristiques : absence d'activité professionnelle pour les personnes sans emploi, statut
de « pauvres » lié à de faibles ressources, recours à l'aide sociale, etc. Le principe de non51 Sous la direction de BARREYRE Jean-Yves et BOUQUET Brigitte, Nouveau dictionnaire critique d’action
sociale, Bayard Jeunesse, 2006
52 CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Littéraires, www.cnrtl.fr
53 GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Les Editions de Minuit, 1975
23
stigmatisation des personnes en situation de pauvreté ou de précarité est d'ailleurs l'un des cinq
principes du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale 54, qui réaffirme le rôle
des politiques publiques dans la lutte contre les difficultés rencontrées par ces personnes.
La stigmatisation est donc un facteur de souffrance pour les personnes, et nous allons voir de
manière plus précise en quoi à travers la seconde notion que je souhaite aborder : la reconnaissance.
b- La reconnaissance sociale, un enjeu essentiel du rapport à soi
J'ai pu remarquer tout au long de mon travail de recherche que la question de la
reconnaissance - et plus particulièrement de la non-reconnaissance pour les personnes en situation
de précarité - était récurrente, à la fois dans le discours des personnes interrogées et dans mes
recherches théoriques, et qu'elle constituait un facteur de souffrance important. Comme pour la
stigmatisation, nous retrouverons cette question dans la dernière partie de ce mémoire mais je
souhaite d'abord y consacrer quelques lignes afin de mieux comprendre ce que l'on peut entendre
par reconnaissance et non-reconnaissance sociale (ou déni de reconnaissance).
Lors de mon entretien avec la sociologue, la question de la non-reconnaissance a été très
présente. Pour elle, une situation produisant de la non-reconnaissance fait référence à « tout
individu qui est confronté à tout un ensemble de traitements qui le concernent, et qui mettent en
doute sa qualité d’homme ». Il y a donc dans sa définition une idée assez violente puisque la nonreconnaissance viendrait affecter l'individu dans ce qu'il est, dans son « statut » d'homme, dans son
humanité.
En effet, en tant qu'êtres humains, nous avons besoin de la reconnaissance de nos semblables
pour pouvoir construire une image positive de nous-mêmes. Cette attente de reconnaissance
traverse les interactions sociales, et permet, lorsqu'elle est comblée, de développer envers soi-même
des attitudes de confiance en soi, de respect de soi et d'estime de soi 55. Axel Honneth, philosophe et
sociologue allemand, a développé dans plusieurs ouvrages sa théorie autour de la reconnaissance. Il
distingue trois principales dimensions : celle de la sphère « intime », personnelle, qui fait référence
aux relations d'amour, ou d'amitié, la dimension juridique, qui elle fait référence aux droits accordés
aux individus, et enfin la dimension de la contribution à la société. Cette dernière dimension fait
appel aux « qualités » particulières de la personne, à sa fonction sociale, qui lui donnent une place
au sein de la société. Elle se réfère donc à un système de valeurs, à un socle culturel commun aux
54 Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, adopté le 21 janvier 2013 par le Comité
interministériel de lutte contre l’exclusion (CILE)
55 IKAHEIMO Heikki, Un besoin humain vital. La reconnaissance comme accès au statut de personne, Open Edition
books, http://books.openedition.org
24
individus de la société concernée. La dimension juridique, elle, se rapporte davantage à la qualité de
personne, qui est universelle.
Axel Honneth écrit : « L’expérience de la reconnaissance est un facteur constitutif de l’être
humain : pour parvenir à une relation réussie à soi, celui-ci a besoin d’une reconnaissance
intersubjective de ses capacités et de ses prestations ; si une telle forme d’approbation sociale lui
fait défaut à un degré quelconque de son développement, il s’ouvre dans sa personnalité une sorte
de brèche psychique, par laquelle s’introduisent des émotions négatives, comme la honte ou la
colère. »56. En effet, le besoin de reconnaissance, s'il est comblé, va contribuer à développer une
image positive de soi. Mais dans le cas contraire, ce rapport positif à son image peut être fragilisé.
Toujours selon Axel Honneth, il n'y a pas de justice sociale sans reconnaissance. Dans le cas qui
nous intéresse, celui des personnes en situation de précarité, le perte de la reconnaissance ou son
évolution peut se retrouver à plusieurs niveaux. Cela peut se traduire par exemple par une
fragilisation ou une perte des formes de reconnaissance positive (le travail, les différents réseaux
familiaux et amicaux, etc.), et donc de ce qui constituait des relations valorisantes pour la personne,
mais également par de nouvelles formes de reconnaissance, dépréciatives cette fois 57, à travers par
exemple le phénomène de stigmatisation, ou encore le vécu des interactions avec les services
sociaux et les institutions. La perte de reconnaissance, ou la reconnaissance dévalorisante,
deviennent alors des obstacles à l'épanouissement des personnes et génèrent de la souffrance.
La reconnaissance apparaît donc comme l'une des questions centrales, au cœur de la
souffrance sociale. Nous allons maintenant voir comment cette question se dégage dans la partie
suivante, qui aborde notre thématique à travers l'accès aux droits, et comment l'accès aux droits et
ce qu'il implique s'articule avec la problématique de la souffrance sociale.
Troisième partie : La souffrance psychosociale sous le prisme de l’accès aux droits
1- La non-demande, un écho de la souffrance psychosociale ?
a- Accès aux droits, non-recours et non-demande, de quoi parle-t-on ?
En avançant dans mon travail de recherche, j'ai choisi de l'orienter plus particulièrement
autour de la question de l'accès aux droits, qui comprend le rapport aux institutions et aux
professionnels. Ce choix s'explique notamment par le fait que l'accès à ces droits même s'il
56 HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio, 2013
57 RENAULT Emmanuel, La reconnaissance au cœur du social, Sciences humaines n°172, 2006
25
concerne tout le monde, me semble particulièrement lié au public qui nous intéresse, les situations
de précarité amenant davantage à solliciter de l'aide dans l'accès à ses droits. J'ai par ailleurs durant
mon travail de recherche vu émerger à travers des questions liées à l'accès aux droits, telles que par
exemple la non-demande, des éléments pouvant potentiellement être mis en lien avec la souffrance
sociale. J'ai donc souhaité approfondir ces points et les développer dans cette dernière partie. De
plus, l'accès aux droits est l'un des enjeux face aux situations de précarité puisque comme le définit
le rapport Wresinski58, la précarité se caractérise par l'absence des sécurités permettant aux
personnes de jouir de leurs droits fondamentaux. Ici, les questionnements que je me suis posés ainsi
que les constats que j'ai pu faire portent plus particulièrement sur l'accès aux droits sociaux, et c'est
essentiellement de ceux-là dont je parlerai dans cette dernière partie.
Concernant la définition de l'accès aux droits, il s'agit de faire en sorte que les droits issus
des normes juridiques soient accessibles, intelligibles et effectifs pour tous. 59 L'accès aux droits vise
donc l'effectivité des droits et, pour cela, l'information égale de tout un chacun. Il s'inscrit dans le
principe d'égalité, qui est un fondement essentiel dans toute société démocratique.
D'un point de vue légal, la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les
exclusions60 stipule que l’Etat, les collectivités locales, les institutions sociales et médico-sociales
et les organismes de Sécurité sociale doivent mettre en application leur devoir d'information vis-àvis de chacun, et offrir, si nécessaire, une aide et un accompagnement dans l'accomplissement des
démarches administratives ou sociales. L'année suivante, le Conseil Constitutionnel déclarera dans
une décision du 16 décembre 1999 : « l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi sont des objectifs de
valeur constitutionnelle […] l’égalité devant la loi énoncée par la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen et la garantie des droits […] pourraient ne pas être effectives si les citoyens
ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui leur sont appliquées » 61. En cela,
l'accès au droit constitue un enjeu fondamental des politiques sociales, dans lequel les travailleurs
sociaux -mais pas seulement- sont des acteurs incontournables.
Ainsi, il me semble intéressant de s'interroger sur la problématique du non-recours aux
droits. Le non-recours « renvoie à toute personne éligible à une prestation sociale, qui – en tout état
de cause – ne la perçoit pas. »62 Il s'agit donc d'une situation où, volontairement ou non, une
personne n'accède pas à ses droits. Il en existe différentes formes63 :
58 WRESINSKI Joseph, Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, 1987
59 Sous la direction de BARREYRE Jean-Yves et BOUQUET Brigitte, Nouveau dictionnaire critique d’action sociale,
Bayard Jeunesse, 2006
60 Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions
61 Décision du Conseil Constitutionnel n° 99-421 du 16 décembre 1999
62 Site Internet de l'ODENORE, www.odenore.msh-alpes.fr
63 Voir ANNEXE 3
26
–
la non-connaissance : la personne est éligible mais ne demande pas l'offre car elle ne la
connaît pas, ou manque d'informations.
–
la non-réception : la personne est éligible et a fait une demande mais elle ne reçoit pas
l'offre, ou que partiellement, à cause par exemple d'un dysfonctionnement ou d'un
abandon de la démarche.
–
La non-demande : la personne est éligible et connaît l'offre mais elle ne demande pas,
par choix, ou par contrainte.
C'est à cette dernière forme de non-recours que nous allons nous intéresser. En effet, les
motifs de non-demande peuvent être variés, et si tous ne sont pas liés à la problématique de la
souffrance psychosociale, d'autres peuvent venir questionner les thématiques qui nous intéressent.
Le rapport aux institutions, la complexité administrative ou encore l'image négative qui est
rattachée à une offre, et qui entraîne donc de la stigmatisation, peuvent, par exemple, être des motifs
de non-demande. Ici, ce sont alors les difficultés dans l'accès aux droits, déjà rencontrées ou
anticipées, et parfois génératrices de souffrance, qui vont créer une situation de non-demande. Nous
allons donc voir en quoi et comment la problématique de la non-demande peut-être reliée à celle de
la souffrance psychosociale.
b- Une absence de demande comme symptôme de souffrance ?
Pour commencer, il nous faut préciser qu'une situation de non-demande n'est pas
nécessairement mal vécue par les personnes, et n'est donc pas problématique en soi. Il peut s'agir,
par exemple, d'une forme d'affirmation identitaire, d'un calcul « coût-avantages » dont il résulte que
l'offre n'est pas satisfaisante pour la personne, ou d'une absence d’intérêt pour l'offre. La personne
choisit alors de ne pas avoir recours à l'offre sans que cela soit un problème pour elle.
