La mission comme nouvelle évangélisation

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Revue des sciences religieuses
80/2 | 2006
Une religion missionnaire
La mission comme nouvelle évangélisation
Michel Deneken
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1880
DOI : 10.4000/rsr.1880
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2006
Pagination : 217-231
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Michel Deneken, « La mission comme nouvelle évangélisation », Revue des sciences religieuses [En
ligne], 80/2 | 2006, mis en ligne le 10 août 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/1880 ; DOI : 10.4000/rsr.1880
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Revue des sciences religieuses 80 n° 2 (2006), p. 217-231.
LA MISSION
COMME NOUVELLE ÉVANGÉLISATION
Le concept de « nouvelle évangélisation » constitue à l’évidence
un des marqueurs du pontificat de Jean-Paul II. De Vatican II à la fin
de ce pontificat, le concept d’évangélisation a tendance à devenir
synonyme de mission, voire à le supplanter (I). Pour Jean-Paul II, la
nouvelle évangélisation désigne la mission de l’Église semper reformanda, laquelle ne peut vraiment porter du fruit qu’au prix de sa
constante autoévangélisation (II). Cette entreprise concerne les terres
de nouvelle chrétienté, celles déjà plus anciennes d’Amérique latine,
mais aussi la vieille Europe, plus que jamais terre de mission à l’aube
du XXIe siècle (III).
I. MISSION ET ÉVANGÉLISATION : DEUX SYNONYMES ?
L’entrée « mission » dans le Dictionnaire critique de théologie
réserve un sujet de relatif étonnement 1. En effet, le terme mission ne
figure pas seul, mais se trouve relié avec un tiret au mot évangélisation. Ainsi, la tendance que l’on peut déceler dans le discours magistériel, surtout depuis 1978, se trouve entériné et figure conceptuellement dans un dictionnaire qui s’affirme comme théologique et
critique. L’article a été confié à un théologien luthérien :
En son sens large, la mission est une caractéristique fondamentale de
l’Église appelée à être signe et instrument du salut de Dieu dans le
monde, pour toute l’humanité. Deux tâches incombent ainsi à l’Église
et à chaque croyant : rendre témoignage à l’Évangile (évangélisation)
et servir les hommes (diaconie).
Notons que cet auteur luthérien déploie la problématique dans un
sens très fidèle à Vatican II, notamment au moyen de la sémantique
ecclésiologique du sacrement, signe et instrument. Le concept même
1. F. LIENHARD, « Mission-Évangélisation », dans J.-Y. LACOSTE (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, P.U.F., 1998, p. 744-747.
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d’évangélisation, faut-il le rappeler, n’appartient pas d’abord pas au
vocabulaire catholique. Il puise son origine dans l’espace protestant,
plus précisément dans sa sphère anglo-saxonne. On admet généralement qu’il remonte, dans sa première acception connue, au missiologue écossais Alexander Duff, au cours d’une conférence en 1854 au
Congrès de New York 2. Il a connu une véritable inculturation dans le
catholicisme contemporain, faisant florès sous la plume de JeanPaul II, sa fortune se trouvant renforcée grâce à l’épithète « nouvelle »
qui lui est adjointe.
Vatican II et Paul VI
Au concile Vatican II, le terme « évangélisation » apparaît familier, mais non central. Le concile affirme que toute l’Église est missionnaire et que « l’œuvre de l’évangélisation constitue un devoir fondamental du peuple de Dieu » (Ad Gentes n. 35). Le travail
postconciliaire de réception de Vatican II, tant de la part du Magistère
que dans la réflexion pastorale ou missiologique, n’aura de cesse de
préciser cette notion. C’est ainsi que Paul VI explique que l’évangélisation constitue la vocation propre de l’Église et structure son identité
la plus profonde (Evangelii nuntiandi n. 14). L’évangélisation est
d’actualité, mais non parce qu’elle prendrait une place de plus en plus
centrale dans le discours du Magistère ou dans le débat théologique.
Elle devient au contraire un thème central parce que l’annonce de la
Bonne Nouvelle demeure d’une actualité brûlante alors que le monde
évolue, que de vieilles chrétientés s’étiolent et de jeunes Églises lancent nombre de défis, notamment celui de l’inculturation. Toutefois
nombreux, et parfois profonds, sont les désaccords sur les manières
d’aborder stratégiquement cette question. Ainsi, à la lecture des nombreux débats, les divergences apparaissent dès le diagnostic. Dans le
processus d’évaluation de la situation présente et dans la réflexion au
sujet du contenu conceptuel et pastoral des expressions « évangélisation » et « nouvelle évangélisation », nous nous trouvons au cœur
d’une controverse qui sort de l’Église catholique elle-même. Dans
cette perspective, l’apparition, depuis au moins 20 ans, de la rencontre
des autres religions a conféré à cette réflexion un caractère encore plus
central, parce qu’il touche au cœur même de cette activité missionnaire de l’Église. L’aspect œcuménique de la question n’est pas le
moindre. En effet, nombreux sont les chrétiens, de diverses confes2. Alexander Duff (1806-1878) est un missionnaire de la Church of Scotland qui
sera d’abord actif en Inde. Après le schisme qui intervint dans son Église, il rejoint
l’Église libre d’Écosse. En 1867 il sera le premier titulaire d’une chaire de science
missionnaire à Edimbourg, unique en Europe alors.
