1 Crise anthropologique et catéchèse La fin d’un consensus humaniste Par Joël Molinario1 Introduction : Crise anthropologique et catéchèse : problématique L’action pastorale de l’Eglise catholique s’est largement inspirée pour son action catéchétique des modèles anthropologiques des années 60. Se démarquant du modèle de catéchisme néo-scolastique2 et des modèles kérygmatiques3 l’action catéchétique cherchait un modèle lui permettant de rejoindre l’expérience humaine fondamentale et de recueillir les valeurs communes afin de les traduire dans le langage de la foi. Le souci de l’homme devenait premier, pas seulement par un intérêt pédagogique mais par une préoccupation fondamentale. Cette perspective accompagna4 et fut confirmée par la publication de Gaudium et Spes. « Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet »5. La détermination de l’Eglise à rejoindre les hommes de ce temps, à partager leur humanité et à observer les signes des temps correspondait parfaitement à l’attitude catéchétique que promouvaient les nouveaux modèles anthropologiques. Ce déplacement dans les modèles catéchétiques reposait sur une théologie de la corrélation et de l’expérience, dont les points d’appuis se trouvaient chez de grands théologiens du XXè siècle : Rahner, Tillich, Schillebeeckx et Bouillard pour les plus connus. La vie de l’homme comme question et comme expérience, attendait la foi comme réponse et la double herméneutique de la vie et de la foi fournissait le terrain privilégié de la pratique catéchétique.6 1 Théologien de la catéchèse, Maître de Conférence au Theologicum, directeur adjoint de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique (ISPC). Le sujet de cet article a été pour la première abordé dans un atelier du Congrès de la Société internationale de théologie pratique (SITP) à Beyrouth, le 6 mai 2012. 2 Sur la période néo-scolastique du catéchisme, voir E. Germain, Jésus-Christ dans les catéchismes, coll. Jésus et Jésus-Christ, Desclée, Paris, 1986, du même auteur, Parler du salut, aux origines d’une mentalité, coll. Théologie historique n°8. Aussi notre ouvrage, Joseph Colomb et l’affaire du catéchisme progressif, un tournant pour la catéchèse, coll. théologie à l’université, n°15, DDB, Paris, 2009, seconde partie ; 3 Lorenzi, L’héritage du renouveau catéchétique et le caractère performatif de la parole en catéchèse, volume I, Introduction et chapitres 1-5, Volume II, chapitres 5b-8, Conclusion générale et bibliographie, thèse pour l’obtention du doctorat en théologie, directeur Gagey, Janvier 2007, 565p. ; Fossion, La catéchèse dans le champ de la communication, coll. cogitatio fidei, Cerf, 1991, deuxième partie ; Cahiers internationaux de théologie pratiques (CITP), www.pastoralis.org, série Documents n°1. 4 Notamment par le lien et l’influence du Père Haubtmann (un des principaux rédacteurs de GS) sur les responsables de la pastorale en France. 5 6 GS §12, édition Fides, Montréal & Paris, 1967. Fossion op.cit. p.204-216. 2 Il y avait cependant un a priori non discuté qui sous-tendait ce renouveau catéchétique : un consensus culturel et anthropologique. Ce consensus laissait légitimement croire que des valeurs humanistes profondes liaient entre eux les hommes et qu’une fois écarté l’obstacle d’une institution ecclésiale pesante et d’un langage dogmatique abstrait, l’expérience catéchétique rassemblerait et révèlerait à eux-mêmes ceux « qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas » comme l’écrivait Louis Aragon.7 Un consensus qui faisait écrire à ce même poète communiste en 1969 : « Tout peut changer de sens et de nature/ le bien le mal les lampes et les voitures/…/Tout peut changer mais non la femme et l’homme ».8 Dit autrement, les catéchistes fondaient leurs actions sur un présupposé de valeurs et de marqueurs chrétiens qui imprégnaient la culture et étaient encore disponibles dans des attitudes, des thématiques, des façons de se comprendre et des désirs des jeunes du XXè siècle en occident. Les expériences existentielles fondamentales que pouvaient faire des jeunes (partage, amitié, pardon, liberté, solitude, vie d’équipe, relation au corps, mort et vie…) étaient masquées dans l’Eglise par un langage, une ritualité et une institution trop lourde pour faire éclore une vie de foi.9 Le courant anthropologique de la catéchèse se démarquait aussi d’une trop longue habitude de présenter le mystère de Dieu comme un en-soi, sans lien avec la vie humaine, de même les catéchismes d’avant Vatican II avaient intellectualisé au maximum la foi en opérant par la même occasion une coupure entre nature et surnature.10 L’action catéchétique consistait alors, premièrement à faire émerger cette humanité fondamentale et deuxièmement à révéler cette humanité à elle-même par le langage de la foi (évangile, sacrements, dogmes).11 Le présupposé humaniste sur lequel s’appuyait la catéchèse est de moins en moins repérable. Le christianisme a contribué à façonner la culture et l’homme moderne,12 par l’émergence du sujet (du soi13), de la conscience, d’une 7 Aragon, « La rose et le réséda », texte écrit pendant la seconde guerre mondiale. Aragon, Les poètes, coll. poésies, Gallimard, Paris, 1969, « Ceci illustre parfaitement ce que Rémi Brague nomme l’humanisme exclusif, 4è étape de la formation théorique de l’humanisme occidental. Un humanisme sans Dieu, mais qui selon l’auteur suppose les autres humanismes. Brague, Le propre de l’homme, sur une légitimité menacée, coll. Bibliothèque des savoirs, Flammarion, Paris, 2013, p.14-22. 9 Jean-Marie Swerry, dir, Transmettre la foi est-ce possible ? Histoire de l’aumônerie catéchuménale, 19711997, coll. Signes des temps, Karthala, Paris, 2009, 299p. 10 Mgr Coffy, « Théologie et anthropologie », dans la revue Catéchèse n°32, pp.319-332 ; aussi Molinario, « Le contenu de la foi et les catéchismes », dans La catéchèse et le contenu de la foi, Moog, Molinario (dir), Coll. Théologie à l’université, pp.31-48. 11 Le titre d’un livre de Bagot donne bien l’axe catéchétique de cette époque : Dieu, enfin ! Bagot, Dire Dieu enfin, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, 168p. Voir aussi les semaines internationales de catéchèse de Manille et Medellin dans les Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (CITP), www.pastoralis.org, série document n°1. Mon article, « Les semaines internationales sur la catéchèse et la mission (1956-1971) », dans Esprit & Vie, n°229, novembre 2010, pp.2-11. 12 « La philosophie occidentale moderne pourrait en effet se définir comme une tentative de retraduire les grands concepts de la religion chrétienne à l’intérieur d’un discours laïc, c’est-à-dire d’un discours rationaliste. D’une certaine façon, la déclaration des droits de l’homme […] n’est bien souvent pas autre chose que du christianisme laïcisé ou rationalisé. » Ferry, (dialogue avec Gauchet) dans Le religieux après la religion, biblio essais, Livre de 8 3 possible conception de l’égalité et de la fraternité, par la croyance dans le progrès de l’humanité et son accès à la raison universelle. L’ex-culturation actuelle du christianisme réalise son œuvre dans un autre sens.14Ainsi, nous pouvons observer depuis 50 ans, plusieurs ruptures dans les conceptions anthropologiques qui habitent la culture occidentale. Une rupture philosophique : A l’heure même où l’Eglise catholique reconnaissait des valeurs humaines positives et se rapprochait de tous les hommes de bonne volonté, (GS) la philosophie opérait une entreprise de déconstruction radicale des présupposés du sujet moderne mettant à mal l’humanisme15 que l’Eglise pensait rejoindre dans sa quête d’ouverture au monde.16 Une rupture anthropologique : Si le déconstructivisme ne toucha d’abord qu’une élite intellectuelle et artistique,17 les penseurs comme Foucault et Derrida restent les références d’un mouvement profond de remise en cause de l’humanisme qui dépasse largement le strict domaine de la philosophie pour pénétrer toutes les disciplines attenantes à l’anthropologie. Cela créée aujourd’hui un éclatement complet du consensus humaniste et ouvre une véritable crise anthropologique que nous n’avons pas fini de devoir comprendre, évaluer et affronter. Si de nombreux observateurs ont parfaitement montré poche, 2004, p.23. Luc Ferry développe les mêmes idées dans L’homme-Dieu ou le sens de la vie, essai, Grasset, 1996. Aussi, J.-F. Mattéi, « Le christianisme comme religion de la sortie du monde séculier », dans Transversalités, n°123, juillet-septembre 2012, p.83-92. 13 Charles Taylor, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne, coll. La couleur des idées, Seuil, Paris, 1989. 14 Il ne faut évidemment pas oublier les expériences politiques extrêmes de la négation de l’homme au XXè siècle, (Stalinisme, Nazisme, Pol Pot…) 15 La fin de l’ouvrage de Foucault, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, ouvre une brèche dans le consensus humaniste : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIè siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. », coll. Bibliothèque des sciences humaines, nrf, Gallimard, Paris, 1966, p.398. 16 Le mouvement de déconstruction philosophique de l’humanisme a été anticipé par les artistes, cf François Chevallier, La société du mépris de soi, de l’urinoir de Duchamp aux suicidés de France télécom, Gallimard,2010. Bruno Pelletier, La crise catholique, religion, société, politique en France (1965-1978), Petite bibliothèque Payot, Paris, 2002, chap. 1. 17 François Chevallier, dans son essai, La société du mépris de soi… op.cit., avance la thèse suivante qui n’est pas sans argument ; une part des mouvements artistiques du XXè fut une anticipation d’une évolution vers la post-modernité et le mépris du sujet moderne. « Comme si le nouvel art annonçait en réalité un nouvel homme dont Duchamp était le prototype et dont la caractéristique principale semblait bien le désir de faire table rase de lui-même. De se débarrasser de soi. A cet égard on n’a pas assez remarqué ce fait troublant qu’au début du XXè siècle le dadaïste Raoul Hausmann fait sa tête mécanique « pour prouver que la conscience est inutile », au moment où John Broadus Watson, inventeur du Béhaviorisme, affirme que le fonctionnement de l’homme par stimulus et réaction « rend inutile » le rôle de la conscience. » p.16-17 aussi, « avec l’intervention du hasard dans les œuvres (dripping, pliages, accumulations, art cinétique, Land art, emballages, etc.) la désubjectivation battait son plein sans que le mot puisse être encore prononcé. » p.67. Nathalie Heinich défend un point de vue assez proche, en parlant « d’incivilités artistiques », « Incivilité du regard ou éthique de la transparence », dans Malaise dans la civilité, Claude Habib, Philippe Raymaud, (dir), coll. Tempus essai, Perrin, 2012, p.31. 