B) La sociologie française en mutation!: nouveaux obstacles et nouvelles ouvertures
Martucelli et Caradec se sont posé la question des perspectives qu’a une sociologie qui réintègre l’individu dans son
analyse. Ils commencent par évoquer un risque paradoxal :
1. Le risque d’une sociologie trop standardisée et commune aux individus
Une sociologie qui réintègre l’individu, si ses grilles de lecture du social n’évoluent pas, pourrait sembler trop
standardisée alors que la modernité se caractérise par une singularité des individus. Ce qui a pour but de souligner ces
singularités et de rendre compte de l’individualité des individus pourrait alors rencontrer deux risques extrêmes. Le
premier d’entre eux est celui d’une disparition de la sociologie dans une galerie de portraits individuels : en ne
s’intéressant qu’à la singularité des individus, la sociologie pourrait basculer du côté de la simple description, privée de
l’analyse. A l’opposé, on rencontre le risque de calquer aux individus des conditionnements trop globaux, trop généraux
et trop communs qui ne permettraient pas de saisir leur particularité. Ce risque est notamment encouru si on ne s’appuie
que sur des distinctions de type catégorie socio-professionnelle ou classe sociale, c’est-à-dire sur des variables qui
étaient explicatives dans la sociologie classique mais qui manquent peut-être un peu de densité aujourd’hui.
Plus largement, Beck incite à manier avec précaution ce qu’il appelle les « catégories zombies » : il s’agit de catégories
de pensée auxquelles on fait encore référence malgré leur caractère obsolète et leur perte de pertinence pour rendre
compte des réalités de la 2nde modernité. L’exemple typique des catégories zombies est bien sûr la classe sociale :
s’agit-il encore d’une variable pertinente aujourd’hui ?
En amont, le risque développé repose sur la question du niveau d’analyse où on se place.
2. L’enjeu d’une définition claire du niveau d’analyse
Vouloir à tout prix trouver le cœur de l’analyse sociologique au seul niveau de l’individu pourrait être dangereux pour a
discipline. Pour rappel, le projet de la sociologie contemporaine reste de rendre compte de la vie sociale. Mais il s’agit
d’en rendre compte autrement, en réintégrant la dimension de l’individu dans l’analyse. D’où la question importante de
l’équilibre à trouver entre niveaux micro et macrosociologique.
Pour illustrer l’importance de cet enjeu, on peut reprendre un exemple de Kaufmann. Le sociologue met en garde : il ne
faut pas confondre individu et identité. Si on place l’individu au cœur de l’analyse, on risque de le réduire à sa seule
identité, en laissant alors dans l’ombre tout le rôle de la socialisation. Il en résulterait une perte d’informations
importante, préjudiciable au but même de la sociologie.
Il serait évidemment regrettable d’en arriver à de tels extrêmes, d’autant plus que la question de l’individu constitue
vraiment un matériau favorable au développement d’une discussion interdisciplinaire.
3. Vers un rapprochement entre la sociologie et les autres disciplines ?
En effet, il s’agit ici de montrer en quoi cette question de l’individu peut créer des ponts interdisciplinaires, au niveau des
concepts et des méthodes.
Durkheim a posé les fondements de la sociologie par opposition à la psychologie. On peut alors légitimement se poser
la question suivante : que reste-t-il de cette frontière alors que l’individu, que Durkheim laissait à l’analyse
psychologique, est réintégré dans l’espace de l’analyse sociologique ? Sur la question de l’individu, les références à des
concepts psychologiques sont fréquentes, de même que la psychanalyse est souvent évoquée. Ainsi, Freud est cité par
de nombreux sociologues qui s’inspirent de son travail sur la construction du sujet et de sa notion du Moi. Dans la
méthode de l’entretien compréhensif, on peut aussi faire des parallèles avec la psychologie : il s’agit en effet de faire
parler et d’écouter un individu, dans le cadre d’une interaction humaine qui requiert une capacité d’empathie de la part
de l’enquêteur. Pour Kaufmann, il faut même aller jusqu’à « se livrer ». Plus largement, on peut mettre l’accent sur le fait
que les deux disciplines font appel au récit de vie.
Naturellement, la question de l’individu et de sa construction crée aussi des ponts entre sociologie et philosophie. A ce
titre, on peut citer l’apport fondamental du philosophe Charles Taylor sur la question de l’individualisme moderne (souci
d’authenticité, valorisation de la vie ordinaire, idéal d’autonomie rationnelle).
Mais les débordements de la sociologie se font également en direction de domaines a priori beaucoup plus éloignés.
Ainsi, certains sociologues analysent le retour de l’individu à travers des évolutions économiques, et notamment via le
développement du capitalisme. Par exemple, François de Singly parle d’ « individualisme concurrentiel » pour désigner
la part du processus d’individualisation liée au capitalisme. Alain Ehrenberg, lui, met en place des liens avec la
médecine : dans La Fatigue d’être soi, il traite notamment du thème de la dépression et de la dépendance aux
psychotropes (cette approche lui permet de souligner les facettes négatives de l’individualisme qui implique une hausse