Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto Luiz C. Martino Universidade de Brasília ABsTrACT This article examines the works of Innis and McLuhan as founders of a current of communication thought whose central feature is to consider media as both objects and vectors of explanation. It shows how Innis’s conception of the medium is related to the notion of bias, which articulates a materialist view of communication processes with an original conception of history. The formalization of Innis’s concept can show how McLuhan builds on this conception of the medium, while introducing new elements. The approach of media as extensions provides a new interpretation of materiality and can develop the problem of the medium as technology and of its relationship to the human mind. KEyworDs Toronto School; Media; Media theory; Technology theory; History résUMé Cet article analyse les œuvres d’Innis et de McLuhan en tant que fondatrices d’un courant de la pensée communicationnelle dont la caractéristique centrale est de considérer les media comme objets et vecteurs d’explication. Il montre comment la conception innisienne du medium est liée à la notion de biais, qui articule une vision matérialiste des processus de communication avec une conception originale de l’histoire. La formalisation du concept innisien permet de montrer comment McLuhan s’appuie sur cette conception du medium tout en y introduisant de nouveaux éléments. L’approche des media considérés comme des extensions donne une nouvelle interprétation de la matérialité, et permet de développer le problème du medium en tant que technologie, et de sa relation à l’esprit humain. MoTs CLés École de Toronto; Médias; Théorie des médias; Théorie de la technologie; Histoire Introduction : continuité et rupture1 D evons-nous séparer Harold Innis et Marshall McLuhan? Ce serait certes la position la plus facile à adopter, mais aussi la moins productive et la moins intéressante à nos yeux. Du côté des chercheurs liés à la tradition innisienne, la question est devenue récurrente pour ceux qui veulent récupérer la contribution originale d’Innis sans tenir compte de l’influence postérieure de McLuhan. D’autre part, le regain d’intérêt pour la pensée mcluhanienne qu’entraîne le développement des nouveaux media, tels que l’Internet et les technologies numériques, l’a revêtue d’une dimension visionnaire, renforçant la tendance à la prendre absolument pour singulière et révolutionnaire. Luiz C. Martino is coordinator of LP Theories and Technologies of Communication (Doctoral degree) and Full Professor of Communication at University of Brasília. Email: [email protected] . Canadian Journal of Communication Vol 37 (2012) 595-611 ©2012 Canadian Journal of Communication Corporation 596 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) La question prend évidemment un sens différent selon qu’elle est envisagée à partir de l’idée de penseurs isolés dans leur originalité, ou à partir du contexte théorique d’où elle émerge. C’est cette seconde alternative que retiendra cet article. Innis et McLuhan nous intéressent comme penseurs des media en tant que membres d’une école ou d’un courant de la pensée communicationnelle, et non pas dans les particularités de leurs œuvres, lesquelles d’ailleurs se prêtent difficilement à l’établissement d’orthodoxies, en raison entre autres de leur langage confus, de leur faible degré de structuration et de leur absence de systématisation. Ces « œuvres ouvertes » autorisent ainsi maintes interprétations (pas de « point de vue arrêté », revendique McLuhan, 1977, p. 29). Par conséquent, la question du rapport entre ces deux penseurs ne peut pas être épuisée par l’exégèse de leurs textes ni par l’exercice de leur comparaison directe, mais doit se situer dans le cadre plus large d’un débat propre à un domaine spécifique de la connaissance. Dans le présent article nous l’examinerons à partir d’une discussion du concept fondamental dans ce domaine, le concept de medium ou moyen de communication. si nous pouvons identifier et formaliser les définitions respectives que ces auteurs donnent du medium, nous pourrons jeter les bases d’une analyse comparative et surmonter le « tout ou rien » de la comparaison globale et directe, qui tend à privilégier le profil singulier et exclusif de chacun d’eux. Ce qui caractérise une école est la proposition d’un programme de recherche, sa capacité à stimuler et à orienter l’investigation. son existence n’est pas nécessairement liée à une appartenance institutionnelle, mais apparaît plutôt sur le plan épistémologique. Tel est l’intérêt que prend pour nous la question du rapport entre Innis et McLuhan, qui n’a la forme ni d’une opposition ni d’un parti pris. Leurs œuvres au contraire s’éclairent réciproquement, dans la mesure où leurs principes théoriques sont formalisés et sous-tendent la formation d’un même courant de pensée au sein des études de la communication. Une école de pensée ? Plusieurs articles et ouvrages ont été écrits sur l’école de Toronto. Dreyer Berg (1985) et Donald Theall (2003), par exemple, s’appuient sur des éléments historiques. Ce dernier marque deux périodes, une qui commence à la fin des années 30, avec seulement Innis et Eric A. Havelock, et une autre au début des années 50, autour de McLuhan et Edmund Carpenter. D’un autre point de vue, Blondheim et watson (2007) essaient d’établir les aspects théoriques qui caractérisent l’école. selon ces auteurs l’intérêt d’Innis et McLuhan se concentre sur trois points : la communication comme processus (en opposition à structure) ; la focalisation sur les effets ou conséquences de la communication (approche historique du long terme et des effets cognitifs) et l’accent mis sur la technologie ou le medium. Ces analyses historiques et épistémologiques illustrent les principales approches de la question. Dans le présent article, nous adoptons la dernière des trois approches. Plutôt qu’une quête de vérité historique, cet article part de la notion de medium pour faire une reconstruction logique visant à établir l’unité et la tension entre Innis et McLuhan, les principaux représentants des deux périodes. De toute façon, le point de départ n’est pas un département ou quelconque structure formelle. selon Theall (2003, p. 1), au début des années 50 un groupe Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 597 interdisciplinaire s’est formé autour d’une certaine perspective sur l’économie politique des media et des études de Havelock sur l’oralité et l’écriture. À l’exception de Thomas Easterbrook, Innis et McLuhan, ce n’étaient pas les mêmes personnes qui ont participé au Groupe des Valeurs, au séminaire de 1949 (voire antérieurement), ou au groupe cité par Edmund Carpenter (auquel Innis et Easterbrook ne participaient guère). Cela suggère que l’école n’était pas vraiment stable. L’informalité et la dispersion sont renforcées par le témoignage de Carpenter : « Il n’y a jamais eu d’école de communication de Toronto. Il s’agissait tout simplement d’un tas d’insulaires occupés à observer le plus grand spectacle