CASSIER Clémentine CAURANT Justine Le « retour » de l`individu

publicité
CASSIER Clémentine
CAURANT Justine
Le « retour » de l’individu dans la sociologie française
Comme le souligne Danilo Martucelli, « L’individu a été un problème à la fois étrangement central et marginal dans la
sociologie ». Il est vrai que l’individu se traduit par un trou noir dans la sociologie classique fondée par Durkheim. En
entendant expliquer le social par le social, ce dernier a en effet défini sa discipline par opposition à la psychologie,
chargée de l’étude des motivations individuelles.
Cette forme de disparition de l’individu singulier en sociologie n’est pas la seule. Le sociologue français François de
Singly en perçoit au moins deux autres. Ainsi, la sociologie critique de la deuxième moitié du XXè siècle aurait contribué
à cet effacement des spécificités de chaque acteur social. En visant à démasquer les différentes formes de domination,
elle aurait fait disparaître la singularité des individus, les réduisant à de simples dimensions statutaires. Par exemple, le
recours à la statistique aurait contribué à ne prendre en compte ces individus que via leur appartenance à un groupe, à
une classe sociale. Avec l’absence de statut conféré à sa conscience, l’individu singulier disparaîtrait encore un peu
plus. Jugé aveugle sur lui-même, son récit ne présenterait un intérêt que dans le cas où il permettrait au sociologue de
découvrir une dimension cachée du social.
Les sociétés contemporaines, au contraire, se caractériseraient par une montée en puissance de l’individu. A ce titre, on
a pu voir se répondre les discours nostalgiques et accusateurs du type « C’était mieux avant, c’est la faute à
l’individualisme ». Il est vrai que la question individualiste s’est rapidement développée dans les diverses sphères de la
vie quotidienne. Dans la sphère publique, l’individualisme est souvent considéré comme responsable de la baisse de la
participation politique. Dans la sphère économique, il est associé au capitalisme et caractérisé par l’individualisation des
tâches. Dans la sphère privée, les discours se multiplient et dénoncent amèrement ce qui constituerait un déclin de la
famille. En résumé, la « crise sociale » serait due à une trop forte valorisation d’un individu égoïste et à un effondrement
des institutions.
C’est notamment en réaction à ces idées reçues que la sociologie française contemporaine a entendu se réapproprier la
question de l’individu. Comme le note J-C Kaufmann, il a fallu que l’individu se dissolve dans la totalité sociale pour
pouvoir ensuite apparaître dans l’histoire en renforçant son autonomie, sa responsabilité et sa rationalité.
L’intérêt est alors d’essayer de comprendre comment la sociologie française interprète cette individualisation de la
société et se repositionne face à ce phénomène moderne. En révisant sa représentation de l’individu, la discipline est
peu à peu amenée à se renouveler. Face à des lectures plurielles de ce retour de l’individu, de nouveaux débats
émergent : ceux-ci permettent finalement de nouvelles ouvertures mais soulignent aussi les obstacles que doit
surmonter une sociologie de l’individu.
I- La lecture sociologique du « retour » de l’individu et le renouvellement conséquent de la discipline
Il s’agit ici de comprendre comment la sociologie analyse ce retour et comment elle est amenée à revoir certaines de
ses grilles de lecture de l’individu et du social.
A) Une nouvelle représentation de l’individu : l’homo sociologicus
1. Un individu émancipé
L’individu émancipé est défini par François de Singly comme un être humain qui pourrait se développer et devenir luimême en se détachant le plus possible des contraintes sociales. Ce qui signifie que l’individu s’émancipe de
l’appartenance aux groupes qui prévalait auparavant. En effet, dans les groupes restreints des sociétés traditionnelles,
l’individu était fortement dépendant de ses relations avec les autres. La domination reposait sur un processus
d’inculcation de critères normatifs, établissant une démarcation claire entre ce qui est bien et ce qui est mal. Par
exemple, au XIXème siècle, la norme reposait sur la raison. Etre fou était alors considéré comme mal, comme hors
norme car le fou déraisonne. Cette figure de l’individu est celle de l’assujettissement aux rôles prédéfinis par les
institutions. François de Singly qualifie cet assujettissement de figure d’ « individu total » car, à cette époque, chacun
n’est défini que par le rôle qu’il doit jouer dans l’institution. Par exemple, le malade n’est malade qu’à l’hôpital. L’individu
ne joue, idéalement, qu’un rôle à la fois, sans avoir le droit d’exprimer ses demandes personnelles. D’où la qualification
de « citoyen en uniforme », c’est-à-dire un individu dépouillé de ses autres dimensions identitaires. Les groupes plus
larges des sociétés modernes confèrent plus d’autonomie à l’individu. Le détachement de l’individu des groupes
d’appartenance est à mettre en relation avec l’érosion du pouvoir de déterminations des institutions comme l’Eglise ou la
famille. En se délestant le plus possible des contraintes sociales qui pèsent sur lui, l’individu peut se développer et
devenir lui-même. L’individu moderne refuse de se faire enfermer dans une identité imposée par un rôle social prédéfini.
