Le concept de moyen de communication dans l`Ecole de Toronto

Le concept de moyen de communication
dans l’École de Toronto
Luiz C. Martino
Universidade de Brasília
ABSTRACT This article examines the works of Innis and McLuhan as founders of a current
of communication thought whose central feature is to consider media as both objects and
vectors of explanation. It shows how Inniss conception of the medium is related to the notion
of bias, which articulates a materialist view of communication processes with an original
conception of history. The formalization of Innis’s concept can show how McLuhan builds
on this conception of the medium, while introducing new elements. The approach of media
as extensions provides a new interpretation of materiality and can develop the problem of
the medium as technology and of its relationship to the human mind.
KEYWORDS Toronto School; Media; Media theory; Technology theory; History
SU Cet article analyse les œuvres d’Innis et de McLuhan en tant que fondatrices d’un
courant de la pensée communicationnelle dont la caractéristique centrale est de considérer
les media comme objets et vecteurs d’explication. Il montre comment la conception
innisienne du medium est liée à la notion de biais, qui articule une vision matérialiste des
processus de communication avec une conception originale de l’histoire. La formalisation du
concept innisien permet de montrer comment McLuhan s’appuie sur cette conception du
medium tout en y introduisant de nouveaux éléments. Lapproche des media considérés
comme des extensions donne une nouvelle interprétation de la matérialité, et permet de
velopper le problème du medium en tant que technologie, et de sa relation à l’esprit
humain.
MOTS CLÉS École de Toronto; Médias; Théorie des dias; Théorie de la technologie; Histoire
Introduction : continuité et rupture1
Devons-nous parer Harold Innis et Marshall McLuhan? Ce serait certes la position
la plus facile à adopter, mais aussi la moins productive et la moins intéressante à
nos yeux. Du té des chercheurs liés à la tradition innisienne, la question est devenue
récurrente pour ceux qui veulent récupérer la contribution originale d’Innis sans tenir
compte de linfluence postérieure de McLuhan. D’autre part, le regain d’intérêt pour la
pensée mcluhanienne qu’entraîne le développement des nouveaux media, tels que
lInternet et les technologies numériques, la revêtue d’une dimension visionnaire,
renfoant la tendance à la prendre absolument pour singulière et révolutionnaire.
Canadian Journal of Communication Vol 37 (2012) 595-611
©2012 Canadian Journal of Communication Corporation
Luiz C. Martino is coordinator of LP Theories and Technologies of Communication (Doctoral de-
gree) and Full Professor of Communication at University of Brasília. Email: martino@unb.br .
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La question prend évidemment un sens difrent selon qu’elle est envisagée à partir
de lidée de penseurs isolés dans leur originalité, ou à partir du contexte théorique doù
elle émerge. Cest cette seconde alternative que retiendra cet article. Innis et McLuhan
nous intéressent comme penseurs des media en tant que membres dune école ou d’un
courant de la pensée communicationnelle, et non pas dans les particularités de leurs
œuvres, lesquelles dailleurs se prêtent difficilement à létablissement d’orthodoxies, en
raison entre autres de leur langage confus, de leur faible degré de structuration et de leur
absence de systématisation. Ces « œuvres ouvertes » autorisent ainsi maintes
interprétations (pas de « point de vue arrêté », revendique McLuhan, 1977, p. 29).
Par conséquent, la question du rapport entre ces deux penseurs ne peut pas être
épuisée par l’exégèse de leurs textes ni par l’exercice de leur comparaison directe, mais
doit se situer dans le cadre plus large d’un bat propre à un domaine spécifique de la
connaissance. Dans le présent article nous lexaminerons à partir d’une discussion du
concept fondamental dans ce domaine, le concept de medium ou moyen de
communication. Si nous pouvons identifier et formaliser les définitions respectives que
ces auteurs donnent du medium, nous pourrons jeter les bases dune analyse
comparative et surmonter le « tout ou rien » de la comparaison globale et directe, qui
tend à privilégier le profil singulier et exclusif de chacun d’eux.