4 l’évolution culturelle vers la post-modernité,18 si notamment les textes préparatoires au synode sur la nouvelle évangélisation d’octobre 201219 ont pris en compte les évolutions culturelles actuelles sous l’expression de 6 ou 7 scenarii, il semble cependant qu’une crise anthropologique d’une toute autre ampleur sourde en occident, qui remet en cause des structures élémentaires faisant jusqu’ici consensus. Une rupture pastorale : nombre d’acteurs de terrain constatent que les problématiques de langages, d’institutions ou de pédagogies ne suffisent plus à rendre compte des décalages culturels rencontrés chez les jeunes et les catéchisants. Eviter les lourdeurs ecclésiales, mettre en place une bonne pédagogie ne résout pas les problèmes de transmission. Le problème de la transmission, c’est ce qui est transmis. Les valeurs et les expériences chrétiennes ne sont plus seulement à recueillir elles ont à être proposées. Bref, l’à priori transcendantal rahnérien ne fonctionne plus. Il convient donc, dans un premier temps, de prendre la mesure de l’ampleur des mutations anthropologiques en cours.20Une fois ce diagnostic posé, dans une seconde partie nous montrerons que ces mutations n’affectent pas seulement les cercles restreints des philosophes et des anthropologues mais la culture dans son ensemble d’où une remise en cause des modèles théoriques et pratiques de la catéchèse et de l’action évangélisatrice de l’Eglise. Ceci laisse augurer des tâches nouvelles pour la réflexion catéchétique. 1- Les lieux de la crise anthropologique « - …Si la cour voulait simplement nous rappeler, la définition de l’homme, la définition ordinaire, enfin celle dont on se sert… - Non dit le juge en souriant ; toutefois, cette définition légale, il faudrait d’abord qu’elle existe. La chose est étrange peut-être, mais le fait est qu’elle n’existe pas. » Vercors, Les animaux dénaturés, Le livre de Poche, p.167. 18 Taylor, Le Malaise dans la modernité, tr. Charlotte Melançon, coll. Humanités, Cerf, Paris, 2005 ; Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Rivages poche/ petite bibliothèque, Paris, 2012 ; Augé, Où est passé l’avenir, coll. essais Points, seuil, Paris, 2011. 19 Synode des évêques, XIIIè assemblée ordinaire, La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi, Lineamenta , cité du Vatican, 2011, voir § 6 et Synode des évêques, XIIIè assemblée générale ordinaire, Instrumentum laboris , La nouvelle Evangélisation pour la transmission de la foi chrétienne, Cité du Vatican, § 47 à 67, site : www.vatican.va/phome_fr.htm. 20 C’est en nous appuyant sur les travaux du Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’Institut catholique de Paris que nous mettrons en perspective ce paysage nouveau. Le GRAC de l’ICP a été mis en place sur l’initiative d’H-J. Gagey et rassemble des chercheurs de différentes disciplines. Le texte théorique fondateur s’intitule : « how post-moderne we are ? ». Extrait : « Si la crise moderniste provient de l’affrontement de la foi à la nouvelle expérience de soi du sujet moderne, on peut dire que nous sommes aux prises avec une crise « postmoderniste » qui provient de l’affrontement de la foi avec la nouvelle expérience de soi que fait le sujet postmoderne. Pour cette raison, le renouveau théologique dont nous avons besoin ne peut passer prioritairement et immédiatement par un ressourcement comparable à ceux qui ont caractérisé le XXe siècle théologique (ressourcement biblique, patristique et liturgique). En effet, pour entreprendre un tel ressourcement, un tel « pas en arrière » prospectif, il faut disposer du « questionnaire » susceptible de guider l’enquête. Or nous commençons à peine à déchiffrer les questions auxquelles nous nous affrontons. Nous n’avons pas encore pris la mesure de la crise anthropologique dans laquelle nous sommes plongés et contre laquelle nul retour en arrière ne nous prémunira. » 5 Nous allons nous arrêter sur les lieux où les mutations anthropologiques sont les plus visibles. Nous observerons ces mutations à partir de trois axes principaux : la différence sexuelle, le rapport homme/animal et le rapport homme/machine.21 a. Trouble dans le genre : la théorie du queer En France, ces questions sont bien mieux connues et en parties débattues depuis la législation sur le mariage homosexuel. Cette loi et les idées qui s’y sont exprimées à cette occasion sont le symptôme d’une évolution de l’opinion : une indifférence à la différence sexuelle. C’est l’avenir de la nature humaine qui est ici en débat.22 Le phénomène le plus connu de cette crise anthropologique actuelle a été préparé et rendu célèbre par les travaux de l’étasunienne Judith Butler avec son livre de référence Gender Trouble23 publié en 1990 aux Etats Unis.24 Le point de départ de Butler25 dans ses gender studies se situe au cœur de situations d’oppression des minorités sexuelles à l’heure du développement du SIDA et dans l’in-pensé anthropologique que cela provoque. Comment prendre en compte et penser anthropologiquement ceux qui, méprisés, vivent comme homosexuels, transexuels, bisexuels. Cela amène l’auteure à penser de façon nouvelle la normativité et l’éthique des genres sexuels. En effet, si la norme règle des vies, façonne des comportements et s’impose par la répétition, la norme existe en fait aussi par une résistance intérieure du sujet et créée ainsi un trouble pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette norme. Ainsi, influencée par Derrida et Foucault, Judith Butler comprend la normativité comme une relation de pouvoir d’une majorité sur une minorité qui impose sa conception du genre comme une contrainte. « La signification n’est pas un acte 21 Il est tout à fait possible d’observer les mutations à partir d’autres critères : Dufour s’arrête quant à lui sur « Dix lignes d’effondrement du sujet moderne », dans Cairn.info-inst_cp. Voir aussi, du même auteur, Il était une fois le dernier homme, Denoël, 2012. Il s’intéresse à la problématique du nouvel homme d’après Nietzche en passant par une critique de Sloterdijk. 22 Le débat fut déjà lancé par Habermas à propos de la question du DPI (diagnostic préimplantatoire). Habermas, L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ?, nrf essais, Gallimard, 2002. Il fut relancé en France avec le livre d’E. Dufourcq, L’invention de la loi naturelle, Des itinéraire, grecs, latins, juifs, chrétiens et musulmans, Paris, Bayard, 2012. 23 Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990. 24 Seulement traduit en 2005 (La découverte) en français. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, préface d'E. Fassin, La Découverte, Paris, 2005. 25 Depuis de nombreux ouvrages de cette professeure de littérature comparée de Berkeley ont été publiés en français. Humain, Inhumain. Le Travail critique des normes. Entretiens, Editions d’Amsterdam, Paris, 2005. Défaire le genre, Editions Amsterdam, Paris, 2006.Le récit de soi, traduit de l'anglais Giving an account of oneself par Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, Puf, 2007. L'État global, avec Gayatri Chakravorty Spivak, traduit de l'anglais par Françoise Bouillot, Paris, Payot et Rivages, 2007. (titre original Who sings the Nation-State? Language, politics, belonging, Seagull Books, 2007). Ces Corps qui comptent ; de la matérialité et des limites discursives du "sexe", (Bodies that Matter. On the Discursive Limits of 'Sex'), Paris, Éditions Amsterdam, 2009. Sexualités, genres et mélancolie, Campagne Première, mai 2009. Sois mon corps, avec Catherine Malabou, Paris, Bayard, 2010. Ce qui fait une vie, Paris, Zone/La Découverte, 2010. 6 fondateur, mais un processus régulé de la répétition »26 explique Butler. Elle veut même dépasser le féminisme en contestant le bien-fondé de la notion de femme.27 La thèse queer28 est fondamentalement anthropologique, Geneviève Médevielle la résume fort bien : « La norme de la différenciation sexuelle, justifiée de manière traditionnelle par la culture et les religions à partir de la nature29 est entrée dans une phase de transformation critique. Cette transformation dans le partage hétérosexuel des rôles n’est pas d’abord dûe à l’assaut de minorités déviantes comme les groupes féministes, lesbiens ou homosexuels. La raison de cette déstabilisation est pour Butler beaucoup plus profonde : c’est la question du caractère infondé et infondable de la différence sexuelle, au regard de toute philosophie de la nature. »30 Il en résulte une notion de genre qui est une construction culturelle et l’identité sexuelle un masque au sens théâtral du terme, c'est-à-dire un rôle que les normes nous font jouer mais qui n’a rien de définitivement établi. Le corps sexué est absorbé dans le genre.31 Elle refuse d’identifier un corps comme féminin parce qu’il peut enfanter.32 Elle esquive la notion de maternité.33 Les corps existent mais pris dans une histoire sociale et politique dont les normes sont intégrées. L’identité sexuelle ne se reçoit pas, elle se décide.34 Et ainsi la distinction entre sexe biologique et genre (sexe social) s’estompe. Ce trouble dans le genre fait débat aujourd’hui. Avant même les débats et manifestations autour du projet de loi sur le mariage « pour tous », il y avait polémique sur certains manuels scolaires,35 des débats publics ont eu lieu36, le 26 Trouble dans le genre, p. 271. Trouble dans le genre, op.cit. chap. 1. 28 Le mot queer évoque le bizarre, est un terme d’abord péjoratif pour désigner les homosexuels. Il est introduit en 1991 par Teresa Lauretis pour fédérer un mouvement de revendication et de libération des minorités sexuelles. La théorie queer se développement rapidement dans les années 1990 en se basant notamment sur Foucault et Butler. Cité par Cynthia Kraus, traductrice de Butler, dans Trouble dans le genre, op.cit. p.25. 29 Judith Butler, humain Inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, éditions d’Amsterdam, 2005, p. 113. Voir la dénonciation du mot genre par le Vatican à la conférence de Pékin sur les « droits humains de la femme » (4-5 septembre 1995). 30 Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’ICP : dossier de Médevielle, « La déstabilisation de la différence sexuelle. La théorie du queer de Judith Butler », août 2012, p.4 à paraitre dans la revue Transversalités, Hors-série 2013. 31 Dans un livre intitulé Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Editions Amsterdam, 2009, Butler est moins radicale dans son rapport au corps. 32 Sur ce point Agacinsky oppose une controverse serrée, Femmes entre sexe et genre, coll. la librairie du XXIè siècle, Seuil, Paris, 2012. 33 Dossier Médevielle, op.cit. p.10. 34 Arène, « La problématique du genre », dans Documents épiscopat, n°12, 2006. 35 Verlinde, L’idéologie du Gender, comme identité reçue ou choisie ?, Le livre ouvert, 2012. 36 Fassin, Margon, Homme-femme quelle différence ? La théorie du genre en débat, Coll. controverses, Salvator, 2011. 