182 Dossier I L’interculturalité à l’Ile de la Réunion I
Les rites de lenfance à
La Réunion : le fil dAriane
Par Laurence Pourchez,
Anthropologue, habilitée à diriger des recherches,
associée à l’UMR 5145 du CNRS, Muséum national d’histoire naturelle, Paris
La naissance et l’enfance à La Réunion se caractérisent par la
présence d’un certain nombre de rites conduits en milieu familial
marlé, sévé mayé… Si leur origine est en grande partie
à rechercher dans l’hindouisme, leur évolution
à travers le temps a donné lieu à un processus de créolisation.
Longtemps cachés, ces rites sont de plus en plus souvent
ouvertement revendiqués. Cette évolution traduit un rapport
particulier de la population réunionnaise à la culture créole.
Elle est également à l’origine d’un début de reconnaissance par
certaines institutions des techniques traditionnelles du corps.
Rites de l’enfance © Laurence Pourchez
I hommes & migrations n° 1275 183
Résumer l’importance des rites de l’enfance dans la société réunionnaise en si peu
de lignes constitue une gageure. Aussi ai-je choisi d’aborder les choses par le biais
de la métaphore.
L’expression incluse dans le titre, “le fil d’Ariane”, peut être interprétée ici de
plusieurs manières : dans la mythologie grecque, le fil d’Ariane sauva Thésée
du Minotaure en lui permettant de sortir du labyrinthe lequel Thésée, détail
intéressant, était lui-même un hybride, issu de l’union entre deux individus
d’espèces différentes, une femme et un taureau. Ce labyrinthe n’avait qu’une seule
entrée. Cet aspect de la métaphore, dans le cas des sociétés créoles, peut faire l’ob-
jet d’une interprétation discutable : il ne me semble pas que l’on puisse se perdre
dans les sociétés créoles ; bien que complexes, elles ne sont donc pas assimilables
à des labyrinthes, surtout à sortie unique. Si j’emploie ici l’expression “fil
d’Ariane”, c’est à la fois pour l’acception qu’elle possède au sens propre dans le sens
commun, celui d’un fil conducteur, et pour le sens qui lui est attribué dans les
nouvelles technologies et notamment sur Internet : celui d’un chemin d’accès
qui aide à la navigation et à la localisation, qui relie et articule entre eux chacun
des documents recherchés.
“Relire” la société créole réunionnaise
J’aurais également pu nommer cet article “Relire” la société créole réunion-
naise – et “Relier” – le tout. Car les rites de l’enfance sont une clé qui permet tant
de relier les différentes tranches de vie relevées par l’anthropologue que de relire,
au regard de l’importance des rites, du sacré, tous les éléments présents dans la
société. Comme l’ont montré bien avant moi Doris Bonnet chez les Mossi du
Burkina(1) ou Jean Benoist à La Réunion(2), le corps biologique et le traitement
qui lui est réservé, qu’il soit thérapeutique ou rituel est représentatif du corps
social ; il révèle la société elle-même, ses logiques et ses cohérences, les dyna-
miques à l’œuvre. De l’étude de la petite enfance et des rites de l’enfance qu’il
s’agisse des rites pratiqués à la naissance de l’enfant, tels le rite d’accueil ou l’exa-
men du nouveau-né, des divers rites conjuratoires pratiqués par les familles en cas
de circulaire du cordon, des rites de “finition” du corps du nouveau-né(3) ou du
rituel dit des sévé mayé(4), le rasage du crâne de l’enfant, un rite de passage assimi-
lable à une naissance sociale – j’ai été amenée à explorer les divers états de la créo-
lité, l’influence de ces états sur le concept de culture créole, sur la relation présente
entre corps biologique et corps social. Par l’analyse de ces rites, c’est l’enjeu des
gestes qui est envisagé, les raisons pour lesquelles certains peuvent être interprétés
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selon un rapport au sacré qui se situerait non dans un contexte religieux unique,
mais dans le cadre d’une société créole réunionnaise en construction permanente.
Cérémonies liées au marlé
La venue au monde d’un enfant pourvu d’une circulaire du cordon demeure
vécue comme extrêmement néfaste, et un rituel conjuratoire doit être mené, faute
de quoi l’enfant pourrait tomber malade. Le malheur étant, dans ce cas, suscepti-
ble de se transmettre à d’autres membres de la famille au parrain ou à l’oncle
maternel, notamment. Bien que je ne possède pas de statistiques, ce type de nais-
sance ne semble pas très fréquent. Mais, comme le faisait remarquer une interlo-
cutrice, à la maternité, il arrive que les médecins ou les sages-femmes, ignorants de
l’importance attachée au marlé, omettent d’informer les parents de sa présence. Les
divers cas dont j’ai été témoin étaient assez différents les uns des autres. Les mères
se situaient de part et d’autre des extrémités opposées de ce qui pourrait être qua-
lifié de continuum culturel ou, de manière sans doute plus précise, manifestaient
des comportements significatifs de la complexité de la situation réunionnaise. Ces
différentes observations accréditent l’hypothèse de la présence de variations cul-
turelles d’une même conduite culturelle.
L’exemple de Myriam
L’exemple de Myriam et de son fils est représentatif des logiques propres à ce
rituel. Le fils de Myriam est né porteur d’un marlé. Celle-ci interprète la présence
du marlé en terme de danger, l’attribue à une rupture d’interdit. C’est aussi peut-
être, dit-elle, parce qu’elle est mariée avec un Malbar(5)… Ou peut-être parce ce que
quelqu’un lui a jeté un sort. Le rituel est pratiqué, chez sa belle-mère, le seizième
jour après la naissance du bébé. Myriam raconte ce qui s’est passé, ce qu’elle a vu.