Il a une plus grande capacité à juger du rôle, à s’en détacher. D’où la possibilité de cumuler les rôles. Cette aptitude à
choisir comment concilier les différents rôles témoigne du gain d’autonomie de l’individu moderne. On assiste alors à
l’ouverture de l’horizon des possibles.
2. Un individu pluriel
L’individu pluriel est défini par Bernard Lahire comme un acteur qui incorpore des modèles d’actions différents et
contradictoires. Un même individu pourra être tour à tour au cours de sa vie, ou simultanément selon les contextes,
écolier, fils, père, gardien de but, militant… Au-delà du simple jeu des rôles sociaux, cette disparité renvoie à une
diversité de modèles de socialisation. Chaque acteur incorpore une multiplicité de schèmes d’action ou d’habitus.
L’individu en quête de lui-même, de son « intériorité », de son « je », et de son authenticité multiplie les expériences et
les rôles dans des logiques d’action différentes afin de se singulariser. Après l’émancipation, on a affaire à la
singularisation de l’individu. L’individu veut se différencier d’un rôle unique et prédéfini. Il n’est plus le représentant d’un
groupe, mais le produit convexe et singulier d’expériences socialisatrices multiples. La personnalité et les attitudes d’un
individu résultent de ce qu’il a appris à l’école, dans sa famille, son métier, ses loisirs, ses voyages,… Il y a donc une
pluralité de l’individu mais aussi une pluralité de ses modes d’action.
3. Un individu relationnel
L’individu émancipé n’est pas un individu totalement isolé de la société ; il est dans la société aux côtés d’autres
individus singuliers comme le montre Norbert Elias dans La Société des Individus. D’ailleurs, l’individu a besoin de la
société pour s’émanciper et se singulariser : l’individualisation nécessite une socialisation (qui regroupe les règles de
l’autonomie et la culture civique de l’individualité). Selon François De Singly, « un je est possible parce que les nous qui
l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire, soutiennent ce qu’il veut être ». L’individu n’est rien sans les multiples
liens qui le font exister. L’individu n’est donc pas totalement autonome et indépendant ; il a toujours besoin des autres.
L’individu a besoin d’être intégré dans des réseaux d’interdépendances. De plus, la construction identitaire prend tout
son sens par l’extériorisation. L’individu a besoin de s’ouvrir sur autrui qui va valider et reconnaître son identité. Axel
Honneth a mis au cœur de sa philosophie la question de la reconnaissance. Selon lui, « un sujet pour autant qu’il se sait
reconnu par un autre dans certaines de ses capacités et de ses qualités découvre toujours aussi des aspects de son
identité propre, par où il se distingue sans nul doute possible des autres sujets. » Produire son identité c’est se faire
reconnaître par les autres. Cette volonté de mettre les relations sociales au cœur de la démarche sociologique se
retrouve dans le relationnisme méthodologique de Philippe Corcuff. Le relationnisme méthodologique constitue les
relations sociales en réalités premières, caractérisant alors les individus et les institutions collectives comme des réalités
secondes, des cristallisations spécifiques de relations sociales.
⇒
On assiste alors clairement au dépassement de l’opposition individu/société, fondatrice de la sociologie
classique. Selon François Dubet, « il n’y a pas à choisir entre l’individu et la société, les deux objets nous étant donnés
ensemble avec le paradoxe qui leur est associé : l’individu est pleinement social et la société est la résultante des
actions individuelles ».
B- L’individu dans la modernité : les nouvelles thématiques de la sociologie française
Face à cette nouvelle vision de l’individu, les sociologues français sont amenés à revoir leurs grilles de lecture de
l’individu et du social. Pour cela, ils sont allés chercher du côté de concepts étrangers et/ou plus anciens : par
transposition directe ou remaniement, ils les adaptent à la situation contemporaine. Un des objectifs principaux est de
comprendre pourquoi aujourd’hui n’est plus comme hier.
