Vers un projet pénitentiaire

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Vers un projet pénitentiaire
L'évolution du système carcéral canadien
et la transformation du rôle
des agents correctionnels
(1950 - 2002)
Vers un projet pénitentiaire
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Table des matières
Sommaire ............................................................. ........................................................4
Introduction ................................................................................................................17
I- L'évolution du système carcéral canadien (1950-2002)......................................19
1-Typologie des organisations carcérales.............................................................19
L’organisation carcérale coercitive....................................................................20
L’organisation carcérale normative...................................................................20
2-Les phases d'évolution des établissements carcéraux.................................. 21
Première phase : la révélation............................................ ............................. 22
Deuxième phase : l’entreposage......................................................................22
Troisième phase : la rééducation.....................................................................23
Quatrième phase : la diversité et le pluralisme..............................................23
3-Les grandes réformes du système pénitentiaire canadien.............................24
a) De la révélation à l'entreposage................................................. .................25
b) De l'entreposage à la rééducation............................................................. 27
c) Le pénitencier remis en question...............................................................28
d) De la rééducation au pluralisme.................................................................31
e) Vers un pluralisme hiérarchisé................................................................... 34
f) Pluralisme et féminisme....................................................................... ...... 39
g) Pluralisme et gestion du risque...................................................................41
h) Vers un pluralisme polarisé et conflictuel..................................................44
II -Le problème de la sécurité dans les pénitenciers .............................................52
1-Portrait de la situation ........................................................................................52
a) Meurtres de détenus................................................................. ....................53
b) Meurtres de gardiens....................................................................................54
c) Prises d’otages...............................................................................................54
d) Attaques graves contre le personnel...........................................................54
e) Attaque graves parmi les détenus................................................................55
f) Suicide de détenus....................................................... .................................56
g) Émeutes..........................................................................................................56
h) Évasions................................................................................................ ..........57
i) Bagarres (graves)..........................................................................................58
2-Le modèle de Bottoms ......................................................................................64
3-Le principe de précaution................................................................................. 73
4-Qu'est-ce qu'un pénitencier ? ............................................................................77
5-Évolution architecturale et fonctionnelle des pénitenciers canadiens.........78
Vers un projet pénitentiaire
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III-La détentionnalisation et le rôle des agents correctionnels
dans ce processus.................................................................................................106
1-Les grandes missions de l’agent correctionnel.............................................106
2-La détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale.........................112
3- Détentionnalisation et réinsertion sociale.....................................................115
4-Les pratiques d'insertion carcérale.................................................................117
a) Les activités et les programmes.................................................................117
b) L’autorité des agents correctionnels.........................................................120
- l’autorité morale.........................................................................................121
- l’autorité légale................................................................................. ..........124
5-Description de poste des agents correctionnels..........................................127
a) Les tâches de sécurité................................................................................128
b) Les tâches liées à la réinsertion sociale et à l’insertion carcérale........128
Conclusion : Vers un projet pénitentiaire..............................................................133
Références............................................................................................ .....................142
Vers un projet pénitentiaire
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Sommaire
La présente étude porte sur l'évolution du système carcéral canadien et la
transformation du rôle des agentes et agents correctionnels de 1950 à 2002.
Elle se divise en trois parties.
„Première partie
Dans la première partie, nous nous penchons sur l'évolution du système
carcéral canadien en relation avec la transformation du rôle des agents
correctionnels. L’objectif de cette première partie est d'esquisser, sur la base
d'une typologie de l'évolution des établissements carcéraux, les grandes lignes
de force de la transformation du système carcéral canadien et du rôle des
agents de correction, à partir des principaux rapports d'enquête qui ont marqué
le régime pénitentiaire fédéral d'après-guerre.
Pour ce faire, nous abordons les sujets suivants :
- les types d'organisations carcérales
- les phases d'évolution des établissements carcéraux
- les grandes réformes du système pénitentiaire canadien
Dans un premier temps, nous définissons, à partir de quatre critères (processus
décisionnel, objectif poursuivi, moyens utilisés pour atteindre cet objectif et
poste-clé dans l'institution), les deux grands types d'établissements carcéraux :
l'établissement coercitif et l'établissement normatif. L'établissement coercitif est
une organisation centralisée qui a pour objectif le maintien de l'ordre au moyen
de la discipline et d'un système de privilèges, sous l'autorité du directeur-adjoint
responsable de la sécurité. L'établissement normatif est une institution qui
privilégie la décentralisation; elle a pour objectif la réinsertion sociale au moyen
de la persuasion et de la vie de groupe, sous la responsabilité du directeur des
programmes. Ces deux types d'établissements sont considérés comme étant
incompatibles.
Dans un deuxième temps, nous décrivons les quatre phases d'évolution
(tendancielle) des établissements carcéraux, en fonction de la nature des
rapports de pouvoir qui caractérisent le pénitencier. Durant la première phase,
celle de la révélation, le détenu est isolé, coupé de la société, sous la
dépendance presque totale du gardien (pouvoir unipolaire) . Durant la deuxième phase, celle de l'entreposage, les détenus existent en tant que groupe
opposé à celui des gardiens, ces derniers devant obtenir leur collaboration pour
maintenir l'ordre (pouvoir bipolaire). Durant la troisième phase, celle de la
rééducation, le délinquant accède au statut d'individu; le pénitencier s'ouvre sur
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la société (programmes de formation, libération conditionnelle); le pouvoir est
partagé entre les éducateurs, les gardiens et les détenus (pouvoir tripolaire) .
Durant la quatrième phase, celle du pluralisme, la société investit le pénitencier.
Les rapports de pouvoir deviennent multipolaires (délinquants, agents
correctionnels, éducateurs, administrateurs, gouvernements, juges, médias de
masse, opinion publique). D'une phase à l'autre, le pouvoir devient de plus en
plus diffus et l'on assiste à une érosion de l'autorité des agents correctionnels.
L'évolution s'est faite de l'établissement coercitif à l'établissement normatif, sans
se réaliser dans un modèle achevé.
Dans un troisième temps, nous appliquons la typologie et les phases d'évolution
définies plus haut au système pénitentiaire canadien. L'étude des commissions
et des rapports d'enquête portant sur le milieu carcéral nous renseigne sur les
grandes lignes de force de l'évolution du système en cause. Plusieurs
commissions et rapports d'enquête ont marqué le régime correctionnel
canadien. Le Comité spécial pour l'adoption d'un système pénitentiaire efficace
de 1836 marque le passage de la révélation à l'entreposage. La Commission
Brown de 1849 annonce la phase de la rééducation. Mais il faudra attendre le
rapport Fauteux de 1956 pour qu'une véritable réforme soit entreprise
(programmes de réhabilitation, libération conditionnelle, etc.). En 1977, après
avoir dressé un constat d'échec, la Commission MacGuigan critique la réforme
et propose un retour à la discipline, sans toutefois remettre totalement en
question les acquis de la période précédente. À la fin des années 70 et au cours
des années 80, le mouvement pour la reconnaissance des droits de la
personne, dont fait partie le mouvement féministe, s'intensifie. Ce mouvement
aura des répercussions importantes sur le milieu carcéral canadien, tout
comme la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. La Mission du
Service correctionnel du Canada de 1988 met de l’avant une idéologie
d’intervention active et adopte un nouveau mode de fonctionnement, soit la
gestion par unité. En 1989, le Rapport du Groupe d'étude sur les femmes
purgeant une peine fédérale propose une nouvelle approche en matière de
services correctionnels pour femmes, basée sur la vie communautaire et le rôle
d'intervenant des agentes de correction. En 1996, le rapport Arbour prône lui
aussi un retour à la philosophie normative et vient confirmer le nouvel ordre
juridique fondé sur la primauté du droit et du respect de la personne. En fait,
vers la fin des années 1970, le système correctionnel canadien est entré dans sa
quatrième phase d'évolution, celle du pluralisme.
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Cette phase se caractérise par une approche syncrétique, où toutes les
tendances cohabitent au sein du pénitencier, de façon plus ou moins égale et
cohérente, sous la poussée des diverses demandes sociales. Différentes
conceptions s'affrontent. La démocratie carcérale prône la formation d'un
gouvernement de détenus chargé de gérer la privation de liberté (discipline
comprise). La justice actuarielle cherche à prédire la violence, en réduisant le
délinquant à un risque, à une « statistique », lequel doit être neutralisé et
entreposé à des niveaux de sécurité spécifique. Avec le temps, le pluralisme
devient de plus en plus polarisé et conflictuel. La théorie pénologique
néoconservatrice, qui met l’emphase sur la punition et les superprisons, et la
théorie libérale, centrée sur la justice réparatrice, se présentent comme les
seules solutions aux problèmes des pénitenciers. La justice réparatrice voit
dans l'interaction positive des individus et dans la « culture du respect » de leurs
droits le cadre de sécurité pénitentiaire idéal (sécurité dynamique). C'est
d'ailleurs cette approche culturelle au problème de la sécurité que préconise le
Rapport du Groupe de travail sur la sécurité de 1999, s'inspirant des rapports sur
les femmes purgeant une peine fédérale. Ce rapport est caractéristique de la
phase du pluralisme, le concept de sécurité dynamique qu'il propose
permettant d'intégrer et de hiérarchiser plusieurs tendances (sécurité,
rééducation, gestion du risque, démocratisation, etc.), mais dans le sens d’une
plus grande normalisation des pénitenciers.
„Deuxième partie
Dans la deuxième partie de notre étude, nous nous penchons sur le problème
de la sécurité dans les pénitenciers et plus particulièrement sur celui de la
violence. L’objectif de cette deuxième partie est de montrer que nos
connaissances concernant la violence dans les pénitenciers et l’impact des
réformes touchant la sécurité sont peu développées, tant sur le plan quantitatif
que qualitatif et que, par conséquent, la prudence s’impose. Cette prudence
doit se traduire dans une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre des
approches opposées : coercitives et persuasives, sécurité statique et sécurité
dynamique. Nous verrons, à partir d’exemples concrets, qu’un tel équilibre tend
à se réaliser par la force des choses, mais partiellement, en réaction aux
événements, sous la pression des acteurs.
Pour ce faire, nous esquissons un portrait de la situation; nous analysons et
critiquons le modèle de Bottoms (le paradigme explicatif dominant); nous
mettons de l’avant le principe de précaution; nous retraçons l’évolution
architecturale et fonctionnelle des institutions carcérales canadiennes, en
étudiant plus longuement celle des Unités spéciales de détention et des
établissements pour femmes.
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Contrairement à ce que laisse entendre le Service correctionnel du Canada
(SCC), il n’existe pas de tendance à la diminution de la violence dans les
pénitenciers canadiens. Les incidents graves qui surviennent dans les
pénitenciers sont des phénomènes de nature (apparemment) cyclique
(meurtres de détenus, prises d’otages, attaques graves parmi les détenus,
suicides de détenus) ou aléatoire (attaques graves contre le personnel,
émeutes, évasions des pénitenciers à sécurité moyenne, bagarres graves) .
Selon les incidents, la violence est un phénomène qui présente une certaine
régularité ou qui peut surgir à tout moment, de manière plus ou moins
prédictible. Chacun des phénomènes retenus nous montre qu’il n’existe pas de
véritables tendances à la diminution de la violence dans les pénitenciers
canadiens. Bien que le nombre total d’incidents graves ait diminué à partir de
1995-1996, ce nombre s’est maintenu par la suite; et il est trop tôt pour parler
d’une tendance générale à la baisse.
D’autre part, la relation de cause à effet entre la nouvelle philosophie carcérale
du SCC, fondée sur la sécurité dynamique, et la baisse en question n’a pas été
démontrée scientifiquement. Il s’agirait plutôt d’une coïncidence. En effet, des
événements paradoxaux se sont produits au cours des dernières années, telles
les flambées de violence dans les nouveaux pénitenciers axés sur la sécurité
dynamique, flambées qui ont forcé le SCC à recourir à des mesures de sécurité
statique, lesquelles mesures pourraient bien expliquer, en partie du moins, la
diminution du nombre total d’incidents graves !
De façon plus générale, la violence dans les pénitenciers demeure un
phénomène complexe et multicausal, mal connu, difficile à quantifier avec
exactitude et objectivité, et à relier par la suite à des politiques spécifiques.
Plusieurs idées reçues doivent être remises en cause, dont celle qui veut que la
violence des détenus sur les gardiens soit occasionnelle et ne représente
qu’une faible proportion de la violence carcérale. On assisterait plutôt à des
phénomènes contradictoires : la normalisation des pénitenciers a contribué,
dans certains cas, à améliorer les relations entre les détenu-es et les agentes et
agents correctionnels, mais elle a aussi contribué, dans d’autres cas, à une
détérioration de ces relations, détérioration qui se traduit par une augmentation
de la violence quotidienne et des risques de violence contre les agentes et
agents de correction (incidents de faible et de moyenne gravité qui ne sont pas
retenus par le SCC) .
À partir de la distinction entre ordre (combinaisons de relations sociales
stables) et contrôle (ensemble de pratiques routinières), des trois grandes
manières de parvenir à un équilibre social dynamique (l’intérêt mutuel, la
coercition et le consensus fondés sur des normes et des valeurs) et des trois
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critères de légitimité (conformité aux lois, à la morale et aux croyances
communes), Bottoms propose un modèle théorique explicatif de la « paix
carcérale », basé sur huit facteurs en opposition les uns avec les autres
(légitimité, contraintes structurelles, système récompense/punition, contraintes
physiques, incidents qui ont marqué le pénitencier, philosophie et
compétences des membres du personnel) .
Les études utilisées par Bottoms pour construire son modèle ont mis en lumière
six contextes situationnels et temporels propices à la violence. Bottoms en
conclut que les agressions contre les membres du personnel se manifestent
aux points de friction physique de l’ordre carcéral lorsque les membres du
personnel utilisent leur pouvoir.
Le modèle de Bottoms est un modèle théorique, construit sur un ensemble
d’études de cas et d’enquêtes limitées, qui n’a pas été vérifié empiriquement.
En fait, la vertu du modèle est plutôt de nous montrer comment une même
décision peut produire des résultats opposés. La libéralisation du pénitencier (la
diminution des contraintes physiques, le développement de la surveillance
immédiate et la multiplication des interactions entre gardiens et détenus) peut
tout aussi bien contribuer à une augmentation ou à une diminution de la
violence. Et, comme nous l’indiquent certaines expériences, elle peut conduire
à un simple déplacement ou à la formation de nouveaux points et motifs de
friction, ou encore au surgissement aléatoire de la violence.
Bottoms définit le pénitencier comme un système dynamique relativement
stable, alors qu’il constitue, en réalité, un système dynamique instable,
constamment menacé par le désordre et difficilement prédictible. Dans un
système instable, les petites causes engendrent de grands effets; les incidents
de faible et de moyenne gravité sont potentiellement des incidents graves.
Aussi, ce n’est pas la paix carcérale (l’ordre et le contrôle) qui est le
phénomène le plus significatif au sein du pénitencier, mais l’opposition entre
l’ordre et le désordre, et le passage de l’un à l’autre. Le problème principal qui
se pose dès lors est celui de la gestion de la tension entre ordre et désordre. Et
la meilleure façon de gérer cette tension est de combiner et d’équilibrer les
méthodes coercitives et persuasives, la sécurité statique et la sécurité
dynamique, la surveillance immédiate et la surveillance indirecte. Cette
nouvelle conception du pénitencier nous invite à la prudence.
Dans un troisième temps, nous proposons d’appliquer le principe de précaution
aux grandes réformes qui touchent le système carcéral canadien. Nous
distinguons les notions de danger (menace réelle connue) et de risque
(probabilité d’un événement dangereux), les notions de prévention (réduction à
la source de la probabilité d’un danger) et de protection (réduction de la gravité
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d’un danger), ainsi que les notions plus traditionnelles de prévention/protection
et de précaution. Le principe de précaution est un principe d’action qui nous
oblige à prévenir les dangers potentiellement graves sans attendre de connaître
les effets réels d’une situation provoquée, sans avoir levé l’incertitude
scientifique concernant ces effets. Dans un contexte de risque élevé et
d’incertitude scientifique, le principe de précaution prend le relais du principe
de prévention.
Les conséquences des réformes carcérales ultralibérales et néoconservatrices
sont inconnues et incertaines; ces réformes risquent de provoquer des
dommages sociaux et institutionnels importants. Force nous est donc de
prévenir ces dommages potentiellement graves. Le principe de précaution
exige que l’on maintienne un équilibre constant entre des tendances opposées
et extrêmes, afin de minimiser les risques que représentent certains
phénomènes dont on ne connaît pas les effets à plus ou moins long terme. Il
exige que le SCC adopte une politique carcérale consciente et réfléchie, fondée
sur l’équilibre entre coercition et persuasion et entre sécurité dynamique et
sécurité statique.
Dans un quatrième temps, nous définissons la notion de pénitencier. Un
pénitencier n’est ni une construction de briques, de grilles et de barreaux, ni un
campus universitaire, ni une prison sans murs (prison virtuelle) . Peu importe la
forme qu’il revêt, le pénitencier est un lieu de séparation et de ségrégation
formant un sous-système au sein de la société.
Dans un cinquième temps, nous retraçons l’évolution architecturale et
fonctionnelle des pénitenciers canadiens. En étudiant l’histoire des
pénitenciers, nous montrons que l’équilibre entre coercition et persuasion, et
entre sécurité statique et sécurité dynamique, tend à se réaliser par la force des
choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la pression des
différents acteurs qui défendent des approches et des intérêts opposés. Nous
montrons également que ce processus, plus ou moins spontané, engendre
confusion, incohérence, perte de temps, d’énergie et d’argent; et qu’il en sera
ainsi tant que le SCC n’adoptera pas officiellement et de façon réfléchie, une
politique carcérale fondée sur l’équilibre entre les approches opposées.
Dans le pénitencier traditionnel, la ségrégation spatiale et son corollaire, la
clôture, prédominent. La conception contemporaine du pénitencier remet en
cause la « coupure architecturale », les principes de séparation et de clôture à
chacun des niveaux d’organisation spatiale (entre le pénitencier et la société, et
à l’intérieur de l’établissement). Toutefois, l’évolution du pénitencier n’est pas
vraiment linéaire, comme semble le croire le SCC. Elle prend plutôt la forme
d’une oscillation entre l’ouverture des pénitenciers traditionnels et la clôture
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des nouveaux pénitenciers, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique,
c’est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les contraintes objectives. La
coupure architecturale et les anciens modes de fonctionnement ne sont pas de
simples survivances du passé ou encore une simple période de transition vers
un pénitencier idéal (la prison sans murs).
L’évolution des Unités spéciales de détention (USD) et des Établissements
régionaux pour femmes (ERPF) constituent deux exemples de rééquilibrage.
L’évolution des USD nous fournit un exemple de rééquilibrage en faveur de la
normalisation et de la sécurité statique. Cet exemple nous apprend que s’il
s’avère nécessaire, le rééquilibrage en faveur de la normalisation (programmes
de réinsertion) et de la sécurité dynamique (contrôle limité, contrôle par
l’interaction entre employés et délinquants) dans les Unités spéciales de
détention ne doit pas se faire au détriment de la sécurité statique, et que les
problèmes rencontrés ne peuvent être résolus, dans une perpétuelle fuite en
avant, par l’élaboration de nouveaux programmes.
L’évolution des établissements pour femmes nous fournit un exemple pertinent
de rééquilibrage en faveur de la sécurité dynamique et de la ségrégation
spatiale des différentes catégories de détenues et ce, d’autant plus que le SCC
se propose d’appliquer le modèle des établissements pour femmes aux
pénitenciers pour hommes. Cet exemple nous montre que, poussé par la
nécessité, le SCC a recréé en partie le pénitencier traditionnel au sein même de
l’établissement régional pour femmes.
Dans les premiers établissements régionaux pour femmes, la sécurité statique
était très peu développée. Ces établissements ne comprenaient pas d’unité à
sécurité maximale. À la suite d’incidents violents, le SCC a pris la décision
d’augmenter les mesures de sécurité statique, en réintroduisant la clôture
périmétrique, le système de contrôle et de détection, la limitation des
déplacements en fonction du niveau de risque que représentent les
délinquantes; en créant des Unités de garde en milieu fermé pour loger les
détenues classées à sécurité maximale; en mettant au point un outil normalisé
pour la réévaluation du niveau de sécurité des délinquantes; en élaborant un
programme intensif de gestion du comportement et en créant des Unités en
milieu de vie structurées pour les détenues présentant de graves problèmes de
santé mentale.
Le SCC reconnaissait par le fait même qu’il avait trop négligé la sécurité au sein
des établissements pour femmes et qu’il avait sous-estimé le niveau de risque
que représentaient les délinquantes, les considérant beaucoup moins violentes
que les hommes. Par ailleurs, le SCC n’a pas compris que la violence dite
« situationnelle » des femmes (violence dirigée vers les personnes qu’elles
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connaissent) pouvait se retourner contre les agentes de correction. En misant
trop sur le développement des interrelations entre les détenues et les
employées, sur la proximité relationnelle, on augmente le risque de violence.
Bien connaître la détenue ne représente pas nécessairement la meilleure des
protections.
Mais le SCC n’a pas modifié son discours pour autant. L’idéologie du SCC et des
partisans de la pénologie libérale se reflète, dans les propositions du Comité
d’enquête sur les normes de sécurité dans les établissements pour femmes, par
un déséquilibre entre les mesures de sécurité statique et de sécurité
dynamique, concernant le personnel et leur emplacement.
Au sein des établissements pour femmes, le rééquilibrage en faveur de la
sécurité statique demeure partiel. Même si le SCC prétend utiliser une approche
intégrée, les établissements pour femmes reposeront encore sur la notion de
sécurité dynamique. Le SCC est incapable de concevoir un véritable équilibre
entre les deux formes de sécurité.
„Troisième partie
Dans la troisième partie de notre étude, nous nous penchons sur la
détentionnalisation, l'intégration des détenu-es au pénitencier, et sur le rôle des
agentes et agents correctionnels dans ce processus. L'objectif de cette
troisième partie est de montrer qu'il n'y a pas qu'une seule alternative, un seul
choix qui s'offre aux agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion
sociale. Parmi les grandes missions formelles et informelles des agents
correctionnels, nous dégageons, nous identifions et nous décrivons la mission
d’insertion carcérale. Cette mission se distingue de la mission de réinsertion
sociale et est appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du
travail au sein du pénitencier.
Pour réaliser l'objectif de la troisième partie, nous avons développé quatre
sujets : les grandes missions de l'agent correctionnel, la détentionnalisation ou
la fonction d'insertion carcérale, la détentionnalisation et la réinsertion sociale,
les principales pratiques d'insertion carcérale et la description de poste des
agents correctionnels.
Dans un premier temps, nous décrivons le statut et les quatre grandes missions
de l'agent correctionnel. L'agent correctionnel est considéré comme un
fonctionnaire subalterne qui ne participe pas à l'élaboration du projet
pénitentiaire. Dans la littérature académique, trois grandes fonctions sont
attribuées à l'agent correctionnel : la fonction de sécurité, la fonction de service
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(d'entretien) et la fonction de réinsertion sociale. La mission de sécurité est la
fonction principale de l'agent correctionnel; la mission de réinsertion sociale est
une fonction secondaire. Les trois grandes fonctions de l'agent correctionnel
sont contradictoires les unes avec les autres. La fonction de service entre en
conflit avec la fonction de sécurité qui exige le maintien d'une position
d'autorité et de respect. Le développement des activités de réinsertion sociale
accroît la circulation des biens et des personnes dans les pénitenciers et
renvoie l'agent correctionnel à sa mission de sécurité. Peut-on alors penser,
comme plusieurs, qu'il suffirait d'accorder la priorité à la fonction de réinsertion
sociale pour lever l'ensemble des contradictions qui pèsent sur l'établissement
carcéral ? La réinsertion sociale est un modèle pénologique fondé sur
l'ouverture du pénitencier à la société et sur l'idée de libération éventuelle. Ce
modèle empêche le délinquant « de vivre au-dedans et au présent », il favorise
l'évasion mentale du détenu. Selon les spécialistes, l'établissement normatif doit
être très sélectif. La réinsertion sociale ne convient pas à la majorité des
détenu-es, à ceux qui purgent des peines de moyenne et de longue durée. Que
faire avec ces délinquants ? Doit-on conclure qu'il n'existe qu'une seule
alternative pour les agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion
sociale ? En fait, les agents correctionnels remplissent une quatrième fonction,
celle d’insertion carcérale.
Dans un deuxième temps, nous nous penchons sur le phénomène de la
« détentionnalisation ». Ce phénomène était au centre des recherches
pénologiques entre les années 1940 et 1980. La détentionnalisation, mesurée
par la conformité des valeurs du détenu aux valeurs du personnel, traduit le
phénomène d'intégration du détenu par le milieu pénitentiaire et peut être
identifiée à la fonction d'insertion carcérale. La détentionnalisation est favorisée
par des facteurs universels et individuels (nouvelles habitudes de vie, longueur
de la sentence, absence de relation avec l'extérieur, dépendance aux gardiens,
etc.). L'intégration du détenu au milieu carcéral est un phénomène cyclique à
faible tendance négative. Cette tendance négative s'explique par la perspective
d'un retour en société. Le problème, c'est que les transformations qui ont
marqué l'univers carcéral depuis les dernières décennies (plus grande
perméabilité du pénitencier à la société, amélioration des conditions de vie des
détenu-es, modification des rapports de pouvoir entre les délinquants et les
agents correctionnels) ont contribué à neutraliser le processus d'intégration des
détenu-es par l'établissement carcéral. Dans la situation actuelle, la
détentionnalisation ne peut plus être mesurée par la conformité aux valeurs,
mais plus modestement par la conformité des comportements des détenu-es à
ceux exigés par l'institution.
Dans un troisième temps, nous étudions le lien entre détentionnalisation et
réinsertion sociale. La détentionnalisation ne produit pas de modifications
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inaltérables dans les valeurs et les comportements des individus, elle ne serait
ni la cause de l'échec de la réinsertion sociale ni celle de la récidive. Tout au
contraire, l'insertion carcérale favoriserait, dans une certaine mesure, la
réinsertion sociale. En réalité, la détentionnalisation et la réinsertion sociale
sont à la fois complémentaires et opposées. Elles sont les deux aspects d'un
même phénomène, l'intégration sociétale. Elles s'opposent lorsqu'elles sont
menées de façon concomitante dans un même lieu, et elles se complètent
lorsqu'elles sont séquencées, modulées dans le temps, dans des lieux
différents. L'insertion carcérale est un préalable à la réinsertion sociale. Ce qui
distingue les mesures d'insertion carcérale des mesures de réinsertion sociale,
c'est leur orientation. Les mesures d'insertion carcérale sont orientées vers la
vie au sein du pénitencier, l'ici et maintenant, tandis que les mesures de
réinsertion sociale sont orientées vers la vie en société, l'ailleurs et demain. Le
lieu de l'insertion carcérale est le pénitencier à sécurité maximale ou moyenne,
celui de la réinsertion sociale est le pénitencier à sécurité minimale ou le centre
de transition.
Dans un quatrième temps, nous passons en revue les grandes pratiques
d'insertion carcérale, pratiques que les auteurs confondent souvent avec les
moyens de contrôle et de réduction des tensions au sein du pénitencier. Il
existe deux grandes mesures d'insertion carcérale : les activités et les
programmes, d'une part, l'autorité des agentes et agents correctionnels, d'autre
part. L'insertion carcérale passe par l'occupation. La nature et la finalité de
l'occupation importent tout autant que le simple fait d'être occupé. De façon
générale, les activités et les programmes orientés vers la réinsertion sociale ne
favorisent pas l'intégration des détenu-es. La finalité d'une activité ou d'un
programme doit correspondre aux besoins du milieu carcéral et pas
uniquement à ceux de la société. Il y a trop peu d'activités et de programmes
orientés de façon spécifique vers l'insertion carcérale. L'autorité morale et
légale des agents correctionnels est la deuxième clé du succès de l'intégration
des détenu-es. L'autorité morale se construit à travers le processus relationnel.
Elle se fonde sur la communication, la bonne distance, l'étiquette, les services
rendus (distincts des tâches obligatoires) et les principes professionnels. La
communication et les services rendus sont les deux pierres angulaires de
l'autorité morale de l'agent correctionnel. La communication favorise la
coopération des détenu-es. Rendre des services permet à l'agent correctionnel
de se construire un espace de discrétionnarité. Pour sa part, l'autorité légale de
l'agent correctionnel se fonde sur les procédures formelles de sanction. Mais
elle repose beaucoup plus sur l'effet dissuasif de la sanction que sur la sanction
elle-même, qui fragilise le processus relationnel, sape l'autorité de l'agent
lorsqu'elle n'est pas appliquée, et est souvent interprétée comme un manque de
compétence par les autorités. En choisissant les infractions à relever, ou en
imposant des sanctions informelles, l'agent correctionnel étend son pouvoir
Vers un projet pénitentiaire
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discrétionnaire aux procédures de sanction. Mais, pour éviter d'affaiblir son
pouvoir discrétionnaire dans l'octroi des privilèges et dans l'application du
règlement (pour éviter la spirale inflationniste des demandes et des
comportements délinquants), l'agent correctionnel doit être en mesure
d'imposer son autorité, et, de façon plus large, de maintenir un équilibre entre
autorité morale et autorité légale, en autant que la société lui en donne les
moyens, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Dans un cinquième temps, nous décrivons les postes des agentes et agents
correctionnels I et II, tels que définis par le SCC. Les tâches des agents
correctionnels I et II sont multiples et complexes. Elles se réfèrent aux fonctions
de sécurité, d'entretien, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale. Les
tâches de sécurité et de réinsertion sociale sont explicites, les tâches d'entretien
et d'insertion carcérale sont implicites. Les tâches des agents de niveau I se
réfèrent prioritairement à la fonction de sécurité, alors que celles des agents de
niveau II se réfèrent prioritairement à la fonction de réinsertion sociale. Les
tâches des agents correctionnels I liées à la réinsertion sociale sont regroupées
en deux catégories : la participation à la gestion de cas et la participation à
l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes. Cette participation est
plutôt symbolique. Deux catégories s'ajoutent au regroupement des tâches des
agents correctionnels II : la participation aux activités essentielles et l'influence
sur le comportement des détenus. Ces dernières tâches sont celles qui font le
plus directement appel à l'autorité morale des agents. Elle sont liées
implicitement à l'insertion carcérale. L'agent de niveau II joue également un
rôle plus important que l'agent de niveau I dans les tâches de gestion de cas et
d'élaboration et de mise en oeuvre des programmes. C'est en remplissant les
tâches de gestion de cas, et plus particulièrement en participant à la
planification des permissions de sortie ou du plan de libération conditionnelle
des détenus, que la fonction de réinsertion sociale des agents correctionnels II
entre le plus en contradiction avec la fonction d'insertion carcérale. Faute de
temps et de moyens, les tâches exécutées par les agents correctionnels
diffèrent sensiblement de celles décrites par le SCC. De façon générale, même
si les tâches des agents correctionnels ont été enrichies, ces derniers ont le
sentiment que leur travail n'est pas reconnu.
Et enfin, nous concluons, en décrivant le projet pénitentiaire qui correspond le
mieux à l'évolution récente de l'univers carcéral canadien et aux intérêts
objectifs des agents correctionnels. Au centre de ce projet se trouve le principe
de précaution incarné dans la mission d'insertion carcérale, en équilibre avec la
mission de sécurité.
La doctrine et la pratique pénitentiaires du SCC sont fondées sur la double
contradiction entre les objectifs de sécurité et de réinsertion sociale, d'une part,
Vers un projet pénitentiaire
15
et entre les objectifs de réinsertion sociale et d'insertion carcérale, d'autre part.
Pour changer la situation dans les pénitenciers, il ne suffirait pas d'accorder la
priorité à la réinsertion sociale sur la sécurité. La contradiction entre la
réinsertion sociale et l'insertion carcérale ne serait pas résolue pour autant.
L'alternative entre la sécurité et/ou la réinsertion sociale n'est pas la seule qui
s'offre aux agents correctionnels. Il existe, selon nous, un autre choix qui
consiste à équilibrer la fonction sécuritaire et la fonction d'insertion carcérale au
sein du pénitencier, en revalorisant la fonction de sécurité, d'un côté, et en
reconnaissant et en développant la fonction d'insertion carcérale, de l'autre. Afin
qu'il puisse participer pleinement à l'élaboration d'un projet pénitentiaire sur la
base de son savoir-faire, l'agent correctionnel doit être reconnu comme un
professionnel et non plus comme un fonctionnaire subalterne.
Les deux principaux moyens d'insertion carcérale sont les activités et les
programmes, d'une part, et l'autorité morale et légale des agents correctionnels,
d'autre part. Pour assurer la conformité des comportements des détenu-es à
ceux exigés par le pénitencier, il faut non seulement développer les activités et
les programmes liés à la réinsertion carcérale mais aussi les rendre obligatoires,
et confier aux agents correctionnels un rôle plus important dans leur
élaboration et leur mise en oeuvre. Il faut également renforcer l'autorité morale
et légale des agents correctionnels. De façon générale, il faut renforcer le
pouvoir discrétionnaire des agentes et agents dans l'octroi des privilèges et dans
l'application du règlement, afin de s'assurer de la coopération des détenu-es
tout en évitant la spirale inflationniste.
Ces mesures impliquent trois grands changements dans la politique
pénitentiaire canadienne : premièrement, que les détenu-es ne soient plus les
premiers responsables de leur cheminement carcéral; deuxièmement, que les
programmes de réinsertion sociale soient mis en oeuvre deux années
seulement avant la libération; et, troisièmement, que les tâches d'insertion
carcérale soient confiées aux agents correctionnels, celles de réinsertion
sociale demeurant la prérogative des agents de gestion de cas.
Le projet pénitentiaire des agentes et agents correctionnels ne peut être mis en
oeuvre sans qu'un double équilibre ne soit atteint entre la méthode coercitive et
la méthode normative, d'une part, et entre les besoins du milieu carcéral et
l'ouverture à la société, d'autre part. Au cours de son histoire, le système
correctionnel canadien a été marqué par une forte tension et par une oscillation
entre les objectifs opposés que sont la protection de la société au moyen de
mesures coercitives et la protection de la société au moyen de mesures
normatives. Comme nous l'indique l'étude des commissions et des rapports
d'enquête, le système carcéral canadien a connu quatre phases de
développement :
révélation, entreposage, rééducation, pluralisme. Mais
Vers un projet pénitentiaire
16
parvenu à sa quatrième phase, sous la pression des demandes sociales
opposées, on a prétendu que les objectifs de la méthode coercitive pouvaient
être atteints par la simple poursuite des objectifs de la méthode normative.
Considérant la nature et la fonction du pénitencier dans notre société - un
système dynamique instable, constamment menacé par le désordre et
difficilement prédictible-, la contradiction entre méthodes coercitive et
normative ne peut être résolue. Le meilleur modèle de sécurité est celui qui
conjugue les deux méthodes, en évitant les extrêmes (démocratisme et
totalitarisme). Les conséquences des réformes carcérales ultra-libérales et néoconservatrices sont inconnues et incertaines. Ces réformes risquent de
provoquer des dommages sociaux et institutionnels importants. Force nous est
donc d’appliquer le principe de précaution. Il devient impératif de passer d'un
pluralisme qui engendre désordre et incohérence à un pluralisme limité,
maîtrisé et rationnel, qui assure l'intégration des détenu-es. Le SCC doit adopter,
officiellement, une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre les
approches opposées.
Durant les dernières décennies, les pénitenciers canadiens se sont ouverts à la
société. Le système d'acteurs s'est complexifié. Le pouvoir sur et au sein de
l'institution est devenu multipolaire, diffus, de telle sorte que l'institution
carcérale ne se développe plus selon ses lois propres et remplit mal sa fonction.
Le pouvoir doit être reconcentré et le pénitencier doit retrouver une certaine
autonomie par rapport à la société. Certes, le projet pénitentiaire des agentes et
agents correctionnels ne résoudra pas toutes les contradictions du système
carcéral canadien, mais il contribuera grandement à les atténuer et à les rendre
supportables.
Vers un projet pénitentiaire
17
Introduction
L'état actuel des pénitenciers canadiens peut être décrit en quelques phrases. Il
se caractérise par une détérioration générale du climat. Le pénitencier remplit
mal sa double fonction de sécurité et de réhabilitation. La tension interne s'est
considérablement accrue au cours des dernières années sans que l'on
parvienne à la gérer. La réinsertion sociale est en grande partie un échec et le
pénitencier est incapable d'intégrer les détenus. Les agents correctionnels sont
profondément insatisfaits de leur statut et de leur travail, dont on ne reconnaît
pas la valeur. Le pénitencier est devenu dysfonctionnel. Comment en est-on
arrivé là ? Et comment améliorer la situation sans prétendre résoudre la
« question pénitentiaire » ?
Le Service des relations du travail de la CSN nous a confié le mandat d'effectuer
une recherche sur l'évolution du système carcéral canadien depuis les
cinquante dernières années en relation avec la transformation du rôle des
agents de correction.
La recherche a été effectuée en privilégiant le point de vue des agentes et
agents correctionnels. Ceci implique non seulement de situer les agents de
correction au centre de notre étude mais aussi de formuler un projet
pénitentiaire qui corresponde à leurs intérêts propres, c'est-à-dire à leur position
dans la division sociale et technique du travail pénitentiaire. Contrairement à
plusieurs chercheurs qui ont étudié l'univers carcéral « du côté des surveillants
de prison » (pour reprendre le sous-titre du livre de Dominique Lhuilier et Nadia
Aymard), nous avons choisi de l'étudier à côté, en adoptant un parti pris qui
nous préserve d'une fausse objectivité.
Notre étude se divise en trois grandes parties.
La première partie porte sur l'évolution du système carcéral canadien en
relation avec la transformation du rôle des agents correctionnels. L'objectif de
cette première partie est d'esquisser, sur la base d'une typologie de l'évolution
des établissements carcéraux, les grandes lignes de force de la transformation
du système carcéral canadien et du rôle des agents de correction, à partir des
principaux rapports d'enquête qui ont marqué le régime pénitentiaire fédéral
d'après-guerre.
La deuxième partie de notre étude porte sur le problème de la sécurité dans les
pénitenciers et plus particulièrement sur celui de la violence. L’objectif de cette
deuxième partie est de montrer que nos connaissances concernant la violence
dans les pénitenciers et l’impact des réformes touchant la sécurité sont peu
développées, tant sur le plan quantitatif que qualitatif et que, par conséquent, la
Vers un projet pénitentiaire
18
prudence s’impose. Cette prudence doit se traduire dans une politique
carcérale fondée sur l’équilibre entre des approches opposées : coercitives et
persuasives, sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons, à partir
d’exemples concrets, qu’un tel équilibre tend à se réaliser par la force des
choses, mais partiellement, en réaction aux événements, sous la pression des
acteurs.
La troisième partie de notre étude porte sur la détentionnalisation, l'intégration
des détenu-es au pénitencier, et sur le rôle des agents correctionnels dans ce
processus. L'objectif de cette troisième partie est de montrer qu'il n'y a pas
qu'une seule alternative, un seul choix qui s'offre aux agents correctionnels : la
sécurité et/ou la réinsertion sociale. Parmi les grandes missions formelles et
informelles des agents correctionnels, nous dégageons, nous identifions et nous
décrivons la mission d’insertion carcérale. Cette mission se distingue de la
mission de réinsertion sociale et est appelée à devenir l'enjeu principal de la
division technique du travail au sein du pénitencier.
