Vers un projet pénitentiaire L'évolution du système carcéral canadien et la transformation du rôle des agents correctionnels (1950 - 2002) Vers un projet pénitentiaire 2 Table des matières Sommaire ............................................................. ........................................................4 Introduction ................................................................................................................17 I- L'évolution du système carcéral canadien (1950-2002)......................................19 1-Typologie des organisations carcérales.............................................................19 L’organisation carcérale coercitive....................................................................20 L’organisation carcérale normative...................................................................20 2-Les phases d'évolution des établissements carcéraux.................................. 21 Première phase : la révélation............................................ ............................. 22 Deuxième phase : l’entreposage......................................................................22 Troisième phase : la rééducation.....................................................................23 Quatrième phase : la diversité et le pluralisme..............................................23 3-Les grandes réformes du système pénitentiaire canadien.............................24 a) De la révélation à l'entreposage................................................. .................25 b) De l'entreposage à la rééducation............................................................. 27 c) Le pénitencier remis en question...............................................................28 d) De la rééducation au pluralisme.................................................................31 e) Vers un pluralisme hiérarchisé................................................................... 34 f) Pluralisme et féminisme....................................................................... ...... 39 g) Pluralisme et gestion du risque...................................................................41 h) Vers un pluralisme polarisé et conflictuel..................................................44 II -Le problème de la sécurité dans les pénitenciers .............................................52 1-Portrait de la situation ........................................................................................52 a) Meurtres de détenus................................................................. ....................53 b) Meurtres de gardiens....................................................................................54 c) Prises d’otages...............................................................................................54 d) Attaques graves contre le personnel...........................................................54 e) Attaque graves parmi les détenus................................................................55 f) Suicide de détenus....................................................... .................................56 g) Émeutes..........................................................................................................56 h) Évasions................................................................................................ ..........57 i) Bagarres (graves)..........................................................................................58 2-Le modèle de Bottoms ......................................................................................64 3-Le principe de précaution................................................................................. 73 4-Qu'est-ce qu'un pénitencier ? ............................................................................77 5-Évolution architecturale et fonctionnelle des pénitenciers canadiens.........78 Vers un projet pénitentiaire 3 III-La détentionnalisation et le rôle des agents correctionnels dans ce processus.................................................................................................106 1-Les grandes missions de l’agent correctionnel.............................................106 2-La détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale.........................112 3- Détentionnalisation et réinsertion sociale.....................................................115 4-Les pratiques d'insertion carcérale.................................................................117 a) Les activités et les programmes.................................................................117 b) L’autorité des agents correctionnels.........................................................120 - l’autorité morale.........................................................................................121 - l’autorité légale................................................................................. ..........124 5-Description de poste des agents correctionnels..........................................127 a) Les tâches de sécurité................................................................................128 b) Les tâches liées à la réinsertion sociale et à l’insertion carcérale........128 Conclusion : Vers un projet pénitentiaire..............................................................133 Références............................................................................................ .....................142 Vers un projet pénitentiaire 4 Sommaire La présente étude porte sur l'évolution du système carcéral canadien et la transformation du rôle des agentes et agents correctionnels de 1950 à 2002. Elle se divise en trois parties. „Première partie Dans la première partie, nous nous penchons sur l'évolution du système carcéral canadien en relation avec la transformation du rôle des agents correctionnels. L’objectif de cette première partie est d'esquisser, sur la base d'une typologie de l'évolution des établissements carcéraux, les grandes lignes de force de la transformation du système carcéral canadien et du rôle des agents de correction, à partir des principaux rapports d'enquête qui ont marqué le régime pénitentiaire fédéral d'après-guerre. Pour ce faire, nous abordons les sujets suivants : - les types d'organisations carcérales - les phases d'évolution des établissements carcéraux - les grandes réformes du système pénitentiaire canadien Dans un premier temps, nous définissons, à partir de quatre critères (processus décisionnel, objectif poursuivi, moyens utilisés pour atteindre cet objectif et poste-clé dans l'institution), les deux grands types d'établissements carcéraux : l'établissement coercitif et l'établissement normatif. L'établissement coercitif est une organisation centralisée qui a pour objectif le maintien de l'ordre au moyen de la discipline et d'un système de privilèges, sous l'autorité du directeur-adjoint responsable de la sécurité. L'établissement normatif est une institution qui privilégie la décentralisation; elle a pour objectif la réinsertion sociale au moyen de la persuasion et de la vie de groupe, sous la responsabilité du directeur des programmes. Ces deux types d'établissements sont considérés comme étant incompatibles. Dans un deuxième temps, nous décrivons les quatre phases d'évolution (tendancielle) des établissements carcéraux, en fonction de la nature des rapports de pouvoir qui caractérisent le pénitencier. Durant la première phase, celle de la révélation, le détenu est isolé, coupé de la société, sous la dépendance presque totale du gardien (pouvoir unipolaire) . Durant la deuxième phase, celle de l'entreposage, les détenus existent en tant que groupe opposé à celui des gardiens, ces derniers devant obtenir leur collaboration pour maintenir l'ordre (pouvoir bipolaire). Durant la troisième phase, celle de la rééducation, le délinquant accède au statut d'individu; le pénitencier s'ouvre sur Vers un projet pénitentiaire 5 la société (programmes de formation, libération conditionnelle); le pouvoir est partagé entre les éducateurs, les gardiens et les détenus (pouvoir tripolaire) . Durant la quatrième phase, celle du pluralisme, la société investit le pénitencier. Les rapports de pouvoir deviennent multipolaires (délinquants, agents correctionnels, éducateurs, administrateurs, gouvernements, juges, médias de masse, opinion publique). D'une phase à l'autre, le pouvoir devient de plus en plus diffus et l'on assiste à une érosion de l'autorité des agents correctionnels. L'évolution s'est faite de l'établissement coercitif à l'établissement normatif, sans se réaliser dans un modèle achevé. Dans un troisième temps, nous appliquons la typologie et les phases d'évolution définies plus haut au système pénitentiaire canadien. L'étude des commissions et des rapports d'enquête portant sur le milieu carcéral nous renseigne sur les grandes lignes de force de l'évolution du système en cause. Plusieurs commissions et rapports d'enquête ont marqué le régime correctionnel canadien. Le Comité spécial pour l'adoption d'un système pénitentiaire efficace de 1836 marque le passage de la révélation à l'entreposage. La Commission Brown de 1849 annonce la phase de la rééducation. Mais il faudra attendre le rapport Fauteux de 1956 pour qu'une véritable réforme soit entreprise (programmes de réhabilitation, libération conditionnelle, etc.). En 1977, après avoir dressé un constat d'échec, la Commission MacGuigan critique la réforme et propose un retour à la discipline, sans toutefois remettre totalement en question les acquis de la période précédente. À la fin des années 70 et au cours des années 80, le mouvement pour la reconnaissance des droits de la personne, dont fait partie le mouvement féministe, s'intensifie. Ce mouvement aura des répercussions importantes sur le milieu carcéral canadien, tout comme la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. La Mission du Service correctionnel du Canada de 1988 met de l’avant une idéologie d’intervention active et adopte un nouveau mode de fonctionnement, soit la gestion par unité. En 1989, le Rapport du Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale propose une nouvelle approche en matière de services correctionnels pour femmes, basée sur la vie communautaire et le rôle d'intervenant des agentes de correction. En 1996, le rapport Arbour prône lui aussi un retour à la philosophie normative et vient confirmer le nouvel ordre juridique fondé sur la primauté du droit et du respect de la personne. En fait, vers la fin des années 1970, le système correctionnel canadien est entré dans sa quatrième phase d'évolution, celle du pluralisme. Vers un projet pénitentiaire 6 Cette phase se caractérise par une approche syncrétique, où toutes les tendances cohabitent au sein du pénitencier, de façon plus ou moins égale et cohérente, sous la poussée des diverses demandes sociales. Différentes conceptions s'affrontent. La démocratie carcérale prône la formation d'un gouvernement de détenus chargé de gérer la privation de liberté (discipline comprise). La justice actuarielle cherche à prédire la violence, en réduisant le délinquant à un risque, à une « statistique », lequel doit être neutralisé et entreposé à des niveaux de sécurité spécifique. Avec le temps, le pluralisme devient de plus en plus polarisé et conflictuel. La théorie pénologique néoconservatrice, qui met l’emphase sur la punition et les superprisons, et la théorie libérale, centrée sur la justice réparatrice, se présentent comme les seules solutions aux problèmes des pénitenciers. La justice réparatrice voit dans l'interaction positive des individus et dans la « culture du respect » de leurs droits le cadre de sécurité pénitentiaire idéal (sécurité dynamique). C'est d'ailleurs cette approche culturelle au problème de la sécurité que préconise le Rapport du Groupe de travail sur la sécurité de 1999, s'inspirant des rapports sur les femmes purgeant une peine fédérale. Ce rapport est caractéristique de la phase du pluralisme, le concept de sécurité dynamique qu'il propose permettant d'intégrer et de hiérarchiser plusieurs tendances (sécurité, rééducation, gestion du risque, démocratisation, etc.), mais dans le sens d’une plus grande normalisation des pénitenciers. „Deuxième partie Dans la deuxième partie de notre étude, nous nous penchons sur le problème de la sécurité dans les pénitenciers et plus particulièrement sur celui de la violence. L’objectif de cette deuxième partie est de montrer que nos connaissances concernant la violence dans les pénitenciers et l’impact des réformes touchant la sécurité sont peu développées, tant sur le plan quantitatif que qualitatif et que, par conséquent, la prudence s’impose. Cette prudence doit se traduire dans une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre des approches opposées : coercitives et persuasives, sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons, à partir d’exemples concrets, qu’un tel équilibre tend à se réaliser par la force des choses, mais partiellement, en réaction aux événements, sous la pression des acteurs. Pour ce faire, nous esquissons un portrait de la situation; nous analysons et critiquons le modèle de Bottoms (le paradigme explicatif dominant); nous mettons de l’avant le principe de précaution; nous retraçons l’évolution architecturale et fonctionnelle des institutions carcérales canadiennes, en étudiant plus longuement celle des Unités spéciales de détention et des établissements pour femmes. Vers un projet pénitentiaire 7 Contrairement à ce que laisse entendre le Service correctionnel du Canada (SCC), il n’existe pas de tendance à la diminution de la violence dans les pénitenciers canadiens. Les incidents graves qui surviennent dans les pénitenciers sont des phénomènes de nature (apparemment) cyclique (meurtres de détenus, prises d’otages, attaques graves parmi les détenus, suicides de détenus) ou aléatoire (attaques graves contre le personnel, émeutes, évasions des pénitenciers à sécurité moyenne, bagarres graves) . Selon les incidents, la violence est un phénomène qui présente une certaine régularité ou qui peut surgir à tout moment, de manière plus ou moins prédictible. Chacun des phénomènes retenus nous montre qu’il n’existe pas de véritables tendances à la diminution de la violence dans les pénitenciers canadiens. Bien que le nombre total d’incidents graves ait diminué à partir de 1995-1996, ce nombre s’est maintenu par la suite; et il est trop tôt pour parler d’une tendance générale à la baisse. D’autre part, la relation de cause à effet entre la nouvelle philosophie carcérale du SCC, fondée sur la sécurité dynamique, et la baisse en question n’a pas été démontrée scientifiquement. Il s’agirait plutôt d’une coïncidence. En effet, des événements paradoxaux se sont produits au cours des dernières années, telles les flambées de violence dans les nouveaux pénitenciers axés sur la sécurité dynamique, flambées qui ont forcé le SCC à recourir à des mesures de sécurité statique, lesquelles mesures pourraient bien expliquer, en partie du moins, la diminution du nombre total d’incidents graves ! De façon plus générale, la violence dans les pénitenciers demeure un phénomène complexe et multicausal, mal connu, difficile à quantifier avec exactitude et objectivité, et à relier par la suite à des politiques spécifiques. Plusieurs idées reçues doivent être remises en cause, dont celle qui veut que la violence des détenus sur les gardiens soit occasionnelle et ne représente qu’une faible proportion de la violence carcérale. On assisterait plutôt à des phénomènes contradictoires : la normalisation des pénitenciers a contribué, dans certains cas, à améliorer les relations entre les détenu-es et les agentes et agents correctionnels, mais elle a aussi contribué, dans d’autres cas, à une détérioration de ces relations, détérioration qui se traduit par une augmentation de la violence quotidienne et des risques de violence contre les agentes et agents de correction (incidents de faible et de moyenne