© Hatier 2002-2003
Peut-on résister à la vérité ?
Corrigé
Introduction
On ne saurait nier que 2 et 2 font 4 ou que la Terre tourne autour du Soleil : la vérité, comme
qualité d’un discours ou d’un jugement portant sur le réel, s’impose d’elle-même ; elle est par
définition universelle et objective et, en ce sens, irrésistible.
Et cependant la vérité n’est pas neutre ou indifférente ; il est des bouleversements
scientifiques qui heurtent la morale sociale ou religieuse, comme ce fut le cas de la révolution
copernicienne, ou encore des changements historiques et politiques qui annoncent la fin d’une
classe sociale ou celle d’un monde : dans tous les cas, il peut nous sembler préférable de les
ignorer.
Or ce désir que l’on a de conserver ses propres illusions, contre une vérité qui menace
d’altérer sa conception du monde – voire son identité –, témoigne du fait qu’il est possible de
rejeter inconsciemment (ou peut-être même sciemment) ce que pourtant l’on sait.
D’où le problème : comment peut-on ignorer une vérité que cependant l’on connaît – y
résister en ce sens ? En a-t-on seulement le pouvoir ? Il semble de ce point de vue paradoxal
d’affirmer qu’il existe un mensonge à soi, une intention délibérée de se tromper.
Et pourtant l’existence de l’illusion ou celle du préjugé attestent la possibilité effective d’une
telle résistance à la vérité.
1.Non, on ne peut pas résister à la vérité
A. La vérité est universelle, elle requiert l’adhésion de tous – sans quoi elle n’est pas la
vérité
Conformément à une définition traditionnelle de la vérité, celle-ci désigne l’adéquation
objective de la pensée à la réalité. Comme telle, premièrement, la vérité ne doit pas être
confondue avec la réalité. Le jugement par lequel on affirme par exemple que « cette table est
jaune » est distinct de la couleur jaune de cette table, laquelle n’est en elle-même ni vraie ni
fausse. Deuxièmement, la vérité fait l’accord des esprits ; elle renvoie à un jugement reconnu
ou désigné par tous comme vrai : ainsi la théorie de l’évolution des espèces ou l’affirmation
de la rotation de la Terre autour du Soleil sont-elles des vérités universelles et objectives – ce
pour quoi on ne saurait y résister.
La vérité est universelle, elle requiert l’adhésion de tous – sans quoi elle n’est pas la vérité.
B. La conscience, immédiatement accessible et transparente à elle-même, est indivisible
Étymologiquement, le kriterion (« critérium ») est la règle d’appréciation du vrai, le moyen de
discerner le vrai du faux. Or le critère de la vérité, c’est l’évidence, c’est-à-dire la qualité d’un
jugement qui résiste à l’examen critique, à la mise à l’épreuve du doute. C’est pourquoi
Descartes, dans la seconde partie du Discours de la méthode, en fait la première règle de sa
méthode. Ainsi le « cogito ergo sum », ou « je pense donc je suis », se présente-t-il
précisément comme première certitude ou évidence, qu’aucune objection ou réfutation ne
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saurait ébranler : je peux bien douter de l’existence du monde en effet ou de celle de mon
corps, rien ne peut mettre en doute que je pense puisque je doute, et que, pensant, je sois
quelque chose (cf. la première méditation des Méditations métaphysiques).
Pour cette raison, la conscience, immédiatement accessible et transparente à elle-même, est
indivisible et non pas double. Voilà pourquoi elle ne saurait se tromper délibérément, résister
à la vérité qu’elle connaît. Dans ce contexte, le préjugé n’est que le résultat de mauvaises
habitudes mentales – soit d’un défaut de méthode, lequel me pousse à juger par ouï-dire ou à
affirmer hâtivement ce que pourtant je ne suis pas en mesure de savoir.
En un mot, s’il arrive que l’on juge par « prévention » (selon une idée préconçue) ou par
« précipitation » (de manière irréfléchie), cela reste accidentel et non pas volontaire, car
l’unité de la conscience exclut, par définition, la possibilité de refuser ce que l’on sait.
Conclusion et transition
La vérité s’impose à tous ; elle se manifeste sur le mode de l’évidence, ce pour quoi elle est
irrésistible.