27 7 Vatican a réagi37 et la philosophe Sylviane Agacinsky a publié un ouvrage en forme de réponse à Judith Butler.38 Les théories de Butler sont une réponse à une situation de mépris des minorités, elles permettent certes moins d’homophobie ou de mépris des minorités sexuelles, mais cependant soulèvent des questions anthropologiques et donc théologiques tout à fait essentielles sur l’identité humaine : elles touchent la filiation, l’identité sexuelle, l’unicité du corps, la gestion de la différence, la question d’une vie comme don et par conséquent la théologie de la création. Si la création de l’homme et de la femme est une bénédiction, (Gn 1-2) c’est l’humanisation possible d’une créature née de Dieu qui est en jeu. 39 b. L’animal est l’avenir de l’homme Le rapport de l’homme à l’animal est un autre lieu majeur des mutations anthropologiques. C‘est sous ce titre provocateur, L’animal est l’avenir de l’homme,40 que Dominique Lestel défend une thèse anthropologique aujourd’hui largement répandue, sur le manque de pertinence de la particularité humaine du vivant et la violence du comportement humain face à l’animal.41Pour l’auteur, se soucier des animaux fait intrinsèquement partie de ce que signifie être un humain. L’animal est un sujet complexe, souvent un individu et parfois une personne. Dans tous les cas, il s’agit d’un interlocuteur et quelquefois d’un partenaire, ce qui justifie déjà pleinement la volonté de le protéger contre la violence des humains. Il en découle la nécessité de développer une bioéthique de la réciprocité.42La violence se situe dans le développement de xénogreffes43 dont la justification s’établit au nom d’une différence ontologique que les défenseurs d’une égalité homme-animal refusent comme ils refusent toute instrumentalisation qui porterait atteinte au respect d’une capacité à la liberté44 et à la conscience que l’animal peut développer.45 Pour Cora Diamond s’il y a différence entre l’homme et l’animal, ce n’est pas par des considérations 37 Le Vatican a pris position avec le texte du Conseil pontifical pour la famille, Gender, la controverse, présentation de Anatrella, Pierre Téqui éditeur, 2011. 38 La philosophe énonce la thèse suivante, « l’histoire de la hiérarchisation des sexes ne saurait masquer le principe de leur dualité. Si cette dualité semble réelle, ce n’est certes pas que l’on aurait trouvé la vérité du sexe dans quelque détail anatomique ou quelque dosage hormonal, c’est qu’aucun des deux sexes ne peut fonder sur lui seul la génération ». Agacinsky, Femmes entre sexe et genre, op.cit., p.137. 39 Médevielle, op.cit., p.11. 40 Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2010, 187p, du même auteur, Les origines animales de la culture, Flammarion, Paris, 2001. Le titre détourne une phrase de Louis Aragon – la femme est l’avenir de l’homme. 41 Singer, Unsanctifying Human Life, éd. H. Kuhse, Oxford, 1999 ; S.Cavel, C. Diamond, J.McDowell et allii, Philosophy and animal Life, University Press of Columbia, 2008. 42 Ibid. p.9 43 www.larecherche.fr, art. en ligne : « La xénogreffe sous toutes ses sutures » La demande de greffes augmente, et l'offre d'organes humains stagne: les porcs aideront-ils à résoudre cette inadéquation? 44 Burgat, « L’être en situation », in Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris, Kimé, 2006. 45 Diamond, « Manger de la viande, manger les gens », in L’esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, PUF, 2004, p.429-451. 8 ontologiques mais réalistes en parlant des animaux : « nous apprenons ce qu’est un être humain – entre autres choses – en nous asseyant à une table où nous les mangeons. Nous sommes autour de la table et ils sont dessus. »46 Les animaux souffrent, éprouvent du plaisir, ont des émotions, et contrairement à ce qu’affirmait Descartes, l’animal n’est pas une machine.47 « L’erreur fatale n’est pas de placer l’homme au centre du monde, mais de croire que le monde a un centre qui privilégie indûment l’une de ses créatures aux dépens de toutes les autres. », explique Dominique Lestel.48 Il veut bien admettre que l’homme possède une âme, mais pas que celle-ci lui soit réservée. Une littérature abondante s’appuyant sur les proximités de plus en plus établies entre l’homme et l’animal réfute la particularité humaine allant jusqu’à dire que l’avenir de l’homme réside dans la reconnaissance de sa dette envers l’animal. De la continuité animal-homme et homme-animal est déduite une in-différence qui trouble toute prise en compte de la spécificité du vivant humain.49 D’où la recherche d’une éthique de la réciprocité où du vivant est reconnu de part et d’autre sans hiérarchisation. Le judéo-christianisme est mis ici au banc des accusés ayant institué une distinction orgueilleuse de l’homme fait à l’image de Dieu et dominant les animaux. La formule d’Elisabeth de Fontenay est tranchante : « l’animal a été excommunié par la religion du Christ ».50Le lien du sang qui unissait l’homme et l’animal a été aboli par l’agneau immolé ! En abandonnant le sacrifice des animaux, le christianisme a rejeté le sang de l’animal comme impur51 et de ce fait dépourvu l’animal de la possibilité d’avoir une âme.52 D’autres, reprennent la question du lien avec l’animal différemment, comme l’ethnologue Jean-Marie Schaeffer qui réfute tout dualisme entre l’homme et la nature de même qu’entre l’homme et l’animal. Ce dernier veut opérer une rupture métaphysique contre l’ontologie de la particularité du sujet humain de Descartes et Husserl.53 En réalité J-M. Schaeffer veut naturaliser l’homme par les sciences cognitivistes et la biologie. Le patrimoine génétique commun suffit à nous convaincre. Pour lui, la conscience dont se targuent les philosophes n’est que faits de conscience. Ceux-ci, « doivent être décrits en 46 Diamond, L’importance d’être humain, PUF, Paris, 2011, p.437. L’animal est l’avenir de l’homme, op.cit., p.37. 48 Ibid, p.22. 49 Stich demande pourquoi faites-vous une distinction morale entre les bébés et les porcs, alors qu’un bébé humain n’est ni plus intelligent qu’un porc adulte, ni plus rationnel, ni plus conscient de ce qui l’entoure, etc. Sur tous ces points, les porcs adultes sont supérieurs aux bébés. Cf « Moral Philosophy and Mental representation », in L. Nadel, R.E. Michod, The Origin of Values, éd. M.Hechter, New York, Aldine de Gruyter, 1993. 50 E. de Fontenay, Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, p.253. Voir aussi du même auteure : Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008. 51 Le silence des bêtes, op.cit, p.250. 52 Burgat propose quant à elle le concept de non-naturalité, c’est à dire une compréhension phénoménologique du comportement animal qui permet de sortir de l’opposition entre une compréhension de l’animal attachée à l’humain, (en opposition en préparation ou comme l’humain …) ou une compréhension naturaliste captive des déterminismes de tous ordres Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale, Editions Kimé, Paris, 2006. 53 Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, nrf essais, Paris, Gallimard, 2007. 47 9 termes neurologiques, étant entendu que les termes neurologiques eux-mêmes sont idéalement réductibles à une description en termes de particules élémentaires et d’interaction entre champs de forces physiques ».54 Une étape de plus est franchie par J-M. Schaeffer, car non seulement l’homme est confondu avec sa nature animale, il est donc impossible de lui donner une identité propre, mais cette nature se ramène aux seules données biologiques. 55 L’homme n’est donc qu’un être vivant parmi d’autres, comptable de son patrimoine génétique et neurologique, ce qui simplifie les problèmes de frontières et permet de le compter comme un être vivant au sens le plus général du terme. L’indétermination humaine est appréhendée encore par une autre voie venue d’horizons orientalistes. Un auteur comme François Roustang est représentatif d’une approche de l’humain par la notion d’impuissance, d’indécision, d’attente, d’échec ou l’individu existe par les sens, « je ne suis plus que par le sentir, que mon intériorité ne se distingue pas de mon extériorité […] toutes les différences imposées par l’espace et le temps sont abolies. »56 D’où un autre type d’in-différence dans le monde du vivant et se référant à une pensée dite primitive Roustang écrit : « nous sommes des humains, mais tout aussi bien des animaux et des plantes, que nous sommes ici et en même temps là-bas. »57 Par un autre biais que les points de vue éthologiques et neurobiologiques, conscience, intentionnalité du sujet, unité et limites du corps se fondent ici dans une vue globale de la nature et de l’expérience du monde.58 Et Paul Valadier de conclure à propos de Schaeffer que la conscience n’a plus ici aucune consistance et « c’est évidemment à l’exception humaine que congé est du même coup donné. »59 C’est donc la particularité humaine du vivant qui est ici radicalement mise en cause à partir du souci d’une recherche d’un nouveau lien avec d’autres vivants qui est en réalité une recherche de continuité donc d’in-différence. L’ouverture de l’homme à du non humain et la rupture métaphysique supposée aboutit ici à une indétermination humaine. Au risque dit Catherine Fino, « de projeter l’expérience humaine sur l’animal et ne plus pouvoir rendre compte de la responsabilité propre à l’homme en tant qu’être de raison, de liberté, de parole ».60 c. Vers un posthumanisme ? 54 Ibid, p.356. « Nous ne saurions nous extraire de l’ensemble complexe et instable des formes de vie qui coexistent actuellement sur terre. Cette vie non humaine constitue bien plus que notre « environnement » : elle est constitutive de notre être, qui n’en est qu’une des incarnations passagères. » J-M. Schaeffer, op.cit. p.14. 56 François Roustang, Savoir attendre, pour que la vie change, éd. Odile Jacob, 2006, p.63. 57 Ibid. p.64. 58 Nous ne pouvons ici qu’effleurer ce monde des pensées orientales qui sont reprises aujourd’hui en occident. 59 Valadier, L’exception humaine, Paris, Cerf, 2011, p.29. 60 Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’ICP, dossier Fino, « Les enjeux éthiques et ontologiques du débat avec le post-humanisme. Quel dialogue possible à partir de la critique de l’épistémologie foucaldienne ? », août 2012. 55 10 C’est à la suite de Rémi Sussan61 et de Jean-Michel Besnier,62que le posthumanisme a eu littéralement droit de cité. 63Jean-Michel Besnier réalise une synthèse sur les théories posthumanistes.64 Sous le mode d’une sciencefiction littéraire ou cinématographique, du développement des sciences technologiques, de la robotique, par l’interpellation des discours futurologistes, nombreux ceux qui annoncent le relèvement de l’humanité moderne par des êtres d’un genre nouveau, « héritiers des cyborgs », permettant ainsi de dépasser les finitudes les plus élémentaires : naissance, maladie et mort. Les ouvrages de Sussan et Besnier sans être de science-fiction prennent au sérieux le développement des sciences contemporaines y compris dans leurs aspects incontrôlables ou volontairement immaîtrisables. 