gravité qui ne sont pas retenus par le SCC) . À partir de la distinction entre ordre (combinaisons de relations sociales stables) et contrôle (ensemble de pratiques routinières), des trois grandes manières de parvenir à un équilibre social dynamique (l’intérêt mutuel, la coercition et le consensus fondés sur des normes et des valeurs) et des trois Vers un projet pénitentiaire 8 critères de légitimité (conformité aux lois, à la morale et aux croyances communes), Bottoms propose un modèle théorique explicatif de la « paix carcérale », basé sur huit facteurs en opposition les uns avec les autres (légitimité, contraintes structurelles, système récompense/punition, contraintes physiques, incidents qui ont marqué le pénitencier, philosophie et compétences des membres du personnel) . Les études utilisées par Bottoms pour construire son modèle ont mis en lumière six contextes situationnels et temporels propices à la violence. Bottoms en conclut que les agressions contre les membres du personnel se manifestent aux points de friction physique de l’ordre carcéral lorsque les membres du personnel utilisent leur pouvoir. Le modèle de Bottoms est un modèle théorique, construit sur un ensemble d’études de cas et d’enquêtes limitées, qui n’a pas été vérifié empiriquement. En fait, la vertu du modèle est plutôt de nous montrer comment une même décision peut produire des résultats opposés. La libéralisation du pénitencier (la diminution des contraintes physiques, le développement de la surveillance immédiate et la multiplication des interactions entre gardiens et détenus) peut tout aussi bien contribuer à une augmentation ou à une diminution de la violence. Et, comme nous l’indiquent certaines expériences, elle peut conduire à un simple déplacement ou à la formation de nouveaux points et motifs de friction, ou encore au surgissement aléatoire de la violence. Bottoms définit le pénitencier comme un système dynamique relativement stable, alors qu’il constitue, en réalité, un système dynamique instable, constamment menacé par le désordre et difficilement prédictible. Dans un système instable, les petites causes engendrent de grands effets; les incidents de faible et de moyenne gravité sont potentiellement des incidents graves. Aussi, ce n’est pas la paix carcérale (l’ordre et le contrôle) qui est le phénomène le plus significatif au sein du pénitencier, mais l’opposition entre l’ordre et le désordre, et le passage de l’un à l’autre. Le problème principal qui se pose dès lors est celui de la gestion de la tension entre ordre et désordre. Et la meilleure façon de gérer cette tension est de combiner et d’équilibrer les méthodes coercitives et persuasives, la sécurité statique et la sécurité dynamique, la surveillance immédiate et la surveillance indirecte. Cette nouvelle conception du pénitencier nous invite à la prudence. Dans un troisième temps, nous proposons d’appliquer le principe de précaution aux grandes réformes qui touchent le système carcéral canadien. Nous distinguons les notions de danger (menace réelle connue) et de risque (probabilité d’un événement dangereux), les notions de prévention (réduction à la source de la probabilité d’un danger) et de protection (réduction de la gravité Vers un projet pénitentiaire 9 d’un danger), ainsi que les notions plus traditionnelles de prévention/protection et de précaution. Le principe de précaution est un principe d’action qui nous oblige à prévenir les dangers potentiellement graves sans attendre de connaître les effets réels d’une situation provoquée, sans avoir levé l’incertitude scientifique concernant ces effets. Dans un contexte de risque élevé et d’incertitude scientifique, le principe de précaution prend le relais du principe de prévention. Les conséquences des réformes carcérales ultralibérales et néoconservatrices sont inconnues et incertaines; ces réformes risquent de provoquer des dommages sociaux et institutionnels importants. Force nous est donc de prévenir ces dommages potentiellement graves. Le principe de précaution exige que l’on maintienne un équilibre constant entre des tendances opposées et extrêmes, afin de minimiser les risques que représentent certains phénomènes dont on ne connaît pas les effets à plus ou moins long terme. Il exige que le SCC adopte une politique carcérale consciente et réfléchie, fondée sur l’équilibre entre coercition et persuasion et entre sécurité dynamique et sécurité statique. Dans un quatrième temps, nous définissons la notion de pénitencier. Un pénitencier n’est ni une construction de briques, de grilles et de barreaux, ni un campus universitaire, ni une prison sans murs (prison virtuelle) . Peu importe la forme qu’il revêt, le pénitencier est un lieu de séparation et de ségrégation formant un sous-système au sein de la société. Dans un cinquième temps, nous retraçons l’évolution architecturale et fonctionnelle des pénitenciers canadiens. En étudiant l’histoire des pénitenciers, nous montrons que l’équilibre entre coercition et persuasion, et entre sécurité statique et sécurité dynamique, tend à se réaliser par la force des choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la pression des différents acteurs qui défendent des approches et des intérêts opposés. Nous montrons également que ce processus, plus ou moins spontané, engendre confusion, incohérence, perte de temps, d’énergie et d’argent; et qu’il en sera ainsi tant que le SCC n’adoptera pas officiellement et de façon réfléchie, une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre les approches opposées. Dans le pénitencier traditionnel, la ségrégation spatiale et son corollaire, la clôture, prédominent. La conception contemporaine du pénitencier remet en cause la « coupure architecturale », les principes de séparation et de clôture à chacun des niveaux d’organisation spatiale (entre le pénitencier et la société, et à l’intérieur de l’établissement). Toutefois, l’évolution du pénitencier n’est pas vraiment linéaire, comme semble le croire le SCC. Elle prend plutôt la forme d’une oscillation entre l’ouverture des pénitenciers traditionnels et la clôture Vers un projet pénitentiaire 10 des nouveaux pénitenciers, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique, c’est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les contraintes objectives. La coupure architecturale et les anciens modes de fonctionnement ne sont pas de simples survivances du passé ou encore une simple période de transition vers un pénitencier idéal (la prison sans murs). L’évolution des Unités spéciales de détention (USD) et des Établissements régionaux pour femmes (ERPF) constituent deux exemples de rééquilibrage. L’évolution des USD nous fournit un exemple de rééquilibrage en faveur de la normalisation et de la sécurité statique. Cet exemple nous apprend que s’il s’avère nécessaire, le rééquilibrage en faveur de la normalisation (programmes de réinsertion) et de la sécurité dynamique (contrôle limité, contrôle par l’interaction entre employés et délinquants) dans les Unités spéciales de détention ne doit pas se faire au détriment de la sécurité statique, et que les problèmes rencontrés ne peuvent être résolus, dans une perpétuelle fuite en avant, par l’élaboration de nouveaux programmes. L’évolution des établissements pour femmes nous fournit un exemple pertinent de rééquilibrage en faveur de la sécurité dynamique et de la ségrégation spatiale des différentes catégories de détenues et ce, d’autant plus que le SCC se propose d’appliquer le modèle des établissements pour femmes aux pénitenciers pour hommes. Cet exemple nous montre que, poussé par la nécessité, le SCC a recréé en partie le pénitencier traditionnel au sein même de l’établissement régional pour femmes. Dans les premiers établissements régionaux pour femmes, la sécurité statique était très peu développée. Ces établissements ne comprenaient pas d’unité à sécurité maximale. À la suite d’incidents violents, le SCC a pris la décision d’augmenter les mesures de sécurité statique, en réintroduisant la clôture périmétrique, le système de contrôle et de détection, la limitation des déplacements en fonction du niveau de risque que représentent les délinquantes; en créant des Unités de garde en milieu fermé pour loger les détenues classées à sécurité maximale; en mettant au point un outil normalisé pour la réévaluation du niveau de sécurité des délinquantes; en élaborant un programme intensif de gestion du comportement et en créant des Unités en milieu de vie structurées pour les détenues présentant de graves problèmes de santé mentale. Le SCC reconnaissait par le fait même qu’il avait trop négligé la sécurité au sein des établissements pour femmes et qu’il avait sous-estimé le niveau de risque que représentaient les délinquantes, les considérant beaucoup moins violentes que les hommes. Par ailleurs, le SCC n’a pas compris que la violence dite « situationnelle » des femmes (violence dirigée vers les personnes qu’elles Vers un projet pénitentiaire 11 connaissent) pouvait se retourner contre les agentes de correction. En misant trop sur le développement des interrelations entre les détenues et les employées, sur la proximité relationnelle, on augmente le risque de violence. Bien connaître la détenue ne représente pas nécessairement la meilleure des protections. Mais le SCC n’a pas modifié son discours pour autant. L’idéologie du SCC et des partisans de la pénologie libérale se reflète, dans les propositions du Comité d’enquête sur les normes de sécurité dans les établissements pour femmes, par un déséquilibre entre les mesures de sécurité statique et de sécurité dynamique, concernant le personnel et leur emplacement. Au sein des établissements pour femmes, le rééquilibrage en faveur de la sécurité statique demeure partiel. Même si le SCC prétend utiliser une approche intégrée, les établissements pour femmes reposeront encore sur la notion de sécurité dynamique. Le SCC est incapable de concevoir un véritable équilibre entre les deux formes de sécurité. „Troisième partie Dans la troisième partie de notre étude, nous nous penchons sur la détentionnalisation, l'intégration des détenu-es au pénitencier, et sur le rôle des agentes et agents correctionnels dans ce processus. L'objectif de cette troisième partie est de montrer qu'il n'y a pas qu'une seule alternative, un seul choix qui s'offre aux agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion sociale. Parmi les grandes missions formelles et informelles des agents correctionnels, nous dégageons, nous identifions et nous décrivons la mission d’insertion carcérale. Cette mission se distingue de la mission de réinsertion sociale et est appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du travail au sein du pénitencier. Pour réaliser l'objectif de la troisième partie, nous avons développé quatre sujets : les grandes missions de l'agent correctionnel, la détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale, la détentionnalisation et la réinsertion sociale, les principales pratiques d'insertion carcérale et la description de poste des agents correctionnels. Dans un premier temps, nous décrivons le statut et les quatre grandes missions de l'agent correctionnel. L'agent correctionnel est considéré comme un fonctionnaire subalterne qui ne participe pas à l'élaboration du projet pénitentiaire. Dans la littérature académique, trois grandes fonctions sont attribuées à l'agent correctionnel : la fonction de sécurité, la fonction de service Vers un projet pénitentiaire 12 (d'entretien) et la fonction de réinsertion sociale. La mission de sécurité est la fonction principale de l'agent correctionnel; la mission de réinsertion sociale est une fonction secondaire. Les trois grandes fonctions de l'agent correctionnel sont contradictoires les unes avec les autres. La fonction de service entre en conflit avec la fonction de sécurité qui exige le maintien d'une position d'autorité et de respect. Le développement des activités de réinsertion sociale accroît la circulation des biens et des personnes dans les pénitenciers et renvoie l'agent correctionnel à sa mission de sécurité. Peut-on alors penser, comme plusieurs, qu'il suffirait d'accorder la priorité à la fonction de réinsertion sociale pour lever l'ensemble des contradictions qui pèsent sur l'établissement carcéral ? La réinsertion sociale est un modèle pénologique fondé sur l'ouverture du pénitencier à la société et sur l'idée de libération éventuelle. Ce modèle empêche le délinquant « de vivre au-dedans et au présent », il favorise l'évasion mentale du détenu. Selon les spécialistes, l'établissement normatif doit être très sélectif. La réinsertion sociale ne convient pas à la majorité des détenu-es, à ceux qui purgent des peines de moyenne et de longue durée. Que faire avec ces délinquants ? Doit-on conclure qu'il n'existe qu'une seule alternative pour les agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion sociale ? En fait, les agents correctionnels remplissent une quatrième fonction, celle d’insertion carcérale. Dans un deuxième temps, nous nous penchons sur le phénomène de la « détentionnalisation ». Ce phénomène était au centre des recherches pénologiques entre les années 1940 et 1980. La détentionnalisation, mesurée par la conformité des valeurs du détenu aux valeurs du personnel, traduit le phénomène d'intégration du détenu par le milieu pénitentiaire et peut être identifiée à la fonction d'insertion carcérale. La détentionnalisation est favorisée par des facteurs universels et individuels (nouvelles habitudes de vie, longueur de la sentence, absence de relation avec l'extérieur, dépendance aux gardiens, etc.). L'intégration du détenu au milieu carcéral est un phénomène cyclique à faible tendance négative. Cette tendance négative s'explique par la perspective d'un retour en société. Le problème, c'est que les transformations qui ont marqué l'univers carcéral depuis les dernières décennies (plus grande perméabilité du pénitencier à la société, amélioration des conditions de vie des détenu-es, modification des rapports de pouvoir entre les délinquants et les agents correctionnels) ont contribué à neutraliser le processus d'intégration des détenu-es par l'établissement carcéral. Dans la situation actuelle, la détentionnalisation ne peut plus être mesurée par la conformité aux valeurs, mais plus modestement par la conformité des comportements des détenu-es à ceux exigés par l'institution. Dans un troisième temps, nous étudions le lien entre détentionnalisation et réinsertion sociale. La détentionnalisation ne produit pas de modifications Vers un projet pénitentiaire 13 inaltérables dans les valeurs et les comportements des individus, elle ne serait ni la cause de l'échec de la réinsertion sociale ni celle de la récidive. Tout au contraire, l'insertion carcérale favoriserait, dans une certaine mesure, la réinsertion sociale. En réalité, la détentionnalisation et la réinsertion sociale sont à la fois complémentaires et opposées. Elles sont les deux aspects d'un même phénomène, l'intégration sociétale. Elles s'opposent lorsqu'elles sont menées de façon concomitante dans un même lieu, et elles se complètent lorsqu'elles sont séquencées, modulées dans le temps, dans des lieux différents. L'insertion carcérale est un préalable à la réinsertion sociale. Ce qui distingue les mesures d'insertion carcérale des mesures de réinsertion sociale, c'est leur orientation. Les mesures d'insertion carcérale sont orientées vers la vie au sein du pénitencier, l'ici et maintenant, tandis que les mesures de réinsertion sociale sont orientées vers la vie en société, l'ailleurs et demain. Le lieu de l'insertion carcérale est le pénitencier à sécurité maximale ou moyenne, celui de la réinsertion sociale est le pénitencier à sécurité minimale ou le centre de transition. Dans un quatrième temps, nous passons en revue les grandes pratiques d'insertion carcérale, pratiques que les auteurs confondent souvent avec les moyens de contrôle et de réduction des tensions au sein du