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Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation
Jean-Maxence Granier
Communication & langages / Volume 2011 / Issue 169 / September 2011, pp 51 - 62
DOI: 10.4074/S033615001100305X, Published online: 10 November 2011
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Jean-Maxence Granier (2011). Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation.
Communication & langages, 2011, pp 51-62 doi:10.4074/S033615001100305X
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51
La Communication
JEAN-MAXENCE GRANIER
Du Contrat de Lecture
au Contrat de
Conversation
Cet article revisite les tenants et aboutis-
sants du succès du concept de « Contrat
de Lecture » développé par Eliseo Veron
dans les années 1980, concept qui a aidé
les médias à mieux définir leur posture
et leurs rôles vis-à-vis de leurs usagers.
Jean-Maxence Granier propose de pro-
longer le « Contrat de Lecture » dans un
nouveau concept, qui s’en inspire et s’en
distingue : le « Contrat de Conversation ».
Il s’agit d’inciter les médias d’information
à intégrer la participation des internautes
et à reconfigurer leur rôle, pour ne pas
se laisser dépasser par une évolution
technique et sociale qui fragilise les
prises de parole médiatique.
Mots clés : contrat de lecture, contrat
de conversation, Eliseo Veron, presse
écrite, médias, participation
NAISSANCE DU CONTRAT DE LECTURE
Le concept de Contrat de Lecture est apparu en 1985
pour faire face à une problématique précise du marketing
de la presse. Il s’agissait à l’époque, dans un contexte
concurrentiel renforcé, de mieux distinguer, au sein d’un
type de presse donné, celui des magazines féminins,
des positionnements et des identités spécifiques, au-delà
d’une grande similarité de contenus thématiques –
la catégorie de presse « magazines féminins » étant
constituée comme un genre spécifique. Ce concept était
développé par Eliseo Veron1dans le cadre à la fois de
la linguistique de l’énonciation, marquée par Jakobson
et Benveniste, et de la sémiotique de Peirce, avec la
mise en regard d’un monde construit comme objet,
d’un discours comme signe et d’une instance de pro-
duction ou de réception comme interprétant. Il trouvait
des échos dans des réflexions connexes venues des études
littéraires et génériques2, dans une importance nouvelle
donnée à la notion de relation face à celle de contenu
avec l’école de Palo-Alto, dans la montée en puissance
d’un modèle communicationnel3qui posait le cadre des
conditions aprioride l’interlocution, ou encore dans
1. Eliseo Veron, « L’analyse du contrat de lecture », Les médias :
expériences et recherches actuelles, IREP, 1985.
2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique »,
1975.
3. Patrick Charaudeau, Langage et discours. Éléments de sémio-
linguistique (Théorie et pratique), Paris, Hachette, 1983 ; Patrick
Charaudeau, « Le contrat de communication de l’information
médiatique », Le Français dans le monde, numéro spécial, juillet 1994.
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52 La communication revisitée par la conversation
l’esthétique de la réception de l’école de Constance4et dans les approches
pragmatiques issues du monde anglo-saxon. Au déclin des logiques purement
structurales, un nouveau modèle faisait son apparition ; il mettait en scène les
tenants et les aboutissants de la communication médiatique et les intégrait à
l’espace sémiotique du discours en les dévoilant à travers des marques spécifiques,
verbales ou visuelles. Ce modèle allait faire florès au sein des spécialistes du
marketing éditorial, car à travers la mise en scène d’un destinataire (« je suis une
femme Elle », « je suis une femme Marie-Claire »), il permettait de faire le lien avec
les attentes du lecteur, des lecteurs et donc de l’audience. Pour abstraite qu’elle
fût, la figure du « destinataire construit » permettait de dépasser les analyses de
contenus et rejoignait la problématique opérationnelle de tout média : créer un
lien fort et continu avec un public et monnayer ce lien auprès des publicitaires et
des marques.
Ce modèle du Contrat de Lecture faisait l’hypothèse puissante de la mise
en scène, dans l’espace sémiotique constitué par un titre de presse, d’une figure
de l’émetteur (versus les producteurs effectifs de ces contenus : journalistes,
rédactions, éditeurs mais aussi publicitaires et marques), d’une figure du
destinataire construit (versus le lectorat effectif), d’une relation spécifique entre
eux et d’un monde construit déterminé (l’univers de la mode, l’univers féminin
par exemple), un univers de référence co-interprété en production et en réception.