Nous concluons en formulant le projet pénitentiaire qui correspond le mieux à
l'évolution récente de l'univers carcéral canadien et aux intérêts objectifs des
agents correctionnels. Au centre de ce projet se trouve le principe de
précaution incarné dans la mission d'insertion carcérale, en équilibre avec la
mission de sécurité.
Pour mener à bien notre étude, nous nous sommes inspirés des principales
recherches qui ont été effectuées sur l'univers carcéral et les gardiens de prison
depuis une décennie. Même si nous avons souvent adopté des points de vue
différents, notre étude doit beaucoup à celles de Stastny et Tyrnauer, de
Bottoms, de Clemmer, de Wheeler, de Chauvenet, Orlic et Benguigui, de
Lhuilier et Aymard, de Lemire, de Laplante, de Vacheret et de nombreux autres,
dont nous avons souvent repris certaines formulations. Nous ne prétendons pas
avoir résolu la « question pénitentiaire ». Nous sommes conscients que les
sujets abordés prêtent à controverse et qu'en dernière analyse, ce qui est en
jeu, c'est la nature même du travail des agents correctionnels.
Vers un projet pénitentiaire
19
I- L'évolution du système carcéral canadien (1950-2002)
Dans la première partie de notre étude, nous nous penchons sur l'évolution
du système carcéral canadien en relation avec la transformation du rôle des
agentes et agents correctionnels 1. L'objectif de cette première partie est
d'esquisser, sur la base d'une typologie de l'évolution des établissements
carcéraux, les grandes lignes de force de la transformation du système
carcéral canadien et du rôle des agents de correction, à partir des principaux
rapports d'enquête qui ont marqué le régime pénitentiaire fédéral d'aprèsguerre.
Pour ce faire, nous abordons les sujets suivants : les types d'organisation
carcérale, les phases d'évolution des établissements carcéraux et les
grandes réformes du système pénitentiaire canadien.
Concernant l'évolution des politiques gouvernementales et des orientations
du Service correctionnel du Canada (SCC), il n'existe pas, à notre
connaissance, de synthèse. Nous avons dû en « bricoler » une à partir de
pièces détachées. Partant d'une typologie des organisations carcérales, nous
avons situé les grandes réformes du système pénitentiaire canadien dans les
phases d'évolution des établissements carcéraux telles que définies par
Stastny et Tyrnauer, ce qui n'avait pas été fait auparavant.
Énormément de travail reste à faire. Nous espérons avoir contribué
modestement à la tâche.
1- Typologie des organisations carcérales
Du point de vue organisationnel, il existe deux grands types
d'établissement carcéral : l'établissement coercitif et l'établissement
normatif. Entre ces deux types, on retrouve des établissements mixtes
plus ou moins coercitifs ou normatifs. Dans chaque type d'établissement, l'autorité est assurée par une personne-clé, la fonction principale
et l'importance du rôle des gardiens diffèrent, selon la nature des
établissements2.
1
Les termes gardien, surveillant, agent correctionnel et agent de correction sont synonymes. La littérature
académique utilise les termes gardien et surveillant, le Service correctionnel du Canada, le terme agent de
correction.
2
LEMIRE, 1990.
Vers un projet pénitentiaire
20
L’organisation carcérale coercitive
L'organisation carcérale coercitive est autocratique (hiérarchisée),
centralisée (du point de vue de la prise de décision, de l'information et
de la communication) et charismatique (le leadership y joue un rôle
dominant). Elle est fondée sur la force brute et l'obéissance passive
(force physique, peur, isolement, menaces, privilèges, etc.). Elle a pour
objectif prioritaire le maintien de l'ordre. On la retrouve dans les
établissements sécuritaires traditionnels.
L'ordre est assuré par le système de privilèges. Ce système consiste à
accorder des récompenses, des faveurs aux détenu-es en échange de
leur coopération et de leur adhésion (calculées). Par la négociation et le
marchandage, le personnel de l'établissement achète la paix, en faisant
preuve d'une plus ou moins grande tolérance dans l'application des
multiples règlements internes. Les mesures disciplinaires garantissent le
respect des ententes tacites. Il s'agit donc d'un mécanisme informel où le
personnel et les détenu-es se retrouvent en relation d'interdépendance,
de « réciprocité corruptrice » (les règles et la justice internes sont
sacrifiées au maintien de l'ordre). En fait, dans les établissements
coercitifs, le système de privilèges est l'outil de travail essentiel du
personnel3.
Dans ces institutions, la personne-clé est le directeur-adjoint responsable
de la sécurité. Il dirige par leaders informels interposés. En accordant des
privilèges à l'élite des détenus, et par son intermédiaire à la masse des
prisonniers (meilleurs emplois, plus grande liberté de mouvement,
extension des périodes de récréation, etc.), il renforce l'adhésion à
l'établissement. Les gardiens se voient attribuer un second rôle. Ils
négocient les privilèges de moindre importance. Cependant, à cause des
relations quotidiennes qu'ils entretiennent avec la masse des détenus, le
système de privilèges gardiens/détenus est plus stable que le système
adjoint/leaders. D'où le rôle fondamental joué par les gardiens dans le
maintien de l'ordre et de la sécurité.
L’organisation carcérale normative
L'organisation carcérale normative favorise une approche plus égalitaire
(décentralisation des prises de décision), accorde la priorité aux relations
interpersonnelles (échanges, discussions, consultations, consensus). Elle
est fondée sur la persuasion, la participation, la responsabilisation, la
motivation, l'adhésion volontaire et positive, et sur la reconnaissance des
3
SYKES, 1958; repris par LEMIRE, 1990.
Vers un projet pénitentiaire
21
droits des détenu-es. Elle a pour objectif prioritaire la réinsertion sociale.
L'ordre et la sécurité sont des préoccupations secondaires. L'autorité
s'impose en dernier ressort, dans le respect des règles (fin de l'arbitraire).
On retrouve ce type d'organisation dans les établissements dont la
mission principale est la rééducation.
La vie de groupe – au niveau de l'unité, du pavillon, du quartier – est
l'outil de rééducation privilégié des établissements normatifs. La relation
éducateur/détenus est un microcosme de la société, une représentation
du monde extérieur. Apprendre à vivre en groupe, c'est apprendre à
vivre en société, à connaître et à intérioriser ses normes. La vie de groupe
permet une « normalisation » du milieu carcéral et, partant, elle lui
assure un certain ordre et une certaine pérennité.
Le rôle-clé dans les institutions normatives n'est plus tenu par l'adjoint à
la sécurité mais par le directeur et/ou par l'adjoint aux programmes de
rééducation. Les personnes-clé sont les employés qualifiés, possédant
une autorité et des habiletés particulières, qui oeuvrent dans les pavillons
ou les unités de vie : chefs d'équipe, éducateurs-animateurs professionnels. Avec le relâchement de la sécurité, la figure du gardien,
dévalorisée, s'estompe. On cherche à transformer ce dernier en
éducateur de première ligne.
Sur le plan organisationnel, les deux modèles d'établissement carcéral
sont considérés comme étant incompatibles, voire contradictoires. Les
établissements dont l'objectif premier est le maintien de l'ordre et la
sécurité sont nécessairement coercitifs, tandis que les établissements
dont la mission principale est d'ordre psycho-culturel (la réinsertion
sociale) sont nécessairement normatifs. Les établissements normatifs
accordent une plus grande liberté aux détenus et tolèrent un plus grand
désordre, à l'image de la société elle-même. Les établissements coercitifs ne peuvent prétendre sérieusement à la réhabilitation des
délinquants.
Les deux types d'établissement sont incapables de
poursuivre et d'atteindre deux objectifs à la fois. Contrôle coercitif et
relation d'aide seraient antinomiques, tout autant que rééducation et
sécurité maximale4.
2- Les phases d'évolution des établissements carcéraux
Le mode d'organisation des établissements carcéraux s'est transformé au
cours de l'histoire, et le rôle des gardiens a évolué de façon
concomitante.
4
LEMIRE, 1990.
Vers un projet pénitentiaire
22
L'évolution s'est faite de l'établissement coercitif à l'établissement
normatif. Toutefois, l'évolution n'a pas été linéaire. Elle a pris la forme
d'une tendance générale, sans jamais se réaliser dans un modèle pur, de
telle sorte que la majorité des pénitenciers aujourd'hui sont des établissements mixtes, plus ou moins coercitifs ou plus ou moins normatifs, selon
le cas.
D'après Stastny et Tyrnauer, le milieu carcéral a connu quatre grandes
phases d'évolution depuis le XIXe siècle, auxquelles correspondent
quatre grands types de pénitencier 5.
Première phase : la révélation
La première phase, d'inspiration religieuse, est celle de la révélation
(enlightenment). Le détenu est appelé à s'amender par la pénitence
(d'où le mot « pénitencier ») et les habitudes de travail. Il est isolé, réduit
au silence, confiné à une cellule individuelle, sans activité de groupe,
coupé de la société, totalement dépendant. Les rapports de pouvoir qui
caractérisent ce type de pénitencier sont unipolaires (sens unique) : les
gardiens détiennent le pouvoir sur les détenus. Le compromis et la
négociation n'existent pas. Le pénitencier est une institution totalitaire6.
Deuxième phase : l’entreposage
La deuxième phase, de type utilitariste, est celle de l'entreposage
(warehouse). L'idéal religieux fait place au pragmatisme. La fonction
principale du pénitencier n'est plus d'amender le détenu mais de le
neutraliser. On assiste à la naissance de l'établissement coercitif
traditionnel, en réponse au mode d'organisation sociale spontanée des
détenu-es et à la montée de la violence individuelle et collective. Les
détenu-es existent en tant que groupe. Ils possèdent leur propre code de
valeurs (loyauté, sang-froid, droiture, courage, solidarité) et leur propre
hiérarchie. La prison n'est plus une institution totalitaire pure, bien qu'elle
demeure coupée de la société. Les rapports de pouvoir se modifient :
d'unipolaires, ils deviennent bipolaires; détenus contre gardiens. La
relation se fait conflictuelle. L'ordre carcéral (l'absence de désordre) et la
sécurité ne sont plus assurés par la seule coercition (punition, séparation,
isolement). Le gardien a besoin de la collaboration du détenu. Pour
remplir sa tâche, il doit constamment recourir au compromis et à la
négociation. Le système de privilèges se met en place.
5
6
STASTNY, TYRNAUER, 1982; repris par LEMIRE, 1990.
GOFFMAN, 1968; FOUCAULT, 1975.
Vers un projet pénitentiaire
23
Troisième phase : la rééducation
La troisième phase est celle de la rééducation (remedial), ou du
traitement scientifique de la criminalité. Dans ses aspirations, elle
marque un retour à la première phase. La fonction principale de la prison
n'est plus de neutraliser les détenus mais de les réhabiliter sur le modèle
médical et éducatif. On vise la réinsertion sociale des prisonniers que l'on
considère maintenant comme des personnes, des individus ayant des
besoins spécifiques. Pour ce faire, on établit une continuité entre le
pénitencier et la société (la société entre au pénitencier et le pénitencier
sort en société !). D'une part, on fait appel aux professionnel-les des
sciences humaines et de la santé afin d'élaborer et d'appliquer une série
de traitements et de programmes de formation et d'éducation. D'autre
part, on répartit la durée de la sentence à purger entre le pénitencier et la
société (libération conditionnelle). L'ordre coercitif classique est
profondément remis en cause. Aussi, les rapports de pouvoir se transforment. Ils deviennent tripolaires. Le pouvoir est partagé entre les
éducateurs, les gardiens et les détenus.
Quatrième phase : la diversité et le pluralisme
D'une part, le pénitencier s'ouvre plus complètement sur la société,
reprenant à son compte les normes de fonctionnement social
(normalisation). Avec l'essor des libertés individuelles, les détenu-es
acquièrent des droits qui vont au-delà des besoins pris en compte durant
la période précédente. Les conditions de détention des prisonniers
s'améliorent. Mais il faut désormais davantage de privilèges pour obtenir
l'adhésion des détenu-es. Le système de privilèges se voit entraîné dans
une spirale inflationniste qui remet en question la nature même du
milieu carcéral.
D'autre part, la société investit le pénitencier, influençant plus
profondément le mode de gestion de l'établissement. Le pénitencier
reflète de plus en plus les clivages et les antagonismes sociaux. Le
système d'action se complexifie. Les groupes et les conflits d'intérêts
internes et externes déterminent les fonctions du pénitencier et la nature
des rapports de pouvoir. Pour répondre aux différentes demandes, le
pénitencier se fait poly-fonctionnel : punitif, dissuasif, neutralisant,
rééducatif, démocratique, etc. La confusion et l'incohérence s'installent,
dans un contexte de contraintes budgétaires. L'organisation pénitentiaire
apparaît dès lors comme le résultat des forces en présence et non
comme le fruit de la concertation et de la rationalité. De tripolaires, les
Vers un projet pénitentiaire
24
rapports de pouvoir deviennent multipolaires. Le pouvoir est partagé
entre les détenus et leur comité, les gardiens, les éducateurs, les
administrations locales, régionales et centrales, les gouvernements, les
juges, les médias de masse et l'opinion publique. Le directeur d'établissement se transforme en simple médiateur, souvent incapable d'équilibrer
les forces en présence.
Au fur et à mesure que le pénitencier devient perméable à la société
(processus de détotalitarisation), le pouvoir devient de plus en plus
diffus. Les gardiens sont les grands perdants de cette évolution. D'une
phase à l'autre, ils ont vu leur pouvoir s'effriter, passant d'un pouvoir
absolu à un pouvoir contesté par les détenu-es puis partagé avec les
éducateurs, jusqu'à l'éclatement actuel.
3- Les grandes réformes du système pénitentiaire canadien
Les commissions et les rapports d'enquête portant sur le milieu carcéral,
et plus particulièrement sur les événements survenus dans les
pénitenciers canadiens, nous renseignent sur les grandes lignes de force
de l'évolution du système correctionnel fédéral. Au cours des dernières
décennies, de nombreux rapports ont été rédigés. Dans le cadre
restreint de la présente analyse, il serait difficile d'en faire une étude
exhaustive.
Cependant, les commissions et les rapports d'enquête n'ont pas tous la
même pertinence. Cinq rapports et trois documents ont marqué de
façon plus particulière le régime correctionnel fédéral d'après-guerre :
le rapport Fauteux de 1956, le rapport MacGuigan de 1977, le Rapport du
Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale de 1989, le
rapport Arbour de 1996 et le Rapport du Groupe de travail sur la sécurité
de 1999, la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, La Mission
du Service correctionnel du Canada de 1988-91 et la Loi sur le système
correctionnel et la mise en liberté sous condition de 1992. Ces rapports et
documents marquent des ruptures ou des inflexions dans la philosophie
du SCC. Ils soulignent les préoccupations, les valeurs et les choix
pénologiques des différentes époques. Ils ont conduit à des réformes
importantes qui sont à l'origine du modèle actuel de gestion des
sentences.
Vers un projet pénitentiaire
a)
25
De la révélation à l'entreposage
Mais afin de bien comprendre l'évolution du système pénitentiaire
canadien et les enjeux en cause, un retour en arrière s'impose.
Le pénitencier est apparu à la fin du XVIII e siècle comme alternative
aux châtiments corporels, à la déportation et à la peine de mort.
Avant cette période, les détenus étaient gardés en prison dans
l'attente de leur procès ou de leur châtiment 7.
Le premier pénitencier a été construit en Angleterre en 1779,
suivant les théories réformatrices de John Howard condensées
dans son livre The State of the Prisons in England and Wales. Le
premier pénitencier canadien, celui du Haut-Canada, a ouvert ses
portes en 1835 à Portsmouth 8.
Le pénitencier se démarque de la prison, caractérisée par la
promiscuité (salle commune), l'insalubrité (absence d'hygiène) et
l'oisiveté (les détenus passaient leur journée à ne rien faire). Il
propose un nouveau modèle basé sur l'isolement (cellule
individuelle), le travail réformateur (en isolement ou en groupe, la
plupart du temps forcé), la discipline et le silence 9.
À cette époque, tout acte illicite est considéré comme une « faute »,
un péché que le criminel doit expier par la « pénitence ». Le détenu
est un « condamné » que la société appelle à se réformer
spirituellement par la méditation, et physiquement par le travail. Il
doit subvenir à ses propres besoins physiques et psychologiques.
Si la réforme de la prison anime les débats politiques à la fin du
XVIIIe siècle, celle du pénitencier les alimentera tout au long des
XIXe et XXe siècles.
Dès 1836, le Comité spécial pour l'adoption d'un système
pénitentiaire efficace écrit que « l'objet unique (de la société) est
d'empêcher le coupable de lui nuire dorénavant » et qu'elle peut
seulement « espérer son repentir et sa réforme »10. On est vite passé
de la ferveur réformatrice religieuse (de la « pénitence ») à
l'entreposage !
7
LEMIRE, 1990.
À partir de la Confédération, il sera connu sous le nom de pénitencier de Kingston.
9
LAPLANTE, 1989.
10
Cité par LAPLANTE, 1989, p. 116.
8
Vers un projet pénitentiaire
26
Mais en 1849, la commission Brown, chargée d'enquêter sur
l'administration du pénitencier de Kingston – pénitencier surpeuplé,
marqué par des troubles importants et par un taux élevé de récidive
des ex-détenus – dénonce l'échec de la réforme. Le commissaire
attribue cet échec à l'autocratisme (l'administration excessive et
arbitraire des peines corporelles), à l'absence de discipline (sapée
par le favoritisme envers certains détenus) et au manque de
surveillance. Il rappelle que l'objectif du pénitencier est de séparer,
de trier les détenus afin de favoriser leur réforme morale. Pour y
parvenir, le commissaire propose de réduire le pouvoir de la
direction, en accordant un rôle et un statut plus importants aux
inspecteurs, garants de l'ordre pénitentiaire. Ce qui sera fait.
À cette époque déjà, le pénitencier se fixe un double objectif :
assurer la protection de la société et réformer les criminels. Mais le
pénitencier demeure, en fait, un lieu d'entreposage.
Durant plus d'un siècle, les inspecteurs susciteront de continuelles
enquêtes; et ces dernières se succéderont, reproduisant les mêmes
constats et adressant les mêmes reproches au pénitencier.
Les conditions de détention des détenus s'améliorent très
lentement et parcimonieusement : marche dominicale dans la
cour de l'établissement, éclairage des cellules le soir,
communication épistolaire plus fréquente, levée graduelle de
l'obligation de garder le silence, remplacement du fouet par
l'isolement, du cachot et de la privation de nourriture par la cellule
(obscure) et la diète au pain et à l'eau, en cas d'indiscipline, timide
réduction de la peine pour bonne conduite (environ le sixième de
la sentence, en 1868) et cours de formation académique sont
autant de mesures d'atténuation de la rigueur des conditions de vie
des détenus qui ne changeront pas la nature fondamentale du
pénitencier.
Pour répondre à la croissance de la population carcérale, quatre
pénitenciers seront construits de la Confédération à 1880, sur le
modèle de Kingston. Nous étudierons plus en profondeur
l’évolution architecturale et opé-rationnelle des pénitenciers
canadiens à la section II.
En 1914, la commission MacDonnell, après avoir relevé les
irrégularités et les infractions de toutes sortes commises dans les
Vers un projet pénitentiaire
27
pénitenciers, insiste sur la nécessité de procéder à de nouvelles
réformes. En 1921, le comité Biggar (comité nommé relativement à
la révision des règlements pour les pénitenciers et des
modifications à la loi régissant les pénitenciers) propose de
remplacer les restrictions et la répression dans les pénitenciers par
le développement et le traitement du détenu dans une approche
quasi-scientifique.
En 1938, la Commission royale d'enquête sur le système pénal
canadien, présidée par Joseph Archambault, préoccupée par le
taux croissant de la criminalité et de la récidive des détenus au
Canada ainsi que par les émeutes et les grèves de détenus qui ont
marqué les années de la Grande Dépression, constate l'absence
presque totale de programmes de réadaptation dans les
pénitenciers et recommande l'adoption des programmes
britanniques11. Le rapport du commissaire souligne l'importance de
la prévention et de la réhabilitation et recommande l'abolition des
mesures punitives. La discipline s'impose, mais elle doit conserver
un caractère humain.
Le pénitencier en tant que lieu d'entreposage est de plus en plus
remis en question.
b)
De l'entreposage à la rééducation
Suite à la Seconde Guerre mondiale, le surpeuplement des
pénitenciers canadiens a engendré des désordres importants. Et
comme les problèmes allaient grandissant, le gouvernement
canadien a créé une nouvelle commission en 1953.
La commission Fauteux explique l'échec de la réforme
Archambault par le fait que celle-ci était fort incomplète et qu'elle
fut mal et partiellement appliquée 12.
Le rapport Fauteux, Rapport du comité constitué pour faire enquête
sur les principes et les méthodes suivis au Service des pardons du
ministère de la Justice du Canada a été « écrit en réaction à la
grande noirceur de l'établissement totalitaire traditionnel »13. Rendu
public en 1956, il marque l'entrée des pénitenciers canadiens dans
11
LAPLANTE, 1989.
LAPLANTE, 1989.
13
LEMIRE, 2000, p. 6.
12
Vers un projet pénitentiaire
28
la troisième phase d'évolution du système carcéral, celle de la
rééducation.
La commission Fauteux emprunte les mêmes chemins que les
commissions précédentes mais avec plus de cohérence. Elle
approfondit et généralise les mesures et les propositions déjà mises
de l'avant.
Le rapport Fauteux pose le problème de l'emprisonnement et de sa
nature.
En
suggérant
d'élaborer
et
d'appliquer
plus
systématiquement des programmes de réhabilitation et de
formation, afin « de changer le mode de comportement (...) des
détenus », il signale l'avènement du détenu en tant que personne et
citoyen. En proposant de classer les délinquants selon leur degré de
dangerosité, il appelle l'avènement de la gestion du risque. Mais
surtout, en affirmant que « la liberté surveillée remplace l'emprisonnement », et en proposant la création d'une Commission des
libérations conditionnelles et d'un Service de surveillance des
libertés conditionnelles, il prépare la mise en place d'un régime de
probation et annonce les mesures alternatives à l'emprisonnement
qui suivront14. Classement, rééducation, formation et probation vont
de pair.
Plusieurs recommandations du rapport Fauteux seront adoptées. À
partir de 1958, le Service de rémission accorde des libérations
conditionnelles anticipées, afin d'augmenter l'efficacité du système
carcéral et d'atténuer le problème de surpopulation. À la même
époque, le gouvernement fédéral met en oeuvre un programme de
construction moderne en vue d'adapter l'architecture pénitentiaire à
la nouvelle politique de réhabilitation et de traitement scientifique
des délinquants. En 1959, le Comité de planification correctionnelle
dresse un plan de construction comprenant quatre types de
pénitencier : institutions à sécurité renforcée, à sécurité maximale,
à sécurité moyenne et à sécurité minimale. Durant les deux
décennies qui vont suivre, une quarantaine de pénitenciers seront
construits, dont douze au Québec.
c)
Le pénitencier remis en question
Au cours des années 1960 et 1970 se développe en Occident un
mouvement pour la reconnaissance accrue des droits de la
personne, auquel les détenus n'échappent pas. Ces derniers se
14
LAPLANTE, 1989.
Vers un projet pénitentiaire
29
mobilisent et font connaître leurs conditions de détention par des
émeutes, des grèves et des prises d'otages – dont la plus célèbre est
l'émeute de Kingston de 1971 qui dura cinq jours – accélérant la
réforme du système pénitentiaire canadien.
En 1971, suite à l'émeute de Kingston, le gouvernement Trudeau fait
de la réhabilitation la politique carcérale officielle du Canada. En
1973, le poste d'enquêteur correctionnel est créé, afin de consolider
la surveillance gouvernementale des pénitenciers. En 1972, la Loi
des pénitenciers est modifiée pour interdire les châtiments
corporels. À partir de ce moment, la coercition se voit dissociée de
la punition physique pour se réduire à l'isolement. Et, en 1975, le
Canada adopte les règles minimales des Nations Unies pour le
traitement des détenu-es.
Cependant, cela ne suffit pas à calmer les esprits. L'émeute de
Kingston sera suivie par une longue période d'agitation dans
plusieurs pénitenciers, plus spécifiquement dans les établissements
à sécurité maximale. Durant la seule année 1975-1976, 69 incidents
majeurs se sont produits dans les pénitenciers canadiens, incluant
35 prises d'otages, qui ont fait 92 victimes parmi lesquelles un agent
correctionnel a perdu la vie; alors que seulement 65 incidents
graves ont été dénombrés entre les années 1932 et 1974 15. Dès le
mois de mars 1976, le gouvernement annonce un nouveau
programme de construction de pénitenciers plus petits et mieux
adaptés à sa nouvelle philosophie.
En fait, durant les deux décennies qui suivirent son application, la
réforme Fauteux a été vivement critiquée.
En 1969, le rapport Ouimet a souligné l'inadéquation entre la
structure des pénitenciers et leur mission de réhabilitation. Il
préconise l'utilisation d'établissements plus petits, de centres
résidentiels communautaires et de services de classement plus
adéquats. En 1973, le solliciteur général constate dans son rapport,
Le criminel et la société canadienne : une vue d'ensemble du
processus correctionnel, que l'avènement du traitement des
délinquants extra et intra-muros n'a pas vidé les pénitenciers. En
1976, la Commission de réforme du droit du Canada affirme très
clairement la non-convenance du pénitencier en tant que milieu de
réadaptation16.
15
16
SCC, 1991a, p. 93.
LAPLANTE, 1989.
Vers un projet pénitentiaire
30
Toutefois, la critique la plus virulente émanera de la Commission
MacGuigan dans son rapport de 1977 : Rapport à la Chambre du
sous-comité sur le Régime d'institutions pénitentiaires au Canada.
Le rapport réagit au désordre qui s'est installé dans le système
pénitentiaire canadien suite à la réforme des années 60 et 70. Il
affirme que l'emprisonnement s'est révélé inefficace et que les
pénitenciers, avec des taux de récidive de 60 à 80 %, ont failli à
leurs deux principales missions, soit protéger la société et
rééduquer les délinquants. Le gouvernement du Canada a dépensé
des millions inutilement. La troisième phase de l'évolution des
établissements carcéraux canadiens se termine sur un constat
d'échec. Le rapport affirme que la probation et la remise en liberté
conditionnelle constituent des alternatives moins coûteuses à
l'enfermement, à la construction de pénitenciers, et ne prône plus
l'emprisonnement à des fins spécifiques de réhabilitation.
Néanmoins, le rapport MacGuigan proposera, de toute urgence, une
réforme en profondeur pour solutionner la crise qui secoue les
pénitenciers canadiens. Le gouvernement Trudeau retiendra 53 des
66 recommandations formulées, dont celle d'embaucher des
femmes à titre d'agente correc-tionnelle et celle de mettre sur pied
des comités de détenu-es élus ainsi qu'un système de grief pour les
délinquants. Les pénitenciers sont appelés à se démocratiser.
Le courant de démocratisation des pénitenciers s'inscrit dans le
cadre de l'évolution des droits de la personne et des libertés
individuelles qui caractérise les sociétés occidentales. La
démocratie carcérale est présentée par ses adeptes comme la
meilleure solution aux problèmes d'instabilité et de violence dans
les pénitenciers. Elle constituerait le seul modèle sûr de gestion des
établissements carcéraux. Elle se fonde sur une nouvelle
distribution du pouvoir. Après avoir élaboré leur propre charte, les
détenu-es élisent un conseil au suffrage universel – le gouvernement des détenu-es.
L'idée de démocratiser les pénitenciers s'est développée aux ÉtatsUnis durant les années 1970. Quelques expériences ont été tentées
et diverses formes plus ou moins élaborées de démocratisation ont
été proposées : démocratisation limitée à l'organisation des activités
récréatives et à la consultation du comité des détenus; quasidémocratisation, incluant la participation à la gestion mais excluant
la gestion du processus disciplinaire et le contrôle direct sur les
Vers un projet pénitentiaire
31
gardiens; et démocratisation avancée, étendue à l'ensemble des
activités de l'établissement, le directeur conservant toutefois
l'autorité suprême.
Dans cette troisième forme de démocratisation, le conseil des
détenus détient le pouvoir de gérer non seulement la vie
quotidienne de l'établissement mais aussi le processus disciplinaire.
Les détenu-es gèrent eux-mêmes leur privation de liberté; ils sont
responsables de leur délinquance et de leur réhabilitation. D'une
certaine façon, ils sont leur propre gardien ! les véritables gardiens
étant en grande partie dépossédés de leurs prérogatives,
transformés au mieux en éducateurs, au pire en témoins passifs 17.
Toutes les tentatives de démocratisation intégrale (Sing-Sing, WallaWalla, etc.) ont été des échecs. La plupart du temps, cette solution
a été adoptée pour prévenir des situations de crise, des émeutes
imminentes. La démocratie et le pénitencier sont par nature
antinomiques. La démocratie carcérale ne convient pas à l'état de
détenu en privation de liberté. Elle débouche sur des demandes
exagérées, sur le renforcement des oligarchies délinquantes au sein
de l'établissement et, à terme, sur une véritable prise de pouvoir !
C'est non seulement une fausse solution, dangereuse pour les
gardiens, mais une revendication tactique portée par ceux qui
cherchent à abolir les pénitenciers (les abolitionnistes), détenus en
tête.
Mais le rapport MacGuigan ne va pas aussi loin que de proposer la
démocratie pénitentiaire intégrale. Il ne rejette pas l'ordre institué,
bien au contraire : « L'ensemble des besoins du Service canadien
des pénitenciers tient dans le terme discipline. Par discipline, nous
entendons essentiellement un ordre imposé au comportement
dans un but donné », peut-on lire dans le rapport18. Un nouvel ordre
doit donc être instauré qui se fonde sur la rationalité gestionnaire,
les règlements et les procédures.
d)
De la rééducation au pluralisme
En fait, vers la fin des années 70, le système correctionnel canadien
entre dans sa quatrième phase d'évolution, celle de la diversité,
phase durant laquelle toutes les tendances se manifestent
(punitives,
dissuasives,
neutralisantes,
rééducatives,
17
18
LEMIRE, 1990.
Cité par LEMIRE, 2000, p. 6.
Vers un projet pénitentiaire
32
démocratiques, etc.), en autant que la protection de la société soit
assurée. La période se caractérise par une approche de plus en plus
syncrétique, où l'on fait cohabiter plusieurs tendances, de façon
plus ou moins cohérente, afin de mieux répondre aux diverses
demandes sociales. De façon générale, les méthodes coercitives et
normatives partagent les mêmes objectifs. La discipline est
considérée comme un moyen de réforme, de réhabilitation, et la
normalisation comme un moyen de maintenir l'ordre et la sécurité.
Durant les années 80, le mouvement pour la reconnaissance des
droits de la personne se poursuit et s'intensifie.
En 1980, la Cour suprême statue que les personnes incarcérées ne
perdent pas leurs droits de citoyens. En 1982, le gouvernement
fédéral adopte la Charte canadienne des droits et libertés.
La Charte aura des répercussions importantes sur le Service
correctionnel canadien, l'obligeant à faire respecter les droits des
délinquants et à accorder de plus en plus d'importance au
processus judiciaire. En vertu de la Charte, « un délinquant
conserve tous les droits d'un citoyen ordinaire, exception faite de
ceux qui lui ont été retirés en vertu de la loi (en vertu de
dispositions explicites) ou du fait, nécessairement, de son
incarcération »19. Les droits des délinquants seront énoncés
clairement durant les années qui suivront dans la Loi sur le système
correctionnel et la mise en liberté sous condition ainsi que dans les
politiques du SCC et de la CNLC (Commission nationale de
libération conditionnelle). La Charte permet aux délinquants de
recourir aux tribunaux fédéraux lorsqu'ils estiment que leurs droits
n'ont pas été respectés.
Le mouvement pour la reconnaissance des droits de la personne, et
plus particulièrement des droits des détenu-es, se manifeste dans
un triple contexte de croissance de la population carcérale, due à
l'augmentation des crimes de nature sexuelle et des crimes liés au
trafic des stupéfiants, de restrictions budgétaires et d'augmentation
de la violence carcérale engendrée par l'augmentation de la
consommation de drogue et d'alcool dans les établissements.
En 1984, le gouvernement crée la Commission consultative sur
l'administration des pénitenciers, présidée par le recteur de
19
SCC, 1999b, p. 45.
Vers un projet pénitentiaire
33
l'Université d'Ottawa, M. John Carson, afin d'élaborer des solutions à
l'ensemble de ces problèmes.
Plusieurs des 56 recommandations du rapport Carson soulignent
l'importance de trouver des alternatives viables à l'emprisonnement
et d'entreprendre des recherches sur la violence dans les
pénitenciers. La Commission est d'avis qu'il y aura de plus en plus
de délinquants violents, perturbés et condamnés à des peines de
longue durée dans les établissements canadiens. Plus grave encore,
les comportements violents augmenteront et deviendront la norme,
le modèle de comportement dominant, de telle sorte que les
pénitenciers transformeront les détenus en criminels de plus en
plus dangereux et seront incapables d'assurer la protection de la
société. La surpopulation (le partage des cellules) combinée à
l'augmentation de la consommation de drogue auront pour
conséquence une augmentation importante des tensions, de la
violence et des suicides. Le commissaire recommande de
s'attaquer au trafic et à la consommation de drogue en effectuant
des fouilles et des tests de sang et d'urine 20. Subrepticement, l'ordre
carcéral est confronté et menacé de l'intérieur. Comme nous le
verrons à la section II, nos connaissances sur la violence dans les
pénitenciers sont encore très limitées.
Vers la fin des années 80, les pénitenciers débordent de détenus.
Au lieu de construire de nouveaux établissements, ou de raccourcir
la durée des sentences – ce qui aurait indisposé l'électorat – le
gouvernement choisit d'avancer le moment de la mise en liberté
conditionnelle. Il fonde sa décision sur une recherche menée en
1986 dans les dix pénitenciers fédéraux de l'Ontario. La recherche,
commandée par le Solliciteur général du Canada et conduite par
les professeurs Zambie et Porporino de l'Université Queen, aurait
démontré que l'emprisonnement n'était pas efficace pour éradiquer
les comportements criminels.
Le pénitencier agirait comme une sorte de machine à arrêter le
temps, à « figer » les comportements antisociaux des détenus
jusqu'à leur libération. Les chances de modifier les comportements
criminels seraient plus élevées lorsque les programmes de
rééducation sont dispensés à la fin ou au tout début de la sentence,
d'où l'inutilité de faire durer cette dernière. Les pénitenciers et
l'emprisonnement à long terme devraient donc être réservés
20
HARRIS Michael, 2001, p. 162-163.
Vers un projet pénitentiaire
34
principalement aux délinquants qui ont commis des crimes graves
et aux criminels endurcis.
Le Service correctionnel du Canada est à la croisée des chemins.
L'incarcération durant de longues périodes s'avère trop onéreuse,
elle n'est pas suffisamment efficace et devrait être utilisée avec
circonspection. Au mois d'août 1988, la commission Daubney dans
son rapport, recommande au gouvernement de faire une plus
grande utilisation de la mise en liberté conditionnelle, des peines et
des services communautaires, de la conciliation victime/délinquant
et de la surveillance électronique 21.
e)
Vers un pluralisme hiérarchisé
Au mois de novembre de la même année, le Groupe de travail sur
la mission et le développement organisationnel du SCC, chargé de
procéder à une réforme structurelle et à l'élaboration d'un plan
stratégique, sous l'égide du commissaire Ole Ingstrup 22, adopte, à la
conférence de Banff, le nouveau projet de mission du Service
correctionnel du Canada. Ce projet, revu et complété en 1991,
marque un tournant dans l'histoire du SCC.
L'énoncé de la Mission se lit comme suit :
« Le Service correctionnel du Canada, en tant que
composante du système de justice pénale, contribue à la
protection de la société en incitant activement et en
aidant les délinquants à devenir des citoyens respectueux
des lois.»23
L'objectif ultime de la Mission du SCC est de « contribuer à la
protection de la société », la principale stratégie pour y parvenir
consiste à « inciter activement (les détenus) à devenir des citoyens
respectueux des lois », et la meilleure méthode pour accomplir
cette tâche est d'exercer « un contrôle raisonnable, sûr, sécuritaire
et humanitaire », c'est-à-dire « être ferme - sans exercer de
coercition »24.
21
HARRIS, 2001, p. 165-166.
À partir de 1983, et jusqu'à 2000, Ole Ingstrup a joué un rôle central dans la transformation du système
pénitencier canadien. Immigrant danois, arrivé au Canada en 1983, on lui reproche souvent d'avoir voulu
implanter en Amérique du Nord, de façon autoritaire, un système pénitencier qui correspond au contexte
européen.
23
SCC, 1991c, p. 52.
24
SCC, 1991c, p. 53.
22
Vers un projet pénitentiaire
35
On retrouve à la base de la Mission cinq grandes valeurs
fondamentales. Les trois premières valeurs insistent sur les droits
humains, sur le respect des lois et sur le rôle essentiel que
remplissent les membres du personnel :
•
« Nous respectons la dignité des individus, les droits de tous les
membres de la société et le potentiel de croissance personnelle
et de développement des êtres humains. »
•
« Nous reconnaissons que le délinquant a le potentiel de vivre en
tant que citoyen respectueux des lois. »
•
« Nous estimons que le personnel du Service constitue sa force et
sa ressource principale dans la réalisation de ses objectifs, et
nous croyons que la qualité des rapports humains est la pierre
angulaire de sa Mission. »25
L'énoncé de la Mission et les trois principales valeurs qui la soustendent impliquent clairement que « les pénitenciers ne doivent pas
uniquement fournir des conditions de vie humaines, ils doivent
aussi servir à corriger le comportement des délinquants et à
préparer leur réinsertion sociale »26. Sur le plan pratique, cela
signifie que les délinquants devraient être « placés dans des
établissements d'après le risque qu'ils représentent pour les autres,
pour eux-mêmes et pour la collectivité, et selon leurs besoins
individuels » et que les pénitenciers doivent offrir « une gamme de
programmes de traitement, d'éducation, d'activités récréatives et
autres »27.
L'énoncé de la Mission implique également que le SCC mette de
l'avant « une idéologie d'intervention active », le contrôle étant
« mieux assuré par une interaction positive entre les membres du
personnel et les délinquants que par le simple recours à des
mesures de sécurité statique »28. L'énoncé exige que le Service
adopte une nouvelle structure organisationnelle, soit la gestion par
unité29.
25
SCC, 1991c, p. 52-55. Les quatrième et cinquième valeurs s'énoncent comme suit : « Nous croyons que
le partage des idées, des connaissances, des valeurs et des expériences, tant sur le plan national que sur le
plan international, est essentiel à l'accomplissement de notre Mission »; « Rendant compte au Solliciteur
général, nous croyons en une gestion du Service caractérisée par une attitude ouverte et intègre ».
26
SCC, 1991c, p. 79.
27
SCC, 1991c, p. 79.
28
SCC, 1991c, p. 99.
29
Ce mode de gestion avait été proposé une première fois en 1984 dans le Rapport au sujet de l’énoncé des
valeurs du SCC.