pénitencier. Il existe deux grandes mesures d'insertion carcérale : les activités et les programmes, d'une part, l'autorité des agentes et agents correctionnels, d'autre part. L'insertion carcérale passe par l'occupation. La nature et la finalité de l'occupation importent tout autant que le simple fait d'être occupé. De façon générale, les activités et les programmes orientés vers la réinsertion sociale ne favorisent pas l'intégration des détenu-es. La finalité d'une activité ou d'un programme doit correspondre aux besoins du milieu carcéral et pas uniquement à ceux de la société. Il y a trop peu d'activités et de programmes orientés de façon spécifique vers l'insertion carcérale. L'autorité morale et légale des agents correctionnels est la deuxième clé du succès de l'intégration des détenu-es. L'autorité morale se construit à travers le processus relationnel. Elle se fonde sur la communication, la bonne distance, l'étiquette, les services rendus (distincts des tâches obligatoires) et les principes professionnels. La communication et les services rendus sont les deux pierres angulaires de l'autorité morale de l'agent correctionnel. La communication favorise la coopération des détenu-es. Rendre des services permet à l'agent correctionnel de se construire un espace de discrétionnarité. Pour sa part, l'autorité légale de l'agent correctionnel se fonde sur les procédures formelles de sanction. Mais elle repose beaucoup plus sur l'effet dissuasif de la sanction que sur la sanction elle-même, qui fragilise le processus relationnel, sape l'autorité de l'agent lorsqu'elle n'est pas appliquée, et est souvent interprétée comme un manque de compétence par les autorités. En choisissant les infractions à relever, ou en imposant des sanctions informelles, l'agent correctionnel étend son pouvoir Vers un projet pénitentiaire 14 discrétionnaire aux procédures de sanction. Mais, pour éviter d'affaiblir son pouvoir discrétionnaire dans l'octroi des privilèges et dans l'application du règlement (pour éviter la spirale inflationniste des demandes et des comportements délinquants), l'agent correctionnel doit être en mesure d'imposer son autorité, et, de façon plus large, de maintenir un équilibre entre autorité morale et autorité légale, en autant que la société lui en donne les moyens, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Dans un cinquième temps, nous décrivons les postes des agentes et agents correctionnels I et II, tels que définis par le SCC. Les tâches des agents correctionnels I et II sont multiples et complexes. Elles se réfèrent aux fonctions de sécurité, d'entretien, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale. Les tâches de sécurité et de réinsertion sociale sont explicites, les tâches d'entretien et d'insertion carcérale sont implicites. Les tâches des agents de niveau I se réfèrent prioritairement à la fonction de sécurité, alors que celles des agents de niveau II se réfèrent prioritairement à la fonction de réinsertion sociale. Les tâches des agents correctionnels I liées à la réinsertion sociale sont regroupées en deux catégories : la participation à la gestion de cas et la participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes. Cette participation est plutôt symbolique. Deux catégories s'ajoutent au regroupement des tâches des agents correctionnels II : la participation aux activités essentielles et l'influence sur le comportement des détenus. Ces dernières tâches sont celles qui font le plus directement appel à l'autorité morale des agents. Elle sont liées implicitement à l'insertion carcérale. L'agent de niveau II joue également un rôle plus important que l'agent de niveau I dans les tâches de gestion de cas et d'élaboration et de mise en oeuvre des programmes. C'est en remplissant les tâches de gestion de cas, et plus particulièrement en participant à la planification des permissions de sortie ou du plan de libération conditionnelle des détenus, que la fonction de réinsertion sociale des agents correctionnels II entre le plus en contradiction avec la fonction d'insertion carcérale. Faute de temps et de moyens, les tâches exécutées par les agents correctionnels diffèrent sensiblement de celles décrites par le SCC. De façon générale, même si les tâches des agents correctionnels ont été enrichies, ces derniers ont le sentiment que leur travail n'est pas reconnu. Et enfin, nous concluons, en décrivant le projet pénitentiaire qui correspond le mieux à l'évolution récente de l'univers carcéral canadien et aux intérêts objectifs des agents correctionnels. Au centre de ce projet se trouve le principe de précaution incarné dans la mission d'insertion carcérale, en équilibre avec la mission de sécurité. La doctrine et la pratique pénitentiaires du SCC sont fondées sur la double contradiction entre les objectifs de sécurité et de réinsertion sociale, d'une part, Vers un projet pénitentiaire 15 et entre les objectifs de réinsertion sociale et d'insertion carcérale, d'autre part. Pour changer la situation dans les pénitenciers, il ne suffirait pas d'accorder la priorité à la réinsertion sociale sur la sécurité. La contradiction entre la réinsertion sociale et l'insertion carcérale ne serait pas résolue pour autant. L'alternative entre la sécurité et/ou la réinsertion sociale n'est pas la seule qui s'offre aux agents correctionnels. Il existe, selon nous, un autre choix qui consiste à équilibrer la fonction sécuritaire et la fonction d'insertion carcérale au sein du pénitencier, en revalorisant la fonction de sécurité, d'un côté, et en reconnaissant et en développant la fonction d'insertion carcérale, de l'autre. Afin qu'il puisse participer pleinement à l'élaboration d'un projet pénitentiaire sur la base de son savoir-faire, l'agent correctionnel doit être reconnu comme un professionnel et non plus comme un fonctionnaire subalterne. Les deux principaux moyens d'insertion carcérale sont les activités et les programmes, d'une part, et l'autorité morale et légale des agents correctionnels, d'autre part. Pour assurer la conformité des comportements des détenu-es à ceux exigés par le pénitencier, il faut non seulement développer les activités et les programmes liés à la réinsertion carcérale mais aussi les rendre obligatoires, et confier aux agents correctionnels un rôle plus important dans leur élaboration et leur mise en oeuvre. Il faut également renforcer l'autorité morale et légale des agents correctionnels. De façon générale, il faut renforcer le pouvoir discrétionnaire des agentes et agents dans l'octroi des privilèges et dans l'application du règlement, afin de s'assurer de la coopération des détenu-es tout en évitant la spirale inflationniste. Ces mesures impliquent trois grands changements dans la politique pénitentiaire canadienne : premièrement, que les détenu-es ne soient plus les premiers responsables de leur cheminement carcéral; deuxièmement, que les programmes de réinsertion sociale soient mis en oeuvre deux années seulement avant la libération; et, troisièmement, que les tâches d'insertion carcérale soient confiées aux agents correctionnels, celles de réinsertion sociale demeurant la prérogative des agents de gestion de cas. Le projet pénitentiaire des agentes et agents correctionnels ne peut être mis en oeuvre sans qu'un double équilibre ne soit atteint entre la méthode coercitive et la méthode normative, d'une part, et entre les besoins du milieu carcéral et l'ouverture à la société, d'autre part. Au cours de son histoire, le système correctionnel canadien a été marqué par une forte tension et par une oscillation entre les objectifs opposés que sont la protection de la société au moyen de mesures coercitives et la protection de la société au moyen de mesures normatives. Comme nous l'indique l'étude des commissions et des rapports d'enquête, le système carcéral canadien a connu quatre phases de développement : révélation, entreposage, rééducation, pluralisme. Mais Vers un projet pénitentiaire 16 parvenu à sa quatrième phase, sous la pression des demandes sociales opposées, on a prétendu que les objectifs de la méthode coercitive pouvaient être atteints par la simple poursuite des objectifs de la méthode normative. Considérant la nature et la fonction du pénitencier dans notre société - un système dynamique instable, constamment menacé par le désordre et difficilement prédictible-, la contradiction entre méthodes coercitive et normative ne peut être résolue. Le meilleur modèle de sécurité est celui qui conjugue les deux méthodes, en évitant les extrêmes (démocratisme et totalitarisme). Les conséquences des réformes carcérales ultra-libérales et néoconservatrices sont inconnues et incertaines. Ces réformes risquent de provoquer des dommages sociaux et institutionnels importants. Force nous est donc d’appliquer le principe de précaution. Il devient impératif de passer d'un pluralisme qui engendre désordre et incohérence à un pluralisme limité, maîtrisé et rationnel, qui assure l'intégration des détenu-es. Le SCC doit adopter, officiellement, une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre les approches opposées. Durant les dernières décennies, les pénitenciers canadiens se sont ouverts à la société. Le système d'acteurs s'est complexifié. Le pouvoir sur et au sein de l'institution est devenu multipolaire, diffus, de telle sorte que l'institution carcérale ne se développe plus selon ses lois propres et remplit mal sa fonction. Le pouvoir doit être reconcentré et le pénitencier doit retrouver une certaine autonomie par rapport à la société. Certes, le projet pénitentiaire des agentes et agents correctionnels ne résoudra pas toutes les contradictions du système carcéral canadien, mais il contribuera grandement à les atténuer et à les rendre supportables. Vers un projet pénitentiaire 17 Introduction L'état actuel des pénitenciers canadiens peut être décrit en quelques phrases. Il se caractérise par une détérioration générale du climat. Le pénitencier remplit mal sa double fonction de sécurité et de réhabilitation. La tension interne s'est considérablement accrue au cours des dernières années sans que l'on parvienne à la gérer. La réinsertion sociale est en grande partie un échec et le pénitencier est incapable d'intégrer les détenus. Les agents correctionnels sont profondément insatisfaits de leur statut et de leur travail, dont on ne reconnaît pas la valeur. Le pénitencier est devenu dysfonctionnel. Comment en est-on arrivé là ? Et comment améliorer la situation sans prétendre résoudre la « question pénitentiaire » ? Le Service des relations du travail de la CSN nous a confié le mandat d'effectuer une recherche sur l'évolution du système carcéral canadien depuis les cinquante dernières années en relation avec la transformation du rôle des agents de correction. La recherche a été effectuée en privilégiant le point de vue des agentes et agents correctionnels. Ceci implique non seulement de situer les agents de correction au centre de notre étude mais aussi de formuler un projet pénitentiaire qui corresponde à leurs intérêts propres, c'est-à-dire à leur position dans la division sociale et technique du travail pénitentiaire. Contrairement à plusieurs chercheurs qui ont étudié l'univers carcéral « du côté des surveillants de prison » (pour reprendre le sous-titre du livre de Dominique Lhuilier et Nadia Aymard), nous avons choisi de l'étudier à côté, en adoptant un parti pris qui nous préserve d'une fausse objectivité. Notre étude se divise en trois grandes parties. La première partie porte sur l'évolution du système carcéral canadien en relation avec la transformation du rôle des agents correctionnels. L'objectif de cette première partie est d'esquisser, sur la base d'une typologie de l'évolution des établissements carcéraux, les grandes lignes de force de la transformation du système carcéral canadien et du rôle des agents de correction, à partir des principaux rapports d'enquête qui ont marqué le régime pénitentiaire fédéral d'après-guerre. La deuxième partie de notre étude porte sur le problème de la sécurité dans les pénitenciers et plus particulièrement sur celui de la violence. L’objectif de cette deuxième partie est de montrer que nos connaissances concernant la violence dans les pénitenciers et l’impact des réformes touchant la sécurité sont peu développées, tant sur le plan quantitatif que qualitatif et que, par conséquent, la Vers un projet pénitentiaire 18 prudence s’impose. Cette prudence doit se traduire dans une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre des approches opposées : coercitives et persuasives, sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons, à partir d’exemples concrets, qu’un tel équilibre tend à se réaliser par la force des choses, mais partiellement, en réaction aux événements, sous la pression des acteurs. La troisième partie de notre étude porte sur la détentionnalisation, l'intégration des détenu-es au pénitencier, et sur le rôle des agents correctionnels dans ce processus. L'objectif de cette troisième partie est de montrer qu'il n'y a pas qu'une seule alternative, un seul choix qui s'offre aux agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion sociale. Parmi les grandes missions formelles et informelles des agents correctionnels, nous dégageons, nous identifions et nous décrivons la mission d’insertion carcérale. Cette mission se distingue de la mission de réinsertion sociale et est appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du travail au sein du pénitencier. Nous concluons en formulant le projet pénitentiaire qui correspond le mieux à l'évolution récente de l'univers carcéral canadien et aux intérêts objectifs des agents correctionnels. Au centre de ce projet se trouve le principe de précaution incarné dans la mission d'insertion carcérale, en équilibre avec la mission de sécurité. Pour mener à bien notre étude, nous nous sommes inspirés des principales recherches qui ont été effectuées sur l'univers carcéral et les gardiens de prison depuis une décennie. Même si nous avons souvent adopté des points de vue différents, notre étude doit beaucoup à celles de Stastny et Tyrnauer, de Bottoms, de Clemmer, de Wheeler, de Chauvenet, Orlic et Benguigui, de Lhuilier et Aymard, de Lemire, de Laplante, de Vacheret et de nombreux autres, dont nous avons souvent repris certaines formulations. Nous ne prétendons pas avoir résolu la « question pénitentiaire ». Nous sommes conscients que les sujets abordés prêtent à controverse et qu'en dernière analyse, ce qui est en jeu, c'est la nature même du travail des agents correctionnels. Vers un projet pénitentiaire 19 I- L'évolution du système carcéral canadien (1950-2002) Dans la première partie de notre étude, nous nous penchons sur l'évolution du système carcéral canadien en relation avec la transformation du rôle des agentes et agents correctionnels 1. L'objectif de cette première partie est d'esquisser, sur la base d'une typologie de l'évolution des établissements carcéraux, les grandes lignes de force de la transformation du système carcéral canadien et du rôle des agents de correction, à partir des principaux rapports d'enquête qui ont marqué le régime pénitentiaire fédéral d'aprèsguerre. Pour ce faire, nous abordons les sujets suivants : les types d'organisation carcérale, les phases d'évolution des établissements carcéraux et les grandes réformes du système pénitentiaire canadien. Concernant l'évolution des politiques gouvernementales et des orientations du Service correctionnel du Canada (SCC), il n'existe pas, à notre connaissance, de synthèse. Nous avons dû en « bricoler » une à partir de pièces détachées. Partant d'une typologie des organisations carcérales, nous avons situé les grandes réformes du système pénitentiaire canadien dans les phases d'évolution des établissements carcéraux telles que définies par Stastny et Tyrnauer, ce qui n'avait pas été fait auparavant. Énormément de travail reste à faire. Nous espérons avoir contribué modestement à la tâche. 