Ce qui caractérise une école est la proposition dun programme de recherche, sa
capacité à stimuler et à orienter l’investigation. Son existence n’est pas cessairement
liée à une appartenance institutionnelle, mais apparaît plutôt sur le plan
épistémologique. Tel est l’intérêt que prend pour nous la question du rapport entre
Innis et McLuhan, qui n’a la forme ni d’une opposition ni d’un parti pris. Leurs œuvres
au contraire séclairent ciproquement, dans la mesure où leurs principes théoriques
sont formalisés et sous-tendent la formation d’un me courant de pensée au sein des
études de la communication.
Une école de pensée ?
Plusieurs articles et ouvrages ont été écrits sur l’École de Toronto. Dreyer Berg (1985)
et Donald Theall (2003), par exemple, s’appuient sur des éléments historiques. Ce
dernier marque deux riodes, une qui commence à la fin des anes 30, avec
seulement Innis et Eric A. Havelock, et une autre au début des années 50, autour de
McLuhan et Edmund Carpenter. D’un autre point de vue, Blondheim et Watson
(2007) essaient détablir les aspects toriques qui caractérisent l’École. Selon ces
auteurs lintérêt d’Innis et McLuhan se concentre sur trois points : la communication
comme processus (en opposition à structure) ; la focalisation sur les effets ou
conséquences de la communication (approche historique du long terme et des effets
cognitifs) et laccent mis sur la technologie ou le medium. Ces analyses historiques et
épistémologiques illustrent les principales approches de la question. Dans le psent
article, nous adoptons la dernre des trois approches. Plutôt qu’une quête de vérité
historique, cet article part de la notion de medium pour faire une reconstruction
logique visant à établir l’unité et la tension entre Innis et McLuhan, les principaux
repsentants des deux périodes.
De toute fon, le point de départ n’est pas un partement ou quelconque
structure formelle. Selon Theall (2003, p. 1), au début des anes 50 un groupe
interdisciplinaire s’est formé autour d’une certaine perspective sur l’économie
politique des media et des études de Havelock sur l’oralité et l’écriture. À l’exception
de Thomas Easterbrook, Innis et McLuhan, ce n’étaient pas les mêmes personnes qui
ont partici au Groupe des Valeurs, au séminaire de 1949 (voire antérieurement), ou
au groupe cité par Edmund Carpenter (auquel Innis et Easterbrook ne participaient
guère). Cela suggère que l’École n’était pas vraiment stable. L’informalité et la
dispersion sont renfores par le témoignage de Carpenter : « Il n’y a jamais eu d’École
de communication de Toronto. Il s’agissait tout simplement d’un tas d’insulaires
occupés à observer le plus grand spectacle sur terre. Une table dans le café du musée
a servi de lieu de réunion » (cité par Theall, 2003, p. 7). Il semble que c’est avec le projet
de Carpenter et McLuhan, finan par la Fondation Ford, que la dimension
institutionnelle de l’École commence à partre (voir Buxton, 2011). Comme le
remarque Theall, il y avait plusieurs « oasis non officielles », mais interconneces au
point de former une perspective particulière qui reflétait l’ambiance intellectuelle.
En effet, plutôt que d’un lieu institutionnel, parler d’une école de pensée signifie
que les différences à l’intérieur d’un ensemble de théories ou dauteurs sont affires
à partir d’une communauté de principes. Sans supposer une entière homoi, il
reste que leurs différences ne peuvent pas être considérées de façon absolue,
puisqu’elles se rapportent à des présuppos et à des problèmes communs. Par
conséquent, loin de remettre en cause lunité de l’École, les désaccords et la diversité
de positions en révèlent au contraire un fond épistémologique commun. Cela nous
permet donc de poser correctement le probme de la distinction à établir entre nos
deux auteurs, mais cela place également le problème et remet en question sa
légitimité : dans quelle mesure Innis et McLuhan forment-ils une « école de pensée » ?