Vers un projet pénitentiaire
36
Un début de réforme organisationnelle avait été enclenché au cours
des années 60, en appliquant le concept d’« unité résidentielle »
dans certains pénitenciers fédéraux. L'opération consista à diviser la
population carcérale « en petits groupes selon la proximité des
cellules » et à affecter des membres du personnel à chacun de ces
groupes, sur une base permanente. Les agents d'unités
résidentielles remplissaient un double rôle : celui de gardien et
celui d'agent de gestion de cas de première ligne. Mais la création
des unités résidentielles eut pour conséquence de diviser les
membres du personnel en deux catégories : ceux qui s'occupaient
seulement de la sécurité statique périmétrique et ceux affectés à la
sécurité active. Les premiers avaient peu de contacts avec les
détenu-es et connaissaient mal la population carcérale et ils se
voyaient à toutes fins pratiques exclus des activités (internes) de
l'établissement. Les seconds travaillaient plus directement avec les
détenu-es, mais sans liens avec les employé-es chargés de la
sécurité périmétrique. Dans l'ensemble du pénitencier, la sécurité
active devait être améliorée 30.
Comme l'explique le SCC, le nouveau modèle de gestion, la gestion
par unité « vise à établir un certain équilibre entre la sécurité
statique et la sécurité active »31. De façon plus précise, elle « vise
essentiellement à assurer une interaction fructueuse, d'une part,
entre les différentes équipes d'employés (grâce à l'intégration de la
gestion des cas, des programmes et de la sécurité) et, d'autre part,
entre les membres du personnel et les groupes de détenus »32.
À la fin des années 80, la gestion par unité devint le seul modèle
d'organisation pour l'ensemble des établissements du SCC. Comme
son nom l'indique, chaque établissement est divisé en unités,
constituées d'un pavillon cellulaire, logeant entre 80 et 120 détenues, et de secteurs désignés de l'établissement (postes de garde,
aires réservées aux programmes et aux activités, etc.), sous la
direction d'un chef d'unité. Ce dernier est assisté par une équipe
formée de surveillants correctionnels, d'agents de gestion de cas et
d'agents de correction appartenant à deux niveaux hiérarchiques.
Les agents de correction I accomplissent, en rotation, toutes les
tâches de sécurité statique (contrôle du périmètre, contrôle des
déplacements, dénombrements, fouilles, etc.). Les agents de
30
SCC, 1991c, p. 107-108.
SCC, 1991c, p. 109.
32
SCC, 1991c, p. 110.
31
Vers un projet pénitentiaire
37
correction II participent à la gestion de cas (élaboration et suivi des
programmes, évaluation des comportements des détenus, études
des dossiers, etc.), en plus de remplir les mêmes tâches que les
agents de correction I. Les agents de surveillance sont chargés de
superviser le travail quotidien des agents de correction de l'unité,
alors que les agents de gestion de cas ont la responsabilité générale
et ultime de la gestion de tous les dossiers33. (Nous étudierons plus
en profondeur le rôle des agents correctionnels à la section III.)
Aux dires même d'Ole Ingstrup, la mise en œuvre de la Mission a
rencontré, au cours des premières années, plusieurs difficultés :
retard d'application occasionné par les élections fédérales de 1988,
cynisme du personnel à l'égard du renouveau organisationnel,
interprétation de la Mission dans le sens d'une extension des droits
des employés, résistance au changement et difficulté d'adaptation
des cadres et du personnel à la gestion participative et à la gestion
par résultats (opposition au nouvelles normes de travail et de
direction), grève des employés du groupe des programmes à
l’automne 1989 (portant principalement sur les horaires de travail),
craintes des solliciteurs généraux concernant la capacité du Service
à coordonner la myriade de projets élaborés pour actualiser
l'énoncé de la Mission, et restrictions budgétaires des années 1990
et 1991 qui forcèrent le SCC à sacrifier plusieurs projets de
rénovation.
Mais la principale difficulté provenait avant tout du réalisme d'une
partie importante du personnel et des gestionnaires. En fait,
comment exiger l'engagement à fond des membres du SCC, alors
même que le principal promoteur de la réforme affirme qu' « II
serait faux de conclure que le personnel du secteur correctionnel
devrait être en mesure d'assurer la réinsertion sociale de tous les
délinquants, ou même d'un grand nombre d'entre eux, comme
citoyens qui, à long terme, respecteront les lois »34.
Par ailleurs, le SCC reconnaît que « La Mission s'est développée à
partir des influences qu'a subies le Service au cours des décennies
1970 et 1980 »35, et la présente comme une tentative pour sortir de
l'ère du pluralisme :
33
SCC, 1991c, p. 111-112.
INGSTRAP, SCC, 1991c, p. 242.
35
SCC, 1991c, p. 45.
34
Vers un projet pénitentiaire
38
« Pendant de nombreuses années, le Service
correctionnel fédéral a accompli son travail dans un
cadre stratégique bien défini et bien équilibré. On
présentait
le
châtiment,
la
réadaptation,
la
resocialisation, la réintégration, la neutralisation et la
réprobation simplement comme quelques-uns des
principaux objectifs visés. L'absence d'un cadre
stratégique d'ensemble a donc constitué un obstacle
majeur pour le SCC dans sa poursuite de l'excellence, en
plus
d'empêcher
le
gouvernement,
et
plus
particulièrement le solliciteur général, de bien
comprendre quelles devaient être les priorités parmi les
objectifs,
souvent
contradictoires,
des
services
correctionnels. En outre, ce qu'on attendait du Service
variait beaucoup selon l'objectif considéré comme
primordial : le châtiment (faire souffrir systématiquement
et délibérément) ou la réinsertion sociale réussie
(s'assurer que les délinquants ne récidivent pas) »36.
Et le SCC de conclure que, dans le passé, il mettait « l'incarcération
au premier plan », il insistait « beaucoup trop sur la surveillance et
le contrôle des détenus », accordant « une importance capitale à la
sécurité »; bref, qu’il insistait trop peu sur la préparation d'une
transition réussie entre le pénitencier et la communauté.
Nous touchons ici à la contradiction formelle de la Mission. Elle
prétend tout à la fois établir un équilibre entre la sécurité statique et
la sécurité active et accorder la priorité à la sécurité active, sécurité
qu'elle identifie à l'interaction positive entre le personnel et les
délinquants (gestion de cas, programmes, etc.).
Comme nous verrons plus loin, cette contradiction sera atténuée
dans les prises de positions subséquentes du SCC. Il se prononcera
de plus en plus en faveur de la sécurité active, même si dans la
pratique, il lui faudra parfois faire marche arrière et rétablir un tant
soit peu l'équilibre entre la sécurité statique et la sécurité active,
sous la pression de certains groupes, dont les syndicats.
36
SCC, 1991c, p. 19.
Vers un projet pénitentiaire
f)
39
Pluralisme et féminisme
Durant les années 80, dans la foulée du mouvement pour la
reconnaissance des droits de la personne, les groupes féministes
intensifient leurs actions revendicatrices. Le féminisme aura des
répercussions importantes sur le milieu carcéral canadien. Les
valeurs et les pratiques prônées par les féministes -les droits
humains, et plus particulièrement ceux des femmes, l'égalité des
sexes, la vie communautaire (vie de groupe, vie familiale), la
revalorisation et la participation aux tâches domestiques, l'entraide
et la solidarité et, de façon plus générale, une approche holistique
aux problèmes humains et sociaux- influenceront directement ou
indirectement les commissions et les groupes d'étude créés à partir
de la fin des années 80.
En 1989, le commissaire du Service correctionnel du Canada met
sur pied le Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine
fédérale, chargé d'élaborer une stratégie globale de gestion des
délinquantes. Le rapport du Groupe d'étude, La création de choix,
recevra l'aval du gouvernement fédéral en 1990. Fondé sur les
principes d'habilitation, de choix judicieux, de respect et de dignité,
d'entraide et de responsabilité, ce rapport accentue et accélère le
virage philosophique et pratique du SCC.
Le rapport propose la construction d'établissements régionaux pour
femmes, l'élaboration de programmes axés sur leurs besoins et la
mise au point d'une stratégie communautaire. Une conception
holistique des services correctionnels est adoptée. L'aménagement
intégré des pénitenciers régionaux pour femmes fait écho à cette
conception. À l'intérieur d'un périmètre clôturé et gardé, des unités
d'habitation sont regroupées derrière un bâtiment principal comprenant les bureaux du personnel, les salles pour les programmes,
l'aire de visite et les cellules d'isolement. Chaque maison est
composée d'une pièce de séjour, d'une cuisine, d'une salle à
manger, d'une buanderie/lingerie et de salles de bain. Elle accueille
de six à dix femmes. La vie communautaire se structure autour des
tâches quotidiennes. Le rôle des agentes et agents de correction est
sensiblement différent de celui qui leur est attribué dans les prisons
pour hommes. Les agentes de correction sont des « intervenantes
de première ligne ». En interaction constante avec les délinquantes,
leurs fonctions englobent la gestion de cas et le soutien en matière
de programmes37.
37
SCC (e).
Vers un projet pénitentiaire
40
La création de choix se distingue des rapports antérieurs par une
différence de degré et non par une différence de nature. Elle
s'intègre dans le cadre de la Mission du SCC et du pluralisme
hiérarchisé qui accordent la priorité à la normalisation et à la
sécurité dynamique.
En 1996, le rapport Arbour, Commission d'enquête sur certains
événements survenus à la prison des femmes de Kingston reprend
plusieurs recommandations ainsi que l'esprit du rapport du Groupe
d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale de 1989.
Comme le souligne Guy Lemire, le document s'inscrit lui aussi
« dans une longue tradition d'enquêtes et de textes désireux de
normaliser les rapports entre la direction et le personnel, d'une part,
et les détenus, d'autre part »38. Il ne marque pas une rupture
radicale par rapport à l'ordre bureaucratique et scientifique
antérieur; il cherche plutôt à coiffer cet ordre bureaucratique et
scientifique d'un nouvel ordre juridique (primauté du droit et du
respect de la personne), le nouvel ordre juridique venant,
finalement, « couronner une nouvelle institutionnalisation des
rapports sociaux »39.
Le nouvel ordre juridique avait d'ailleurs été codifié, en partie du
moins, dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté
sous condition de 1992. Cette loi importante assure une protection
accrue des droits des délinquants. Elle a de multiples implications.
La loi reconnaît que le niveau de sécurité attribué au détenu doit
être déterminé principalement par son comportement carcéral et
non par la gravité de son crime. D'autre part, elle limite
considérablement l'usage de la force lors des interventions (fouille,
extraction de cellule, etc.). Cependant, elle permet encore à la
direction des pénitenciers d'imposer des sanctions disciplinaires
sévères aux détenus ayant commis des fautes graves, allant jusqu'à
l'isolement pour une période de trente jours.
Mais ce pouvoir sera fortement limité en 1999, lorsque la Cour
suprême décrétera que les détenus condamnés à l'isolement
conservent le droit de recourir aux tribunaux et que la sanction ne
peut être appliquée avant le jugement. À partir de ce moment, la
réhabilitation se voit dissociée de la punition, celle-ci se réduisant
en très grande partie à l'incarcération, à la perte de liberté.
38
39
LEMIRE, 2000, p. 7.
LEMIRE, 2000, p. 8.
Vers un projet pénitentiaire
g)
41
Pluralisme et gestion du risque
Durant la décennie 90, et plus particulièrement au cours des cinq
dernières années, on a vu se développer en Amérique du Nord une
nouvelle pénologie, la « justice actuarielle ». La justice actuarielle
définit le contrevenant comme une simple probabilité statistique 40.
Le risque et son corollaire, la protection de la société, deviennent
l'enjeu principal du système carcéral. Avant d'être considéré
comme une personne, le délinquant est considéré comme une
statistique, et la justice actuarielle s'intéresse moins à le changer
qu'à le contrôler41. Dans cette approche, la priorité est accordée à la
gestion rationnelle des populations dangereuses (classification de
plus en plus complexe des détenu-es). L'objectif de réhabilitation
s'efface au profit de la neutralisation, et la neutralisation s'apparente
à l'objectif d'entreposage propre aux établissements coercitifs
traditionnels42.
En réalité, la justice actuarielle ne fait que développer et renforcer
une approche déjà bien établie. Elle se confirme dans les années 60
avec la construction d'établissements de différents niveaux de
sécurité et elle se renforce vers la fin des années 70 avec la mise en
place du processus de gestion de cas. Le classement et la sélection
des détenus remontent au début du XX e siècle. Cependant, la
classification des délinquants et la modification de leur statut
reposent sur le jugement clinique, forcément subjectif des agents
de gestion de cas et sur la notion de dangerosité qui est
difficilement définissable et mesurable. Dans les années 80, la
notion de dangerosité est remplacée par celle de risque, plus facile
à mesurer (statistiquement) ; et le jugement clinique de l'agent de
libération conditionnelle est « encadré par un modèle de gestion à
la fois bureaucratique et scientifique »43. L'on assiste à l'avènement
de la gestion scientifico-bureaucratique du risque en milieu
carcéral. À partir des années 90, cette approche connaît un
développement important avec l'application de l'informatique.
Le Service correctionnel canadien a fait de la gestion du risque un
des éléments centraux de sa stratégie correctionnelle 44. Toutefois,
40
FEELY, SIMON, 1992, 1994.
CLEAR, 1994; VACHERET, DOZOIS, LEMIRE, 1998.
42
VACHERET, DOZOIS, LEMIRE, 1998
43
LEMIRE, 2000, p. 7.
44
DOZOIS, LEMIRE, VACHERET, 1996.
41
Vers un projet pénitentiaire
42
le SCC n'a pas appliqué le modèle de la justice actuarielle à la lettre,
les dispositions législatives canadiennes n'exigent pas de recourir à
des évaluations actuarielles et autorisent les jugements cliniques
sur la dangerosité. Le Service a plutôt développé un modèle mixte
de gestion, combinant risque et réhabilitation, tout en maintenant
au centre de ses préoccupations le traitement des détenus. Comme
le souligne Moffat et Shaw, dans leur étude sur le risque et les
services correctionnels au Canada, le modèle de gestion du risque
du SCC « contribue à la réaffirmation de la réhabilitation »45. En fait,
il contribue à la réaffirmation de la réhabilitation comme instrument
de neutralisation.
Les mesures et les prédictions actuarielles du risque proviennent
d'études portant sur de larges échantillons de population. Elles ne
se préoccupent ni des situations individuelles ni des causes, mais
cherchent à identifier les facteurs spécifiques du risque. Aussi sontelles compatibles avec les impératifs opérationnels et
bureaucratiques de la sécurité.
De façon générale, le modèle de gestion mixte consiste à associer
des niveaux de risque, des niveaux de sécurité et des niveaux de
traitement, sur la base de définitions et de mesures statistiques
reflétant les caractéristiques des populations carcérales. Plus
précisément, il consiste, dans un premier temps, à identifier et à
classer les détenus dangereux à différents niveaux de sécurité, à
partir de variables criminogènes (échec scolaire, mort prématurée
des parents, placement en foyer d'accueil, vie dans la rue,
prostitution, abus de stupéfiants, tentative de suicide, délits
antérieurs; adaptation au milieu carcéral, participation à des
incidents, etc.), ces variables impliquant le plus souvent des
besoins non satisfaits; dans un deuxième temps, à élaborer des
interventions destinées à prévenir, ou du moins à réduire le risque
que représentent les différentes classes de délinquants (risque pour
la société, pour le personnel, pour les autres détenus, pour les
délinquants eux-mêmes et pour l'institution); et, dans un troisième
temps, à évaluer le risque de récidive comme mesure de l'efficacité
des programmes de réhabilitation. À ces trois composantes
correspondent trois échelles dans la pratique du SCC : l'Échelle de
classement par niveau de sécurité, l'Échelle d'évaluation du risque
et des besoins dans la collectivité et l'Échelle d'information
statistique sur la récidive.
45
MOFFAT, SHAW, 2001, p. 50.
Vers un projet pénitentiaire
43
Les techniques actuarielles font abstraction des variables
structurelles sociétales (groupes d'âges, classes sociales, genres,
races) ainsi que des réalités institutionnelles (régimes et
procédures, accès aux programmes, relations de pouvoir au sein
des établissements, application discrétionnaire des règlements,
etc.). Ce qui peut sembler, à première vue, un calcul de risque
rationnel est, en vérité, partial, subjectif et moralisateur. Selon
Moffat et Shaw, il n'existe pas de réalités statistiques neutres. Le
risque est une construction sociale qui ne prend pas en compte les
« inégalités structurelles plus larges et les différences
systémiques »46.
La gestion du risque en milieu carcéral repose sur l'hypothèse qu'il
est possible de prédire la violence. Toutefois, la majorité des
criminologues sont sceptiques sur la capacité des services
correctionnels à mesurer et à prédire, de façon précise et fiable, le
risque que représente un délinquant. Le SCC reconnaît lui-même
que les recherches ont montré qu'il est extrêmement difficile de
prédire les comportement violents et que « Si les méthodes
actuarielles de prédiction ont permis d'avoir des résultats plus
précis, les taux d'erreur n'en sont pas moins élevés »47. Ce qui ne
l'empêche pas d'affirmer que :
« La capacité du Service d'évaluer le risque et les besoins
des délinquants d'une manière systématique, complète et
intégrée est (...) un progrès majeur qui témoigne de la
ferme volonté du Service d'accroître la sécurité du public et
de réduire les comportements criminels »48.
Plusieurs auteurs, dont McHugh, pensent qu'il vaut mieux intervenir
sur l'ambiance et les systèmes d'aide pour réduire le risque que de
compter sur des programmes informatiques qui augmentent peu
notre pouvoir de prédiction49.
46
MOFFAT ET SHAW, 2001, p. 67.
SCC, 1997b, p. 2
48
SCC, 1997c, p. 7.
49
Repris par MOFFAT ET SHAW, 2001, p. 59.
47
Vers un projet pénitentiaire
h)
44
Vers un pluralisme polarisé et conflictuel
À partir du milieu des années 90, les différentes conceptions du
pénitencier, portées par les divers groupes de pression, se
polarisent de plus en plus et la lutte entre elles s'accentue.
Les théories
s'affrontent.
pénologiques
libérales
et
néo-conservatrices
La théorie pénologique libérale veut que les criminels soient des
victimes de la société, qui ne sont pas ou qui sont partiellement
responsables de leurs actes. Les conditions sociales, économiques
et psychologiques expliquent les comportements des délinquants,
victimes de pauvreté, de racisme, d'abus et de dépendances de
toutes sortes. Les délinquants appartiennent le plus souvent aux
classes et aux groupes sociaux défavorisés (chômeurs, jeunes sousscolarisés, femmes, minorités ethniques, etc.). Ils présentent de
graves problèmes de comportement et ont développé une
dépendance à la drogue et/ou à l'alcool dans plus de 70 % des cas.
L'emphase est mise sur le traitement et la réadaptation ainsi que
sur la prise de conscience par le délinquant de ses carences et de
ses besoins. Toute l'attention est portée sur l'individu en tant que
personne souffrant de carences psycho-affectives et/ou de
discrimination sociale.
La théorie pénologique néoconservatrice est le pendant de la
théorie libérale. La responsabilité des actes criminels n'incombe
pas à la société mais à l'individu. Le délinquant doit reconnaître son
crime et assumer les conséquences de ses actes. L'emphase est
mise sur la punition et sur la démonstration que le délinquant
participe activement, de façon consciente et responsable, à sa
propre réadaptation. Le contrevenant doit payer sa dette à la
société.
Ces deux courants opposés sont représentés, d'un côté, par le
Service correctionnel du Canada et, de l'autre, par les Services
correctionnels de l'Ontario, sous juridiction provinciale.
Depuis quelques années, le gouvernement de l'Ontario s'est engagé
dans une vaste réforme de son système correctionnel. L'objectif
prioritaire du gouvernement est d'assurer la sécurité publique en
transformant les prisons ontariennes en un système plus sécuritaire,
plus efficace, plus responsable et plus transparent. Afin d'obtenir de
Vers un projet pénitentiaire
45
meilleurs résultats dans le contrôle et le traitement de la criminalité,
le gouvernement ontarien propose d’« établir un meilleur équilibre
entre les principes de détention, de correction et d'obligation de
rendre compte ». Et pour ce faire, il propose de recourir à une
discipline stricte qui tienne les détenus responsables de leurs
actes50.
La réforme du gouvernement ontarien comprend plusieurs volets,
dont les plus importants sont :
•
Une politique de libération conditionnelle plus sévère51
Les réductions automatiques de peine ont été abolies. La
libération conditionnelle n'est plus considérée comme un droit
mais comme un privilège. Pour mériter une réduction de peine,
le délinquant doit participer activement à des programmes (de
travail, de formation, de traitement, de réadaptation, de services
communautaires) et démontrer un comportement conforme
(respect des règlements et des normes, participation aux tests
anti-drogue et anti-alcool52). Le refus de participer à des
programmes ou de se plier aux règlements rend toute libération
conditionnelle impossible et peut même entraîner la perte des
réductions déjà méritées 53.
•
Une politique de tolérance zéro pour les actes de violence
commis contre le personnel des services correctionnels
La sécurité des employés est devenue l'une des priorités des
Services correctionnels de l'Ontario. Les détenus sont tenus
responsables de leurs actes et font face à des sanctions
disciplinaires internes en cas d'agression, même si une
accusation criminelle a été déposée contre eux. Afin que les
détenus témoignent d'un plus grand respect envers le personnel,
le ministre des Services correctionnels propose un retour au
classement hiérarchique des emplois. Le classement
hiérarchique et l'utilisation de titres officiels permettraient
d'identifier plus facilement la chaîne de commandement, les
50
SAMPSON Rod, ministre des Services correctionnels, mai 2000.
Avant la réforme, 70 à 80 % des délinquants récidivaient.
52
En Ontario, 83 % des détenus ont un problème de dépendance à la drogue ou à l’alcool (Gouvernement
de l’Ontario, ministère des Services correctionnels, 2001).
53
En 2000, seulement 28 % des demandes de libération conditionnelle ont été accordées, comparativement
à 59 % pour l’année record de 1993-1994.
51
Vers un projet pénitentiaire
46
différents niveaux de pouvoir des employés, et contribuerait à
redonner un sentiment de fierté aux employés.
•
La mise en place d'un système exclusif et sécuritaire pour
jeunes contrevenants
Avant la réforme, 60 % des jeunes contrevenants ontariens
récidivaient. Les infrastructures existantes, soit les unités
réservées dans les prisons pour adultes, ne répondaient plus aux
besoins d'une population de jeunes délinquants à risque de plus
en plus élevé. Selon le gouvernement, la création d'un système
d’exclusion pour jeunes contrevenants devrait permettre de
mieux répondre à leurs besoins en termes de programme et
ainsi de mieux réussir à corriger leur comportement.
•
Une stratégie
correctionnels
de
modernisation
des
établissements
Par le biais d'un vaste programme de fermeture, de rénovation
et de construction de nouvelles prisons, le gouvernement de
l'Ontario entend transformer les établissements correctionnels
de la province en un système plus sécuritaire, ultramoderne et
super-économique. Sa stratégie s'appuie sur une nouvelle
conception des établissements correctionnels et sur l'utilisation
de la technologie la plus moderne : conception modulaire,
vidéo-comparution, surveillance systématique par caméra vidéo,
poste de contrôle à visibilité étendue, système d'entrée à deux
portes, etc.
La « superprison » automatisée de Maplehurst, située à Milton, à
l'ouest de Toronto, inaugurée au tout début du mois de mars
2001, est la prison- type correspondant à la pensée pénologique
néoconservatrice. Le gouvernement ontarien la présente
comme une prison moderne, sûre, efficace, économique, axée
sur l'essentiel. Maplehurst abritera jusqu'à 1 500 délinquants,
répartis en six unités autonomes, dans un environnement
spartiate. Chaque unité comprend des locaux pour les
programmes et un espace extérieur pour l'exercice. Mais les
programmes offerts sont uniformisés et moins nombreux. Les
prisonniers passent la journée dans leur unité. De forme
octogonale, celle-ci permet d’observer l’ensemble des activités
des détenus à partir d’un poste central. La surveillance se fait
électroniquement (surveillance statique), réduisant au
Vers un projet pénitentiaire
47
maximum les contacts entre gardiens et détenus. Les
superprisons empruntent à la conception des « robo-jails »
américains où la technologie remplace les gardiens. Les entrées
et les sorties, les portes des cellules, les lumières, et jusqu'à la
température des douches sont contrôlées à partir du poste
central. Deux autres superprisons seront construites en Ontario
(Lindsay et Penetang-guishan); plusieurs anciennes prisons
seront réaménagées et automatisées et 18 prisons désuètes
seront fermées. Une fois la restructuration terminée, entre 1 400
et 1 600 gardiens sur un total de 3 100 auront perdu leur emploi.
Selon plusieurs criminologues, ce type de prison est appelé à
devenir, malgré ses prétentions, un véritable incubateur de
criminels endurcis, les programmes de réhabilitation et
d'animation étant peu efficaces dans les établissements de plus
de 500 détenus. De plus, les mesures de surveillance
électronique augmenteront la tension liée à la contrainte à
l'enfermement, faisant de la prison de Maplehurst un foyer
potentiel d'émeutes.
Parmi les autres mesures importantes
gouvernement de l'Ontario, mentionnons :
•
•
•
•
•
•
•
adoptées
par
le
l'imposition de normes de propreté et de tenue vestimentaire
pour les détenus;
la surveillance et l'interception des appels téléphoniques des
détenus afin d'empêcher la planification d'activités criminelles et
de réduire la contrebande dans les prisons;
la création d'une escouade provinciale pour appréhender les
fugitifs;
une surveillance plus étroite des contrevenants dans la
communauté, grâce à l'utilisation des nouvelles technologies
électroniques et informatiques (contrôle à distance des
mouvements des délinquants);
le renforcement des liens entre les établissements
correctionnels et la collectivité par la mise sur pied de conseils
locaux de surveillance;
une meilleure reconnaissance des droits des victimes, en
favorisant leur participation aux audiences de libération
conditionnelle;
l'attribution de contrats de service à l'entreprise privé et sa mise
en concurrence avec le secteur public.
Vers un projet pénitentiaire
48
Le gouvernement de l'Ontario déclare accorder la priorité à la
sécurité du public et à la sécurité du personnel sur les droits des
détenu-es. Reste à savoir, évidemment, quel est le meilleur moyen
d'assurer la sécurité de la société et du personnel des
établissements carcéraux.
La deuxième tendance est représentée par le Service correctionnel
du Canada. Le Rapport du Groupe de travail sur la sécurité, rendu
public en 1999, est le rapport-type correspondant à la théorie néolibérale. Ce rapport tente d'intégrer les différentes approches
proposées par les divers groupes sociaux, mais en infléchissant la
politique du SCC dans le sens d'une plus grande normalisation.
Le Groupe de travail avait d'ailleurs pour mandat d'élaborer un
cadre de sécurité qui permette la normalisation des rapports entre
le personnel et les délinquants, tout en assurant la sécurité des uns
et des autres, et en favorisant la réinsertion sociale et le respect des
droits des personnes incarcérées.
Le Groupe de travail suggère une nouvelle orientation au SCC, une
vision d'avenir qui, selon lui, va au-delà du paradigme carcéral
dominant.
Cette vision prolonge et précise le modèle correctionnel défini pour
les femmes durant les années 90. Ayant constaté l'importance
excessive accordée à la loi et aux politiques, il met de l'avant une
approche culturelle au problème de la sécurité. Le Groupe de
travail insiste sur le lien qui unit culture et sécurité, et préconise de
réformer la culture correctionnelle pour améliorer la sécurité.
Il place au centre de son approche la notion de sécurité dynamique
définie comme « l'ensemble des actions qui contribuent à
l'épanouissement de relations professionnelles positives entre les
membres du personnel et les délinquants »54. C'est la culture d'un
établissement qui détermine la nature et la fréquence des
interactions entre le personnel et les délinquants, et chaque
interaction positive enrichit la culture institutionnelle.
S'inspirant des installations pour femmes blanches et autochtones
purgeant une peine fédérale, le Groupe propose un nouveau
modèle institutionnel. Le Groupe de travail suggère de créer des
établissements à plusieurs niveaux de sécurité -maximale,
54
SCC, 1999am p.20.
Vers un projet pénitentiaire
49
moyenne et minimale (multisécuritaires)- limités à 500 détenus,
composés d'unités semi-autonomes (100 détenus), disposant
d'aires d'habitation, de récréation, de programmes et de soutien
administratif, regroupées à l'intérieur d'un périmètre de sécurité.
L'aire d'habitation serait répartie en petites unités résidentielles de
dix détenus ou moins. L'ensemble privilégierait le mode de vie
collectif, la respon-sabilisation des détenu-es et la multiplication des
interactions (sécurité dynamique), permettant de réduire au
minimum le besoin de surveillance et de contrôle des installations
et des délinquants. La surveillance et le contrôle nécessaires
seraient assurés de façon discrète par de nouvelles technologies de
pointe, technologies qui ne sauraient en aucun cas remplacer les
membres du personnel. Les unités seraient représentées au sein
des comités de détenus et consultées lors des prises de décision.
Par ailleurs, le Groupe propose de désigner deux établissements à
contrôle intégré afin d'accueillir le petit nombre de délinquants
dangereux qui seraient incapables de s'adapter aux établissements
multisécuritaires, un dans l'Est du pays et l'autre dans l'Ouest. Ces
établissements adopteront les méthodes utilisées présentement
dans les institutions à sécurité maximale (postes de contrôle
fermés, contrôle des accès, des sorties et des déplacements,
capacité de surveillance étroite, restrictions imposées au
rassemblement). Le Groupe de travail reconnaît aussi l'importance
des installations de garde en milieu ouvert, fonctionnant selon le
modèle de la gestion coopérative. Il suggère de regrouper les
établissements à sécurité minimale et les centres correctionnels
communautaires au sein d'une même classe d'établissements sans
enceinte fermée.
Les propositions du Groupe de travail se situent dans le cadre du
nouveau paradigme de la « justice réparatrice » ayant pour principe
de base le respect des victimes, des délinquants et des personnes
oeuvrant en milieu carcéral. Selon le Groupe de travail, le cadre de
sécurité pénitentiaire idéal repose sur l'élaboration d'une « culture
du respect », respect de la dignité des individus (de leur potentiel
de croissance personnelle) et de leurs droits. Les relations
humaines sont la pierre angulaire de la sécurité. Chaque interaction
positive a un effet profond sur l'ensemble de l'établissement et
contribue ainsi à l'avènement de lieux de travail et de détention plus
sains et plus sûrs.
Vers un projet pénitentiaire
50
C'est dans cette perspective que le Groupe de travail redéfinit le rôle
de l'agent correctionnel : « l'agent de correction doit être reconnu
comme un professionnel en matière de procédures de sécurité, de
gestion des personnes et de règlement des différends »55. L'agent de
correction est un expert de première ligne, essentiel à la bonne
marche de l'institution et plus particulièrement à la réinsertion
sociale des délinquants. La sécurité découle de la bonne gestion
des personnes, de leurs problèmes et de leurs différends.
Le Groupe de travail prétend établir un meilleur équilibre entre
détention et réadaptation, entre la sécurité (protection de la société
et du personnel) et les droits des détenu-es. Mais, en ramenant tout
à la sécurité dynamique, on minimise l'importance des mesures de
sécurité concrète et la réalité des rapports de pouvoir –
incontournable – au sein des pénitenciers. Ce n'est pas seulement
la culture criminelle des détenu-es et la culture bureaucratique du
personnel qui alimentent la lutte de pouvoir, comme le prétend le
Groupe de travail, mais la fonction objective du pénitencier dans
notre société et les rôles non moins objectifs des détenu-es et des
membres du personnel. L'approche culturaliste est somme toute
une approche idéaliste.
Les théories pénologiques libérales et néo-conservatrices ont ceci
en commun qu'elles ne remettent pas en question la société qui fait
d'un citoyen un délinquant, un individu manifestant des
comportements anti-sociaux. Le problème n'est pas tant de savoir si
le délinquant est une victime ou un être responsable, que de savoir
s'il est possible de résoudre la question pénitentiaire sans changer
la société. Une théorie pénologique progressiste veut qu'il faille
transformer la société pour éradiquer le phénomène de la
délinquance, et qu'il n'appartient pas au pénitencier de réussir là où
la société a échoué. La réhabilitation des délinquants sur une base
individuelle, consciente et sincère, ou opportuniste, est vouée à un
succès relatif dans la mesure où les délinquants, passés au
moulinet de la normalisation, se retrouvent captifs après leur
libération de rapports sociaux qui n'ont pas évolué, c'est-à-dire dans
les mêmes conditions qui ont donné naissance à leur délinquance
et qui provoqueront leur récidive; et dans les mêmes conditions de
départ qui contribuent à former de nouveaux délinquants.
Les théories pénologiques libérales et néo-conservatrices ont
également ceci en commun qu'elles prétendent à un équilibre
55
SCC, 1999a, p. 65.
Vers un projet pénitentiaire
51
entre la sécurité statique et la sécurité dynamique, d'une part, et
entre la détention et la réinsertion sociale, d'autre part, tout en
privilégiant des mesures qui favorisent la sécurité statique et la
détention dans le premier cas et la sécurité dynamique et la
réinsertion sociale, dans le second cas.
Les partisans des théories libérales et néo-conservatrices évitent de
poser la question suivante : quel est le type de pénitencier qui
correspond le mieux à une société fondée sur l'inégalité ? C'est à
ces deux questions que nous tenterons de répondre dans les
sections qui suivent.
Vers un projet pénitentiaire
52
II- Le problème de la sécurité dans les pénitenciers
Dans la deuxième partie de notre étude, nous nous penchons sur le
problème de la sécurité dans les pénitenciers et plus particulièrement sur
celui de la violence. L'objectif de cette deuxième partie est de montrer que
nos connaissances concernant la violence dans les pénitenciers et l'impact
des réformes touchant la sécurité sont peu développées, tant sur le plan
quantitatif que qualitatif et que, par conséquent, la prudence s'impose. Cette
prudence doit se concrétiser dans une politique carcérale fondée sur
l'équilibre entre des approches opposées : coercitives et persuasives,
sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons, à partir d'exemples
concrets, qu'un tel équilibre tend à se réaliser par la force des choses, mais
partiellement, en réaction aux évènements, sous la pression des acteurs.
Pour ce faire, nous esquissons un portrait de la situation, nous analysons et
critiquons le modèle de Bottoms (le paradigme explicatif dominant), nous
mettons de l'avant le principe de précaution, nous définissons ce qu'est un
pénitencier et nous retraçons l'évolution architecturale et fonctionnelle des
institutions carcérales canadiennes, en étudiant plus longuement celle des
Unités spéciales de détention et des Établissements régionaux pour femmes.
1- Portrait de la situation
Au cours des dernières décennies peu d'études ont été effectuées sur la
violence dans les pénitenciers et encore moins sur la violence des
détenu-es contre le personnel. La plupart des études réalisées l'ont été à
partir d'enquêtes limitées, d'études de cas (« case study ») ou même de
compilations d'anecdotes, en se fondant sur des données et des séries
statistiques incomplètes, parfois plus ou moins fiables, ainsi que sur des
évaluations plus ou moins subjectives.
Les données statistiques concernant les incidents graves, publiées par le
SCC, pour les dix dernières années, soit de 1992-1993 à 2001-2002, nous
indiquent qu'il n'existe pas de tendance à la diminution de la violence
dans les pénitenciers canadiens 56 .
Le nombre d'incidents par catégories (meurtres de détenus, prises
d'otage, attaques graves contre le personnel, assauts entre détenus,
suicides de détenus, émeutes, évasions et bagarres (graves)) varient
d'une année à l'autre sans qu'il soit possible de dégager des mouvements
de fond, ni des corrélations entre les différents incidents. À première vue,
56
Les données couvrent la période d'avril à mars. Celles de l'année 2001-2002, d'avril 2001 à février 2002.
Vers un projet pénitentiaire
53
les phénomènes retenus sont, soit de nature cyclique, soit de nature
aléatoire57.
Contrairement à ce que laisse entendre le SCC dans son Rapport de
performance de mars 2001, les pénitenciers fédéraux ne sont pas
devenus moins violents aux cours des dernières années. Au contraire, les
graphiques ci-dessous nous indiquent que la violence peut surgir à tout
moment, d'une année à l'autre, de façon plus ou moins prédictible selon
les incidents en cause.
a) Meurtres de détenus
En 1997-1998, il y a eu deux meurtres de détenus dans les pénitenciers
canadiens, l'année suivante il y en a eu sept. En 1999-2000, il y en a eu huit,
l'année suivante, aucun, et en 2001-2002, il y en a eu, un ! Si nous
considérons l'ensemble du graphique, aucune tendance ne se dégage. À
première vue, nous avons plutôt affaire ici à un phénomène cyclique dont
l'amplitude est assez marquée. Mais seule une série statistique plus longue
nous permettrait de confirmer ou d'infirmer le caractère cyclique du
phénomène et d'en calculer la fréquence.
Graphique 1 Meurtres de détenus (1992-1993 - 2001-2002)
10
8
6
4
2
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
b) Meurtres de gardiens
Au Canada, il n'y a pas eu de meurtre de gardien depuis 1984, alors qu'il y en
a eu une dizaine entre 1967 et 1984. La baisse des homicides date de
l'époque où le pénitencier traditionnel prédominait encore fortement et où
le processus de normalisation en était à ses débuts.
57
Nous reprenons ici, en partie, l'analyse de Glenn Reed, A review of major institutional security incidents.
Is Fenbrook Due ?, en la complétant et en la nuançant.
Vers un projet pénitentiaire
54
c) Prises d'otages
Aucune tendance de diminution de la violence ne peut être dégagée du
deuxième graphique. Au contraire, de 1997-1998 à 2000-2001, le nombre de
prises d'otages a été relativement élevé et constant (plus qu'il ne l'a été
durant les trois années précédentes). Même s'il a chuté abruptement durant
les onze premiers mois de l'années 2001-2002 (d'avril à février), cela ne
constitue pas une nouvelle tendance. Il faudra attendre plusieurs années
avant de parler d'une inversion de tendance. À première vue, les prises
d'otages constituent, elles aussi, un phénomène cyclique.
Graphique 2 Prises d'otages (1992-1993 - 2001-2002)
7
6
5
4
3
2
1
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
d) Attaques graves contre le personnel
Dans son Performance Report 2001, le SCC soutient qu'il existe une relation
de cause à effet entre sa nouvelle philosophie carcérale fondée sur la
qualité des interactions entre les détenus et le personnel, d'une part, et la
stabilisation du nombre d'attaques graves contre le personnel entre 19971998 et 2000-2001 (« no increase over the past five years »58). Cette
affirmation n'est pas fondée. Premièrement, parce que le nombre d'attaques
graves contre le personnel a augmenté durant l'année 2000-2001,
comparativement aux deux années précédentes, et que l'on pourrait tout
aussi bien assister à une tendance contraire. Deuxièmement, parce que
même s'il y avait stabilisation, le rapport de causalité entre celle-ci et la
politique du SCC n'a pas été démontré scientifiquement. Le graphique nous
indique que les attaques graves contre le personnel constituent plutôt un
phénomène aléatoire. Et peu importe leur nombre, une seule attaque
contre le personnel est une attaque de trop.
58
SCC, 2001b , p. 19.
Vers un projet pénitentiaire
55
Graphique 3 Attaques graves contre le personnel (1992-1993 - 2001-2002)
7
6
5
4
3
2
1
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
e) Attaques graves parmi les détenus
Il y a eu en moyenne, au cours de la période 1992-1993 à 2001-2002, 45,3
attaques graves parmi les détenus. Les assauts graves entre les détenus
s'apparentent à un phénomène cyclique de faible amplitude. Selon les
années, le nombre varie entre 30 et 57. La valeur projetée pour 2001-2002
constitue simplement un creux de vague, comme celle de 1998-1999.
