Colloque NE – Montréal, 30 sept.-2 oct. 2004
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4. Le cadre conceptuel de la réforme leibnizienne
Concernant la nature du probable, on pourrait réunir les interventions de Leibniz dans
les NE sous le titre de réforme conceptuelle, réforme dont l’orientation principale se
comprend comme une naturalisation du probable. On peut ici parler de réforme au sens où il
arrive à Leibniz de définir la reformatio comme un « changement » fondé en raison ou
« accompagné d’un motif d’amendement » (mutatio cum praetextu emendandi)
2
. Cette
réforme, on va le voir, s’accompagne d’un déplacement terminologique qui conduit du
« probable » au « vraisemblable ». Pour la comprendre, il convient de porter la plus grande
attention à l’usage que l’on fait dans le commentaire de notions empruntées à l’histoire
ultérieure et à la philosophie contemporaine de la probabilité.
Je voudrais en particulier mentionner, pour la mettre à distance, la dualité du concept
de probabilité telle que l’a décrite Ian Hacking en 1975 dans son Émergence de la
probabilité
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, dualité conceptuelle à laquelle est subordonnée son interprétation de la pré- ou
protohistoire philosophique de la probabilité classique, elle-même menée sous les auspices
d’une généalogie « hégéliano-foucaldienne ». Le premier versant de ce concept dual est la
probabilité « statistique », qui s’applique aux lois des processus aléatoires, soit la tendance
présentée par certaines techniques aléatoires (chance devices) à produire des fréquences
stables. Son second versant est constitué par la probabilité « épistémique » (epistemological),
qui sert à évaluer les degrés de la croyance raisonnable, garantie par certains éléments
d’évidence factuelle. Cette division constitue par ailleurs une version possible du partage
entre probabilité objective et probabilité subjective.
Cette distinction, comme Hacking le mentionne lui-même, vient en ligne directe de
l’article séminal publié en 1945 par Rudolf Carnap : « The two concepts of probability »
4
.
Carnap, recherchant une « explication » du « concept préscientifique de probabilité »,
distingue entre une « probabilité
1
», le « degré de confirmation » logique, et une
« probabilité
2
», la fréquence relative observée dans une longue suite, ou fréquence
statistique. Or cette distinction permet à Carnap de défendre la compatibilité de la probabilité
« logique » (probabilité
1
) avec le programme de l’empirisme, pour faire de cette probabilité le
2
[Vorarbeiten zur Characteristica Universalis. Definitionentafel], A VI
II
508, 2
e
moitié 1671-
printemps 1672 ? (où Leibniz suit l’ordre de l’Essay… de John Wilkins).
3
The Emergence of Probability. A philosophical study of early ideas about probability, induction and
statistical inference, Cambridge, Cambridge University Press, 1975 ; réimpr. 1978 ; L’émergence de la
probabilité, trad. Michel Dufour, Paris, Seuil, 2002.
4
Philosophy and phenomenological research, 5, 1945 ; reproduit avec quelques légers changements in
R. Feigl & M. Brodbeck (dir.), Readings in the philosophy of science, New York, Appleton Century Crofts,
p. 438-451 ; trad. R. Blanché in R. Blanché, La méthode expérimentale et la philosophie de la physique, Paris,
A. Colin, 1969, p. 355-367.