Sémantique : le poids des mots, le choc des idées
Écrit par Alain Kimmel
Dimanche, 01 Février 2009 00:00
civilisation, selon lui, est « un état des choses idéal et réel ». Elle place en haut les civilisés, et
en bas les sauvages, y compris les «bons sauvages ». La civilisation est alors la condition à
laquelle sont parvenus les peuples qui ont abandonné l’état de nature, c’est-à-dire la barbarie.
C’est alors qu’en Allemagne, le poète Friedrich Klopstock substitue au mot Zivilisation le mot
Kultur comme synonyme de « débarbarisation ».
Le XIXe siècle confirme la conception européocentriste des Lumières. Le terme civilisation est
utilisé par et pour l’Europe : « D’étonnants progrès des sciences et des techniques dotèrent
alors les Européens d’une telle puissance matérielle qu’ils purent se persuader de l’excellence
et de la supériorité de leur civilisation », souligne Maurice Crouzet dans l’Histoire générale des
civilisations. La civilisation, pour les Européens, c’est «leur » civilisation.
En Allemagne, après que Kant eut déjà distingué culture et civilisation (« Nous sommes
cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer
les politesses et les convenances sociales »), les premiers romantiques opposent la culture
allemande (profonde et sincère) à la civilisation française (légère et superficielle). Après Johann
Herder, théoricien de la diversité culturelle, Wilhelm von Humboldt estime que la civilisation est
le premier stade de la construction de l’humanité et la culture le second. « La civilisation, écrit-il,
a pour effet de rendre les peuples plus humains dans leurs institutions et dans leur mentalité,
considérée par rapport à ces institutions ; à cet ennoblissement des conditions sociales, la
culture, elle, ajoute la science et l’art. »
Nietzsche, enfin, dans un aphorisme de la Volonté de puissance (« Kultur contra Zivilisation »),
s’interroge : « Les points culminants de la culture et de la civilisation se trouvent séparés. […] la
civilisation vaut quelque chose d’autre que ce que vaut la culture, peut-être leurs buts sont-ils
opposés ? »
Avec le XXe siècle et la Grande Guerre, la notion de civilisation est remise en cause,
notamment par Georges Duhamel qui, dans son roman Civilisation (1918), dénonce la barbarie
du conflit, tandis que Paul Valéry lance, en 1919, sa fameuse formule : « Nous autres,
civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais c’est dans
l’Allemagne vaincue que la civilisation est rejetée le plus violemment. Thomas Mann, dans ses
Considérations d’un apolitique (1918), oppose la culture à la civilisation en ces termes : « La
différence entre l’esprit et la politique englobe celle de la culture et de la civilisation, de l’âme et
de la société, de la liberté et du droit de vote, de l’art et de la littérature; et l’esprit germanique,
c’est la culture, l’âme, la liberté, l’art et non la civilisation, la société, le droit de vote, la
littérature. » Si les Alliés se sont battus pour défendre « la » civilisation, l’Allemagne, selon
Mann, a combattu « pour la possibilité même d’une culture ».
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