Selon Locke, les mots sont des marques extérieures sensibles qui manifestent les pensées
invisibles de chacun. « Les mots ne signifient rien d'autre, dans leur première et immédiate
signification, que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert » (III, II, §2). Ainsi, les mots
ne signifient ni les qualités qui sont dans les choses, ni les pensées d'autrui : c'est ce dont ils ne
sauraient en aucun cas être capables. Mais alors, les mots peuvent-ils assurer une quelconque
communication ? Surtout, ne risquent-ils pas de nous empêcher de connaître quoi que ce soit ? Nous
avons pourtant vu qu'il est dans la nature du langage de pourvoir l'homme d'un moyen de
communication et d'un instrument susceptible d'améliorer la connaissance (en étant comme un
remède contre l'oubli).
Les mots portent en fait en eux-mêmes une double « référence secrète » (cf. III, II, §4).
D'une part, l'utilisation d'un mot dans son acception commune est fondé sur la supposition que les
autres hommes lui donnent la même signification. D'autre part, les hommes « veulent qu'on
s'imagine qu'ils parlent des choses selon ce qu'elles sont réellement en elles-mêmes ». Il y a donc un
double risque d'abus dans l'usage du langage. Premièrement, quand je parle, je peux être tenté de
penser que mon interlocuteur comprend les choses comme moi-même je les comprends, alors que
lui-même n'a affaire, comme moi, qu'à ses propres pensées. Deuxièmement, je peux avoir tendance
à confondre les mots et les choses, à penser que le découpage linguistique de la réalité correspond à
un découpage réel.
Faut-il en rester à ce constat d'échec ? Comment concilier la fonction première du langage
(aider à la connaissance et à la communication) et sa tendance profonde (caractère trompeur des
mots et multiplication des conversations fondées sur des malentendus) ?
Le but de Locke est précisément de clarifier la place des mots dans la connaissance. C'est
une fois que les mots se verront attribués leur fonction propre que les abus de langage pourront être
décelés, et ainsi les débats entre les hommes y trouveront moins de confusion. La première chose à
noter, c'est que l'immense majorité des mots sont ce que Locke appelle des “noms généraux”. En
effet, si chaque chose individuelle devait être désignée par un nom propre, la communication
deviendrait impossible (cf. III, III, §1-5). Les noms généraux sont des mots désignant des idées
abstraites. Une idée abstraite est celle que l'on tire quand on considère un aspect déterminé d'une
chose, sans considération des circonstances de l'expérience dans laquelle on rencontre une chose.
Par exemple, la neige, la face de la lune ou le lait ont tous en commun la blancheur, malgré les
nombreux traits qui les rendent dissemblables entre eux.
Dire que presque tous les mots sont des termes généraux ne veut pas dire qu'il soit
impossible de désigner des choses individuelles. On pourra décrire telle ou telle chose par une
connexion de termes généraux. Surtout, on peut témoigner du degré de connaissance d'une chose
(d'une substance notamment, c'est-à-dire d'une réalité naturelle) par le nombre de termes généraux
que l'on pourra lui appliquer. « Celui qui ajoute à son idée complexe de l'or celle de la fixité ou de
capacité d'être dissous dans l'eau régale, qu'il n'y mettait pas auparavant, ne passe pas pour avoir
changé l'espèce, mais seulement pour avoir une idée plus parfaite, en ajoutant une autre idée simple
qui est toujours actuellement jointe aux autres, dont était composée sa première idée complexe »
(III, X, 19). Locke répond ainsi à la difficulté posée plus haut : comment les hommes peuvent-ils
communiquer entre eux et progresser dans leur connaissance alors qu'ils n'ont pas accès à d'autres
idées que celles données dans leurs propres pensées ? Ils le peuvent car le terme général “or”, par
exemple, est commun aux interlocuteurs : chacun pourra y mettre ce qu'il en connaît, partager avec
autrui ce qu'il en sait de plus ou apprendre de l'autre ce qu'il en ignore. La connaissance de la chose
n'interviendra néanmoins que quand il en aura fait une perception claire et distincte ou qu'il en aura
conçu la démonstration (avec la même clarté et distinction).
C'est ici que Locke peut distinguer entre l'essence nominale d'une chose (la seule à laquelle
on puisse véritablement prétendre) et l'essence réelle ou naturelle de la chose (qui reste un objectif
à atteindre, mais qui demeure sans cesse repoussé). La connaissance des choses progresse par
l'énoncé de définitions nominales successives, c'est-à-dire de tentatives de décrire les choses à partir