sur terre. Une table dans le café du musée a servi de lieu de réunion » (cité par Theall, 2003, p. 7). Il semble que c’est avec le projet de Carpenter et McLuhan, financé par la Fondation Ford, que la dimension institutionnelle de l’école commence à paraître (voir Buxton, 2011). Comme le remarque Theall, il y avait plusieurs « oasis non officielles », mais interconnectées au point de former une perspective particulière qui reflétait l’ambiance intellectuelle. En effet, plutôt que d’un lieu institutionnel, parler d’une école de pensée signifie que les différences à l’intérieur d’un ensemble de théories ou d’auteurs sont affirmées à partir d’une communauté de principes. sans supposer une entière homogénéité, il reste que leurs différences ne peuvent pas être considérées de façon absolue, puisqu’elles se rapportent à des présupposés et à des problèmes communs. Par conséquent, loin de remettre en cause l’unité de l’école, les désaccords et la diversité de positions en révèlent au contraire un fond épistémologique commun. Cela nous permet donc de poser correctement le problème de la distinction à établir entre nos deux auteurs, mais cela déplace également le problème et remet en question sa légitimité : dans quelle mesure Innis et McLuhan forment-ils une « école de pensée » ? Il n’y a certes pas de réponse définitive. Innis et McLuhan n’ont pas manifesté l’intention de former une « école », ni se sont-ils reconnus comme membres d’une école, et par conséquent ils n’ont jamais visé à créer un projet épistémologique commun. Cela n’empêche pourtant pas de discerner les traditions qui se sont formées dans le sillage de la ligne de pensée qu’ils ont contribué à établir, et qui est connue sous les divers noms d’école de Toronto, d’écologie des médias (media ecology) et de théorie du medium (Medium Theory).2 La première appellation, « école de Toronto », quoique la plus connue, présente l’inconvénient de suggérer une appartenance à un cadre institutionnel qui n’a guère eu qu’une influence toute relative. En outre, elle ne permet pas d’y intégrer les autres théoriciens qui ont contribué à produire cette pensée. La seconde appellation, media ecology, a l’avantage de renforcer l’idée de l’objet d’étude comme un système de media, mais elle fonctionne selon une métaphore empruntée à la biologie, ce qui la rend peu adéquate si on la prend pour guide de réflexion.3 La troisième appellation, « théorie du medium », qu’utilise le présent article, n’est pas non plus sans problèmes : elle suggère en effet l’idée d’une théorie, sans au fait en être une. Tout courant comporte une pluralité de théories qui peuvent se regrouper sous un ensemble commun de principes. L’expression en revanche a l’avantage d’éviter les inconvénients de la première et de la deuxième appellation, et d’indiquer clairement comme principe d’unité de ce courant les media et le plan théorique, au lieu d’un plan institutionnel ou géographique. 598 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) De toute évidence, le moyen de communication est le terme clé de cette école : il en est à la fois l’objet d’étude et le concept fondamental : ce qui est étudié, mais aussi le paramètre selon lequel s’effectue la recherche. Ce concept nous permet de distinguer les caractéristiques internes et externes de ce courant. Par rapport au premier aspect, les principales contributions de ces deux auteurs au domaine de la communication concernent directement l’attention portée aux media. Ils envisagent l’histoire et la culture comme une sorte de laboratoire des media, interprétant sociétés, empires et civilisations comme des flux de communication. L’élaboration d’une perspective d’analyse de la réalité à partir des media—le radicalisme d’une telle proposition et l’engagement pour la développer—est un des rares points d’accord entre leurs partisans et leurs critiques les plus sévères. Le concept de medium se montre également décisif pour la caractérisation externe de cette école, car il marque clairement sa différence spécifique par rapport à d’autres courants de pensée dans le domaine de la communication. Que l’on considère le cadre des courants théoriques développés à l’époque d’Innis et de McLuhan : théorie hypodermique, diffusionnisme, théorie critique des industries culturelles, théorie de l’information, cybernétique, structuralisme linguistique, anthropologie structurale, sémiotique, études culturelles (Tremblay, 2003, pp. 20-21). Aucun parmi ceux-ci ne se focalise sur les moyens de communication, qui apparaissent rarement comme principe explicatif : dans la plupart de ces approches, le moyen est confondu avec le contenu (ou message), ou apparaît comme l’élément à expliquer par des instances non-communicationnelles. Le plus souvent le terme medium n’est même pas précisément un concept, mais désigne plutôt un objet empirique ou n’est qu’une « métaphore », le symptôme d’une autre instance (par exemple les processus psychologiques ou l’idéologie capitaliste). Les moyens de communication sont considérés comme véhicules et intermédiaires de l’intention individuelle ou de forces politico-économiques, comme de puissants instruments de persuasion dont la signification réside dans l’objectif des forces qui les dominent : l’état, les administrateurs des médias, la culture, l’élite, la contre-culture, etc. Les processus de communication sont assimilés ou réduits à d’autres instances telles que la culture ou le comportement, ou encore ils sont mal interprétés comme signal (impulsion électrique) ou comme signe, et non pas comme message ni processus intentionnel.4 Le concept de moyen de communication Compte tenu de son importance, la définition du moyen de communication aurait dû être véritablement élaborée; or il n’en est rien. Alors qu’Innis n’a jamais pris la peine de définir ce qu’est un moyen de communication, McLuhan présente cette notion de plusieurs manières. selon C. H. Cornford, ce que McLuhan comprend par moyen de communication reste très vague : « sa terminologie ne fait presque aucune différence entre technologie et médias » (1977, p. 9). sa définition de la communication embrasse culture et perception, et finit par correspondre à toute manifestation de l’être humain. En outre, certains de ses exemples, comme celui de la lumière électrique, sont déconcertants par la portée ou le caractère incompatible qu’ils impriment à l’idée de moyen de communication. Face à cette situation insolite, et dans les limites de cet article, notre travail ne prendra pas en compte les critiques, parfois évidentes et Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 599 méritées. Notre objectif est plutôt de distinguer ce que signifie moyen de communication pour chacun de ces penseurs, la clarification de ce concept nous permettant d’apprécier les lignes de continuité et les éléments de rupture entre eux. Innis Bien que les travaux d’Innis aient permis de faire de grands progrès à la recherche, sa notion de medium reste vague et assez peu cohérente. The Bias of Communication présente au deuxième paragraphe une liste de media : des supports