1- Typologie des organisations carcérales Du point de vue organisationnel, il existe deux grands types d'établissement carcéral : l'établissement coercitif et l'établissement normatif. Entre ces deux types, on retrouve des établissements mixtes plus ou moins coercitifs ou normatifs. Dans chaque type d'établissement, l'autorité est assurée par une personne-clé, la fonction principale et l'importance du rôle des gardiens diffèrent, selon la nature des établissements2. 1 Les termes gardien, surveillant, agent correctionnel et agent de correction sont synonymes. La littérature académique utilise les termes gardien et surveillant, le Service correctionnel du Canada, le terme agent de correction. 2 LEMIRE, 1990. Vers un projet pénitentiaire 20 L’organisation carcérale coercitive L'organisation carcérale coercitive est autocratique (hiérarchisée), centralisée (du point de vue de la prise de décision, de l'information et de la communication) et charismatique (le leadership y joue un rôle dominant). Elle est fondée sur la force brute et l'obéissance passive (force physique, peur, isolement, menaces, privilèges, etc.). Elle a pour objectif prioritaire le maintien de l'ordre. On la retrouve dans les établissements sécuritaires traditionnels. L'ordre est assuré par le système de privilèges. Ce système consiste à accorder des récompenses, des faveurs aux détenu-es en échange de leur coopération et de leur adhésion (calculées). Par la négociation et le marchandage, le personnel de l'établissement achète la paix, en faisant preuve d'une plus ou moins grande tolérance dans l'application des multiples règlements internes. Les mesures disciplinaires garantissent le respect des ententes tacites. Il s'agit donc d'un mécanisme informel où le personnel et les détenu-es se retrouvent en relation d'interdépendance, de « réciprocité corruptrice » (les règles et la justice internes sont sacrifiées au maintien de l'ordre). En fait, dans les établissements coercitifs, le système de privilèges est l'outil de travail essentiel du personnel3. Dans ces institutions, la personne-clé est le directeur-adjoint responsable de la sécurité. Il dirige par leaders informels interposés. En accordant des privilèges à l'élite des détenus, et par son intermédiaire à la masse des prisonniers (meilleurs emplois, plus grande liberté de mouvement, extension des périodes de récréation, etc.), il renforce l'adhésion à l'établissement. Les gardiens se voient attribuer un second rôle. Ils négocient les privilèges de moindre importance. Cependant, à cause des relations quotidiennes qu'ils entretiennent avec la masse des détenus, le système de privilèges gardiens/détenus est plus stable que le système adjoint/leaders. D'où le rôle fondamental joué par les gardiens dans le maintien de l'ordre et de la sécurité. L’organisation carcérale normative L'organisation carcérale normative favorise une approche plus égalitaire (décentralisation des prises de décision), accorde la priorité aux relations interpersonnelles (échanges, discussions, consultations, consensus). Elle est fondée sur la persuasion, la participation, la responsabilisation, la motivation, l'adhésion volontaire et positive, et sur la reconnaissance des 3 SYKES, 1958; repris par LEMIRE, 1990. Vers un projet pénitentiaire 21 droits des détenu-es. Elle a pour objectif prioritaire la réinsertion sociale. L'ordre et la sécurité sont des préoccupations secondaires. L'autorité s'impose en dernier ressort, dans le respect des règles (fin de l'arbitraire). On retrouve ce type d'organisation dans les établissements dont la mission principale est la rééducation. La vie de groupe – au niveau de l'unité, du pavillon, du quartier – est l'outil de rééducation privilégié des établissements normatifs. La relation éducateur/détenus est un microcosme de la société, une représentation du monde extérieur. Apprendre à vivre en groupe, c'est apprendre à vivre en société, à connaître et à intérioriser ses normes. La vie de groupe permet une « normalisation » du milieu carcéral et, partant, elle lui assure un certain ordre et une certaine pérennité. Le rôle-clé dans les institutions normatives n'est plus tenu par l'adjoint à la sécurité mais par le directeur et/ou par l'adjoint aux programmes de rééducation. Les personnes-clé sont les employés qualifiés, possédant une autorité et des habiletés particulières, qui oeuvrent dans les pavillons ou les unités de vie : chefs d'équipe, éducateurs-animateurs professionnels. Avec le relâchement de la sécurité, la figure du gardien, dévalorisée, s'estompe. On cherche à transformer ce dernier en éducateur de première ligne. Sur le plan organisationnel, les deux modèles d'établissement carcéral sont considérés comme étant incompatibles, voire contradictoires. Les établissements dont l'objectif premier est le maintien de l'ordre et la sécurité sont nécessairement coercitifs, tandis que les établissements dont la mission principale est d'ordre psycho-culturel (la réinsertion sociale) sont nécessairement normatifs. Les établissements normatifs accordent une plus grande liberté aux détenus et tolèrent un plus grand désordre, à l'image de la société elle-même. Les établissements coercitifs ne peuvent prétendre sérieusement à la réhabilitation des délinquants. Les deux types d'établissement sont incapables de poursuivre et d'atteindre deux objectifs à la fois. Contrôle coercitif et relation d'aide seraient antinomiques, tout autant que rééducation et sécurité maximale4. 2- Les phases d'évolution des établissements carcéraux Le mode d'organisation des établissements carcéraux s'est transformé au cours de l'histoire, et le rôle des gardiens a évolué de façon concomitante. 4 LEMIRE, 1990. Vers un projet pénitentiaire 22 L'évolution s'est faite de l'établissement coercitif à l'établissement normatif. Toutefois, l'évolution n'a pas été linéaire. Elle a pris la forme d'une tendance générale, sans jamais se réaliser dans un modèle pur, de telle sorte que la majorité des pénitenciers aujourd'hui sont des établissements mixtes, plus ou moins coercitifs ou plus ou moins normatifs, selon le cas. D'après Stastny et Tyrnauer, le milieu carcéral a connu quatre grandes phases d'évolution depuis le XIXe siècle, auxquelles correspondent quatre grands types de pénitencier 5. Première phase : la révélation La première phase, d'inspiration religieuse, est celle de la révélation (enlightenment). Le détenu est appelé à s'amender par la pénitence (d'où le mot « pénitencier ») et les habitudes de travail. Il est isolé, réduit au silence, confiné à une cellule individuelle, sans activité de groupe, coupé de la société, totalement dépendant. Les rapports de pouvoir qui caractérisent ce type de pénitencier sont unipolaires (sens unique) : les gardiens détiennent le pouvoir sur les détenus. Le compromis et la négociation n'existent pas. Le pénitencier est une institution totalitaire6. Deuxième phase : l’entreposage La deuxième phase, de type utilitariste, est celle de l'entreposage (warehouse). L'idéal religieux fait place au pragmatisme. La fonction principale du pénitencier n'est plus d'amender le détenu mais de le neutraliser. On assiste à la naissance de l'établissement coercitif traditionnel, en réponse au mode d'organisation sociale spontanée des détenu-es et à la montée de la violence individuelle et collective. Les détenu-es existent en tant que groupe. Ils possèdent leur propre code de valeurs (loyauté, sang-froid, droiture, courage, solidarité) et leur propre hiérarchie. La prison n'est plus une institution totalitaire pure, bien qu'elle demeure coupée de la société. Les rapports de pouvoir se modifient : d'unipolaires, ils deviennent bipolaires; détenus contre gardiens. La relation se fait conflictuelle. L'ordre carcéral (l'absence de désordre) et la sécurité ne sont plus assurés par la seule coercition (punition, séparation, isolement). Le gardien a besoin de la collaboration du détenu. Pour remplir sa tâche, il doit constamment recourir au compromis et à la négociation. Le système de privilèges se met en place. 5 6 STASTNY, TYRNAUER, 1982; repris par LEMIRE, 1990. GOFFMAN, 1968; FOUCAULT, 1975. Vers un projet pénitentiaire 23 Troisième phase : la rééducation La troisième phase est celle de la rééducation (remedial), ou du traitement scientifique de la criminalité. Dans ses aspirations, elle marque un retour à la première phase. La fonction principale de la prison n'est plus de neutraliser les détenus mais de les réhabiliter sur le modèle médical et éducatif. On vise la réinsertion sociale des prisonniers que l'on considère maintenant comme des personnes, des individus ayant des besoins spécifiques. Pour ce faire, on établit une continuité entre le pénitencier et la société (la société entre au pénitencier et le pénitencier sort en société !). D'une part, on fait appel aux professionnel-les des sciences humaines et de la santé afin d'élaborer et d'appliquer une série de traitements et de programmes de formation et d'éducation. D'autre part, on répartit la durée de la sentence à purger entre le pénitencier et la société (libération conditionnelle). L'ordre coercitif classique est profondément remis en cause. Aussi, les rapports de pouvoir se transforment. Ils deviennent tripolaires. Le pouvoir est partagé entre les éducateurs, les gardiens et les détenus. Quatrième phase : la diversité et le pluralisme D'une part, le pénitencier s'ouvre plus complètement sur la société, reprenant à son compte les normes de fonctionnement social (normalisation). Avec l'essor des libertés individuelles, les détenu-es acquièrent des droits qui vont au-delà des besoins pris en compte durant la période précédente. Les conditions de détention des prisonniers s'améliorent. Mais il faut désormais davantage de privilèges pour obtenir l'adhésion des détenu-es. Le système de privilèges se voit entraîné dans une spirale inflationniste qui remet en question la nature même du milieu carcéral. D'autre part, la société investit le pénitencier, influençant plus profondément le mode de gestion de l'établissement. Le pénitencier reflète de plus en plus les clivages et les antagonismes sociaux. Le système d'action se complexifie. Les groupes et les conflits d'intérêts internes et externes déterminent les fonctions du pénitencier et la nature des rapports de pouvoir. Pour répondre aux différentes demandes, le pénitencier se fait poly-fonctionnel : punitif, dissuasif, neutralisant, rééducatif, démocratique, etc. La confusion et l'incohérence s'installent, dans un contexte de contraintes budgétaires. L'organisation pénitentiaire apparaît dès lors comme le résultat des forces en présence et non comme le fruit de la concertation et de la rationalité. De tripolaires, les Vers un projet pénitentiaire 24 rapports de pouvoir deviennent multipolaires. Le pouvoir est partagé entre les détenus et leur comité, les gardiens, les éducateurs, les administrations locales, régionales et centrales, les gouvernements, les juges, les médias de masse et l'opinion publique. Le directeur d'établissement se transforme en simple médiateur, souvent incapable d'équilibrer les forces en présence. Au fur et à mesure que le pénitencier devient perméable à la société (processus de détotalitarisation), le pouvoir devient de plus en plus diffus. Les gardiens sont les grands perdants de cette évolution. D'une phase à l'autre, ils ont vu leur pouvoir s'effriter, passant d'un pouvoir absolu à un pouvoir contesté par les détenu-es puis partagé avec les éducateurs, jusqu'à l'éclatement actuel. 3- Les grandes réformes du système pénitentiaire canadien Les commissions et les rapports d'enquête portant sur le milieu carcéral, et plus particulièrement sur les événements survenus dans les pénitenciers canadiens, nous renseignent sur les grandes lignes de force de l'évolution du système correctionnel fédéral. Au cours des dernières décennies, de nombreux rapports ont été rédigés. Dans le cadre restreint de la présente analyse, il serait difficile d'en faire une étude exhaustive. Cependant, les commissions et les rapports d'enquête n'ont pas tous la même pertinence. Cinq rapports et trois documents ont marqué de façon plus particulière le régime correctionnel fédéral d'après-guerre : le rapport Fauteux de 1956, le rapport MacGuigan de 1977, le Rapport du Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale de 1989, le rapport Arbour de 1996 et le Rapport du Groupe de travail sur la sécurité de 1999, la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, La Mission du Service correctionnel du Canada de 1988-91 et la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition de 1992. Ces rapports et documents marquent des ruptures ou des inflexions dans la philosophie du SCC. Ils soulignent les préoccupations, les valeurs et les choix pénologiques des différentes époques. Ils ont conduit à des réformes importantes qui sont à l'origine du modèle actuel de gestion des sentences. Vers un projet pénitentiaire a) 25 De la révélation à l'entreposage Mais afin de bien comprendre l'évolution du système pénitentiaire canadien et les enjeux en cause, un retour en arrière s'impose. Le pénitencier est apparu à la fin du XVIII e siècle comme alternative aux châtiments corporels, à la déportation et à la peine de mort. Avant cette période, les détenus étaient gardés en prison dans l'attente de leur procès ou de leur châtiment 7. Le premier pénitencier a été construit en Angleterre en 1779, suivant les théories réformatrices de John Howard condensées dans son livre The State of the Prisons in England and Wales. Le premier pénitencier canadien, celui du Haut-Canada, a ouvert ses portes en 1835 à Portsmouth 8. Le pénitencier se démarque de la prison, caractérisée par la promiscuité (salle commune), l'insalubrité (absence d'hygiène) et l'oisiveté (les détenus passaient leur journée à ne rien faire). Il propose un nouveau modèle basé sur l'isolement (cellule individuelle), le travail réformateur (en isolement ou en groupe, la plupart du temps forcé), la discipline et le silence 9. À cette époque, tout acte illicite est considéré comme une « faute », un péché que le criminel doit expier par la « pénitence ». Le détenu est un « condamné » que la société appelle à se réformer spirituellement par la méditation, et physiquement par le travail. Il doit subvenir à ses propres besoins physiques et psychologiques. Si la réforme de la prison anime les débats politiques à la fin du XVIIIe siècle, celle du pénitencier les alimentera tout au long des XIXe et XXe siècles. Dès 1836, le Comité spécial pour l'adoption d'un système pénitentiaire efficace écrit que « l'objet unique (de la société) est d'empêcher le coupable de lui nuire dorénavant » et qu'elle peut seulement « espérer son repentir et sa réforme »10. On est vite passé de la ferveur réformatrice religieuse (de la « pénitence ») à l'entreposage ! 7 LEMIRE, 1990. À partir de la Confédération, il sera connu sous le nom de pénitencier de Kingston. 9 LAPLANTE, 1989. 10 Cité par LAPLANTE, 1989, p. 116. 