Comme elle était en deuil, sa présence risquait de perturber la cérémonie. C’est sa
belle-mère qui a alors tenu l’enfant.
Le rituel a commencé par un sacrifice à Petiaye(6). Puis elle a mis Brandon ainsi
nommé en raison de l’intérêt de sa maman pour la série Beverly Hills sur les
genoux de sa belle-mère. Le père de l’enfant a acheter une assiette neuve, un
paquet de bougies, des dragées. Un collier de fleurs blanches a été fabriqué. C’est
un dévinèr(7) qui a pratiqué la cérémonie. Il a mis de l’huile dans l’assiette
et l’a posée par terre. On a allumé les bougies. Tout se passait derrière un drap.
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Il ne fallait pas voir l’enfant. Le beau-frère de Myriam, frère de son mari et par-
rain du bébé Myriam n’a pas de frère a passé le collier autour du cou de
Brandon sans le regarder directement. Puis le dévinèr a dit de pencher le bébé vers
l’huile. L’oncle a vu le bébé dans l’huile, puis il l’a vu aussi dans un miroir posé à
côté de l’huile. Puis on a enlevé le drap, l’oncle a vu l’enfant. On a distribué les
dragées.
Fonction conjuratoire du rituel du marlé
Lors d’une première interprétation, il serait possible d’affirmer que ce rituel est
issu de l’hindouisme. Cependant, ne considérer les cérémonies présentes dans la
population que comme la forme acculturée de rituels de l’hindouisme serait
quelque peu hâtif. Il faut ici tenir compte des influences possibles, extérieures
à l’hindouisme, de la réinterprétation du rituel qui a pu s’opérer par la créolisa-
tion. En effet, les représentations associées à la naissance d’un enfant porteur d’une
circulaire du cordon étaient également présentes dans l’ancienne France.
Françoise Loux(8) note que, dans certaines régions, la mère en est tenue pour
responsable comme dans le cas de Myriam, qui se sent, parce qu’elle s’est assise
sur le seuil de la porte, responsable du marlé de son bébé.
Il apparaît donc mais d’autres exemples, des recherches plus approfondies
devraient venir étayer cette hypothèse – que le rituel du marlé a gardé sa fonction
conjuratoire première, son rôle de seconde naissance. Il a cependant été adapté,
réécrit ou, pour employer un mot plus juste, créolisé.
Le rite dit des sévé mayé
Le rite dit des sévé mayé, ou “cheveux maillés”, est, quant à lui, un bon exemple de
la manière dont les rites de l’enfance sont susceptibles d’éclairer les dynamiques à
l’œuvre dans la société. Pratiqué chez les enfants entre six mois et un an par une
grande partie de la population, quelle que soit l’origine supposée des individus, il
permet d’observer comment, au travers des différentes versions d’un rite de la
petite enfance, les Réunionnais affirment une nouvelle identité créole, par la
recherche puis par le refus d’une mémoire ancestrale.
L’ancêtre, qui est identifié en fonction de la manière dont les cheveux de l’enfant
s’emmêlent, est nommé par défaut(9), ancêtre malgache ou malbar – d’origine
indienne –, et est supposé se manifester au travers de la chevelure de l’enfant.
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Une fois que l’ancêtre est identifié, on s’en débarrasse en jetant à la mer les che-
veux de l’enfant ainsi que ses vêtements et une somme d’argent, rachat symbo-
lique de l’enfant à ses ancêtres. Ce rite de passage apparaît comme le support d’une
gestion de l’ethnicité particulière, qui tient compte des diverses origines des habi-
tants de l’île par la manifestation possible d’ancêtres issus des différents groupes
en présence. Mais au-delà de ce marquage ancestral quelque peu paradoxal
puisque finalement, l’ancêtre, ou plutôt les cheveux au travers desquels il se
manifeste, finit à la mer –, la pluralité des individus concernées exprime la mixité,
l’interpénétration des différents groupes, et révèle un processus de créolisation qui
reconnaît les données issues des différentes origines ethniques des Réunionnais,
les intègre et les mixe selon un modèle nouveau, original et syncrétique.
Des pratiques aujourd’hui revendiquées
Dans le cas du façonnage du corps du tout-petit, c’est, comme je l’ai montré dans
une publication récente(10), non plus seulement le façonnage du corps de l’enfant
ou son intégration dans la société qui sont en jeu, mais certains aspects identitai-
res, voire politiques. En effet, les mères revendiquent de nos jours ces conduites,
qui étaient jadis cachées et maintenues sous le sceau du secret. Du point de vue
politique, l’enjeu se situe alors au niveau de la reconnaissance institutionnelle
dans les maternités, par les travailleurs sociaux – des techniques traditionnel-
les du corps.
Si ma thèse de doctorat s’intitulait Anthropologie de la petite enfance en société créole
réunionnaise(11), il s’agissait bien pour moi, par le biais du fil d’Ariane que sont les rites
de l’enfance, du corps et de la santé, de contribuer à une meilleure compréhension
des sociétés créoles, par leurs langues et leurs cultures, et de préciser la notion de cul-
ture en sociécréole. Plus largement et dans un contexte de globalisation des échan-
ges culturels et linguistiques, étudier les rites de la petite enfance revient à se situer
dans le cadre d’une anthropologie des mondes contemporains(12).
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