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sions, qui craignent que le discours de la nouvelle évangélisation, telle
que la développe l’Église catholique avec Jean-Paul II, ne corresponde à une recatholicisation du monde et particulièrement, sur le
modèle de la chrétienté médiévale, à une recatholicisation de l’Europe.
Une déspatialisation de la mission
Le terrain de la nouvelle évangélisation se circonscrit d’abord à
partir d’un diagnostic visant à qualifier la situation concrète rencontrée par le qualificatif le plus adéquat possible. Or, il suffit de pointer
quelques expressions pour mettre en évidence la diversité des diagnostics posés et révéler la diversité des réalités recouvertes par le
concept d’évangélisation. Alors que les uns comprennent la nouvelle
évangélisation dans le sens d’une restauration, dans l’optique d’un
passé à faire resurgir qui soit en mesure de transformer le monde par
un mouvement de retour, d’autres l’interprètent dans le sens d’un
renouveau fondamental de la mission de l’Église, qu’il convient de
remettre en contact avec une société décrite comme postmoderne,
postchrétienne, sécularisée ou, comme tout récemment, en phase
d’exculturation du christianisme 3. Le chemin ainsi tracé est un retour
non au passé mais à l’Évangile. Le concept d’évangélisation se révèle
donc bien vite polysémique 4.
S’agissant de la mission, il atteste de la transformation de l’élément missiologique de l’ad extra à l’ad intra. Prenons l’exemple de
discours d’évêques intervenant lors de l’accueil de confrères africains
ou l’exemple de la prédication dominicale de curés de paroisse pour
la journée missionnaire mondiale. Depuis vingt ans au moins, on
passe d’une prédication qui insistait sur l’élan missionnaire vers d’autres pays à une autre qui vise la mission à l’intérieur des communautés
chrétiennes. On cite alors les prêtres africains ou indiens présents dans
les paroisses catholiques de la vieille Europe, souvent présentés aux
fidèles comme le fruit d’une mission à fronts renversés. À une spiritualisation de la mission correspond sa déspatialisation. Si les protestants parlent de mission intérieure pour désigner leurs efforts pasto3. D. HERVIEU-LÉGER, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
4. Cf. J. LOPEZ GAY, « Evolución histórica del concepto ‘evangelización’ », dans
M. DHAVAMONY, Evangelisation, Rome, 1975, p. 161-190 ; D. GRASSO, « Evangelizzazione. Senso di un termine », ibid., p. 21-47. Ces deux études mettent en évidence
les sens du concept d’évangélisation avant l’ère Jean-Paul II. En ce sens, elles permettent de constater que l’usage qu’en fera le pape Wojtyla sera toujours plus déterminé par l’adjectif « nouvelle ».
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raux de réveil, le catholicisme a de facto de plus en plus compris la
mission comme mission intérieure sous l’impulsion de JeanPaul II. Cette évolution ne commence pas cependant en 1978. Elle se
manifeste déjà, de la manière la plus spectaculaire et la plus féconde,
dans le titre même du fameux France, pays de mission de H. Godin et
Y. Daniel, dès 1943.
II. L’ITINÉRAIRE SYMBOLIQUE DE LA NOUVELLE ÉVANGÉLISATION
De Medellin à « Evangelii Nuntiandi »
De Medellin à Port-au-Prince, en passant par Saint Jacques de
Compostelle, se dessine un itinéraire symbolique de la nouvelle évangélisation 5. Si fortement identifié soit-il à son pontificat, le concept de
« nouvelle évangélisation » n’apparaît pas avec Jean-Paul II, même si
c’est sous sa plume que l’expression prend l’importance que l’on sait.
Celle-ci apparaît pour la première fois, semble-t-il, à la deuxième
assemblée générale de la conférence épiscopale d’Amérique latine, à
Medellin en 1968, dans le document final. Directement référée à
Vatican II, elle vise à interpréter dans les documents de Medellin ce
que le concile avait défini comme mission de l’Église. L’assemblée
des évêques voulait contribuer ainsi à dépasser le fossé qui ne cesse
de grandir entre la foi de l’Église et la vie vécue par les communautés
chrétiennes.
C’est dans ce contexte que se définit également la fameuse option
préférentielle pour les pauvres ainsi que l’engagement collégial à
vivre la pauvreté évangélique. Cette assemblée, qui a pris une importance considérable dans la vie de l’Église catholique, notamment dans
l’émergence d’un catholicisme proprement sud-américain, appelle
dans ce contexte à une « nouvelle évangélisation, à une catéchèse
intensive qui soient à même d’atteindre aussi bien les élites que les
masses […] afin de [les] conduire à une foi claire et engagée 6. »
À l’issue des travaux du 3e synode romain de 1974, qui avait pris
pour thème l’évangélisation, Paul VI publie l’exhortation apostolique
Evangelii nuntiandi (E.N.), « au sujet de l’évangélisation dans le
monde d’aujourd’hui ». Ce document s’imposera d’emblée comme le
texte postconciliaire le plus important sur la question. Or, même si
5. Cf. G. COLLET, « … Bis an die Grenzen der Erde ». Grundfragen heutiger Missionswissenschaft, Fribourg en Brisgau, Herder, 2002, p. 249-257. Cette remarquable
étude met en évidence les itinéraires symboliques de la nouvelle évangélisation de
Jean-Paul II à travers ses voyages.