Il n’y a certes pas de ponse définitive. Innis et McLuhan n’ont pas manifesté
lintention de former une « école », ni se sont-ils reconnus comme membres d’une
école, et par conséquent ils n’ont jamais visé à créer un projet épismologique
commun. Cela n’empêche pourtant pas de discerner les traditions qui se sont formées
dans le sillage de la ligne de pensée qu’ils ont contribué à établir, et qui est connue
sous les divers noms d’École de Toronto, décologie des médias (media ecology) et de
théorie du medium (Medium Theory).2
La premre appellation, « École de Toronto », quoique la plus connue, présente
linconnient de suggérer une appartenance à un cadre institutionnel qui n’a guère
eu qu’une influence toute relative. En outre, elle ne permet pas dy intégrer les autres
théoriciens qui ont contribué à produire cette pensée. La seconde appellation, media
ecology, a l’avantage de renforcer l’ie de lobjet d’étude comme un système de media,
mais elle fonctionne selon une métaphore empruntée à la biologie, ce qui la rend peu
adéquate si on la prend pour guide de flexion.3La troisième appellation, « théorie du
medium », quutilise le psent article, n’est pas non plus sans problèmes : elle suggère
en effet l’idée dune torie, sans au fait en être une. Tout courant comporte une
pluralité de théories qui peuvent se regrouper sous un ensemble commun de principes.
L’expression en revanche a l’avantage d’éviter les inconvénients de la premre et de la
deuxième appellation, et dindiquer clairement comme principe d’unité de ce courant
les media et le plan torique, au lieu dun plan institutionnel ou géographique.
Martino Le concept de moyen de communication dans l’École de Toronto 597
De toute évidence, le moyen de communication est le terme clé de cette école : il
en est à la fois l’objet d’étude et le concept fondamental : ce qui est étudié, mais aussi
le paramètre selon lequel s’effectue la recherche. Ce concept nous permet de
distinguer les caractéristiques internes et externes de ce courant. Par rapport au
premier aspect, les principales contributions de ces deux auteurs au domaine de la
communication concernent directement l’attention pore aux media. Ils envisagent
lhistoire et la culture comme une sorte de laboratoire des media, interprétant sociétés,
empires et civilisations comme des flux de communication. Lélaboration d’une
perspective danalyse de la réalité à partir des mediale radicalisme dune telle
proposition et l’engagement pour la développer—est un des rares points d’accord
entre leurs partisans et leurs critiques les plus sévères.
Le concept de medium se montre égalementcisif pour la caractérisation
externe de cette école, car il marque clairement sa difrence scifique par rapport à
dautres courants de pensée dans le domaine de la communication. Que l’on considère
le cadre des courants toriques développés à l’époque dInnis et de McLuhan :
théorie hypodermique, diffusionnisme, théorie critique des industries culturelles,
théorie de linformation, cybernétique, structuralisme linguistique, anthropologie
structurale, miotique, études culturelles (Tremblay, 2003, pp. 20-21). Aucun parmi
ceux-ci ne se focalise sur les moyens de communication, qui apparaissent rarement
comme principe explicatif : dans la plupart de ces approches, le moyen est confondu
avec le contenu (ou message), ou appart comme lélément à expliquer par des
instances non-communicationnelles. Le plus souvent le terme medium n’est me
pas pciment un concept, maissigne plutôt un objet empirique ou n’est qu’une
« taphore », le symptôme d’une autre instance (par exemple les processus
psychologiques ou l’iologie capitaliste). Les moyens de communication sont
considérés comme véhicules et interdiaires de l’intention individuelle ou de forces
politico-économiques, comme de puissants instruments de persuasion dont la
signification réside dans l’objectif des forces qui les dominent : l’État, les
administrateurs des dias, la culture, l’élite, la contre-culture, etc. Les processus de
communication sont assimilés ou réduits à d’autres instances telles que la culture ou
le comportement, ou encore ils sont mal interprétés comme signal (impulsion
électrique) ou comme signe, et non pas comme message ni processus intentionnel.4
Le concept de moyen de communication
Compte tenu de son importance, la finition du moyen de communication aurait
être véritablement élaborée; or il n’en est rien. Alors qu’Innis n’a jamais pris la peine
de définir ce qu’est un moyen de communication, McLuhan psente cette notion de
plusieurs manres. Selon C. H. Cornford, ce que McLuhan comprend par moyen de
communication reste très vague : « Sa terminologie ne fait presque aucune différence
entre technologie et médias » (1977, p. 9). Sa définition de la communication
embrasse culture et perception, et finit par correspondre à toute manifestation de lêtre
humain. En outre, certains de ses exemples, comme celui de la lumière électrique, sont
déconcertants par la portée ou le caractère incompatible quils impriment à l’ie de
moyen de communication. Face à cette situation insolite, et dans les limites de cet
article, notre travail ne prendra pas en compte les critiques, parfois évidentes et
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méritées. Notre objectif est plutôt de distinguer ce que signifie moyen de
communication pour chacun de ces penseurs, la clarification de ce concept nous
permettant d’appcier les lignes de continuité et les éléments de rupture entre eux.