A l'inverse, ce qui m'a interpellée lors de mes recherches et de mes rencontres est que
certains motifs de non-demande semblaient liés à des difficultés engendrées, ou pouvant être
engendrées, par l'offre en elle-même ou par la démarche nécessaire pour en bénéficier. Parmi ces
motifs, le rapport aux institutions apparaît comme problématique à différent niveaux. On y retrouve
par exemple la question de la non-reconnaissance, ou de la reconnaissance négative 64. En effet, les
démarches d'ouverture de droits auprès des institutions peuvent faire vivre aux personnes un
64 MAZET Pierre, La non demande sociale : reconnaître l’enjeu de la reconnaissance. Archives ouvertes HAL,
www.hal.archives-ouvertes.fr
27
sentiment de déni de reconnaissance, ou de reconnaissance dépréciative. En outre, la reconnaissance
dépréciative, si elle peut entrer en jeu dans le rapport à l'institution, peut aussi être liée à l'image
rattachée à l'offre elle-même. Le fait qu'une offre soit perçue comme pouvant être stigmatisante
envers ses bénéficiaires va alors constituer un facteur de non-demande, et donc un frein pour les
personnes éligibles. La non-demande peut également être causée par un refus de ce que l'offre
implique vis-à-vis de l'institution. En effet, certaines contraintes imposées peuvent générer un
malaise et donc un rejet de la part des demandeurs. La rencontre avec différents professionnels, par
exemple, peut être vécue comme intrusive, du fait de la nécessité parfois d'évoquer, voire de répéter,
son parcours, ses projets, ses difficultés, etc. Se tenir à l'écart de l'institution est alors parfois une
manière de préserver son estime de soi, qui peut être mise à mal par les démarches pour accéder à
l'offre, ou par le bénéfice de l'offre elle-même qui peut être stigmatisant ou contraignant. L'enjeu de
la reconnaissance est ici assez présent pour les personnes.
Par ailleurs, certains constats liés aux études sur la non-demande posent la question de
l'adéquation de l'offre au public visé. A ce propos, Pierre Mazet, chargé d'études à l'ODENORE,
écrit dans un article : « Les normes de responsabilisation et d’autonomie individuelle, l’exhortation
à formuler un projet ou à prononcer un engagement, sont de fait irrecevables lorsqu’elles
s’adressent à des individus marqués par des difficultés à agir par eux-mêmes ou dont la situation
de précarité se caractérise justement par une incapacité à se projeter positivement dans le temps
(Fieulaine 2006). Elles génèrent souvent un repli ou un abandon et accentuent un sentiment de soi
négatif face au modèle promu de l’accomplissement individuel. »65. On retrouve ici la question de la
reconnaissance négative, de la responsabilisation ainsi que des modèles véhiculés par la société et
qui pèsent sur les personnes. Les effets négatifs évoqués seraient accrus par l'augmentation des
dispositifs conditionnés et imposant certaines contraintes, qui peuvent alors être identifiés comme
étant un potentiel facteur de mal-être pour les personnes concernées.
La question de l'adéquation entre l'offre et les besoins et attentes des personnes a également
été abordée lors de mon entretien avec le troisième chercheur de l'ODENORE. En effet, il observait
à propos des personnes sans domicile que le refus d'hébergement d'urgence de leur part, qui
constitue une situation de non-demande, était souvent perçu par les professionnels comme une
« défaillance individuelle ». Pourtant, les raisons avancées par les personnes sont entendables :
règles strictes, interdiction de venir en couple, d'amener son animal, violence dans les dortoirs, etc.
Ici la non-demande est donc causée par la nature de l'offre, que les personnes choisissent d'éviter en
estimant qu'elle pourrait venir ajouter une difficulté supplémentaire dans leur situation.
65 MAZET Pierre, La non demande sociale : reconnaître l’enjeu de la reconnaissance. Archives ouvertes HAL,
www.hal.archives-ouvertes.fr
28
Ainsi, comme en témoigne l'étude de certaines formes de non-demande, il semblerait que le
rapport des personnes aux institutions66 et à l'offre sociale en général puisse être vécu ou perçu
comme problématique. Nous allons chercher à approfondir les raisons pouvant expliquer cela.
2 - Le rapport aux institutions, un facteur de souffrance ?
a- La reconnaissance au sein de l’institution : confrontation à une image négative de
soi ?
Tout d'abord, l'une des raisons pouvant expliquer que le rapport des personnes aux
institutions ou à l'offre sociale puisse être problématique est celle des représentations sociales liées à
la demande d'aide, à la position de « demandeur ». Nous évoquions plus haut celles liées à la
suspicion de fraude pouvant peser sur les personnes, mais les représentions sociales négatives
pouvant être associées à la demande d'aide sont nombreuses : statut de « pauvre », « d'assisté »,
dépendance au système et donc perte de son autonomie, etc. Ces représentations peuvent
correspondre à la fois à l'image que les personnes ont alors d'elles-même, à un niveau personnel, ou
à ce qu'elles perçoivent de l'image qui leur est renvoyée. Selon Pierre Mazet, pour certains « la
honte qu’il y a à demander ne peut compenser le bénéfice attendu d’une quelconque aide.
Autrement dit, la non demande résulte ici d’un choix, celui de conserver une image positive de
soi. »67 La demande d'aide impliquerait donc de devoir composer avec une image négative de soi,
dévalorisante.
Par ailleurs, la sociologue que j'ai interrogée relève également une évolution du rapport au
service public dans le temps :« Maintenant arrivent les générations qui ne sont pas nécessairement
préparées [à avoir recours aux services publics] et pour qui c’est vraiment invasif, intrusif, etc. et
témoignant justement de leur incapacité. Et peut-être, ces populations-là l’action sociale ne les
touche même pas ». En effet, la situation économique crée de nouvelles formes de précarité et
amène donc de nouveaux publics, parfois diplômés et dont le parcours personnel n'est pas
nécessairement marqué par des difficultés sociales ou financières, à avoir recours à l'aide sociale.
La deuxième psychologue que j'ai rencontré évoque à propos de certaines personnes étant dans cette
situation et qu'elle a accompagnées un certain sentiment de « honte ». La sociologue la rejoint sur
ce point en évoquant quant à elle une notion de « déshonneur » et « un élément de discrédit par
rapport à leur parcours de vie, à la maîtrise de leur vie, aux stratégies d’existence, etc. ».
66 Définition des institutions par le Centre National de Ressources Textuelles et Littéraires (CNRTL) : « Ensemble des
structures politiques et sociales établies par la loi ou la coutume et qui régissent un État donné. »
67 MAZET Pierre, La non demande sociale : reconnaître l’enjeu de la reconnaissance. Archives ouvertes HAL,
www.hal.archives-ouvertes.fr
29
Ainsi, la question de l'image renvoyée aux personnes dans leur rapport aux institutions et
dans leurs relations aux différents professionnels qu'elles sont amenées à croiser semble être un
enjeu fondamental dans la problématique de la souffrance psychosociale. Le deuxième chercheur
interrogé à l'ODENORE a pu développé ce point au cours de l'entretien : « les modes
d’interventions, même s’il faut être très mesuré dans la critique, peuvent parfois renvoyer aux
personnes des images d’elles-mêmes qui impactent leurs représentations d’elles-mêmes et
engendrent cette souffrance-là. Effectivement dans le rapport entre prestataire et usager, [...] il y a
souvent des comportements, des façons de faire qui détournent les personnes, qui sont après en
non-demande parce qu’elles ne veulent plus revivre non seulement le parcours administratif, la
lenteur, ceci, cela, mais aussi une série de mises en cause, de demandes d’exigences, etc, qui
quelque part deviennent insupportables. Dès lors que les choses sont insupportables pour une
personne, parce que finalement la mettant en difficulté, la contraignant fortement, renvoyant à ellemême des éléments d’appréciation qui peuvent être négatifs, tout ça peut engendrer à mon avis de
la souffrance. ».
Au cours de mes recherches sur cette question du rapport aux institutions, et sur ce qui
pouvait être générateur de souffrance dans ce rapport, la catégorisation des personnes et des usagers
de services est apparue comme un facteur potentiel de difficultés. Cette catégorisation s'exprime
notamment à travers les dispositifs dédiés à des publics ciblés (personnes handicapées, personnes en
situation de précarité, etc). Elle pourrait avoir pour effet de renforcer le phénomène de nonreconnaissance sociale et de produire de la stigmatisation. Il ne s'agit pas pour autant de remettre en
cause toute forme de dispositif ciblé sur un public, car ceux-ci ont souvent pour but de répondre de
manière plus adaptée à des besoins pouvant être spécifiques à un certain type de problématiques.
Toutefois, on remarque que ce fonctionnement peut également avoir des effets dommageables. Les
personnes, en étant pensées à travers une « catégorie », peuvent perdre le sentiment de la
reconnaissance de leur singularité. La sociologue que j'ai rencontrée le précise, « les usagers ne
sont pas dépourvus de compétences sociologiques. Les usagers savent très bien comment on les
pense. Ils ne vivent pas sur la planète Mars. ». Ainsi à propos des relations au sein de l'institution et
des réponses apportées aux personnes, elle regrette : « On a devant nous, des handicapés, des
exclus, des ceci, des cela. Et donc du coup, la réponse est aussi une réponse aux catégories, la
réponse type. [….] la singularité je dis pas qu’elle n’arrive pas dans l’accompagnement. Sûrement
elle arrive. Mais elle arrive par le truchement déjà de tout un registre de codes ».