Graphique 4 Attaques graves parmi les détenus (1992-1993 - 2001-2002)
70
60
50
40
30
20
10
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
Vers un projet pénitentiaire
56
f) Suicides de détenus
Les suicides de détenus semblent également constitués un
phénomène cyclique sans lien direct avec les politiques du SCC.
Malgré les programmes mis en place et malgré tous les efforts
déployés par le SCC durant les dernières années, le nombre de
suicides n'a pas cessé de fluctuer au cours de la période considérée,
pour atteindre en 2001-2002 une valeur (projetée) supérieure à celle
des trois années précédentes.
Graphique 5 Suicides de détenus (1992-1993 - 2001-2002)
30
25
20
15
10
5
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
g) Émeutes
Ainsi que nous l'indique le graphique 6, les émeutes constituent un
phénomène qui est loin de se résorber. La nature aléatoire du
phénomène apparaît assez clairement. Le nombre d'émeutes a
diminué de 1992-1993 à 1995-1996, il a rebondi en 1996-1997 et en
1997-1998, pour chuter en 1998-1999 et rebondir à nouveau de 19992000 à 2001-2002.
Les criminologues ont longtemps affirmé, en se basant sur les
données de la fin des années 1980 et du début des années 1990, que,
portés par l'individualisme et par un fort sentiment de solitude et
d'impuissance, les détenus avaient moins tendance à se révolter
collectivement contre les règles institutionnelles 59. On sait maintenant
qu'il ne s'agissait pas d'une tendance lourde.
59
LEMIRE, 1990, ET VACHERET, 1998.
Vers un projet pénitentiaire
57
Graphique 6 Émeutes (1992-1993 - 2001-2002)
14
12
10
8
6
4
2
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source: SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
h) Évasions
De 1992-1993 à 2001-2002, il y a eu seulement deux évasions dans les
pénitenciers à sécurité maximum pour hommes (l’une en 1995-1996
et l’autre en 1999-2000). Mais dans les pénitenciers à sécurité
moyenne, il y a eu 42 évasions (pour 59 évadés), réparties de façon
apparemment aléatoire, avec un maximum de 12 (pour 18 évadés)
en 1994-1995. Dans les pénitenciers à sécurité minimale, il y a eu 982
évadés de 1991-1992 à 2000-2001. À partir de 1994-1995, le nombre
d’évadés a fortement diminué et a fluctué de façon apparemment
cyclique. Dans les établissements régionaux pour femmes, il y a eu
cinq évasions en 1996-1997; par la suite le phénomène a connu une
certaine stabilité. Toutefois, l'ensemble de ces données ne nous
renseigne pas sur le nombre de tentatives d'évasion et encore moins
sur le « désir d'évasion » qui sont tous deux des phénomènes qui
contribuent à la détérioration du climat carcéral (nous reviendrons
sur cette question à la section 3). 60
60
Notons ici que les évasions des pénitenciers à sécurité minimale ne sont pas considérées par le SCC
comme des incidents suffisamment graves pour les inclure dans le total des « major security incidents ». En
fait, les évasions n'impliquent pas nécessairement de la violence. À ce compte, il ne faudrait pas inclure les
évasions des pénitenciers à sécurité moyenne et maximum dans le grand total. Il faudrait plutôt ajouter la
catégorie « évasion avec violence », en décomptant les actes de violence reliés aux évasions des autres
catégories, s'il y a lieu. Ce qui ajoute à la complexité du problème.
Vers un projet pénitentiaire
58
Graphique 7 Évasions des pénitenciers à sécurité moyenne (1992-1993 - 2001-2002)
14
12
10
8
6
4
2
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 25.
Graphique 8 Évadés des pénitenciers à sécurité minimale (1992-1993 - 2001-2002)
250
200
150
100
50
0
9192
92- 9393 94
9495
95- 9696 97
9798
98- 9999 00
0001
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 24.
i) Bagarres (graves)
Les bagarres constituent, elles aussi, un phénomène aléatoire. Mais ce
phénomène est difficile à cerner quantitativement dans la mesure où l'évaluation de la gravité d'une échauffourée est en partie subjective. En effet, ce
qui est considéré comme grave à un moment et dans un contexte donné
peut être perçu comme moins grave à un autre moment et dans un autre
contexte, de telle sorte que d'une année à l'autre les statistiques reflètent
des incidents de niveaux de gravité différents.
Vers un projet pénitentiaire
59
Graphique 9 Bagarres (graves) (1992-1993 - 2001-2002)
12
10
8
6
4
2
0
9293
9394
9495
9596
9697
9798
9899
9900
0001
0102
Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5.
La subjectivité entre souvent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de
qualifier les incidents graves. Dans certains cas, les critères utilisés
par le SCC pour déterminer la gravité d'un incident peuvent être
considérés comme trop restrictifs, et les chiffres fournis peuvent
être jugés arbitrairement bas. Il suffit, par exemple, d'adopter une
politique de tolérance zéro, pour faire du lancer d'un liquide
possiblement contaminé une attaque grave contre le personnel.
Il faut aussi tenir compte du fait que le portrait de la situation se
modifie quelque peu selon les séries de données utilisées.
Lorsque l'on allonge ou que l'on décale les séries, il arrive que les
tendances disparaissent complètement, comme nous l'avons vu
dans le cas des émeutes 61.
Mais il y a un problème beaucoup plus difficile à résoudre. Chacun
des phénomènes retenus nous indique qu'il n'existe pas de
tendances à la diminution de la violence dans les pénitenciers
canadiens. Mais lorsque l'on regarde l'évolution du nombre total
des incidents graves de 1991-1992 à 2000-2001, c'est-à-dire les
données agrégées, selon les chiffres fournis par le SCC, l'on constate qu'il y a eu effectivement une diminution du nombre d'incidents graves à partir de 1995-1996. Comme nous le verrons plus
loin, à partir de cette date, plusieurs nouveaux pénitenciers ont
ouvert leurs portes, plus particulièrement les établissements
régionaux pour femmes et le pénitencier pour hommes de Fen61
Il arrive aussi que les mouvements cycliques se brouillent, que les fréquences (nombre de cycles dans
une période donnée) et les amplitudes changent.
Vers un projet pénitentiaire
60
brook, dont l'architecture et le mode de fonctionnement sont
l'expression de la nouvelle philosophie du SCC. Et parallèlement à
l'ouverture de ces établissements, le SCC a poursuivi sa politique
de normalisation dans les anciens pénitenciers. Dès lors, il est
tentant de voir un rapport de cause à effet entre l'application de la
nouvelle philosophie du SCC et la diminution de la violence dans
les pénitenciers. Or, de 1995-1996 à 2000-2001, le nombre d'incidents graves n'a pas diminué, il n'a pas franchi un nouveau plateau
comme il aurait dû le faire s'il s'était agi d'une véritable tendance à
la baisse, tel que nous l'indique le graphique 10. Le nombre
d'incidents graves a plutôt fluctué légèrement.62.
Graphique 10 Incidents graves (1991-1992 -2000-2001)
120
100
80
60
40
20
0
91- 92- 93- 94- 95- 96- 97- 98- 99- 0092 93 94 95 96 97 98 99 00 01
Source: SCC, Institutional Security Incidents, Monthly
Summary, 2002, p. 19.
En fait, comme nous le verrons aux sections II-4 et II-5, il s'est
produit au cours des dernières années des évènements paradoxaux. D'une part, tout en privilégiant fortement la sécurité
dynamique, le SCC a dû, par la force des choses, développer la
sécurité statique. D'autre part, contrairement aux attentes du SCC,
l'ouverture des nouveaux pénitenciers pour femmes a été
accompagnée d'une montée de violence qui a obligé le Service à
revoir sa politique initiale. Il n'y a donc pas de corrélation entre
l'ouverture des pénitenciers pour femmes et la diminution de la
violence. Et il en va de même du processus de normalisation des
anciens pénitenciers, processus qui a débuté bien avant 19951996. En d'autres termes, il y aurait une simple coïncidence entre
la diminution de la violence dans les pénitenciers et l'application
62
Une fois achevée, l'année 2001-2002 devrait se situer au niveau de l'année 1998-1999.
Vers un projet pénitentiaire
61
de la nouvelle philosophie carcérale du SCC. Ou encore, la
diminution de la violence pourrait s'expliquer par le développement de la sécurité statique ! À moins, bien sûr, que cette
supposée tendance soit le produit de données incomplètes ou
erronées, c'est-à-dire fondées sur des critères arbitraires
d'évaluation et de classification des incidents graves.
Toujours est-il que la violence dans les pénitenciers demeure un
phénomène complexe et multi-causals mal connu, difficile à
quantifier avec exactitude et objectivité, et à relier par la suite à
des politiques spécifiques. Nous avons le choix entre plusieurs
critères d'évaluation et de classification, et entre plusieurs
hypothèses explicatives, parfois contradictoires. Pour l'instant, ces
hypothèses n'ont pas été vérifiées scientifiquement.
Certaines hypothèses s'appuient sur des faits qui font consensus et
doivent être tenues pour plus probables que les autres. Par
exemple, l'on peut affirmer, avec une assez grande certitude que
de la deuxième à la troisième phase d'évolution de l'établissement
carcéral, la violence du gardien sur le détenu a fortement diminué
et que celle du délinquant sur le gardien a augmenté.
Dans le contexte totalitaire, la violence du gardien sur le détenu
était un outil de gestion. Elle traduisait l'inégalité des rapports de
force et le peu de cas que la société faisait des abus de pouvoir. La
violence du détenu sur le gardien n'existait pas, ou pratiquement
pas. Le détenu qui s'attaquait à un gardien s'exposait à des
représailles extrêmes. Dans la sous-culture carcérale, cette forme
de violence constituait en fait un tabou. À partir des années 60, la
diminution de la violence exercée par les gardiens sur les détenus
a mis en évidence la violence croissante des délinquants 63. La
perte de pouvoir des gardiens a fait voler en éclats le tabou.
Cette toile de fond étant posée, plusieurs, sinon la majorité des
idées reçues, doivent être questionnées, remises en cause ou
fortement nuancées.
On a longtemps affirmé, par exemple, que la violence des détenus
sur les gardiens est occasionnelle et ne représente qu'une faible
proportion de la violence carcérale64. Sur quelles données s'est-on
63
64
LEMIRE, 1990
LEMIRE, 1990
Vers un projet pénitentiaire
62
basé pour affirmer une telle chose ? Et une pareille affirmation estelle encore valable aujourd'hui, si elle ne l'a jamais été ?
Si l'on jette un coup d'oeil rapide sur la liste partielle des incidents
survenus à l'unité maximale pour femmes du Centre régional de
réception, de janvier 2000 au mois d'août 2001 (Tableau 1),
impliquant huit détenues (qui sont pourtant reconnues moins
violentes que les hommes), il est permis d'en douter.
- Tableau 1 Liste partielle des incidents survenus à l’unité maximale pour femmes du CRR, impliquant 6
détenues, de janvier 2000 au mois d’août 2001
Date
Événement
Détenue
1
2001
6 août
3 août
15 février
29 janvier
2000
23 octobre
22 octobre
28 août
13 août
2
3
4
24 juillet
21 juillet
26 juin
23 juin
22 juin
4 juin
23 mai
20 mai
31 janvier
14 janvier
2001
10 août
2000
16 septembre
6 septembre
9 mai
2001
1er août
23 mars
22 mars
2001
11 juillet
Endommage les biens de l’État
Fait un doigt d’honneur
Injures à une agente
Voies de fait sur 3 agentes
Donne un coup de tête au visage d’une agente
Menace et voies de fait sur une agente
Lance des liquides contaminés (sang et crachats) sur agent et compromet la
sécurité
Menace de mort un agent (si j’avais une arme, je vous tuerais)
Menace de frapper les agents avec une pelle à la main
Détruit les biens de l’État : 2 télés, micro-onde, machine à coudre, grille-pain,
mélangeur d’une valeur de 2 000 $
Lance sa nourriture aux agents
Injures aux agentes
Bloque sa toilette et inonde la rangée
Refus d’ordre
Voies de fait sur une agente
Voies de fait sur 2 membres du personnel (coups de pied et poings)
Refus d’ordre
Refus d’ordre
Menace de voie de fait et s’élance avec le poing sur une agente
Refus d’ordre
Refus d’ordre
Lance nourriture dans la vitre du contrôle
Refus d’ordre
Lance chaise et cabaret sur le contrôle des officiers
Menace les officiers et propos irrespectueux
Voies de fait sur codétenues
Menace de voie de fait
Menace de voie de fait
Voie de fait sur une agente
Propos irrespectueux envers une agente
Propos irrespectueux envers une agente
Bris de matériel
Vers un projet pénitentiaire
63
- Tableau 1 Liste partielle des incidents survenus à l’unité maximale pour femmes du CRR, impliquant 6
détenues, de janvier 2000 au mois d’août 2001
Date
Événement
Détenue
10 juillet
5
11 février
12 janvier
2000
4 décembre
28 novembre
2001
23 août
2000
6 juin
16 octobre
6
2001
31 août
19 août
17 août
2000
28 novembre
Propos irrespectueux envers une agente
Bris de matériel
A lancé une chaise dans la grille du contrôle et a menacé d’un bâton les
agentes qui tentaient d’intervenir
A tenté de frapper une agente avec un bâton, a réussi à ouvrir le guichet de sa
porte avec un bâton et a étendu du savon et de l’eau par terre rendant
l’intervention très périlleuse
Bris de matériel
En possession de 4 litres de liquide de contrebande (alcool)
Menace de voie de fait le G.U. et utilise un langage vulgaire
Voie de fait sur codétenue
Bris de matériel et menace les agentes avec une bouilloire remplie d’eau
bouillante
Voie de fait sur G.U.
Voie de fait sur 3 agents, a craché à la figure de 2 agents et en a agrippé 1 par
le chandail
Refus d’ordre
Refus d’ordre
Menace de voie de fait sur un agent
Test d’urine positif
Menace de voie de fait sur codétenue
Refus d’ordre
Possession de contrebande
Propos irrespectueux envers une agente
Lance le cabaret par le guichet de sa porte en direction des agentes
27 novembre
15 mai
27 avril
7
2000
16 septembre Refus d’ordre
6 juillet
A barricadé la porte et a mis le feu dans la pièce
10 mai
Bris de matériel
Refus d’ordre
8
2001
26 mars
Propos irrespectueux envers une agente
2000
30 novembre Refus d’ordre
24 novembre Refus d’ordre
30 juin
Test d’urine positif
9 juin
Voie de fait sur un agent
Source: UCCO-SACC-CSN, 2001b
Les agents de correction et les détenus représentent les deux
pôles d'une même réalité. Ils sont séparés par une frontière plus
ou moins étanche. Malgré l’amélioration des conditions de
détention et l'élargissement de la tâche des agents, qui ont permis
un certain rapprochement, on note une tendance à la
Vers un projet pénitentiaire
64
détérioration du climat dans nombre de pénitenciers,
détérioration qui se traduit par une tension interne plus grande et
par une augmentation de la violence quotidienne et des risques de
violence (incidents de faible et de moyenne gravité, qui
n'apparaissent pas dans les statistiques du SCC, et peut-être même
de forte gravité, selon les critères d'évaluation et de classification
adoptés).
2- Le modèle de Bottoms
S'il existe peu d'études quantitatives sur la violence dans les pénitenciers,
il existe encore moins de cadres d'analyse générale ou de modèles
éprouvés nous permettant d'expliquer le phénomène.
Jusqu'à aujourd'hui, la façon classique de poser le problème de la
sécurité, et plus particulièrement celui de la violence dans les
pénitenciers, a été d'expliquer comment l'ordre est construit et maintenu
à l'intérieur d'un établissement carcéral. Sans connaissance de ce
processus, pensait-on, il était impossible de proposer des mesures de
sécurité adéquates.
La démarche de Bottoms est l'un des exemples les plus pertinents de
cette façon de faire.
Dans un texte récent et qui fait époque, Interpersonal Violence and Social
Order in Prisons, Bottoms propose un modèle susceptible d'expliquer
l'équilibre social dynamique au sein du pénitencier, et, de façon plus
précise, d'expliquer la violence des détenus contre le personnel. Mais il
reconnaît lui-même qu'il s'agit là d'un modèle théorique qui n'a pas été
évalué quantitativement. 65.
Bottoms effectue une distinction entre l'ordre et le contrôle au sein du
pénitencier. L'ordre peut être défini comme une combinaison de
relations sociales relativement stables qui permet aux différents acteurs
de prévoir leur comportement mutuel. Ordre et prédictibilité assureraient
aux détenus et au personnel une sorte de « sécurité ontologique »
(sécurité de l'être, selon Giddens) dans la vie de tous les jours. Le
contrôle, pour sa part, est constitué par l'ensemble des pratiques
routinières qui assurent le maintien de l'ordre. L'ordre et le contrôle sont
les deux éléments de ce qu'il convient d'appeler la « paix carcérale ». Il
n'y a pas de paix carcérale fondée sur le seul contrôle, sur les seules
65
L'auteur s'appuie sur les recherches de Ahmad (1996); de Sparks, Bottoms et Hay (1996); de Liebling et
al. (1999); et de Liebling et Price (1999).
Vers un projet pénitentiaire
65
mesures qui permettent le maintien de l'ordre, ou encore fondée
exclusivement sur l'existence d'une structure pérenne de relations
sociales. L'ordre peut être défini de façon négative, plus spécifiquement
comme l'absence de violence au sein du pénitencier, comme la capacité
d'éviter les conflits et la désagrégation des relations sociales. L'ordre
constitue en fait un équilibre social dynamique, tandis que le contrôle est
un ensemble de stratégies et de tactiques utilisé pour assurer l'ordre.
Dans la pratique, l'administration pénitentiaire serait plus sensible au
problème du contrôle, les prisonniers à celui de l'ordre.
En empruntant à la philosophie politique classique (Locke, Hobbes et
Rousseau), Bottoms décrit trois grandes façons de parvenir à un équilibre
social dynamique, d'assurer l'ordre et l'adhésion des individus à la
société.
La première façon est d'agir dans l'intérêt mutuel des individus, qu'il
s'agisse d'intérêts économiques ou autres. Cette approche
instrumentaliste s'avère efficace en prison, contexte dans lequel les
individus sont sensibles au système récompense/punition.
La deuxième manière d'assurer l'adhésion des individus à la société est
la coercition, la contrainte. La contrainte est soit de nature
« structurelle », soit de nature « physique ». La contrainte structurelle
renvoie au poids des structures et des rapports de pouvoir existant. La
contrainte physique renvoie à la force et à l'environnement matériel.
Dans un pénitencier, la contrainte structurelle se manifeste par la
résignation des détenu-es à l'ordre établi, dont la lourdeur freine les
velléités de contestation et garantit la pérennité. D'autre part, la
contrainte physique tend à limiter la mobilité des individus
(enfermement) et les occasions de commettre des actes de violence.
La troisième façon d'assurer l'adhésion des individus à la société est la
recherche d'un consensus fondé sur les normes et les valeurs acquises,
ou encore sur des règles édictées par une autorité, personne ou
institution reconnue comme étant légitime.
Dans un contexte carcéral, la légitimité joue un rôle particulièrement
important dans l'adhésion des détenu-es à l'institution. Reprenant les
travaux de Beetham (1991), Bottoms définit trois critères permettant
d'évaluer la légitimité des systèmes de relations de pouvoir : la
conformité aux lois, la conformité à la morale et la conformité aux
croyances communes. La justice est l'un des fondements de l'ordre
pénitentiaire dans la mesure où elle renforce la légitimité des membres
Vers un projet pénitentiaire
66
du personnel (de la direction aux gardiens) et du régime carcéral dans
son ensemble. C'est souvent le sentiment d'injustice qui est le
déclencheur de désordre interne.
À partir de la distinction entre ordre et contrôle, des trois grands types
d'ordre carcéral et des critères de légitimité, Bottoms propose un modèle
théorique pour expliquer l'équilibre social dynamique au sein du
pénitencier. Comme l'indique la Figure 1, le modèle est construit à partir
de huit variables : la légitimité (justice), les contraintes structurelles, la
participation des détenu-es, les caractéristiques de la population
carcérale, le système récompense/punition, les contraintes physiques,
les incidents qui ont marqué le pénitencier, la philosophie et les
compétences des membres du personnel
Figure 1 Le modèle de Bottoms
(1) Legitimation
(a) Fairness of Staff
(b) Fairness of Regime
(c) Distributive Fairness
(Complaints and Discipline
System)
(1A)
Assent/Compliance
(Compliant Orientation)
(2)
Power and Routines as
Structural Constraints
(9)
Good Behavior
Good Order
(8)
Staff Deployment,
Approaches and Skills
(3)
Normative Involvement of
Prisoners in Personal
Projects
(4)
Population
Characteristics (age, preprison experience, etc.)
(5)
Incentives and
Disincentives
(6)
Degree of Physical
Constraint/Surveillance
(Situational Control)
(7)
Specific Incidents and
their Consequences
(incl. unintentional)
Source : Anthony E. Bottoms, Interpersonal Violence and Social Order in
Prisons, University of Chicago, 1999, p. 258.
Vers un projet pénitentiaire
-
67
Mais, comme nous l'avions déjà mentionné, Bottoms précise que le
modèle proposé n'a pas été évalué quantitativement et que sa valeur
demeure heuristique. Il s'agit d'un instrument de recherche et de
connaissance qu'il qualifie lui-même de « speculative model »66.
Bottoms précise également que les huit facteurs retenus interagissent les
uns sur les autres, qu'ils sont en tension les uns avec les autres.
L'exemple des facteurs 1 et 6 est particulièrement intéressant. Selon
l'auteur, il existe une « tension réelle » (real tension) entre la légitimité et
les contraintes physiques. Une diminution des contraintes physiques est
bien vue des prisonniers et contribue à renforcer la légitimité du régime.
Mais, d'un autre côté, elle augmente le risque de violence en multipliant
les lieux et les moments qui échappent à la surveillance des gardiens.
Inversement, une augmentation des contraintes physiques a pour effet
d'affaiblir la légitimité du régime, affaiblissement qui, à terme, peut
engendrer une augmentation de la violence.
Même s'ils n'ont pas encore été établis avec certitude, de tels mécanismes pourraient, selon Bottoms, expliquer plusieurs des phénomènes qui
ont été décrits dans les études empiriques traitant du milieu carcéral. La
question qui se pose, dès lors, est de savoir s'il est possible d'élaborer un
régime carcéral caractérisé par de fortes contraintes physiques et par
une légitimité élevée. L'auteur répond positivement à cette question. La
nouvelle génération de pénitenciers fondés sur la surveillance directe
permettrait d'atteindre un tel résultat. Cependant, Bottoms reconnaît
(dans une note en bas de page) que cela n'est pas toujours le cas dans
les faits, comme l'ont démontré d’autres études 67.
Bottoms poursuit son texte en étudiant la structure (les patterns) des
agressions contre les membres du personnel.
Une étude d'Atlas (1983) nous indique que la majorité des agressions
(recensées) contre le personnel a lieu dans les secteurs où la
surveillance est faible. Les études de Kratcoski (1988), de Light (1991), de
Sparks, Bottoms et Hay (1996) nous indiquent que les agressions ont
surtout lieu dans les unités résidentielles et dans les unités spéciales de
sécurité.
66
67
BOTTOMS, 1999, p. 257, 261.
FARBSTEIN, LIEBERT AND SIGURDSON (1996) ET JAMES ET AL. (1997).
Vers un projet pénitentiaire
68
L'étude de Light a mis en lumière six contextes propices à la violence,
par ordre décroissant : situation d'autorité (le détenu réagit à un ordre
d'un membre du personnel), contexte de protestation (le détenu réagit à
un traitement qu'il juge injuste), lors des fouilles (individuelles ou de
cellules), lors des bagarres entre détenus, lors de leurs déplacements, et
lorsqu'un détenu est soupçonné de contrebande.
Sparks, Bottoms et Hay ont aussi montré que les incidents violents ont
plus de chance de se produire à quatre moments particuliers de la
journée :
le matin lors du déverrouillage des cellules, au
commencement de la journée (début de la routine), l'après-midi lors du
déplacement des détenus de leurs cellules aux ateliers et le soir lors du
verrouillage des cellules.
À partir de l'ensemble de ces études, Bottoms conclut que les agressions
contre les membres du personnel ne sont pas des événements
aléatoires. Les agressions se manifestent principalement lorsque les
agents correctionnels utilisent leur pouvoir (légal) et elles se produisent
le plus souvent aux points de friction de l'ordre carcéral (« rubbing-points
of the prison's social order »)68. L'auteur conclut finalement que le
problème de la violence contre le personnel est directement relié au
problème de la routine quotidienne et des relations personnel/détenu.
Ainsi, Bottoms nous suggère que les interactions entre les membres du
personnel et les détenus ne sont pas nécessairement et
automatiquement positives. Aux points de friction des pénitenciers, les
interactions ont plus de chance d'être négatives. Par conséquent, nous
devons nous demander s'il suffit de diminuer les points de frictions
connus (lieux physiques et motifs) pour diminuer les interactions négatives. Est-il suffisant, par exemple, d'accorder aux détenus une plus
grande liberté de mouvement et de leur confier la clé (ou la carte
magnétique) de leur cellule pour diminuer de façon marquée la violence
contre le personnel ? Ou encore, est-il nécessaire de diminuer les
pouvoirs (légaux) des agents correctionnels, de tolérer la contrebande de
drogues et d'alcool, entre autres activités illicites, pour améliorer le
climat général d'un pénitencier ? Ou bien la libéralisation du pénitencier
conduit-elle à un simple déplacement des points et des motifs de friction,
à la formation de nouveaux points et de nouveaux motifs, ou encore au
surgissement aléatoire de la violence, voire à la violence gratuite ?
Il est difficile de répondre à ces questions. Comme nous le verrons à la
section II-5b), l'expérience des établissements pour femmes nous
68
BOTTOMS, 1999, p. 265.
Vers un projet pénitentiaire
69
indique qu'en faisant des agentes correctionnels des sortes
d'intervenants sociaux de première ligne, et en supprimant les principaux
points de friction (physiques) connus, l'on n'élimine pas nécessairement
et automatiquement la violence dans les pénitenciers.
Pour Bottoms, la question des points de friction physiques au sein du
pénitencier est fondamentale.
L'une des principales stratégies utilisées jusqu'à tout récemment pour
prévenir la violence dans les pénitenciers consiste à aménager un
environnement physique qui limite la mobilité des agresseurs potentiels
et qui limite l'accès aux armes offensives et aux objets pouvant servir
d'armes; ce que les anglo-saxons appellent « the situational crime
prevention »69.
Il est reconnu que certaines caractéristiques physiques des pénitenciers
augmentent ou diminuent les occasions de commettre certains types
d'infraction. Les caractéristiques architecturales du pénitencier créent
des « opportunités », des occasions qui font le larron. Une grande liberté
de mouvement fournit aux détenus l'occasion de commettre des crimes
graves dans les endroits faiblement surveillés du pénitencier et favorise la
formation de gangs. Dans les pénitenciers anglais, le nombre
d'agressions a augmenté puis diminué, au cours des années 1990, en
fonction de l'augmentation et de la diminution du nombre d'heures que
les détenus passaient en cellule.
Cependant, ces mêmes caractéristiques physiques peuvent jouer en sens
contraire, selon le pénitencier. Une plus grande liberté de mouvement,
l'absence de barrières par exemple, n'engendre pas automatiquement de
la violence. De telle sorte que nous pouvons penser qu'il n'existe pas de
règle générale et qu'une même cause peut produire des effets contraires.
Les caractéristiques physiques ne fournissent que des occasions plus ou
moins propices. En fait, de nombreux facteurs doivent intervenir pour
qu'il y ait passage à l'acte.
Comme nous le verrons aux sections II-4 et II-5, la nouvelle architecture
carcérale s'efforce de réduire les occasions propices à la violence en
éliminant le plus possible les corridors, en regroupant les cellules autour
d'une place centrale, en isolant et en aménageant des unités
résidentielles plus petites, et en aménageant des postes de garde
ouverts. Mais il est difficile de prévoir quelles seront les conséquences à
court, moyen et long terme de telles transformations.
69
BOTTOMS, p. 241.
Vers un projet pénitentiaire
70
Il n'existe pas d'étude empirique fiable nous permettant de conclure que
la surveillance immédiate réduit la violence dans les pénitenciers. La
plupart des preuves apportées par les partisans de cette forme de
surveillance sont basées sur des études de cas et des enquêtes limitées
(quand ce n'est pas sur des anecdotes), dans lesquelles les perceptions
subjectives jouent un rôle important.
Une recherche réalisée par Farbstein et Werner en 1989 dans cinq
pénitenciers américains à sécurité moyenne et minimale nous indique
que le niveau et la qualité des interactions entre les détenus et le
personnel étaient aussi élevés dans les établissements à surveillance
immédiate que dans les établissements à surveillance indirecte, même si
« les agents de surveillance immédiate semble passer plus de temps
avec les détenus que ne le font les agents de surveillance indirecte »70.
Dans les deux types d'établissements « les agents correctionnels sont
postés à l'endroit où se déroulent la plupart des échanges entre le
personnel et les détenus et entre les membre du personnel » et « ils
demeurent davantage au poste des agents ou près de celui-ci et passent
plus de temps en conversation privée qu'avec les détenus »71.
L'enquête a également montré que les employés des établissements à
surveillance immédiate « se sentaient moins en sécurité que le
personnel des établissements à surveillance indirecte (...), qu'ils se
sentent moins en sécurité dans l'unité résidentielle et qu'à leur avis, il est
plus difficile pour un détenu de communiquer avec un agent »72. Pour
leur part, « les détenus sous surveillance immédiate rapportent
davantage de contacts avec les agents et le personnel et trouvent ces
contacts plus agréables et moins hostiles », ils sont également « d'avis
que le risque d'attaques et de bagarres entre les agents et les détenus est
moindre et que l'incidence de vandalisme est faible ». Quant aux
administrateurs, ils sont convaincus que l'incidence de violence « est
plus basse dans les établissements à surveillance immédiate que dans
les établissements à surveillance indirecte »73. Ils auraient rapporté 13
incidents violents par année dans les établissements à surveillance
immédiate, en comparaison de 32 dans les établissements à surveillance
indirecte74. Comme on peut le constater cette recherche se fonde sur des
évaluations subjectives et sur des données empiriques partielles.
70
Cité par le SCC, 1991b, p. 10.
SCC, 1991b, p. 10-11.
72
SCC, 1991b, p. 11.
73
SCC, 1991b, p. 9.
74
SCC, 1991b, p. 9-10.
71
Vers un projet pénitentiaire
71
En mettant l'accent sur la distinction entre ordre et contrôle (ce dernier
étant défini comme l'ensemble des pratiques routinières qui assurent le
maintien de l'ordre), Bottoms tente d'expliquer les mécanismes qui
assurent la paix sociale au sein des établissements carcéraux. Le
pénitencier est conçu comme un système dynamique relativement
stable. Bottoms reprend le commentaire de Cressey qui s'étonne que les
pénitenciers « fonctionnent finalement » (« they work at all »), qu'ils ne
constituent pas des institutions caractérisées par le chaos, par l'absence
d'ordre. « The social system which is a prison does not degenerate into a
chaotic mess of social relations which have no order and make no sense
» , écrit Cressey75.
Or, justement, les pénitenciers se caractérisent aussi par le désordre, par
un certain chaos. Les pénitenciers sont des systèmes dynamiques
instables, des systèmes qui sont constamment menacés par le désordre.
Ce n'est pas la paix carcérale (l'ordre et le contrôle) qui est le
phénomène le plus significatif, c'est l'opposition entre l'ordre et le
désordre, le passage de l'un à l'autre.
Le pénitencier doit être défini comme un système chaotique, en autant
que l'on précise que le chaos possède un ordre interne, une structure
(l'ordre dans le désordre)76. Les pénitenciers sont en réalité des systèmes
dynamiques instables qui se caractérisent, comme nous l'avons vu dans
la première partie de notre étude, par des périodes plus ou moins
marquées d'ordre et de désordre, de violence et de paix carcérales.
L'ordre ne peut exister sans son contraire, le désordre. Mais il n'y a pas
d'ordre et de désordre absolus. Même durant les périodes d'ordre, le
désordre se manifeste sous différentes formes. Le désordre est toujours
présent, souterrain, prêt à surgir. Et l'ordre est toujours présent, planant
sur l'ensemble du pénitencier, ou enfoui dans les consciences et dans les
comportements.
Le modèle de Bottoms peut nous aider à comprendre non seulement
comment l'ordre est maintenu dans un pénitencier, mais aussi comment
il est perturbé, comment le désordre s'installe. Toutefois un pareil
modèle est inutile pour qui cherche à établir un régime carcéral
garantissant le maintien de l'ordre. D'abord, parce qu'il n'a pas été testé et
75
Cité par BOTTOMS, p. 250.
Sur la théorie du chaos voir : KELLERT Stephen H., In the Wake of Chaos, The University of Chicago
Press, 1993; RUELLE David, Hasard et Chaos, Editions Odile Jacob, 1991; MELENCHON Jean-Luc, À la
conquête du chaos, Pour un nouveau réalisme en politique ; et GLEICK James, La théorie du chaos. Vers
une nouvelle science, Albin Michel, 1989.
76
Vers un projet pénitentiaire
72
qu'il est difficilement vérifiable empiriquement (nous doutons, d'ailleurs
qu'il le soit un jour), ensuite parce que les tensions entre les facteurs
constituent de véritables oppositions, de véritables contradictions.
La vertu du modèle est de nous montrer que, selon les situations, une
même décision peut produire des résultats opposés. Une diminution des
contraintes physiques peut produire une diminution ou une
augmentation de la violence, tout comme la multiplication des
interactions entre les gardiens et les détenus. Inversement, le modèle de
Bottoms nous montre que deux décisions opposées peuvent produire un
même résultat : une diminution ou une augmentation des contraintes
physiques peut engendrer une augmentation de la violence. En fait, ce
que nous enseigne le modèle de Bottoms, c'est la prudence !
Les systèmes dynamiques sont des systèmes complexes dans lesquels
intervient un grand nombre de facteurs. Dans de pareils systèmes, il est
difficile, souvent impossible, de prédire quel effet, positif ou négatif,
produira une décision.
Par ailleurs, les systèmes dynamiques instables sont des systèmes dans
lesquels une petite cause peut engendrer de grands effets. Dans de tels
systèmes, la gravité d'un évènement est relative à son impact futur. Les
incidents de faible ou de moyenne gravité sont potentiellement des
incidents graves. Mais il est impossible de prédire lequel de ces incidents
aura un impact majeur (le système est déterministe mais non
prédictible). Dans le réseau complexe et enchaîné des causes, l'incident
de faible ou de moyenne gravité est celui qui met le feu aux poudres, qui
canalise et « déchaîne », à terme, les autres causes.
Au sein des pénitenciers, le nombre d'incidents de faible et de moyenne
gravité est très élevé. Du fait de la multiplication des mouvements et des
interactions, les pénitenciers sont devenus encore plus instables. La
diminution des contraintes physiques peut engendrer un état de paix
carcérale soudainement perturbé par une flambée de violence.
L'ordre carcéral n'est pas absolu. Il y a deux façons possibles d'assurer un
certain ordre carcéral : en s'appuyant sur la coercition (contraintes
structurelles et physiques) ou sur la persuasion (intérêt et respect des
détenu-es, valeurs et normes consensuelles, etc.). Le problème, c'est
qu'il est difficile de démontrer empiriquement, hors de tout doute,
laquelle de ces deux méthodes est la plus efficace, laquelle engendre le
moins de conflits, de violence et de déliquescence. Trop ou trop peu
d'avantages (matériels et autres), trop ou trop peu de contraintes
Vers un projet pénitentiaire
73
structurelles et physiques, trop ou trop peu de consensus basés sur des
normes et sur des valeurs conduisent souvent au même résultat : au
désordre !
Il est impossible de construire un ordre carcéral parfait, tout comme il est
impossible d'éviter tout désordre. Ainsi, la question qui se pose n'est pas
tant celle de l'ordre ou du désordre, que celle de la gestion de la tension
entre ordre et désordre, du passage de l'un à l'autre. Et la meilleure façon
de gérer cette tension est de combiner et d'équilibrer les méthodes
coercitives et persuasives, la sécurité statique et la sécurité dynamique.
En l'absence de connaissances scientifiques suffisantes sur les
conséquences de l'aménagement physique des pénitenciers et des
modèles de surveillance, et considérant que l'un et l'autre modèle
peuvent engendrer des effets opposés à ceux recherchés, un meilleur
équilibre s'impose entre la surveillance immédiate (directe) et la
surveillance indirecte. La surveillance immédiate par des agents postés
directement dans l'unité résidentielle doit être combinée à la surveillance
indirecte au moyen de postes de contrôle fermés (vitrés). Un contrôle de
type ouvert multiplie les risques, ainsi que la vitesse de propagation du
désordre. Advenant une flambée de violence, et plus particulièrement
une émeute, il met en péril la sécurité du personnel et l'intégrité
physique de l'établissement.
Nous avons bien dit prudence, mais de quel type de prudence s'agit-il, en
fait ?
3- Le principe de précaution
Le comité conjoint syndicat-SCC, en 1999 pour étudier les conditions de
travail des agentes et agents correctionnels, reconnaît que ces conditions
sont difficiles et dangereuses; et que « Les risques liés au travail, les
conséquences des erreurs commises et la surveillance interne et externe
constantes » ajoutent à ses conditions déjà difficiles 77. Le travail des
agents correctionnels est aussi, sinon plus dangereux, que celui des
policiers. Les agents correctionnels affrontent quotidiennement des
situations violentes et imprévues, en courrant le risque d'être blessés et
de contracter des maladies infectieuses.
Deux notions se dégagent clairement de l'analyse du comité : celles de
risque et de danger. Pour bien comprendre le problème de la sécurité
77
Cité par Harris, 2002, p. 253.
Vers un projet pénitentiaire
74
des agents correctionnels en milieu carcéral, il faut distinguer ces deux
notions.
Un danger est une menace réelle à laquelle un travailleur est
directement exposé (physiquement ou psychologiquement), alors qu'un
risque exprime la probabilité qu'un évènement dangereux puisse se
produire. Le risque est le calcul de la fréquence d'un danger. Le mot
risque provient de l'italien « risco », désignant l'écueil qui menace un
navire de commerce en mer. La notion s'est étendue progressivement à
différentes sphères d'activités humaines, de l'assurance maritime au XIV e
siècle à l'environnement, aux activités domestiques et aux manipulations
du vivant durant les années 1980 et 1990, en passant par le travail à la fin
du XIXe siècle, avec l'adoption d'une législation sur les accidents du
travail et l'élaboration de mécanismes compensatoires. La notion de
risque appliquée au travail a conduit à la prévention et à la protection,
avec l'adoption d'une batterie de réglementations et la mise sur pied
d'institutions spécialisées. L'objectif de la prévention est d'éliminer le
danger à la source même; celui de la protection est de parer au danger.
Le danger comporte en effet deux dimensions : sa probabilité et sa
gravité. La prévention consiste à réduire sa probabilité et la protection à
réduire sa gravité. La prévention et la protection constituent le domaine
de la sécurité78.
La prise en compte du risque en milieu de travail implique que l'on
connaisse les dangers qui peuvent surgir, les effets d'une situation
donnée, et que l'on puisse calculer la probabilité qui leur est associée,
comme dans le cas des accidents industriels, afin de déterminer le coût
de la maîtrise du risque et les objectifs de sécurité (la zone de risque
acceptable, le risque ne pouvant jamais être éliminé totalement).