En particulier, la vérité concernant ma propre existence, comme pensée, me révèle l’unité de
ma conscience et, partant, l’impossibilité de nier la vérité lorsque j’en ai la connaissance.
Toutefois, il semblerait que le propre du préjugé ou de l’illusion, distincts en cela de la simple
erreur, soit précisément de résister à la connaissance de la vérité : comment est-ce possible ?
2.Oui, on peut résister à la vérité
A. La dualité du psychisme est la condition de possibilité d’une telle résistance
Il arrive fréquemment que l’on sente une résistance intérieure à reconnaître un désir ou une
réalité qui nous blesse, une pensée dont on a honte.
Or ce refus de reconnaître une vérité que l’on juge, « au fond de soi », épouvantable ou
dérangeante ne saurait être l’effet d’une simple erreur de méthode, susceptible d’être rectifiée
grâce aux secours de la réflexion et de la volonté, comme le voulait Descartes.
Procédant en effet d’un désir irrépressible d’éviter une souffrance ou un malaise intérieur à la
suite d’une contradiction avec soi-même – d’un conflit entre l’image que l’on a de soi et la
pensée, honteuse, susceptible de la ternir –, le refus d’une vérité est, à peine vécu, aussitôt
oublié, ainsi que la pensée qu’il vise à effacer. Comme tel, il relève d’une tendance intérieure
inconsciente et, pour cette raison, incontrôlée. Cette tendance consiste à chasser hors du
champ de la conscience ce que pourtant l’on connaît mais qui, tel le désir oedipien (le désir
pour le parent du sexe opposé) par exemple, représente une pensée incompatible avec les
aspirations morales de l’individu et l’image de lui-même qu’il a intériorisée dès l’enfance.
C’est à proprement parler ce que Freud appelle « refoulement ». L’inconscient psychique en
serait la cause.
Puisque le psychisme est double – par conséquent conscient d’un côté, inconscient de l’autre
–, il connaît ce qu’il refoule. Cette « connaissance » se manifeste dans ce que Freud nomme
précisément « résistance », laquelle désigne une opposition intérieure active à la réintégration,
dans la conscience, des pensées refoulées.
B. Le scepticisme révèle l’inappétence de l’individu
Il convient ici de revenir sur la définition de la vérité : s’il existe une résistance inconsciente à
la vérité en effet, c’est que celle-ci n’est pas objective et absolue mais, subjectivement définie,
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elle renvoie à ce qui blesse et doit être dévoilé. Du même coup, la vérité n’est pas unique non
plus, mais multiple : telle circonstance objective indifférente à l’un fera au contraire
événement pour l’autre dans le réseau subjectif de ses expériences, et deviendra « vérité »
inquiétante, source de traumatisme et objet du refoulement.
Or cette attitude psychologique de refus de la vérité dont Freud fait le propre de la névrose ne
provient-elle pas d’une inappétence interne, d’une peur constitutive à l’égard de toute source
de puissance, de passion et de créativité ? C’est ce que Nietzsche établit dans sa critique du
scepticisme, qu’il définit comme résistance à toute forme d’affirmation de soi ; à proprement
parler, ce refus du sceptique n’est pas refus de « la » vérité, laquelle n’existe pas en soi,
comme on vient de le voir ; il révèle plutôt une incapacité à adopter des évaluations positives
à l’égard de la réalité. Comme tel, il témoigne d’une « maladie de la volonté », comme l’écrit
Nietzsche au paragraphe 208 de Par-delà le bien et le mal, et caractérise moins l’attitude de
l’aliéné que celle du philosophe lui-même.
Conclusion et transition
La résistance à la vérité procède en réalité d’une peur éprouvée à l’égard de ses propres désirs.
Elle est rendue possible par la présence de l’inconscient, voire par une inappétence
constitutive. Sous une forme rationnelle, philosophique, cette inappétence prend la forme du
scepticisme.
Toutefois, en qualifiant de « maladie de la volonté » l’effort même de rationalité et toute
démarche philosophique servant à mettre en doute les « vérités » constituées, ne rend-on pas
par avance impossible toute résistance objective à l’illusion et au préjugé ?