matériels (argile, parchemin, papier), associés à des alphabets (cunéiforme, grec), des instruments d’enregistrement (stylet, stylo, pinceau), de reproduction mécanique (presse manuelle, presse automatisée), ainsi que le cinéma et la radio. Chaque medium marque une période historique qui sera analysée au long du texte. Mais beaucoup plus qu’une simple annonce du schéma de sa présentation, Innis introduit une périodisation de l’histoire à partir des moyens de communication et associe la notion de medium à celle de support matériel, comme en témoignent plusieurs passages de son livre tels que, par exemple : • Un nouveau média est apparu pour surmonter les limitations du papyrus. Les inconvénients de la fragilité des rouleaux de papyrus ont été compensés par la durabilité du parchemin codex (p. 47). • Grâce à l’accès aux moyens les plus appropriés, tels que le parchemin et le papyrus et à un alphabet plus efficace, les prophètes hébreux … (p. 6). • L’accès à un support appelé papier, autre que le papyrus et le parchemin, a permis de construire des bibliothèques dans ces centres et a obligé Constantinople à prendre un nouvel intérêt pour l’apprentissage (p. 137). • L’utilisation de la pierre dans la sculpture et en tant que moyen pour écrire (p. 36). Innis n’a jamais fourni directement de définition du concept; ce qui le guidait était l’intuition féconde, mais jamais explicitement formulée, que le medium est le couplage entre un objet matériel et la conscience. ses investigations articulent le plan le plus fondamental de la matérialité des media avec les canaux sensoriels—l’œil et l’ouïe—et vise à analyser la diffusion de la culture dans le temps et l’espace. Cela lui permet de formuler le problème des conséquences ou de l’impact des transformations du système médiatique sur le plan symbolique, dans les civilisations, les empires et la culture, comme un changement de rapports de force par l’exercice de l’influence et de la domination; mais inversement aussi le système médiatique subit des transformations sous l’impact des empires et des civilisations. En fait, la valeur des analyses de ces plans est inégale. Toujours rattachée à l’idée de support physique, sa notion de moyen de communication se confond avec la matérialité même de l’objet employé (argile, pierre, parchemin, papyrus ou papier), ce qui équivaut à confondre une technologie avec la substance dont elle est faite. or, que l’écriture se pose sur argile ou papyrus, cela ne fait aucunement de ces supports matériels des moyens de communication. Malgré la précarité de cette notion, Innis en extrait un principe important : les propriétés matérielles influencent la capacité des media, lesquels à leur tour influencent les civilisations. C’est ce qu’il entend par bias (tendance, biais), concept absolument capital dans sa pensée. selon lui, des propriétés 600 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) physiques de la matière se convertissent en propriétés de la conscience humaine : des moyens lourds favorisent la tendance au temps (continuité) et des moyens légers, la tendance à l’espace. Notons que la notion de biais opère un glissement de sens dans les notions de temps et d’espace, qui passent de la matière brute à l’univers humain où elles deviennent des caractéristiques de l’esprit ou des civilisations, ce qui permet d’envisager l’impact du medium, le seul réellement développé par l’auteur. L’attention que porte Innis à la matérialité peut s’interpréter de plusieurs manières, par exemple en tant que principe philosophique matérialiste ou comme procédure méthodologique (« dirt » research, comme essaie de le montrer watson, 2006), Innis se préoccupant d’assurer un fondement empirique à ses enquêtes. En fait, elle a un sens plus original, la matérialité constituant la base théorique de sa notion de medium. En examinant le passage de l’économie à la communication, william Melody observe que, pour Innis, « l’exploitation des ressources de base dans les régions périphériques et l’étendue de la puissance des empires dépendent de systèmes de communication efficaces » (1981, p. 5). La « découverte » de la communication représente une importante contribution pour comprendre l’établissement et le fonctionnement des empires. Avec les moyens de transport, les moyens de communication forment l’infrastructure qui permet l’exploitation et le contrôle d’un territoire. En poursuivant ce raisonnement, Innis montrera que l’infrastructure à son tour dépend aussi des propriétés physiques des moyens employés. Les plans s’enchevêtrent dans la constante recherche d’une justification empirique ou matérielle, mais sous un autre angle ce sont des propriétés immanentes à chaque plan qui constituent le vecteur explicatif. Cependant, dans aucun de ces plans l’interprétation ne se fait de manière automatique, les supports matériels de l’écriture ne générant ni « temps » ni « espace », sinon dans un certain contexte (par exemple, une société historique, une certaine culture ou un cadre politique). L’impact ou les effets du medium dépendent du contexte et admettent des interprétations complexes, qui peuvent même inverser les caractéristiques premières de chaque medium (Blondheim, 2003, p. 170). D’où la valeur théorique et non strictement empirique du concept de biais, ce qui fait de la pensée innisienne autre chose qu’un déterminisme technologique ou un matérialisme naïf. on l’observe également dans la dissymétrie entre la formulation négative et la formulation affirmative de la thèse innisienne sur l’influence du medium (Martino, 2011). Ainsi, selon la thèse négative, l’absence d’un support spécifique tel que le papyrus dans l’Empire romain entraîne la désagrégation de celui-ci. L’explication repose sur deux constatations simples : d’abord, qu’il n’est pas possible d’utiliser l’argile de la même manière que le papyrus; ensuite, qu’une altération du support modifie la capacité administrative de l’Empire et compromet son organisation. Mais la formulation affirmative—le papyrus est disponible—ne repose plus sur des observations intuitives. L’influence des media est au contraire expliquée comme favorisant une tendance soit au temps soit à l’espace, et requiert une argumentation plus complexe. Cette dissymétrie montre qu’entrent en jeu plus que des propriétés empiriques. Car les effets des media ne peuvent pas entièrement s’expliquer par les propriétés physiques (lourd, léger) saisies directement par nos canaux sensoriels : ces Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 601 propriétés doivent être converties dans des constructions théoriques (telles que space bias et time bias). Innis est convaincu qu’il existe un lien étroit entre les propriétés des matériaux et les constructions théoriques, à tel point même qu’il se dispense de discuter du sujet. soit qu’il ne se rende pas compte de la différence, soit qu’il croit que les premières sont le fondement des dernières, sa conviction matérialiste seule assurant cette transition. Formulée en tant que matérialité, et non comme message, l’approche innisienne des media est un véritable