Dans un contexte de risque grave et d'incertitude scientifique, c'est-à-dire
en l'absence de connaissances quant à l'effet d'une situation provoquée
sur un milieu quelconque (naturel ou social), le principe de précaution
prend le relais du principe de prévention. La précaution est un principe
d'action qui nous oblige à prévenir les dangers potentiellement graves
sans attendre de connaître les effets réels d'une situation provoquée,
sans avoir levé l'incertitude scientifique concernant ces effets. La
prévention concerne les risques connus et éprouvés, les risques dont on
connaît les effets possibles et leur probabilité; la précaution concerne les
risques mal connus et entachés d'incertitudes, les risques dont les effets
sont incertains et dont on ne connaît pas la probabilité. De plus, le
78
ALLEMAND, 2002; KERVEN ET RUBISE, 1991.
Vers un projet pénitentiaire
75
principe de précaution s'applique surtout aux risques 79 individuels et
globaux différés, c'est-à-dire dont les effets sont reportés plus ou moins
loin dans le temps80.
Le principe de précaution a été développé au cours des années 70 pour
tenir compte de l'incertitude reliée à certains dommages
environnementaux, l'absence de connaissances scientifiques précises ne
devant pas retarder l'adoption de mesures visant à prévenir un risque de
dommages graves à l'environnement, à un coût économique acceptable.
Il a été étendu par la suite aux risques alimentaires et sanitaires et aux
risques liés aux manipulations du vivant (surtout génétiques). Le principe
de précaution est un principe logique et éthique, et bien qu'il n'ait pas
encore été étendu aux phénomènes sociaux, il n'y a aucune raison à le
confiner à un seul domaine, en l'occurrence celui des risques
technologiques, en autant que ses deux conditions d'application soient
respectées. Selon nous, ce principe peut et doit s'appliquer aux réformes
institutionnelles concernant la sécurité publique, réformes dont les effets
sont inconnus et incertains et qui risquent de provoquer des dommages
sociaux et institutionnels importants.
Le principe de précaution cherche à réduire les risques graves et non à
éliminer le risque (risque zéro). Il cherche à éliminer les dangers en dépit
de l'incertitude de nos connaissances. Jusqu'à présent, les grandes
réformes du système d'incarcération (révélation, entreposage,
réhabilitation) ont été des échecs. Aucune des réformes n'a réussi à
contrer la violence dans la société et dans les pénitenciers, ni la récidive.
Dans l'état actuel des recherches, il est impossible de connaître les effets
à moyen et long termes d'une réforme ultra libérale des pénitenciers, tel
que fantasmée par certains idéologues du SCC, ni les effets à moyen et
long termes d'une réforme néo-conservatrice tel que prônée par le
gouvernement ontarien. Force nous est donc de prévenir les dangers
potentiellement graves que représente l'une ou l'autre réforme, sans
attendre d'avoir levé l'incertitude scientifique.
Même si les réformateurs ontariens semblent ne pas vouloir aller aussi
loin que leurs confrères américains, l'exemple des États-Unis est là pour
79
Les risques ne sont pas tous également « probabilisables ». Si l'on connaît la fréquence de nombreux
accidents (de travail, de la route, domestiques, etc.), certains phénomènes sociaux, telles les éruptions de
violence (révolution, guerre civile, émeutes, etc.) ainsi que les catastrophes naturelles sont difficilement
quantifiables. De plus, le risque comporte une dimension sociale et humaine qui en fait un phénomène
complexe qu'on ne saurait réduire à une méthode probabiliste. La perception du risque ainsi que la
prédisposition au risque (attitude de déni ou de défi) varient d'un groupe social à l'autre et d'un individus à
l'autre. Le risque est aussi une notion subjective. (ALLEMAND, 2002; PERETTI-WATEL, 2002)
80
BOURG, 2002; KOURILSKY ET VINEY, 2000.
Vers un projet pénitentiaire
76
nous inviter à la prudence. Au cours des dernières années, la
privatisation des prisons américaines, combinée à une approche
répressive (emprisonner et punir, tout en réduisant les programmes de
réhabilitation), a eu pour effet de relâcher dans la société plus d'un demimillion de détenus mal préparés et dont l'intégration sociale demeure
problématique. Par ailleurs, il y a autant sinon plus de violence dans les
nouveaux pénitenciers privés que dans les pénitenciers d'État. Les
gardiens doivent s'équiper de plus en plus lourdement pour se protéger
des détenus. Bien que la criminalité ait diminué de 16 % aux États-Unis,
entre 1995 et 2000, le nombre de détenus a augmenté de près du tiers. Et
il est impossible de prévoir quelles seront les conséquences à moyen et
long termes d'un tel phénomène sur la société américaine et sur son
système carcéral81. L'augmentation constante du taux d'incarcération 82 et
du nombre de prisonniers83 ainsi que la prolifération des pénitenciers
dans plusieurs États84 pourraient avoir des conséquences extrêmement
graves sur la société américaine 85.
À l'inverse, dans une société fondée sur les rapports marchands et
l'inégalité, une trop grande libéralisation du système pénal (forte
réduction des sentences, devancement de la libération conditionnelle,
multiplication des permissions de sortie et des absences temporaires,
quasi-disparition des pénitenciers, forte réduction du niveau de
coercition, etc.) pourraient avoir des répercussions extrêmement graves.
Le principe de précaution exige que l'on maintienne un équilibre
constant entre des tendances opposées et extrêmes, afin de minimiser
les risques que représentent certains phénomènes dont on ne connaît
pas les effets à plus ou moins long terme. Il exige que l'on maintienne un
équilibre entre coercition et persuasion et entre sécurité statique et
sécurité dynamique.
Nous verrons à la section II-5 que cet équilibre tend à se réaliser par la
force des choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la
pression des différents acteurs qui défendent des intérêts et des
approches opposés. Mais ce processus, plus ou moins spontané,
engendre confusion, incohérence, perte de temps, d'énergie et d'argent.
Et, il en sera ainsi tant que le SCC n'adoptera pas officiellement et de
81
Le rapport de cause à effet entre la diminution de la criminalité et la réforme n'a pas été démontré et
pourrait s'expliquer en partie par la forte croissance économique des années 1995-2000.
82
476 pour 100 000 habitants en 1999, comparativement à 139 en 1939, à l'époque d’Al Capone.
83
Environ 2 millions de personnes en 2000, soit quatre fois plus qu'en 1980.
84
Au Texas, depuis 1995, une nouvelle prison est inaugurée à chaque semaine !
85
Sur les transformations récentes des systèmes pénal et carcéral américains, voir le livre de Joseph
HALLINAN, Going up the River. Travel in a Prison Nation. Random House, 2001.
Vers un projet pénitentiaire
77
façon réfléchie, une politique carcérale fondée sur l'équilibre entre les
approches opposées.
De façon générale, la violence dans les pénitenciers demeure un
phénomène mal connu, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans
bien des cas, nos connaissances ne nous permettent pas de la relier
directement et avec certitude aux réformes passées ou en cours. Nos
connaissances sur l'impact des réformes carcérales sur l'ensemble de la
société sont également peu développées. Le plus souvent, les rapports
de causalité sont postulés et non démontrés. Il n'existe pas encore de
modèles explicatifs vérifiés empiriquement.
Heureusement, il y a le principe de précaution pour nous guider dans
notre action.
4- Qu'est-ce qu'un pénitencier ?
Trois images nous viennent spontanément à l'esprit pour décrire ce
qu'est un pénitencier. Premièrement, l'image traditionnelle d'une
construction imposante où la brique se marie à un réseau complexe de
grilles et de barreaux. Deuxièmement, l'image d'une prison sans murs,
virtuelle, intégrée à la communauté, où chaque détenu porte, verrouillé à
la cheville, un bracelet qui permet de le surveiller électroniquement. Et,
troisièmement, l'image intermédiaire d'un campus universitaire ou
encore d'un ensemble pavillonnaire.
Peu importe la forme que revêt le pénitencier, celui-ci constitue un lieu
de ségrégation formant un sous-système au sein de la société.
En effet, le pénitencier ne peut être pensé en dehors de son
environnement, ni complètement imbriqué et fondu à dans la société.
Le lieu de la ségrégation peut être plus ou moins physique, matériel. Le
pénitencier peut être plus ou moins concentré ou dispersé. Le
pénitencier ne s'identifie pas nécessairement et totalement à ses murs.
Plus il est concentré, plus le pénitencier s'identifie à un lieu et à un
édifice précis. Plus il est disséminé, plus il s'identifie à un état de
séparation.
Même dans un pénitencier virtuel, intégré à la société, il y a des zones
interdites aux contrevenants. Les déplacements de ces derniers sont
surveillés électroniquement par des système divers (vérifications
téléphoniques, système mondial de localisation -GPS, etc.). Le
Vers un projet pénitentiaire
78
contrevenant fait de la « boîte », non seulement parce qu'il n'est pas
entièrement libre de ses mouvements mais aussi parce qu'il doit
constamment porter sur lui un dispositif électronique (la « boîte ») qui,
en tout temps, peut sonner l'alerte et le ramener derrière les barreaux,
dans le plus traditionnel des pénitenciers.
On aura beau diminuer le taux et la durée d'incarcération, le pénitencier
en tant que lieu de séparation perdurera, qu'il soit réel ou virtuel.
Premièrement parce que l'inégalité, l'exclusion et la marginalisation
sociales ont tendance à augmenter. Deuxièmement, parce que le taux de
récidive, après la mise en liberté ou durant la libération conditionnelle,
est fonction du contexte social et qu'il pourrait s'avérer nécessaire de
surveiller certains criminels durant toute leur vie, ce qui n'irait pas sans
créer de nouvelles formes de violence et de révolte. Troisièmement,
parce que la surveillance électronique a ses limites dans une société où
une partie importante des criminels ont tendance à devenir de plus en
plus dangereux et à commettre des crimes graves.
Toutes choses considérées, la société est appelée à développer
différentes formes de pénitenciers, allant du pénitencier traditionnel au
pénitencier virtuel, en passant par une forme intermédiaire, et cela en
cherchant un équilibre entre la coercition et la persuasion et entre la
sécurité statique et la sécurité dynamique au sein de chacun des types
de pénitenciers.
5- Évolution architecturale et fonctionnelle des pénitenciers canadiens
Le pénitencier contemporain traditionnel peut être défini comme une
machine à contrôler les délinquants à l'intérieur de laquelle s'exerce une
micro-physique du pouvoir. Le rôle de cette machine est de quadriller au
plus près le temps, l'espace et les mouvements des détenu-es, de
régulariser les activités et les circulations afin de mieux circonscrire les
attitudes et les comportements 86.
L'architecture carcérale contemporaine traditionnelle se caractérise par
les trois éléments suivants :
86
•
un établissement monolithique (unique) et tentaculaire où l'ensemble
des circulations sont intérieures;
•
une composition d'espaces fonctionnels (cellules, ateliers, salles de
classe, cours de promenade, etc.) constituant chacun une micro-
FOUCAULT, 1975; DEMONCHY, 1996.
Vers un projet pénitentiaire
79
prison (des prisons dans la prison), surveillée depuis l'extérieur. Le
pénitencier se reproduit à l'identique à chaque échelle (principe
d'invariance d'échelle);
•
une architecture de couloirs, formant un réseau de circulation, qui
relient les micro-prisons entre elles et qui permet la surveillance
constante et le contrôle strict des déplacements par le personnel 87.
Dans le pénitencier traditionnel, la ségrégation spatiale et son corollaire,
la clôture, prédominent. L'ordre et la discipline exigent la séparation et la
clôture à chacune des échelles de l'organisation spatiale et
architecturale. Le pénitencier est d'abord un lieu fermé sur lui-même,
hétérogène, séparé de la société. Il constitue ensuite une prison
collective où sont enfermés les délinquants classés au même niveau de
sécurité, délinquants que l'on a séparés méticuleusement des autres
pour éviter toutes formes de « contamination ». Enfin, le pénitencier est
une juxtaposition de prisons individuelles, de cellules prolongées par une
série de dépendances, de petites prisons communautaires (ateliers,
salles communes, etc.). La ségrégation architecturale se double d'une
ségrégation relationnelle : les agents de correction ne partagent pas le
même espace que les détenus, ils surveillent l'enchaînement des
couloirs et des micro-prisons de l'extérieur.
Ce que la nouvelle conception du pénitencier vient remettre en cause,
c'est la « coupure architecturale », les principes de séparation et de
clôture à chacun des niveaux d'organisation spatiale. Non seulement le
pénitencier doit s'ouvrir sur l'extérieur, sur la société, mais chacun de ses
espaces fonctionnels doit être décloisonné, en grande partie libre d'obstacles, de barrières. Le pénitencier lui-même ne se présente plus comme
un établissement monolithique et tentaculaire mais comme un
agencement de pavillons. Au sein des pavillons, le système des unités de
vie permet une plus grande liberté de mouvements aux différentes
catégories de détenus qui cohabitent et qui vaquent à leurs occupations
privées et domestiques selon de nouveaux codes et de nouveaux
réseaux d'interactions. Une place centrale est aménagée, en tant que
nouveau lieu de sociabilisation, qui s'ouvre largement sur les espaces
d'hébergement et d'activités. La cellule elle-même devient une chambre
dont la porte a pour fonction de préserver l'intimité. Les agents
correctionnels partagent le même espace que les détenus, ils ne
surveillent plus les micro-prisons de l'extérieur. La surveillance est
immédiate, basée sur des rapports personnels directs et soutenus avec
les détenus. Si la clôture demeure, elle est beaucoup plus souple,
87
DEMONCHY, sans date.
Vers un projet pénitentiaire
80
éloignée, elle se confond de plus en plus avec le pénitencier lui-même,
et dans certains cas avec la société (libération conditionnelle).
L'encellulement tend à devenir diffus.
Le SCC défend une conception linéaire de l'évolution du pénitencier,
allant du l'établissement traditionnel au pénitencier sans murs, en
passant par le pénitencier de style pavillonnaire basé sur la surveillance
directe et la responsabilisation des détenu-es.
En fait, l'évolution du pénitencier n'est ni linéaire, ni constante, comme
nous allons le voir dans les sections subséquentes. Elle prend la forme
d'une oscillation entre l'ouverture des pénitenciers traditionnels et la
clôture des nouveaux pénitenciers, entre la sécurité dynamique et la
sécurité statique, c'est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les
nécessités objectives du moment, avec des points d'équilibre. Cette
oscillation devrait conduire à plusieurs types de pénitenciers, répondant
à des besoins et à des demandes contradictoires.
Le premier pénitencier canadien, celui de Kingston, a été conçu en
empruntant à la tradition architecturale britannique et américaine.
Au XVIIIe siècle, le britannique Geremy Bentham proposa un nouveau
concept de prison : la prison panoptique (des mots pan et optique),
c'est-à-dire un pénitencier aménagé de telle sorte que le surveillant
puisse voir chaque détenu dans sa cellule sans être vu lui-même. Cela
est rendu possible en aménageant les cellules sur plusieurs niveaux
autour d'une tour centrale, chacune des cellules étant disposée de
manière à permettre une surveillance constante, totale et indirecte 88.
Le modèle de prison proposé par Bentham n'a jamais été réalisé. Les
prisons qui ont été construites jusqu'au milieu du XX e siècle sont des
variantes, des adaptations du panoptique. Les prisons réelles présentent
des plans en croix ou en étoile. Les postes centraux contrôlent les
corridors; ils n'ont pas vue sur l'intérieur des cellules. Les surveillants
circulent dans les corridors; ils passent une partie de leur journée à ouvrir
et à fermer des portes et sont en contact direct et permanent avec les
détenus89.
Dans les prisons américaines, construites en s'inspirant du modèle de
Bentham, deux régimes carcéraux ont été élaborés. Sous le régime
pennsylvanien -mis au point à l'Eastern Penitentiary de Pennsylvanie-, les
88
89
SCC, 1991a, ; DEMONCHY, 1996; SCC, 2001a
DEMONCHY, 1996.
Vers un projet pénitentiaire
81
détenus sont complètement isolés les uns des autres; ils vivent et
travaillent seuls, les cellules et les autres locaux étant disposés de telle
sorte qu'ils n'aient aucun contact visuel. Sous le régime auburnien élaboré à la prison d'Auburn dans l'État de New York-, les détenus
mangent et travaillent ensemble durant la journée, mais en silence, et
sont enfermés dans des cellules individuelles la nuit. Dans les deux cas,
les cellules sont de très petites dimensions et la plupart du temps
dépourvues de fenêtre90.
Le pénitencier de Kingston a été conçu en empruntant aux trois
modèles. Il reprend la structure étagée du panoptique (la nef), le plan
cruciforme de l'Eastern Penitentiary et le régime carcéral de la prison
d'Auburn. Jusqu'aux années 1960, il servira de prototype pour la construction des pénitenciers canadiens (pénitenciers : de Laval, 1873; de
Dorchester, 1880; de la Saskatchewan, 1911; de la Colombie-Britannique;
de Stony Mountain, années 1920 et 1930; de Collins Bay, années 1930;
Prisons des femmes, 1934) 91.
Durant cette longue période, la réforme du pénitencier progressera
principalement par le biais de l'amélioration de son mode de
fonctionnement92. Le pénitencier se transformera graduellement, mais
partiellement, en outil de rééducation par la méditation, la prière, le
travail, les études et les programmes de traitement 93.
Au début des années 1950, le SCC adopte de nouvelles normes
architecturales, sans révolutionner pour autant l'aménagement du
pénitencier, et l'on assiste à une amélioration des conditions de vie dans
les établissements. Les pénitenciers construits durant cette période
permettent une plus grande intimité aux détenus. Les rangées sont
moins longues, les cellules plus grandes, dotées de porte pleine, avec
vue sur l'extérieur. L'aménagement d'un réseau de circulation accroît et
facilite les déplacements dans les espaces extérieurs. Les pénitenciers
sont pourvus de réfectoires pour la prise en commun des repas par
rangée, que l'on transforme par la suite en salon. Comme les anciens
établissements, les nouveaux pénitenciers sont de taille moyenne (450
lits). Le contrôle s'exerce « principalement par les mesures de sécurité
90
SCC, 1991d, 2001a.
SCC, 1991d, 2001a.
92
L'architecture et le mode de fonctionnement d'un pénitencier entretiennent des liens étroits et doivent
évoluer conjointement, le décalage entre les deux causant des dysfonctions. Les transformations
architecturales déterminent de nouveaux modes de fonctionnement et l'évolution des opérations poussent à
la création de nouvelles formes architecturales. Le changement de régime carcéral est le produit de cette
double évolution.
93
SCC, 1991a.
91
Vers un projet pénitentiaire
82
actives et par le verrouillage manuel des barrières »94. Trois pénitenciers
furent construits durant les années 50 : le Centre fédéral de formation,
l'Établissement Leclerc et le Pénitencier de Joyceville.
Au cours de la décennie suivante, faisant suite au rapport Fauteux, huit
nouveaux pénitenciers de taille moyenne seront construits (Springhill,
Archambault, Cowansville, Millhaven, Warkworth, Drumheller, Matsqui et
le Centre de développement correctionnel-Québec), ajoutant 4 000
places au système correctionnel canadien.
Les pénitenciers à niveaux de sécurité maximale seront conçus de
manière à limiter les contacts entre les détenus et le personnel. Les
mesures de sécurité statique seront renforcées par l'aménagement de
postes de télécommande vitrés et de couloirs réservés aux membres du
personnel95.
Les établissements à sécurité moyenne et minimale, quant à eux, seront
aménagés suivant le modèle du campus universitaire.
Il aura fallu attendre les années 1960, pour que le processus de
normalisation du milieu carcéral (ouverture sur la société) et plus
particulièrement l'importance accordée à la réhabilitation, enclenche
une nouvelle réforme architecturale. Le pénitencier en tant que lieu
distinct, hétérogène, fermé sur lui-même est remis en question. Avec le
passage aux établissements de style campus, l'on assiste aux premières
véritables tentatives de création d'un milieu correctionnel plus
« normal ». Quatre établissements de ce type seront construits :
Cowansville au Québec, Warkworth en Ontario, Drumheller dans la
région des Prairies et Springhill dans la région de l'Atlantique.
L'architecture en campus se caractérise par des bâtiments plus petits, à
l'échelle résidentielle, disposés à la façon des édifices d'un campus
universitaire, et par le recours à des formes et à des matériaux propres
au milieu résidentiel. Le bâtiment unique et tentaculaire cède la place à
de multiples édifices. Les cellules sont plus petites qu'à l'époque
précédente, mais les espaces d'agréments communs plus nombreux et
plus vastes. Les innovations architecturales, telles les postes de contrôle
ouverts, l'élimination de plusieurs barrières, les espaces conçus pour
multiplier les échanges faciliteront l'implantation du modèle de sécurité
94
95
SCC, 1991d, p. 4.
SCC, 1991d.
Vers un projet pénitentiaire
83
dynamique fondé sur l'interaction étroite entre le personnel et les
détenus96.
Toutefois, malgré ces changements, nous n'assistons pas à une
transformation radicale du mode de fonctionnement carcéral. Cette
période se caractérise plutôt par un certain équilibre entre la sécurité
statique et la sécurité dynamique.
Sur le campus, les édifices sont reliés par des corridors couverts qui
confinent la circulation. De façon générale, les déplacements (internes et
externes) sont limités et contrôlés par la présence de clôtures, de
barrières, d'enceintes et de portes vitrées situées aux endroits
stratégiques. Dans les unités résidentielles, des dispositifs centralisés et
commandés remplacent les verrous manuels, réduisant les occasions de
contacts entre le personnel et les détenus 97. Les innovations
architecturales elles-mêmes sont restreintes par la nécessité de recourir
à l'isolement cellulaire, résidentiel et périmétrique, par la nécessité de
prévoir des mécanismes d'intervention armée (réduction de la distance
entre les bâtiments et réseau de tunnels pour le transport des armes et la
sécurité du personnel, surtout dans les pénitenciers à sécurité élevée),
ainsi que par le besoin de surveillance directe sur l'ensemble de l'unité
résidentielle, à partir des postes de contrôle. En plus de réduire le
nombre d'interactions entre les détenus et le personnel, les postes de
contrôle centralisés et télécommandés, qu'ils soient ouverts ou fermés,
diminuent l'intimité des détenu-es et limitent la forme que pourrait
prendre l'unité résidentielle. En fait, durant les années 1960, de nouvelles
mesures de sécurité statique seront appliquées dans tous les nouveaux
pénitenciers, et les établissements de style campus ont pour objectif
véritable d'accroître l'efficacité et le rendement des pénitenciers 98.
Néanmoins, lorsque viendra le temps de conclure sur cette période,
attaché qu'il est à sa conception linéaire de l'évolution du pénitencier, le
SCC expliquera que l'ensemble des mesures énumérées plus haut ne
sont que des survivances de l'ancien mode de fonctionnement. Les
années 60 sont marquées par des « messages incomplets, divergents et
parfois contradictoires », écrira-t-on99. Les mesures de sécurité statique
ne sont pas considérées comme des contraintes objectives découlant de
l'état du système carcéral et de la société dont ce dernier fait partie.
96
SCC, 1991d, 2001c.
Nous avons ici un beau paradoxe. Les verrous manuels multiplient les occasions de contacts entre le
personnel et les détenus. Mais ces contacts sont brefs et peuvent être difficiles et dangereux; ils fournissent
l'occasion d'interactions négatives.
98
SCC, 1991d, 1991a, 2001c.
99
SCC, 1991a, p. 3.
97
Vers un projet pénitentiaire
84
Et ce qui se présente comme une période d'équilibre dynamique, de
tensions entre des nécessités opposées, est défini comme une simple
période de transition vers une forme supérieure de pénitenciers fondée
sur la sécurité dynamique et le respect des individus. Ce qui n'empêche
pas le SCC d'affirmer en même temps que « les opérations doivent être
conçues de façon à accommoder les besoins de tous »100, réintroduisant
par la bande l'idée du nécessaire équilibre entre la sécurité statique et la
sécurité dynamique. En privilégiant la sécurité dynamique le SCC efface
comme par magie les contradictions, alors même que l'équilibre
dynamique présuppose une tension constante entre les deux formes de
sécurité.
Le passage des établissements fermés à un milieu correctionnel imitant
la vie en collectivité la tendance actuelle à la normalisation de
l'architecture carcérale- n'est d'ailleurs pas une fin en soi, mais encore là
une simple étape de transition vers le pénitencier idéal. Selon ses
propres termes, le SCC vise à « un renversement de l'idéologie
correctionnelle », il vise à diminuer de façon marquée « l'importance de
l'incarcération dans la stratégie correctionnelle », l'augmentation des
coûts de construction et de fonctionnement des pénitenciers constituant,
toujours selon ses propres mots, « l'ultime catalyseur du changement ». À
terme, le SCC vise à éliminer « le besoin d'aménager des établissements
centralisés pour loger les détenus », la prison sans murs et le centre de
ressources communautaires représentant le modèle idéal ultime du
pénitencier101.
Durant les années 1970, la tendance à la construction de pénitenciers
plus petits et moins austères se confirme. Si la sécurité demeure une
préoccupation importante, on cherche à créer un milieu de vie plus
humain et un climat plus détendu au sein des établissements. Cinq
pénitenciers seront construits : le Centre régional de réception (Québec),
le Centre psychiatrique régional (Prairies), l'Établissement d'Edmonton,
l'Établissement de Kent et l'Établissement de Mission, et plusieurs centres
communautaires urbains seront mis sur pied afin de mieux encadrer les
détenus en libération conditionnelle102.
L'importance accordée à la sécurité statique et plus particulièrement à la
surveillance indirecte est remise en question. Dans les pénitenciers à
sécurité moyenne et minimale, plusieurs dispositifs de sécurité sont
100
SCC, 1991a, p. 5.
SCC, 1991a, p. 6-7.
102
SCC, 1991d.
101
Vers un projet pénitentiaire
85
modifiés ou abandonnés. Cependant, les agents correctionnels travaillent
toujours dans des postes vitrés, contrairement aux autres membres du
personnel qui travaillent plus souvent et plus directement dans l'unité 103.
Au cours des années 1980, de nombreux pénitenciers seront construits :
les Établissements de l'Atlantique, de Drummond, de Donnacona, de
Port-Cartier, de Bowden, de La Macaza et des Unités spéciales de
détention (sur lesquelles nous reviendrons plus loin).
Encore une fois, cette période en est une de tensions entre la sécurité
statique et la sécurité dynamique. Le SCC prône de plus en plus le
modèle de la vie communautaire et de la responsabilité des détenu-es.
Mais une vague de violence dans les pénitenciers, dont le meurtre de
plusieurs employés, a conduit à la mise en place de mesures de contrôle
supplémentaires dans la majorité des établissements (l'élaboration d'un
plan d'intervention armé, prioritairement) 104.
Le SCC n'en poursuit pas moins sa quête architecturale d'un pénitencier
plus « harmonieux ».
Le pénitencier de Bowden, en Alberta, est « la première véritable
tentative d'intégrer tous les membres du personnel dans l'unité
résidentielle »105. Bowden constitue en fait « le premier établissement
fédéral à sécurité moyenne du Canada construit selon les exigences du
modèle de la surveillance directe »106. Cette surveillance se fonde à la fois
sur l'interaction des employés avec les détenus et sur la possibilité de
« voir toutes les aires principales à partir d'un point central »107. Le
pénitencier de Bowden comprend cinq unités résidentielles distinctes.
Afin de faciliter la surveillance, les unités ont été conçues en forme de
croix, avec le poste de contrôle au centre. Chacun des bras de la croix
comprend un noyau de cellules qui donne sur un « espace d'agrément
commun semi-privé ». Le poste de contrôle est ouvert et « sert de poste
d'information en tout temps ». Les détenus ont libre accès à leur
chambre (sauf la nuit) et le seul obstacle matériel à leurs déplacements
sont les contrôles qui commandent l'ouverture des portes d'entrée des
unités et des cellules (durant la nuit). Bowden constitue une sorte de
vitrine nationale et internationale pour le SCC.
103
SCC, 1991d; 2001c
SCC, 1991d, 2001c.
105
SCC, 2001c, p. 3.
106
SCC, 2001c, p. 3.
107
SCC, 2001c, p. 3.
104
Vers un projet pénitentiaire
86
Durant les années 1990, ce rôle sera joué par les établissements de
William Head et de Fenbrook pour les hommes et par les nouveaux
Établissements régionaux pour femmes.
Ouvert en 1959, le pénitencier à sécurité minimale de William Head a été
réaménagé en 1992 en complexe à sécurité moyenne. William Head est
présenté par le SCC comme le modèle même de la « résidence
communautaire » et de la « responsabilité ». Il se compose de cinq
quartiers de quarante places comprenant chacun quatre duplex de dix
chambres. Dans chaque bâtiment, les détenus sont responsables de
l'organisation de la vie domestique. William Head est l'expression
architecturale des valeurs de la Mission de 1989 108.
Le pénitencier de Fenbrook, inauguré en 1998, constitue pour sa part une
fusion du modèle de la surveillance directe et du modèle de la
responsabilité, un concept hybride. Mais, selon le SCC, « il s'inspire
d'abord et avant tout du modèle de la responsabilité »109. Tous les
employés et toutes les fonctions courantes sont regroupées dans un
même bâtiment. La création d'une « communauté » favoriserait le
maintien de l'ordre et de la sécurité. Depuis son ouverture, Fenbrook
n'aurait été le théâtre d'aucun incident grave.
Cependant, le SCC insiste faiblement sur les mesures de sécurité statique
qu'il a dû adopter pour aider au maintien de l'ordre carcéral. Comme la
plupart des pénitenciers à sécurité moyenne dépourvu d'un mur
d'enceinte, Fenbrook est entouré d'une double clôture de fer barbelé à
lames et muni d'un SPDI (Système périmétrique de détection des
intrusions). Mais ce qui fait la différence, c'est son poste central doté des
moyens de communication les plus modernes et d'une véritable
armurerie. Quarante écrans de surveillance couplés à des vidéocaméras
munies de zooms permettent de surveiller tous les secteurs du
pénitencier et un système de détection GPS permet de localiser les
employés en tout temps et dans n'importe quel endroit. Ainsi, les détenus
sont constamment surveillés et de la façon la plus statique qui soit ! Ce
qui contribue sans doute à leur bonne conduite. Certes, une telle
surveillance est bénéfique, mais elle n'est pas suffisante pour prémunir le
pénitencier de toute irruption de violence, comme nous le verrons plus
loin (ou comme nous l'avons vu)110.
108
SCC, 2001c, p. 3-4.
SCC, 2001c, p. 6.
110
SCC, 2001c; Harris, 2002.
109
Vers un projet pénitentiaire
87
Fenbrook constitue une belle vitrine pour le SCC, mais en autant que
celui-ci n'appuie pas trop sur les mesures de sécurité statique qui
assurent la discipline interne et qui vont à l'encontre de sa philosophie
officielle.
La vitrine que le SCC aurait voulu exhiber, durant les années 1990, son
fantasme carcéral si l'on ose dire, ce sont les établissements régionaux
pour femmes (ERPF), première version. Malheureusement pour lui, le
modèle de la responsabilité appliqué aux pénitenciers pour femmes a
été un échec patent, du moins durant les premières années.
Mais avant d'étudier le cas des pénitenciers pour femmes, penchonsnous sur l'évolution des Unités spéciales de détention (USD) pour
hommes.
Nous étudierons plus longuement ces deux derniers types de
pénitenciers car le premier nous fournit un exemple de rééquilibrage en
faveur de la sécurité statique, alors que le second nous fournit un
exemple de rééquilibre en faveur de la sécurité dynamique.
a) L'évolution des Unités spéciales de détention (USD)
L'évolution des Unités spéciales de détention nous fournit un
exemple de rééquilibrage en faveur de la sécurité dynamique.
Suite à la vague de violence qui a secoué les pénitenciers canadiens
au milieu des années 1970, un comité d'enquête, chargé d'étudier le
recours à l'isolement dans les pénitenciers fédéraux, a été mis sur
pied. Présidé par Jim Vautour, le comité a déposé son rapport en 1976
et ses principales recommandations ont été appliquées par le SCC.
À cette époque, les délinquants qui représentaient une menace grave
et constante pour le personnel et les autres détenus étaient logés
dans les aires d'isolement de leur établissement d'appartenance près
de 24 heures par jour, sans suivre aucun traitement clinique ou
programme de réadaptation. Une étude effectuée par le comité
d'enquête a révélé que la ségrégation spatiale ne contribuait pas à
modifier les comportements des détenus dangereux, puisque ces
derniers continuaient à commettre des actes de violence après leur
isolement. Le comité en arriva à la conclusion que des unités
spéciales de détention, soit des établissements construits
spécifiquement pour veiller à la garde et au traitement des détenus
violents étaient nécessaires, afin de maintenir l'ordre dans les
Vers un projet pénitentiaire
88
pénitenciers « ordinaires » et de diminuer les risques auxquels étaient
exposés les membres du personnel, et afin de réduire les effets
néfastes de l'isolement à long terme par l'application de programmes
mieux adaptés aux besoins des délinquants dangereux 111.
En 1977 et 1978, deux unités temporaires furent aménagées à
l'intérieur de pénitenciers existant (à Millhaven et au Centre de
développement correctionnel du Québec), en attendant l'ouverture
des USD permanentes en 1984 (Pénitencier de la Saskatchewan et
Centre régional de réception du Québec, à Sainte-Anne-des-Plaines).
Suite à leur création, les USD ont subi plusieurs transformations.
En 1980, les critères d'admission ont été élargis pour inclure les
détenus présentant un danger « potentiel » et non plus seulement
réel, et une période minimale de séjour de deux ans a été
officiellement instaurée. Mais cette règle fut révoquée en 1985,
permettant aux détenus de retourner dans leur établissement
d'origine après avoir franchi, à leur propre rythme, les diverses étapes
du programme de réintégration 112.
En 1986, le nombre de niveaux de sécurité du système carcéral
canadien est passé de sept à quatre; les Unités spéciales de détention
ont été classées au niveau le plus élevé et ont été rebaptisées « Unité
à sécurité maximale élevée ».
En 1990, le Service correctionnel du Canada a adopté une nouvelle
politique, concernant les détenus dangereux. Le fonctionnement des
USD, et plus particulièrement les méthodes de contrôle utilisées ne
correspondaient plus aux valeurs de la Mission. Dès leur ouverture, et
ce contrairement au projet anticipé, un régime axé sur la coercition
s'est imposé dans les USD, sans doute à cause de la très grande
dangerosité des premières cohortes de détenus incarcérés. Ce
régime a été renforcé suite à la vague de violence des années 1983 et
1984 (11 meurtres et 60 agressions graves de détenus dont deux
meurtres et sept agressions dans les USD, un meurtre d'employé, et
39 émeutes, prises d'otages et évasions). Selon l'analyse du SCC, les
unités étaient essentiellement des pénitenciers punitifs, fermés sur
eux-mêmes, et où les étapes de réintégration progressive des
délinquants n'étaient pas respectées. Les mécanismes d'intervention
utilisés dans les USD n'avaient pas réussi à neutraliser les
comportements violents : « plus du tiers des détenus ont été admis
111
112
SCC, 1991c.
SCC, 1991c.
Vers un projet pénitentiaire
89
plus d'une fois » dans les USD et « ceux-ci représentaient, à leur
sortie, une menace beaucoup plus grande que les autres détenus
pour la société ». La conclusion s'imposait d'elle-même. Il était
devenu impératif « d'instaurer des programmes et des stratégies de
traitement davantage efficaces dans ces unités »113.
L'Unité spéciale de détention ne devait plus être définie comme un
établissement à niveau de sécurité maximale élevé, mais comme
« un endroit spécial à l'intention de gens spéciaux »114. Le Service
revient à l'ancienne appellation, supprimant la notion de sécurité
élevée.
Deux principes fondamentaux furent inscrits à la base de la nouvelle
conception des Unités spéciales de détention.
Le premier principe est celui du « contrôle limité » des détenus
dangereux, soit un contrôle qui s'exerce « uniquement dans la
mesure nécessaire pour prévenir les actes de violence »115. Le SCC
reconnaît l'existence de trois catégories de détenus dangereux : ceux
qui souffrent de troubles mentaux, ceux qui présentent des troubles
de comportement et ceux pour qui la violence est fonctionnelle
(moyen pour atteindre un but). La sécurité active, le contrôle par
l'interaction positive entre employés et délinquants, doit également
être appliquée dans les unités spéciales de détention, ce qui implique
le réaménagement des locaux et l'élimination graduelle du recours au
matériel de contrainte durant les déplacements, afin « de réduire les
barrières matérielles entre les membres du personnel et les
détenus »116.
Le second principe est celui de la réinsertion des délinquants. Selon
le SCC, « les détenus violents ont aussi la capacité de modifier leur
comportement si on leur offre un milieu et des programmes
appropriés » et si on les encourage « activement à participer à des
activités constructives »117. L'objectif avoué des programmes « est de
permettre le retour sans risques du détenu dans un établissement à
sécurité maximale, dans les plus brefs délais possibles »118. En fait, la
nouvelle philosophie du SCC aura permis de réduire sensiblement la
population totale des USD.
113
SCC, 1991c, p. 98.
SCC, 1991c, p. 100.
115
SCC, 1991c, p. 100.
116
SCC, 1991c, p. 102.
117
SCC, 1991c, p. 102-103.
118
SCC, 1991c, p. 103.
114
Vers un projet pénitentiaire
90
Depuis 1991, la situation dans les USD ne semble pas avoir beaucoup
évoluée. Dans son rapport annuel de 2000-2001, l'Enquêteur
correctionnel a dressé une liste des problèmes non résolus au fil des
années. Parmi ces problèmes figurent celui de « l'efficacité de la
politique qui régit l'unité spéciale de détention » et celui de « la
participation chroniquement faible des détenus aux programmes
offerts à l'unité spéciale de détention »119.
L'Enquêteur entretient de sérieux doutes quant à l'efficacité de la
politique du Service qui consiste à réunir tous les détenus dits
« dangereux » dans le même établissement. Selon lui, cette pratique a
pour effet d'étiqueter ces délinquants comme étant les « pires parmi
les pires » et de créer entre eux une solidarité qui va à l'encontre de
l'objectif explicite de l'USD, soit assurer la sécurité de la société. Et
l'Enquêteur d'expliquer la faible participation des détenus aux
programmes de traitement et de formation par ce même sentiment
de solidarité120. En conclusion, l'Enquêteur demande au SCC d'aller
plus loin encore dans le sens de la normalisation et de la sécurité
dynamique.
Par ailleurs, l'Enquêteur est surpris que le SCC n'ait pas encore créé
de programmes spécialement destinés aux détenus des USD, malgré
les recommandations réitérées. En effet, il y a de quoi être surpris, si
l'on considère l'évolution des USD au cours des 25 dernières années
et l'évolution du discours du SCC. L'absence de programmes
spécifiques et la faible participation des détenus s'expliquent sans
doute, comme le suggère le Service, par la difficulté de plus en plus
grande de rééduquer les criminels dangereux, par la situation réelle
prévalant dans les établissements et par le manque de connaissances
scientifiques éprouvées dans le domaine du traitement des personnes
violentes. Mais elle nous renseigne surtout sur une tactique
constamment utilisée par les partisans de la pénologie libérale pour
expliquer les échecs du système, tactique qui consiste à plaider
l'insuffisance et l'inadéquation des programmes dans une perpétuelle
fuite en avant. Cet argument a été utilisé à plusieurs reprises depuis la
création des USD. Et il l'est encore puisque le SCC travaille
présentement à l'élaboration d'un plan pour mieux répondre aux
besoins des détenus de l'USD de Sainte-Anne-des-Plaines.