Innis
Bien que les travaux d’Innis aient permis de faire de grands progrès à la recherche, sa
notion de medium reste vague et assez peu corente. The Bias of Communication
présente au deuxme paragraphe une liste de media : des supports matériels (argile,
parchemin, papier), associés à des alphabets (cunéiforme, grec), des instruments
d’enregistrement (stylet, stylo, pinceau), de reproduction mécanique (presse
manuelle, presse automatisée), ainsi que le cima et la radio. Chaque medium
marque une riode historique qui sera analysée au long du texte. Mais beaucoup plus
qu’une simple annonce du schéma de sa présentation, Innis introduit une
périodisation de l’histoire à partir des moyens de communication et associe la notion
de medium à celle de support matériel, comme en témoignent plusieurs passages de
son livre tels que, par exemple :
Un nouveaudia est apparu pour surmonter les limitations du papyrus.
Les inconvénients de la fragilité des rouleaux de papyrus ont é compen-
s par la durabilité du parchemin codex (p. 47).
Grâce à l’acs aux moyens les plus approprs, tels que le parchemin et le
papyrus et à un alphabet plus efficace, les prophètes breux (p. 6).
L’acs à un support appelé papier, autre que le papyrus et le parchemin, a
permis de construire des bibliotques dans ces centres et a obligé
Constantinople à prendre un nouvel intérêt pour l’apprentissage (p. 137).
L’utilisation de la pierre dans la sculpture et en tant que moyen pour écrire
(p. 36).
Innis n’a jamais fourni directement de finition du concept; ce qui le guidait était
lintuition féconde, mais jamais explicitement formulée, que le medium est le couplage
entre un objet mariel et la conscience. Ses investigations articulent le plan le plus
fondamental de la matérialité des media avec les canaux sensorielsl’œil et l’oe—et
vise à analyser la diffusion de la culture dans le temps et lespace. Cela lui permet de
formuler le probme des conquences ou de l’impact des transformations du
système médiatique sur le plan symbolique, dans les civilisations, les empires et la
culture, comme un changement de rapports de force par l’exercice de linfluence et de
la domination; mais inversement aussi le système diatique subit des
transformations sous l’impact des empires et des civilisations.
En fait, la valeur des analyses de ces plans est inégale. Toujours rattachée à l’ie
de support physique, sa notion de moyen de communication se confond avec la
matérialité me de l’objet employé (argile, pierre, parchemin, papyrus ou papier), ce
qui équivaut à confondre une technologie avec la substance dont elle est faite. Or, que
lécriture se pose sur argile ou papyrus, cela ne fait aucunement de ces supports
matériels des moyens de communication. Malgré la précarité de cette notion, Innis en
extrait un principe important : les propriétés marielles influencent la capacité des
media, lesquels à leur tour influencent les civilisations. C’est ce qu’il entend par bias
(tendance, biais), concept absolument capital dans sa pensée. Selon lui, des propriétés
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