65 Besnier se met en devoir d’explorer systématiquement tous les lieux d’émergence de la posthumanité. En faisant droit au contexte paradoxal de la pensée du posthumain. La posthumanité est une humiliation de plus pour l’humain. Après Copernic, (la terre n’est pas au centre), après Darwin (l’ascendance animale de l’homme), après Freud, (homme déterminé par de l’inconscient), vient l’idée,66 que la séparation de l’humain et du non humain est floue, relative, tant sur le rapport nature-culture que sous le rapport homme-machine. « La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquée », dit aussi Günthers.67 Pour J.M. Besnier, « Les discontinuités métaphysiques » sont remplacées par des continuités « postmétaphysiques », à savoir « le cybernético-biotechnique, c’est-à-dire la convergence de l’organisme – ce qui est né- et de la machine – ce qui est fabriqué. »68 61 Sussan, Les utopies posthumaines, contre-culture, cycberculture, culture du chaos, coll. les essais, Omnisciences, Paris, 2005, 287p. 62 Besnier, Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Fayard, coll. Haute tension, Paris, 2010, 208p. 63 Jean-Michel Besnier, (né en 1950), agrégé de philosophie (1974), docteur d’état en science politique (1987), professeur de philosophie à Paris IV Sorbonne, (chaire de philosophie des Technologies d’information et communication), membre du CREA, centre de recherche en épistémologie appliquée école Polytechnique et CNRS est aussi membre du comité d’éthique du CNRS. Auteur de nombreux ouvrages dont le dernier vient compléter sur essai sur le posthumanisme : L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, Fayard, 2012. 64 Cette pensée est éminemment hybride, composée qu’elle est de la recherche scientifique autour des neurosciences,(Changeux, Kupiec) de la cybernétique et des robots androïdes,(Hiroshi Ishiguro ; Kurzweil) de la biologie et des nanotechnologies, (programme NBIC ; Drexler) mais aussi empreinte d’orientalisme et d’écologie radicale (Lovelock) et de féminisme (Haraway) ainsi que de littérature (Houellebecq, Vercors) et de science-fiction littéraire et cinématographique (Walben 2, Matrix). 65 « Le livre interroge la diffusion des idées, des comportements, des fantasmes qui conspirent de plus en plus à rendre plausible, et même désirable, l’avènement d’une posthumanité. » Demain les posthumains, p.11. 66 Sloterdijk, La domestication de l’être, les Mille et une nuits, 2000, Règle pour le parc humain, Les Mille et une nuits, dernière édition 2010. 67 Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, L’encyclopédie des nuisances, 2002 cité par Besnier p.75. 68 Besnier, Demain les posthumains, op.cit. p.21. 11 J.M. Besnier analyse trois lieux où le posthumanisme devient une réalité de l’expérience et de la pensée. Il étudie ce qu’il en est des cyborgs,69 (mirobots, mi-homme) du programme étasunien NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Informatique et sciences Cognitives) et d’une façon globale c’est un homme augmenté qu’il faut envisager comme représentant de l’humanité posthumaine. L’augmentation de l’homme par les implants et les biotechnologies caractérise cette transition vers un transhumanisme où l’augmentation technique des capacités humaines s’accompagne d’une simplification de l’humain.70 Les cyborgs Les cyborgs évoquent tout d’abord des êtres que la science-fiction mit en scène au cinéma ou en littérature. Mélanges de vivant et de machine, hommes dotés de prothèses aux pouvoirs surhumains ou encore cerveaux découplés de corps robotisés ne connaissant ni souffrance ni lassitude.71 L’anthropologue féministe Donna Haraway dans son « manifeste cyborg » voyait dans le cyborg un pouvoir d’émancipation par rapport à une identité et une condition féminine soi-disant éternelle. Elle revendiqua le slogan : « Cyborg pour la survie sur terre » et exprima d’une façon radicale l’aspect systémique des différentes mutations anthropologiques. A travers le cyborg se joue le rapport de l’humain au non –humain.72 Le terme désigne aujourd’hui « l’être hybride qui associe de manière interne l’organisme biologique et les prothèses électroniques. »73 D’autres n’hésitent plus à évoquer un cerveau complément séparé d’un corps artificiel. Si bien que des auteurs parlent « d’espérance totalement inhumaine » pour rêver d’une conscience qui pourrait échapper à la mortalité et à la souffrance. « L’intelligence est disposée à embarquer dans un nouvel esquif », il faut l’y aider écrit Jean-Michel Truong auteur d’un livre au titre évocateur : 69 Haraway, « Manifesto for Cyborgs : science technology, and socialist feminism in the 1980’s », in Socialist Review 80 (1985). 70 Besnier, L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, fayard, 2012. 71 Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains…op. cit. p.84. 72 La personnalité de Haraway mériterait en elle-même une étude tant elle personnalise les mutations anthropologiques qui touchent la différence sexuelle, le rapport avec l’animal et l’ère du cyborg. Dans un manifeste plus récent sur les animaux de compagnie Haraway écrit ceci : « mon objectif était d’investir les cyborgs selon une perspective critique, c’est à dire sans les célébrer ni les condamner, mais plutôt dans un esprit d’appropriation ironique, orienté vers des fins tout autres que celles imaginées par les guerriers de l’espace. A travers ce récit de cohabitation, de coévaluation et de socialité interspécifique incarnée, le présent manifeste (Manifeste des espèces de compagnie) pose la question de savoir laquelle de ces deux figures bricolées, le cyborg ou l’espèce de compagnie, serait la plus à même de contribuer à l’élaboration de politiques et d’ontologies viables dans les mondes vécus contemporains. Ces deux figures sont cependant loin d’être antinomiques. Tant les cyborgs que les espèces de compagnie combinent sous des formes surprenantes humains et non-humains, organique et technologique, carbone et silicium, autonomie et structure, histoire et mythe, riches et pauvres, Etat et sujet, diversité et déclin, modernité et post-modernité, nature et culture. » dans Manifeste des espèces de compagnie, chiens humains et autres partenaires, coll. Terra cognita, éditions de l’éclat, 2010. 73 Demain les posthumains, op.cit. p.84. 12 « Totalement inhumain ».74 Ce même auteur en appelle à une vie nouvelle, avec un successeur de l’homme, « fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le Net ». L’attachement au corps sera devenu archaïque et nous saurons en changer à notre guise par une intervention chirurgicale et un téléchargement ! Mais on peut aussi imaginer que cet ordinateur cerveau prend son autonomie et gère lui-même sa relation au corps d’emprunt. On peut alors parler d’ordinateur vivant !75 Se pose alors la différence entre le couple cerveau corps biologique et le couple ordinateur corps virtuel qui fonctionne par signaux et stimuli. Pour les prophètes du cyborg, la comparaison renvoie à rien d’essentiel et tournera forcément à l’avantage du cyborg. Le professeur Hiroshi Ishiguro au Japon, qui mène des recherches poussées en communication avec les robots affirme qu’un jour les robots pourront nous faire croire qu’ils sont des humains. Des considérations politiques expliquent l’avance prise par les japonais en matière de robots androïdes : compenser le vieillissement de la population et éviter de recourir à une main d’œuvre immigrée.76 Mais au-delà de ces perspectives politiques les robots sont porteurs de questions anthropologiques. Les robots ont-ils une âme ? Si la question paraît aujourd’hui incongrue, les robots androïdes révèlent la possibilité d’une relation uniquement fonctionnelle avec des êtres non –humains et à fortiori montrent que bien des relations humaines sont réduites à la plus simple expression fonctionnelle. Les robots androïdes cautionnent et remettent au premier plan des théories comportementalistes et de l’information de Skinner et du behaviorisme.77 Exclut les problèmes de conscience, l’être humain peut être abordé comme un être doué d’échanges informatisés et fonctionnels, un être qui répond à des signaux par des comportements prévisibles. En d’autres termes, explique J.M. Besnier, « la sophistication des robots révèle peut-être la difficulté dans laquelle nous sommes de plus en plus de définir l’humanité, d’objectiver placidement que l’humain commence là où la machine ne saurait le rejoindre ».78 Le programme NBIC Pour J.M. Besnier les nanotechnologies correspondent au paroxyisme du posthumanisme. Il est possible aujourd’hui d’envisager des machines protéiques (que les généticiens nomment enzymes de restriction) qui peuvent couper des séquences d’ADN, en coller d’autres et fabriquer toute sorte de message 74 Demain les posthumains,…op.cit. p.85. Ibid. p.88 76 Demain les posthumains… op.cit. p.126 ; cf le roboticien Yokoi Kazuhito dans le supplément du Courriers international, 13-19 novembre 2008. 77 John B. Watson, Pyschology from the Standpoint of a Behaviorist, Philadelphia end London J.B. Lippincott Company, 1924. 78 Demain les posthumains…op.cit. p.126 75 13 d’ADN. La révolution nanotechnologique est totale. Ainsi l’homme devrait devenir le produit de l’homme, « l’organisme cessera du coup de se prêter à des considérations spiritualistes, vitalistes ou finalistes. »79 La disparition de la naissance de la maladie et de la mort est réellement envisagée. Les Etats-Unis ont entrepris une vaste recherche fondamentale sur les nanotechnologies sous le label NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, techniques de l’Informatique et sciences Cognitives). Le dénominateur commun de ces recherches NBIC est une tentative maximale de dématérialisation des objets et une contestation de la capacité des concepts à rendre compte du réel avec nos catégories philosophiques et scientifiques issues de la modernité.80 Le label NBIC inquiète JM Besnier. Ces scientifiques sont-ils des apprentis sorciers prêts à transformer la matière en intervenant sur la structure des molécules ? Jamais la défaite des identités n’a été aussi clairement perceptible et « achève de rendre précaire les frontières entre le vivant et la machine. »81Les recherches en biotechniques accentuent la déstructuration des identités par le développement des manipulations en tout genre. Les nanotechnologies satisferont-elles le désir d’en finir avec l’humanité ou comme l’écrit Drexler d’en finir avec la finitude.82 L’heure est à l’hybridation du vivant.83Le posthumanisme s’appuie sur trois grands déplacements technicoanthropologiques : l’animalisation de l’homme, l’humanisation de l’animal et la mécanisation du vivant.84 L’homme augmenté Les jeux olympiques de Londres ont remis sur le devant de la scène le cas prototype du coureur Oscar Pistorius. Handicapé physique, (amputé des deux jambes) ce champion olympique sud-africain court avec une double prothèse en fibre de carbone85 d’une ergonomie telle qu’il court aussi vite que la championne olympique féminine. Il fit la demande auprès du comité olympique de concourir comme athlète normal aux jeux olympiques de Pékin en 2008. Les éthiciens du comité olympique, jugèrent alors que cette prothèse représentait un avantage et qu’il fallait le considérer comme un cyborg. « D’un être diminué, la technique a fait un homme augmenté et, au lieu de s’en réjouir, on soupçonne là quelque calamiteuse dénaturation, susceptible de dicter de mauvais exemples et de dévoyer l’humain dans son contraire. », dit Besnier.86 Après une seconde 79 Ibid., p.150. Cornu, Nouvelles technologies, nouvelles pensées, la convergence des NBIC, coll. Prospectic Fyp éditions, 2011. 