Par ailleurs, l’explication psychanalytique de la notion de résistance n’est pas non plus
totalement satisfaisante ; en effet, l’inconscient freudien est moins une réalité qu’une
hypothèse, et l’idée que toute contradiction interne puisse être « résolue » de manière
involontaire par le mécanisme du refoulement reste contestable : n’est-on pas responsable en
effet de résister à la vérité ? Nous reprendrons successivement ces deux points.
3. La résistance à la vérité est elle-même nécessairement irrationnelle et procède de la
mauvaise foi
A. On ne peut, sans contradiction, résister rationnellement à une démarche de vérité
En premier lieu, on ne saurait justifier le choix du mensonge et de l’illusion.
La résistance à la vérité ne peut se faire en effet par des moyens rationnels, c’est-à-dire sur le
terrain même de la vérité, sans contradiction ; c’est ce que montre bien, dans Gorgias de
Platon, le cas de Calliclès, dont Nietzsche se fera l’héritier. Calliclès prétend substituer
l’action et la passion à la recherche philosophique de la vérité, jugée par lui dangereuse, passé
un certain âge. L’argument qu’il avance est le suivant : le goût de la vérité détourne des «
affaires sérieuses » – en l’occurrence de la politique et de la poursuite de son propre bonheur.
Elle est en ce sens une occupation à la fois oiseuse et redoutable pour autant qu’elle coupe
l’individu du monde réel et l’empêche d’être pleinement heureux, bref l’incite à rêver sa vie
au lieu de la vivre. Toutefois, en militant ainsi contre la recherche de la vérité, c’est-à-dire
contre la philosophie, Calliclès doit employer les armes de l’argumentation rationnelle et de la
démonstration, qui sont celles-là mêmes qu’utilise la philosophie contre ses adversaires : en
un mot, il ne saurait tenter de détruire la philosophie sans philosopher, et par conséquent y
résister efficacement sans se contredire.
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S’il n’existe peut-être pas de vérité objective, par conséquent du moins existe-t-il des illusions
objectives et, partant, une démarche de vérité dont l’effort dialectique, comme effort fait pour
confronter et évaluer rationnellement des points de vue divergents par le moyen d’un
dialogue, est la principale garantie de succès.
B. La possibilité de résister à la vérité est inhérente au fait d’être conscient
En second lieu, la résistance à la vérité n’est que confusément aperçue et non pas pleinement
connue par celui qui s’y livre – d’où l’ambiguïté de l’illusion qui, parce qu’elle est
subjectivement entretenue, se présente comme irrésistible : ainsi mon bonheur présent me
paraît-il inaltérable, en dépit des signes visibles du fait qu’il va bientôt prendre fin.
Il reste que, à moins d’une pathologie avérée, le refus du vrai renvoie à la mauvaise foi et, de
ce fait, à la volonté consciente, donc délibérée, de se tromper : ainsi la coquette, comme le
montre Sartre, dans L’Être et le Néant, fait-elle mine d’ignorer le but poursuivi par l’homme
qui la courtise. Or, en témoignant du fait qu’il est possible de se masquer délibérément la
vérité, l’expérience de la mauvaise foi constitue la preuve que la conscience n’est pas une
mais double, qu’elle n’est pas une
« chose », comme le voulait Descartes, mais un pur pouvoir de se transcender, de s’échapper à
soi-même. En un mot, la dualité de la conscience (non celle du psychisme) donne à l’homme
le pouvoir d’être toujours autre que ce qu’il est – insincère et capable de duplicité alors même
qu’il clame sa sincérité et sa bonne foi.
Conclusion
La philosophie a pour vocation de dénoncer tout effort fait pour gauchir ou falsifier le rapport
de l’homme à la vérité. Précisément, s’il n’existe pas de vérité objective, du moins existe-t-il
une démarche intérieure de vérité à laquelle on ne peut, sans contradiction ni mauvaise foi,
résister. Sur le plan de la conscience, cette résistance à la vérité est rendue possible par la
capacité qu’a l’homme de se déprendre de ce qu’il est ou pense présentement, de se nier et,
corrélativement, de nier la vérité dont il a pourtant la connaissance.
Ouvertures
Lectures
Platon, Gorgias, Garnier-Flammarion.
Descartes, Méditations métaphysiques, Hatier, coll. « Les classiques de la philosophie ».
Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot ».
–Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, coll. « Tel ».
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