Par ailleurs, le deuxième chercheur interviewé à l'ODENORE note un lien entre la
complexité du système et le phénomène de stigmatisation : plus un système de protection sociale
serait complexe, plus il produirait de la stigmatisation. Il a pu exprimer cela durant l'entretien : « Il
30
est possible qu’il y ait un accroissement de ce risque de stigmatisation dans le temps, du fait de la
complexification de l’offre. Lorsque les choses étaient simples, vous aviez les prestations sociales…
Vous prenez il y a quarante ans en arrière, c’était assez simple. On ne parlait pas de
stigmatisation. ». Ce risque d'accroissement du phénomène de stigmatisation pourrait selon lui se
manifester au sein des institutions qui, face à la difficulté de mise en œuvre de l'offre publique et à
leurs propres difficultés, seraient susceptibles de développer davantage de suspicion envers les
publics. Ainsi, le chercheur avance : « je pense que la complexification des choses fait
qu’aujourd’hui, les agents prestataires mais aussi leurs organisations ont de plus en plus de mal à
pouvoir assurer la mise en œuvre de l’ensemble de ces systèmes de prestations, et que dans cette
difficulté [...] - alors pour des raisons qui sont la complexité réglementaire, le manque de moyens…
toutes les démarches administratives ont une grande complexité qui est aussi difficile à maîtriser du
côté des institutions - il peut y avoir un comportement ou une réaction de ce côté-là qui est de
finalement mettre en doute la justesse des demandes. Plus le système se complexifie, plus le public
sera exposé au doute de la part des institutions. »
b- L’insertion : des parcours difficiles et une autonomie parfois mise à mal
La question du rapport aux institutions et de l'accès aux droits comprend aussi celle de
l'insertion. Or, les « parcours d'insertion » des personnes en situation de précarité sont souvent
longs, usants et peuvent en cela constituer un facteur de souffrance. Les personnes sont souvent
confrontées de manière récurrente à leurs difficultés et aux freins qui se présentent à elles, tels que
par exemple les difficultés d'accès à l'emploi. Dans son ouvrage La Fabrique des exclus, Jean
Maisondieu évoque ces parcours et ces tentatives de réinsertion, ponctués de déceptions qui
finissent parfois par affecter profondément les personnes et les démotiver : « Il y a aussi ces stages
nettement à la marge du marché du travail et qui, quels que soient leurs objectifs et leurs méthodes,
améliorent les exclus qui les fréquentent parce qu’ils leur redonnent l’occasion d’avoir des
horaires, une occupation et des rencontres. C’est « l’effet stage ». A lui seul, il améliore nettement
le moral des stagiaires. Quelle que soit la nature du stage, quel que soit son niveau, il les sort de
leur marasme et leur redonne espoir. L’effet devient désastreux lorsque le stage s’arrête, et
qu’aucun emploi, même précaire, ne vient couronner les efforts entrepris. Il faut alors retourner
vers un quotidien de journées vides et de difficultés financières. La déception est grande, et le
découragement a vite fait de balayer les acquis. Le seul résultat obtenu est l’apparition d’une
réticence à s’engager dans quelque nouveau projet. A tout prendre, l’ennui d’une exclusion terne et
sans espoir de changement est moins pénible que la souffrance de ces parties de Yo-Yo où, sous le
31
prétexte d’une insertion qui n’arrive jamais, les nerfs sont soumis à la rude épreuve de l’alternance
de l’espoir et de la déception. »68. Cet extrait traduit bien comment la difficulté à se réinsérer malgré
les efforts fournis peut provoquer un phénomène d'usure, de découragement et de souffrance chez
les personnes qui vivent « cette alternance de l'espoir et de la déception ».
Ce qui est aussi apparu comme pouvant être source de difficultés pour les personnes ce sont
les attentes portées sur elles par les institutions et les professionnels vis-à-vis de l'insertion. Il est
normal que les politiques publiques, les institutions et les professionnels œuvrent en ce sens car
c'est là l'une de leurs missions principales. Toutefois, ces attentes, lorsque les personnes ne
parviennent pas à y répondre du fait de difficultés personnelles ou de contraintes extérieures
(difficultés d'accès au marché de l'emploi, au logement, etc.), peuvent venir générer chez elles de la
souffrance. L'impossibilité de répondre à ces attentes peut alors mettre les personnes en échec et
affecter leur confiance en elles. La sociologue que j'ai interrogée a relaté durant l'entretien les
propos d'un assistant social qui décrivait des gens « ''devenus fous'' à ne pas pouvoir répondre à
cette injonction », des personnes qui face à cette « injonction » développaient des troubles
psychosomatiques. Pour elle, « on peut dire que l’action sociale en soi produisait sur ces individus
un supplément de souffrance ». Elle s'interrogeait alors : « Est-ce que l’on contribue à les sortir de
cette précarité, ou simplement on conscientise le fait qu’ils sont précaires ? », « est-ce qu’on ne
peut pas parler, comme on parle d’acharnement thérapeutique, parler d’acharnement social ? » .
Ces questionnements, et notamment le dernier, viennent interroger profondément le sens de
l'intervention en tant que professionnel. En effet, comment épargner aux personnes ce « supplément
de souffrance » tout en agissant pour leur permettre d'accéder aux droits fondamentaux qui
caractérisent la notion d'insertion (conditions de vie décentes, logement, emploi, santé, culture,
etc.) ?
La question de l'image renvoyée aux personnes, que nous avons évoquée précédemment, est
également problématique dans le sens où au cours de leur parcours ce sont essentiellement les
difficultés qui sont abordées. Les personnes sont alors amenées à être confrontées de manière
récurrente à leurs propres difficultés, ce qui peut venir les accroître. Elles peuvent alors s'identifier à
leurs difficultés à force d'être perçues par ce biais. « On essentialise l’individu à ses incapacités, à
ses difficultés, et on finit par produire la réalité, de toute pièces. » avançait la sociologue. Elle a
ainsi pu développer en expliquant que certains mécanismes cognitifs nous amenaient à avoir
tendance à faire correspondre notre propre représentation de nous-mêmes à celle que les autres nous
68 MAISONDIEU Jean, La Fabrique des exclus, Bayard Jeunesse, 1997
32
renvoyaient.69 Ces mécanismes entrent en jeu dans les relations qui se jouent au cœur de l'action
sociale, entre le professionnel et la personne. Ils peuvent conduire les deux protagonistes à une
perception biaisée des capacités réelles de la personne concernée. La sociologue explique que
« lorsque l’autre me pense comme victime - et moi, à la limite au départ je ne me pense pas comme
ça - mais à force que l’on me pense comme ça, je vais réduire cette tension [la tension entre la
perception que la personne a d'elle-même et celle qu'on lui renvoie]. Parce que l’on va rechercher
une cohérence dans le regard d’autrui. Et moi j’interroge beaucoup ce qui se passe, dans les
rencontres avec les travailleurs sociaux, ce jeu de rôle, qui finalement, amène les uns et les autres à
agir face à une fausse réalité. ». Cette analyse questionne à nouveau le positionnement à adopter en
tant que professionnel. Elle souligne d'une part, l'importance en tant que professionnel de veiller à
ne pas « calquer » ses propres représentations sur les personnes, mais interroge également la
manière d'aborder ses difficultés potentielles avec la personne. En effet, l'enjeu est que la perception
des difficultés de la personne par le professionnel, son « diagnostic social », puisse avoir sa place
dans l'accompagnement sans pour autant prendre le pas sur la personne elle-même, ni créer ou
entériner des difficultés éventuelles.
Enfin, pour soulever un autre élément de ce qui peut être difficile à vivre pour les personnes
dans les « parcours d'insertion », le troisième chercheur de l'ODENORE que j'ai rencontré a attiré
mon attention sur la requalification des besoins des personnes par les professionnels qui peut parfois
s'opérer. Celle-ci viendrait alors en quelque sorte disqualifier les personnes et nuire à leur
autonomie décisionnelle. Ainsi, selon lui, la vision disqualifiante des institutions peut se traduire par
« l’infantilisation des publics, à tout un tas de moments, la requalification des besoins formulés par
la personne qui sont retraduits d’une autre manière. Une personne qui vient, qui a passé je ne sais
combien d’années à la rue et qui dit ''je veux un logement'', on va lui dire ''très bien mais alors tu
vas d’abord commencer par te sevrer au niveau de l’alcool, ou par faire ceci, ou par engager des
soins parce que c’est ça qui prime avant tout. Donc tu vas commencer par ça et puis tu vas faire ça.
Et puis sur la gestion du budget il faudrait que tu arrêtes de fumer, il faudrait que tu arrêtes de ça,
que tu arrêtes de ci…'' Donc oui ça c’est aussi une manière je pense de disqualifier en tous cas ce
69 On peut se rapporter par exemple, la théorie dite de la dissonance cognitive du psychosociologue Léon Festinger,
qui explique que confrontée à une situation qui la contraint à agir en contradiction avec ses croyances, une personne
va avoir tendance, afin de réduire la tension cognitive générée par cette situation, à modifier inconsciemment ses
croyances pour les faire adhérer davantage à la manière dont elle agit.
Ces constats peuvent aussi renvoyer à d'autres apports en psychologie sociale qui tendent à montrer qu'en tant
qu'individus, l'image que l'autre nous renvoie va conditionner la manière dont nous allons nous comporter et dont
nous allons nous-mêmes nous percevoir. On peut notamment penser à la théorie de « l'effet Pygmalion », souvent
utilisée dans le champ de la pédagogie, et qui montre à partir d'expériences que des élèves auront tendance à réussir
davantage si leurs professeurs les perçoivent comme étant doués, et inversement. Dans cette expérience les sujets
opèrent donc une mise en conformité de leur comportement avec les attentes portés sur eux. ( www.psychologiesociale.com)
33
que souhaitent les personnes. Alors c’est un exemple parmi d’autres, mais en tous cas c’est un
exemple qui me semble parlant parce qu'aujourd’hui qu’est-ce qui fait barrière entre une personne
et son droit ? C’est la requalification d’un intermédiaire social qui vient dire que c’est pas le
moment où que c’est pas comme ça que ça se passe. Alors qu’en vérité la personne formule et
demande quelque chose et ce qui lui est renvoyé c’est ''non, pas maintenant''. » Ici, le chercheur
interrogé fait notamment allusion à ce qu'il a pu observer autour de la question de l'accès au
logement et à l'hébergement des personnes sans domicile, mais ce type de problématiques peut se
rencontrer dans d'autres domaines de l'intervention sociale. Je pense que cette question de
l'autonomie décisionnelle peut également être mise en lien avec le discours de personnes en
situation de handicap qui sont intervenues au sein de notre établissement de formation. Ces
personnes avaient été accompagnées par des travailleurs sociaux et regrettaient que ces derniers ne
leur laissent pas toujours l'opportunité de faire leurs propres erreurs, comme tout un chacun. Il ne
s'agit alors pas pour autant de laisser la personne seule face à ses difficultés mais de l'accompagner
dans ses choix, y compris s'ils peuvent aboutir à un échec ou une expérience négative.