81 Demain les posthumains…op.cit. p.155. 82 Drexler, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Vuibert, 2005. 83 Demain les posthumains…op.cit. p.157. 84 Demain les posthumains…op.cit. 158. 85 Il est surnommé Blade Runner ! 86 Demain les posthumains…op.cit. p.92 80 14 demande, Pistorius fut admis aux jeux de Londres 2012 et parvint même à se qualifier pour la demi-finale.87 Cette histoire sert de parabole pour J.M. Besnier. Un autre rapport aux robots apparaît ici. Il ne s’agit pas seulement de réparer la naissance, la maladie et la mort, mais d’augmenter les possibilités de l’être, d’imaginer des performances inenvisageables dans l’ordre de la nature. Et ici, l’auteur souligne le rapport ambigu que la modernité entretient avec la nature. Car d’un côté, elle professe que la marque de la modernité est de dominer et domestiquer la nature de l’autre elle rejette la demande de Pistorius. Pour le comité olympique en 2008, il y avait une sorte « de péché de dénaturation » qui renvoie à deux auteurs : Rousseau et son idée de nature et Vercors et ses Animaux dénaturés88. L’épisode d’Oscar Pistorius et la fable de Vercors ont ceci de commun qu’ils nous renvoient « à l’indéfinition des frontières entre l’homme et l’animal, rendue flagrante par des développements de la biotechnologie ».89 L’histoire personnelle de Pistorius90 pose, à la suite de Sloterdijk, la question de la possible définition de l’être humain. A partir de ses limites et du flou qui en résulte non seulement l’homme peut se guérir, se réparer mais aussi s’augmenter. En somme, comme dans le roman de Vercors, plus les hommes explorent la différence anthropologique, plus celle-ci leur paraît ténue. Un projet éthique pragmatique ? Pour J.M. Besnier, l’étude de l’émergence de la posthumanité se réalise sous couvert d’un projet éthique. « Plutôt que de nous crisper sur des positions morales qui garantirent la sécurité du monde d’hier, nous devons faire face et mobiliser les ressources de l’imaginaire. Il s’y exprime déjà le scénario d’une vie éthique régénérée, libérée du carcan des représentations à la source de nos actuelles vulnérabilités. » Ainsi l’auteur ne cherche pas tant à réfuter qu’à comprendre les ressorts de la posthumanité afin de la penser dans un possible bien vivre d’une nouvelle sorte. JM Besnier ne s’engage pas dans une évaluation critique du posthumanisme et le lecteur reste dans l’expectative quant à son positionnement éthique et philosophique. Sur la réserve dans son premier ouvrage sur le posthumanisme, il se dévoile dans le second, L’homme simplifié 87 Il participa en septembre dernier aux jeux paralympique et remporta la médaille d’or du 400m et du 4X 100 en battant à chaque fois le record du monde mais fut battu sur 100m et 200m par un autre « Blade Runner ». Et il contesta la victoire de son adversaire dénonçant le fait que son adversaire avait des prothèses plus longues que les siennes Le monde.fr du 9.09.2012 mise à jour 2h du matin. La Croix, 28 août 2012. 88 Le roman de Vercors se situe toujours à la limite de la dérision et de l’interrogation anthropologique. Après avoir découvert une espèce de chimpanzé proche dans la chaîne des espèces de l’homo erectus des savants et des juges en viennent à chercher ce qui pourrait définir l’être humain et le différencier. A force de rechercher des critères de la particularité de l’humain tous rejetés au fur et à mesure qu’ils sont énoncés, la femme du juge en vient dans un éclair d’idée à affirmer que ce qui différence l’homme et le chimpanzé c’est que l’être humain est le seul à aller chez le coiffeur ! 89 Demain les posthumains…op.cit. p.93 90 Depuis Oscar Pistorius fit la une des médias pour des accusations de crime envers sa compagne, le monde.fr du 19.02.2013, à 6h50, et du 21.02.2013, à 7h 08. 15 où il sort de la neutralité et débute en exprimant sa colère vis-à-vis d’une humanité menacée d’être assujettie à la technologie.91 Pour les tenants d’un posthumanisme, (ou d’un transhumanisme92) ce qui caractérise l’humain c’est le changement.93 Sortir de l’humanisme moderne, c’est finalement encore une caractéristique de l’homme. Une fatigue d’être soi domine la pensée posthumaniste, une volonté même de se débarrasser du soi94 moderne devenu encombrant. Une fatigue qui s’accompagne d’une mise en cause sans retenue des structures anthropologiques naturelles : le rapport au temps (la naissance et la mort), le rapport à l’espace (corporéité, altérité). Sur le projet éthique de son ouvrage, Besnier rejoint Dominique Lecourt, qui dans son essai sur Humains et post-humains,95 fait acte de foi dans l’innovation scientifique et considère que la seule attitude qui fasse sortir l’homme de la prison ontologique, c’est d’aller vers une éthique sans fondement.96 Une éthique pragmatique qui s’adapte aux progrès des sciences. « Il se pourrait que nous ayons grand besoin d’une autre conception de l’éthique qui, [], s’émancipe de la nécessité de fonder, fût-ce en raison kantienne, le partage du bien et du mal ».97Pour Lecourt la subjectivisation change avec l’évolution des sciences et des techniques appliquées à l’homme. C’est donc une remise en cause de la version kantienne d’une personne morale porteuse d’universel et qui a sa fin en elle-même qu’opère Lecourt, car derrière cette notion de personne morale portée par la modernité se cache une transcendance.98 Or, fonder la morale empêche de s’adapter à l’évolution des sciences que la philosophie morale est incapable de prévoir. Besnier et Lecourt s’entendent sur la nécessité d’une éthique qui se libère d’une définition de la nature et de l’homme moral : « qu’on se décide donc à quitter l’illusion du sujet substantiel auquel Descartes croyait.»99 Un héritage moderne commun est déconstruit par les posthumanistes : la filiation Descartes-Kant. 100 D’autant que la raison universelle du sujet cachait mal un christianisme dont elle était issu. Se défaire de Kant c’est dans le même mouvement se détacher du Christianisme qui engendra la modernité. L’homme 91 L’homme simplifié, op.cit., « Tout livre obéit à un mobile. Celui-ci est porté par la colère… », p.9. L’expression transhumanisme est beaucoup plus fréquente dans L’homme simplifié. 93 Sussan, Les utopies posthumaines, op.cit, p.13. 94 L’expression est de Chevallier, La société du mépris de soi, de l’urinoir de Duchamp aux suicidés de France télécom, Gallimard, Paris, 2010. Elle renvoie aussi à Erhenberg et son étude sur la dépression : la fatigue d’être soi : dépression et société, coll. Poche, Odile Jacob, 2000. 95 Lecourt, Humain posthumain, coll. Quadrige, Puf, 2011. 96 Par contre Lecourt s’écarte délibérément des positions des posthumanistes car il croit résolument dans la responsabilité des scientifiques de vouloir faire aboutir le projet de la modernité. Pour cela il croit qu’une éthique doit s’adapter aux progrès scientifiques qui améliorent la vie humaine, cf Humain, posthumain, op.cit. voir prologue, p.15-28. 97 Lecourt, op.cit., p.28. 98 Le court, Ibid. pp.99-128. 99 Demain les posthumains, op.cit., p.207. 100 Bruno Latour allant jusqu’à contester le fait même de la réussite du projet du sujet moderne. Une possible post-modernité et post-humanité découle de l’échec de cette raison universelle moderne. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, La découverte/poche, 1997. 92 16 est en passe de devenir superflu, dit JM Besnier, et le pire ajoute-il, « c’est qu’il s’en accommode. »101 2- Crise anthropologique et anthropologie de la catéchèse «Nous commandons à la vie Winston. A tous ses niveaux. Vous vous imaginez qu’il y a quelque chose qui s’appelle la nature humaine ? […] Mais nous créons la nature humaine. L’homme est infiniment malléable. » George Orwell, 1984, folio n°822, p.379. Mutations à l’œuvre dans la culture Ce qui impressionne c’est la prise de conscience de la malléabilité de l’humain et ce qui va avec, c'est-à-dire la disposition de nos contemporains à accepter sans beaucoup de résistance ces mutations. Il y a une disposition contemporaine à accepter que l’on fabrique un homme nouveau.102 Les descriptions prédictives de JM Besnier envahissent aujourd’hui la culture ordinaire. Trois exemples illustrent cela. Le théâtre de Gennevilliers en novembre 2012 a pour la première fois en Europe proposé une pièce de théâtre dans le cadre du festival d’automne de Paris avec comme acteur un robot androïde préparé par le célèbre professeur : Hiroshi Ishiguro. Le texte de présentation de la pièce pose d’emblée la question : « entre l’homme et le robot au fond quelle différence ? » L’autre exemple est une déclaration de Jacques Attali, ancien conseiller politique de François Mitterrand, au cours d’une interview du mois de juin (2012) où il dit être partisan de l’implantation de puce RFID (Radio frequenty identification) dès l’enfance sur laquelle serait enregistrées nos coordonnées d’identification civiles et médicales. Les RFID sont des puces qui récupèrent de la mémoire et des données à distance, des radio-étiquettes que l’on peut implanter dans la peau avec une opération chirurgicale simple. Ce qui est frappant dans l’interview de Jacques Attali, c’est qu’il a exposé cela au détour d’une phrase comme une chose banale à propos d’un autre sujet. 103 Il justifie simplement les RFID en disant que c’est pratique : on n’a pas besoin de sortir son portefeuille pour montrer son identité ! 104Enfin, si l’artiste est le 101 L’homme simplifié, le syndrome de la touche, op.cit. p90. Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain, réflexion sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi, à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Climats, 2006,. « Sont nouvelles aussi la disponibilité et la même la propension ouverte, avouée et euphorique que nous avons à agir de cette manière instrumentale sur nousmêmes. » p.12. 