choc. Elle se développe parallèlement à une conception communicationnelle de l’histoire, conséquence d’une nouvelle perspective sur notre relation avec le temps. Pour Innis, les moyens de communication sont une source d’influence directe, constante et collective du passé sur le présent; ils apportent le passé à nous tous comme des forces vivantes. Au contraire de l’historien, le document écrit n’est pas l’instrument d’un voyage solitaire dans le passé. Il ne s’agit pas de se servir des media comme instruments d’une investigation savante, mais de réfléchir sur l’introduction de la matérialité technique dans la sphère d’action de la tradition orale, lien entre le passé et le présent. L’histoire n’est plus vue comme un flux de moments successifs dont le plus récent remplace le précédent. Plutôt, les moyens de communication changent le devenir. selon le système médiatique en vigueur, le passé peut s’étendre et se conserver comme une force vivante, déterminant le présent, ce qu’Innis exprime par la notion de temps ou comme le problème de la continuité; mais le passé peut aussi fonctionner simplement comme un patrimoine, un répertoire dont les forces du présent se servent et font une libre interprétation, ou qu’elles peuvent simplement ignorer. En revanche, l’annulation du passé renforce les influences venues d’ailleurs, ce qu’Innis désigne comme le problème de l’espace. Dans ce cas, l’influence ne vient pas du passé, mais de forces du présent qui occupent d’autres régions de l’espace, interconnectées par des flux communicationnels engendrés par des « moyens légers » : papyrus, parchemin, reproduction mécanique de l’écriture par les journaux et magazines, ou même reproduction électronique par la radio et la télévision. Autrement dit, les « moyens lourds » créent une puissante mémoire artificielle, qui tend à mettre en valeur le passé; les « moyens légers », au contraire, font circuler l’information et développent une puissante perception qui excède les limites de l’espace immédiat, ce qui permet l’influence à distance par des forces du présent. Pour Innis le régime historique dépend de la base matérielle qu’exprime le type de medium, c’est-à-dire des conditions effectives qui nous lient au passé ou donnent accès au présent. L’oralité elle-même n’est pas indifférente aux media. Elle peut véhiculer une tradition qui s’est imposée au présent soit par l’oralité simple, soit avec l’aide de l’écriture. Dans ces cas là elle est employée en tant que mémoire, ou elle peut inversement représenter la force plastique du présent, qui actualise cette tradition en lui donnant une interprétation et un sens, l’oralité s’opposant à la rigidité canonique du texte écrit. si Innis n’était pas très clair à l’égard de cette ambiguïté de la tradition orale, il saisit la signification de l’écriture comme moyen de communication : les media modifient la dynamique de l’influence des êtres humains les uns sur les autres, le conflit des forces entre le passé et le présent ou entre le local et le global. Un medium 602 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) comme l’écriture peut enrichir le passé, dans la mesure où il est utilisé comme un système artificiel de mémoire. Nous avons alors un prolongement dans le temps, établissant une continuité entre le passé et le présent, une sorte de continuité sans succession, une simultanéité. Il ne s’agit pas d’une succession de moments. Le présent établit plutôt une tension avec le passé et celui-ci devient contemporain du présent. De façon analogue, ce même processus d’intervention dans la dynamique de l’influence—ou d’enrichissement de la réalité immédiate—se produit dans la dimension spatiale. En conséquence de l’action des moyens légers et de l’agilité dans la circulation de l’information, l’« ici » est relié à l’« ailleurs », et le plan local est tendu par le global. Les media peuvent alors étendre le passé et le rendre contemporain de l’expérience présente, par un effet de simultanéité par rapport au temps; ou étendre le plan local par un effet de simultanéité par rapport à l’espace; ils peuvent faire perdurer l’information ou la faire circuler, modifiant ainsi notre rapport à la réalité. Ces considérations sont suffisantes pour formaliser la définition d’Innis : les moyens de communication sont des supports matériels dont les propriétés physiques ont une influence sur nos canaux sensoriels et sur notre rapport au temps et à l’espace (conscience). Elle nous servira de cadre pour la comparaison avec McLuhan. McLuhan McLuhan établit une interaction complexe faite de continuité et de rupture avec la pensée de son prédécesseur. En général, il suit son orientation et maintient la structure de sa définition de moyen de communication, mais non sans y introduire des changements significatifs. Tout le problème concernant le rapport entre ces deux auteurs réside dans l’affirmation de tel ou tel des aspects suivants : soit on retient les lignes générales qui structurent la pensée sur les media, soit on se concentre sur le développement particulier que chaque auteur imprime aux thèses centrales de l’école de Toronto dérivées de cette définition de medium (voir ci-dessous). Le débat, par conséquent, ne peut pas prétendre à une quelconque résolution finale, puisqu’il s’agit de positions de départ. La continuité ou la rupture entre les deux penseurs, plus que toute autre chose, doit être considérée comme un outil heuristique. signaler leurs différences, leurs points de convergence ou de chevauchement nous aide à préciser leurs positions théoriques, en même temps que les caractéristiques de l’école de Toronto. Continuité Innis et McLuhan avaient fait connaissance à travers « un ami commun, Tom Easterbrook, ils ont échangé correspondance, chacun a lu les ouvrages de l’autre et ils ont pris part aux réunions du “Groupe des Valeurs” à l’Université de Toronto au cours de l’année scolaire 1949-1950 » (Buxton, 1996). Les notes des réunions montrent qu’Innis développait le thème des moyens de communication, alors que la présentation de McLuhan s’appuyait sur une périodisation historique pour montrer le rôle innovateur de l’artiste aussi bien qu’une perspective critique sur l’art contemporain, séparé de la vie par sa marchandisation (Buxton 2004, p. 191). En 1951, lorsque McLuhan publiait son premier livre et Innis quasiment son dernier, cette situation avait peu changée. McLuhan exprimait pratiquement l’héritage qu’il Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 603 rapportait de son séjour à Cambridge, où la littérature était un « art vivant » (Berg, p. 252), et il refusait de saisir la culture contemporaine à partir de catégories comme « supérieure » ou « populaire » (Berg, p. 254). Les media faisaient partie d’un ample panorama, mais n’occupaient pas une place spéciale. Le point le plus contrastant certainement était la vision historique présentée par Innis. The Bias of Communication développe en effet une analyse originale des empires et des civilisations en les rapportant à leurs systèmes de communication. Les media y sont décrits par des