6. Discours à Medellin, La Documentation catholique [DC], n° 1524 (1968),
col. 1564 (col. 1559-1570).
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l’expression n’y figure pas explicitement, une lecture, même superficielle, impose le constat qu’y figure tout ce que le concept de nouvelle
évangélisation satellise. L’exhortation se situe dans un contexte ecclésiologique renouvelé de Vatican II. Or la compréhension même de
l’Église a rapidement changé après Paul VI.
Une systématisation par Jean-Paul II
Jean-Paul II n’attend pas longtemps après son élection pour
recourir au concept de nouvelle évangélisation de manière systématique. De 1978 à 2005 l’expression traverse l’ensemble de ses écrits
et discours. En même temps, on constate une nette évolution. Encore
assez floue et plutôt spirituelle, l’expression devient progressivement
plus claire, et donc plus controversée. Différentes épithètes ou divers
préfixes déterminent le substantif : « nouvelle », « seconde » évangélisation, quand il n’est pas recouru au terme de « réévangélisation ». Il
s’agit par là d’énoncer un constat : il faut considérer l’évangélisation
du monde contemporain comme insuffisante. L’évêque de Rome
entend la « nouvelle évangélisation » comme un effort missionnaire
des parties de la planète qui ont entamé un processus d’estrangement
avec le christianisme, explicitement l’Europe et en partie l’Amérique
latine. Alors que le contexte européen était désigné par les concepts
d’athéisme ou de sécularisation, la situation latino-américaine sera
souvent appréhendée en terme de « superficialité » : on n’aurait pas
évangélisé en profondeur, malgré une présence de l’Église depuis
cinq siècles sur le sous-continent américain. Ce que le Cardinal Basil
Hume remarque dans son discours d’ouverture du 5e symposium de la
conférence des évêques d’Europe en 1982, au sujet de la situation de
l’Europe, peut s’étendre à beaucoup d’autres domaines de la planète :
il décrit un continent « sacramentalisé mais non évangélisé 7 ». JeanPaul II n’a de cesse d’évoquer les racines chrétiennes de l’Europe.
Aux évêques allemands à Fulda, en 1980, il dira que l’Europe ne peut
renaître qu’en faisant appel à ses racines qui sont chrétiennes.
À l’occasion de son voyage en Pologne, en 1979, pour le « millénaire du baptême de la Pologne », le pape parle pour la première fois
de « nouvelle évangélisation » dans son discours à Nowa Huta. Sous
le régime communiste, l’Église polonaise a éprouvé de grandes difficultés à y construire un lieu de culte. À peine le gouvernement avaitil fini de donner l’autorisation qu’une croix de bois fut érigée, que la
7. Discours d’ouverture pour le 5e symposium : « La responsabilité collégiale des
évêques et des conférences épiscopales dans l’Évangélisation du Continent », Conseil
des Conférences Épiscopales Européennes (C.C.E.E.), Préf. de C.M. Martini, Les
évêques d’Europe et la nouvelle évangélisation de l’Europe, Paris, Éd. du Cerf, 1991.
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police s’est empressée d’enlever, ce qui ne manqua pas de créer des
troubles. Quand finalement l’autorisation vint, on construisit une
croix d’acier. Les autorités refusèrent leur aide technique. Le pape
évoque cette croix bien concrète et la met en lien avec ce qu’il désigne
pour la première fois par « nouvelle évangélisation ». Or cette croix
symbolise une part de l’histoire polonaise et une dimension de la
volonté du catholicisme 8. « Nous avons eu un signe, dit Jean-Paul II,
qui, au début d’un nouveau millénaire, réinvestit l’Évangile de
manière renouvelée. Une nouvelle évangélisation a commencé,
comme s’il s’agissait d’une deuxième évangélisation, même si en réalité il s’agit toujours de la même 9 ». L’allocution que Jean-Paul II a
faite le 5 octobre 1982 au cours du Symposium déjà évoqué apparaît
à ce titre fort caractéristique. Le pape se situe « dans la lumière d’une
théologie de l’histoire » et propose une vision de l’Europe qui va de
l’Atlantique à l’Oural. Il se pose la question de savoir ce qu’est l’Europe aujourd’hui. À la lumière des contrastes et des contradictions qui
traversent tout le continent, on peut se demander s’il est vraiment possible de parler d’Europe ou s’il agit d’un mythe. Or sans aplanir les
difficultés et atténuer les contrastes, le pape voit dans cet ensemble
complexe et contrasté le signe même d’une unité qui « indique à l’Europe sa vocation à la fraternité et à la solidarité entre les peuples 10 ».
En arrière-plan se dégage une vision de la réalité selon laquelle le
christianisme a contribué à forger un esprit commun. C’est en retrouvant les racines chrétiennes que l’espérance pour ce continent peut
être ravivée, et qu’une « nouvelle et commune civilisation européenne
peut naître 11 ». La volonté d’émancipation et d’autonomie a conduit à
une distanciation grandissante de la culture européenne à l’égard de la
foi et de l’Église, avec pour effet « une crise interne de la conscience
européenne ». Or l’Europe ne peut abandonner le christianisme « sans
entrer dans une crise dramatique 12 ». Cela se manifeste historiquement dans le développement du relativisme et du nihilisme.