119
120
Rapport de l'Enquêteur correctionnel, 2000-2001, 2001, p. 7.
Rapport de l'Enquêteur correctionnel, 2000-2001, 2001, p. 7.
Vers un projet pénitentiaire
91
Mais le rééquilibrage dans les Unités spéciales de détention ne doit
pas se faire au détriment de la sécurité statique. Dans ces unités de
dernier recours, servant à isoler les détenus les plus récalcitrants, il ne
peut s'agir que d'un équilibre relatif, où la sécurité statique prédomine
sur la sécurité dynamique.
b) L'évolution des Établissements régionaux pour femmes (ERPF)
L'évolution des pénitenciers pour femmes nous fournit un exemple
pertinent de rééquilibrage en faveur de la sécurité statique et de la
ségrégation spatiale des différentes catégories de détenues.
Nous nous pencherons plus longuement sur cet exemple puisque le
SCC envisage d'appliquer le modèle des établissements pour femmes
aux pénitenciers pour hommes.
En lisant les textes du SCC, on est surpris de constater que celui-ci ne
qualifie pas les prisons pour femmes de pénitenciers mais
d'établissements, sans doute parce que la notion même
d'établissement n'impliquent pas celle de « pénitence ». Ce qui est en
jeu ici, au-delà du qualificatif, c'est la nature même du pénitencier.
De la prison à l'établissement
Avant 1995, le système carcéral canadien ne comptait qu'un seul
pénitencier pour délinquantes : la Prison des femmes de Kingston.
En 1991, pour répondre à la montée de la violence, la Prison des
femmes a été dotée d'une unité spéciale où les délinquantes les plus
dangereuses, celles qui nuisent au bon fonctionnement de
l'institution, ont été isolées.
La semaine qui précéda l'ouverture fut marquée par plusieurs
incidents graves : cinq tentatives de suicide, une tentative d'évasion
et six agressions occasionnées par la consommation de drogues 121.
La mise sur pied d'une unité spéciale d'isolement pour les détenues
agressives améliora considérablement le climat général du
pénitencier. Mais la violence ne fut pas éliminée pour autant au sein
de l'unité spéciale. Elle cumula durant l'émeute de 1994, qui donna
naissance à la Commission Arbour.
121
HARRIS 2002.
Vers un projet pénitentiaire
92
Le gouvernement avait déjà annoncé, en 1990, suite au rapport du
Groupe d'étude sur les femmes de 1989, qu'il fermerait la Prison des
femmes de Kingston vers la fin de l'année 1994 et qu'il la remplacerait
par cinq établissements plus petits, répondant à sa nouvelle
philosophie.
La décision doctrinale de 1990 et celle plus pragmatique de 1991
allaient dans deux directions opposées. La première proposait de
s'attaquer au problème de la violence des détenues dangereuses, en
créant pour ces dernières un milieu de type communautaire, la
deuxième proposait d'isoler les femmes violentes des autres
délinquantes. Après l'émeute de 1994, malgré le fait que les
délinquantes placées en unité spéciale d'isolement aient été
difficilement contrôlables, et qu'elles le soient encore plus dans un
milieu en partie normalisé (les unités ordinaires de la Prison des
femmes), le gouvernement alla de l'avant avec son projet de
construction
d'établissements
pour
femmes
ouverts
et
multisécuritaires, comme s'il n'avait tiré aucune leçon de l'expérience
de la Prison des femmes de Kingston 122!
Entre 1995 et 1997, le gouvernement fit construire cinq établissements
régionaux pour femmes à faible capacité (entre 28 et 81 détenues) :
le Pavillon de ressourcements Okimaw Ohci à Maple Creek en
Saskatchewan (août 1995), l'Établissement Nova à Truro en NouvelleEcosse (octobre 1995), l'Établissement Edmonton pour femmes en
Alberta (novembre 1995), l'Établissement Grand Valley à Kitchener en
Ontario (janvier 1997) et l'Établissement Joliette au Québec (janvier
1997). Ces pénitenciers ont été construits suivant une nouvelle
approche de la sécurité. Cette approche, comme nous l'avons vu,
consiste à donner la priorité à la sécurité dynamique fondée sur
l'interaction entre le personnel et les détenues. « Bien connaître la
détenue représente la meilleure des protections », écrira le SCC à de
multiples reprises123.
Dans les premiers établissements régionaux pour femmes, la sécurité
statique était très peu développée. La traditionnelle clôture
périmétrique avait été remplacée par une clôture de bornage et le
122
La Commission Arbour, chargée d'enquêter sur l'émeute de 1994 survenue à la prison de Kingston, a
conforté le SCC dans sa politique. Selon la Commission, plus des trois quart des détenues ont été victimes
d'abus de toutes sortes au cours de leur vie, et leur réadaptation exigeait la mise sur pied de programmes de
traitement et de formation spécialisés, dispensés dans un environnement le plus normal possible, c'est-àdire un environnement amical, calme et serein.
123
SCC, 1989, 1991, 1996, 1999, 2002.
Vers un projet pénitentiaire
93
système d'éclairage réduit à sa plus simple expression. Il n'y avait pas
de système de contrôle et de détection 124.
Les nouveaux pénitenciers pour femmes ne comprenaient pas d'unité
à sécurité maximale. En fait, ils ont été conçus pour recevoir des
détenues présentant un risque faible ou moyen. Les délinquantes
dangereuses125 ont pourtant été transférées dans ces pénitenciers 126.
Nombre d'entre elles passaient la plus grande partie de leur temps en
cellule d'isolement pour des raisons disciplinaires, allant de la
tentative d'évasion à l'abus de drogue 127.
C'est à la suite d'incidents violents aux établissements Nova et
Edmonton, quelques mois à peine après leur ouverture 128, que le SCC
a pris la décision d'augmenter les mesures de sécurité statique, dont
les mesures de sécurité périmétrique. Ces mesures de sécurité ont
été renforcées dans tous les ERPF existant ou en construction,
exception faite du Pavillon de ressourcement d'Okimaw Ohci.
Néanmoins, le SCC n'a pas voulu recourir aux mêmes mesures de
sécurité périmétrique dans les pénitenciers pour femmes que dans
les pénitenciers pour hommes, parce qu'il considère que le niveau de
risques et de besoins des femmes est différent de celui des hommes.
Au lieu de la traditionnelle clôture de quatorze pieds de hauteur, il a
fait installer une clôture de huit pieds (surmontée d'un fil barbelé à
lames), doublée d'un système de détection (lumière infrarouge,
vidéo-caméra, etc.), une clôture plus imposante allant « à l'encontre
du concept ayant présidé à la création et au fonctionnement des
établissements pour femmes, qui repose sur la notion de sécurité
dynamique »129.
Même s'il « savait que ce système n'empêcherait pas nécessairement
les femmes de s'évader », le SCC « jugeait que ce serait un meilleur
système d'alerte rapide (détection et dissuasion), et que c'était la
façon appropriée de réagir au risque (...) » . C'était, du coup,
124
SCC, 2002b.
Soit celles ayant commis des crimes violents (75% des détenues classées à sécurité maximum) ou qui
présentent des comportement anti-social marqués et difficilement modifiables.
126
En 1997, il ne restait que dix-sept femmes classées à sécurité maximum à Kingston.
127
HARRIS, 2002.
128
Un meurtre de détenue et une émeute à Nova; trois assauts sur le personnel, sept évasions et des
tentatives de suicide à Edmonton.
129
Selon le SCC, la sécurité périmétrique actuelle des ERPF se situerait entre celle des établissements à
sécurité minimale pour hommes (sans clôtures) et celle des établissements à sécurité moyenne pour
hommes (double clôture et patrouille motorisée). SCC, 2002b, p. 2.
125
Vers un projet pénitentiaire
94
reconnaître implicitement que les femmes ont la même aptitude à
l'évasion que les hommes, tout en leur aménageant des conditions
d'évasion différentes ! C'était aussi reconnaître qu'il avait mal évalué
le risque que les femmes représentaient.
Mais, pour tenter de résoudre le problème de la sécurité dans les
ERPF, le SCC a dû faire une entorse encore plus importante à sa
philosophie de base.
En 1996, il songe à retirer toutes les délinquantes à sécurité maximale
des établissements régionaux et il s'est engagé à apporter des
changements importants à l'architecture et au mode de
fonctionnement des pénitenciers pour femmes. Les quatre
principales mesures adoptées sont les suivantes : la mise au point
d'un outil normalisé pour la réévaluation du niveau de sécurité des
détenues, la création d'Unités de garde en milieu fermé, l'élaboration
d'un programme intensif de gestion du comportement et la mise sur
pied d'Unités en milieu de vie structurées, ainsi que l'élaboration d'un
programme intensif de soins130.
La première mesure consiste à élaborer une Échelle de réévaluation
du niveau de sécurité pour les femmes. Par cette première mesure, le
SCC reconnaît implicitement que la réévaluation du niveau de
sécurité des délinquantes faisait appel à une trop grande subjectivité
et à une trop grande sensibilité aux ressources disponibles (nombre
de places et d'employés dans les établissements), et que, dans un
contexte de croissance du nombre de détenues, le Service pratiquait
davantage une politique de gestion de places qu'une politique de
gestion du risque.
La deuxième mesure consiste à construire des unités d'habitation
spéciales dans chacun des établissements régionaux pour loger les
délinquantes classées à sécurité maximale, dont le retour était prévu
pour 2002131. Par cette mesure, le SCC reconnaît implicitement qu'il a
trop négligé la sécurité au sein des établissements pour femmes et
qu'il ne suffit pas, pour réadapter les délinquantes, de les confiner
indistinctement dans un environnement normalisé en leur dispensant
des programmes de traitement et de formation. La création des
Unités de garde en milieu fermé vient remettre en cause la
130
Les trois dernières mesures font partie de la Stratégie d'intervention intensive dans les établissements
pour femmes rendue publique en 1999. SCC, 2002b.
131
On procèdera alors à la fermeture des unités pour femmes actuellement situées dans les pénitenciers
pour hommes.
Vers un projet pénitentiaire
95
conception initiale des établissement multisécuritaires, fondée sur la
non-ségrégation des détenues.
L'Unité de garde en milieu fermé implique une hausse du niveau de
confinement des délinquantes à sécurité maximale. Plus encore,
l'UGMF sera conçue suivant le principe d'invariance d'échelle, de
prisons dans la prison : « L'UGMF aura trois niveaux de confinement :
les cellules, les modules (comportant de cinq à six cellules chacun)
et l'unité elle-même ». Par ailleurs, « la cour d'exercice sera entourée
d'une combinaison de murs et de clôtures de 3,7 mètres de hauteur
et munie d'une capacité de détection »132; ce qui revient à dire qu'elle
sera entourée d'une clôture aussi imposante que celle entourant les
pénitenciers pour hommes, alors que celle entourant l'ERPF ne sera
que de huit pieds. Ainsi, aucun nouveau changement à la sécurité
périphérique ne sera requis et le SCC pourra prétendre être demeuré
fidèle à son concept initial !
Jouant de ruse, le SCC cherche à rééquilibrer la sécurité statique et la
sécurité dynamique au sein même de l'UGMF : « les délinquantes à
sécurité maximale seront prises en charge à la fois grâce aux mesures
accrues de sécurité statique à l'UGMF et grâce à la sécurité
dynamique et à la supervision fournies par le personnel qualifié
affecté aux unités ». Le SCC reconnaît implicitement, pour la première fois, que dans les pénitenciers pour femmes la prédominance de
la sécurité dynamique est fonction de la classification des
délinquantes et ne peut être appliquée à l'ensemble de
l'établissement. En fait, le SCC cherche à perpétuer le déséquilibre
entre les deux types de sécurité, au niveau global.
Et il en va de même pour les déplacements. Le SCC cherche à les
limiter en fonction du risque qu'ils représentent :
« Les déplacements à l'extérieur de l'unité se feront en
fonction de l'évaluation du risque que pose chaque détenue
(c'est-à-dire qu'on évaluera si le risque posé par le
déplacement d'une détenue est assumable à l'extérieur de
l'UGMF), et les détenues qui sortiront de l'unité le feront
sous la surveillance directe du personnel. Le contrôle sera
accru au moment des déplacements. »133
132
133
SCC, 2002b, p. 4.
SCC, 2002b, p. 4.
Vers un projet pénitentiaire
96
Finalement, dans les ERPF, c'est la nature même du travail des
agentes correctionnelles qui devrait être modifiée. La fonction de
contrôle et de surveillance et la fonction de gestion de cas devraient
être mieux équilibrées. Mais le SCC insiste néanmoins sur le
deuxième aspect, comme nous l'indique la citation suivante :
« Le personnel sera affecté suivant un horaire établi pour
l'unité et recevra une formation adéquate afin de pouvoir
comprendre les problèmes de santé mentale et intervenir
de manière efficace. On utilisera un mode éprouvé
d'intervention intensive. »134
En fait, tout se passe comme si, par la force des choses, par nécessité,
le SCC recréait en partie le pénitencier traditionnel au sein même de
l'établissement régional pour femmes.
La troisième mesure consiste à mettre sur pied une unité spéciale de
dix places pour confiner les délinquantes à très haut risque qui ont
été associées à des incidents graves et qui ne peuvent être
maintenues dans les UGMF (des ERPF). Ces unités spéciales sont
l'équivalent des Unités spéciales de détention pour hommes (les
USD). Par cette mesure, le SCC reconnaît, encore plus que par la
création des UGMF qu'il s'est mépris sur la nature non-violente des
délinquantes et qu'il avait négligé les mesures de sécurité élevées.
La quatrième mesure consiste à mettre sur pied des Unités en milieu
de vie structurées (UMVS) dans chacun des établissements régionaux
pour accueillir les détenues à sécurité minimale et moyenne ayant
des problèmes de santé mentale. Depuis 1996, le SCC offre aux
délinquantes ayant des problèmes de santé mentale graves un
programme intensif de soins au Centre psychiatrique régional des
Prairies, unité de douze places seulement. En créant les UMVS, le SCC
reconnaissait implicitement que les problèmes de santé mentale, plus
particulièrement ceux reliés à la toxicomanie (abus de drogue,
principalement) et ceux reliés aux tendances suicidaires étaient
beaucoup plus importants qu'il ne le prétendait, de telle sorte qu'un
environnement « normal » ne correspondait pas aux besoins d'une
partie de la « clientèle ».
134
SCC, 2002b, p. 4. En fait, le mode d’intervention intensive n’avait pas encore été éprouvé. Mais il fut
« éprouvant » pour les agentes correctionnels, car on le développa au fur et à mesure, en fonction des
besoins.
Vers un projet pénitentiaire
97
L'adoption de ces quatre nouvelles mesures a de quoi surprendre,
puisque, comme l'écrit le SCC, « Mise à part l'augmentation de la
population, (...) il y a eu peu de changements importants dans la
démographie globale de la population (des établissements
régionaux) depuis 1997 », incluant le profil de la population à sécurité
maximale135. Comme auparavant, « la majorité des femmes purgeant
des peines fédérales ont été condamnées pour des crimes graves »
et, par conséquent, présentent toujours un « certain risque ».
Pourquoi alors le SCC a-t-il négligé à ce point la sécurité, et plus
particulièrement la sécurité statique, et qu'est-ce qui a bien pu
motiver son revirement (partiel) ?
Le SCC reconnaît être « témoin d'une augmentation des actes de
violence perpétrés par les détenues à sécurité maximale à l'endroit du
personnel et des autres détenues ». Mais, lorsque vient le temps de
qualifier cette violence, il persévère dans l'idée que la violence des
femmes « tend à être surtout relationnelle au sens où elle n'est pas
dirigée vers les étrangers, mais surtout vers les personnes qu'elles
connaissent ». Dès lors, le Service s'enferme dans une série de
contradictions qu'il ne parvient pas à démêler ni à solutionner.
Comme il y a augmentation des actes de violence à l'endroit du
personnel, il faut considérer les employés comme n'étant pas des
« étrangers », c'est-à-dire comme des personnes que les délinquantes
connaissent et, par voie de conséquence, des victimes potentielles.
Or, cela entre en opposition avec le principe qui veut que « bien
connaître la détenue représente la meilleure des protections » pour
les membres du personnel. Contrairement à ce qu'affirme le SCC, une
trop grande proximité relationnelle serait la condition de base
permettant l'augmentation de la violence contre les employés ! Des
interactions trop nombreuses engendreraient la violence 136!
Et lorsque vient le temps d'expliquer et de proposer des solutions
pour contrer cette violence, le SCC ne fait guère mieux. Selon lui, les
raisons de la violence « sont complexes et interreliées »; mais l'un des
principaux facteurs en jeu est « l'absence de conséquences liées aux
135
SCC, 2002b, p. 3.
Dans plusieurs textes, le SCC soutient également que la violence des détenues est surtout verbale et
tournée contre elle-même (automutilation). Cette affirmation est en contradiction avec les faits. De l'insulte
à l'agression, il n'y a qu'un pas que les détenues franchissent souvent. Donnons un petit aperçu de la
violence dont les femmes sont capables. Voici un court résumé des incidents graves survenus en 2000-2001
à l'unité maximale pour femmes du CRR : assaut sur deux membres du personnel (juin 2000), saccage
complet de l'unité (août 2000), voies de faits contre deux intervenantes (février 2001), saccage de l'unité
(août 2001); plusieurs altercations entre détenues (voir le résumé des faits et gestes des délinquantes de
l'unité maximale du CRR à la section 2.1).
136
Vers un projet pénitentiaire
98
actes graves de violence »137. Soit ! Mais quelles solutions propose-t-il ?
« Le SCC travaille à rectifier la situation à l'aide des transfèrements
interrégionaux et de la mise en oeuvre d'un protocole de gestion tout
en augmentant le niveau de formation du personnel et la sécurité
dynamique dans les unités colocalisées ». Encore plus de sécurité
dynamique, d'interactions ! qui, précisément, seraient l'une des
conditions mêmes de l'augmentation de la violence. Encore plus de
transfèrements interrégionaux ! alors que les établissements
multisécuritaires ont justement été créés pour réduire les risques et
les perturbations occasionnés par les transfèrements. Pourquoi le
SCC n'appelle-t-il pas un chat un chat ? Pourquoi ne reconnaît-il pas
que l'assignation d'une détenue à une UGMF et la limitation des
déplacements constituent en soi des mesures punitives, et que
plusieurs autres mesures de rééquilibrage pourraient s'avérer
efficaces ?
Depuis les années 1990, le SCC a traité les femmes comme si elles
présentaient un niveau de risque, de sécurité et de besoins peu élevé,
comme s'il suffisait de les confiner dans un environnement normalisé
et de leur dispenser des programmes plus ou moins élaborés de
traitement et de formation pour les réhabiliter. En d'autres mots, il
considère que les femmes sont moins dangereuses, moins violentes,
plus malléables, plus faciles à rééduquer, c'est-à-dire, tout compte
fait, moins « rebelles » et plus sensibles à l'ingénierie sociale. À la
base de la pratique du SCC, on retrouve le postulat qu'il existerait des
différences importantes et irréductibles entre les sexes, concernant
les risques, la sécurité et les besoins. De là à penser que le SCC
pratique une forme de paternalisme et de cryptosexisme, il n'y a
qu'un pas.
Des études effectuées ou commandées par le SCC ont pourtant
montré que les femmes ne sont pas différentes des hommes, ou
seraient en voie de perdre cette différence, vu les transformation
sociologiques en cours.
À titre d'exemple, une étude réalisée en 2000, portant sur l'évolution
du taux d'incarcération des femmes adultes au Canada, nous indique
que le nombre de femmes adultes reconnues coupables d'un crime
grave a augmenté significativement depuis 1994-1995, passant de
1 450 à près de 2 150, que le nombre de peines de plus longue durée
(« deux ans ou plus ») a triplé et qu'il existe une certaine convergence
entre les peines imposées aux hommes et aux femmes adultes.
137
SCC, 2002b, p. 3.
Vers un projet pénitentiaire
99
Délaissant leur paternalisme juridique, les juges auraient de plus en
plus tendance à traiter les hommes et les femmes sur un pied
d'égalité, au-delà des différences historiques et sociologiques qui
prêchent encore pour un traitement quelque peu différencié 138.
Une autre étude, portant sur les délinquantes à sécurité maximale, a
montré, malgré ses limites méthodologiques, « que le risque était
aussi élevé, et les besoins aussi importants, sinon plus, chez les
femmes à sécurité maximale que chez leurs homologues de sexe
masculin »139. Les femmes ont davantage de difficultés liées à la
toxicomanie et au fonctionnement dans la collectivité. Par ailleurs,
« l'évaluation du risque criminel n'a révélé aucune différence entre les
sexes quant aux variables liées aux antécédents criminels, si ce n'est
en ce qui a trait aux infractions sexuelles »140. Les détenues à sécurité
maximale constituent en réalité un groupe à risque élevé et aux
besoins élevés, justifiant la cote à sécurité maximale.
Dans sa pratique, le SCC a dû s'adapter à une réalité en
transformation, mais il n'a pas modifié son discours, son idéologie en
conséquence. Il demeure convaincu qu'il faille accorder la priorité à
la sécurité dynamique, que les établissements pour femmes, qu'il
n'ose pas qualifier de pénitenciers, constituent un modèle à suivre, au
point de l'appliquer aux établissements pour hommes. Et ce, alors
même que les établissements pour femmes sont appelés à devenir de
plus en plus des pénitenciers fermés et qu'un véritable équilibre
s'impose entre la sécurité statique et la sécurité dynamique.
À l'origine, les ERPF ont été conçus comme des pénitenciers à faible
sécurité. Les incidents survenus à l'établissement pour femmes de
Joliette sont révélateurs de l'incurie du SCC.
Six mois à peine après son ouverture, l'absence de véritables mesures
de sécurité statique s'est traduite par une détérioration du climat de
l'établissement et par la multiplication des incidents graves et mineurs
(assaut, intimidation, évasion de détenues, etc.), et par la quasi-prise
de contrôle des lieux par les gangs de femmes. Il a suffit du transfèrement de quelques détenues particulièrement agressives et
violentes du Centre régional de réception pour déstabiliser le
pénitencier, pour faire basculer son équilibre dynamique sur la pente
de la désorganisation et du chaos.
138
BOE, OLAH, COUSINEAU, 2000.
SCC, 1997a, p. 1.
140
SCC, 1997a, p. 1.
139
Vers un projet pénitentiaire
100
En janvier 1998, le CRR a fermé son unité réservée aux délinquantes à
sécurité maximum, après les avoir reclassifiées à sécurité moyenne et
transférées à Joliette. Le Comité d'enquête chargé de faire la lumière
sur les incidents survenus au pénitencier de Joliette a critiqué la
politique de reclassification et de transfèrement suivie par le CRR. Au
moins deux des délinquantes évadées, jugées dangereuses,
n'auraient pas du être reclassifiées à sécurité moyenne et quitter
l'unité pour femmes du CRR. En l'absence de mesures de sécurité
statique élaborées (dont la possibilité de barrer les portes des
cellules) et du personnel suffisant, la décision du CRR a eu pour
conséquence de faire courir un risque inacceptable aux détenues,
aux employées et à l'institution elle-même141.
Pour juste qu'elle soit, l'analyse du Comité d'enquête ne tient pas
compte du fait que de tels incidents peuvent également survenir en
l'absence de détenues à sécurité maximale. Non seulement les
méthodes de classification ne sont pas infaillibles, mais les
délinquantes classées à moyenne et même à faible sécurité peuvent
soudainement se comporter, pour des raisons complexes, comme
des délinquantes dangereuses. La détenue à plus faible niveau de
sécurité qui s’est évadée aurait été influencée, plus ou moins
mécaniquement, par les deux détenues jugées dangereuses. Elles
n'auraient pas été capables de décisions autonomes et se serait
contentée de suivre les leaders ! Si un tel mécanisme, qui
s'apparente à un effet domino est courant, il faut bien comprendre
que les détenues à faible et moyenne sécurité ne sont pas
nécessairement et automatiquement les « sujets passifs » des autres
détenues142. À l'inverse, les détenues à sécurité maximale ne
subissent pas nécessairement et automatiquement l'influence des
détenues à faible et moyenne sécurité (à supposer que ces dernières
soient peu violentes) en tout temps et en tous lieux.
L'ensemble des incidents violents survenus à l'ERPF de Joliette est
venu remettre en cause la philosophie même du SCC voulant que la
création d'un milieu normal et la cohabitation de différentes classes
de détenues aient des effets bénéfiques, des effets quasi-miraculeux
sur les détenues les plus dangereuses.
141
HARRIS, 2002, p. 127-132.
La preuve, le 2 août 1997, quatre détenues à sécurité moyenne ont pris d'assaut le poste de contrôle
ouvert de l'établissement, se rendant coupable de voies de fait graves sur deux membres du personnel. Les
délinquantes ont eu accès aux clés, aux médicaments, aux ordinateurs et aux mécanismes permettant
d'entrer et de sortir du pénitencier. UCCO-SACC-CSN, 2001b.
142
Vers un projet pénitentiaire
101
Les nouvelles normes de sécurité dans les ERPF
Le Comité d'enquête qui a suivi l'évasion d'une détenue de l'ERPF
d'Edmonton en juin 2001 a recommandé au SCC d'établir de
nouvelles normes techniques concernant la sécurité statique dans les
établissements pour femmes, en lien avec les mesures de sécurité
dynamique. Un groupe de travail a été formé et un document a été
proposé pour consultation.
Dans le document Normes de sécurité dans les établissements pour femmes, le
déséquilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique se manifeste de
façon évidente au niveau des exigences en matière de sécurité concernant le
personnel et leur emplacement, comme nous l'indiquent les tableaux 2 et 3
tirés du document
- Tableau 2 Sécurité du personnel
Objectifs
Moyens dynamiques
Sécurité
minimale/Pavillon de
ressourcement
Établir et entretenir un
milieu de travail
sécuritaire
Sécurité moyenne
Établir et entretenir un
milieu de travail
sécuritaire
Sécurité maximale
Établir et entretenir un
milieu de travail
sécuritaire
Source : SCC, 2002b, p. 11.
Interaction entre
personnel et détenues,
« bien connaître la
détenue représente la
meilleure des
protections »,
renseignements,
communication,
échange de
renseignements
Interaction entre
personnel et détenues,
« bien connaître la
détenue représente la
meilleure des
protections »,
renseignements,
communication,
échange de
renseignements
Interaction entre
personnel et détenues,
« bien connaître la
détenue représente la
meilleure des
protections »,
renseignements,
communication,
échange de
renseignements,
mouvements restreints;
ratio personnel /détenues
plus élevé
Moyens physiques
Aérosols irritants,
matériel de contrainte,
équipement protecteur
(différents types de
gants), matériel et
systèmes de
communication
Aérosols irritants,
matériel de contrainte,
équipement protecteur
(différents types de
gants), équipement de
l’ÉPIU (bâtons, boucliers,
vestes, casques, etc.),
matériel et systèmes de
communication
Aérosols irritants,
matériel de contrainte,
équipement protecteur
(différents types de
gants), appareils
respiratoires autonomes
(ARA), poste de contrôle
avec sortie de secours,
siège Pro-straint,
équipement de l’ÉPIU
(bâtons, boucliers,
vestes, casques, etc.),
matériel et systèmes de
communication
Vers un projet pénitentiaire
102
À chacun des niveaux de sécurité (minimale, moyenne et
maximale) on remarque un déséquilibre entre les moyens
dynamiques et les moyens physiques retenus. L'interaction entre
le personnel et les détenues, soit la sécurité dynamique est
considérée dans les trois cas comme la meilleure protection
(« bien connaître la détenue représente la meilleure des
protections »143).
La sécurité statique est réduite à des moyens physiques simples, à
de l'équipement de protection. Les solutions physiques plus
complexes, les solutions architecturales, telle la ségrégation de
l'espace, sont à peine mentionnées (en fait, elle sont reportées à la
chronique « emplacement du personnel »144). La seule mesure de
sécurité physique qui distingue le niveau de sécurité moyenne du
niveau de sécurité minimale est l'équipement de l'EPIU (bâtons,
boucliers, vestes, casques, etc.); et la seule mesure de sécurité
physique qui distingue le niveau de sécurité maximale du niveau
de sécurité moyenne sont les appareils respiratoires, les postes de
contrôle avec sortie de secours et les sièges Pro-straint. Aucune
mesure de sécurité statique ne distingue le deuxième niveau de
sécurité du premier et les seules mesures de sécurité qui
distinguent le troisième niveau du deuxième sont le ratio
personnel/détenues plus élevé et les mouvements restreints. Le
contrôle et la limitation des mouvements peuvent constituer une
mesure de sécurité statique (surveillance indirecte) et/ou une
mesure de sécurité dynamique (surveillance immédiate). Pour
qu'il y ait un véritable équilibre entre la sécurité statique et la
sécurité dynamique à chacun des niveaux de sécurité, les
mesures de contrôle et de limitation des mouvements doivent être
appliquées de façon graduée aux trois niveaux de sécurité.
143
SCC, 2002b, p. 11.
Les deux catégories « sécurité du personnel » et « emplacement du personnel » ne devraient pas être
complètement séparées. La première catégorie concerne en fait l'équipement de protection, la deuxième
catégorie l'espace de surveillance (emplacement du personnel). L'équipement de protection et l'emplacement du personnel font partie d'une catégorie plus large, soit la protection du personnel.
144
Vers un projet pénitentiaire
103
- Tableau 3 Emplacement du personnel
Objectifs
Moyens dynamiques
Sécurité
minimale/Pavillon de
ressourcement
Nombre minimal de
postes statiques;
surveillance dynamique
dans l’établissement –
visibilité et accessibilité
du personnel
Sécurité moyenne
Favoriser la disponibilité Nombre minimal de
du personnel auprès des postes; surveillance
dynamique dans
détenues, mais avec un
nombre minimal d’aires l’établissement – visibilité
et accessibilité du
sécurisées
personnel
Sécurité maximale
Favoriser la disponibilité Nombre minimal de
du personnel auprès des postes; visibilité et
détenues, mais avec des accessibilité du
aires assurant une
personnel sur les étages,
sécurité adéquate pour le mais plus de restrictions
personnel et pour les
que dans les
détenues
établissements à sécurité
moyenne (temps et
emplacement)
Source : SCC, 2002b, p. 12.
Favoriser la disponibilité
du personnel auprès des
détenues
Moyens physiques
Postes ouverts; bureaux
accessibles; portes des
bureaux munies de
fenêtre
Postes ouverts; bureaux
accessibles, comme le
requiert la routine des
établissements; portes
des bureaux munies de
fenêtres
Postes fermés; aires des
bureaux sécurisées;
mouvements contrôlés
dans toute l’unité. Taille
du groupe (max. 6 à la
fois)
Concernant l'emplacement du personnel, l'objectif est le même
peu importe le niveau de sécurité, à savoir « favoriser la
disponibilité du personnel auprès des détenues »145. Mais cet
objectif général se spécifie selon le niveau de sécurité. Pour les
deuxième et troisième niveaux de sécurité, l'objectif doit être
poursuivi en prévoyant des aires sécurisées. Le nombre d'aires
sécurisées n'est pas défini. On parle d'un « nombre minimal » pour
le deuxième niveau et d'« aires assurant une sécurité adéquate »
pour le troisième niveau.
Cette proposition constitue un effort de recentrage en faveur de la
sécurité statique. Mais elle ne va pas assez loin.
Au deux premiers niveaux de sécurité, on remarque une
confusion et un déséquilibre entre la sécurité dynamique et la
sécurité statique. Les moyens dynamiques ne sont pas clairement
distingués des moyens physiques (plus statiques) et vice versa.
C'est ainsi que l'on retrouve, au premier niveau de sécurité, dans
les moyens dynamiques, un « nombre minimal de postes
statiques » (qui par définition sont des postes de surveillance
145
SCC, 2002b, p. 12.
Vers un projet pénitentiaire
104
indirecte la plupart du temps fermés) doublés d'une « surveillance
dynamique dans l'établissement » (visibilité et accessibilité du
personnel); et dans les moyens physiques des « postes ouverts »
qui constituent en fait un moyen plus dynamique de surveillance.
Dans leur ensemble, les moyens dynamiques et statiques
mentionnés privilégient la sécurité dynamique. La surveillance
immédiate, la visibilité et l'accessibilité prédominent. Et cela est
encore plus évident, si par « postes statiques », le SCC entend des
postes ouverts où le personnel n'est pas mobile (surveillance
indirecte). La même logique et la même confusion sont
reproduites au deuxième niveau de sécurité, qui ne se distingue
en rien du premier.
Une différence significative apparaît seulement au troisième
niveau de sécurité où les mouvements des détenues sont
contrôlés dans toute l'unité et où des postes fermés et des aires de
bureaux sécurisées sont prévus au chapitre des moyens
physiques; et où « plus de restrictions que dans les établissements
à sécurité moyenne (temps et emplacement) » sont proposées
dans les moyens dynamiques, mais sans que l'on sache trop à
quoi le SCC fait exactement référence. C'est seulement au sein
des UGMF qu'un effort de recentrage en faveur de la sécurité
statique semble avoir été effectué, sans que l'on puisse parler d'un
équilibre entre les deux types de sécurité ou de la prédominance
de la sécurité statique, la proposition demeurant confuse et
incomplète.
Le SCC n'avait pas prévu l'impact qu'auraient les détenues à
sécurité maximale sur les nouveaux pénitenciers pour femmes et,
de façon plus générale, les problèmes de sécurité que pose
l'ensemble des délinquantes.
Mais la construction d'unités spéciales pour les délinquantes les
plus dangereuses, c'est-à-dire le rehaussement de la sécurité
statique, conjugué à un meilleur système d'évaluation du risque
que représentent les délinquantes, ne règlera pas tous les
problèmes. Cela permettra peut-être d'éviter que surviennent des
émeutes plus violentes que celles survenues au pénitencier de
Kingston en 1994, mais le climat de tension et les incidents
violents ne disparaîtront pas pour autant. Il n'est pas suffisant
d'augmenter les mesures de sécurité statique dans une partie
seulement des établissements pour femmes. La violence peut
surgir à tout moment; les détenues, peu importe leur niveau de
Vers un projet pénitentiaire
105
sécurité peuvent se transformer en délinquantes agressives et
vindicatives. Il faut, au plus vite, équilibrer la sécurité statique et la
sécurité dynamique dans l'ensemble du pénitencier.
L'évolution des pénitenciers pour femmes nous fournit un
exemple de rééquilibrage en faveur de la sécurité statique. Mais il
s'agit d'un rééquilibrage partiel. Malgré les leçons du passé
(Kingston) et malgré celles tirées des premières années
d'expérimentation des établissements régionaux pour femmes, le
SCC défend en matière de sécurité une philosophie générale qui
ne correspond plus aux nécessités de notre époque. Même si le
SCC dit utiliser « une approche intégrée comportant des mesures
de sécurité statique et dynamique », les établissements pour
femmes « reposent sur la notion de sécurité dynamique »146. Le
SCC est incapable de concevoir un véritable équilibre entre la
sécurité statique et la sécurité dynamique. Il s'entête à donner la
priorité à la sécurité dynamique, qu'il juge supérieure à la sécurité
statique, cette dernière devant être « intégrée à la sécurité et à la
surveillance dynamique », alors même que la sécurité statique et
la sécurité dynamique doivent se compléter et se renforcer
mutuellement, à part égale.
Dans un contexte de pluralisme hiérarchisé, le décalage entre le
discours et la pratique du SCC relève en grande partie d'un
blocage idéologique, de son incapacité à reconnaître
officiellement ses erreurs, du mode de direction autoritaire de son
ancien commissaire (Ole Ingstrup) et de sa propension à s'aligner
sur des groupes de pression près du pouvoir politique
(clientélisme).
En février 2000, suite aux événements survenus à l'établissement
d'Edmonton, le juge Chrumka de la Cour provinciale d'Alberta
souligne dans son rapport que l'existence d'unités séparées pour
les délinquantes violentes est nécessaire à la protection des autres
détenues et du personnel, en autant que la ségrégation ne soit pas
envisagée comme une punition, en autant que les unités ne soient
pas des lieux d'isolement individuel.
C'était là jouer sur les mots ! Et c'était là trop peu. Un chat est un
chat !
146
SCC, 2002b, p. 5.
Vers un projet pénitentiaire
106
III- La détentionnalisation et le rôle des agents
correctionnels dans ce processus
Dans la troisième partie de notre étude, nous nous penchons sur la détentionnalisation, l'assimilation des détenus au pénitencier, et sur le rôle des
agents correctionnels dans ce processus. L'objectif de cette partie est de
démontrer qu'il n'y a pas qu'une seule alternative, un seul choix qui s'offre
aux agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion sociale. Parmi les
grandes missions formelles et informelles des agents correctionnels, nous
dégageons, nous identifions et nous décrivons la mission d'insertion carcérale. Cette mission se distingue de la mission de réinsertion sociale et est
appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du travail au
sein du pénitencier.
Pour réaliser l'objectif de la troisième partie, nous avons développé quatre
sujets : les grandes missions de l'agent correctionnel, la détentionnalisation
ou la fonction d'insertion carcérale, la détentionnalisation et la réinsertion
sociale, les principales pratiques d'insertion carcérale et la description de
poste des agents correctionnels.
1- Les grandes missions de l'agent correctionnel
L'agent correctionnel est un fonctionnaire exécutant qui occupe
l'échelon le moins élevé de la hiérarchie pénitentiaire, juste au-dessus
des détenus. En tant qu'individu, il ne participe pas à l'élaboration du
projet pénitentiaire ni à celle des tâches qu'il accomplit, et ce contrairement aux professionnels qui oeuvrent dans les établissements
carcéraux (éducateurs, travailleurs sociaux, médecins, etc.). Les tâches
des agents correctionnels sont codifiées dans des textes légaux ou
réglementaires et l'agent doit s'y conformer sous peine de sanction. C'est
sans doute pourquoi on note l'absence de vocation chez les agents de
correction.
Dans la majorité des études portant sur l'univers carcéral, trois grandes
missions ou fonctions sont attribuées aux gardiens, soit une mission de
sécurité, une mission de service et une mission de réinsertion sociale.
L'accent est mis sur les contradictions entre ces différentes fonctions
ainsi que sur les contradictions internes de chacune d'elles.
Vers un projet pénitentiaire
107
La première mission
La mission principale de l'agent correctionnel est la mission de sécurité :
•
•
sécurité interne :
la garde des détenu-es et la sécurité de l'établissement
sécurité externe :
la protection de la société contre les délinquants.
Cette première fonction se traduit dans la structure très hiérarchisée, de
type paramilitaire, des pénitenciers. Il s'agit en fait d'une structure de
contrôle des crises. L'exigence sécuritaire est plus ou moins marquée
selon la catégorie de pénitencier (à sécurité maximale, moyenne ou
minimale), mais elle est partout présente.
La fonction de sécurité est marquée par deux grandes contradictions.
Premièrement, « la sécurité externe des prisons (éviter les évasions) et
l'ordre interne s'excluent mutuellement »147. En effet, à cause de la
contrainte à l'enfermement, « s'il y a un périmètre de sécurité
suffisamment dissuasif, il y aura des émeutes » et « s'il n'y a pas une telle
sécurité périphérique, les évasions fleuriront »148. Deuxièmement, la
protection de la société, qui est de plus en plus assurée par l'accroissement de l'enfermement et de la durée des peines, s'oppose à la
sécurité intérieure des établissements, dans la mesure où le pénitencier
devient de plus en plus difficile à supporter pour le détenu.