103 www.youtube.com/watch?v=RPfHdlbzb-U. 104 Nous pourrions accumuler bien d’autres exemples comme, le Cahier du monde Le monde des livres, n° 21150, vendredi 18 janvier 2013. « La victoire d’un certain naturalisme dans les sciences a marqué l’effondrement de beaucoup de propres de l’homme, comme le rire, l’outillage, pour une part le langage, etc., qu’on découvre partagés par certains animaux. Et l’évolutionnisme établit la profondeur de notre cousinage avec les autres espèces. Un siècle et demi après, chacun a incorporé l’idée qu’il est un animal, même s’il se sépare des autres espèces. Cela dit, ces questions sont toujours débattues. Je distinguerais trois types de positions. Le 102 17 sismographe de l’âme humaine, les œuvres d’Eduardo Kac et Stelarc ne peuvent que nous signaler des mutations sans précédents dans notre rapport au corps à l’espace et au temps. Eduardo Kac105 propose depuis les années 90 un art transgénique modifiant des organismes vivants à des fins artistiques. Stelarc quant à lui veut dépasser les limites physiques du corps humains qui l’empêchent selon lui d’affronter le monde complexe d’aujourd’hui. L’artiste s’est fait greffer un troisième bras en vue d’étendre les capacités du corps par la technologie et se représente le corps humain comme une somme de pièces détachées qu’il faut soit remplacer soit améliorer. La disposition à accepter la transformation de l’humain paraît être une caractéristique nouvelle sans doute liée à la perte des repères éthiques fondateurs mais aussi à la croyance que c’est l’humanité qui doit s’adapter aux progrès techniques, comme s’il se produisait une inversion depuis Bacon et Descartes : là où ces derniers disaient que l’homme avait à dominer la nature avec la machine, il semble que maintenant la machine a dépassé les possibilités de l’homme. La créature de l’homme échappe à son créateur et la machine non seulement domine la nature mais aussi soumet l’homme à sa propre logique. Cette disposition nouvelle à la mutation anthropologique se réalise d’autant mieux qu’elle n’est pas l’objet d’un combat politique ou militant (excepté le cas du mariage homosexuel où la question a pris une tournure politique). Nous assistons en réalité à un mouvement culturel de fond. Au XXè siècle nous avons pu observer des remises en question de l’humanisme, par les artistes, par les philosophes (de Heidegger à Foucault) et par les négations de l‘humanité réalisées dans les génocides : Staline, Hitler, Pol pot, Rwanda etc. Face à ces mises en cause, nous pouvons réagir, débattre nous indigner et montrer les droits de l’homme comme un rempart face à la barbarie. Mais les mutations culturelles sont d’un autre ordre, insaisissables, sinueuses comme le sable qui passe à travers les doigts. Il se produit une soumission au destin de la technique bien plus puissante qu’un projet politique. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie affirmait que le changement en histoire est essentiellement culturel. « Un beau jour, c’est la culture qui fait tout basculer. »106 Les mutations qui étaient le fait d’une élite artistique ou philosophique imprègnent aujourd’hui l’opinion courante. Nous sommes disposés à être mutants. classique défend la différence entre les animaux et nous comme relevant d’une essence. Le moderne présuppose toujours qu’il y a de la différence, mais il travaille contre, essaye de la critiquer et de ne plus la considérer comme essentielle. Et le postmoderne considère qu’il est évident qu’il est évident qu’il n’y a pas de différence. Pour lui, l’humanité n’est pas une catégorie, mais une intensité variable, qui peut se rétracter, se diffuser, être audelà ou en deçà d’elle-même. » Entretien avec Tristan Garcia, propos recueillis par Florent Georgesco, p.3. Ou encore Hors Série, Le Monde, « Le Futur, les avancées technologiques-2025-2050 », février-avril 2013. Si une part du numéro concerne les avions les voitures de demain, plusieurs articles s’intéressent à l’homme de demain et à la place des puces électronique pour soigner et même, on y explique comment les robots androïdes seront suffisamment développés pour être un partenaire sexuel d’ici quelques années…p.16. 105 Eduardo Kac, Telepresence & Bio Art : Networking Humans, Rabbits and Robbots, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2005. 106 Cité par François Dosse, dans Michel de Certeau, le marcheur blessé, La découverte/ poche, p.247. 18 La catéchèse affectée : les modèles anthropologiques de la catéchèse en crise Nous sommes bien dans une crise aiguë du présupposé anthropologique. Ce qui ne signifie pas que les déconstructivistes de l’humanisme moderne veuillent s’arrêter à cette entreprise de démontage. Leur espoir d’un nouvel homme se fera sans fondement, à la manière d’une édification que l’homme fera de lui-même. Pour le théologien de la catéchèse, la crise anthropologique interroge profondément le rapport à la culture et ses présupposés humanistes. Il n’est pas nouveau que les catéchètes débattent de la question anthropologique. Mais aujourd’hui la question se pose d’une façon radicalement nouvelle. Les premiers grands débats eurent lieu il y a 50 ans.107 Les premières élaborations de ces modèles catéchétiques anthropologiques se firent durant le concile Vatican II où le débat sur le schéma XIII qui deviendra la Constitution pastorale Gaudium et Spes eut un écho déterminant dans la pratique et la réflexion catéchétiques.108 Muni de GS et des résultats des semaines internationales de catéchèse, les catéchètes opérèrent un renouvellement des pratiques et des modélisations dans de nombreux pays et tout spécialement en Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Mais la réception catéchétique de GS est aujourd’hui remise en cause dans ses postures. Pour mesurer la nouveauté du questionnement actuel il nous faut d’abord brosser un tableau rapide des manières d’intégrer l’anthropologie en catéchèse depuis le Concile Vatican II. Deux grands types de rapport à l’anthropologie ont été observés, un troisième se cherche aujourd’hui.109 Le courant anthropologique de la catéchèse Le premier type majoritaire dans la réflexion et la pratique catéchétiques est le « courant anthropologique de la catéchèse ».110 Deux entrées différentes de la 107 L’essentiel de la documentation connue sur ces congrès (intitulés « semaines internationales de catéchèse… ») est disponible sur le site des cahiers internationaux de Théologie pratique, www.pastoralis.org. 108 Une anecdote : après le Concile l’archevêque de Paris, le card. Veuillot, consulta le directeur de l’ISPC, Joseph Bournique avant une visite ad limina. Il lui demanda quels sont les défis catéchétiques actuels. ? Ce dernier répondit : l’application de la Constitution GS et la notion d’Eglise peuple de Dieu. cf Archives de l’ISPC. 109 Un autre type de rapport à l’anthropologie se rencontre dans les mouvements conservateurs qui conçoivent la catéchèse comme un enseignement d’une culture de face à face vis-à-vis de la modernité, donc comme un refus du souci anthropologique. La revue Paternité/maternité, dirigée par Pierre Lemaire est à la pointe de ce combat. Pierre Lemaire, « Dossier spécial catéchèse » dans Familles vivantes, 1983, imprimerie Téqui, Saint-Céneré, 48p. Pierre Lemaire, livre blanc, 1945-1995, 2è édition, Sur la famille, sans éditeur, 1995, 255p. Lemaire, « encore le catéchisme, numéro spécial », in Documents-Paternité, n°115 janvier 1966, éditions Saint-Michel, Saint-Céneré. Lemaire, « L’affaire du catéchisme, 1957-1968 » in Documents-Paternité, n°130 mars 1968, éditions Saint-Michel, Saint-Céneré (Mayenne). Voir notre ouvrage, Joseph Colomb et l’affaire du catéchisme progressif, op.cit. , Première partie chapitre 3 110 La littérature sur le sujet est grande, cf note n°3. 19 question anthropologique ont été observées : le modèle thématique et son vis-àvis, l’anthropologie performative. Une pratique anthropologique thématique Ces méthodes prirent l’anthropologie comme un thème constant de la pratique catéchétique.111 Ce ne sont plus seulement les préalables qui sont anthropologiques. Ces modèles reposent sur une théologie de la corrélation avec à la fois un principe de continuité entre les valeurs et les expériences humaines fondamentales et une dialectique entre vie et foi.112 Son contexte d’élaboration se situe dans les pays de vieille chrétienté où l’Eglise est en perte de crédit. Faire émerger l’humanité des catéchisés pour leur annoncer l’Evangile de vie, c’était aussi contourner la lourdeur de la Tradition et de l’institution ecclésiale. Ainsi espérait-on que l’Evangile rejoigne de façon neuve les jeunes de plus en plus éloignés de l’Eglise.113 Ce point d’ancrage de l’Evangile dans la vie se réalisait autour de thématiques et ces catéchèses se sont répandues dans le monde entier. Elles sont la marque de l’influence de ce courant anthropologique de la catéchèse. Elles sont aussi le signe de la conviction qui habitait (ou qui habitent encore114) ces catéchètes : un même humanisme est partagé par tous les hommes de bonne volonté.115Les questions humaines fondamentales ouvrent naturellement vers Dieu. Le modèle anthropologique performatif Une autre version du modèle anthropologique peut être caractérisée comme existentiel ou performatif. Ugo Lorenzi analyse avec finesse116 la distinction qu’il y a à établir entre des modèles qui déploient des thématiques anthropologiques et des modèles qui veulent transformer la rencontre catéchétique en expérience de vie où s’effectue ce qui est annoncé. La relation à 111 Schoonenberg, s.j., « Révélation et expérience », dans Lumen Vitae, tome XXV n°3, septembre 1970, pp.383392. 112 Fossion, La catéchèse dans le champ de la communication, ses enjeux pour l’inculturation de la foi, cogitatio fidei n°156, Cerf, p.204-216. 113 Voir le Manifeste de l’aumônerie catéchuménale, et ses débats, dans Jean-Marc Swerry, La transmission de la foi est-elle possible ? Histoire de l’aumônerie catéchuménale, op.cit. pp.48-65. 114 Ce type de modèle catéchétique fait encore référence. Dans la Revue Lumen Vitae, Thomas Groome, un des grands spécialiste nord américain de la catéchèse, et qui enseigne au Boston Collège reprend aujourd’hui les mêmes modélisations qu’il y a 40 ans. Lumen Vitae, n°4,/2012, « Y aura-t-il encore de la foi, tout dépend… », p.407-423 ; aussi son ouvrage, Wil There Be Faith : A New Vision of Educating and Growing Christians, San Francisco, Harper One, 2011. 115 Sans être inscrit dans la figure du Christ ces principes s’épuisent puisqu’ils dépendent des aléas des déplacements culturels. Nous voyons bien les limites des entreprises philosophiques de reprise du christianisme au nom de ses valeurs mais sans reprendre sa foi. Le débat Ferry-Gagey est suffisamment instructif sans qu’il soit besoin d’y revenir : Henri-Jérôme Gagey, La vérité s’accomplit, coll. Théologia, Bayard, 2009, troisième partie. 