Autoévangélisation d’une ecclesia semper reformanda
Selon Jean-Paul II, la situation de l’Europe n’est pas extérieure à
l’Église. C’est en son sein qu’elle la voit émerger. « Les crises de
l’homme européen sont les crises de l’homme chrétien ; les crises de
8. DC, n° 1767 (1979), col. 638 ; pour le contexte, voir col. 637, note 1 et n° 1677
(1975), col. 541.
9. Acta Apostolicae Sedis (AAS) 10, p. 102-106 ; p. 103.
10. C.C.E.E., Les évêques d’Europe…, p. 128-133.
11. Ibid., p. 130.
12. Ibid.
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la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne 13 ». Pour
cette raison, elles n’apparaissent pas seulement comme des difficultés
passagères ou extérieures, ou ne constituent pas seulement des obstacles à l’évangélisation éventuellement surmontables. Il s’agit en fait
« d’épreuves et de tentations » communes à la société et à l’Église en
Europe.
L’athéisme européen est un défi qui doit être compris à l’horizon de la
conscience chrétienne ; il s’agit davantage d’une révolte contre Dieu et
d’une infidélité à son égard que d’un reniement pur et simple. Le sécularisme que l’Europe a répandu dans le monde, et qui comporte le
danger de flétrir d’autres peuples et les cultures d’autres continents,
s’est nourri, et se nourrit encore, de représentations bibliques de la
création et de la relation de l’homme au cosmos 14.
Dans l’Église et dans le christianisme, des objections sont élevées
qui rendent l’évangélisation plus difficile et l’empêchent, mais on y
trouve aussi et en même temps des « moyens de salut et des solutions ».
Dans ce contexte, Jean-Paul II a pu parler de la nécessité d’une
autoévangélisation de l’Église, « pour relever les défis de l’homme
contemporain » qu’il désigne inlassablement par les termes
« athéisme », « sécularisme », « révolution industrielle ». « Si nous en
appelons à la foi et à la sainteté de l’Église, pour répondre à ces problèmes et à ces défis, il ne s’agit pas de l’expression d’un désir de
prise de pouvoir, ou de le reprendre, mais apparaît comme le chemin
obligé qui doit conduire aux causes ultimes des défis et des problèmes 15. » La réévangélisation et l’agir missionnaire sont donc très
subtilement mais nettement apparentés. Il s’agit d’une (re-) prise de
conscience par l’Europe, pour son renouveau, de ses racines chrétiennes. Cette vision, le pape la développe également à Saint Jacques
de Compostelle. Il rappelle que l’identité européenne ne peut pas se
comprendre sans le christianisme « parce que c’est précisément en lui
que se trouvent les racines communes à partir desquelles la civilisation du continent a grandi, qu’elle a tiré son dynamisme, son esprit
d’entreprise, sa capacité à aller vers d’autres continents, bref, tout ce
qui fait sa gloire 16 ». De manière personnellement très engagée, JeanPaul II poursuit :
Moi, Jean-Paul, fils de la nation polonaise, qui, en raison de ses origines, de sa tradition, de sa culture et de ses relations vitales, s’est tou13. Ibid.
14. Ibid.,p. 132.
15. Ibid..
16. « Vieille Europe, retrouve-toi toi-même ! », DC, n° 1841 (1982), p. 1127.
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jours considérée comme européenne, slave parmi les latins et latine
parmi les slaves, moi, successeur de Pierre sur le siège de Rome, siège
que le Christ a voulu établir en Europe et qu’il aime en raison de son
effort pour la propagation du christianisme dans le monde, moi, évêque
de Rome et pasteur de l’Église universelle, t’adresse à toi, vieille
Europe, un appel depuis saint Jacques de Compostelle : « Retrouve-toi
toi-même ! Sois de nouveau toi-même ! Pense à tes origines ! Revivifie
tes racines ! Recommence à vivre tes authentiques valeurs qui ont
rendu glorieuse ton histoire et fais de ta présence sur les autres continents une source de bénédiction ! Reconstruis ton unité spirituelle dans
une atmosphère pleine de respect vis-à-vis des autres religions et des
libertés véritables ! Donne à César ce qui appartient à César et à Dieu
ce qui appartient à Dieu ! Dans la fierté de tes conquêtes n’en oublie pas
les possibles conséquences négatives ! Ne te trouble pas de la perte
quantitative de ta grandeur dans le monde ou des crises sociales et culturelles qui te traversent à présent. Tu peux toujours être encore un
phare de la civilisation et un aiguillon pour le progrès dans le monde.
Les autres continents tournent les yeux vers toi et espèrent entendre de
toi la réponse que saint Jacques donna au Christ : “Je le peux” » 17.
Le 9 mars 1983, Jean-Paul II prend la parole à l’occasion de l’ouverture de la conférence du CELAM (Consejo Episcopal Latinoamericano) à Port-au-Prince sur le thème de la nouvelle évangélisation.
Dans la perspective du jubilé des 500 ans de l’évangélisation de
l’Amérique latine, il évoque le devoir « non pas d’une réévangélisation, mais d’une nouvelle évangélisation. Nouvelle dans le zèle
qu’elle déploie, dans les méthodes qu’elle emploie et dans les expressions dans lesquelles elle se fait 18 ». Les conditions préalables en sont
le développement des vocations sacerdotales, la formation de laïcs,
coopérateurs de l’évangélisation, et les orientations de Puebla. Si
Jean-Paul II distingue réévangélisation et nouvelle évangélisation, la
différence apparaît toutefois difficile à établir. En effet, dans les discours suivants, cette différence disparaîtra ; les deux termes finiront
par devenir synonymes. Lors de sa visite à Saint Domingue en 1984,
le pape revient sur le thème. Lançant la neuvaine qui doit conduire à
1992, il souhaite qu’elle « devienne une nouvelle évangélisation, une
mission élargie et un renouveau spirituel intense 19 ».