8 Vers un projet pénitentiaire 26 Mais en 1849, la commission Brown, chargée d'enquêter sur l'administration du pénitencier de Kingston – pénitencier surpeuplé, marqué par des troubles importants et par un taux élevé de récidive des ex-détenus – dénonce l'échec de la réforme. Le commissaire attribue cet échec à l'autocratisme (l'administration excessive et arbitraire des peines corporelles), à l'absence de discipline (sapée par le favoritisme envers certains détenus) et au manque de surveillance. Il rappelle que l'objectif du pénitencier est de séparer, de trier les détenus afin de favoriser leur réforme morale. Pour y parvenir, le commissaire propose de réduire le pouvoir de la direction, en accordant un rôle et un statut plus importants aux inspecteurs, garants de l'ordre pénitentiaire. Ce qui sera fait. À cette époque déjà, le pénitencier se fixe un double objectif : assurer la protection de la société et réformer les criminels. Mais le pénitencier demeure, en fait, un lieu d'entreposage. Durant plus d'un siècle, les inspecteurs susciteront de continuelles enquêtes; et ces dernières se succéderont, reproduisant les mêmes constats et adressant les mêmes reproches au pénitencier. Les conditions de détention des détenus s'améliorent très lentement et parcimonieusement : marche dominicale dans la cour de l'établissement, éclairage des cellules le soir, communication épistolaire plus fréquente, levée graduelle de l'obligation de garder le silence, remplacement du fouet par l'isolement, du cachot et de la privation de nourriture par la cellule (obscure) et la diète au pain et à l'eau, en cas d'indiscipline, timide réduction de la peine pour bonne conduite (environ le sixième de la sentence, en 1868) et cours de formation académique sont autant de mesures d'atténuation de la rigueur des conditions de vie des détenus qui ne changeront pas la nature fondamentale du pénitencier. Pour répondre à la croissance de la population carcérale, quatre pénitenciers seront construits de la Confédération à 1880, sur le modèle de Kingston. Nous étudierons plus en profondeur l’évolution architecturale et opé-rationnelle des pénitenciers canadiens à la section II. En 1914, la commission MacDonnell, après avoir relevé les irrégularités et les infractions de toutes sortes commises dans les Vers un projet pénitentiaire 27 pénitenciers, insiste sur la nécessité de procéder à de nouvelles réformes. En 1921, le comité Biggar (comité nommé relativement à la révision des règlements pour les pénitenciers et des modifications à la loi régissant les pénitenciers) propose de remplacer les restrictions et la répression dans les pénitenciers par le développement et le traitement du détenu dans une approche quasi-scientifique. En 1938, la Commission royale d'enquête sur le système pénal canadien, présidée par Joseph Archambault, préoccupée par le taux croissant de la criminalité et de la récidive des détenus au Canada ainsi que par les émeutes et les grèves de détenus qui ont marqué les années de la Grande Dépression, constate l'absence presque totale de programmes de réadaptation dans les pénitenciers et recommande l'adoption des programmes britanniques11. Le rapport du commissaire souligne l'importance de la prévention et de la réhabilitation et recommande l'abolition des mesures punitives. La discipline s'impose, mais elle doit conserver un caractère humain. Le pénitencier en tant que lieu d'entreposage est de plus en plus remis en question. b) De l'entreposage à la rééducation Suite à la Seconde Guerre mondiale, le surpeuplement des pénitenciers canadiens a engendré des désordres importants. Et comme les problèmes allaient grandissant, le gouvernement canadien a créé une nouvelle commission en 1953. La commission Fauteux explique l'échec de la réforme Archambault par le fait que celle-ci était fort incomplète et qu'elle fut mal et partiellement appliquée 12. Le rapport Fauteux, Rapport du comité constitué pour faire enquête sur les principes et les méthodes suivis au Service des pardons du ministère de la Justice du Canada a été « écrit en réaction à la grande noirceur de l'établissement totalitaire traditionnel »13. Rendu public en 1956, il marque l'entrée des pénitenciers canadiens dans 11 LAPLANTE, 1989. LAPLANTE, 1989. 13 LEMIRE, 2000, p. 6. 12 Vers un projet pénitentiaire 28 la troisième phase d'évolution du système carcéral, celle de la rééducation. La commission Fauteux emprunte les mêmes chemins que les commissions précédentes mais avec plus de cohérence. Elle approfondit et généralise les mesures et les propositions déjà mises de l'avant. Le rapport Fauteux pose le problème de l'emprisonnement et de sa nature. En suggérant d'élaborer et d'appliquer plus systématiquement des programmes de réhabilitation et de formation, afin « de changer le mode de comportement (...) des détenus », il signale l'avènement du détenu en tant que personne et citoyen. En proposant de classer les délinquants selon leur degré de dangerosité, il appelle l'avènement de la gestion du risque. Mais surtout, en affirmant que « la liberté surveillée remplace l'emprisonnement », et en proposant la création d'une Commission des libérations conditionnelles et d'un Service de surveillance des libertés conditionnelles, il prépare la mise en place d'un régime de probation et annonce les mesures alternatives à l'emprisonnement qui suivront14. Classement, rééducation, formation et probation vont de pair. Plusieurs recommandations du rapport Fauteux seront adoptées. À partir de 1958, le Service de rémission accorde des libérations conditionnelles anticipées, afin d'augmenter l'efficacité du système carcéral et d'atténuer le problème de surpopulation. À la même époque, le gouvernement fédéral met en oeuvre un programme de construction moderne en vue d'adapter l'architecture pénitentiaire à la nouvelle politique de réhabilitation et de traitement scientifique des délinquants. En 1959, le Comité de planification correctionnelle dresse un plan de construction comprenant quatre types de pénitencier : institutions à sécurité renforcée, à sécurité maximale, à sécurité moyenne et à sécurité minimale. Durant les deux décennies qui vont suivre, une quarantaine de pénitenciers seront construits, dont douze au Québec. c) Le pénitencier remis en question Au cours des années 1960 et 1970 se développe en Occident un mouvement pour la reconnaissance accrue des droits de la personne, auquel les détenus n'échappent pas. Ces derniers se 14 LAPLANTE, 1989. Vers un projet pénitentiaire 29 mobilisent et font connaître leurs conditions de détention par des émeutes, des grèves et des prises d'otages – dont la plus célèbre est l'émeute de Kingston de 1971 qui dura cinq jours – accélérant la réforme du système pénitentiaire canadien. En 1971, suite à l'émeute de Kingston, le gouvernement Trudeau fait de la réhabilitation la politique carcérale officielle du Canada. En 1973, le poste d'enquêteur correctionnel est créé, afin de consolider la surveillance gouvernementale des pénitenciers. En 1972, la Loi des pénitenciers est modifiée pour interdire les châtiments corporels. À partir de ce moment, la coercition se voit dissociée de la punition physique pour se réduire à l'isolement. Et, en 1975, le Canada adopte les règles minimales des Nations Unies pour le traitement des détenu-es. Cependant, cela ne suffit pas à calmer les esprits. L'émeute de Kingston sera suivie par une longue période d'agitation dans plusieurs pénitenciers, plus spécifiquement dans les établissements à sécurité maximale. Durant la seule année 1975-1976, 69 incidents majeurs se sont produits dans les pénitenciers canadiens, incluant 35 prises d'otages, qui ont fait 92 victimes parmi lesquelles un agent correctionnel a perdu la vie; alors que seulement 65 incidents graves ont été dénombrés entre les années 1932 et 1974 15. Dès le mois de mars 1976, le gouvernement annonce un nouveau programme de construction de pénitenciers plus petits et mieux adaptés à sa nouvelle philosophie. En fait, durant les deux décennies qui suivirent son application, la réforme Fauteux a été vivement critiquée. En 1969, le rapport Ouimet a souligné l'inadéquation entre la structure des pénitenciers et leur mission de réhabilitation. Il préconise l'utilisation d'établissements plus petits, de centres résidentiels communautaires et de services de classement plus adéquats. En 1973, le solliciteur général constate dans son rapport, Le criminel et la société canadienne : une vue d'ensemble du processus correctionnel, que l'avènement du traitement des délinquants extra et intra-muros n'a pas vidé les pénitenciers. En 1976, la Commission de réforme du droit du Canada affirme très clairement la non-convenance du pénitencier en tant que milieu de réadaptation16. 15 16 SCC, 1991a, p. 93. LAPLANTE, 1989. Vers un projet pénitentiaire 30 Toutefois, la critique la plus virulente émanera de la Commission MacGuigan dans son rapport de 1977 : Rapport à la Chambre du sous-comité sur le Régime d'institutions pénitentiaires au Canada. Le rapport réagit au désordre qui s'est installé dans le système pénitentiaire canadien suite à la réforme des années 60 et 70. Il affirme que l'emprisonnement s'est révélé inefficace et que les pénitenciers, avec des taux de récidive de 60 à 80 %, ont failli à leurs deux principales missions, soit protéger la société et rééduquer les délinquants. Le gouvernement du Canada a dépensé des millions inutilement. La troisième phase de l'évolution des établissements carcéraux canadiens se termine sur un constat d'échec. Le rapport affirme que la probation et la remise en liberté conditionnelle constituent des alternatives moins coûteuses à l'enfermement, à la construction de pénitenciers, et ne prône plus l'emprisonnement à des fins spécifiques de réhabilitation. Néanmoins, le rapport MacGuigan proposera, de toute urgence, une réforme en profondeur pour solutionner la crise qui secoue les pénitenciers canadiens. Le gouvernement Trudeau retiendra 53 des 66 recommandations formulées, dont celle d'embaucher des femmes à titre d'agente correc-tionnelle et celle de mettre sur pied des comités de détenu-es élus ainsi qu'un système de grief pour les délinquants. Les pénitenciers sont appelés à se démocratiser. Le courant de démocratisation des pénitenciers s'inscrit dans le cadre de l'évolution des droits de la personne et des libertés individuelles qui caractérise les sociétés occidentales. La démocratie carcérale est présentée par ses adeptes comme la meilleure solution aux problèmes d'instabilité et de violence dans les pénitenciers. Elle constituerait le seul modèle sûr de gestion des établissements carcéraux. Elle se fonde sur une nouvelle distribution du pouvoir. Après avoir élaboré leur propre charte, les détenu-es élisent un conseil au suffrage universel – le gouvernement des détenu-es. L'idée de démocratiser les pénitenciers s'est développée aux ÉtatsUnis durant les années 1970. Quelques expériences ont été tentées et diverses formes plus ou moins élaborées de démocratisation ont été proposées : démocratisation limitée à l'organisation des activités récréatives et à la consultation du comité des détenus; quasidémocratisation, incluant la participation à la gestion mais excluant la gestion du processus disciplinaire et le contrôle direct sur les Vers un projet pénitentiaire 31 gardiens; et démocratisation avancée, étendue à l'ensemble des activités de l'établissement, le directeur conservant toutefois l'autorité suprême. Dans cette troisième forme de démocratisation, le conseil des détenus détient le pouvoir de gérer non seulement la vie quotidienne de l'établissement mais aussi le processus disciplinaire. Les détenu-es gèrent eux-mêmes leur privation de liberté; ils sont responsables de leur délinquance et de leur réhabilitation. D'une certaine façon, ils sont leur propre gardien ! les véritables gardiens étant en grande partie dépossédés de leurs prérogatives, transformés au mieux en éducateurs, au pire en témoins passifs 17. Toutes les tentatives de démocratisation intégrale (Sing-Sing, WallaWalla, etc.) ont été des échecs. La plupart du temps, cette solution a été adoptée pour prévenir des situations de crise, des émeutes imminentes. La démocratie et le pénitencier sont par nature antinomiques. La démocratie carcérale ne convient pas à l'état de détenu en privation de liberté. Elle débouche sur des demandes exagérées, sur le renforcement des oligarchies délinquantes au sein de l'établissement et, à terme, sur une véritable prise de pouvoir ! C'est non seulement une fausse solution, dangereuse pour les gardiens, mais une revendication tactique portée par ceux qui cherchent à abolir les pénitenciers (les abolitionnistes), détenus en tête. Mais le rapport MacGuigan ne va pas aussi loin que de proposer la démocratie pénitentiaire intégrale. Il ne rejette pas l'ordre institué, bien au contraire : « L'ensemble des besoins du Service canadien des pénitenciers tient dans le terme discipline. Par discipline, nous entendons essentiellement un ordre imposé au comportement dans un but donné », peut-on lire dans le rapport18. Un nouvel ordre doit donc être instauré qui se fonde sur la rationalité gestionnaire, les règlements et les procédures. d) De la rééducation au pluralisme En fait, vers la fin des années 70, le système correctionnel canadien entre dans sa quatrième phase d'évolution, celle de la diversité, phase durant laquelle toutes les tendances se manifestent (punitives, dissuasives, neutralisantes, rééducatives, 17 18 LEMIRE, 1990. Cité par LEMIRE, 2000, p. 6. Vers un projet pénitentiaire 32 démocratiques, etc.), en autant que la protection de la société soit assurée. La période se caractérise par une approche de plus en plus syncrétique, où l'on fait cohabiter plusieurs tendances, de façon plus ou moins cohérente, afin de mieux répondre aux diverses demandes sociales. De façon générale, les méthodes coercitives et normatives partagent les mêmes objectifs. La discipline est considérée comme un moyen de réforme, de réhabilitation, et la normalisation comme un moyen de maintenir l'ordre et la sécurité. Durant les années 80, le mouvement pour la reconnaissance des droits de la personne se poursuit et s'intensifie. En 1980, la Cour suprême statue que les personnes incarcérées ne perdent pas leurs droits de citoyens. En 1982, le gouvernement fédéral adopte la Charte canadienne des droits et libertés. La Charte aura des répercussions importantes sur le Service correctionnel canadien, l'obligeant à faire respecter les droits des délinquants et à accorder de plus en plus d'importance au processus judiciaire. En vertu de la Charte, « un délinquant conserve tous les droits d'un citoyen ordinaire, exception faite de ceux qui lui ont été retirés en vertu de la loi (en vertu de dispositions explicites) ou du fait, nécessairement, de son incarcération »19. Les droits des délinquants seront énoncés clairement durant les années qui suivront dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ainsi que dans les politiques du SCC et de la CNLC (Commission nationale de libération conditionnelle). La Charte permet aux délinquants de recourir aux tribunaux fédéraux lorsqu'ils estiment que leurs droits n'ont pas été respectés. Le mouvement pour la reconnaissance des droits de la personne, et plus particulièrement des droits des détenu-es, se manifeste dans un triple contexte de croissance de la population carcérale, due à l'augmentation des crimes de nature sexuelle et des crimes liés au trafic des stupéfiants, de restrictions budgétaires et d'augmentation de la violence carcérale engendrée par l'augmentation de la consommation de drogue et d'alcool dans les établissements. En 1984, le gouvernement crée la Commission consultative sur l'administration des pénitenciers, présidée par le recteur de 19 SCC, 1999b, p. 45. Vers un projet pénitentiaire 33 l'Université d'Ottawa, M. John Carson, afin d'élaborer des solutions à l'ensemble de ces problèmes. Plusieurs des 56 recommandations du rapport Carson soulignent l'importance de trouver des alternatives viables à l'emprisonnement et d'entreprendre des recherches sur la violence dans les pénitenciers. La Commission est d'avis qu'il y aura de plus en plus de délinquants violents, perturbés et condamnés à des peines de longue durée dans les établissements canadiens. Plus grave encore, les comportements violents augmenteront et deviendront la norme, le modèle de comportement dominant, de telle sorte que les pénitenciers transformeront les détenus en criminels de plus en plus dangereux et seront incapables d'assurer la protection de la société. La surpopulation (le partage des cellules) combinée à l'augmentation de la consommation de drogue auront pour conséquence une augmentation importante des tensions, de la violence et des suicides. Le commissaire recommande de s'attaquer au trafic et à la consommation de drogue en effectuant des fouilles et des tests de sang et d'urine 20. Subrepticement, l'ordre carcéral est confronté et menacé de l'intérieur. Comme nous le verrons à la