fonctions peu connues jusqu’alors; ils sont l’infrastructure matérielle à travers laquelle s’exerce la gestion du temps et de l’espace. Ainsi, pour Innis, l’écriture peut avoir deux effets distincts, selon sa capacité d’enregistrement par des moyens lourds ou sa capacité de circulation de l’information par des moyens légers. À la différence de l’approche historique conventionnelle, l’écriture n’est plus envisagée comme un moyen qui permet au chercheur de retrouver et de reconstituer la véracité d’événements révolus. Elle n’est ni document, ni instrument d’une reconstitution, mais elle est prise en tant que processus collectif à travers lequel le passé atteint le présent, en permettant aux individus d’une société actuelle de se rendre contemporains de cultures disparues. Il en va de même pour l’espace, puisque l’écriture sur support léger permet au plan local de se soumettre à des influences extérieures. L’écriture est alors comprise comme la mise en œuvre d’un passé ou d’un ailleurs qui deviennent source d’influence, et constituent des altérités composant le champ de l’expérience actuelle. La réalité immédiate est réintroduite dans la totalité de l’espace et de l’histoire de l’humanité, elle est formulée comme une tension permanente et dramatique entre le temps (passé-présent) et l’espace (local-global, ici-ailleurs). L’analyse de la culture de masse dans The Mechanical Bride (1951—traduit en français sous le titre La Mariée mécanique en 2012), innovante en un sens, essayait d’échapper à la tendance de l’époque de voir la culture des media comme un phénomène de dégradation de la haute culture, le problème dans ce cas-là se concentrant sur l’analyse des messages et l’investigation prenant la forme d’un jugement de valeur. À contre-courant, McLuhan essayait d’échapper à ce point de vue de décadence, auquel d’ailleurs Innis aussi restait attaché, en saisissant directement la culture à partir du présent, sans la juger par les critères et les valeurs de la tradition. Mais de cette façon l’histoire restait éclipsée par le reflet du présent. The Mechanical Bride « manquait » de contraste espace-temporel, c’est-à-dire de tension historique, et d’ambiance multidimensionnelle de la culture, conditions qui ne favorisaient pas l’appréhension de la singularité des nouvelles configurations culturelles de la société technologique que l’auteur se proposait d’analyser. Le contact avec Innis lui a permis de surmonter les carences de cette approche. Dès la première ligne de La Galaxie Gutenberg, McLuhan montre qu’il a compris la nécessité d’utiliser l’histoire comme distanciation, comme expédient pour générer des contrastes entre les media et leurs contextes socioculturels, définis comme des périodes de prédominance d’un certain medium. Ces périodes ont été considérées comme des synthèses entre les moyens et leurs contextes culturels : oralité, Galaxie de Gutenberg, Galaxie de Marconi. McLuhan reprend l’idée d’Innis selon laquelle les sociétés sont immergées dans des environnements générés par des media, et va plus 604 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) loin en affirmant que la culture reste opaque aux individus qui y vivent. seule l’explicitation de la différence des moyens, et des environnements qu’ils génèrent, nous permet de capter la spécificité des formes culturelles immédiates. Les media euxmêmes ne sont pas visibles sans la distanciation qu’engendre la comparaison historique et ethnologique, ou sans la confrontation de media différents. Grâce à Innis, McLuhan a incorporé un principe épistémologique de base des sciences sociales—l’histoire comme distanciation—et a mis en œuvre une clé de lecture inédite : les media influencent notre relation au temps et à l’espace. Autrement dit, le contraste lui-même, la source d’où résulte la distanciation historique, doit être analysé à partir de l’action des médias. Cela a fourni à McLuhan un point de vue aussi riche qu’inhabituel sur les media et sur la culture de masse qu’il n’abandonnera jamais. En d’autres termes, la continuité entre la pensée d’Innis et de McLuhan apparaît dans leur façon d’aborder la culture, ainsi que dans leur façon de comprendre les processus de communication, ce qu’exprime la définition générale des media comme articulation entre l’objet matériel et la conscience. Les thèses centrales de cette approche ou la formalisation possible des principes épistémologiques intrinsèques à cette définition, peuvent être formalisées dans les points suivants : • Définition générale du moyen de communication comme relation entre l’objet matériel et la conscience humaine. Le medium est une articulation entre les propriétés matérielles de l’objet technique et les facultés mentales de l’homme. • Définition restreinte : chaque medium établit un rapport particulier avec la conscience (temps, espace, mémoire, perception, etc.). • La centralité des moyens comme clé de lecture, c’est-à-dire comme principe d’interprétation de la réalité. Le moyen de communication en tant qu’objet d’étude, dans le double sens du terme, apparaît comme élément empirique à étudier, mais aussi comme élément théorique à partir duquel s’opère l’investigation des phénomènes. • Distinction du moyen et du message : bien que dérivée de la définition du medium en tant que matérialité, cette distinction mérite d’en être détachée. L’analyse d’un medium ne tient pas compte du contenu des messages, l’attention se concentrant sur l’action, le fonctionnement et les effets du medium lui-même. Ces principes demeurent implicites dans le travail d’Innis. Le plus connu est le dernier, que McLuhan explicite dans le chapitre initial d’Understanding Media, avec son célèbre paradoxe : « Le medium est le message ». Le troisième principe souligne l’importance épistémologique des media et l’option d’en faire le vecteur d’explication (compréhension, analyse, et cetera) de la réalité. Les deux premiers principes établissent la définition générale et la définition restreinte du moyen de communication. Notons que le dernier aborde le problème de la spécificité de chaque medium, ce qui représente un important progrès épistémologique. Le souci de comprendre l’effet particulier de chaque medium, ébauché seulement dans l’approche innisienne, a été totalement incorporé à la perspective de l’école de Toronto comme l’un de ses traits les plus caractéristiques. Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 605 Certes la formation d’Innis l’aidait à poser correctement cette dimension de l’étude des media : de même que les transformations dans l’infrastructure économique se traduisent par des nouvelles configurations de l’économie, des media différents produisent des effets différents. Cependant, les limitations du binarisme de la notion de biais font que les media sont classés en deux catégories seulement : l’espace et le temps, à partir de propriétés exclusives et opposées, ce qui ne permet pas le plein développement de la définition restreinte du moyen de communication. Nous retrouvons cette même limitation théorique chez McLuhan, avec sa classification des media en chauds ou froids. McLuhan suit encore Innis dans la question des canaux sensoriels, opposant l’œil à l’oreille, bien qu’il démontre quelque intérêt pour d’autres canaux sensoriels et qu’il se serve aussi du concept d’extension technologique. Il ne s’est pourtant pas rendu compte de tout le potentiel théorique qu’offre l’interprétation des media comme extensions de la conscience. Il ne s’est jamais préoccupé de distinguer les technologies du symbolique, ni de cerner la spécificité technologique des moyens de communication en les distinguant d’autres formes de technologies (Martino, 2012). En outre, sa notion d’extension reste attachée à un rapport avec le corps humain, et est employée le plus souvent comme complément des catégories de medium chaud et de medium froid, tout en gardant le binarisme que l’on retrouve à l’origine chez Innis. Cela suggère que sur ce point McLuhan n’a pas vraiment surmonté le cadre conceptuel innisien, mais l’a plutôt développé. De toute façon, en laissant de côté la question du binarisme, l’ensemble de ces principes épistémologiques marquent non seulement une continuité entre ces deux penseurs, mais aussi sont suffisamment généraux et cohérents pour s’appliquer à tous les membres de l’école de Toronto ou de la théorie du medium, comme caractéristiques de ce courant. Ils constituent les thèses centrales d’un programme de recherche (Martino, 2008). Rupture Le point fort de la pensée innisienne était de montrer que les moyens de communication influencent notre compréhension de la réalité par leur matérialité, et non par les messages qu’ils véhiculent. En altérant notre rapport au temps et à l’espace, ils interviennent dans le mode par lequel se présente l’influence des hommes les uns sur les autres, et modifient donc les conditions de production de la conscience humaine. Mais sa conceptualisation du medium est rudimentaire et laisse la place à McLuhan qui propose une interprétation plus consistante, en remplaçant la notion de support matériel par celle de technique (ou technologie, technical, technological), terme qui évidemment n’est pas étranger à Innis, mais qui mérite d’être analysé avec soin. Notons tout d’abord que dans Empire and Communications, les termes technique et ses dérivés ne sont presque pas employés, à peine 16 fois, dont l’emploi le plus important (9 fois) est celui de changement ou de progrès technologique, les autres usages étant plus vagues5. Dans The Bias of Communication le terme technique et ses dérivés apparaissent avec plus de fréquence (48 fois), mais sans attention spéciale; le plus souvent ils sont pris au sens générique ou appliqué à l’ensemble des techniques.6 on ne trouve pas chez Innis une analyse ou un développement du concept de 606 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) technologie. Même dans la section intitulée « La technologie et l’opinion publique aux états-Unis », le terme est peu employé (8 fois). Ce faible indice de références peut être justifié par l’utilisation de synonymes, notamment les termes de mécanisation et d’industrialisme, ou probablement par le fait que l’auteur avait déjà à l’esprit que les media sont des technologies. Cette dernière affirmation semble particulièrement valide lorsqu’Innis parle de la presse, puisqu’il utilise le terme de mécanisation dans le sens de technique de reproduction de l’écriture. Pour les anciens media cependant, l’affirmation est moins évidente, car ils sont identifiés aux supports matériels (moyen argile, moyen pierre, moyen papyrus), dont les propriétés physiques expliquent les caractéristiques des media. Innis ne fait référence à aucun medium ancien comme étant une technologie. Ce terme n’est pas non plus directement appliqué aux médias modernes que sont la radio et la télévision, et reste attaché à l’idée d’infrastructure, de développement ou de l’impact des media sur la civilisation en général, comme l’impact de la spécialisation,7 la centralisation ou l’accent sur l’éphémère.8 À proprement parler, l’analyse des moyens modernes est très peu développée, elle occupe un volume bien moindre que les autres médias.9 Même quand il est question de l’évaluation de leurs conséquences, celle-ci se fait par une simple opposition au mouvement général de la mécanisation de l’industrie graphique (décentralisation-centralisation) ou en accompagnant les effets de celle-ci (éphémère, superficialité). Le manque d’intérêt pour l’analyse de la technologie, ou plus précisément pour son approche générale, vient de ce que l’objet d’Innis est constitué par les régimes de l’influence, d’où la place considérable faite aux analyses de la force militaire, des invasions, des codes de droit, de l’exercice du pouvoir, de la domination politique, économique ou marchande. La communication est l’un des vecteurs dans cette problématique majeure. Dans le cas de l’imprimerie seulement (printing, industrie graphique), Innis avance un vecteur proprement technologique pour comprendre les moyens de communication. À la différence de l’approche des autres media, la reproduction mécanique de l’écriture ne peut pas se réduire à une caractéristique de la matière. Innis n’a jamais remarqué les différences entre ses approches aux media, malgré un important déplacement de sens : le remplacement des propriétés physiques par la technologie représente un changement de paradigme de la matérialité des media. C’est précisément un changement de ce type qui nous permet d’apprécier la contribution de McLuhan. À l’exception de ses analyses sur la lumière électrique, il s’éloigne de l’idée que les media correspondent à des propriétés physiques du support matériel. sa compréhension des media repose sur la notion d’extension, principe intrinsèquement technologique, qui non seulement lui permet de dégager l’analyse de la technologie des principes physiques, mais aussi de la perspective de l’ingénieur (ondes, spectre radiophonique), de principes économiques (infrastructure, développement) et de certains courants de la philosophie de la technique, qui discutent la valeur de la technologie pour l’homme (est-elle une source d’aliénation ou est-elle neutre, c’est-à-dire dépourvue de sens propre?). Le concept d’extension permet à McLuhan de poser un tout autre ordre de questions concernant le rapport entre l’être humain et la technique (Narcisse), Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 607 l’impact de l’innovation technologique (effet de narcose), l’impact sur les fonctions mentales (atrophie/hypertrophie) et l’impact sur les états psychologiques comme la perception, l’aptitude, l’émotion, la dispersion-engagement (hot-cool). En fait, Ernst Kapp a proposé la notion d’extension en 1877, dans Principes d‘une philosophie de la technique, ouvrage qui inaugure ce domaine d’étude. À partir de cette date s’est lentement constituée une tradition autour de la question de la technique, et lorsqu’en 1964 McLuhan lance son œuvre majeure, Understanding Media: The Extensions of Man, ce concept avait déjà une ample histoire. Il l’emprunte au livre d’Edward T. Hall, The Silent Language, qui interprète