1.
L’entrée de l’individu et de la sociologie dans une nouvelle modernité
Dans les ouvrages contemporains de sociologie, on assiste à une multiplication de termes comme « postmodernité »,
« hypermodernité », « modernité avancée », « surmodernité », etc, qui font penser à un changement profond de la
vision de la société dans laquelle nous vivons. Pour Martucelli, la conscience de la modernité repose sur un double
mouvement : il s’agit d’abord d’une prise de conscience de l’appartenance à un temps spécifique, en rupture avec le
passé, mais il s’agit aussi d’une volonté de donner un sens aux nouvelles pratiques sociales et aux changements
historiques.
Sur la question de la modernité, on ne peut pas négliger les apports fondamentaux de Beck et Giddens : tous deux
mettent en avant le passage d’une 1ère à une 2nde modernité.
Beck analyse la structure sociale et des statistiques montrant notamment la baisse du taux de mariage et la hausse des
divorces, et en tire la conclusion d’une individualisation de la vie. Cette individualisation se traduit par une décomposition
puis un abandon des modes de vie de la société industrielle. En parallèle se mettent en place des trajectoires
personnelles et le champ de la décision individuelle s’ouvre plus largement. L’individu est contraint à se réaliser luimême.
Giddens reprend les mêmes idées, en insistant fortement sur la réflexivité de l’individu. Il définit celle-ci comme
« l’examen et la révision constants des pratiques sociales à la lumière des informations nouvelles concernant ces
pratiques mêmes ». On assiste donc clairement à une rupture avec l’image de l’acteur totalement aveugle sur lui-même
et sur le social. Giddens s’est aussi intéressé à un ensemble de pratiques et de choix qui peuvent, selon lui, illustrer le
passage de la 1ère à la 2nde modernité et la réflexivité des individus : il a notamment étudié les choix vestimentaires et les
pratiques sexuelles.
2.
Individualisme abstrait et individualisme concret
En France, François de Singly s’est réapproprié ce découpage : il caractérise la 1ère modernité par l’individualisme
abstrait et la 2nde modernité par l’individualisme concret.
L’individualisme abstrait consiste en une prise en compte de tout ce qui réunit les individus, de tout ce qui leur est
commun, c’est-à-dire le partage des deux valeurs que sont la raison et l’humanité. L’individualisme abstrait est donc
clairement un individualisme universel. Quand Durkheim prend la défense de Dreyfus en 1898, il agit au nom de ce type
d’individualisme. Lui-même avance à cette occasion que « L’individualisme ainsi entendu, c’est la glorification, non du
moi, mais de l’individu en général ». L’école sous la IIIè Rép est une autre illustration de cet individualisme abstrait : son
but est d’arracher les enfants à leurs appartenances multiples pour en faire des individus, c’est-à-dire des êtres doués
de raison. Il ne s’agit pas de leur donner une identité propre, comme en témoigne d’ailleurs le port de l’uniforme, mais de
leur faire intégrer une parcelle d’humanité.
L’individualisme concret se caractérise, lui, par le recherche de ce qui différencie chaque individu, de son originalité. Ce
n’est pas un individualisme universel mais particulier. On peut notamment se représenter la montée en puissance de
l’individualisme concret et se penchant sur les revendications des femmes dans les années 60. Leur volonté est alors
d’obtenir une plus grande mobilité dans les espaces sociaux, afin de se créer une identité personnelle et d’en changer
en multipliant les rôles. L’individualisme concret transparaît également dans les revendications des élèves qui ne veulent
plus seulement être vus comme des élèves, mais souhaitent voir reconnaître leurs spécificités dans le milieu scolaire.
3.
Le retour du concept d’identité
Avec la déstructuration des communautés provoquée par l’individualisation et la singularisation, chaque individu est
contraint de s’autodéfinir, d’où la réhabilitation du concept d’identité en sociologie depuis quelques années.
Pour Kaufmann, la sociologie assisterait à un réel retour en vedette de la notion. Certes, l’identité a toujours été au
cœur des questionnements philosophiques, notamment pendant l’Antiquité, mais son retour est effectif dès les années
50-60 grâce aux travaux des Américains Erikson (psychanalyste) et Mead (psycho-sociologue). Le renouveau aura lieu
en France quelques décennies plus tard.