section II, nos connaissances sur la violence dans les pénitenciers sont encore très limitées. Vers la fin des années 80, les pénitenciers débordent de détenus. Au lieu de construire de nouveaux établissements, ou de raccourcir la durée des sentences – ce qui aurait indisposé l'électorat – le gouvernement choisit d'avancer le moment de la mise en liberté conditionnelle. Il fonde sa décision sur une recherche menée en 1986 dans les dix pénitenciers fédéraux de l'Ontario. La recherche, commandée par le Solliciteur général du Canada et conduite par les professeurs Zambie et Porporino de l'Université Queen, aurait démontré que l'emprisonnement n'était pas efficace pour éradiquer les comportements criminels. Le pénitencier agirait comme une sorte de machine à arrêter le temps, à « figer » les comportements antisociaux des détenus jusqu'à leur libération. Les chances de modifier les comportements criminels seraient plus élevées lorsque les programmes de rééducation sont dispensés à la fin ou au tout début de la sentence, d'où l'inutilité de faire durer cette dernière. Les pénitenciers et l'emprisonnement à long terme devraient donc être réservés 20 HARRIS Michael, 2001, p. 162-163. Vers un projet pénitentiaire 34 principalement aux délinquants qui ont commis des crimes graves et aux criminels endurcis. Le Service correctionnel du Canada est à la croisée des chemins. L'incarcération durant de longues périodes s'avère trop onéreuse, elle n'est pas suffisamment efficace et devrait être utilisée avec circonspection. Au mois d'août 1988, la commission Daubney dans son rapport, recommande au gouvernement de faire une plus grande utilisation de la mise en liberté conditionnelle, des peines et des services communautaires, de la conciliation victime/délinquant et de la surveillance électronique 21. e) Vers un pluralisme hiérarchisé Au mois de novembre de la même année, le Groupe de travail sur la mission et le développement organisationnel du SCC, chargé de procéder à une réforme structurelle et à l'élaboration d'un plan stratégique, sous l'égide du commissaire Ole Ingstrup 22, adopte, à la conférence de Banff, le nouveau projet de mission du Service correctionnel du Canada. Ce projet, revu et complété en 1991, marque un tournant dans l'histoire du SCC. L'énoncé de la Mission se lit comme suit : « Le Service correctionnel du Canada, en tant que composante du système de justice pénale, contribue à la protection de la société en incitant activement et en aidant les délinquants à devenir des citoyens respectueux des lois.»23 L'objectif ultime de la Mission du SCC est de « contribuer à la protection de la société », la principale stratégie pour y parvenir consiste à « inciter activement (les détenus) à devenir des citoyens respectueux des lois », et la meilleure méthode pour accomplir cette tâche est d'exercer « un contrôle raisonnable, sûr, sécuritaire et humanitaire », c'est-à-dire « être ferme - sans exercer de coercition »24. 21 HARRIS, 2001, p. 165-166. À partir de 1983, et jusqu'à 2000, Ole Ingstrup a joué un rôle central dans la transformation du système pénitencier canadien. Immigrant danois, arrivé au Canada en 1983, on lui reproche souvent d'avoir voulu implanter en Amérique du Nord, de façon autoritaire, un système pénitencier qui correspond au contexte européen. 23 SCC, 1991c, p. 52. 24 SCC, 1991c, p. 53. 22 Vers un projet pénitentiaire 35 On retrouve à la base de la Mission cinq grandes valeurs fondamentales. Les trois premières valeurs insistent sur les droits humains, sur le respect des lois et sur le rôle essentiel que remplissent les membres du personnel : • « Nous respectons la dignité des individus, les droits de tous les membres de la société et le potentiel de croissance personnelle et de développement des êtres humains. » • « Nous reconnaissons que le délinquant a le potentiel de vivre en tant que citoyen respectueux des lois. » • « Nous estimons que le personnel du Service constitue sa force et sa ressource principale dans la réalisation de ses objectifs, et nous croyons que la qualité des rapports humains est la pierre angulaire de sa Mission. »25 L'énoncé de la Mission et les trois principales valeurs qui la soustendent impliquent clairement que « les pénitenciers ne doivent pas uniquement fournir des conditions de vie humaines, ils doivent aussi servir à corriger le comportement des délinquants et à préparer leur réinsertion sociale »26. Sur le plan pratique, cela signifie que les délinquants devraient être « placés dans des établissements d'après le risque qu'ils représentent pour les autres, pour eux-mêmes et pour la collectivité, et selon leurs besoins individuels » et que les pénitenciers doivent offrir « une gamme de programmes de traitement, d'éducation, d'activités récréatives et autres »27. L'énoncé de la Mission implique également que le SCC mette de l'avant « une idéologie d'intervention active », le contrôle étant « mieux assuré par une interaction positive entre les membres du personnel et les délinquants que par le simple recours à des mesures de sécurité statique »28. L'énoncé exige que le Service adopte une nouvelle structure organisationnelle, soit la gestion par unité29. 25 SCC, 1991c, p. 52-55. Les quatrième et cinquième valeurs s'énoncent comme suit : « Nous croyons que le partage des idées, des connaissances, des valeurs et des expériences, tant sur le plan national que sur le plan international, est essentiel à l'accomplissement de notre Mission »; « Rendant compte au Solliciteur général, nous croyons en une gestion du Service caractérisée par une attitude ouverte et intègre ». 26 SCC, 1991c, p. 79. 27 SCC, 1991c, p. 79. 28 SCC, 1991c, p. 99. 29 Ce mode de gestion avait été proposé une première fois en 1984 dans le Rapport au sujet de l’énoncé des valeurs du SCC. Vers un projet pénitentiaire 36 Un début de réforme organisationnelle avait été enclenché au cours des années 60, en appliquant le concept d’« unité résidentielle » dans certains pénitenciers fédéraux. L'opération consista à diviser la population carcérale « en petits groupes selon la proximité des cellules » et à affecter des membres du personnel à chacun de ces groupes, sur une base permanente. Les agents d'unités résidentielles remplissaient un double rôle : celui de gardien et celui d'agent de gestion de cas de première ligne. Mais la création des unités résidentielles eut pour conséquence de diviser les membres du personnel en deux catégories : ceux qui s'occupaient seulement de la sécurité statique périmétrique et ceux affectés à la sécurité active. Les premiers avaient peu de contacts avec les détenu-es et connaissaient mal la population carcérale et ils se voyaient à toutes fins pratiques exclus des activités (internes) de l'établissement. Les seconds travaillaient plus directement avec les détenu-es, mais sans liens avec les employé-es chargés de la sécurité périmétrique. Dans l'ensemble du pénitencier, la sécurité active devait être améliorée 30. Comme l'explique le SCC, le nouveau modèle de gestion, la gestion par unité « vise à établir un certain équilibre entre la sécurité statique et la sécurité active »31. De façon plus précise, elle « vise essentiellement à assurer une interaction fructueuse, d'une part, entre les différentes équipes d'employés (grâce à l'intégration de la gestion des cas, des programmes et de la sécurité) et, d'autre part, entre les membres du personnel et les groupes de détenus »32. À la fin des années 80, la gestion par unité devint le seul modèle d'organisation pour l'ensemble des établissements du SCC. Comme son nom l'indique, chaque établissement est divisé en unités, constituées d'un pavillon cellulaire, logeant entre 80 et 120 détenues, et de secteurs désignés de l'établissement (postes de garde, aires réservées aux programmes et aux activités, etc.), sous la direction d'un chef d'unité. Ce dernier est assisté par une équipe formée de surveillants correctionnels, d'agents de gestion de cas et d'agents de correction appartenant à deux niveaux hiérarchiques. Les agents de correction I accomplissent, en rotation, toutes les tâches de sécurité statique (contrôle du périmètre, contrôle des déplacements, dénombrements, fouilles, etc.). Les agents de 30 SCC, 1991c, p. 107-108. SCC, 1991c, p. 109. 32 SCC, 1991c, p. 110. 31 Vers un projet pénitentiaire 37 correction II participent à la gestion de cas (élaboration et suivi des programmes, évaluation des comportements des détenus, études des dossiers, etc.), en plus de remplir les mêmes tâches que les agents de correction I. Les agents de surveillance sont chargés de superviser le travail quotidien des agents de correction de l'unité, alors que les agents de gestion de cas ont la responsabilité générale et ultime de la gestion de tous les dossiers33. (Nous étudierons plus en profondeur le rôle des agents correctionnels à la section III.) Aux dires même d'Ole Ingstrup, la mise en œuvre de la Mission a rencontré, au cours des premières années, plusieurs difficultés : retard d'application occasionné par les élections fédérales de 1988, cynisme du personnel à l'égard du renouveau organisationnel, interprétation de la Mission dans le sens d'une extension des droits des employés, résistance au changement et difficulté d'adaptation des cadres et du personnel à la gestion participative et à la gestion par résultats (opposition au nouvelles normes de travail et de direction), grève des employés du groupe des programmes à l’automne 1989 (portant principalement sur les horaires de travail), craintes des solliciteurs généraux concernant la capacité du Service à coordonner la myriade de projets élaborés pour actualiser l'énoncé de la Mission, et restrictions budgétaires des années 1990 et 1991 qui forcèrent le SCC à sacrifier plusieurs projets de rénovation. Mais la principale difficulté provenait avant tout du réalisme d'une partie importante du personnel et des gestionnaires. En fait, comment exiger l'engagement à fond des membres du SCC, alors même que le principal promoteur de la réforme affirme qu' « II serait faux de conclure que le personnel du secteur correctionnel devrait être en mesure d'assurer la réinsertion sociale de tous les délinquants, ou même d'un grand nombre d'entre eux, comme citoyens qui, à long terme, respecteront les lois »34. Par ailleurs, le SCC reconnaît que « La Mission s'est développée à partir des influences qu'a subies le Service au cours des décennies 1970 et 1980 »35, et la présente comme une tentative pour sortir de l'ère du pluralisme : 33 SCC, 1991c, p. 111-112. INGSTRAP, SCC, 1991c, p. 242. 35 SCC, 1991c, p. 45. 34 Vers un projet pénitentiaire 38 « Pendant de nombreuses années, le Service correctionnel fédéral a accompli son travail dans un cadre stratégique bien défini et bien équilibré. On présentait le châtiment, la réadaptation, la resocialisation, la réintégration, la neutralisation et la réprobation simplement comme quelques-uns des principaux objectifs visés. L'absence d'un cadre stratégique d'ensemble a donc constitué un obstacle majeur pour le SCC dans sa poursuite de l'excellence, en plus d'empêcher le gouvernement, et plus particulièrement le solliciteur général, de bien comprendre quelles devaient être les priorités parmi les objectifs, souvent contradictoires, des services correctionnels. En outre, ce qu'on attendait du Service variait beaucoup selon l'objectif considéré comme primordial : le châtiment (faire souffrir systématiquement et délibérément) ou la réinsertion sociale réussie (s'assurer que les délinquants ne récidivent pas) »36. Et le SCC de conclure que, dans le passé, il mettait « l'incarcération au premier plan », il insistait « beaucoup trop sur la surveillance et le contrôle des détenus », accordant « une importance capitale à la sécurité »; bref, qu’il insistait trop peu sur la préparation d'une transition réussie entre le pénitencier et la communauté. Nous touchons ici à la contradiction formelle de la Mission. Elle prétend tout à la fois établir un équilibre entre la sécurité statique et la sécurité active et accorder la priorité à la sécurité active, sécurité qu'elle identifie à l'interaction positive entre le personnel et les délinquants (gestion de cas, programmes, etc.). Comme nous verrons plus loin, cette contradiction sera atténuée dans les prises de positions subséquentes du SCC. Il se prononcera de plus en plus en faveur de la sécurité active, même si dans la pratique, il lui faudra parfois faire marche arrière et rétablir un tant soit peu l'équilibre entre la sécurité statique et la sécurité active, sous la pression de certains groupes, dont les syndicats. 36 SCC, 1991c, p. 19. Vers un projet pénitentiaire f) 39 Pluralisme et féminisme Durant les années 80, dans la foulée du mouvement pour la reconnaissance des droits de la personne, les groupes féministes intensifient leurs actions revendicatrices. Le féminisme aura des répercussions importantes sur le milieu carcéral canadien. Les valeurs et les pratiques prônées par les féministes -les droits humains, et plus particulièrement ceux des femmes, l'égalité des sexes, la vie communautaire (vie de groupe, vie familiale), la revalorisation et la participation aux tâches domestiques, l'entraide et la solidarité et, de façon plus générale, une approche holistique aux problèmes humains et sociaux- influenceront directement ou indirectement les commissions et les groupes d'étude créés à partir de la fin des années 80. En 1989, le commissaire du Service correctionnel du Canada met sur pied le Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, chargé d'élaborer une stratégie globale de gestion des délinquantes. Le rapport du Groupe d'étude, La création de choix, recevra l'aval du gouvernement fédéral en 1990. Fondé sur les principes d'habilitation, de choix judicieux, de respect et de dignité, d'entraide et de responsabilité, ce rapport accentue et accélère le virage philosophique et pratique du SCC. Le rapport propose la construction d'établissements régionaux pour femmes, l'élaboration de programmes axés sur leurs besoins et la mise au point d'une stratégie communautaire. Une conception holistique des services correctionnels est adoptée. L'aménagement intégré des pénitenciers régionaux pour femmes fait écho à cette conception. À l'intérieur d'un périmètre clôturé et gardé, des unités d'habitation sont regroupées derrière un bâtiment principal comprenant les bureaux du personnel, les salles pour les programmes, l'aire de visite et les cellules d'isolement. Chaque maison est composée d'une pièce de séjour, d'une cuisine, d'une salle à manger, d'une buanderie/lingerie et de salles de bain. Elle accueille de six à dix femmes. La vie communautaire se structure autour des tâches quotidiennes. Le rôle des agentes et agents de correction est sensiblement différent de celui qui leur est attribué dans les prisons pour hommes. Les agentes de correction sont des « intervenantes de première ligne ». En interaction constante avec les délinquantes, leurs fonctions englobent la gestion de cas et le soutien en matière de programmes37. 