En 1985, le thème de la nouvelle évangélisation est repris plusieurs fois dans le contexte européen. Le synode extraordinaire de
Rome devant marquer le 20e anniversaire de la clôture du concile
Vatican II lui fait large place. Le document final du synode, aussi bien
17. Ibid., p. 1229.
18. AAS 46, p. 113-121 ; p. 120.
19. Messe à Saint Domingue, 11 octobre 1984, AAS 59, p. 207-215 ; p. 214 s.
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que le message aux chrétiens du monde, mettent la nouvelle évangélisation en exergue. Le document final affirme que « l’évangélisation
ne signifie pas seulement mission au sens habituel du terme, c’est-àdire d’une mission ad gentes. En effet, l’évangélisation des non
croyants suppose l’autoévangélisation des baptisés, et même dans un
certain sens celle des diacres, des prêtres et des évêques eux-mêmes.
L’évangélisation se fait par des témoins ; un témoin ne porte pas
témoignage avec des mots seuls, mais aussi par sa vie 20. » Comme
telle, l’évangélisation suppose désormais l’autoévangélisation de
l’Église 21. Le 11 octobre 1985, Jean-Paul II s’adresse aux membres du
6e symposium du C.C.E.E. « Sécularisation et évangélisation en
Europe aujourd’hui » :
L’Europe à laquelle nous avons été envoyés a subi des transformations
culturelles, politiques, sociales et scientifiques telles que le problème
de l’évangélisation se pose en des termes radicalement nouveaux. Nous
pouvons dire que l’Europe, telle qu’elle s’est forgée dans un processus
complexe de mutations au cours du dernier siècle, met le christianisme
et l’Église devant un défi radical, tel que l’histoire n’en a pas connu
avant, en même temps que s’ouvrent des possibilités nouvelles et créatives pour l’annonce de l’Incarnation et de l’Évangile 22.
L’Église qui évangélise est d’abord l’Église évangélisée 23.
Dans la perspective œcuménique, la lettre du 2 janvier 1986 aux
présidents des conférences épiscopales européennes évoque une nouvelle fois l’expression de l’urgence d’un retour aux valeurs chrétiennes en Europe et de la réévangélisation du vieux continent. Pour
cela la réconciliation entre les deux poumons de l’Europe se révèle
indispensable :
L’Europe est aussi le continent, qui a connu une déchirure encore plus
profonde dans la tunique sans couture du Christ, à savoir la Réforme
protestante. Il est évident pour chacun quel obstacle considérable représente cette situation de séparation pour l’évangélisation dans le monde
d’aujourd’hui. Chacun doit s’engager de toutes ses forces pour la cause
de l’œcuménisme afin que sur le chemin de l’unité, avec l’aide
mutuelle de chacun, aucune pause ne soit faite mais qu’au contraire on
accélère le mouvement comme le souhaitent tant les cœurs les plus brûlants, mus par l’Esprit Saint 24.
20. AAS 68, p. 11.
21. G. DANNEELS, « Évangéliser encore et toujours », Lumen vitae, 41, 1986, p. 7-18.
22. C.C.E.E., Les évêques d’Europe…, p. 231-247 ; p. 237.
23. J.M.R. TILLARD, Église d’Églises. L’ecclésiologie de communion, Paris,
Éd. du Cerf, 1987, p. 306-308.
24. « Lettre de Jean-Paul II aux présidents des conférences épiscopales d’Europe », dans C.C.E.E., Les évêques d’Europe…, p. 283.
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Le discours du 9 mai 1988 à Salto, en Uruguay, reprend la formule
de Port-au-Prince en 1983 25. Le thème de la nouvelle évangélisation
apparaît aussi de manière massive dans l’exhortation postsynodale
Christifideles laici de 1988 :
L’Église, qui observe et vit l’urgence actuelle d’une nouvelle évangélisation, ne peut esquiver la mission permanente qui est celle de porter
l’Evangile à tous ceux qui – et ils sont des millions et des millions
d’hommes et de femmes – ne connaissent pas encore le Christ
Rédempteur de l’homme. C’est là la tâche la plus spécifiquement missionnaire que Jésus a confiée et de nouveau confie chaque jour à Son
Église.
Le travail des fidèles laïcs, qui par ailleurs n’a jamais fait défaut dans
ce domaine, se révèle aujourd’hui toujours plus nécessaire et de plus
grand prix. En fait, l’ordre du Seigneur – « Allez dans le monde entier »
– continue à trouver beaucoup de laïcs généreux, prêts à quitter leur
milieu de vie, leur travail, leur province, et leur patrie, pour se rendre,
au moins pour une période déterminée, en pays de mission. Même des
couples chrétiens, à l’exemple d’Aquila et de Priscille (cf. Ac 18 ;
Rm 16, 3 et suiv.), offrent un témoignage réconfortant d’amour passionné du Christ et de l’Église par leur présence active dans des pays
de mission. Autre présence missionnaire authentique, celle de chrétiens
qui, vivant pour des motifs divers dans des pays ou des milieux où
l’Église n’est pas encore établie, témoignent de leur propre foi (n. 35).