Selon Kaufmann, les sociologues français sont à peu près d’accord pour dire que la construction identitaire a trois
aspects fondamentaux. Tout d’abord, elle consiste en une construction subjective : c’est l’individu qui se définit luimême. Cette construction s’appuie sur la réalité concrète de l’individu (sur son vécu, ses sentiments, ses expériences).
Mais il d’agit aussi d’un travail qui se fait sous le regard d’autrui qui juge, valide et reconnaît l’identité définie.
Dans la sociologie contemporaine, l’identité est vue comme un processus, et non plus comme une substance ou une
entité. L’individu moderne serait donc en permanence en train de se construire une identité, tout au long de sa vie. Au
sein de cette construction identitaire, le récit que chacun se raconte sur lui-même aurait une place très importante.
Kaufmann le développe très largement dans Le cœur à l’ouvrage : la construction identitaire ne fait pas réellement appel
à la rationalité pure mais consiste plutôt en un développement d’images mentales, de rêves éveillés, d’hypothèses de
vie alternative.
II- L’émergence de nouveaux débats et défis au sein de la socio française contemporaine
Il s’agit ici de montrer que la nouvelle conception de l’individu pluriel entraîne des lectures plurielles du phénomène
d’individualisation et se demander en quoi ces nouvelles divergences témoignent d’une mutation de la socio. Comme la
discipline connaît de nouvelles ouvertures, on assiste à l’émergence de nouveaux enjeux et défis.
A) Effets de l’individualisation ou lectures sociologiques plurielles
De nouvelles controverses sont apparues au sein de la sociologie contemporaine. Elle sont liées à la diversité des
lectures possibles de l’individualisation. L’opposition à laquelle on assiste est celle entre versants critique et
compréhensif, mais la frontière entre ces deux pôles de n’est pas totalement hermétique.
1.
Le pôle critique des socio contemporaines ou les dangers de l’individualisation
Les deux principaux représentants de ce courant sont Alain Ehrenberg et Robert Castel. Selon eux, les années 1960
peuvent être considérées comme une rupture profonde dans le processus d’individualisation. Ainsi, A. Ehrenberg définit
les années 1960 comme une période qui a ébranlé préjugés, traditions, entraves, bornes qui structuraient la vie de
chacun. Selon lui, les bouleversements provoqués par ces changements sont les signes apparents d’un séisme profond.
Chacun doit trouver sa place sans que cette dernière ne lui soit préalablement attribuée. On a affaire à une autoadministration de soi. La norme est l’identité individuelle : il faut être soi. Cela s'est accompagné d'une augmentation des
exigences d'implication personnelle. Chacun est supposé s'appuyer sur ses ressources internes, comme un
entrepreneur de sa propre vie. Les années 1980 voient apparaître une nouvelle norme : celle de l’action individuelle. On
attend de l’acteur qu’il soit performant et responsable de ses actions et de ses choix. Ainsi, le moindre de ses échecs
entraîne sa culpabilisation car il en est le seul responsable. D’où le développement de nouvelles pathologies liées au
« culte » de l’individu. Par exemple, l’usage de drogues que A. Ehrenberg analyse dans L’individu incertain ou la montée
de la dépression symbole de la difficulté à être soi, fait développé par A. Ehrenberg dans La fatigue d’être soi. Mais la
faute n’est plus une transgression de la règle comme au temps de l’individu total, mais plutôt la passivité, le manque
d’ambition et l’échec par rapport aux buts existentiels que l’individu s’est lui même fixés. Le constat fait de l’individu est
donc plutôt négatif : l’individu autonome échoue dans son rôle de souverain de lui-même.
2.
La démarche compréhensive et la question de la place de la subjectivité
Les sociologues appartenant à ce pôle font une lecture plus positive, celle de l’individualisme en termes
d’élargissement des choix des possibles. Ainsi, l’analyse compréhensive met en valeur les nouvelles marges
d’autonomie conquise par l’individu. Le statut conféré à l’individu à un aspect positif et une place plus importante est
accordée à la réflexivité des individus. Les sociologues qui adoptent une attitude compréhensive cherchent à analyser
les processus par lesquels les individus tentent aujourd’hui de pouvoir exprimer ce qu’ils pensent être leur individualité.
De nouvelles méthodes d’analyse sont utilisées lors de la démarche sociologique. Ainsi, l’utilisation de l’entretien
compréhensif souligne l’intérêt d’une interaction entre individus. Le but est de redonner la parole aux individus afin de
mieux connaître le sujet en tant que tel. Cette parole peut être un matériau pour le sociologue. En parallèle, émerge la
question de la place des sentiments en sociologie. Vidal signale ainsi le risque de la « descente en intériorité »
engendré par le besoin de réflexivité. Le défi est double : il s’agit de parvenir à mieux cerner les dimensions proprement
individuelles de l’individu sans pour autant tomber dans une psychologisation totale du sociale.