Face aux différentes difficultés que nous avons évoquées, l'une des réponses qui peut exister
est de favoriser davantage la participation des personnes concernées à différents niveaux. Les
pouvoirs publics avancent une volonté de favoriser cette participation. C'est le cas par exemple dans
le plan pluriannuel contre la pauvreté pour l'inclusion sociale 70, qui affirme un principe de
participation des personnes en situation de pauvreté à l’élaboration et au suivi des politiques
publiques. La mise en œuvre concrète de la participation des usagers reste encore relativement rare
mais nous pouvons citer par exemple la création du 8ème collège du Conseil national de lutte contre
la pauvreté et l'exclusion (CNLE) en 2012, qui a permis l'enrichissement des débats et des travaux
du CNLE71, ou encore le développement du travail pair72 dans l'intervention sociale.
Ainsi, les parcours d'insertion, le rapport aux institutions, aux professionnels et à l'offre
publique peuvent être sources de difficultés pour les personnes en situation de précarité y étant
confrontées. Pour finir, nous allons donc aborder une question étroitement liée à ces différents
constats : la situation des professionnels au regard de ces problématiques.
70 Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale adopté le 21 janvier 2013 par le Comité
interministériel de lutte contre l’exclusion (CILE)
71 Synthèse du rapport final d'évaluation de l’expérimentation d’un collège des personnes en situation de pauvreté ou
de précarité au sein du Conseil National de Lutte contre la pauvreté et l’Exclusion (CNLE) par Amnyos groupe
72 Le travail pair est un concept importé des pays anglo-saxons qui consiste à recruter un ancien usager en tant que
salarié afin qu'il puisse faire profiter de son expérience à d'autres usagers et aux professionnels. Il peut s'agir par
exemple d'anciens patients en service de psychiatrie, de personnes ayant une expérience de rue, etc.
D'après l'article « Travailleur pair, une fonction qui suscite des interrogations » in La Gazette Santé Social n°73
34
3- La souffrance psychosociale : un phénomène qui impacte les professionnels du
social dans leur rôle
a- Travailleur social, une place paradoxale
La situation des travailleurs sociaux - et plus largement des intervenants sociaux - face à la
problématique de la souffrance des usagers comporte des paradoxes. Tout d'abord, on peut relever
que les professionnels évoluent dans le même environnement social que les personnes qu'ils ont à
accompagner. Ils sont donc soumis aux mêmes injonctions et au même climat ambiant d'exigence,
même si en tant que personnes « insérées » ils y sont moins exposés et moins vulnérables. Par
ailleurs, en ce qui concerne l'emploi, ils se retrouvent face au même paradoxe que les personnes
sans emploi qu'ils accompagnent : s'insérer ou accompagner à l'insertion sur le marché du travail
alors que la demande est supérieure à l'offre.
Ce qui a également pu se dégager lors de ma démarche empirique, et plus particulièrement à
travers mon entretien avec la sociologue, est que paradoxalement, les travailleurs sociaux se
retrouvent « médiateurs de cette idéologie néolibérale » qui prône la performance et l’utilité
sociale. Ils font malgré eux peser sur les personnes les injonctions sociales qui traversent la société
en cherchant à les aider à « s'insérer ». La sociologue témoigne en s'appuyant sur son expérience en
tant que formatrice auprès de filières de futurs travailleurs sociaux : « Moi je le vois à travers les
travaux de mes étudiants, je le vois que c’est un rouleau de normalisation sociale qui est
phénoménal. C’est justement, ce qui fait souffrir les usagers c’est qu’ils sont toujours en deçà de
cet idéal, qu’ils ne peuvent pas, on peut dire, remplir le contenu de cet idéal. » Cet état de fait
mettrait à la fois les professionnels et les usagers en échec : « le contexte dans lequel ils se
rencontrent, est défavorable pour l’un et pour l’autre. L’un n’est pas efficace pour faire son boulot
et l’autre ne peut pas répondre à cette injonction normative pour devenir performant ». Et en effet,
la prise en compte du contexte est ici importante. Le propre du travailleur social est bien souvent
d'avoir une fonction « d'interface ». Dans les situations qui nous intéressent, les professionnels sont
fréquemment au carrefour entre d'une part, les attentes institutionnelles, la mise en œuvre des
politiques publiques, les contraintes matérielles et celles des dispositifs et, d'autre part, les attentes
et les besoins des personnes, leurs potentialités, leurs difficultés et leur temporalité. Cette position
d'interface crée des tensions, tant au niveau des professionnels eux-mêmes que dans les possibilités
de mise en œuvre de l'accompagnement des personnes. Elle révèle bien souvent un décalage entre
les « normes » et attendus institutionnels et la réalité du terrain.
Face à ces difficultés auxquelles sont confrontés à la fois les usagers, les professionnels et
35
les politiques publiques, la sociologue que j'ai interrogée regrette l'absence de capitalisation de
l'expérience des travailleurs sociaux, qui permettrait, notamment aux institutions, d'avoir une
« distance critique » vis-à-vis de la mise en œuvre de leurs politiques. Cette participation active des
travailleurs sociaux devrait selon elle viser à « sortir de cet idéal de l'homme », à « porter la voix
des sans voix » : « la vraie difficulté c’est agir, trouver ce juste équilibre entre justement ce qui est
le dispositif, sa structuration, son objectif, sa finalité, etc et la vie des gens tels qu’ils sont, et c’est
pour ça que je dis que pour réduire cet écart il faut que les travailleurs sociaux deviennent les
porteurs de cette parole, de cette expérience capitalisée ».
b- Des tensions à l'origine d'un mal-être chez les professionnels
Le dernier point que je souhaite évoquer est celui du mal-être qui peut percer du côté des
professionnels face aux difficultés que nous avons évoquées précédemment. Durant mes travaux de
recherche, plusieurs sources ont soulevé ce point. Selon le deuxième chercheur interrogé à
l'ODENORE, « les souffrances que l’on rencontre chez les usagers ont très probablement leur
équivalent chez les intervenants sociaux, l’approche doit être liée. ». La sociologue rencontrée le
rejoint là-dessus et observe que certains travaux montrent que « le travailleur social est peut-être
lui-même déjà en souffrance, en tant qu’acteur de ce système. ». Elle avance par ailleurs à propos
des travailleurs sociaux « qu'ils sont quelque part piégés parce qu'on évalue l’utilité du travail
social, on l’évalue par rapport à l’utilité des actions qu’ils mènent auprès des usagers. Vous le
savez très bien, il y a énormément maintenant, d’indicateurs d’efficacité, de nombre de rendezvous, de nombre de personnes insérées, de nombre de personnes qui sont sorties des statistiques du
chômage, et tout un ensemble de choses ». En effet, cette évaluation du travail des professionnels
peut être un facteur de mal-être car elle vient parfois mettre en exergue le décalage que nous avons
évoqué précédemment, entre la réalité du terrain, les attentes portées envers les travailleurs sociaux,
et les missions et l'identité professionnelle de ces derniers. Cela peut susciter des questionnements
chez les travailleurs sociaux quant à leur place, leur rôle et leurs pratiques vis-à-vis des personnes
qu'ils accompagnent et du mal-être qu'ils perçoivent chez celles-ci.
Le doute identitaire des usagers peut être mis en parallèle avec le malaise des professionnels.
Selon Serge Jacquinet, qui a consacré un article à la souffrance des usagers et au malaise des
travailleurs sociaux, « cette mise en cause continue des intervenants sociaux sur leurs compétences
propres dans un champ social de plus en plus ouvert, sur leur statut, sur leur rôle - entre aide et
contrôle - sur leur place au sein de la relation d'aide… nourrit un climat d'incertitudes et de doute
36
[…] »73. L'enjeu est alors pour lui que la souffrance des professionnels ne vienne pas masquer celle
des personnes accompagnées, et surtout, qu'elle puisse être entendue : « Pour que la souffrance
sociale puisse se travailler, il faut qu'elle puisse d'abord se dire, il faut qu'elle puisse être entendue.
Cet enseignement [...] est valable tant pour l'usager que pour le travailleur social lui-même. ». En
ce sens, le deuxième chercheur interrogé à l'ODENORE pointe aussi le caractère parfois
problématique que peut avoir la solitude des professionnels sur le terrain. Il aborde ce point lorsque
je le questionne sur la stigmatisation au sein des institutions. Elle peut selon lui, lorsqu'elle existe,
avoir différents facteurs, dont le mal-être des intervenants : « je pense que ce qui peut apparaître
comme une production de stigmatisation envers l’usager peut en dire long sur la souffrance au
travail des professionnels qui sont pas suffisamment préparés, pas suffisamment soutenus, pas
suffisamment informés, etc, etc, et qu’on laisse se démerder seuls. »
Pour conclure cette partie, nous pouvons donc dire qu'il y a parfois chez les professionnels
une souffrance qui vient faire écho à celle des usagers. Ainsi, la souffrance psychosociale mérite
d'être considérée au sein du système dans lequel elle s'intègre en tenant compte des différents
acteurs qui le composent.
Nous allons maintenant passer à l'étape de problématisation de ce travail de recherche.
Problématisation
Constats issus du travail de recherche
Le travail de recherche mené m'a permis d'aboutir à plusieurs constats, sur lesquels je vais
revenir avant de proposer une question de recherche, élaborée à partir de ces éléments.
La souffrance que nous avons étudier affecte les personnes en situation de précarité, à
travers des difficultés matérielles, mais aussi et surtout à cause de la disqualification sociale qui
résulte de cette situation précaire. A cette précarité sont souvent rattachés des statuts socialement
dévalorisés (personnes précaires, « pauvres », « assistés », etc.), et donc stigmatisants, qui ne
permettent parfois plus aux personnes de trouver la reconnaissance dont chacun a besoin pour
s'épanouir. De plus, la précarité s'accompagne parfois d'un affaiblissement des liens avec les réseaux
pouvant apporter aux personnes une reconnaissance positive, tels que le travail par exemple, ou
encore les réseaux amicaux. Cela favorise un sentiment de perte de reconnaissance. Le contexte
social véhicule par ailleurs des modèles auxquels les personnes en situation de précarité ne peuvent
pas se conformer, et qui génèrent donc de la souffrance en valorisant l'épanouissement personnel,
73 JACQUINET Serge, Souffrance sociale des usagers et malaise des travailleurs sociaux, Pensée plurielle n°8, 2004,
pp. 39-49
37
l'autonomie, la responsabilité, la compétitivité et l'utilité sociale.