L’encyclique Redemptoris missio de 1990 atteste d’un retour à
une terminologie plus classique de la mission ad gentes et même d’un
concept de mission géographique. Dans la perspective de (la nouvelle) évangélisation, trois situations différentes se présentent : 1. les
peuples et les groupes dans lesquels l’Évangile est inconnu, qui
requièrent explicitement une missio ad gentes ; 2. les communautés
chrétiennes réputées solides et établies, qui ont besoin de l’activité
pastorale de l’Église ; 3. les pays de tradition chrétienne, dans lesquels
les hommes se sont détournés du sens d’une foi vivante et se sont éloignés du Christ et de l’Évangile. Mais en plus de ces trois situations il
existe :
une situation intermédiaire, surtout dans les pays de vieille tradition
chrétienne mais parfois aussi dans les Églises plus jeunes, où des
groupes entiers de baptisés ont perdu le sens de la foi vivante ou vont
jusqu’à ne plus se reconnaître comme membres de l’Église, en menant
une existence éloignée du Christ et de son Évangile. Dans ce cas, il faut
une « nouvelle évangélisation » ou une « réévangélisation » (33).
25. AAS 46, p. 113-121 ; p. 120 ; supra note18.
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3. L’EUROPE, ENJEU DE LA NOUVELLE ÉVANGÉLISATION
Géographie et hagiographie
Les innombrables discours que Jean-Paul II a prononcés en
diverses occasions, ses lettres et ses écrits font apparaître un concept
de nouvelle évangélisation particulièrement développé pour l’Europe.
Même s’il manque encore des pièces à ce puzzle, il laisse apparaître
les grandes lignes d’une Europe dont l’image procède d’une historiographie sélective et d’un diagnostic plutôt négatif sur le présent 26.
On est tout d’abord frappé par une sorte de resacralisation de l’Europe. L’unité de l’Europe est soulignée par le fait que des dates, des
personnes marquantes, en des lieux symboliques pour la catholicité
passée, sont béatifiées ou canonisées. Jean-Paul II, qui comprend ses
voyages apostoliques comme des pèlerinages, trouve surtout ses
accents quand il célèbre le temps : un centenaire, un demi-millénaire,
un millénaire, deux millénaires 27. Un culte des saints et de la Vierge y
est intimement lié : l’Europe de Jean-Paul II est celle des saints 28.
Parmi ces figures, le pape insiste sur celles qui ont développé la mission, des saints qui sont à l’origine d’une nation. Ces saints sont considérés comme des modèles actuels et les pèlerinages des hommes
venus de divers horizons les unissent dans la même Europe. Pour le
pape, l’Europe actuelle est le résultat d’une longue histoire, dans
laquelle les religions ont joué un rôle déterminant et dont l’influence
sur la culture a été incontestable et souvent positive. Mais il n’y a pas
que les influences chrétiennes ; il y a aussi le substrat gréco-latin et
d’autres influences, telle celle de l’Islam. « Par l’échange intellectuel
et spirituel de penseurs et de philosophes que nous avons oubliés,
mais tenus en très haute estime par les Arabes (comme Aristote ou
Platon), l’Europe s’est approprié pour l’Occident ce qui ne venait pas
d’elle 29. » Il conviendrait aussi d’évoquer le judaïsme, sans oublier le
protestantisme. Ceci apparaît nettement dans le fait que des figures
telles que Luther, Zwingli ou Calvin, certes citées, ne le sont jamais
que du point de vue strictement dogmatique, très rarement pour leur
apport à un façonnage de l’Europe. Dans la tradition catholique une
sélection s’opère. Ainsi, lors de sa visite en Hollande, Jean-Paul II n’a
pas évoqué une seule fois Érasme, l’humaniste qui a marqué l’Europe.
26. G. COLLET, « … Bis an die Grenzen der Erde » …, p. 258-263.
27. P. LADRIÈRE, « La vision européenne du pape Jean-Paul II », dans R. LUNEAU
et P. LADRIÈRE, Le rêve de Compostelle. Vers la restauration d’une Europe chrétienne ?, Paris, Bayard-Centurion, 1989, p. 147-181.
28. Ibid., p. 138.
29. A. CAMPS, The Identity of Europe and cultural Plurality. The Need for the
« Third Eye », dans Studies in interreligious Dialog, 1991, p. 163-173 ; p. 165.
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La mission que la nouvelle évangélisation désigne se trouve inscrite
dans la géographie et signifiée dans l’hagiographie. Alors que Paul VI
avait proclamé en 1964 saint Benoît comme patron de l’Europe, JeanPaul II, dès son accession au siège de Pierre, proclame Cyrille et
Méthode copatrons de l’Europe en 1980. Les raisons qui ont poussé
le pape Wojtyla à cette proclamation méritent d’être évoquées ici.
Si l’on considère l’Europe d’un point de vue géographique et dans son
ensemble, on peut dire que ce furent deux mouvements chrétiens qui
s’unirent pour susciter cette Europe, deux courants desquels procédèrent
deux formes différentes de cultures humaines, l’une complétant l’autre.