116 Lorenzi, L’héritage du renouveau catéchétique et le caractère performatif de la parole en catéchèse, volume I, Introduction et chapitres 1-5, Volume II, chapitres 5b-8, Conclusion générale et bibliographie, thèse pour l’obtention du doctorat en théologie, directeur Gagey, Janvier 2007, 565p. 20 l’intérieur d’un groupe de catéchèse est alors l’espace anthropologique par excellence où la relecture des relations effectivement vécues est le creuset d’une annonce possible de l’Evangile. Jean Le Du,117 fut un promoteur de cette initiative catéchétique nouvelle où il utilisa les outils conceptuels de la psychanalyse, de la pédagogie et de la dynamique de groupe pour mettre à jour les réseaux d’échanges en jeu dans les groupes de catéchèse. Il était entendu pour Le Du que la théologie devait rester elle-même, classique et livrer le message qui est le sien et l’anthropologie était du ressort de compétence des sciences humaines. Cela supposait que des valeurs humanistes structuraient les relations des jeunes entre eux et qu’elles étaient également à la source des dites sciences humaines. Notamment, il pensait que les jeunes vivaient entre eux le pardon bien avant de vivre le sacrement de pénitence.118Pour lui la forme du sacrement devait tenir compte de cette réalité dont la psychanalyse nous donnait les éléments anthropologiques de compréhension. Au-delà des différences, le point commun de ces deux modèles (thématique et performatif) se situe dans les présupposés culturels disponibles. La catéchèse repose sur une façon d’être homme ou femme, garçon ou fille, disponible dans la société, et l’annonce de l’Evangile correspond pour ces modèles catéchétiques à une opération de recueillement et d’interprétation de la disponibilité anthropologique culturelle d’une époque et d’un contexte donné.119Ce qui caractérise le courant anthropologique, c’est une répartition des rôles entre l’anthropologie et le message de l’Evangile. En effet, à la culture moderne séculière on attribue un humanisme fécond, qui oriente comme naturellement l’homme de bonne volonté vers Dieu. A la philosophie, on demande la rationalité qui permet de comprendre cet homme, aux sciences humaines enfin, on demande d’analyser et de diagnostiquer qui est l’homme d’aujourd’hui. Pour ce courant anthropologique, ce qui fait obstacle c’est le malentendu occasionné par le langage décalé de l’Eglise, par son institution autoritaire et sa pédagogie empesée par la lourdeur de la tradition. Le concept de communication devient par ce fait prépondérant. Il s’ensuit une opposition entre une catéchèse de la Révélation et une catéchèse des signes des temps au cœur de 117 Jean Le Du, « Catéchèse et anthropologie », dans Catéchèse, n°24, avril 1966, pp.289-312, publié aussi dans le collectif Esprit et Langage, coll. ISPC, école de la foi, Fayard-Mame, 1968, pp.85-108. Le Du, Cette impossible pédagogie, coll. ISPC école de la foi, Fayard-Mame, Paris, 1971, 154p. Le Du, « Les groupes d’adolescents : éducation et libération », dans Catéchèse, n°55, avril 1974, pp.165-183. 118 Le Du, Paul Guérin, Transgression et réconciliation dans la vie des jeunes, coll. pâque nouvelle, éditions du chalet, 1970. 119 Audinet prononça une conférence à Medellin en 1968 sur le thème du « Renouveau catéchétique dans la situation contemporaine » extraits : « Nous avons besoin de psycho-sociologues, d’anthropologues, d’analystes des cultures. Mais pas nécessairement tâche exclusivement scientifique : le pasteur, jour après jour, connaît son troupeau, écoute son langage, détecte les mots-clés, les attentes, et sait trouver, au-delà de la superficie des mots et des événements, l’image profonde de l’homme qui en est la clef. C’est cette image qui détermine notre catéchèse. » Revue Catéchèse n°34, p.43-44, dans www.pastoralis.org, série documents n°1. 21 la vie de chacun.120 C’est sur la répartition des tâches entre anthropologie et catéchèse et l’opposition kérygmatique-anthropologique que la crise anthropologique actuelle porte un fer brûlant. Que représente une opération de recueillement de valeurs disponibles, des expériences humaines,121 des philosophies et des sciences humaines si le consensus humaniste est suffisamment mis en cause pour ne plus opérer dans la société ?122 La catéchèse ressourcée à l’anthropologie du Nouveau Testament Un second type de rapport à l’anthropologie apparu timidement. Car, le courant anthropologique de la catéchèse fut majoritaire mais cependant contesté, notamment par certains des grands novateurs de la catéchèse des années 50.123 Parmi eux André Brien, ancien directeur de l’ISPC, dont la spécialité était pourtant l’anthropologie chrétienne, applaudit la catéchèse quand elle s’intéresse à l’homme, mais reproche cette répartition des tâches où le tout anthropologique est en réalité un défaut d’anthropologie ce qui conduit à un étouffement de la catéchèse124. La faiblesse, pour André Brien est à la fois épistémologique et théologique. Epistémologique, car en attribuant à la philosophie et aux sciences humaines la compétence anthropologique on suppose la neutralité de celles-ci dans l’établissement d’un socle sur lequel l’annonce de l’Evangile pourrait alors s’installer. Mais la philosophie et les sciences humaines parlent-elles bien du même homme ? « La servante est devenue la maîtresse » explique Brien.125 L’auteur soulève une faiblesse théologique. Si une telle compétence anthropologique est attribuée aux sciences humaines cela écarte par conséquent la valeur anthropologique de l’Evangile. Or, pour Brien, le Nouveau Testament véhicule une anthropologie, qui n’est pas immédiatement séculière et qui doit être au cœur de l’enseignement catéchétique. Annoncer l’Evangile c’est aussi annoncer une vision de l’homme liée au témoignage de Jésus-Christ qui ne se réduit pas aux définitions 120 Lorenzi, volume 1, p.161, aussi p.163 : « Nous voyons ici à l’œuvre des présupposés qui dépendent de la tradition de pensée libérale, dont l’un des points forts est de penser la crise de la foi dans le monde moderne comme un grand malentendu. Des hommes en recherche seraient gênés par des structures ecclésiales ainsi que par que par une présentation des contenus chrétiens par trop fermés et autoritaires. » 121 Alberich, La catéchèse dans l’Eglise, Cerf, Paris, 1986. 122 Lindbeck avait fort justement décrit le système interprétatif à l’œuvre en théologie et en pastorale et dont il entrevoyait dès 1984 les limites. Il reposait sur le principe que tous les êtres humains ont des expériences communes et que les religions sont des systèmes de symbolisation, culturellement situés, qui expriment d’une manière particulière ce que tout un chacun peut vivre. Les symboles religieux sont accidentels, puisque tous les hommes se retrouvent sur les mêmes expériences fondamentales. Lindbeck reconnaît la force d’attraction d’une telle épistémologie qui s’adaptait parfaitement à l’époque moderne. Cependant, il en note les limites. Ce modèle expérientiel ne rend pas compte du pourquoi des différences qui demeurent entre les individus et les traditions. Mais surtout ils présupposent que la culture et le langage sont seconds par rapport à toute expérience qui elle est forcément commune puisque tout le monde naît, vit et meure. Or l’expérience est inséparable du langage qui en rend compte et la façonne donc. 123 Quelques grands noms de la catéchèse ne se retrouvèrent pas dans ce courant anthropologique. Notons, Mgr Elchinger de Strasbourg, Mgr Honoré (futur cardinal), Joseph Colomb et François Coudreau. 124 Brien, « De l’anthropologie en catéchèse », dans Vérité et Vie, série 97, Strasbourg, 1972/1973, p.7. 125 Brien, Ibid. 22 Nietzschéennes, Freudiennes ou marxistes de l’existence126. La catéchèse doit, selon Brien, développer une anthropologie de la relation à Dieu caractérisée par quatre axes : celui de la connaissance et de la reconnaissance de la Vérité à travers les signes par lesquels Dieu s’attestent lui-même.127 Ensuite, l’intériorité, l’amour et la dimension communautaire de la vie marquent les contours d’une anthropologie chrétienne fondée dans la relation à Jésus-Christ.128Ces quatre axes organisent le programme de toute catéchèse car la « condition humaine doit être soumise à la sagesse de Jésus-Christ »129. Ici, la catéchèse est vue sous l’angle thématique, comme catéchèse d’enseignement et le christianisme comme sagesse. Ce qui différencie Brien des courants thématiques de l’anthropologie c’est le ressourcement de l’anthropologie dans l’évangile avec la nécessité d’enseigner cette anthropologie que les valeurs séculières n’atteignent pas. Ces deux manières de comprendre l’anthropologie ont cependant un point commun, elles se réfèrent à Gaudium et spes dont elles font une lecture très différente. Ces réceptions différentes portent les mêmes questions que les débats parfois vifs qui ont entouré l’élaboration de la constitution durant le Concile.130Pierre Haubtmann, le rédacteur principal de la Constitution pastorale, alertait ses lecteurs : « Méfions-nous des humanismes soit-disant chrétiens qui, sous prétexte d’autonomie, d’immanence, d’épanouissement, ou par démagogie apostolique, évacuent finalement la croix du Christ. »131 Un nouveau paradigme pour un monde complexe La question anthropologique est apparue de façon nouvelle avec les travaux catéchétiques de Denis Villepelet. Son intention est de fournir des concepts heuristiques pour comprendre l’action catéchétique dans le contexte postmoderne. D’emblée il situe son propos dans un refus de l’opposition que le courant anthropologique a créé entre le pôle kérygmatique de la Révélation et le pôle anthropologique de l’expérience. « La Révélation de Dieu en son Fils est à la fois une théologie pour l’homme puisqu’elle lui offre Dieu et une anthropologie puisqu’elle dévoile ce que l’homme est aux yeux de Dieu. La praxis catéchétique conjoint dans le même acte le pôle kérygmatique de la révélation de Dieu en son Fils et le pôle anthropologique du souci de l’homme dans sa recherche de bonheur. »132Toute la réflexion de Villepelet se déploie 126 Brien, Ibid., p.3. Ibid., p.11. 128 Ibid. p.12-14. 129 Ibid. p.15. 130 « Pierre Haubtmann au Concile Vatican II un historien et un théologien de l’inquiétude contemporaine », par Bordeyne, dans Ephemerides Theologicae Lovaniennes, Annus LXXVII –fasciculus 4, déc 2001, p.356-383. Aussi, M-J Gerlaud, P.Haubtmann, G.Matagrin, , Construire l’homme, coll. Sacerdoce et laïcat, Les éditions ouvrières, 1961. Giuseppe Alberigo, Histoire du Concile Vatican II, tome V, Concile de transition, Cerf/Peeters ; Theobald, La réception de Vatican II, accéder à la source, voir 4è et 5è parties, Paris, Cerf, 2009. 131 Cité par Bordeyne, « Pierre Haubtmann au Concile Vatican II… », op.cit. p.368. 132 Villepet, Les défis de la transmission dans un monde complexe, Nouvelles problématiques catéchétiques, coll. Théologie à l’université, 2009, p.40. 