M'intéresser à la question de l'accès aux droits chez les personnes en situation de précarité
m'a également permis de constater que les parcours d’insertion et/ou les démarches d’accès aux
droits pouvaient constituer des facteurs de souffrance pour les personnes, s'inscrivant donc dans la
problématique de souffrance psychosociale. Ce mal-être peut s'expliquer par des parcours longs, et
usants, par des démarches complexes, des déceptions, mais aussi par un rapport aux institutions et
aux professionnels parfois difficile à vivre pour les personnes. La question de la reconnaissance y
est là aussi un enjeu. Or l'image que les personnes perçoivent d'elles-mêmes dans ce rapport est
parfois dévalorisante, que ce soit, par exemple, du fait de leurs propres représentations au regard de
la demande d'aide ou de celles que la société ou leur environnement leur renvoie, de l'image
renvoyée par les institutions, ou de celle rattachée à une offre sociale, ou encore du fait qu'elles
soient confrontées de manière récurrente à leurs difficultés durant leur parcours, et qu'elles soient
parfois face à l'impossibilité de répondre aux attentes des institutions et des professionnels vis-à-vis
d'elles. Enfin, les personnes peuvent également avoir le sentiment que leur autonomie est mise à
mal, à travers une forme de dépendance vis-à-vis de l'aide sociale, mais également, parfois, en lien
avec une forme de requalification de leurs besoins.
Du côté des intervenants sociaux, ce travail de recherche m'a amenée au constat que la
souffrance des usagers trouvait parfois un écho chez les professionnels. Ces derniers sont souvent
en première ligne face la souffrance psychosociale, ils évoluent par ailleurs dans un contexte où la
réalité du terrain ne leur permet pas toujours de remplir leurs missions, et cela suscite chez eux des
questionnements quant à leur place.
Élaboration d'une question de recherche et hypothèse
Ainsi, de ces différents constats semble émerger un paradoxe. Là où la relation d’aide entre
le professionnel et la personne est censée être bénéfique à cette dernière, lui permettre de faire face
à des difficultés voire de les résoudre, mes recherches m’amènent à constater que celle-ci peut
parfois au contraire, être source de difficultés, voire de souffrance chez les personnes concernées.
Nous sommes donc face à un paradoxe puisque là où l’intervention des professionnels - et plus
largement le cadre dans lequel s’inscrit cette intervention - vise à aider la personne, il s’avère
qu’elle est en fait parfois productrice de souffrance, de non-reconnaissance et de perte d’estime de
soi. La relation entre le professionnel et l’usager est bien sûr à prendre en compte dans son
contexte : institutionnel, sociétal, et du point de vue des politiques sociales. En effet comme nous
l’avons vu, bien que la relation en elle-même puisse être mal vécue par la personne accompagnée,
38
par exemple du fait de l’image qu’elle lui renvoie, de la requalification éventuelle de ses besoins ou
des injonctions qu’elle peut véhiculer, celle-ci peut également être mal vécue à cause de la manière
dont la demande d’aide est perçue dans la société, ou encore du fait des contraintes liées aux
dispositifs. S’intéresser à la manière dont la relation d’aide peut être productrice de souffrance pour
les personnes implique donc impérativement de prendre en considération le contexte dans lequel
s’inscrit cette relation, les différents facteurs de souffrance psychosociale étant parfois étroitement
liés. A propos des injonctions sociales par exemple, celles-ci peuvent être véhiculées par les
professionnels mais elles le sont également par la société toute entière.
A travers mon travail de recherche, c'est donc ce paradoxe d'une relation d'aide productrice
de souffrance qui m'a particulièrement interpellée en tant que future professionnelle. C'est donc
autour de cette question que j'ai choisi d'orienter mon futur travail d'enquête, la question de
recherche que j'ai retenue étant celle-ci :
Quelles sont les stratégies mises en œuvre par les assistants de service social pour faire face
au paradoxe d’une relation d’aide générant des difficultés, voire de la souffrance, et pouvoir
ainsi mettre en œuvre des pratiques productrices de reconnaissance, de revalorisation et
d’autonomie pour les personnes en situation de précarité qu’ils accueillent ou
accompagnent ?
Pour tenter de répondre à cette question, j'ai choisi de m'appuyer sur cette hypothèse de
recherche :
Hypothèse de recherche : Dans un contexte qui génère de la souffrance psychosociale chez les
personnes en situation de précarité, les assistants de services sociaux peuvent, à travers leurs
pratiques, leur posture et leurs positionnements professionnels, produire de la reconnaissance et
contribuer à la revalorisation et à l’autonomie des personnes qu’ils accompagnent.
Bien que j'ai exploré dans mon travail de recherche des problématiques concernant les
professionnels au sens large, j'ai préféré ici axer ma question sur les assistants sociaux. En effet, les
professionnels que j'évoque à plusieurs reprises dans ce mémoire peuvent appartenir à différentes
professions. Il peut s'agir de travailleurs sociaux (éducateurs, assistants sociaux, conseillers en
39
économie sociale et familiale, etc.), mais aussi d'agents administratifs, de conseillers en insertion
professionnelle, etc. Ces différents professionnels, bien qu'ils puissent être amenés à rencontrer des
problématiques communes, n'ont pas tous les mêmes missions et les mêmes cadres d'intervention, et
peuvent donc avoir des questionnements spécifiques et apporter des réponses qui leur sont propres.
Il m'a donc semblé plus judicieux pour la poursuite de mes recherches de cibler une catégorie
professionnelle particulière afin d'apporter plus de précision dans ce travail. De plus, concernant la
faisabilité du travail d'enquête que je vais proposer, il me paraît également plus pertinent de cibler
les professionnels concernés, sans quoi il pourrait s'avérer complexe de recueillir des informations
concernant tout type d'intervenants sociaux. Par ailleurs, cette question de recherche s'inscrivant
dans la continuité du travail déjà effectué, j'ai choisi de conserver comme public les personnes en
situation de précarité.
Ma question de recherche vise donc à comprendre quelles ressources les assistants sociaux
peuvent mobiliser afin que leur intervention produise ou maintienne chez les personnes autonomie,
estime de soi et sentiment de reconnaissance. J'ai présenté dans mon mémoire en quoi la relation
professionnel-usager et ce qui s'y rattache (offre sociale, contraintes institutionnelles,
représentations sociales, etc.) pouvaient être préjudiciables à la personne, notamment en termes
d'image, d'estime, et parfois d'autonomie. Concernant cette nouvelle question de recherche, il s'agit
de compléter mon travail, en cherchant à démontrer de quelle manière les professionnels peuvent
aussi rendre ce rapport profitable à la personne, sans pour autant nier ce que nous avons démontré
auparavant. Il est donc question d'avoir une lecture et une analyse complémentaire à celle que j'ai
exposée, sur un autre aspect des rapports avec les intervenants, afin de mieux cerner dans son
ensemble ce que les relations entre professionnels - et en l'occurrence ici assistants sociaux - et
usagers, ainsi que le contexte dans lequel elles s'inscrivent, peuvent avoir de dommageable mais
aussi de bénéfique pour les personnes.
J'ai par exemple lors de ma démarche d'exploration empirique, rencontré une conseillère en
économie sociale et familiale ayant co-animé une action auprès de personnes en insertion socioprofessionnelle. Cette action, sous forme de stage de 4 jours, avait pour objectif principal de
permettre aux participants d'avoir une meilleure estime de soi, grâce à différents outils proposés au
groupe par les professionnels. La professionnelle que j'ai rencontrée m'a donc fait part de ses
impressions et de ses réflexions sur cette action, et m'a présenté les bilans écrits des participants et
des professionnelles. Ces dernières ont fait le choix de proposer une évaluation non pas quantitative
(en nombre de personnes « insérées » à la suite du stage, par exemple), mais qualitative (sur la
dynamique de groupe, les retours des personnes, etc.). Dans ce bilan, les personnes interrogées
expriment de manière assez significative avoir pris confiance en elles, être capables de « positiver »,
40
ou encore avoir mis en œuvre des changements qu'elles jugent positifs dans leur quotidien. Le bilan
des professionnelles est positif également puisqu'elles évoquent un groupe « participatif et
dynamique », des relations « chaleureuses » entre les participants, et une « dynamique positive »74
encore à l’œuvre un mois après le stage, lors du deuxième bilan avec les participants. Je me suis
donc questionnée sur les facteurs pouvant permettre d'expliquer le « succès » d'une action telle que
celle-ci, si bien du point de vue des professionnelles que des participants. N'ayant pas approfondi
mes recherches sur ce point, je ne peux m'avancer à en proposer une analyse. Toutefois, à partir de
ma rencontre avec la professionnelle et de mes expériences de stage dans lesquelles j'avais déjà
rencontré ce type d'action, je peux émettre des hypothèses qui pourront servir de pistes de réflexions
sur la nouvelle question de recherche :
–
Le stage est perçu comme bénéfique par les personnes rencontrant des difficultés
d'insertion socio-professionnelle y ayant participé car il répond à un réel besoin de
revalorisation et de lien.
–
Le stage est perçu comme bénéfique par les personnes rencontrant des difficultés
d'insertion socio-professionnelle y ayant participé car il est construit autour de la
valorisation des atouts, des compétences et des qualités des personnes, là où leur
parcours, institutionnel notamment, les confronte davantage à leurs difficultés.
–
Le stage est perçu comme bénéfique par les personnes rencontrant des difficultés
d'insertion socio-professionnelle y ayant participé car, bien qu'étant proposé dans une
perspective d'insertion socio-professionnelle, il ne fait peser aucune attente particulière
sur les personnes. Il n'impose donc rien pouvant être vécu comme une « pression », ce
qui permet aux personnes de se saisir de ce que cette action peut leur apporter en
fonction de leurs besoins respectifs.
Ainsi, ces hypothèses, si elles étaient validées au cours de mon travail de recherche,
pourraient constituer des éléments de compréhension de la manière dont les professionnels peuvent
proposer des pratiques productrices de reconnaissance, de revalorisation et d'autonomie. Elles
peuvent donc constituer des pistes à explorer.