Car tandis que saint Benoît – dont l’autorité ne s’étendit pas seulement
en Europe, avant tout en Europe de l’Ouest ou en Europe centrale, mais
par les monastères bénédictins, s’étendit sur d’autres contrées du monde
– fut en même temps la figure de proue de cette culture qui rayonna
depuis Rome le siège du successeur de Pierre, les saints frères de Salonique ont fait connaître la sagesse et la culture de l’Orient. Ils mirent
ainsi en évidence l’importance de l’Église de Constantinople et de la
tradition orientale. Celle-ci s’est enracinée dans la piété comme dans la
culture des peuples et des nations du continent européen 30.
Le pape conclut sur l’avancée œcuménique. On sait depuis que les
choses ne se sont pas passées ainsi, et que le fossé entre Orient et
Occident, loin de se combler, s’est encore élargi. Or c’est bien autour
de la question du territoire et de l’histoire que le conflit continue de
susciter débats et passions. D’ailleurs, en 1982, devant les évêques de
Tchécoslovaquie, Jean-Paul II interprète l’histoire de l’unité des chrétiens quand il parle de Cyrille et Méthode, les deux « copatrons de
l’Europe » comme des apôtres « grecs selon la race, slaves selon l’esprit et légitimement envoyés par le pontife romain 31 ». Le lien étroit
que le pape établit entre religion, culture et nation fait partie de son
image de l’Europe et de sa conception de la mission.
De l’anathème au dialogue
Une des clés du pontificat de Jean-Paul II se trouve assurément
dans le lien implicite qu’il établit entre sécularisation et religion 32.
Selon son analyse, une évolution théologique vis-à-vis de l’athéisme
moderne telle qu’elle est apparue, sous l’influence de Jean Daniélou,
dans Gaudium et Spes (n. 19-22), constitue le point de départ et d’arrivée de l’évangélisation comprise comme évangélisation de la cul30. Egregiae virtutis, DC, n° 1801 (1981), p. 110-111.
31. DC, n° 1827 (1982), p. 343 (p. 343-345).
32. P. LADRIÈRE, « La vision européenne du pape Jean-Paul II », dans Le rêve de
Compostelle, p. 158 s.
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ture. Or le changement de paradigme peut être désigné comme le passage de l’anathème au dialogue. Un retour à de « vieilles traditions »
ou une « réactivation de la tradition » ne garantit pas eo facto la
conformité à l’Évangile. Dans la mesure où des traditions données
comme l’indissolubilité du mariage, la morale familiale, la conversion
et le renoncement se trouvent fondés comme allant de soi à partir de
l’Évangile, et en constituent une exigence, le renouvellement nécessaire doit se référer à l’Évangile. Mais dans la tentative d’atteindre à
ce renouveau dans le sens d’une conversion ou d’un retour, il apparaît
de nombreuses manières que l’Évangile s’offre dans des inculturations historiques diverses qui, comme telles, ne sont pas encore identifiées à l’Évangile. Bien plus, le programme qu’ambitionne une (nouvelle) évangélisation dans le sens d’un renouvellement du
christianisme et de l’humanité a toujours besoin de poser d’emblée
une distinction entre Évangile et culture 33. Cette distinction étant
posée et reconnue, congé doit alors être pris de certaines formes culturelles du christianisme. De même, elle met en évidence la nécessité
impérieuse que de nouvelles formes de réalisation de l’Église en un
lieu et de l’être-chrétien voient le jour et soient développées. L’autoévangélisation de l’Église concerne en effet au premier chef et de
manière directe, voire frontale, l’évangélisation de ses structures.
L’autoévangélisation ne saurait être confondue comme un maintien en
vie de ce qui existe, tout comme la conversion ne se confondra avec
un retour au passé. L’abandon de certaines formes ayant fait leur
temps représente une chance pour la vieille Europe comprise comme
terre de mission. Dans les Lineamenta pour le deuxième synode spécial européen de 1998 (n. 13), on peut lire :
Avec son passé missionnaire grandiose, l’Europe s’interroge dans les
différents points de sa « géographie ecclésiale » actuelle et elle se
demande si elle n’est pas en train de devenir un continent missionnaire.
Il existe donc pour l’Europe le problème défini par Evangelii nuntiandi
comme « autoévangélisation ». L’Église doit en permanence s’évangéliser elle-même. L’Europe catholique et chrétienne a besoin de cette
évangélisation 34. Mais s’il est vrai que les difficultés et les obstacles à
l’évangélisation en Europe trouvent un appui dans l’Église et dans le
christianisme mêmes, c’est là qu’il faudra rechercher les remèdes et les
solutions, c’est-à-dire dans la vérité et dans la grâce du Christ,
Rédempteur de l’homme, Centre du cosmos et de l’histoire. L’Église
33. K. KERTELGE, « Neutestamentliche Bemerkungen zum Stichwort ‘Neu-Evangelisierung’ », dans J.J. DEGENHARDT, Die Freude an Gott – unsere Kraft, Stuttgart,
1991, p. 408-416 ; p. 409.
34. JEAN-PAUL II, Homélie (IVe Symposium des évêques européens –
20.VI.1979), 4 : L’Osservatore Romano, 21.VI.1979, p. 1.
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elle-même devra alors s’autoévangéliser pour répondre aux défis de
l’homme d’aujourd’hui 35.