La deuxième mission
La deuxième mission de l’agent correctionnel est celle de service, ou
d'entretien des détenu-es. L'agent correctionnel veille à la satisfaction
des besoins essentiels des délinquants, ces derniers étant maintenus en
situation de dépendance149. C'est d'ailleurs au cours de la satisfaction de
ces besoins que se tissent les relations de proximité. La fonction de
service, souvent perçue comme une mission domestique (garçon
d'hôtel, bonne, nounou, etc.), entre en conflit avec la fonction sécuritaire
qui exige le maintien d'une position d'autorité et de respect.
147
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 32.
THOMAS, 1972, cité par CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 32.
149
Les tâches de service accomplies par l'agent de correction sont nombreuses. Elles vont de la distribution
des repas aux soins de santé (prévention du suicide, distribution des médicaments), en passant par le réveil
matinal, les renseignements, l'accueil des nouveaux détenus, les visites, etc.
148
Vers un projet pénitentiaire
108
La troisième mission
La troisième mission de l’agent correctionnel est la mission de
réinsertion sociale. Cette fonction est incompatible avec la fonction de
sécurité, du moins dans la situation actuelle. Chauvenet, Orlic et
Benguigui écrivent :
« Actuellement les objectifs de sécurité et de réinsertion
participent de philosophies opposées et impliquent la mise en
oeuvre de moyens contradictoires. Ces contradictions et le
double discours qui les accompagne, structurent de fait
l'organisation de la prison. Ils ont aussi de multiples
conséquences sur la situation de travail des surveillants. »150
La fonction de réinsertion sociale est une fonction secondaire, voire
résiduelle. Elle n'a pas vraiment de place dans l'organisation du travail et
il en est rarement question dans la définition des tâches. Et lorsque ces
tâches sont incluses dans les descriptions de poste, on ne prévoit pas de
temps particulier pour les accomplir. Plus encore, le développement des
activités de réinsertion, conjugué à l'amélioration des conditions de vie
des détenu-es et à l'accroissement de leurs droits, multiplie le volume
des échanges et de la circulation des biens et des personnes à l'intérieur
de la prison, renvoyant les gardiens à leurs tâches de garde et de
surveillance, ce qui réduit d'autant le temps de communication avec les
délinquants. De même, l'organisation hiérarchique de la prison et son
système d'information, l'absence de liens et d'échanges professionnels
entre les gardiens et les autres intervenants ainsi que la taille et
l'architecture des établissements contredisent la philosophie même du
travail de réinsertion.
Plusieurs pensent qu'il suffirait d'inverser l'ordre de priorité pour lever
l'ensemble de ces contradictions. En faisant de la mission de réinsertion
sociale la première fonction du pénitencier, la nature et le contenu de la
fonction de sécurité se transformeraient en profondeur, ainsi que le rôle
du surveillant. De coercitive, dissuasive et répressive qu'elle est
actuellement, le sécurité serait assurée par « un modèle quasi
contractuel et thérapeutique de gestion de la prison, qui fait appel au
calcul, à la raison et à la parole des détenus »151. Et, par voie de
conséquence, les besoins de sécurité régresseraient, sans mettre en péril
l'existence de l'organisation.
150
151
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 40.
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 40.
Vers un projet pénitentiaire
109
L'on peut en douter. Le problème est beaucoup plus complexe, comme
nous pourrons le constater dans les sections qui vont suivre. Demandonsnous d'abord ce qu'est au juste la réinsertion sociale.
Guy Lemire rappelle avec pertinence que les objectifs humanitaires et
rééducatifs que se sont fixés les établissements carcéraux constituent
« deux orientations très différentes même si, sur certains aspects, elles
peuvent être complémentaires »152.
Humaniser les pénitenciers
« consiste à mettre en place des conditions de détention acceptables et à
libéraliser le régime de vie »153. Quant à la rééducation, elle passe par la
normalisation du pénitencier (décentralisation du pouvoir, autonomie
des pavillons, vie de groupe) et par l'élaboration et l'application de
programmes de rééducation, notamment scolaires et socio-culturels
(voir typologie des organisations carcérales). L'humanisation est donc
« un préalable à un programme de rééducation »154.
Mais cette confusion n'est pas la seule à éviter. Peut-on réduire la
réinsertion sociale à la rééducation ? Selon nous, la rééducation n'est
qu'un des aspects de la réinsertion sociale. La réinsertion sociale est un
modèle pénologique beaucoup plus large, fondé sur l'ouverture du pénitencier à la société à travers de nombreux mécanismes dont ceux des
permissions, des libérations conditionnelles, de l'individualisation de la
peine et de la responsabilisation du détenu dans son traitement en vue
de sa préparation à la sortie. En fait, la réinsertion sociale se fonde non
seulement sur le discours des besoins et des droits mais aussi, et surtout,
sur l'idée de libération éventuelle.
Si plusieurs tentatives de transformation de l'établissement coercitif en
établissement normatif ont échoué, ce n'est pas seulement à cause de
problèmes organisationnels (de la résistance de la bureaucratie) ou
encore, à cause de la crainte des agents correctionnels de voir le
contrôle de l'établissement leur échapper; mais aussi, et surtout, à cause
des détenus qui ne sont pas tous en mesure de s'intégrer au modèle
normatif résultant « de la rencontre d'un pouvoir persuasif et d'un
engagement positif des membres »155. La majorité des spécialistes s'entendent d'ailleurs pour dire que l'établissement normatif doit sélectionner
les détenus. Il faut classifier les détenus « de façon à réunir dans les
152
LEMIRE, 1990, p. 110.
LEMIRE, 1990, p. 110.
154
LEMIRE, 1990, p. 110.
153
155
LEMIRE, 1990, p. 121.
Vers un projet pénitentiaire
110
mêmes établissements ceux qui présentent des caractéristiques semblables : antécédents délinquants, sentence, motivation, etc. »156. En outre,
« il est inutile de placer dans un établissement de haute sécurité des
détenus n'ayant besoin que d'un minimum d'encadrement, de la même
façon qu'il ne convient pas d'offrir à des détenus des programmes de
rééducation dont ils ne veulent ou ne peuvent profiter »157.
L'établissement carcéral normatif se doit d'être très sélectif. Parmi les
nombreuses exigences d'admission, la longueur de la sentence est
particulièrement importante. « Certains établissements, écrit Lemire,
n'acceptent que des détenus dont la libération est envisageable dans les
deux ou trois ans qui suivent »158.
La réinsertion sociale ne convient pas aux détenus qui purgent des
peines de moyenne et de longue durée (plus de deux ans). En faisant
miroiter une libération éventuelle, aussi éloignée dans le temps, elle
empêche le délinquant « de vivre au-dedans et au présent », pour
reprendre une expression de Lhuilier et Aymard. Tout se passe comme
si le regard, l'attention et l'imaginaire du détenu étaient constamment
tournés vers l'extérieur, vers la société, et non vers l'intérieur, vers
l'établissement. La plus grande perméabilité du pénitencier à la société,
l'affaiblissement de la clôture, débouche en fait sur l'évasion mentale du
délinquant.
Si l'on considère l'ensemble des critères devant guider la sélection des
détenu-es (antécédents criminels, longueur de la sentence, motivation,
degré de sécurité du pénitencier, niveau de scolarité, capacité d'apprendre, etc.), il est difficile d'envisager que la majorité des détenu-es
puissent être logés dans des établissements normatifs. Ce serait plutôt le
contraire !
À titre d'exemple, seulement 18 % des détenus de sexe masculin
purgeaient une peine de moins de trois ans dans les pénitenciers
canadiens en 1998-1999; 31 % purgeaient des peines de trois à six ans, 16
% des peines de six à dix ans, 15 % des peines de dix ans et plus, et 20 %
des peines à perpétuité ou à durée indéterminée. Ainsi, plus de la moitié
des délinquants purgeaient des peines de six ans et plus, et 82 % des
peines de trois ans et plus. Si l'on considère le profil de la population
totale des détenu-es (de sexes masculin et féminin), 32 % des
délinquants purgeaient des peines de moins de trois ans, 34 % des peines
de trois à six ans, 10 % des peines de six à dix ans, 7 % des peines de dix
156
LEMIRE, 1990, p. 122.
LEMIRE, 1990, p. 122.
158
LEMIRE, 1990, p. 123.
157
Vers un projet pénitentiaire
111
ans et plus, et 17 % des peines à perpétuité ou à durée indéterminée159.
Plus des deux tiers des détenu-es purgeaient des peines de plus de trois
ans. D'autre part, 22 % des détenus de sexe masculin purgeaient leur
peine dans des pénitenciers à sécurité maximale, 60 % dans des péniten ciers à sécurité moyenne et seulement 12 % dans des pénitenciers à
sécurité minimale. Pour les détenues de sexe féminin, ces pourcentages
étaient respectivement de 31 %, 42 % et 10 % 160. Durant la même année,
67,7 % des détenu-es condamnés à perpétuité, 93,4 % des détenu-es
condamnés pour une période indéterminée et 71,8 % des détenu-es
condamnés à une peine de 10 ans et plus avaient des antécédents
criminels161.
Que faire alors avec la majorité des délinquants ? Doit-on conclure, avec
Guy Lemire, qu'« Au-delà des idéologies, des voeux pieux et des
sentiments, l'organisation carcérale n'offre en dernière analyse qu'un
choix : l'entreposage ou la rééducation » (entendre la réinsertion
sociale)162. Doit-on conclure que les agentes et agents correctionnels
doivent choisir entre la fonction de sécurité et la fonction de réinsertion
sociale ? Y a-t-il un autre choix ? Et quel est-il ?
Des trois grandes missions de l'agent correctionnel décrites ci-haut, la
seule qui fasse vraiment consensus présentement est la mission de
sécurité publique (protection de la société). Les autres missions suscitent
de fortes controverses. La mission de sécurité interne des établissements
accorde trop d'importance aux dimensions coercitives et répressives au
détriment du calcul, de la raison, de la parole et de la vertu. La mission
de service sape l'autorité des agents correctionnels et réduit de plus en
plus leur travail à des tâches quasi-domestiques. La fonction de réinsertion sociale est utopique dans une société où les rapports sociaux sont
en déliquescence et où les inégalités entre les individus engendrent une
forte demande sécuritaire.
Or, il existe selon nous une quatrième fonction qui n'est jamais, ou très
rarement définie de façon explicite. Il s'agit d'une fonction structurelle,
intimement liée à la question du contrôle du pénitencier, au point d'être
confondue avec cette question et ignorée. Cette fonction participe dans
une certaine mesure des trois autres, mais elle est facilement identifiable
lorsque l'on étudie l'univers carcéral en s'éloignant du discours dominant
qui survalorise la réinsertion sociale. Cette fonction est celle d'insertion
159
SCC, 1999b.
SCC, 1999b.
161
ACJP, 1999.
162
LEMIRE, 1990, p. 125. (Nos soulignés)
160
Vers un projet pénitentiaire
112
carcérale, ou encore d'assimilation des détenu-es au pénitencier. Cette
fonction était pourtant au centre des recherches pénologiques entre les
années 1940 et 1980. Voyons de quoi il s'agit.
2- La détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale
Les premiers grands travaux de recherche portant sur les pénitenciers
étaient axés sur les effets de l'incarcération. L'influence de la prison sur le
détenu, son assimilation par le système, a été abondamment étudiée
entre les années 1940 et 1980 163. Depuis lors, ces études sont tombées en
quasi-désuétude. Considérant l'évolution du milieu carcéral, l'on peut
toutefois se demander s'il ne conviendrait pas de les reprendre et de les
actualiser, pour mieux comprendre la situation actuelle et proposer des
solutions adéquates aux problèmes des pénitenciers.
Le concept de « prisonniérisation », ou de « détentionnalisation »,
proposé par Clemmer, traduit le phénomène d'assimilation du détenu
par le milieu carcéral164. Par analogie avec un immigrant, le détenu doit
s'intégrer à un nouvel univers, il doit acquérir de nouvelles habitudes et
de nouvelles valeurs. L'assimilation est la conformité des valeurs du
détenu aux valeurs du personnel165.
Selon Clemmer, la détentionnalisation est favorisée par des facteurs
universels : le détenu acquiert un nouveau statut (anonyme, car il est
défini par un numéro) et de nouvelles habitudes de vie; il découvre
l'hostilité générale de l'environnement dans lequel il doit satisfaire ses
besoins et l'importance d'occuper un travail166 167. En réalité, un détenu se
détentionnalise « pour survivre dans un univers différent » et cette
assimilation est d'autant plus nécessaire et significative que l'univers
carcéral est fondé sur la séparation entre deux mondes opposés, celui
des gardiens et celui des détenus 168. Non seulement les détenus sont
placés sous l'autorité des gardiens, mais ils dépendent de ces derniers
pour combler leurs besoins. Et plus la dépendance des détenu-es est
grande, plus élevé sera le degré de détentionnalisation.
163
Voir plus particulièrement CLEMMER, 1940; WHEELER, 1961; GARABEDIAN, 1963; BOWKER,
1977)
164
Nous préférons le terme « détentionnalisation » au terme « prisonniérisation », car il ne prête pas à
confusion entre prison et pénitencier.
165
De façon plus large, l’assimilation est la conformité des valeurs et des comportements des détenus à
ceux exigés par l’institution.
166
LEMIRE, 1990.
167
Concernant les travaux de CLEMMER, de WHEELER, de GARABEDIAN et de BOWKER, nous nous
inspirons ici librement de la synthèse de Guy LEMIRE, en l’adaptant à nos préoccupations.
168
LEMIRE, 1990, p. 19.
Vers un projet pénitentiaire
113
Cependant, le degré de détentionnalisation varie d'un délinquant à un
autre et s'explique aussi par des facteurs individuels. Quatre facteurs
principaux permettent d'assurer une plus grande assimilation, soit une
longue sentence, une personnalité instable (vulnérable aux influences de
l'environnement), l'absence de relations avec les gens de l'extérieur
(limitation de l'univers du détenu au seul pénitencier), la volonté et la
capacité de s'intégrer à des groupes primaires au sein de l'établissement.
Faisant suite à ceux de Clemmer, les travaux de Wheeler (1961) ont
montré que la détentionnalisation n'était pas « un processus linéaire
continu mais un phénomène cyclique à tendance négative », et que la
perspective d'un retour en société jouait un rôle important pour expliquer
la plus ou moins grande assimilation du détenu au milieu carcéral169. La
détentionnalisation prend la forme d'une courbe en U, suivant les phases
d'incarcération :
•
•
•
phase initiale : les six premiers mois d'incarcération
phase centrale
phase terminale : les six derniers mois d'incarcération
- Tableau 4 Conformité des valeurs des détenus aux valeurs du personnel
en fonction de la phase de l’incarcération
Conformité
Phase d’incarcération
Initiale (%)
Centrale (%)
Terminale (%)
Élevée
47
21
43
Moyenne
44
65
33
Faible
9
14
25
Source : Lemire, 1990, p. 25.
Comme l'explique Guy Lemire, le tableau 4 nous montre que :
« La majorité des détenus sont assimilés par le milieu carcéral durant ce que l'on appelle la période "creuse" (ou phase
centrale) de l'incarcération, mais la perspective de la
libération semble renverser cet état de choses et ramener la
prisonniérisation à sa caractéristique initiale, marquée
davantage par le tiraillement entre deux systèmes de valeurs
que par un choix précis. »170
169
170
LEMIRE, 1990, p. 25.
LEMIRE, 1990, p. 25.
Vers un projet pénitentiaire
114
Il ne faudrait pas croire toutefois que la détentionnalisation est un
phénomène à forte tendance négative. Le tiraillement est relatif. Si l'on
additionne la haute et la moyenne conformité -synonyme d'une bonne
assimilation-, on obtient un tout autre portrait. La conformité demeure
forte tout au long du cycle, même si elle diminue (91 % durant la phase
initiale, 86 % durant la phase centrale et 76 % durant la phase terminale)
et même si la faible conformité augmente (9%, 14% et 25 % selon la
phase).171
Le problème ici, c'est que les transformations qui ont marqué l'univers
carcéral depuis les dernières décennies jouent à l'encontre de la
détentionnalisation, de l'insertion carcérale. De tous les changements qui
ont eu cours, deux seulement contribuent à l'élévation du degré de
détentionnalisation : l'augmentation de la proportion de détenus
purgeant des peines de longue durée et peut-être l'augmentation du
nombre de détenus souffrant d'une socialisation inadéquate. Tous les
autres changements favorisent la diminution du degré d'assimilation. Les
détenus ne sont plus des figures anonymes mais des individus reconnus
par la loi. Ils ne dépendent plus exclusivement des gardiens pour satisfaire leurs besoins, et l'environnement carcéral est de moins en moins
hostile à leurs besoins (et de plus en plus favorable à leurs droits). La
discipline et les contraintes ont été sensiblement atténuées : les détenus
jouissent d'une plus grande liberté dans l'occupation de leur temps et le
travail n'est plus le principal moyen de faire son temps. L'accès aux
médias (presse, radio, télévision) et aux moyens de communication
(téléphone), les visites dans les parloirs sans dispositif de séparation, les
visites conjugales, les permissions et le développement de la cantine
171
La prisonniérisation est un phénomène marqué dans les établissements à sécurité élevée. Dans les
établissements à sécurité réduite, la courbe en U est moins prononcée; dans les établissements ouverts,
orientés vers la rééducation, elle n'existe pas; et dans les établissements à sécurité moyenne, elle se situe
« quelque part sur le continuum entre les deux extrêmes » (Bowker, 1977; Lemire, 1990, p. 27). À noter
également qu'il existe des modèles différents de prisonniérisation selon les types de détenus. Celle-ci
s'applique tout particulièrement aux Square Johns et aux Right Guys. (Typologie des détenus. Le Square
John est un criminel accidentel sans expérience du milieu carcéral, qui participe aux programmes de
réhabilitation et qui établit des contacts étroits avec le personnel, tout en étant réservé avec les autres
détenus. Le Right Guy est un criminel de carrière ayant une grande expérience du pénitencier, situé au
sommet de la hiérarchie sociale, peu intéressé à la réhabilitation et entretenant des contacts de nature
utilitaire avec le personnel. Le Politician est un criminel sophistiqué et manipulateur qui participe aux programmes et aux activités pour améliorer son bien-être et qui établit de nombreux contacts avec le personnel
et les détenus. L'Outlaw est un jeune détenu, imprévisible et impulsif, qui vient d'accéder au statut de
délinquant adulte; il voit dans la violence la solution à tous ses problèmes et il est réfractaire aux
programmes de réhabilitation. Le Ding est un criminel atypique, non violent, le plus souvent condamné
pour délit sexuel, mis à l'écart par le personnel et les détenus. (Garabedian, 1963; Lemire, 1990)
Vers un projet pénitentiaire
115
réduisent l'isolement social des personnes incarcérées, de telle sorte qu'il
est de plus en plus difficile pour un détenu de couper tout lien avec
l'extérieur. Préoccupés de leur bien-être matériel, les délinquants
s'intègrent de moins en moins à des groupes primaires. Et, finalement, il
y a moins de « Square Johns » et de « Right Guys » et plus de « Outlaws »
et de « Dings » qu'il y en avait autrefois.
De façon générale, la plus grande perméabilité du pénitencier à la
société, l'amélioration des conditions de vie des détenu-es
(humanisation et libéralisation) et la transformation des rapports de
pouvoir entre les délinquants et les agents correctionnels (réduction du
pouvoir discrétionnaire de ces derniers) ont contribué, dans une large
mesure, à complexifier, voire à neutraliser le processus d'assimilation
des détenu-es par l'établissement carcéral.
Dans un pareil contexte, le critère d'assimilation utilisé par Wheeler ne
semble plus pertinent. Wheeler s'est intéressé aux valeurs des détenu-es.
Il a mesuré la détentionnalisation à partir d'un échantillon représentatif
de détenus et d'employés en utilisant un questionnaire qui décrit des
situations conflictuelles entre les deux groupes, afin d'évaluer la
conformité des valeurs du détenu aux valeurs du personnel.
Peut-on croire, aujourd'hui, que la majorité des délinquants vont adhérer
aux valeurs du personnel et peut-on prétendre changer leurs valeurs sans
tomber dans l'angélisme. Ce qui nous intéresse maintenant, ce n'est pas
tant la conformité des valeurs du détenu à celles du personnel que la
conformité des comportements des délinquants à ceux exigés par
l'institution, et plus particulièrement par les agents correctionnels. L'assimilation ne doit plus être mesurée par la conformité aux valeurs mais
par la participation à la paix sociale, au respect des agentes et agents
correctionnels et à la vie du pénitencier (aux activités et aux
programmes). Les détenus peuvent très bien adopter, pour de multiples
raisons, des comportements conformes sans adhérer aux valeurs du
personnel et de l'institution. Comment obtenir cette conformité des
comportements est un problème complexe que nous étudierons à la
section II-4.
3- Détentionnalisation et réinsertion sociale
L'une des principales questions qui s'est posée aux chercheurs, entre les
années 1940 et 1980, a été celle de l'effet de la détentionnalisation sur la
réinsertion sociale du délinquant. Clemmer a répondu à cette question
de façon négative, en affirmant que les personnes incarcérées avaient
Vers un projet pénitentiaire
116
peu de chances d'être réhabilitées lorsqu'elles étaient « prisonniérisées »,
du fait de vivre dans un univers de valeurs spécifiques.
Mais des recherches, postérieures à celles de Clemmer, ont montré que,
dans les années 70, le groupe des détenus incarcérés durant une longue
période (10 ans et plus) obtenait un taux de succès très élevé en
libération conditionnelle et réussissait mieux sa réinsertion sociale172.
Comme l'ont montré Wheeler (1961) et plus tard Bowker (1977), l'assimilation par le milieu carcéral a un caractère transitoire et situationnel173.
Elle ne produit pas de modifications inaltérables dans les valeurs et les
comportements des individus. La détentionnalisation ne serait ni la
cause de l'échec de la réinsertion sociale ni celle de la récidive. Tout au
contraire, l'insertion carcérale favoriserait, dans une certaine mesure, la
réinsertion sociale.
En réalité, tout se passe comme si la détentionnalisation et la réinsertion
sociale étaient à la fois complémentaires et opposées. Nous formulons
l'hypothèse que la réinsertion sociale et l'insertion carcérale constituent
les deux aspects d'un même processus, l'intégration sociétale; et que ces
deux aspects s'opposent lorsqu'ils sont menés de façon concomitante
dans un même lieu, et qu'ils se complètent lorsqu'ils sont séquencés,
modulés dans le temps, dans des lieux différents. L'insertion carcérale
est un préalable à la réinsertion sociale. La réinsertion sociale ne
s'oppose pas à l'insertion carcérale dans la mesure où la libération éventuelle n'est prise en compte qu'au moment où elle devient imminente,
dans un proche avenir. De la même manière, la réinsertion sociale et
l'insertion carcérale ne peuvent cohabiter pleinement dans l'espace. Le
lieu de l'insertion carcérale se situe dans les pénitenciers à sécurité
maximale et moyenne, alors que celui de la réinsertion sociale se situe
dans les pénitenciers à sécurité minimale et dans les centres de
transition.
La distinction entre réinsertion sociale et insertion carcérale n'est pas
absolue, les deux participant du même phénomène. Certaines mesures
de réinsertion sociale peuvent être confondues avec des mesures
d'insertion carcérale et vice versa. Ce qui distingue les deux types de
mesures, c'est leur orientation. Les mesures d'insertion carcérale sont
orientées vers la vie au sein du pénitencier, l'ici et maintenant, tandis que
les mesures de réinsertion sociale sont orientées vers la vie en société,
l'ailleurs et demain. L'insertion carcérale et la réinsertion sociale se
172
173
LEMIRE, 1990.
LEMIRE, 1990.
Vers un projet pénitentiaire
117
complètent, se rejoignent, mais pas nécessairement, ni automatiquement. Les deux aspects de l'intégration sociétale conservent une autonomie certaine, ce qui explique qu'une même mesure puisse favoriser la
réinsertion sociale et aller à l'encontre de l'insertion carcérale ou vice
versa. Par exemple, les programmes de sorties des détenu-es ont un effet
positif sur la réinsertion sociale et un effet négatif sur l'assimilation du
délinquant au pénitencier. Ce qui explique aussi qu'une même mesure
ait à la fois un effet positif et un effet négatif sur l'insertion carcérale ou
sur la réinsertion sociale. Par exemple, les permissions de sortie peuvent
contribuer à la paix sociale au sein du pénitencier, en calmant les
détenus, tout en les rendant plus indifférents à l'univers dans lequel ils
vivent.
Penchons-nous maintenant de façon plus concrète sur le phénomène
d'insertion carcérale.
4- Les pratiques d'insertion carcérale
À partir d'une enquête, Chauvenet, Orlic et Benguigui ont étudié les
moyens de contrôle de la population carcérale. Ils distinguent deux
grands moyens : les activités et les programmes, d'une part, l'autorité des
gardiens, d'autre part. Selon nous, ces moyens de contrôle ne sont pas
seulement des moyens de réduire les tensions et d'assurer la paix
sociale, mais aussi des moyens d'assimilation des délinquants au
pénitencier.
a) Les activités et les programmes
Le maintien de l'ordre dans un pénitencier s'obtient en réduisant au
maximum les tensions. L'objectif de réduction des tensions est au
centre des pratiques carcérales. À ce sujet, Chauvenet, Orlic et
Benguigui écrivent :
« L'importance de cette fonction dans l'ensemble des prisons
est telle que bien des activités ou finalités de celles-ci
peuvent être considérées comme secondaires par rapport à
la nécessité de réduire les tensions, ou peuvent être
détournées dans ce but de leur finalité première : les
activités destinées à former ou réinsérer les détenus sont
aussi un moyen de les « occuper », et ainsi de canaliser les
tensions. »174
174
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 78.
Vers un projet pénitentiaire
118
L'occupation des détenu-es est garante de la paix sociale. Mais le taux
d'occupation des délinquants peut aussi être considéré comme une
mesure de leur assimilation au pénitencier. Plus les détenus sont
occupés, plus ils participent, plus ils vivent au présent et deviennent
partie prenante de l'institution. L'insertion carcérale passe par
l'occupation.
Dans un premier temps, la nature de l'activité et sa finalité importent
peu. L'occupation l'emporte sur le contenu de l'activité. C'est la
participation à une activité qui est visée, que cette participation soit
volontaire ou obligatoire, qu'elle soit choisie librement parmi une
gamme d'activités ou imposée. L'occupation produit des effets objectifs, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Elle fait
naître des intérêts, des aptitudes et une certaine identification à
l'activité et au milieu. La participation à des activités est l'un des
principaux moyens d'insertion carcérale. (Nous développons ici un
point de vue opposé à celui de Chauvenet, Orlic et Benguigui.)
Dans un deuxième temps, le contenu des activités doit être pris en
compte.
L'assimilation des détenu-es, la conformité de leurs
comportements à ceux exigés par l'institution, ne sauraient être
garanties par le seul fait d'être occupés. Qu'il s'agisse d'activités
sportives, culturelles, éducatives et autres, qu'il s'agisse de travail en
atelier, de programmes de formation ou d'éducation, chacune de ces
activités est porteuse de sens.
Mais toutes ces activités ne concourent pas nécessairement et
automatiquement à l'assimilation du détenu au pénitencier, comme
nous l'avons déjà suggéré plus haut. En tant que simple activité, les
programmes de réinsertion sociale contribuent à assimiler le
délinquant au pénitencier, mais en tant qu'activité spécifique, orientée
vers la libération éventuelle, ils contribuent plutôt à le séparer, à le dissocier du pénitencier, cette séparation, cette dissociation étant une
forme d'aliénation. Il n'est donc pas surprenant, comme le soulignent
Chauvenet, Orlic et Benguigui, que dans les pénitenciers à sécurité
élevée (où les détenus purgent des peines de longue durée) la
« finalité de "l'occupation" l'emporte très largement sur celle de la
réinsertion »175. Dans ces institutions, il y a dichotomie entre le
contenu des programmes et les nécessités objectives du milieu. Alors
que le milieu commande des activités orientées vers l'insertion
carcérale, on propose aux détenus des programmes dont la finalité à
trop long terme les laisse indifférents.
175
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 78.
Vers un projet pénitentiaire
119
Les programmes offerts par les établissements peuvent être orientés
vers la réinsertion sociale et/ou l'insertion carcérale. Certains
contribuent à la fois à l'insertion carcérale et à la réinsertion sociale.
D'autres contribuent à l'une ou à l'autre. Mais, dans l'ensemble, il y a
un manque flagrant de programmes orientés de façon spécifique vers
l'insertion carcérale.
De tous les programmes dispensés par le Service correctionnel du
Canada, aucun n'est exclusivement orienté vers l'insertion carcérale.
Même le programme « LifeLine », destiné aux délinquants qui purgent
des peines d'emprisonnement à perpétuité, a pour objectif d'aider les
détenus « à s'adapter à l'établissement dans la perspective d'une
libération conditionnelle et d'une réinsertion sociale en temps opportun »176. Les programmes font miroiter au délinquant la libération
éventuelle, entretenant soit son indifférence, soit sa frustration. Dans
les pénitenciers à sécurité maximale et moyenne, les programmes de
counselling psychologique, les programmes d'apprentissage cognitif et
d'acquisition de compétences psychosociales, les programmes contre
la violence et les programmes contre la toxicomanie pourraient être
orientés plus directement vers l'assimilation carcérale. Même les
programmes de formation scolaire et professionnelle pourraient être
orientés vers cet objectif, si les pénitenciers constituaient de véritables
lieux de travail.
Comment s'effectue le passage d'une assimilation par la simple
occupation à une assimilation par la valeur intrinsèque de l'activité ?
Ce n'est pas à nous de répondre à cette question. Chose certaine, la
nature et la finalité d'une activité doivent correspondre aux besoins du
milieu carcéral et pas uniquement à ceux de la société en général. La
réinsertion sociale a été imposée au pénitencier de l'extérieur, par la
société, par le discours et la pratique de spécialistes venant de
plusieurs horizons. Au sein des établissements, elle engendre des
effets pervers. Cela ne signifie pas qu'il faut abandonner
complètement les programmes de réinsertion sociale, mais qu'il faut
les dispenser seulement lorsque cela est nécessaire et les remplacer
par des programmes mieux adaptés dans un grand nombre de cas,
surtout lorsque la logique de l'occupation prédomine. Dans les
pénitenciers à sécurité maximale et moyenne où les détenus purgent
des peines de longue durée, la logique de l'insertion carcérale et celle
de la réinsertion sociale sont incompatibles. Dans les pénitenciers à
sécurité minimale où les détenus purgent des peines de courte durée,
176
SCC, 1999, p. 28.
Vers un projet pénitentiaire
120
ou encore les deux dernières années d'une peine plus longue (après
transfèrement), la logique de l'insertion carcérale et celle de la réinsertion sociale peuvent coexister. Dans les centres de transition, la
logique de la réinsertion sociale doit prendre le pas sur celle de l'insertion carcérale, les programmes de réinsertion sociale assurant en
grande partie l'insertion carcérale.
Mais dans toutes ces situations, il convient de ne pas confondre
totalement la logique de l'occupation avec celle de l'assimilation. Peu
importe le niveau de sécurité des pénitenciers et la longueur de la
peine, il faut développer et repenser les activités et les programmes
d'insertion carcérale, afin que leurs finalités priment sur la simple
logique de l'occupation.
Dans tous les pénitenciers, les activités et les programmes doivent être
plus ou moins centrés, selon le cas, sur le « vivre en prison », sur le
« ici et maintenant », car apprendre à vivre en prison, c'est aussi
apprendre à vivre en société, l'insertion carcérale pouvant contribuer à
la réinsertion sociale (sans se faire trop d'illusions).
Toutefois, les activités et les programmes ne sont pas suffisants pour
assurer l'insertion carcérale des délinquants. Les agents correctionnels
sont la pierre angulaire du succès de l'assimilation des détenu-es.
b) L'autorité des agents correctionnels
L'objectif de réduction des tensions, l'établissement de la paix sociale
dans un pénitencier, s'obtiennent principalement par l'autorité des
agents correctionnels.
Selon les sociologues, il y a cinq sources d'autorité : « l'expertise, le
pouvoir légitime, le pouvoir de récompense, la coercition et le pouvoir
de référent (capacité de leadership, et d'identification) »177. Le pouvoir
légitime, le pouvoir de récompense, l'expertise et le pouvoir de
référent peuvent être regroupés dans la catégorie d'autorité morale, et
la coercition dans la catégorie d'autorité légale.
177
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 82.
Vers un projet pénitentiaire
121
L'autorité morale
L'autorité morale de l'agent correctionnel est de nature informelle et
implique la collaboration des détenu-es. Le pénitencier est un univers
atypique dans lequel les règles de fonctionnement sont dérogatoires
au droit commun. Comme l'expliquent Chauvenet, Orlic et Benguigui
:
« Il s'agit alors, pour construire la paix sociale d'introduire le
minimum des règles qui fondent une société, c'est-à-dire un
principe de coopération et d'échange compatible néanmoins
avec les exigences de sécurité, des règles de sociabilité, la
négociation et une morale de coexistence. »178
La véritable autorité des agents correctionnels ne peut être fondée
exclusivement sur la loi et la coercition. La paix sociale, la coexistence
pacifique, ne peuvent être obtenues que si les détenus sont
convaincus que « leurs intérêts seront mieux servis en se pliant au
système plutôt qu'en s'y opposant »179. Mais comment les convaincre?
L'autorité légitime de l'agent correctionnel est une construction qui
« se gagne à travers le processus relationnel »180. Les bases concrètes
de ce processus sont : la parole, la bonne distance, l'étiquette, les
services rendus et les principes professionnels.
•
La communication verbale
La communication verbale est l’un des principaux moyens de
contrôle et d'assimilation de la population carcérale. Les échanges
spontanés sont le point de départ de la coopération des
délinquants.
En
apprenant
à
connaître
les
détenus
individuellement et en devenant des interlocuteurs nécessaires et
obligés, les agents correctionnels atténuent le rapport de force
légal et reproduisent en partie les conditions de la vie normale. Ils
contribuent ainsi à prévenir et à réduire les crises individuelles et
collectives et à assurer la maîtrise des renseignements
indispensables à la sécurité 181.
178
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 81.
DITCHFIELD, 1990; repris par Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994, p. 82.
180
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 83.
181
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994.
179
Vers un projet pénitentiaire
122
Malheureusement, ce travail de communication ne fait pas partie,
ou fait insuffisamment partie des missions formelles des agentes et
agents correctionnels. La taille des prisons, la charge de travail, les
exigences sécuritaires, le nombre et la rotation des détenu-es qui
augmentent sans cesse tendent à réduire le rôle de la
communication.
•
La bonne distance
De la position à partir de laquelle un agent correctionnel engage
ses relations avec les détenus dépendent ses capacités à réduire
les tensions et à mieux assimiler les délinquants. Dans un milieu
marqué par la promiscuité, la bonne distance et le code de
comportement implicite qui l'accompagne délimitent l'espace
privé des détenu-es et des agents de correction, contribuant de
façon plus large au renforcement des rapports conventionnels. La
bonne distance est un subtil dosage de proximité et d'éloignement,
la première permettant de s'assurer du respect et de la coopération
des détenu-es, la seconde de garder la distance indispensable à
l'autorité. À ce sujet, Chauvenet, Orlic et Benguigui écrivent que
« La bonne distance relativement à l'autorité consiste autant à
élaborer un compromis entre la tolérance et la compréhension
d'un côté, la fermeté et la sévérité de l'autre quant à la mise en
application du règlement »182.
•
La plaisanterie
La plaisanterie caractérise souvent les relations entre des groupes
hostiles aux intérêts divergents en situation de co-association. La
plaisanterie combine l'antagonisme (la distance) et la proximité. La
plaisanterie est un stabilisateur des relations sociales, elle permet
de désamorcer les tensions, de soulager les émotions, de
composer avec l'ennui, de conjurer le non-sens, de faire passer le
temps plus rapidement et sans accroc, de marquer le respect, de
créer une certaine complicité, de refondre la sociabilité, tout en
maintenant la bonne distance entre groupes opposés 183.
182
183
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 94.
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994.
Vers un projet pénitentiaire
•
123
L’étiquette
De la même façon, l'étiquette (la politesse et la courtoisie
principalement) « encadre l'antagonisme et l'imprévu des
relations », permet de bâtir une « sociabilité formelle » entre
groupes aux intérêts divergents et sans but commun184.
•
Les services rendus
Mais le moyen le plus utilisé par les agents correctionnels pour
s'assurer de la coopération des détenu-es est de rendre des
services. Ce moyen ne doit pas être confondu avec la fonction de
service (d'entretien) des agents, soit les tâches obligatoires
destinées à satisfaire les besoins des délinquants. Les services
dont il est question ici sont rendus « volontairement » (en plus)
par l'agent correctionnel. À ce propos écoutons Chauvenet, Orlic
et Benguigui :
« Le service ainsi rendu a cette fonction fondamentale
de renverser la position passive, réactive ou statique
des surveillants face aux détenus pour leur redonner
l'initiative. Grâce à cette capacité d'initiative le surveillant peut se constituer une marge de manoeuvre,
un espace de pouvoir discrétionnaire, un crédit vis-àvis des détenus, dont il usera à propos, pour obtenir
leur coopération ultérieure. »185
Le service rendu contribue à limiter les privations matérielles
auxquelles sont soumis les détenus et surtout les frustrations
inhérentes à ces privations. Basé sur l'échange et la réciprocité fondement des rapports sociaux normaux-, il contribue à la
normalisation du pénitencier.
Mais le plus important ici, c'est de souligner que le service rendu
permet à l'agent correctionnel de se construire un espace de
pouvoir discrétionnaire, d'asseoir son autorité sur une base
légitime et de s'assurer ainsi d'un meilleur contrôle de la
population carcérale. Le plus important, c'est également de souligner qu'en rendant des services, l'agent correctionnel contribue à
réguler les rapports dissymétriques au sein du pénitencier et, de
façon indirecte, à assimiler le détenu à son environnement. En fait,
184
185
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 97.
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 98.
Vers un projet pénitentiaire
124
comme le notent Chauvenet, Orlic et Benguigui, le service rendu
est l'une des bases du professionnalisme informel du métier de
gardien.
•
Les principes professionnels
Pour terminer, mentionnons que les principes rattachés au
profession-nalisme des agentes et agents correctionnels sont le
produit de l'expérience et qu'ils tiennent à la fois de l'éthique et de
l'expertise. Un bon agent correctionnel est un être foncièrement
moral qui possède les qualités suivantes : « l'honnêteté, le
courage, la sociabilité, la patience, la loyauté, la diplomatie, la
tolérance, la disponibilité, l'autorité naturelle et le sang-froid », à
quoi il faut ajouter le sens de la justice et le respect de la parole
donnée186. Sur le plan de l'expertise, un bon agent de correction
est un agent qui « connaît les détenus », qui respecte « la règle
selon laquelle il faut prendre les détenus un à un, s'adapter à
chacun, moduler son comportement en fonction des réactions
prévisibles de chaque détenu » et qui sait évaluer la bonne
distance187. Un agent correctionnel qui possède l'ensemble de ces
qualités, c'est-à-dire qui est à la fois un être humain et un expert,
est à même de jouer le rôle de référent pour les détenus et partant
de mieux les assimiler au milieu grâce à ses capacités de
leadership et d'identification.