Au-delà des discussions théoriques, qui portèrent en particulier sur la notion de
«contra
5et de « lecture »6, le concept s’est révélé remarquablement efficace et
a été utilisé de manière continue dans les études éditoriales et publicitaires depuis
vingt-cinq ans. De fait, le terme lui-même s’est répandu dans le milieu des médias,
utilisé à la fois par les responsables éditoriaux des entreprises de presse, les régies
publicitaires chargées de la commercialisation des espaces et les cabinets d’étude
spécialisés dans le conseil aux médias.
UN CONCEPT OPÉRATOIRE LARGEMENT RÉPANDU ET UTILISÉ
Si la notion de contrat, utilisée métaphoriquement, a pu faire débat, puisqu’au
sens juridique un contrat engage les deux parties, sauf à être en l’espèce léonin,
laissant au magazine toute sa puissance d’imposition d’un monde, on voit bien
comment cette notion a pu malgré tout paraître parlante aux acteurs. Dépassant
la passivité attachée traditionnellement à la figure du lecteur, la relation volontaire
qui s’établit dans le temps avec un titre de presse, que l’on choisit et que l’on paye,
s’inscrit bien dans une forme de contractualisation de l’échange, au moins de fait,
sur le mode d’une relation à laquelle on adhère, en achetant, en lisant avec plaisir
ou intérêt et en achetant à nouveau le titre. Perduration dans le temps, continuité
du lien, ce modèle a donc vocation à expliquer comment le lecteur ordinaire noue
une relation avec un titre en adhérant à un contrat qui se donne à lire concrètement
4. Hans Robert Jauss, Pouruneesthétiquedelaréception, Gallimard, coll. « Tel », [1900] 1978.
5. « Contrat » vs « promesse », cf. François Jost, Introduction à L’analyse de la Télévision, Paris, Ellipses,
1999.
6. « Lecture » vs « communication », terme plus large renvoyant à une plus grande variété de dispositifs,
cf. les travaux de Patrick Charaudeau.
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dans un dispositif sémiotique. Les études qui en découlent s’inscrivent à la fois dans
des approches « en émission », sous forme d’analyses sémiotiques d’un Contrat de
Lecture spécifique dans son champ de concurrence (les titres du même segment
de presse), et en « réception », sous forme d’analyses qualitatives du discours
rationnel, mais aussi imaginaire, « projectif » des lecteurs engagés dans ce type
de contrat. La plupart des dispositifs d’étude mis en œuvre dans ce domaine
articulent ces deux dimensions, vérifiant, dans des démarches qualitatives auprès
des lecteurs interrogés en groupe ou individuellement, des hypothèses sémiotiques
posées en chambre à travers l’analyse souvent comparative de corpus et portant sur
l’ensemble des dimensions du magazine : textes, images, mise en page, couverture,
etc. Ces approches ont vocation à contribuer au pilotage d’un titre dans le temps et
à son optimisation, justement quand l’éditeur pressent que le contrat est en train
de se dénouer ; mais elles sont aussi utilisées pour accompagner des lancements de
titres nouveaux, l’analyse des réactions des lecteurs et du champ de concurrence
permettant d’hypostasier une identité et un positionnement encore virtuels. Cette
méthodologie est aussi utilisée de manière un peu différente pour bâtir des
argumentaires visant à convaincre les annonceurs de la pertinence des supports
qu’ils peuvent choisir pour communiquer, puisque le « Contrat de Lecture »
permet de dessiner la figure idéalisée du récepteur. Si le concept s’est vulgarisé, si ses
fondements théoriques sont moins lisibles aux acteurs eux-mêmes, il est devenu,
entoutcasdanslechampdelaréexionfrançaisesurlesmédias,unrepèrefortet
une méthode effectivement mise en œuvre.
Le modèle, et c’est un autre signe de son succès, a été rapidement étendu avec
profit à la télévision, à la radio et à l’ensemble des médias. On a pu ainsi parler de
« contrat de chaîne » en télévision, mais aussi de « contrat d’émission », montrant
par là qu’il pouvait être utilisé à différents niveaux d’intelligibilités médiatiques.