127 23 dans une pensée systémique qui permet de sortir des oppositions binaires et de penser les paradoxes anthropo-théologiques. Le premier et principal paradoxe est celui du croire. Tout homme a un besoin vital de croire en lui, mais aussi en l’autre. On ne peut vivre sans faire confiance. Pourtant ce besoin vital de faire confiance s’oppose paradoxalement à un autre désir naturel de l’homme de vivre libre et en autarcie. Pour Villepelet la proposition de l’Evangile touche à ce paradoxe du croire et à la crise contemporaine du croire qui depuis Nietzsche n’a cessé de se développer.133La fatigue et la défiance sont les risques corollaires de l’autoréférentialité. C’est à partir de ce délitement du croire contemporain, que la catéchèse a une réelle proposition vitale à faire aux hommes d’aujourd’hui. Car la foi est l’emphase du croire anthropologique. « L’acte de croire […] requiert de la part de celui qui s’y donne une conversion radicale de la conception qu’il se fait culturellement et spontanément de l’humanité de l’être humain. Ce dernier est phénoménalement pris par la logique de l’intéressement et la dynamique du pour-soi, or l’acte de croire suppose l’attitude éthique du désintéressement et la dynamique de la fraternité. Mais ce désintéressement n’est ni une capitulation ni une désertion de soi. Au contraire dans l’exposition éthique à l’autre, il est vraiment soi, singulier, unique et irremplaçable. Le soi est vraiment lui-même, lorsqu’il découvre qu’il est voué aux autres. »134Ainsi au cœur de ce paradoxe anthropologique du croire, la catéchèse annonce cette figure en procès de JésusChrist, figure pascale de l’amour. Le mystère pascal est l’emphase du croire anthropologique. Le Christ est donc une figure d’humanisation, au-delà des performances, des réussites ou des échecs, au-delà de valeurs dans la conversion à l’amour selon le Christ. Pour Villepelet, il n’y a pas de répartition des tâches entre d’un côté la philosophie et les sciences humaines qui définiraient l’homme et de l’autre côté la catéchèse qui s’occuperait du croire chrétien, et ceci pour deux raisons. L’une est épistémologique ; la postmodernité est le résultat d’une crise de la rationalité philosophique issue de Descartes et des lumières. L’homme post-moderne a compris que la raison peut être délirante. La catéchèse ne peut donc se reposer tranquillement sur la rationalité des modernes alors que sa prétention universelle échoue.135 Rien n’est à recueillir, tout est à reprendre. Une seconde raison est théologique. La catéchèse recherche les ressources de la foi : « Car Dieu peut offrir à tout homme la grâce d’être humain. »136Il n’y a donc pas répartition des tâches mais dialogue entre les sciences humaines et la théologie qui contribue à une proposition de vie, car « la catéchèse ne peut se contenter d’entretenir un déjà-là ». L’Evangile que la catéchèse propose, est « une nouvelle bonne, 133 L’auteur cite Nietzsche dans le Gai savoir : « Il semble que quelque soleil vienne de décliner, que quelque vieille profonde confiance se soit retournée en doute », cité par Villepelet, op.cit. p.47. 134 Les défis de la transmission, op.cit. p.88. 135 Villepelet, op.cit, p.255-277, voir aussi Lorenzi, op.cit., p.170. 136 Les défis de la transmission, op.cit., p.167. 24 originale, radicalement neuve », pour vivre dans un monde en crise.137 Certes Villepelet n’affronte pas le posthumanisme, mais son approche anthropologique ouvre une manière nouvelle de solliciter les ressources de l’Evangile. Il fait passer la catéchèse d’un paradigme du recueillement humaniste des valeurs à un paradigme de la proposition humanisante de la catéchèse parce que la foi en Jésus-Christ permet de tenir debout dans un monde complexe et en crise, parce qu’elle assume la complexité et la crise.138 Conclusion : tâche de la théologie catéchétique Plus les sciences du vivant et les sciences technologiques s’intéressent à l’homme, moins elles sont capables de dire qui il est. Certes, les pragmatistes et la phénoménologie à la suite d’Heidegger nous avait averti que l’homme était enfermé dans une définition métaphysique essentialiste et qu’il fallait l’en libérer. Mais la crise anthropologique contemporaine est plus profonde, elle est le résultat d’une fatigue d’être homme qui ouvre la volonté d’une autoconstruction technique d’un homme nouveau élargi. Nous sommes au-delà du projet du nouvel homme nietzschéen. Les visions humanistes de la modernité depuis la Renaissance se délitent sous nos yeux.139 GS baignait abondamment dans cette modernité. Le courant anthropologique de la catéchèse s’est installé dans ce sillon et, bien malgré lui, réitère une problématique de chrétienté, parce qu’il présuppose une présence implicite de la foi et un humanisme partagé.140 Avec la crise anthropologique actuelle, la catéchèse est amenée à repenser sa réception de Gaudium et Spes. A la suite de GS les courants anthropologiques ont privilégié un mouvement inductif de continuité vis-à-vis d’un humanisme universel développé par la modernité occidentale. Les débats à l’UNESCO et à l’ONU pour la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 avaient pourtant déjà montré que l’humanisme occidental ne faisait pas consensus sur les fondements,141 les philosophes déconstructivistes et la crise contemporaine provoquée par le posthumanisme sortent définitivement la catéchèse d’un paradigme reposant sur un présupposé de valeurs humaines faisant consensus. Les apories des courants anthropologiques de la catéchèse croisent les difficultés de la réception actuelle de GS. Les invitations à un recadrage dans la réception de GS que propose Christoph Theobald valent également pour la théologie catéchétique et pour les mêmes raisons.142 137 Les défis de la transmission, op.cit., p.41. Souletie, La crise une chance pour la foi, éditions de l’Atelier, 139 Avec les quatre étapes dont parle Rémi Brague : différence, supériorité, conquête, exclusion, op.cit. Chapitre premier. 140 Lorenzi, op.cit. p.103. 141 Yacoub, L’humanisme réinventé, préface de Mgr Follo, Cerf, 2012. 142 Theobald, La réception du Concile Vatican II, op.cit « ...les affirmations sur la vocation intégrale de l’homme englobent « l’autre » qui,[…] résiste aujourd’hui à occuper la place qu’on lui assigne au sein de l’humanisme occidental. Il est significatif, de ce point de vue, qu’il n’est pas question de pluralisme sur le plan 138 25 La catéchèse est devant une tâche nouvelle : celle d’être un lieu ecclésial de proposition d’une vie habitable, d’un art de vivre, 143d’une humanité, façonnés par la relation au Christ. C’est d’une dimension politique de la foi dont la théologie de la catéchèse a besoin. L’humanisme qu’elle développe n’est pas partagé par tous mais il vaut pour tous. Il s’agit d’une option que l’individu sécularisé peut prendre (Taylor). Il y a une spécificité d’être femme ou homme selon l’Evangile qui devient une caractéristique de toute catéchèse et de toute évangélisation. Il nous faut réfléchir alors à l’anthropologie de la catéchèse, plutôt que de reprendre les modèles anthropologiques de la catéchèse. C'est-àdire penser les modèles catéchétiques dans leurs fonctions humanisantes. « L’Eglise est alors au défi de montrer ce qu’elle propose en terme de catéchèse pour servir la vie véritablement humanisante », dit Jean-Louis Souletie en commentant le Texte national pour l’orientation de la catéchèse en France.144 Donc, pas seulement recueillir l’humanité déjà présente, mais contribuer au devenir humain selon l’Evangile. Pas non plus proposer un système anthropologique unique, mais une figure humaine vitale espérée. Pas un retour à Kant ou à Goethe mais à la figure humanisante du Christ du mystère pascal. En effet, la pastorale et la catéchèse peuvent être tentées à nouveau de solliciter Jésus comme une figure idéale et éthique, un Jésus des valeurs,145 si son humanité est celle d’un homme en général et sa divinité celle d’un Dieu alors abstrait. L’action catéchétique est appelée à vivre du récit de l’humanité de Dieu en cet homme Jésus crucifié et relevé d’entre les morts.146 Villepelet invitait la catéchèse en post-modernité à penser son action avec un nouveau paradigme.147 La catéchèse est en effet en demeure de solliciter d’autres références théologiques et épistémologiques pour penser son action humanisante. Penser politiquement la catéchèse, telle pourrait être la tâche à entreprendre. Passer d’un paradigme expérientiel à un paradigme culturelinguistique,148 passer d’une théologie de la corrélation à une théologie de de la doctrine, silence lié à la prétention universaliste inexprimée de la modernité occidentale et à l’absence de réflexion sur la structure circulaire du voir, du juger et de l’agir. » p.789. 143 Card. Ratzinger, « Homélie pour le Jubilée des catéchistes », Documentation catholique janvier 2001. 144 Souletie, « la catéchèse ou la grâce d’initier dans un monde pluraliste », dans Lumen vitae, n°2/2007, pp.139. 145 La réflexion de Jean-Luc Marion est éclairante sur ce sujet : un Jésus des valeurs est un Jésus de la toute puissance nihiliste, cf Marion, La rigueur des choses, entretiens avec Dan Arbid, Flammarion, 2012, p.262-265. 146 E. Jungel nous met en garde : l’on doit comprendre, « l’unité de Dieu avec l’homme qui passe comme l’identification du Dieu vivant avec Jésus de Nazareth crucifié et l’événement de cette identification comme révélation de la vie de Dieu crucifié. Ce n’est pas l’identification de l’homme avec Dieu laquelle nous mène forcément à remplacer Dieu par l’homme (conçu comme être générique), mais c’est l’identification de Dieu avec l’unique homme Jésus au profit de tous les hommes que signifie originairement et indéfectiblement le discours sur la mort de Dieu. Son sens premier, toujours à reconquérir, n’est pas d’exprimer la divinité à laquelle l’homme aspire, mais l’humanité de Dieu. Jungel, Dieu mystère du monde, fondement de la théologie du crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, tr. de l’allemand Horts Hombourg, cogitatio fidei, Cerf, 1983, tome 2, p.121. 147 Villepelet, Le défi de la transmission dans un monde complexe, coll. Théologie à l’université n°9, DDB, Paris, 2009. 148 Lindbeck, La nature des doctrines, Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme, tr. de l’anglais (USA) par Mireille Hébert, coll. »références théologiques », Van Dieren, Paris, 2002. cf chapitre 2. 26 l’imagination théologique149 qui permettrait d’inventer un chemin d’humanisation à partir des ressources de la Tradition chrétienne afin que l’Evangile puisse être entendu comme une proposition de vie humanisante sans pour autant se refermer sur une option communautariste et contre-culturelle. Ainsi s’ouvre, me semble-t-il, la recherche fondamentale d’une théologie de la catéchèse ébranlée par la crise anthropologique contemporaine. 149 Le théologien de ChicagoWilliam T. Cavanaugh développe cette idée. Lors d’une conférence à l’Institut catholique de Paris intitulée : « Imagining the body of Christ : Eucharistic ecclesiology for the real World », Cavanaugh disait ceci : « My book is titled it is because i see Torture and Eucharist as two opposins movements. Torture seeks to scatter, atomizing the body politic by disappearing all social bobies that rival the state. Eucharist seeks to gather, fostering social bodies that participate in the body of Christ. Both are ways of performing bobies in public space and both are therefore a kind of body politics.” Theologicum, 20 mars 2012.