l’objet technique comme une dérivation directe du corps humain, dans une perspective trop biologiste. Les extensions sont prises en continuité avec l’évolution animale et non pas comme une conquête de la spécificité humaine. McLuhan ne s’est pas soucié de distinguer les moyens de communication d’autres extensions (armes, vêtements, mobilier, argent, moyens de transport), ni s’est-il rendu compte de l’imprécision de la notion d’Edward T. Hall : si « l’argent est le moyen d’étendre les bénéfices et de stocker le travail » (1959, p. 55), le travail serait-il une partie du corps ? Hall se rend compte en partie du problème et change sa notion d’extension : au lieu de prolonger une partie du corps, la notion se réfère aux capacités du corps, à ce qu’il peut faire : « Nous pouvons traiter toutes les choses matérielles faites par l’homme comme des extensions ou des prolongements de ce qu’il fait avec son corps ou une partie spécialisée de son corps » (1959, p. 55). Une telle définition de la technologie est évidement assez lacunaire; elle laisse en dehors des objets comme l’avion qui vole, les bombes qui explosent, le briquet qui brûle, et tant d’autres objets et inventions sans analogie avec le corps humain. En outre McLuhan ne voit rien de bizarre quand Hall envisage la bombe atomique comme étant une extension de la dent, comme toutes les armes d’ailleurs. Nous avons ici une illustration d’un dysfonctionnement de la métaphore biologiste qui mène à une étroite réduction au biologique. Dans ce sens le concept d’extension n’est qu’une idée imprécise ou une analogie grossière.10 L’avantage de penser la technologie comme extension est de problématiser le medium d’une telle manière que l’on puisse articuler son analyse à d’autres objets techniques et établir un dialogue entre les études de communication et d’autres domaines qui se sont intéressés à la question, comme la philosophie de la technologie et l’anthropologie. Dans ce dernier cas, par exemple, la publication en 1964-1965 des deux volumes de l’ouvrage d’André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, constitue un repère important. Le concept d’extériorisation (proche de celui d’extension) y est employé et associé à celui de cycle opératoire, qui apporte une décomposition analytique de la technique, dont la transposition pour notre domaine d’études fournit un bon point de départ pour la réflexion sur la spécificité des media en tant qu’objets techniques (Martino, 1997), problème qui est largement négligé. Mais d’une façon intrinsèque, le premier point d’intérêt pour le concept d’extension réside dans sa capacité de fournir une continuité entre l’objet technique et le plan symbolique; en d’autres mots, il met en lumière comment s’effectue l’articulation ou la médiation entre le plan matériel inhérent aux objets techniques et 608 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) celui de l’esprit humain (Martino, 2012). C’est justement ainsi que McLuhan se sert du concept d’extension lorsqu’il parle de medium, et dans ce sens celui-ci est analogue au concept de biais chez Innis. McLuhan change l’idée de matérialité, qui n’est plus interprétée comme l’ensemble des propriétés physiques du support : le point de départ devient les sensations, ce qui lui donne une position plus consistante. Le concept d’extension effectue immédiatement la synthèse entre l’être humain et la matière, et évite le réductionnisme à la matière brute, qui constituait l’un des excès de l’empirisme ingénu auquel la pensée innisienne donne parfois l’impression d’acquiescer. sans entrer dans le mérite de ses analyses controversées, on peut affirmer que l’approche de McLuhan permet de développer quelques questions implicites dans l’approche innisienne, et d’en aborder d’autres qui ne pouvaient pas être exploitées dans leur cadre originel. Par exemple, pour Innis, les moyens de communication agissent sur la dynamique de l’influence entre les êtres humains, selon les modalités que constituent les relations politiques, religieuses, culturelles et économiques. L’influence peut venir du passé, sous la forme de tradition, ou du présent, mais aussi d’ailleurs (espace). Pour McLuhan les media agissent directement sur l’esprit humain en altérant sa perception du monde. Apparaît ainsi la question de la liaison du moyen de communication avec l’esprit humain, du rapport direct entre l’utilisateur et l’objet technique, qui restait vague chez Innis, même s’il l’articulait au temps et à l’espace. En considérant les media comme des technologies, et celles-ci comme des extensions, l’approche mcluhannienne permet un saut de compréhension peut-être aussi important que celui qu’a permis Innis lorsqu’il a rattaché les media à leur matérialité. Conclusion Tout au long de cet article, on a pu alternativement dissocier ou faire converger les œuvres d’Innis et de McLuhan, et cette possibilité restera toujours ouverte, selon la façon de poser le problème. rupture et continuité, différences et similarités : il ne peut y avoir de cohérence absolue. Un même élément conceptuel peut prendre des sens distincts selon le cadre de l’analyse. La valeur relative ne constitue pas une objection à la discussion; ce qui importe n’est pas d’aboutir à une réponse définitive. Au contraire, la comparaison, qui n’est pas une fin en soi-même, fournit un précieux principe heuristique qui nous permet de faire avancer la connaissance sur les processus de communication médiatique. Nous avons essayé de montrer que les différences théoriques entre ces deux penseurs de la communication reposent sur une même base épistémologique. Pris en eux-mêmes, ces auteurs couvrent un grand nombre de thèmes, utilisant chacun des concepts, des méthodes et des caractéristiques qui leur sont propres. Mais on peut formuler un ensemble de principes qui permettent de considérer leurs œuvres comme complémentaires, sans nier leurs différences. Au contraire, celles-ci ouvrent un débat qu’ils partagent avec d’autres auteurs, en créant ainsi une école dans le domaine de la communication. L’approche innisienne des media est liée à la notion de biais, qui articule une vision matérialiste des processus de communication avec une conception originale de Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 609 l’histoire. Les composants fondamentaux de ses investigations sont le concept de medium, se fondant sur la matérialité et distinguant le medium du message, et ses analyses sur l’équilibre des media et leur impact sur empires et civilisations. Ce concept de medium représente une base de continuité épistémologique sur laquelle viennent s’installer les différences théoriques. McLuhan non seulement adoptera l’approche de la centralité des moyens de communication, mais aussi ces mêmes composants fondamentaux auxquels il donnera ses propres formulations théoriques. L’approche des media comme étant des extensions entraîne une nouvelle interprétation de la matérialité, et permet de développer le problème des media en tant que technologies ainsi que celui de leur rapport avec l’esprit humain. Ainsi les similarités concernent le plan le plus profond des fondements épistémologiques, liés au découpage ou à la construction de l’objet d’étude, et se traduisent par les principes de base et par la définition générale de medium, alors que les différences s’expriment au niveau de l’interprétation théorique de la définition restreinte, plus proche de l’explication des phénomènes. Notes 1. Je remercie les éditeurs pour leurs corrections et suggestions très pertinentes. 