⇒ Mais cette opposition n’est pas totale. En effet, il faut signaler que certains auteurs représentants de la démarche
compréhensive ne sont pas totalement béats devant le phénomène de retour de l’individu.
3.
L’individualisme sous conditions
L’individualisation est quelque chose de positif mais à certaines conditions. Ainsi, selon François de Singly,
l’individualisme n’est un humanisme que sous certaines conditions philosophiques (telles que la conception de l’individu
émancipé et autonome) mais aussi certaines conditions politiques, économiques et sociales (conditions permettant à
chacun d’accéder aux ressources qui vont l’aider dans sa construction personnelle). Cet individualisme sous conditions
trouve un certain écho chez Kaufmann avec la question de l’accès aux ressources de construction identitaire. La
position sociale occupée et les ressources qui sont associées à l’individu définissent l’essentiel des façons dont l’identité
s’exprime. L’identité n’est donc pas uniquement une question personnelle et privée. Ainsi, chaque individu est le
réceptacle de plus en plus singularisé d'une diversité d'inégalités de ressources et d’expériences de domination sociale.
Apparaît alors un nouvel espace d’inégalités : celui de l’inégalité d’accès aux conditions de formation du « moi ». Pour
créer les conditions permettant à tout individu de se développer, il semble nécessaire de mettre en œuvre une politique
telle que chacun puisse disposer de ressources suffisantes pour s’émanciper.
⇒ Ces lectures plurielles de l’individu ont engendré des mutations dans la sociologie française contemporaine.
B) La sociologie française en mutation : nouveaux obstacles et nouvelles ouvertures
Martucelli et Caradec se sont posé la question des perspectives qu’a une sociologie qui réintègre l’individu dans son
analyse. Ils commencent par évoquer un risque paradoxal :
1.
Le risque d’une sociologie trop standardisée et commune aux individus
Une sociologie qui réintègre l’individu, si ses grilles de lecture du social n’évoluent pas, pourrait sembler trop
standardisée alors que la modernité se caractérise par une singularité des individus. Ce qui a pour but de souligner ces
singularités et de rendre compte de l’individualité des individus pourrait alors rencontrer deux risques extrêmes. Le
premier d’entre eux est celui d’une disparition de la sociologie dans une galerie de portraits individuels : en ne
s’intéressant qu’à la singularité des individus, la sociologie pourrait basculer du côté de la simple description, privée de
l’analyse. A l’opposé, on rencontre le risque de calquer aux individus des conditionnements trop globaux, trop généraux
et trop communs qui ne permettraient pas de saisir leur particularité. Ce risque est notamment encouru si on ne s’appuie
que sur des distinctions de type catégorie socio-professionnelle ou classe sociale, c’est-à-dire sur des variables qui
étaient explicatives dans la sociologie classique mais qui manquent peut-être un peu de densité aujourd’hui.
Plus largement, Beck incite à manier avec précaution ce qu’il appelle les « catégories zombies » : il s’agit de catégories
de pensée auxquelles on fait encore référence malgré leur caractère obsolète et leur perte de pertinence pour rendre
compte des réalités de la 2nde modernité. L’exemple typique des catégories zombies est bien sûr la classe sociale :
s’agit-il encore d’une variable pertinente aujourd’hui ?
En amont, le risque développé repose sur la question du niveau d’analyse où on se place.
2.
L’enjeu d’une définition claire du niveau d’analyse
Vouloir à tout prix trouver le cœur de l’analyse sociologique au seul niveau de l’individu pourrait être dangereux pour a
discipline. Pour rappel, le projet de la sociologie contemporaine reste de rendre compte de la vie sociale. Mais il s’agit
d’en rendre compte autrement, en réintégrant la dimension de l’individu dans l’analyse. D’où la question importante de
l’équilibre à trouver entre niveaux micro et macrosociologique.
Pour illustrer l’importance de cet enjeu, on peut reprendre un exemple de Kaufmann. Le sociologue met en garde : il ne
faut pas confondre individu et identité. Si on place l’individu au cœur de l’analyse, on risque de le réduire à sa seule
identité, en laissant alors dans l’ombre tout le rôle de la socialisation. Il en résulterait une perte d’informations
importante, préjudiciable au but même de la sociologie.