Pour finir, concernant les hypothèses, nous l'avons vu, un certain mal-être des professionnels
est parfois constaté sur le terrain, dont les origines peuvent être diverses. A partir de ce constat, nous
pouvons émettre une autre hypothèse, complémentaire à mon hypothèse de recherche :
74 Bilan écrit de l'action rédigé par les professionnelles
41
–
La recherche de pratiques productrices de reconnaissance, de valorisation et d'autonomie
peut être pour les professionnels un moyen de remettre du sens dans leur intervention, et de
réaffirmer une identité professionnelle.
Cet axe pourra donc être exploré lors de mon enquête, afin de chercher à mieux comprendre
la réflexion qui sous-tend les différents positionnements chez les assistants sociaux.
Avant de développer ma méthodologie d'enquête, il me semble important de revenir sur
quelques éléments utiles pour mieux cerner les enjeux de cette recherche. Tout d'abord, nous
pouvons revenir sur les missions essentielles qui caractérisent la profession d'assistant de service
social, ma recherche étant orientée vers ces professionnels. Le référentiel de la profession 75 stipule
que « l’assistant de service social agit avec les personnes, les familles, les groupes par une
approche globale pour :
–
améliorer leurs conditions de vie sur le plan social, sanitaire, familial, économique, culturel
et professionnel,
–
développer leurs propres capacités à maintenir ou restaurer leur autonomie et faciliter leur
place dans la société,
–
mener avec eux toute action susceptible de prévenir ou de surmonter leurs difficultés. »
C'est dans cette visée que doivent s'inscrire les différentes pratiques des assistants sociaux
auprès des usagers, cela nous donne donc un premier cadre pour l'étude à mener.
Par ailleurs, il me semble également important de repréciser la notion de relation d'aide
énoncée dans ma question. La relation d'aide est définie comme « l'accompagnement
psychologique, professionnel ou non, de personnes en situation de détresse morale ou en demande
de soutien. »76. Cette notion a principalement été développée par le psychologue Carl Rogers. Si elle
se rapporte initialement aux pratiques psychothérapeutiques, elle est également employée dans le
champ du travail social pour désigner a relation qui relie la personne aidée et la personne aidante.
Dans ma question, je conçois donc la relation d'aide au sens « large », c'est-à-dire
l'accompagnement social mais aussi les autres formes d'interaction entre la personne aidante et la
personne aidée visant à aider cette dernière.
Ainsi, ces éléments constitueront donc pour mon travail une première base théorique. Je vais
maintenant présenter la démarche méthodologique visant à apporter des éléments de réponse à ma
75 Référentiel professionnel des assistants de service social
76 VERDU Corinne, LORENZI-SONNET Isabelle, Petit lexique du travail social, Champ social éditions, 2013
42
question de recherche et à valider ou invalider mon hypothèse.
Projet méthodologique d'enquête
Ma démarche d'enquête concernant cette nouvelle question de recherche va consister
principalement à comprendre ce qui, dans le positionnement, la posture et les pratiques des
assistants de service sociaux, va permettre ou non la mise en œuvre de pratiques productrices de
reconnaissance, de revalorisation et d’autonomie pour les personnes en situation de précarité qu’ils
accueillent ou accompagnent. Il s'agit donc d'un nouvel objet d'étude, mais celui-ci me demandera
peut-être de prolonger ou d'approfondir certains aspects de ma phase exploratoire. Par exemple,
mieux comprendre ce qui dans la relation peut être difficile peut permettre par ailleurs d'avoir des
éléments sur ce qui peut être mis en œuvre afin que la relation soit moins (voire ne soit pas)
productrice de souffrance. Explorer davantage certaines données pourrait donc permettre d'identifier
des problématiques, et ainsi de mieux discerner ce qui dans les pratiques des professionnels serait
susceptible d'en permettre la résolution ou « l'atténuation ».
Pour effectuer ma démarche d'enquête, sur le plan théorique, je me tournerai d'abord vers les
travaux de Carl Rogers, principalement concernant la relation d'aide, l'approche centrée sur la
personne77(ACP) et les concepts qui s'y rapportent. J'examinerai les travaux de Joëlle Garbarini,
docteure en sciences sociales, et notamment son ouvrage Relation d'aide et travail social78, dans
lequel elle propose une réflexion sur la manière dont les professionnels peuvent contribuer à une
reconnaissance de l'usager, et sur ce qui motive les travailleurs sociaux à s'investir dans la relation
d'aide. J'explorerai également le concept d'empowerment 79 qui pourrait, compte tenu de mon axe de
recherche, constituer l'un des enjeux pour les personnes, dans leurs rapports aux institutions et à
l'offre sociale par exemple, et dans lequel les assistants sociaux pourraient avoir un rôle à jouer. Je
compléterai ensuite mes recherches à partir d'autres apports théoriques, dont certains émergeront
peut-être au cours de l'enquête, tout au long de ce travail.
Pour ce qui est des recherches empiriques, j'ai fait le choix de mener des entretiens semidirectifs, individuels et anonymes auprès d'assistants sociaux et de personnes étant - ou ayant été 77 L'approche centrée sur la personne est la méthode de relation d'aide thérapeutique développée par le psychologue
humaniste Carl Rogers, et s'appuyant notamment sur trois attitudes de l'aidant : l'empathie, la congruence et la
considération positive inconditionnelle. D'après www.wikipédia.org.
78 GARBARINI Joëlle, Relation d’aide et travail social, ESF, 1997
79 « L’empowerment est un processus ou une approche qui vise à permettre aux individus, aux communautés, aux
organisations d’avoir plus de pouvoir d’action et de décision, plus d’influence sur leur environnement et leur vie.
Cette démarche est appliquée dans nombre de domaines – le social, la santé, l’économie, la politique, le
développement, l’emploi, le logement... – et s’adresse très souvent aux victimes d’inégalités sociales, économiques,
de genre, raciales... Chaque individu, chaque communauté où qu’il se situe dans l’échelle sociale possède un
potentiel, des ressources et doit pouvoir utiliser celles-ci pour améliorer ses conditions d’existence et tracer la route
vers plus d’équité. » D'après le dossier thématique « L'empowerment » de l'association sans but lucratif (asbl) belge
Culture et Santé
43
en situation de précarité, et étant - ou ayant été – en lien avec un ou des assistants sociaux dans le
cadre de démarches administratives et/ou d'insertion. La méthode d'entretiens semi-directifs me
paraît adaptée à la démarche de vérification de mon hypothèse car celle-ci me permettra de pouvoir
aborder avec chacun les différents points qui m'intéressent, tout en ayant une certaine souplesse
dans l'échange et la possibilité d'orienter mes questions en fonction du discours de mon
interlocuteur. La méthode semi-directive permettra également aux personnes interrogées de pouvoir
exprimer leurs idées sur les questions abordées tout en les développant si nécessaire. Elle permet
par ailleurs de pouvoir traiter des données pouvant être subjectives de manière plus approfondie
qu'avec d'autres outils, tels que par exemple un questionnaire. D'un point de vue empirique, mon
enquête sera donc basée sur des données essentiellement qualitatives. Enfin, je proposerai aux
personnes interrogées si elles l'acceptent d'enregistrer les entretiens afin de pouvoir les retranscrire
intégralement par la suite.
A propos de l'échantillonnage, j'ai choisi concernant les professionnels de rencontrer
plusieurs assistants sociaux confrontés à des publics en situation de précarité, et intervenant au sein
d'institutions reconnues : fonction publique territoriale (polyvalence de secteur au Département,
centres communaux et intercommunaux d'action sociale), organismes de protection sociale (Caisse
Primaire d'Assurance Maladie, Caisse d'Allocations Familiales...), etc. Par ailleurs, je tiens
également à rencontrer parmi les professionnels des assistants sociaux étant impliqués dans le
versant collectif de l'accompagnement auprès des usagers. En effet, la dimension collective fait
partie des modes d'intervention possibles de l'assistant social, et peut donc contribuer à apporter des
éléments de réponse à ma question de recherche. Par conséquent, il me semble indispensable de
l'intégrer à mon travail d'enquête. Il me paraît également intéressant de pouvoir interroger des
professionnels intervenant dans des équipes et des institutions différentes, les dynamiques pouvant
y être variables, et le contexte occupant une place importante dans ma démarche. Ainsi, lors des
entretiens semi-directifs avec les professionnels, les principaux points que j'aimerais aborder sont
les suivants :
–
La manière dont le professionnel perçoit le cadre institutionnel, les contraintes
institutionnelles et liées aux dispositifs, ainsi que les orientations des politiques publiques et
leur application sur le terrain.
–
La manière dont le professionnel pense que la relation entre le professionnel et l'usager est
vécue par l’usager.
–
La manière dont le professionnel pense que le recours à une offre sociale est vécu par
l'usager.
44
–
Les éléments et/ou les valeurs qui semblent importants au professionnel dans sa pratique (de
quelle manière les intègre-il à sa pratique ? Pense-t-il y parvenir ?)
–
La manière dont le professionnel conçoit les notions de reconnaissance, de valorisation et
d’autonomie, et la manière dont il les intègre (ou non) à sa pratique.
–
La manière dont le professionnel situe l'ensemble de son intervention au regard des éléments
évoqués précédemment (institution, contraintes, perception de la relation par l'usager,
notions, etc.) et de ses missions.
Concernant l'autre partie de l'échantillon, j'ai donc décidé d'aller à la rencontre des personnes
en situation de précarité accueillies ou accompagnées, afin d'avoir des points vue de la part des deux
principaux acteurs de la relation d'aide. J'ai souhaité interroger à la fois des personnes actuellement
impliquées dans des démarches auprès d'un ou plusieurs assistants sociaux, mais également, si cela
est possible, des personnes qui, du fait d'une situation stabilisée, ne sont plus en lien avec les
intervenants sociaux afin d'avoir le point de vue de personnes ayant un peu plus de recul sur leur
expérience de la relation d'aide. L'objectif visé est ici d'avoir des éléments sur la manière dont la
personne interrogée vit ou a vécu sa situation et sur la manière dont elle l'analyse. Cela concerne
donc bien sûr principalement la relation d'aide avec l'assistant social, mais également le rapport
avec les institutions, ou encore l'expérience du recours à l'aide sociale et à l'offre sociale de manière
plus générale. L'objectif est également de confronter ces éléments au recueil de données auprès des
professionnels, afin de voir notamment si celles-ci s'harmonisent ou s'il existe par exemple des
écarts de perception, ou des analyses différentes. Pour ce qui est d'entrer en contact avec ces
personnes, je solliciterai les professionnels interrogés, et éventuellement leur équipe, afin de les
sensibiliser à ma démarche d'enquête et de les solliciter pour qu'ils proposent aux personnes reçues
de participer aux entretiens si elles le souhaitent. Je pourrai également me tourner vers des instances
de représentations d'usagers ou de personnes en situation de précarité, tels que par exemple les
Forums RSA.