Deux journaux télévisés du soir obéiront au même genre (celui du journal du
20 heures, par exemple de France 2 et de TF1) et traiteront des mêmes sujets,
mais dans des Contrats de Lecture parfaitement distincts aux yeux mêmes des
téléspectateurs par la relation établie avec eux, symétrique et distante ici, proche
et dissymétrique là, et par la manière de mettre en scène le monde, construit ici sur
le mode de l’intelligibilité, là sur le mode de l’affectivité, ici en mettant en scène
le citoyen, là le peuple. Autre exemple, Turbo(surM6)etAuto-Moto (sur TF1)
parleront ainsi identiquement du monde automobile, mettront en scène les mêmes
modèles, mais l’un dans une relation d’abord accessible et pédagogique, inscrivant
la voiture dans un paysage dont elle est le prétexte, l’autre sur une base plus experte
et plus polémique, avec une tendance à soulever davantage le capot des voitures
présentées pour elles-mêmes. La relation avec le téléspectateur et la construction du
monde automobile sont bien différentes. Ainsi cette conceptualisation théorique
est-elle devenue un véritable outil, volontiers schématisé, et un langage commun
aux producteurs, ou au moins certains d’entre eux, et aux analystes spécialisés
formés à la sémiotique du discours, verbal ou visuel. Cet outil a l’avantage
d’objectiver sous ses deux faces (production/réception) la relation entre le lecteur
etletitreetdepermettredesrecommandationsprécisechappantauseulflair
ou au seul talent des journalistes. Il fait partie de l’habitus professionnel des gens
de presse et rapproche méthodologiquement les publics des médias qui les visent,
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en permettant de dépasser les limites des segmentations et des positionnements a
priori.
DU DESTINATAIRE CONSTRUIT AU PUBLIC REPRÉSENTÉ
Le succès du modèle, on l’a dit, est lié à la possibilité qu’il donne de véritablement
penser le destinataire du média et de lui donner une présence palpable parce
qu’objectivée dans les signes et les discours. De fait, pour la presse, mais encore
davantage pour la radio ou pour la télévision, la distance inhérente à toute
médiation, la dimension ontologiquement in abstentia du lecteur, de l’auditeur ou
du téléspectateur, a constitué un obstacle, un manque, quelque chose contre quoi
le monde médiatique a lutté par tous les moyens. Que l’on pense par exemple à la
valorisation du direct pour les médias de flux. Le Contrat de Lecture, comme grille
d’interprétation, permettait sur un autre plan, plus conceptuel, de se rapprocher
du public en invitant chaque média à dessiner la figure de celui à qui il s’adresse
comme individu impliqué dans une sémiosis donnant sens à un univers construit
en commun, selon le dispositif que l’outil défini par Eliseo Veron s’est attaché
à expliciter. De fait, pour combler cette distance, les médias ont eu tendance à
mettre en scène de manière hyperbolique un destinataire, et ce, de manière explicite
en tant que spectateur ou en tant que lecteur, ce qui n’est qu’un cas de figure
possible parmi d’autres7. Clubs d’auditeurs, courriers des lecteurs, médiateurs,
représentation du public dans l’espace du média, tout est bon pour faire sentir
que la relation construite est bien réelle, qu’elle échappe à sa dimension purement
allocutive en rendant manifeste la présence de celui à qui le média s’adresse, comme
si le fonctionnement médiatique moderne était tout emprunt de la nostalgie
de l’agora, des tréteaux du théâtre ou des estrades politiques, de la présence
réelle du public. À travers le modèle du Contrat de Lecture, les médias n’ont
été que trop heureux de faire reconnaître qu’ils instanciaient de toute façon un
destinataire auquel le lecteur/auditeur/téléspectateur réel était invité à s’identifier.
Parallèlement, plus les médias sont devenus de masse, plus ils se sont adressés au
grand nombre et plus ils ont imaginairement déconstruit cette distance. La mise
en scène des publics sur les plateaux de télévision, à ce point importante qu’on
légifère sur elle aujourd’hui (en termes d’âge, de race, de sexe), le public en studio
que l’on entend rire à la radio, tous ces personnages que nous regardons regarder
ce que nous regardons, sont là pour dire la présence effective de la réception
désormais incarnée. Les sémioticiens du télévisuel n’ont pas manqué d’analyser la
manière même dont ces publics étaient mis en scène, jeunes ou vieux, homogènes
ou hétérogènes, nombreux ou clairsemés, à l’italienne ou en cercle, et la radio à
fait de la mise en scène de la parole de ses publics un genre à part entière. Dans
ces cas de figure, l’adéquation au destinataire ne se fait plus seulement sur la
base d’une relation, plus ou moins proche ou distante, plus ou moins symétrique
ou dissymétrique : elle fonctionne sur le mode véritablement imaginaire de la
représentation et de la projection. On ne s’adresse pas seulement à moi, on met
en scène le public auquel je peux m’identifier.
7. Songeons au discours scientifique qui a contrario laisse la figure du destinataire dans l’abstraction et
l’universel.
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