2. selon Theall, c’est lui qui a introduit l’expression « école de communication de Toronto » en 1983 (2003, p.2). L’expression media ecology a été proposée par Neil Postman en 1968, à partir de l’idée de McLuhan que les media génèrent des environnements. L’association homonyme, The Media Ecology Association, avec la même inspiration, apparaît en 1998, proposée par certains anciens élèves de Postman. L’expression medium theory a été proposée par Joshua Meyrowitz en 1994. 3. Le terme « écologie » est connu des biologistes depuis la fin du XIXe siècle, avant de gagner de nouveaux champs d’application au siècle suivant. Dans son sens le plus large, l’idée qui sous-tend ses différentes applications est celle de système (analyse des relations, spécialement celles de complémentarité et d’interdépendance entre des éléments hétérogènes). or, d’une part l’idée de système est très connue en sciences sociales, puisque plusieurs positions épistémologiques en font usage (fonctionnalisme, structuralisme, marxisme…), et ne caractérise donc pas une position spécifique. D’autre part, prise dans son sens strict (biologique), le système des media doit être adapté aux concepts et logiques employés dans l’analyse des systèmes des êtres vivants. Une telle réduction doit répondre aux mêmes critiques faites à la réduction des sciences sociales aux sciences de la nature. En bref, est-ce que les questions sur les media peuvent vraiment être réduites au problème de la survie (au sens biologique), comme le fait Neil Postman (les médias facilitent-ils ou entravent-ils nos chances de survie) ? Les métaphores ne peuvent être utiles que jusqu’à un certain point. 4. Contrairement à d’autres modes de relation, les processus de communication se caractérisent par la production de messages. Donc ni les signes (les animaux aussi ont cette capacité), ni les signaux (ou information) provenant exclusivement du support matériel (comme dans les approches des ingénieurs) ne peuvent démarquer la spécificité de la communication humaine en tant que processus symbolique (Martino, 2001). 5. Les autres occurrences se rapportant aux techniques sont liées au langage (total de 6 fois) : des techniques littéraires, épique, dramatique, narrative (3 fois); du journalisme (1 fois), du juriste (1 fois), de transcription (1 fois). Il y a aussi l’usage technique de répression mentale (1 fois). David Godfrey emploie plusieurs fois le terme « technologie » dans son intéressante édition de Empire and Communications (1986) : dans l’introduction, dans les présentations et sous-titres de chapitres (par exemple : technologie de l’alphabet, du parchemin, du papyrus). Le terme cependant ne présente aucun intérêt spécial pour Innis, qui l’emploie de manière ordinaire. 610 Canadian Journal of Communication, Vol 37 (4) 6. Plus de la moitié des 48 occurrences sont d’usage général (27 fois, advanced, change, diffusion). Quelques exemples : « Les invasions employant la force, ayant pour base de nouvelles technologies, principalement celles autour du cheval, ont entraîné l’union des cités-états » (p. 6). « La marine et l’infanterie lourde de la Grèce n’étaient pas à la hauteur de l’infanterie légère et de la cavalerie qui attaquait par derrière. Les premiers grands coups de marteau de la technologie ont été donnés, le pouvoir et la langue vernaculaire ont façonné les monopoles de la connaissance en des formes malléables » (p. 10). 7. « La civilisation moderne dominée par la mécanisation de l’industrie est toujours impliquée dans la spécialisation. … La spécialisation peut être vue comme un excès » (p. 139). « L’industrialisme implique technologie et découpage du temps en des fragments précis, selon les besoins de l’ingénieur et de l’agent comptable. L’incapacité d’échapper aux demandes de l’industrialisme sur le temps affaiblit la possibilité d’une évaluation des limitations de l’espace » (p. 140). 8. « L’influence de la mécanisation de l’industrie graphique a été évidente avec l’importance croissante de l’éphémère. La superficialité est devenue essentielle pour atteindre les nombreuses demandes d’un plus grand nombre d’individus, et a été développée comme un art par ceux qui ont été obligés de répondre à ces demandes. La radio a accentué l’importance de l’éphémère et du superficiel. Pour le cinéma et pour la radiodiffusion (broadcast), il est devenu nécessaire de chercher la distraction et le divertissement. … La radio … a fait plus que sa part dans la dégradation de nos normes intellectuelles » (p. 82). 9. Le seul passage qui analyse la radio et la télévision en tant que media se trouve dans l’Annexe 1, écrite par son fils, Donald Quayle Innis (2008). En réalité il représente très bien l’approche innisienne, avec tous ses éléments essentiels. Il part de la radiodiffusion, en cherchant à comprendre les caractéristiques des media par leur dépendance à une longueur d’onde. En suivant la même approche des moyens anciens, il essaie de discuter des technologies électriques à partir de leurs propriétés matérielles : « Les limitations concernant le nombre et la variété des programmes disponibles pour un auditeur sont donc le résultat de la nature du spectre électromagnétique » (p. 200). Donald suit rigoureusement les mêmes principes d’interprétation de son père, les caractéristiques de l’infrastructure déterminent les effets de ce type de communication : centralisation, accent sur l’éphémère et le superficiel (p. 82). s’installe une évidente concentration, très propice à constituer des monopoles de la connaissance, et capable de « dégrader nos normes intellectuelles » (p. 82). 10. L’analogie des objets techniques avec le corps humain n’est pas nécessaire. L’approche de la technique par le concept d’extension s’appuie, en fait, sur une mise en équation symbolique de la réalité, en faisant des comparaisons et analogies entre systèmes (phénomènes naturels, comportement des animaux, dispositifs techniques, tout ce qui peut produire une action efficace). Le corps humain, évidement, est un point privilégié pour établir des analogies, mais il n’est pas le seul, et il n’est pas obligatoire non plus. Le problème de l’extension n’est donc pas bien posé si on insiste sur l’analogie avec le corps. Pour plus de détails et une discussion critique du concept d’extension (extériorisation, circuit fonctionnel, organe fonctionnel externe, simulation), voir Martino, 1997. Références Blondheim, Menahem. (2003). Harold Adams Innis and his Bias of Communication. In E. Katz, T. Liebes, A. orloff & J.D. Peters, (Eds.), Canonic texts in media research: Are there any? 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