45
Conclusion
Ainsi, la souffrance psychosociale est un phénomène qui croise à la fois des dimensions
sociales et personnelles, et qui fait donc appel à différents champs d'expertise, tels que, notamment,
la psychologie, la psychologie sociale et la sociologie.
A travers ma question de départ « Dans quelle mesure les situations de précarité peuventelles engendrer chez les personnes qui les vivent de nouvelles formes de souffrances psychiques ? »
j'ai pu explorer la problématique de la souffrance psychosociale sous différents aspects. Il est ainsi
apparu que la question de la reconnaissance semble être un problème majeur pour les personnes en
situation de précarité. Celle-ci transparaît à différents niveaux : stigmatisation, disqualification
sociale, représentations sociales négatives, rapport à l'offre sociale, aux institutions, aux
professionnels, etc. Elle peut amener sur le plan personnel une perte de confiance voire d'estime, du
repli, de la honte, des angoisses... en somme, diverses manifestations négatives douloureuses et une
fragilisation de l'image de soi, tant vis-à-vis de ses propres représentations que face à celles qui sont
renvoyées par l'environnement social. Par ailleurs, les différents modèles et injonctions véhiculés
par la société favorisent également un sentiment de mal-être chez les personnes dans l'incapacité de
s'y conformer, et tel est le cas pour les personnes en situation de précarité. Ainsi, s'il est difficile de
s'appuyer sur des données chiffrées sur la question ou d'en établir, mes recherches m'ont toutefois
permis de constater qu'il existe bel et bien un lien entre la précarité et le développement d'un
souffrance psychique d'origine sociale.
J'ai choisi de traiter mon sujet en évoquant la souffrance chez les personnes en situation de
précarité de manière assez générale, puis la façon dont celle-ci s'inscrit dans le contexte sociétal et
s'y manifeste. Enfin, le cheminement de ma réflexion m'a amenée à m'intéresser à la question de la
souffrance psychosociale dans le cadre de l'accès aux droits, une thématique qui a finalement
recoupé les premiers questionnements que j'avais pu avoir en choisissant le sujet de mon mémoire.
En effet, ce sont certaines interrogations, notamment issues de mes stages, sur la relation des
personnes avec les institutions et services sociaux et sur la manière dont elles vivaient leur situation
qui m'avaient initialement orientée vers ce sujet de recherche. Par la suite, les différents constats
que j'ai pu faire au fil de ma démarche m'ont ramenée vers ces questions autour de l'accès aux
droits, qui me semblent être un aspect essentiel à la compréhension de la problématique globale de
la souffrance psychique d'origine sociale.
46
Concernant mes représentations de départ sur mon sujet, celles-ci ont avant tout été
approfondies. En effet, je me représentais initialement la précarité comme pouvant être source de
souffrance psychique, ce qui s'est confirmé durant mon travail. Cependant, j'ai pris davantage
conscience de ce phénomène, de son importance et de ses causes et de ses effets. Il m'a fait
apparaître une facette du vécu des personnes qui ne nous est pas toujours accessible en tant que
professionnels sur le terrain, et qui a pourtant une importance fondamentale.
Durant mon travail de recherche, j'ai été surprise que l'aspect « matériel » et financier ne
prenne pas davantage de place parmi les facteurs pouvant générer de la souffrance chez les
personnes en situation de précarité. En effet, dans ma représentation de ce qui pouvait être à
l'origine d'un mal-être pour ce public, j'avais envisagé que, par exemple, la difficulté d'accéder à
certains biens de consommation ou à des loisirs pour des raisons financières, ou encore des
conditions de vie pouvant être difficiles, apparaîtraient comme des facteurs importants de
souffrance chez les personnes. Or, c'est principalement la question de la reconnaissance sociale qui
s'est dégagée à travers mes recherches ainsi que les difficultés rencontrées dans les parcours
d'insertion. Cela ne signifie pas que des difficultés en lien avec cet aspect « matériel » et financier
ne puissent pas exister. Celles-ci présenteraient un intérêt à être explorées, toutefois, elles n'ont pas
été mises en évidence dans les différents supports de recherches que j'ai utilisés ni dans mes
entretiens.
Ce travail de recherche ne permet bien sûr pas d'étudier la question de la souffrance sociale
des personnes en situation de précarité dans son ensemble car celle-ci est trop vaste et complexe, et
ce n'est par ailleurs pas l'objectif de ce mémoire. Il offre en revanche la possibilité de s'inscrire dans
une démarche de recherche et d'analyse sur certaines composantes de la problématique qui nous
intéresse et ainsi de mieux en cerner la nature et les enjeux.
Concernant les limites de mon travail, j'aurais souhaité pouvoir y intégrer davantage
d'entretiens avec des professionnels de terrain intervenant dans le champ social, mais aussi, et
surtout, des entretiens auprès de personnes en situation de précarité. En effet, au vu de mon sujet,
leur parole et leur point de vue me semblent essentiels. Toutefois, aborder en entretien ou à l'aide
d'un questionnaire un thème aussi sensible que la souffrance sociale avec une personne concernée
demande un important travail de préparation en amont afin de pouvoir cibler un échantillon de
personnes susceptibles d'être concernées, mais également que ces personnes acceptent de participer
au travail de recherche sans que cela soit vécu comme intrusif ou douloureux pour elles. Étant
consciente que mon travail était limité dans le temps, j'ai privilégié des entretiens avec des
professionnels ou des chercheurs ayant un regard sur la problématique et pouvant éventuellement
porter ce qu'ils percevaient de la parole des usagers. Si ce travail s'était prolongé, il m'aurait paru
47
intéressant de pouvoir recueillir cette parole de manière plus directe, auprès des premiers concernés.
Ainsi, ce travail de recherche a constitué une étape importante et enrichissante de ma
formation. En ce qui concerne la démarche, celle-ci est exigeante, et singulière par la posture de
chercheur qu'elle demande d'adopter. Bien que le mémoire d'initiation à la recherche en travail
social possède une méthodologie formelle, j'ai apprécié de bénéficier d'une certaine liberté quant à
la direction et la forme que j'ai souhaité donner à mon travail. Celui-ci m'a demandé de faire preuve
de réflexivité et de construire et d'élaborer ma réflexion autour du thème afin de proposer une
articulation logique et argumentée. J'ai pris conscience que la temporalité est un facteur important
dans l'évolution d'un travail tel que celui-ci car elle accompagne pleinement la réflexion, en laissant
par exemple certaines idées « mûrir », ou en permettant une prise de recul. Par ailleurs, parmi les
difficultés rencontrées, je noterais le fait de devoir renoncer. En effet, le sujet étant très vaste et les
angles sous lesquels l'aborder également, il m'a fallu à partir d'un moment décider d'arrêter les
entretiens, même si ceux-ci auraient pu être enrichissants. Il en est de même pour les sources, qui
sont nombreuses et pour lesquelles il faut parfois renoncer à en examiner certaines.
Le travail portant sur problématisation m'a paru lui aussi formateur car il demande, là
encore, d'adopter une posture de chercheur en proposant des hypothèses à explorer à partir de nos
connaissances et de nos recherches, tout en ayant conscience que celles-ci ne sont que des
hypothèses, et demandent donc à être vérifiées par des investigations plus approfondies. Or, en tant
que travailleur social, même en dehors d'un travail de recherche, cette posture peut être à l’œuvre
lorsque nous nous intéressons à une problématique sociale particulière. Par ailleurs, la
problématisation m'a permis de poser un questionnement auquel je vais probablement être
confrontée en tant que future professionnelle, puisqu'elle aborde notamment la manière dont nous
pouvons nous positionner face aux différents constats exposés dans mon mémoire.
Concernant mon sujet de recherche, au-delà de l'intérêt personnel et professionnel qu'il
comporte pour moi, il m'a paru intéressant de l'explorer vis-à-vis de ma future pratique. En effet, le
thème que j'ai traité se rapporte à un public que nous pouvons être amenés à rencontrer et à
accompagner en tant que professionnels, et qui peut être en situation de souffrance. Il est donc
important d'avoir une connaissance de ce phénomène, de ce vécu et de pouvoir alimenter notre
réflexion sur cette question. De plus, approfondir l'analyse d'une question telle que la souffrance
sociale des personnes en situation de précarité peut permettre d'affiner sa réflexion en portant un
regard nouveau sur une question dont nous avons en tant que travailleurs sociaux plus ou moins
connaissance et conscience. J'entends par là qu'il peut au premier abord nous sembler évident que la
précarité est difficile à vivre. Le travail de recherche permet alors d'interroger cette évidence, qui
parce qu'elle en est une ne nous questionne plus, et d'amorcer la recherche d'une compréhension
48
approfondie : dans quelle mesure la précarité est-elle génératrice de souffrance, en quoi, pour
quelles raisons, de quelle manière, comment cela se manifeste-t-il, etc. On dépasse alors l'évidence
dans une démarche qui alimente notre compétence d'expertise sociale.
Enfin, concernant les apports de ce travail, je pense qu'avoir conscience que notre
intervention peut être génératrice de souffrance pour les personnes est un premier pas pour lutter
contre cet état de fait. En effet, il n'est pas possible d'apporter des réponses à un problème si celui-ci
n'a pas été identifié au préalable. Penser de meilleures pratiques passe donc par l'identification de ce
qui peut être problématique, en l'occurrence ici la prise de conscience du vécu parfois douloureux
de l'usager, tant par rapport à sa situation dans son ensemble que dans la relation au(x)
professionnel(s). En outre, ce travail m'a amenée à mettre en perspective les apprentissages de ma
formation, aussi bien théoriques que pratiques, parce qu'il questionne nos pratiques et le sens de
notre métier, et il a en cela contribué à la construction de mon futur positionnement professionnel,
et donc de mon identité professionnelle.