La situation plus précaire et plus exposée de l’Église en Europe
constitue un paradoxe dans ce continent de haute culture et de technologie. « Nous n’avons toujours pas abandonné définitivement le rêve
d’un Occident chrétien homogène, écrivait K. Rahner. C’est pourquoi
nous enrageons souvent sur place, au mauvais endroit, quand on vient
nous déranger dans ce rêve. Et nous cherchons souvent au mauvais
endroit et avec des moyens inappropriés à rendre réelle cette image
idéale, et c’est pour cela que nous attaquons aux mauvais endroits 36 ».
L’évangélisation comme pastorale de la médiation
Si la nouvelle évangélisation de l’Europe doit être autre chose
qu’un simple appel incantatoire à des époques révolues, et davantage
qu’une moralisation ou une mémorisation de vérités de foi d’ordre
catéchétique, la mission doit progressivement devenir une « pastorale
de la médiation », selon l’expression de G. Collet 37. Il s’agit d’un processus dont la méthode s’apparente aux intuitions de la théologie de
la libération sur le continent sud-américain. Que tout n’ait pas été parfait dans cette aventure, personne ne le niera. Mais il n’en demeure
pas moins que c’est en partant d’une analyse du réel qui peut être légitimement interprété à la lumière de la foi, permettant de déterminer
des champs d’action prioritaires à partir de l’Évangile et non à partir
d’une stratégie ecclésiale, que la mission de d’annonce et de témoignage de la foi peut s’envisager sur le mode de la rencontre et du dialogue. On laisse ainsi à la mission sa vraie vocation de médiation
d’une bonne nouvelle. Une évangélisation digne de ce nom ne
consiste donc pas en un déplacement de la périphérie vers le centre,
mais bien un déplacement du centre vers la périphérie.
Beaucoup d’acteurs ecclésiaux de la nouvelle évangélisation semblent aujourd’hui pouvoir se dispenser d’un tel effort de penser la
médiation et le déplacement. Beaucoup des critiques parfois adressées
à l’immédiateté que la nouvelle évangélisation implique ont été prises
en compte par le C.C.E.E. qui, dès 1989, a entrevu ces risques. Si ce
dernier parle de nouvelle évangélisation, le cardinal Martini insiste
sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un slogan et qu’il convient de comprendre le « nouveau » comme une « nouvelle qualité » de l’évangélisation. Si la Lettre aux catholiques de France parle abondamment
35. JEAN-PAUL II, Allocution (Ve Symposium des évêques européens, 5.X.1982),
4 : L’Osservatore Romano, 7.X.1982, p. 2.
36. K. RAHNER, Sendung und Gnade, Fribourg en Brisgau, Herder, 41966, p. 36.
37. G. COLLET, « … Bis an die Grenzen der Erde »…, p. 262 s.
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d’évangélisation, elle n’use guère de l’expression « nouvelle évangélisation ». Les évêques de France, dans le développement qu’ils
consacrent à la mission de l’Église, évoquent les deux figures de Thérèse Martin et de Madeleine Delbrêl : « Sans doute nous faut-il
apprendre toujours davantage à conjuguer ce que Madeleine Delbrêl
appelle les ‘missions en étendue’ et les ‘missions en épaisseur’, et à
pratiquer une confrontation passionnée entre l’esprit de l’homme, le
mystère du monde et le mystère de Dieu 38. »
* *
*
H.J. Pottmeyer a attentivement étudié le discours de l’Église au
sujet de l’évangélisation. Il met en évidence de manière fort convaincante un fait que nombre de théologiens et de missiologues n’ont pas
toujours clairement vu : c’est au moment où les jeunes Églises
d’Afrique d’Asie ou d’Amérique du sud deviennent adultes dans le
mouvement conciliaire que le concept d’évangélisation prend la relève
de celui de mission 39. C’est bien le concept d’évangélisation qui définit
l’activité fondamentale de l’Église, son identité la plus intime
(E.N. 14). Si l’on trouve le verbe évangéliser 31 fois dans les textes de
Vatican II, c’est dans Evangelii Nuntiandi qu’il devient un paradigme.
À l’inverse, ce document use très peu du mot « mission ». Ad Gentes
fait d’ailleurs déjà apparaître cette évolution. Alors qu’il décrivait
encore l’activité missionnaire de l’Église comme une activité « purement religieuse et surnaturelle », Evangelii Nuntiandi donne une interprétation beaucoup plus large : évangéliser c’est aussi constitutivement
l’engagement pour la libération (30), la lutte contre l’injustice (31). Il
s’agit en fait de renouveler l’humanité tout entière (18). Il se pourrait
bien en effet, qu’après avoir longtemps réfléchi à la mission en termes
d’inculturation, le Magistère catholique ait à affronter la question de
l’annonce de l’Évangile dans une Europe où elle expérimente en
maints endroits son effondrement institutionnel. Le processus historique allant de l’inculturation à l’exculturation pourrait bien ainsi
constituer un paradigme appelé à une certaine longévité.
Michel DENEKEN
Faculté de théologie catholique
Université Marc Bloch
38. LES ÉVÊQUES DE FRANCE, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux
catholiques de France, Paris, Éd. du Cerf, 1997, p. 106.
39. H.J. POTTMAYER, « Kontextualität und Pluralität. Die Bischofssynode von
1974 », Theologie und Glaube, 86 (1996), p. 167-180 (p. 167).
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