L'autorité légale
L'agent correctionnel n'a pas le pouvoir de sanctionner les détenus
mais il possède celui « de mettre en oeuvre les procédures qui
aboutissent ou non à la sanction »188. En temps normal, le rapport
d'incident est le principal moyen formel à la disposition de l'agent
correctionnel pour maintenir l'ordre. Toutefois, les agents en font un
usage très modéré pour plusieurs raisons. Comme nous l'avons vu,
l'autorité légitime de l'agent correctionnel sur le détenu est construite
sur la base de bonnes relations interpersonnelles. Recourir trop
souvent aux sanctions risque de provoquer l'hostilité du délinquant et
de mettre fin à la coopération. Les agents correctionnels font
d'ailleurs la différence entre la sanction et son effet dissuasif (la peur
de la sanction) et utilisent cette dernière pour asseoir leur autorité, en
rappelant l'exigence de la règle et en menaçant le détenu de
186
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 101.
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 102.
188
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 107.
187
Vers un projet pénitentiaire
125
sanction. Ce n'est pas tant le pouvoir de punir qui compte que l'effet
dissuasif escompté.
Le pouvoir discrétionnaire de l'agent correctionnel s'étend aux
procédures formelles de sanction. L'agent correctionnel sélectionne
parmi les infractions celles qui doivent être relevées. Outre les
infractions graves, ce sont les injures, les menaces et les refus
d'obéissance délibérés que l'agent de correction sanctionne le plus
souvent dans la mesure où ils remettent en question la relation
interpersonnelle et la coopération. Ils sont vécus comme un manque
de respect et une forme de violence psychologique de la part du
détenu.
La deuxième raison pour laquelle les agents correctionnels recourent
plus ou moins souvent au rapport d'incident, tient à l'attitude de la
hiérarchie. Le recours incessant au rapport n'est pas vu comme une
preuve de compétence (de savoir-faire); et des rapports sans suites
ou suivis de sanctions faibles minent l'autorité de l'agent
correctionnel. Il faut aussi préciser que l'agent correctionnel est l'objet
d'une surveillance étroite et qu'il vit une situation de double
contraintes : appliquer les règles à la lettre en risquant des désordres
ou manquer à la règle en risquant les sanctions 189.
En raison des limites du rapport d'incident, les agents de correction
recourent plutôt à des sanctions informelles pour se faire respecter.
Ils se conforment au droit, en oubliant les privilèges.
À travers le système de coopération, l'agent correctionnel est investi
d'une autorité positive et active. Cependant, et comme l'expliquent
Chauvenet, Orlic et Benguigui :
« Un usage trop large de faveurs et du libéralisme,
effectué sous l'emprise de la nécessité de la bonne
entente, ou dans le but d'éviter les tensions et les
incidents, peut engendrer à terme des situations acquises
et de nouveaux droits qui usent la marge de discrétionnarité autour de laquelle se construit en partie la
relation inter-individuelle. »190
189
190
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994; LHUILIER, AYMARD, 1996.
CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 144.
Vers un projet pénitentiaire
126
Trop de libéralisme conduit à une situation où les détenus ne
dépendent plus des agents correctionnels pour satisfaire leurs
besoins, à une situation où la relation interpersonnelle devient inutile.
En leur accordant trop de droits et en achetant de façon trop
systématique la paix avec des privilèges, les autorités civiles et les
agents correctionnels créent une spirale au bout de laquelle les
détenus conquièrent la position dominante, le pouvoir discrétionnaire
des agents se voyant affaibli. L'autorité de l'agent correctionnel ne
saurait être que positive et active; elle doit aussi être négative et réac tive. Afin que son outil de travail principal, la discrétionnarité dans
l'octroi des privilèges et dans l'application du règlement, ne perde pas
de sa force, l'agent correctionnel doit savoir maintenir des relations
de pouvoir qui lui soient favorables (des rapports dissymétriques).
Dans diverses situations, il ne doit pas céder. Il doit s'imposer comme
le « dominant », le « patron », le « maître », comme le représentant de
l'autorité légale. C'est pourquoi l'agent de correction est investi de
pouvoirs répressifs qui, bien que prévus, organisés et réglementés,
n'en sont pas moins réels et nécessaires.
Mais encore faut-il que la société ne réduise pas constamment la
marge de discrétionnarité de l'agent correctionnel. Les troubles
graves dans les pénitenciers (pertes de contrôle de la population
carcérale, émeutes, évasions, etc.) surviennent souvent lorsque les
pouvoirs discrétionnaires des agents correctionnels sont très affaiblis
et lorsqu'il y a rupture du système des relations interpersonnelles 191.
D'où l'importance de maintenir un certain équilibre entre les pouvoirs
discrétionnaires des agents correctionnels et les droits des détenu-es,
entre l'autorité positive et l'autorité négative, entre l'autorité formelle
(légale) et l'autorité informelle. Il faut stopper l'érosion des pouvoirs
discrétionnaires des agents, afin de maintenir la paix sociale et de
garantir l'assimilation des détenu-es dans les pénitenciers.
L'expertise des agents correctionnels, sur laquelle se fonde leur
autorité morale et légale, est le plus souvent de nature informelle et
empirique, c'est-à-dire qu'elle s'acquiert sur une longue période de
temps par essais et erreurs. Comme nous venons de le voir, elle
couvre de nombreux champs d'activités et d'habiletés; et bien qu'elle
soit essentielle à la bonne marche de l'institution, elle est en grande
partie déniée ou ignorée. Lorsque les règles et les principes élaborés
au cours du temps par les agents correctionnels ne sont pas suivis, ce
n'est pas seulement l'agent qui en paie le prix mais l'ensemble du
191
SYKES, 1961; REPRIS PAR CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994.
Vers un projet pénitentiaire
127
pénitencier: le contrôle et l'assimilation des détenu-es deviennent
problématiques et débouchent sur le désordre.
5- Description de poste des agents correctionnels
Le Service correctionnel du Canada énonce sa mission générale de la
façon suivante :
« Le Service correctionnel du Canada (SCC), en tant que
composante du système de justice pénale et dans la
reconnaissance de la primauté du droit, contribue à la
protection de la société en incitant activement et en aidant les
délinquants à devenir des citoyens respectueux des lois, tout en
exerçant sur eux un contrôle raisonnable, sûr, sécuritaire et
humain. »192
Cet énoncé se reflète dans la définition de tâches des agents
correctionnels I et II193. On retrouve dans les deux descriptions de poste
des fonctions de sécurité et des fonctions de réinsertion sociale (de
réhabilitation). Les fonctions de service ne sont pas clairement
identifiées et lorsqu'elles le sont, elles sont le plus souvent incluses dans
les fonctions de sécurité (exemples : la distribution des repas et des
médicaments, les opérations de cantine, etc.). En fait, certaines tâches
de sécurité sont aussi des tâches de service (exemples : ouvrir et fermer
les portes). Les fonctions d'insertion carcérale ne sont pas, elles aussi,
clairement distinguées et sont intégrées soit dans les fonctions de
réinsertion sociale, soit dans les fonctions de sécurité.
La différence entre les tâches des agents de correction de niveau I et de
niveau II est une différence d'ordres qualitatif et quantitatif. Dans la
description de poste des agents correctionnels I, la priorité est accordée
aux tâches de sécurité, tandis que dans celle des agents correctionnels II,
la priorité est accordée aux tâches de réinsertion sociale et implicitement
aux tâches d'insertion carcérale.
192
193
SCC, 1999c., 2002
Les agents de correction I et II détiennent le statut d’agent de la paix.
Vers un projet pénitentiaire
128
a) Les tâches de sécurité
Les tâches de sécurité de l'agent de correction I sont regroupées dans
deux grandes catégories : d'une part, la surveillance et le contrôle des
déplacements et des activités des détenu-es à l'intérieur et à
l'extérieur de l'unité ou de l'établissement, d'autre part, les contrôles
sécuritaires (dont les fouilles) et la sécurité des installations physiques
et du périmètre de l'établissement 194.
Les tâches de sécurité de l'agent de correction II sont également
réparties en deux grandes catégories : la surveillance et les contrôles
sécuritaires. Mais l'accent est mis sur les tâches de sécurité plus
directement reliées à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale.
Par exemple, les agents correctionnels II surveillent les activités et les
programmes afin de faciliter leur prestation; ils communiquent avec
les détenus de façon continue, répondent aux questions posées,
recueillent des renseignements sur le moral des détenu-es, le milieu
et les événements; ou encore, ils repèrent, grâce à des contacts
directs, à des observations et à des analyses, les leaders, les
présumés usagers ou vendeurs de drogues, les victimes et les
persécuteurs (description de poste, SCC).
b) Les tâches liées à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale
La description des tâches de l'agent de correction I liées à la
réinsertion sociale ou à l'insertion carcérale vient après la description
des tâches liées à la sécurité. Ces tâches sont regroupées dans deux
catégories, soit la participation à la gestion de cas et la participation à
l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes de l'unité.
Certaines des tâches classées dans la première catégorie relèvent en
partie de la sécurité (observer et noter les comportements, faire
rapport des écarts de comportement et intervenir, etc.).
L'agent correctionnel I joue le rôle de personne-ressource auprès des
détenus, le rôle de « motivateur », en encourageant et en motivant les
détenus à participer à des programmes de développement personnel;
il remplit une fonction d'information et de gestion de problèmes en
répondant aux questions des détenus (en l'absence de l'agent de
niveau II) et en appliquant des techniques de solution de problèmes
et d'écoute. Il joue également un rôle d'« aviseur », en remplissant les
registres d'activité, les rapports d'observation, les rapports de
194
En fait, la division et l'organisation du travail des agents correctionnels s'articulent autour de la gestion
du temps et des mouvements des détenus.
Vers un projet pénitentiaire
129
renseignements confidentiels, les avis de rendement, etc. Mais ce rôle
en est plutôt un de « rapporteur ».
Sa participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des
programmes est assez limitée. Elle se réduit à fournir des renseignements sur les programmes nécessaires, à discuter de l'avancement
des programmes existants et à recommander des mesures correctrices. L'agent correctionnel de niveau I ne participe pas vraiment à la
définition des programmes.
Les tâches de l'agent de correction de niveau II liées à la réinsertion
sociale ou à l'insertion carcérale sont beaucoup plus complexes. Elles
sont réparties en quatre catégories : gestion de cas, participation aux
activités essentielles, influence sur le comportement des détenus,
participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes.
Concernant la gestion de cas, la tâche centrale de l'agent
correctionnel II en est une d'information et d'orientation. L'agent
correctionnel II est « le premier point de contact pour le détenu » : il
réalise les entrevues d'accueil (séances d'information sur les
opérations de l'unité et sur les programmes offerts). Tout comme
l'agent correctionnel I, l'agent correctionnel II joue un rôle de
motivateur auprès des délinquants. Mais en plus de ces tâches, il
participe directement à l'élaboration et à la modification du plan
correctionnel du détenu, en aidant ce dernier à planifier ses
permissions de sortie ou un plan de libération conditionnelle. Il joue
un véritable rôle d'aviseur en recommandant les détenus pour les
programmes de travail et de formation.
Concernant la participation aux activités essentielles (récréatives,
sociales, culturelles et autres), l'agent correctionnel II remplit une
double fonction de prestation et d'agent de liaison. L'agent
correctionnel facilite et participe de façon directe à ces activités; il
sert en outre d'escorte aux détenus. Pour certaines activités, il joue le
rôle d'agent de liaison entre les délinquants, l'administration et la
collectivité.
La tâche qui consiste à « influencer le comportement des détenus de
manière à favoriser l'acquisition de compétences psychosociales
dans un milieu communautaire » est celle qui fait le plus appel à
l'autorité morale de l'agent de correction. Celui-ci peut influencer le
comportement des détenus par ses contacts fréquents, ses bonnes
relations avec eux, sa visibilité, ses conseils et son aide, par sa posi-
Vers un projet pénitentiaire
130
tion de chef, par sa capacité à désarmer les situations ou les conflits
dangereux, par sa connaissance des détenus (de leur dossier), par sa
participation active à l'élaboration du plan de traitement correctionnel
des détenus et par son pouvoir de recommandation concernant les
programmes, les transfèrements et la libération conditionnelle.
Et enfin, l'agent correctionnel II joue un rôle plus important que
l'agent correctionnel I dans l'élaboration et la mise en oeuvre des
programmes. Il ne se limite pas à fournir des renseignements sur les
programmes nécessaires, mais participe à leur élaboration en tenant
compte des besoins des détenus. Il a d'ailleurs pour fonction complémentaire d'aider les détenus à déceler leurs propres besoins.
Concernant les programmes, les autres tâches de l'agent
correctionnel II sont les mêmes que celles de l'agent correctionnel I.
Aux tâches de sécurité, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale
de l'agent correctionnel II, s'ajoute celle de formation des agents de
correction de premier niveau. L'agent correctionnel II oriente les
nouveaux employés et leur assigne des tâches précises; il surveille et
aide les agents correctionnels I à augmenter l'efficacité de leur travail.
Comme on peut le constater, les tâches des agents correctionnels I et
II sont multiples et complexes. Elles se réfèrent aux fonctions de
sécurité, de service, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale.
C'est en remplissant les tâches de gestion de cas que la fonction de
réinsertion sociale des agentes et agents correctionnels entre le plus
en contradiction avec leurs tâches d'insertion carcérale. En
encourageant et en motivant les détenu-es à suivre des programmes
orientés vers une éventuelle libération, les agents correctionnels les
encouragent indirectement à fuir mentalement le pénitencier, à
développer des besoins et des aspirations qui vont à l'encontre de
leur intégration au milieu carcéral. Cette contradiction est encore plus
manifeste lorsque l'on considère le rôle de l'agent correctionnel II
dans la planification des permissions de sortie ou du plan de
libération conditionnelle des détenus, ou encore dans les
transfèrements qui court-circuitent souvent le processus d’intégration
des délinquants à leur institution. De telle sorte que les détenus
finissent pas détester le pénitencier et les agents de correction.
L'agent correctionnel incarne le dehors, l'extra-muros, et concentre
sur lui le mépris et la haine des délinquants contre le système carcéral.
Vers un projet pénitentiaire
131
Au Canada, les fonctions de sécurité, de réinsertion sociale et de
formation du personnel s'inscrivent dans une doctrine officielle, et les
tâches qui leur sont reliées sont consignées dans les descriptions de
poste. Les fonctions de service et d'insertion carcérale ne font pas
partie de la doctrine mais sont incluses à l'intérieur de la définition
des tâches reconnues.
Les fonctions de sécurité, de réinsertion sociale et de formation sont
explicites, celles d'insertion carcérale et de service sont implicites.
Mais pour l'ensemble de ces fonctions, les descriptions ne prévoient
pas de temps particulier pour accomplir les tâches qui leur
correspondent. L'augmentation du nombre de tâches à accomplir
renvoie souvent les agents correctionnels de premier et de deuxième
échelons à leur rôle de surveillant.
L'étude menée par Marion Vacheret dans deux pénitenciers
canadiens nous montre que, même si leurs tâches se sont enrichies,
les agents correctionnels ont le sentiment que leur travail n'est pas
reconnu, qu'ils sont en perte de pouvoir et qu'ils accomplissent leurs
fonctions de façon solitaire. La multiplication des intervenants et des
comités de décisions dilue leurs recommandations, quand elles ne
sont pas tout simplement ignorées par l'agent de libération
conditionnelle (l'agent de gestion de cas) qui est devenu l'acteur-clé
de l'institution carcérale. L'importance de plus en plus grande de la
fonction de service dévalorise l'agent correctionnel aux yeux des
détenus qui les considèrent souvent comme des « garçons d'hôtel ».
La reconnaissance des droits des détenus limite les possibilités d'action des agents correctionnels. De plus, la communication directe,
sans intermédiaire, des décisions de la direction du pénitencier au
comité de détenus sape leur autorité195. 196
Les agents correctionnels répondent à cette nouvelle situation de
deux manières opposées : soit en refusant de participer à la gestion
de cas (démotivation) et en limitant leur activité à la surveillance
statique, trop souvent négligée en période de contraintes budgétaires
et dont ils soulignent l'importance pour se valoriser; soit en luttant
pour faire reconnaître formellement par la direction la valeur de leur
travail d'intervention.
195
VACHERET, 1998.
Le Sondage auprès des employés du SCC de 1996 indique que ce sont les agents de correction qui sont
les moins satisfaits de leur milieu de travail et de leur emploi. Leur taux d’appui aux programmes de
réadaptation, à la gestion par unité et à la gestion de cas, ainsi que leur taux d’engagement à l’égard du
SCC et d’empathie pour les délinquants sont les plus bas (autour de 50 %); alors que leur taux d’appui à un
milieu correctionnel moins confortable et plus punitif est le plus élevé (autour de 75 %).
196
Vers un projet pénitentiaire
132
Le sentiment de frustration des agents correctionnels sera d'autant
plus profond que ceux-ci oeuvrent dans de grands établissements où
la hiérarchie, l'isolement et les luttes de perspectives sont plus
marqués entre les divers groupes professionnels. Par contre, leur
sentiment de solitude sera plus faible s'ils oeuvrent dans des
établissements où la population est nombreuse et difficile, la cohésion professionnelle et l'esprit d'équipe étant plus forts dans de tels
établissements, à cause du risque pour la sécurité 197.
197
On note également « un certain laisser aller face à leurs obligations légales ». VACHERET, 1998.
Vers un projet pénitentiaire
133
Conclusion : Vers un projet pénitentiaire
Les descriptions de postes du SCC diffèrent de la pratique réelle des agents
correctionnels. La doctrine officielle ne reconnaît pas explicitement les
fonctions d'entretien et d'insertion carcérale. Inversement, les agents correctionnels ne remplissent pas toutes les tâches mentionnées dans les descriptions de
postes.
Les agents correctionnels I et II n'ont ni le temps, ni les moyens de participer de
façon efficace à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale. Mais ce qui est
en cause, fondamentalement, ce n'est pas leur attitude, c'est la doctrine
officielle et la pratique pénitentiaire du Service correctionnel du Canada,
fondées sur la double contradiction entre les objectifs de sécurité et de réinsertion sociale, d'une part, et entre les objectifs de réinsertion sociale et d'insertion
carcérale, d'autre part. Cette double contradiction se reflète non seulement sur
les conditions de travail des agents correctionnels mais aussi sur le moral des
troupes.
Pour changer la situation dans les pénitenciers canadiens, il ne suffirait pas,
comme plusieurs le suggèrent, d'accorder la priorité à la réinsertion sociale sur
la sécurité. La contradiction entre la réinsertion sociale et l'insertion carcérale
ne serait pas levée pour autant. Cette contradiction est la plus importante. Axer
les pratiques pénologiques sur la libération éventuelle ne fait qu'accroître la
frustration ou l'indifférence des détenus, l'une et l'autre allant à l'encontre de
l’intégration au milieu carcéral.
Un troisième choix s'impose, entre l'obsession de la sécurité et l'illusion de la
réinsertion sociale. Ce choix consiste à équilibrer la fonction sécuritaire et la
fonction d’insertion carcérale au sein du pénitencier. Il s'agit d'éviter l'entreposage, d'une part, et le couvent pour jeunes filles, d'autre part. L'agent correctionnel a un rôle central à jouer dans la sécurité interne et externe (la sécurité dans
l'établissement et la protection de la société). Il joue également un rôle essentiel dans le processus d'insertion carcérale. Aussi, faut-il revaloriser la fonction
sécuritaire, d'un côté, et reconnaître et développer la fonction d'insertion
carcérale, de l'autre. Repenser le pénitencier, avec pour fondement les activités
et les programmes d'insertion carcérale sous l'autorité morale et légale de
l'agent correctionnel.
L'agent de correction doit être considéré comme un professionnel de la sécurité
et de l'insertion carcérale et non comme un simple fonctionnaire exécutant. De
par sa place dans la division technique du travail, il porte un projet pénitentiaire.
L’exercice ne consiste pas à redéfinir la nature de ses tâches de l'extérieur mais
Vers un projet pénitentiaire
134
à décrypter, à formuler et à reconnaître la finalité interne contenue dans son
travail quotidien.
Dans les super-pénitenciers américains et ontariens, répondant aux normes de
la justice actuarielle, l'agent correctionnel est un simple « surveillant d'écran »,
un agent de sécurité virtuel, quand il n'est pas un futur chômeur ! Dans les
pénitenciers « démocratiques », la fonction de l'agent de correction disparaît ou
est fortement diluée. Dans le modèle de pénitencier proposé par les adeptes de
la justice réparatrice (modèle psycho-culturel), l'agent correctionnel est un
intervenant de première ligne affecté à une illusoire réinsertion sociale.
Le projet pénitentiaire des agents correctionnels s'oppose à celui de l'appareil
d'État (de l'administration) marqué par l'incohérence des demandes sociales
contradictoires. Il s'oppose également à celui de nombreux spécialistes pour
qui l'idéalisme et la rectitude politique tiennent lieu de programme. Le projet
pénitentiaire des agents correctionnels a pour lui la rationalité, la force de l'expérience ainsi que la nécessité. La solution que nous proposons correspond
aux contraintes actuelles et aux besoins du milieu carcéral. La mission
d'insertion carcérale est appelée à devenir l'enjeu principal de la division
technique du travail au sein du pénitencier.
Afin qu'ils puissent participer à l'élaboration d'un projet pénitentiaire qui leur
soit propre et à sa défense, tant au niveau local que national, au même titre que
les éducateurs, les travailleurs sociaux, les psychologues, les criminologues et
les médecins, l'objectif premier des agents correctionnels doit être la
reconnaissance formelle de leurs savoir-faire, la reconnaissance
professionnelle. Actuellement, les agents correctionnels I et II sont des
employés subalternes, de simples exécutants (des surveillants surveillés). Ils
occupent l'échelon le plus bas dans la hiérarchie du travail pénitentiaire.
Collectivement, les agents de correction doivent oeuvrer à la construction d'un
espace d’autonomie professionnelle. L'avenir même de l'institution carcérale en
dépend.
En effet, le renouveau de cette institution passe par la reconnaissance du savoirfaire des agents correctionnels, ainsi que par la cristallisation, la condensation
de ce savoir-faire dans des lieux où il pourra être partagé, discuté et approfondi.
La formation des nouveaux agents correctionnels doit être améliorée, en
mettant l'accent sur les pratiques d'insertion carcérale, et plus particulièrement
sur le processus de construction de l'autorité des agents. Au même titre que les
policiers, les agents correctionnels devraient recevoir une formation de niveau
collégial et, éventuellement, de niveau universitaire, dans le cadre de programmes études-travail, ainsi qu'une formation professionnelle continue.
Évidemment, cela implique, d'une part, l'élaboration de programmes d'études
Vers un projet pénitentiaire
135
en collaboration étroite avec les agents de correction, dépositaires du savoirfaire carcéral; et, d'autre part, une réforme importante et effective du système
pénitentiaire canadien, afin que l'écart entre les attentes professionnelles des
agents et les conditions de travail réelles ne se creuse pas davantage. Faute
d'une telle réforme, les agents correctionnels ont tout intérêt à cibler et à mettre
de l'avant dans leurs revendications les tâches qui, dans les descriptions de
postes, correspondent à leur projet pénitentiaire, soit les tâches de sécurité et
d'insertion carcérale. La reconnaissance de ces dernières tâches et l'attribution
de plages horaires déterminées constitueraient déjà un grand pas.
Comme nous l'avons vu à la section III.4, les deux principaux moyens
d'insertion carcérale sont les activités et les programmes, d'une part, et l'autorité
morale et légale des agents correctionnels, d'autre part.
C'est en utilisant son autorité morale que l'agent correctionnel peut influencer
de façon marquée le comportement des détenus de manière à favoriser
l'acquisition des compétences psychologiques nécessaires au bon fonctionnement de l'institution carcérale. La conformité des comportements des détenues à ceux exigés par le pénitencier s'obtient en grande partie par la
communication verbale, la bonne distance, l'étiquette, les services rendus et les
principes professionnels des agents correctionnels. Il est donc essentiel de
renforcer l'autorité morale des agents correctionnels en accordant plus de
temps et plus d'importance à la communication et en consolidant leur pouvoir
discrétionnaire, de telle sorte qu'ils puissent rendre une gamme de services plus
variés aux détenus, afin de s'assurer de leur coopération.
Mais cela exige que l'autorité légale de l'agent correctionnel soit revalorisée et
renforcée. En renforçant les sanctions, on augmente l'effet dissuasif (la peur de
la sanction) utilisé par l'agent correctionnel pour influencer le comportement du
détenu. La reconnaissance et le renforcement du pouvoir discrétionnaire des
agents correctionnels dans l'application du règlement sont nécessaires afin de
mieux équilibrer services rendus et privation et ainsi stopper la spirale
inflationniste, et pour éviter que le recours aux sanctions informelles ne
devienne le seul moyen de punition efficace.
Il faut également circonscrire la fonction d'entretien de l'agent correctionnel.
L’augmentation des droits des détenu-es a fait croître le nombre de tâches de
services dévolues à l'agent de correction. À cause de l'importance et de l'impact
psychologique qu'elles produisent sur le détenu, ces tâches entrent en conflit
avec les services rendus volontairement. La frontière entre les deux types de
services tend de plus en plus à s'effacer, le détenu prenant pour acquis un
certain nombre de faveurs qu'il annexe subjectivement à ses droits. Les agents
correctionnels ont tout intérêt à assurer le moins de tâches d'entretien possible,
Vers un projet pénitentiaire
136
sauf évidemment celles qui sont intimement liées à la sécurité. Mais là encore,
ces tâches doivent être diminuées le plus possible, en repensant certaines
procédures.
Les activités et les programmes sont le deuxième grand moyen d'intégration du
détenu au pénitencier. À cause des effets positifs de l'occupation sur les
détenus, les activités et les programmes devraient être obligatoires, sans pour
autant être spécifiés. Le rôle de « motivateur » de l'agent correctionnel est
important mais il n'est pas suffisant. Dans le contexte actuel, les agents
correctionnels ne parviennent pas vraiment à convaincre les détenus à
participer aux activités et aux programmes de développement personnel.
L'obligation de participer à des activités et à des programmes devrait faire partie
des devoirs des détenu-es, et possiblement de la sentence elle-même. Le choix
des activités et des programmes favorisant l'insertion carcérale devrait être
confié aux agents correctionnels, qui verraient ainsi leur pouvoir discrétionnaire
augmenter. L'agent correctionnel pourrait être chargé d'élaborer, avec la
participation du détenu, un plan d'insertion carcérale qui comprendrait des
activités et des programmes orientés prioritairement vers l'intégration.
Concernant les activités et les programmes les agents correctionnels seraient
investis d’un pouvoir décisionnel et ne joueraient plus seulement un rôle
consultatif.
En outre, les agents correctionnels se verraient confier un rôle encore plus
important dans l'élaboration et la mise en oeuvre des programmes, et dans la
définition des besoins des détenu-es. Assistés de spécialistes (internes et externes), ils définiraient et élaboreraient des programmes sur la base de leur
connaissance du milieu carcéral et de leurs savoir-faire. Les agents
correctionnels devraient d'ailleurs utiliser le rôle qui leur est déjà dévolu dans
l'élaboration et la mise en oeuvre des programmes pour proposer des programmes orientés de façon plus spécifique vers l'insertion carcérale.
Évidemment, l'ensemble de ces recommandations implique des changements
dans la politique pénitentiaire canadienne. Premièrement, que les détenus ne
soient plus les premiers responsables de leur cheminement carcéral. Deuxièmement, que les programmes de réinsertion sociale soient mis en oeuvre deux
années seulement avant la libération. Et, troisièmement, que la division du
travail entre les agents correctionnels et les agents de libération conditionnelle
(agent de gestion de cas) soit repensée. Les agents correctionnels se verraient
confier prioritairement les tâches liées à l'insertion carcérale, alors que les
agents de libération conditionnelle continueraient de remplir, de concert avec
les agents correctionnels, celles qui sont liées à la réinsertion sociale.
Vers un projet pénitentiaire
137
Il faut rééquilibrer les responsabilités et le pouvoir au sein du pénitencier entre
les agents correctionnels, les agents de gestion de cas et les rééducateursanimateurs. Ces deux dernières catégories détiennent trop de responsabilités et
de pouvoir comparativement aux agents correctionnels Dans le système
proposé, le rôle des agents de gestion de cas et celui des rééducateursanimateurs, sans devenir secondaires, perdent de leur importance et de leur
prestige.
De façon plus générale, et comme l'indique la première partie de notre étude,
le projet pénitentiaire des agents correctionnels ne peut être mis en oeuvre sans
qu'un double équilibre ne soit atteint entre les méthodes coercitive et
normative, d'une part, et entre les besoins du milieu carcéral et l'ouverture à la
société, d'autre part.
Au cours des cinquante dernières années, des commissions, des rapports
d’enquête, des lois et des textes fondateurs se sont succédés. Durant ce demi siècle, le système correctionnel canadien a été marqué par une forte tension
entre les deux objectifs opposés que sont la protection de la société au moyen
de mesures coercitives et la protection de la société au moyen de mesures
normatives. Du milieu des années 50 au milieu des années 70, l'univers carcéral
canadien a été marqué par une pression à la normalisation, dans un contexte
qui demeurait globalement coercitif. Les pénitenciers se sont humanisés et en
partie normalisés. Du milieu des années 70 au milieu des années 80, suite à une
inflexion de tendances, le système carcéral a été marqué par une plus forte
pression à la coercition, dans un contexte qui demeurait néanmoins favorable à
une certaine normalisation. À partir du milieu des années 80, une très forte
pression à la normalisation s'est faite sentir. Mais, tout au long des cinquante
dernières années, les deux tendances ont cohabité de façon plus ou moins
cohérente, sous plusieurs formes (punitives, dissuasives, neutralisantes,
rééducatives et démocratiques), afin de répondre aux diverses demandes
sociales.
Avec l'institutionnalisation du nouvel ordre juridique (Charte des droits et
libertés), la tension entre les objectifs opposés de maintien de l'ordre et de la
sécurité, d'un côté, et de la réhabilitation, de l'autre, ne s'est pas atténuée, du
moins dans les faits (dans les pénitenciers). Mais cette tension a été désamorcée dans les discours en présentant les objectifs des méthodes coercitive et
normative comme étant, au fond, identiques, l'utilisation d'une méthode
permettant d'éliminer l'autre. Chaque partisan d'une méthode agit comme si
son objectif était un moyen d'atteindre l'objectif de la méthode opposée. La
coercition devient un moyen de réforme, de réhabilitation et la normalisation
un moyen de maintenir l'ordre et la sécurité.
Vers un projet pénitentiaire
138
Jusqu'à présent, réformes et contre-réformes se sont succédées dans le
système pénitentiaire canadien mais la « question pénitentiaire » n'est toujours
pas réglée. L’oscillation constante entre la méthode coercitive et la méthode
normative est incontournable, considérant la nature et la fonction même du
pénitencier dans notre société.
Le pénitencier est un lieu de séparation et de ségrégation formant un soussystème au sein de la société. Il constitue un système dynamique instable,
constamment menacé par le désordre et difficilement prédictible. Il n’existe pas
de véritable tendance à la diminution de la violence dans les pénitenciers
canadiens. On assiste plutôt à une détérioration du climat général. Les incidents
de faible et de moyenne gravité se multiplient et peuvent, à tout moment, se
transformer en incidents graves. L’évolution architecturale et fonctionnelle du
pénitencier n’est pas linéaire; elle prend la forme d’une oscillation entre
l’ouverture et la clôture, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique,
c’est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les contraintes objectives.
L’équilibre entre coercition et normalisation tend à se réaliser par la force des
choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la pression des
différents acteurs qui défendent des intérêts et des approches opposées Mais ce
processus, plus ou moins spontané, engendre confusion, incohérence, perte de
temps, d’énergie et d’argent. Et, il en sera ainsi tant que le SCC n’adoptera pas
officiellement et de façon réfléchie, une politique carcérale fondée sur
l’équilibre entre les approches opposées. Les conséquences des réformes
carcérales ultra-libérales et néo-conservatrices sont inconnues et incertaines.
Ces réformes risquent de provoquer des dommages sociaux et institutionnels
importants. Force nous est donc de prévenir ces dommages potentiellement
graves. Dans un tel contexte, le principe de précaution s’impose.
Le meilleur modèle de gestion de la sécurité des établissements carcéraux est
celui qui permet d'éviter les extrêmes, les oscillations trop grandes. Le meilleur
modèle est celui qui conjugue les deux méthodes, coercitive et normative, et
qui tient compte de la nécessité de maintenir la tension au sein des
pénitenciers, en tant que tension inhérente à leur bon fonctionnement, en
dernière analyse.
C'est en première ligne que se vit la tension propre aux établissements carcéraux entre coercition et normalisation. L’agent correctionnel gère cette
tension. C'est là que réside la spécificité de sa tâche dans la division du travail
pénitentiaire. L'agent correctionnel n'est ni un éducateur, ni un animateur, ni un
simple surveillant. Mais tout cela à la fois, et plus encore : il est celui qui incarne, en première ligne, le pouvoir social et pénal. Et c'est seulement investi de ce
pouvoir qu'il est à même de gérer la tension propre à l'institution pénitentiaire,
tension qu'il porte et qu'il reflète plus que tout autre membre du personnel.
Vers un projet pénitentiaire
139
Dans un pénitencier, les détenus ne peuvent s'auto-administrer, ni simplement
être entreposés dans des conditions plus respectueuses des droits humains.
Tous les détenus ne peuvent être réhabilités, ou maintenus dans des conditions
de sécurité trop contraignantes. Un équilibre s’impose entre la méthode
coercitive et la méthode normative, entre la sécurité dynamique et la sécurité
statique -qui sont à la fois opposées et complémentaires.
L’expérience des établissements pour femmes a montré qu’une trop grande
normalisation engendre des occasions propices à la violence et conduit, en
partie du moins, à la recomposition du pénitencier traditionnel. Elle a
également montré que la proximité relationnelle (bien connaître la détenue) ne
représente pas nécessairement la meilleure des protections. D’autre part,
l’expérience des Unités spéciales de détention a montré que le rééquilibrage en
faveur de la normalisation ne doit pas se faire au détriment de la sécurité
statique.
À ce titre, le modèle carcéral normatif et multi-sécuritaire mis de l'avant par le
Groupe de travail sur la sécurité du SCC, en grande partie inspiré des établissements pour femmes, ne correspond pas aux nouvelles réalités sociologiques
des pénitenciers pour hommes. Même si le groupe de travail propose de
séparer les unités de vie semi-autonomes selon le niveau de sécurité des
détenu-es, les unités de vie constitueront la base objective de l'organisation de
gangs.
Le pénitencier doit demeurer pluraliste, poly-fonctionnel, mais il doit rejeter
toutes les pratiques extrêmes (force brutale et inhumaine, démocratie pure,
trop grande normalisation) ainsi que les pratiques qui exigent de l'institution
carcérale de trouver des réponses adéquates à des problèmes difficilement solubles qui relèvent de la structure même de la société, de ses antagonismes, et
que celle-ci n'ose pas affronter sur son propre terrain.
Le pénitencier n'est ni une église, ni un bureau de psychologue, ni un lieu d'entreposage, de stockage humain, mais un pénitencier. Il devrait être un
établissement où les détenus en privation de liberté purgent une peine, en
conservant un statut humain, sans avoir pour autant tous les droits, et où les
droits sont accompagnés d'obligations. Les détenus ont le devoir de s'occuper,
de s'animer, de s'éduquer, de se garder en forme physique et psychologique,
etc. Ils ont l'obligation de se prendre en main, dans le cadre des activités et des
programmes permis. Obligation de faire leur temps, mais pas n'importe
comment. Obligation d'en sortir quelque peu différents, meilleurs, grandis, faute
d'être réhabilités. La logique récompense-punition doit être doublée, renforcée
par la logique droit-devoir, pour mieux assurer l'intégration des détenu-es, la
conformité de leurs comportements.
Vers un projet pénitentiaire
140
Puisqu'il est présentement impossible d'inventer un nouveau modèle, de passer
à une nouvelle phase de l'évolution des institutions carcérales, et ce tant que la
société elle-même n'aura pas changé, et qu'il est aussi impossible de retourner
à l'époque totalitaire, il faut réaménager le pénitencier poly-fonctionnel, passer
d'un pluralisme béant, qui génère violence et confusion, à un pluralisme limité,
maîtrisé et rationnel.
Mais ceci demande de modifier quelque peu les rapports de pouvoir entre le
pénitencier et la société. Le pouvoir, devenu diffus, doit se reconcentrer dans
une certaine mesure.
Il faut que le pénitencier retrouve une plus grande autonomie par rapport à la
société, non pas une autonomie absolue, ce qui pourrait l'entraîner dans des
dérives malheureuses, mais une autonomie qui lui permette d'assumer son rôle
institutionnel, rôle qui n'est autre que de gérer la privation de liberté dans les
meilleures conditions possibles pour la protection et le mieux-être de la société,
du personnel et des détenu-es. Chaque institution a ses structures et ses lois
propres. Si ces dernières sont trop perturbées par des forces extérieures,
l'institution ne peut plus remplir sa fonction, elle ne peut plus atteindre ses
objectifs.
Un équilibre s’impose entre les besoins propres au milieu carcéral et l’ouverture
à la société.
Plus le pénitencier se libéralise, plus la privation de liberté est ressentie comme
une atteinte à la dignité humaine et plus elle est vécue comme une souffrance.
L’ouverture du pénitencier à la société se présente aux yeux des détenu-es
comme une immense vitrine excitant leur convoitise. Plus le pénitencier s'ouvre
sur l'extérieur, plus il se referme à l'intérieur, la cellule devenant le lieu de replis
et d'évasions physiques et mentales, et le pénitencier devenant dans son
ensemble un immense entrepôt d'êtres humains !
Le maintien de l'ordre et de la sécurité ainsi que l'intégration des délinquants ne
peuvent être obtenus par la réinsertion sociale. La normalisation des détenu-es
par le biais de programmes de rééducation est en grande partie un échec.
D'autre part, aucune mesure normative ne peut remplacer totalement les
mesures coercitives. Tant que le pénitencier existera, dans le cadre d'une
société inégalitaire fondée sur la primauté de l'individu, de la marchandise et de
la propriété privée, le système carcéral devra maintenir une double méthode,
coercitive et normative. Et l'objectif d'une méthode ne sera jamais le moyen
d'atteindre (à lui seul) l'objectif de la méthode opposée. En tant que méthode
normative, l'insertion carcérale est mieux adaptée aux pénitenciers
contemporains que la réinsertion sociale.
Vers un projet pénitentiaire
141
Le détenu vit trop souvent en fonction du temps qui lui reste à purger. Il faut
qu'il apprenne non pas à « faire son temps » mais à vivre sa détention, à vivre
dans le pénitencier, selon les règles de l'institution. Il devient impératif de le
détentionnaliser !
Et c'est là, en grande partie, le travail des agentes et agents de correction.
En résumé, un meilleur équilibre s’impose entre méthode normative et
méthode coercitive, entre sécurité dynamique et sécurité statique, entre
réinsertion sociale et insertion carcérale; et il faut à tout prix éviter les pratiques
extrêmes et les réformes radicales.
Certes, le projet pénitentiaire des agentes et agents correctionnels ne résoudra
pas toutes les contradictions du système carcéral canadien, mais il contribuera
grandement à les atténuer et à les rendre supportables.
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