37 SCC (e). Vers un projet pénitentiaire 40 La création de choix se distingue des rapports antérieurs par une différence de degré et non par une différence de nature. Elle s'intègre dans le cadre de la Mission du SCC et du pluralisme hiérarchisé qui accordent la priorité à la normalisation et à la sécurité dynamique. En 1996, le rapport Arbour, Commission d'enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston reprend plusieurs recommandations ainsi que l'esprit du rapport du Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale de 1989. Comme le souligne Guy Lemire, le document s'inscrit lui aussi « dans une longue tradition d'enquêtes et de textes désireux de normaliser les rapports entre la direction et le personnel, d'une part, et les détenus, d'autre part »38. Il ne marque pas une rupture radicale par rapport à l'ordre bureaucratique et scientifique antérieur; il cherche plutôt à coiffer cet ordre bureaucratique et scientifique d'un nouvel ordre juridique (primauté du droit et du respect de la personne), le nouvel ordre juridique venant, finalement, « couronner une nouvelle institutionnalisation des rapports sociaux »39. Le nouvel ordre juridique avait d'ailleurs été codifié, en partie du moins, dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition de 1992. Cette loi importante assure une protection accrue des droits des délinquants. Elle a de multiples implications. La loi reconnaît que le niveau de sécurité attribué au détenu doit être déterminé principalement par son comportement carcéral et non par la gravité de son crime. D'autre part, elle limite considérablement l'usage de la force lors des interventions (fouille, extraction de cellule, etc.). Cependant, elle permet encore à la direction des pénitenciers d'imposer des sanctions disciplinaires sévères aux détenus ayant commis des fautes graves, allant jusqu'à l'isolement pour une période de trente jours. Mais ce pouvoir sera fortement limité en 1999, lorsque la Cour suprême décrétera que les détenus condamnés à l'isolement conservent le droit de recourir aux tribunaux et que la sanction ne peut être appliquée avant le jugement. À partir de ce moment, la réhabilitation se voit dissociée de la punition, celle-ci se réduisant en très grande partie à l'incarcération, à la perte de liberté. 38 39 LEMIRE, 2000, p. 7. LEMIRE, 2000, p. 8. Vers un projet pénitentiaire g) 41 Pluralisme et gestion du risque Durant la décennie 90, et plus particulièrement au cours des cinq dernières années, on a vu se développer en Amérique du Nord une nouvelle pénologie, la « justice actuarielle ». La justice actuarielle définit le contrevenant comme une simple probabilité statistique 40. Le risque et son corollaire, la protection de la société, deviennent l'enjeu principal du système carcéral. Avant d'être considéré comme une personne, le délinquant est considéré comme une statistique, et la justice actuarielle s'intéresse moins à le changer qu'à le contrôler41. Dans cette approche, la priorité est accordée à la gestion rationnelle des populations dangereuses (classification de plus en plus complexe des détenu-es). L'objectif de réhabilitation s'efface au profit de la neutralisation, et la neutralisation s'apparente à l'objectif d'entreposage propre aux établissements coercitifs traditionnels42. En réalité, la justice actuarielle ne fait que développer et renforcer une approche déjà bien établie. Elle se confirme dans les années 60 avec la construction d'établissements de différents niveaux de sécurité et elle se renforce vers la fin des années 70 avec la mise en place du processus de gestion de cas. Le classement et la sélection des détenus remontent au début du XX e siècle. Cependant, la classification des délinquants et la modification de leur statut reposent sur le jugement clinique, forcément subjectif des agents de gestion de cas et sur la notion de dangerosité qui est difficilement définissable et mesurable. Dans les années 80, la notion de dangerosité est remplacée par celle de risque, plus facile à mesurer (statistiquement) ; et le jugement clinique de l'agent de libération conditionnelle est « encadré par un modèle de gestion à la fois bureaucratique et scientifique »43. L'on assiste à l'avènement de la gestion scientifico-bureaucratique du risque en milieu carcéral. À partir des années 90, cette approche connaît un développement important avec l'application de l'informatique. Le Service correctionnel canadien a fait de la gestion du risque un des éléments centraux de sa stratégie correctionnelle 44. Toutefois, 40 FEELY, SIMON, 1992, 1994. CLEAR, 1994; VACHERET, DOZOIS, LEMIRE, 1998. 42 VACHERET, DOZOIS, LEMIRE, 1998 43 LEMIRE, 2000, p. 7. 44 DOZOIS, LEMIRE, VACHERET, 1996. 41 Vers un projet pénitentiaire 42 le SCC n'a pas appliqué le modèle de la justice actuarielle à la lettre, les dispositions législatives canadiennes n'exigent pas de recourir à des évaluations actuarielles et autorisent les jugements cliniques sur la dangerosité. Le Service a plutôt développé un modèle mixte de gestion, combinant risque et réhabilitation, tout en maintenant au centre de ses préoccupations le traitement des détenus. Comme le souligne Moffat et Shaw, dans leur étude sur le risque et les services correctionnels au Canada, le modèle de gestion du risque du SCC « contribue à la réaffirmation de la réhabilitation »45. En fait, il contribue à la réaffirmation de la réhabilitation comme instrument de neutralisation. Les mesures et les prédictions actuarielles du risque proviennent d'études portant sur de larges échantillons de population. Elles ne se préoccupent ni des situations individuelles ni des causes, mais cherchent à identifier les facteurs spécifiques du risque. Aussi sontelles compatibles avec les impératifs opérationnels et bureaucratiques de la sécurité. De façon générale, le modèle de gestion mixte consiste à associer des niveaux de risque, des niveaux de sécurité et des niveaux de traitement, sur la base de définitions et de mesures statistiques reflétant les caractéristiques des populations carcérales. Plus précisément, il consiste, dans un premier temps, à identifier et à classer les détenus dangereux à différents niveaux de sécurité, à partir de variables criminogènes (échec scolaire, mort prématurée des parents, placement en foyer d'accueil, vie dans la rue, prostitution, abus de stupéfiants, tentative de suicide, délits antérieurs; adaptation au milieu carcéral, participation à des incidents, etc.), ces variables impliquant le plus souvent des besoins non satisfaits; dans un deuxième temps, à élaborer des interventions destinées à prévenir, ou du moins à réduire le risque que représentent les différentes classes de délinquants (risque pour la société, pour le personnel, pour les autres détenus, pour les délinquants eux-mêmes et pour l'institution); et, dans un troisième temps, à évaluer le risque de récidive comme mesure de l'efficacité des programmes de réhabilitation. À ces trois composantes correspondent trois échelles dans la pratique du SCC : l'Échelle de classement par niveau de sécurité, l'Échelle d'évaluation du risque et des besoins dans la collectivité et l'Échelle d'information statistique sur la récidive. 45 MOFFAT, SHAW, 2001, p. 50. Vers un projet pénitentiaire 43 Les techniques actuarielles font abstraction des variables structurelles sociétales (groupes d'âges, classes sociales, genres, races) ainsi que des réalités institutionnelles (régimes et procédures, accès aux programmes, relations de pouvoir au sein des établissements, application discrétionnaire des règlements, etc.). Ce qui peut sembler, à première vue, un calcul de risque rationnel est, en vérité, partial, subjectif et moralisateur. Selon Moffat et Shaw, il n'existe pas de réalités statistiques neutres. Le risque est une construction sociale qui ne prend pas en compte les « inégalités structurelles plus larges et les différences systémiques »46. La gestion du risque en milieu carcéral repose sur l'hypothèse qu'il est possible de prédire la violence. Toutefois, la majorité des criminologues sont sceptiques sur la capacité des services correctionnels à mesurer et à prédire, de façon précise et fiable, le risque que représente un délinquant. Le SCC reconnaît lui-même que les recherches ont montré qu'il est extrêmement difficile de prédire les comportement violents et que « Si les méthodes actuarielles de prédiction ont permis d'avoir des résultats plus précis, les taux d'erreur n'en sont pas moins élevés »47. Ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que : « La capacité du Service d'évaluer le risque et les besoins des délinquants d'une manière systématique, complète et intégrée est (...) un progrès majeur qui témoigne de la ferme volonté du Service d'accroître la sécurité du public et de réduire les comportements criminels »48. Plusieurs auteurs, dont McHugh, pensent qu'il vaut mieux intervenir sur l'ambiance et les systèmes d'aide pour réduire le risque que de compter sur des programmes informatiques qui augmentent peu notre pouvoir de prédiction49. 46 MOFFAT ET SHAW, 2001, p. 67. SCC, 1997b, p. 2 48 SCC, 1997c, p. 7. 49 Repris par MOFFAT ET SHAW, 2001, p. 59. 47 Vers un projet pénitentiaire h) 44 Vers un pluralisme polarisé et conflictuel À partir du milieu des années 90, les différentes conceptions du pénitencier, portées par les divers groupes de pression, se polarisent de plus en plus et la lutte entre elles s'accentue. Les théories s'affrontent. pénologiques libérales et néo-conservatrices La théorie pénologique libérale veut que les criminels soient des victimes de la société, qui ne sont pas ou qui sont partiellement responsables de leurs actes. Les conditions sociales, économiques et psychologiques expliquent les comportements des délinquants, victimes de pauvreté, de racisme, d'abus et de dépendances de toutes sortes. Les délinquants appartiennent le plus souvent aux classes et aux groupes sociaux défavorisés (chômeurs, jeunes sousscolarisés, femmes, minorités ethniques, etc.). Ils présentent de graves problèmes de comportement et ont développé une dépendance à la drogue et/ou à l'alcool dans plus de 70 % des cas. L'emphase est mise sur le traitement et la réadaptation ainsi que sur la prise de conscience par le délinquant de ses carences et de ses besoins. Toute l'attention est portée sur l'individu en tant que personne souffrant de carences psycho-affectives et/ou de discrimination sociale. La théorie pénologique néoconservatrice est le pendant de la théorie libérale. La responsabilité des actes criminels n'incombe pas à la société mais à l'individu. Le délinquant doit reconnaître son crime et assumer les conséquences de ses actes. L'emphase est mise sur la punition et sur la démonstration que le délinquant participe activement, de façon consciente et responsable, à sa propre réadaptation. Le contrevenant doit payer sa dette à la société. Ces deux courants opposés sont représentés, d'un côté, par le Service correctionnel du Canada et, de l'autre, par les Services correctionnels de l'Ontario, sous juridiction provinciale. Depuis quelques années, le gouvernement de l'Ontario s'est engagé dans une vaste réforme de son système correctionnel. L'objectif prioritaire du gouvernement est d'assurer la sécurité publique en transformant les prisons ontariennes en un système plus sécuritaire, plus efficace, plus responsable et plus transparent. Afin d'obtenir de Vers un projet pénitentiaire 45 meilleurs résultats dans le contrôle et le traitement de la criminalité, le gouvernement ontarien propose d’« établir un meilleur équilibre entre les principes de détention, de correction et d'obligation de rendre compte ». Et pour ce faire, il propose de recourir à une discipline stricte qui tienne les détenus responsables de leurs actes50. La réforme du gouvernement ontarien comprend plusieurs volets, dont les plus importants sont : • Une politique de libération conditionnelle plus sévère51 Les réductions automatiques de peine ont été abolies. La libération conditionnelle n'est plus considérée comme un droit mais comme un privilège. Pour mériter une réduction de peine, le délinquant doit participer activement à des programmes (de travail, de formation, de traitement, de réadaptation, de services communautaires) et démontrer un comportement conforme (respect des règlements et des normes, participation aux tests anti-drogue et anti-alcool52). Le refus de participer à des programmes ou de se plier aux règlements rend toute libération conditionnelle impossible et peut même entraîner la perte des réductions déjà méritées 53. • Une politique de tolérance zéro pour les actes de violence commis contre le personnel des services correctionnels La sécurité des employés est devenue l'une des priorités des Services correctionnels de l'Ontario. Les détenus sont tenus responsables de leurs actes et font face à des sanctions disciplinaires internes en cas d'agression, même si une accusation criminelle a été déposée contre eux. Afin que les détenus témoignent d'un plus grand respect envers le personnel, le ministre des Services correctionnels propose un retour au classement hiérarchique des emplois. Le classement hiérarchique et l'utilisation de titres officiels permettraient d'identifier plus facilement la chaîne de commandement, les 50 SAMPSON Rod, ministre des Services correctionnels, mai 2000. Avant la réforme, 70 à 80 % des délinquants récidivaient. 52 En Ontario, 83 % des détenus ont un problème de dépendance à la drogue ou à l’alcool (Gouvernement de l’Ontario, ministère des Services correctionnels, 2001). 53 En 2000, seulement 28 % des demandes de libération conditionnelle ont été accordées, comparativement à 59 % pour l’année record de 1993-1994. 51 Vers un projet pénitentiaire 46 différents niveaux de pouvoir des employés, et contribuerait à redonner un sentiment de fierté aux employés. • La mise en place d'un système exclusif et sécuritaire pour jeunes contrevenants Avant la réforme, 60 % des jeunes contrevenants ontariens récidivaient. Les infrastructures existantes, soit les unités réservées dans les prisons pour adultes, ne répondaient plus aux besoins d'une population de jeunes délinquants à risque de plus en plus élevé. Selon le gouvernement, la création d'un système d’exclusion pour jeunes contrevenants devrait permettre de mieux répondre à leurs besoins en termes de programme et ainsi de mieux réussir à corriger leur comportement. • Une stratégie correctionnels de modernisation des établissements Par le biais d'un vaste programme de fermeture, de rénovation et de construction de nouvelles prisons, le gouvernement de l'Ontario entend transformer les établissements correctionnels de la province en un système plus sécuritaire, ultramoderne et super-économique. Sa stratégie s'appuie sur une nouvelle conception des établissements correctionnels et sur l'utilisation de la technologie la plus moderne : conception modulaire, vidéo-comparution, surveillance systématique par caméra vidéo, poste de contrôle à visibilité étendue, système d'entrée à deux portes, etc. La « superprison » automatisée de Maplehurst, située à Milton, à l'ouest de Toronto, inaugurée au tout début du mois de mars 2001, est la prison- type correspondant à la pensée pénologique néoconservatrice. Le gouvernement ontarien la présente comme une prison moderne, sûre, efficace, économique, axée sur l'essentiel. Maplehurst abritera jusqu'à 1 500 délinquants, répartis en six unités autonomes, dans un environnement spartiate. Chaque unité comprend des locaux pour les programmes et un espace extérieur pour l'exercice. Mais les programmes offerts sont uniformisés et moins nombreux. Les prisonniers passent la journée dans leur unité. De forme octogonale, celle-ci permet d’observer l’ensemble des activités des détenus à partir d’un poste central. La surveillance se fait électroniquement (surveillance statique), réduisant au Vers un projet pénitentiaire 47 maximum les contacts entre gardiens et détenus. Les superprisons empruntent à la conception des « robo-jails » américains où la technologie remplace les gardiens. Les entrées et les sorties, les portes des cellules, les lumières, et jusqu'à la température des douches sont contrôlées à partir du poste central. Deux autres superprisons seront construites en Ontario (Lindsay et Penetang-guishan); plusieurs anciennes prisons seront réaménagées et automatisées et 18 prisons désuètes seront fermées. Une fois la restructuration terminée, entre 1 400 et 1 600 gardiens sur un total de 3 100 auront perdu leur emploi. Selon plusieurs criminologues, ce type de prison est appelé à devenir, malgré ses prétentions, un véritable incubateur de criminels endurcis, les programmes de réhabilitation et d'animation étant peu efficaces dans les établissements de plus de 500 détenus. De plus, les mesures de surveillance électronique augmenteront la tension liée à la contrainte à l'enfermement, faisant de la prison de Maplehurst un foyer potentiel d'émeutes. Parmi les