49
Bibliographie
Ouvrages
Sous la direction de JOUBERT Michel, LOUZOUN Claude, Répondre à la souffrance
sociale, Erès, 2005, 190p.
RENAULT Emmanuel, Souffrances sociales. Philosophie, psychologie et politique, Paris,
La Découverte, 2008, 405p.
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MAISONDIEU Jean, La Fabrique des exclus, Bayard Jeunesse, 1997, 261p.
FASSIN Didier, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte,
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EHRENBERG Alain, La fatigue d'être soi. Dépression et société. Odile Jacob, 2000, 414p.
HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio, 2013, 352p.
GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Les Editions de Minuit,
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DANEAULT Serge, Souffrance et médecine, Presses de l'Université du Québec, 2006, 158p,
Préface de CASSEL J. Eric
FREUD Sigmund, Le Malaise dans la culture, Presses Universitaires de France, 2010, 120p.
PAUGAM Serge, La disqualification sociale, essai sur la nouvelle pauvreté, Presses
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50
Sous la direction de BARREYRE Jean-Yves et BOUQUET Brigitte, Nouveau dictionnaire
critique d’action sociale, Bayard Jeunesse, 2006, 637p.
VERDU Corinne, LORENZI-SONNET Isabelle, Petit lexique du travail social, Champ
social éditions, 2013, 162p.
GARBARINI Joëlle, Relation d’aide et travail social, ESF, 1997, 108p.
Articles
FURTOS Jean, Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale, Mental
Idées n°11, 2007, pp.24-33
PREVOST Marianne, La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos, Santé
conjuguée n°48, 2009, pp.77-81
BIRON Lucie, La souffrance des intervenants : perte d'idéal collectif et confusion sur le
plan des valeurs, Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux n°36,
2006, pp.209-224
HACHE Emilie, Néolibéralisme et responsabilité. Raisons politiques n°28, 2007, pp.5-9
RENAULT Emmanuel, La reconnaissance au coeur du social, Sciences humaines n°172,
2006
JACQUINET Serge, Souffrance sociale des usagers et malaise des travailleurs sociaux,
Pensée plurielle n°8, 2004, pp. 39-49
51
Sites et pages Internet
Centre national de ressources textuelles et littéraires (CNRTL) : www.cnrtl.fr
Dictionnaire Larousse : www.larousse.fr
Observatoire national du non-recours aux droits et services (ODENORE) :
www.odenore.msh-alpes.fr
Psychologie-sociale : www.psychologie-sociale.com
PAUGAM Serge, Les formes contemporaines de la disqualification sociale, CERISCOPE
Pauvreté, 2012, [en ligne], http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part5/les-formescontemporaines-de-la-disqualification-sociale
EHRENBERG Alain In Entretien de TAUBES Isabelle, Dépression : la fatigue de devoir
s'assumer, Psychologies, 1998, [en ligne], http://www.psychologies.com/Moi/Problemespsy/Deprime-Depression/Articles-et-Dossiers/Depression-la-fatigue-de-devoir-s-assumer
IKAHEIMO Heikki, Un besoin humain vital. La reconnaissance comme accès au statut de
personne, Open Edition books, http://books.openedition.org/pupo/736?lang=fr#ftn5
MAZET Pierre, La non demande sociale : reconnaître l’enjeu de la reconnaissance.
Archives ouvertes HAL, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00493669
Textes législatifs :
WRESINSKI Joseph, Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, 1987
OHEIX Gabriel, Rapport Contre la pauvreté et la précarité- 60 propositions, 1981
52
STROHL-LAZARUS, Rapport une souffrance qu'on ne peut plus cacher, par le groupe de
travail Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale,1995
Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion (RMI)
Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, adopté le 21 janvier
2013 par le Comité interministériel de lutte contre l’exclusion (CILE)
Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions
Décision du Conseil Constitutionnel n° 99-421 du 16 décembre 1999
Autres
PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Compte-rendu EHRENBERG Alain, La
Fatigue d'être soi. Dépression et société. Revue française de sociologie, volume 40 n°4,
1999, pp. 778-780
Synthèse du rapport final d'évaluation de l’expérimentation d’un collège des personnes en
situation de pauvreté ou de précarité au sein du Conseil National de Lutte contre la pauvreté
et l’Exclusion (CNLE) par Amnyos groupe
53
ANNEXE 1 : Tableau récapitulatif des entretiens réalisés
05/11/15
Psychologue du dispositif RSA 1
17/11/15
Psychologue du dispositif RSA 2
26/11/15
Psychologue du centre de santé
13/01/16
Conseillère en économie sociale et familiale co-animatrice de l’action sur
le thème de l’estime de soi
26/01/16
Sociologue et formatrice dans les filières sociales
05/02/16
Chercheuse 1 de l’Observatoire National du non-recours aux droits et
services (ODENORE)
22/02/16
Chercheur 2 de l’Observatoire National du non-recours aux droits et
services (ODENORE)
29/02/16
Chercheur 2 de l’Observatoire National du non-recours aux droits et
services (ODENORE)
04/03/16
Médecin d'un service d'accès aux soins pour les personnes en situation de
précarité
ANNEXE 2 : Liste des questions des différents guides d’entretiens utilisés
Le guide utilisé lors de mes entretiens a évolué tout au long de mon travail et a été
adapté en fonction de la personne interrogée. Voici les différentes questions qui y sont
apparues :
Mode d’interventions/publics rencontrés :
-
De quelle manière et dans quel cadre intervient la personne interrogée ?
Pour les professionnels
-
Quels publics reçoit-elle ?
-
La souffrance psychosociale fait-elle partie des demandes/problématiques rencontrées,
apparaît-elle à travers d’autres demandes ?
-
Est-elle une problématique ciblée de l’intervention ou est-elle rencontrée de manière
indirecte ?
-
Comment les personnes « arrivent-elles » ? Quelles portes d’entrée ? Pour quelles
problématiques ?
Pour les chercheurs
-
La souffrance psychosociale est-elle une problématique ciblée des recherches/études/
champs de connaissance de la personne interviewée ou est-elle étudiée /traitée/connue de
manière indirecte ?
Description/définitions de la souffrance et de la SPS, facteurs et impact
 Comment se manifeste la souffrance d’origine sociale chez les personnes que vous
rencontrez ? Quelles sont les spécificités de cette souffrance ?
 Quels sont selon vous les facteurs de fragilisation chez les personnes?
 Dans la mesure où l’on rencontre nécessairement des souffrances au cours de la vie,
quels sont les indicateurs permettant de dire d’une souffrance qu’elle est
« problématique » ? Qu’est-ce qui distingue une souffrance « normale » (faisant partie
du fonctionnement du psychisme), d’une souffrance « problématique », et d’une
souffrance pathologique ? (A l’attention des psychologues)
 Selon vous comment s’articulent les facteurs de souffrance individuels/personnels
avec les facteurs « sociétaux » ?
 Quels liens faites-vous entre la souffrance psychosociale (donc la souffrance liée à la
situation sociale de la personne, de quelque manière que ce soit), et le phénomène de
la non-demande ? (A l’attention des chercheurs de l’ODENORE)
« Identité sociale », stigmatisation, influence de la société…
 A travers le discours des personnes accompagnées, avez-vous constaté au long de
votre exercice professionnel des évolutions pouvant être mises en lien avec le contexte
socio-économique et la question de la stigmatisation ?
 Y a-t-il selon vous des injonctions sociales qui ont un impact sur la souffrance psychosociale ? Dans quelle mesure ?
 Faites-vous un lien entre la stigmatisation et la non-demande ? (A l’attention des
chercheurs de l’ODENORE)
Souffrance psycho-sociale et médicalisation
 Parmi les critiques adressées à la prise en charge de la sps, on lui reproche souvent
d’être « psychiatrisée », qu’en pensez-vous ?
 Pensez-vous que certaines consultations auprès des généralistes de la structure
puissent être le reflet d’une souffrance sociale ? Pensez-vous que cette souffrance
ressurgit dans le champ médical ? (A l’attention de la psychologue du centre de santé)
Pratiques professionnelles
 Avez-vous le sentiment d’avoir vu évoluer ces formes de souffrances dans le temps ?
 Si oui à propos du lien entre stigmatisation et non-demande : Pensez-vous que les
formes de non-demande liées à la crainte de stigmatisation ont évolué dans le temps ?
 Si oui, avez-vous le sentiment que cela a entrainé des changements dans les pratiques
des professionnels confrontés à cette souffrance et dans la gestion des politiques
sociales liées à ces problématiques?
 Pensez-vous qu’en tant que professionnels (notamment ceux du social) nous
entretenions cette souffrance ? Si oui de quelle manière ?
 Selon vous, quel rôle les professionnels (notamment ceux du social) jouent-ils autour
de la question de l’image qui est renvoyée aux personnes dans le cadre des dispositifs
d’aide ?
 A votre avis quels changements dans les pratiques et dans les politiques sociales
pourraient permettre une meilleure prise en charge de cette souffrance ?
ANNEXE 3 : Typologie explicative du non-recours aux droits de l’ODENORE
Institut de Formation en Travail Social d’Echirolles
HARTINGER Cyrielle
Diplôme d’Etat d’Assistant de Service Social (DEASS)
DC 2 : Expertise sociale
Mémoire d’initiation à la recherche
Souffrance psychosociale chez les personnes en situation de précarité
Phénomène souvent silencieux, parfois même invisible, la souffrance psychosociale qui
touche les personnes en situation de précarité interroge les politiques publiques et les
professionnels qui y sont confrontés.
Dans ce mémoire, je présente dans une première partie cette souffrance émergente en
lien avec la précarité et les questionnements qu’elle suscite. Je tente ensuite dans la partie
suivante d’apporter des éléments de compréhension permettant de contextualiser cette
souffrance, et je propose également une approche clinique ainsi que l’examen des notions de
stigmatisation et de reconnaissance, qui apparaissent au fil de ce travail liées à la question
de la souffrance sociale. Enfin dans la troisième partie j’aborde mon sujet sous le prisme de
l’accès aux droits, en évoquant notamment le rapport entre les personnes et les institutions,
ainsi que la place des professionnels.
A partir des constats issus de ces trois parties, je propose ensuite une
problématisation concernant la pratique professionnelle des assistants de service social.
Mots-clés :
souffrance psychosociale
précarité
reconnaissance
accès aux droits
institutions
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