Il serait évidemment regrettable d’en arriver à de tels extrêmes, d’autant plus que la question de l’individu constitue
vraiment un matériau favorable au développement d’une discussion interdisciplinaire.
3.
Vers un rapprochement entre la sociologie et les autres disciplines ?
En effet, il s’agit ici de montrer en quoi cette question de l’individu peut créer des ponts interdisciplinaires, au niveau des
concepts et des méthodes.
Durkheim a posé les fondements de la sociologie par opposition à la psychologie. On peut alors légitimement se poser
la question suivante : que reste-t-il de cette frontière alors que l’individu, que Durkheim laissait à l’analyse
psychologique, est réintégré dans l’espace de l’analyse sociologique ? Sur la question de l’individu, les références à des
concepts psychologiques sont fréquentes, de même que la psychanalyse est souvent évoquée. Ainsi, Freud est cité par
de nombreux sociologues qui s’inspirent de son travail sur la construction du sujet et de sa notion du Moi. Dans la
méthode de l’entretien compréhensif, on peut aussi faire des parallèles avec la psychologie : il s’agit en effet de faire
parler et d’écouter un individu, dans le cadre d’une interaction humaine qui requiert une capacité d’empathie de la part
de l’enquêteur. Pour Kaufmann, il faut même aller jusqu’à « se livrer ». Plus largement, on peut mettre l’accent sur le fait
que les deux disciplines font appel au récit de vie.
Naturellement, la question de l’individu et de sa construction crée aussi des ponts entre sociologie et philosophie. A ce
titre, on peut citer l’apport fondamental du philosophe Charles Taylor sur la question de l’individualisme moderne (souci
d’authenticité, valorisation de la vie ordinaire, idéal d’autonomie rationnelle).
Mais les débordements de la sociologie se font également en direction de domaines a priori beaucoup plus éloignés.
Ainsi, certains sociologues analysent le retour de l’individu à travers des évolutions économiques, et notamment via le
développement du capitalisme. Par exemple, François de Singly parle d’ « individualisme concurrentiel » pour désigner
la part du processus d’individualisation liée au capitalisme. Alain Ehrenberg, lui, met en place des liens avec la
médecine : dans La Fatigue d’être soi, il traite notamment du thème de la dépression et de la dépendance aux
psychotropes (cette approche lui permet de souligner les facettes négatives de l’individualisme qui implique une hausse
de la responsabilisation, un culte de la performance). Enfin, on peut également une forte présence de l’histoire dans les
ouvrages sociologiques traitant du retour de l’individu : beaucoup d’auteurs s’attachent en effet à périodiser ce
phénomène, en faire la chronologie.
Au vu de ces remarques, on peut reprendre la question de Martucelli qui se demande si on ne va pas vers une synthèse
des sciences humaines et sociales autour de ce qu’il appelle une « anthropologie humaines à vocation universelle ».
Ce rapprochement peut toutefois être modéré : il n’est en effet que relatif et concerne principalement la question de
l’individu. De plus, Martucelli met en avant le souci de la sociologie de se légitimer en tant que discipline à part entière,
d’où une tendance à maintenir une barrière avec les autres disciplines pour affirmer sa spécificité.
CONCLUSION
La sociologie française contemporaine se caractérise indéniablement par une nouvelle vision de l’individu. Faisant l’objet
de lectures et jugements de valeur différents, cet individu moderne est pourtant bel et bien réintégré dans l’analyse
sociologique. Il semblerait qu’après plusieurs années de débats, les inquiétudes sur un individualisme qui dissoudrait
totalement les structures de la société commencent à s’estomper. L’autonomisation croissante des individus ne signifie
pas moins de société. La sociologie n’est donc pas confrontée à une révolution de sa raison d’être. Seulement, elle doit
composer avec la montée en puissance d’individus qui revendiquent leur singularité. De fait, la discipline est amenée à
se détacher progressivement de ses pères fondateurs pour évoluer vers de nouvelles questions. Nous prenons ici le
parti d’avancer que cet élargissement de la sociologie et l’ « introspection » qui en découle ne peuvent être que
constructifs. Pour Martucelli, la question du social est plus que jamais au cœur de la sociologie : si le contexte de son
exercice a changé, son but premier n’est pas remis en cause. Il serait même renforcé par une nouvelle lucidité de la
sociologie sur elle-même.
Téléchargement