autres mesures importantes gouvernement de l'Ontario, mentionnons : • • • • • • • adoptées par le l'imposition de normes de propreté et de tenue vestimentaire pour les détenus; la surveillance et l'interception des appels téléphoniques des détenus afin d'empêcher la planification d'activités criminelles et de réduire la contrebande dans les prisons; la création d'une escouade provinciale pour appréhender les fugitifs; une surveillance plus étroite des contrevenants dans la communauté, grâce à l'utilisation des nouvelles technologies électroniques et informatiques (contrôle à distance des mouvements des délinquants); le renforcement des liens entre les établissements correctionnels et la collectivité par la mise sur pied de conseils locaux de surveillance; une meilleure reconnaissance des droits des victimes, en favorisant leur participation aux audiences de libération conditionnelle; l'attribution de contrats de service à l'entreprise privé et sa mise en concurrence avec le secteur public. Vers un projet pénitentiaire 48 Le gouvernement de l'Ontario déclare accorder la priorité à la sécurité du public et à la sécurité du personnel sur les droits des détenu-es. Reste à savoir, évidemment, quel est le meilleur moyen d'assurer la sécurité de la société et du personnel des établissements carcéraux. La deuxième tendance est représentée par le Service correctionnel du Canada. Le Rapport du Groupe de travail sur la sécurité, rendu public en 1999, est le rapport-type correspondant à la théorie néolibérale. Ce rapport tente d'intégrer les différentes approches proposées par les divers groupes sociaux, mais en infléchissant la politique du SCC dans le sens d'une plus grande normalisation. Le Groupe de travail avait d'ailleurs pour mandat d'élaborer un cadre de sécurité qui permette la normalisation des rapports entre le personnel et les délinquants, tout en assurant la sécurité des uns et des autres, et en favorisant la réinsertion sociale et le respect des droits des personnes incarcérées. Le Groupe de travail suggère une nouvelle orientation au SCC, une vision d'avenir qui, selon lui, va au-delà du paradigme carcéral dominant. Cette vision prolonge et précise le modèle correctionnel défini pour les femmes durant les années 90. Ayant constaté l'importance excessive accordée à la loi et aux politiques, il met de l'avant une approche culturelle au problème de la sécurité. Le Groupe de travail insiste sur le lien qui unit culture et sécurité, et préconise de réformer la culture correctionnelle pour améliorer la sécurité. Il place au centre de son approche la notion de sécurité dynamique définie comme « l'ensemble des actions qui contribuent à l'épanouissement de relations professionnelles positives entre les membres du personnel et les délinquants »54. C'est la culture d'un établissement qui détermine la nature et la fréquence des interactions entre le personnel et les délinquants, et chaque interaction positive enrichit la culture institutionnelle. S'inspirant des installations pour femmes blanches et autochtones purgeant une peine fédérale, le Groupe propose un nouveau modèle institutionnel. Le Groupe de travail suggère de créer des établissements à plusieurs niveaux de sécurité -maximale, 54 SCC, 1999am p.20. Vers un projet pénitentiaire 49 moyenne et minimale (multisécuritaires)- limités à 500 détenus, composés d'unités semi-autonomes (100 détenus), disposant d'aires d'habitation, de récréation, de programmes et de soutien administratif, regroupées à l'intérieur d'un périmètre de sécurité. L'aire d'habitation serait répartie en petites unités résidentielles de dix détenus ou moins. L'ensemble privilégierait le mode de vie collectif, la respon-sabilisation des détenu-es et la multiplication des interactions (sécurité dynamique), permettant de réduire au minimum le besoin de surveillance et de contrôle des installations et des délinquants. La surveillance et le contrôle nécessaires seraient assurés de façon discrète par de nouvelles technologies de pointe, technologies qui ne sauraient en aucun cas remplacer les membres du personnel. Les unités seraient représentées au sein des comités de détenus et consultées lors des prises de décision. Par ailleurs, le Groupe propose de désigner deux établissements à contrôle intégré afin d'accueillir le petit nombre de délinquants dangereux qui seraient incapables de s'adapter aux établissements multisécuritaires, un dans l'Est du pays et l'autre dans l'Ouest. Ces établissements adopteront les méthodes utilisées présentement dans les institutions à sécurité maximale (postes de contrôle fermés, contrôle des accès, des sorties et des déplacements, capacité de surveillance étroite, restrictions imposées au rassemblement). Le Groupe de travail reconnaît aussi l'importance des installations de garde en milieu ouvert, fonctionnant selon le modèle de la gestion coopérative. Il suggère de regrouper les établissements à sécurité minimale et les centres correctionnels communautaires au sein d'une même classe d'établissements sans enceinte fermée. Les propositions du Groupe de travail se situent dans le cadre du nouveau paradigme de la « justice réparatrice » ayant pour principe de base le respect des victimes, des délinquants et des personnes oeuvrant en milieu carcéral. Selon le Groupe de travail, le cadre de sécurité pénitentiaire idéal repose sur l'élaboration d'une « culture du respect », respect de la dignité des individus (de leur potentiel de croissance personnelle) et de leurs droits. Les relations humaines sont la pierre angulaire de la sécurité. Chaque interaction positive a un effet profond sur l'ensemble de l'établissement et contribue ainsi à l'avènement de lieux de travail et de détention plus sains et plus sûrs. Vers un projet pénitentiaire 50 C'est dans cette perspective que le Groupe de travail redéfinit le rôle de l'agent correctionnel : « l'agent de correction doit être reconnu comme un professionnel en matière de procédures de sécurité, de gestion des personnes et de règlement des différends »55. L'agent de correction est un expert de première ligne, essentiel à la bonne marche de l'institution et plus particulièrement à la réinsertion sociale des délinquants. La sécurité découle de la bonne gestion des personnes, de leurs problèmes et de leurs différends. Le Groupe de travail prétend établir un meilleur équilibre entre détention et réadaptation, entre la sécurité (protection de la société et du personnel) et les droits des détenu-es. Mais, en ramenant tout à la sécurité dynamique, on minimise l'importance des mesures de sécurité concrète et la réalité des rapports de pouvoir – incontournable – au sein des pénitenciers. Ce n'est pas seulement la culture criminelle des détenu-es et la culture bureaucratique du personnel qui alimentent la lutte de pouvoir, comme le prétend le Groupe de travail, mais la fonction objective du pénitencier dans notre société et les rôles non moins objectifs des détenu-es et des membres du personnel. L'approche culturaliste est somme toute une approche idéaliste. Les théories pénologiques libérales et néo-conservatrices ont ceci en commun qu'elles ne remettent pas en question la société qui fait d'un citoyen un délinquant, un individu manifestant des comportements anti-sociaux. Le problème n'est pas tant de savoir si le délinquant est une victime ou un être responsable, que de savoir s'il est possible de résoudre la question pénitentiaire sans changer la société. Une théorie pénologique progressiste veut qu'il faille transformer la société pour éradiquer le phénomène de la délinquance, et qu'il n'appartient pas au pénitencier de réussir là où la société a échoué. La réhabilitation des délinquants sur une base individuelle, consciente et sincère, ou opportuniste, est vouée à un succès relatif dans la mesure où les délinquants, passés au moulinet de la normalisation, se retrouvent captifs après leur libération de rapports sociaux qui n'ont pas évolué, c'est-à-dire dans les mêmes conditions qui ont donné naissance à leur délinquance et qui provoqueront leur récidive; et dans les mêmes conditions de départ qui contribuent à former de nouveaux délinquants. Les théories pénologiques libérales et néo-conservatrices ont également ceci en commun qu'elles prétendent à un équilibre 55 SCC, 1999a, p. 65. Vers un projet pénitentiaire 51 entre la sécurité statique et la sécurité dynamique, d'une part, et entre la détention et la réinsertion sociale, d'autre part, tout en privilégiant des mesures qui favorisent la sécurité statique et la détention dans le premier cas et la sécurité dynamique et la réinsertion sociale, dans le second cas. Les partisans des théories libérales et néo-conservatrices évitent de poser la question suivante : quel est le type de pénitencier qui correspond le mieux à une société fondée sur l'inégalité ? C'est à ces deux questions que nous tenterons de répondre dans les sections qui suivent. Vers un projet pénitentiaire 52 II- Le problème de la sécurité dans les pénitenciers Dans la deuxième partie de notre étude, nous nous penchons sur le problème de la sécurité dans les pénitenciers et plus particulièrement sur celui de la violence. L'objectif de cette deuxième partie est de montrer que nos connaissances concernant la violence dans les pénitenciers et l'impact des réformes touchant la sécurité sont peu développées, tant sur le plan quantitatif que qualitatif et que, par conséquent, la prudence s'impose. Cette prudence doit se concrétiser dans une politique carcérale fondée sur l'équilibre entre des approches opposées : coercitives et persuasives, sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons, à partir d'exemples concrets, qu'un tel équilibre tend à se réaliser par la force des choses, mais partiellement, en réaction aux évènements, sous la pression des acteurs. Pour ce faire, nous esquissons un portrait de la situation, nous analysons et critiquons le modèle de Bottoms (le paradigme explicatif dominant), nous mettons de l'avant le principe de précaution, nous définissons ce qu'est un pénitencier et nous retraçons l'évolution architecturale et fonctionnelle des institutions carcérales canadiennes, en étudiant plus longuement celle des Unités spéciales de détention et des Établissements régionaux pour femmes. 1- Portrait de la situation Au cours des dernières décennies peu d'études ont été effectuées sur la violence dans les pénitenciers et encore moins sur la violence des détenu-es contre le personnel. La plupart des études réalisées l'ont été à partir d'enquêtes limitées, d'études de cas (« case study ») ou même de compilations d'anecdotes, en se fondant sur des données et des séries statistiques incomplètes, parfois plus ou moins fiables, ainsi que sur des évaluations plus ou moins subjectives. Les données statistiques concernant les incidents graves, publiées par le SCC, pour les dix dernières années, soit de 1992-1993 à 2001-2002, nous indiquent qu'il n'existe pas de tendance à la diminution de la violence dans les pénitenciers canadiens 56 . Le nombre d'incidents par catégories (meurtres de détenus, prises d'otage, attaques graves contre le personnel, assauts entre détenus, suicides de détenus, émeutes, évasions et bagarres (graves)) varient d'une année à l'autre sans qu'il soit possible de dégager des mouvements de fond, ni des corrélations entre les différents incidents. À première vue, 56 Les données couvrent la période d'avril à mars. Celles de l'année 2001-2002, d'avril 2001 à février 2002. Vers un projet pénitentiaire 53 les phénomènes retenus sont, soit de nature cyclique, soit de nature aléatoire57. Contrairement à ce que laisse entendre le SCC dans son Rapport de performance de mars 2001, les pénitenciers fédéraux ne sont pas devenus moins violents aux cours des dernières années. Au contraire, les graphiques ci-dessous nous indiquent que la violence peut surgir à tout moment, d'une année à l'autre, de façon plus ou moins prédictible selon les incidents en cause. a) Meurtres de détenus En 1997-1998, il y a eu deux meurtres de détenus dans les pénitenciers canadiens, l'année suivante il y en a eu sept. En 1999-2000, il y en a eu huit, l'année suivante, aucun, et en 2001-2002, il y en a eu, un ! Si nous considérons l'ensemble du graphique, aucune tendance ne se dégage. À première vue, nous avons plutôt affaire ici à un phénomène cyclique dont l'amplitude est assez marquée. Mais seule une série statistique plus longue nous permettrait de confirmer ou d'infirmer le caractère cyclique du phénomène et d'en calculer la fréquence. Graphique 1 Meurtres de détenus (1992-1993 - 2001-2002) 10 8 6 4 2 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. b) Meurtres de gardiens Au Canada, il n'y a pas eu de meurtre de gardien depuis 1984, alors qu'il y en a eu une dizaine entre 1967 et 1984. La baisse des homicides date de l'époque où le pénitencier traditionnel prédominait encore fortement et où le processus de normalisation en était à ses débuts. 57 Nous reprenons ici, en partie, l'analyse de Glenn Reed, A review of major institutional security incidents. Is Fenbrook Due ?, en la complétant et en la nuançant. Vers un projet pénitentiaire 54 c) Prises d'otages Aucune tendance de diminution de la violence ne peut être dégagée du deuxième graphique. Au contraire, de 1997-1998 à 2000-2001, le nombre de prises d'otages a été relativement élevé et constant (plus qu'il ne l'a été durant les trois années précédentes). Même s'il a chuté abruptement durant les onze premiers mois de l'années 2001-2002 (d'avril à février), cela ne constitue pas une nouvelle tendance. Il faudra attendre plusieurs années avant de parler d'une inversion de tendance. À première vue, les prises d'otages constituent, elles aussi, un phénomène cyclique. Graphique 2 Prises d'otages (1992-1993 - 2001-2002) 7 6 5 4 3 2 1 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. d) Attaques graves contre le personnel Dans son Performance Report 2001, le SCC soutient qu'il existe une relation de cause à effet entre sa nouvelle philosophie carcérale fondée sur la qualité des interactions entre les détenus et le personnel, d'une part, et la stabilisation du nombre d'attaques graves contre le personnel entre 19971998 et 2000-2001 (« no increase over the past five years »58). Cette affirmation n'est pas fondée. Premièrement, parce que le nombre d'attaques graves contre le personnel a augmenté durant l'année 2000-2001, comparativement aux deux années précédentes, et que l'on pourrait tout aussi bien assister à une tendance contraire. Deuxièmement, parce que même s'il y avait stabilisation, le rapport de causalité entre celle-ci et la politique du SCC n'a pas été démontré scientifiquement. Le graphique nous indique que les attaques graves contre le personnel constituent plutôt un phénomène aléatoire. Et peu importe leur nombre, une seule attaque contre le personnel est une attaque de trop. 58 SCC, 2001b , p. 19. Vers un projet pénitentiaire 55 Graphique 3 Attaques graves contre le personnel (1992-1993 - 2001-2002) 7 6 5 4 3 2 1 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. e) Attaques graves parmi les détenus Il y a eu en moyenne, au cours de la période 1992-1993 à 2001-2002, 45,3 attaques graves parmi les détenus. Les assauts graves entre les détenus s'apparentent à un phénomène cyclique de faible amplitude. Selon les années, le nombre varie entre 30 et 57. La valeur projetée pour 2001-2002 constitue simplement un creux de vague, comme celle de 1998-1999. Graphique 4 Attaques graves parmi les détenus (1992-1993 - 2001-2002) 70 60 50 40 30 20 10 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. Vers un projet pénitentiaire 56 f) Suicides de détenus Les suicides de détenus semblent également constitués un phénomène cyclique sans lien direct avec les politiques du SCC. Malgré les programmes mis en place et malgré tous les efforts déployés par le SCC durant les dernières années, le nombre de suicides n'a pas cessé de fluctuer au cours de la période considérée, pour atteindre en 2001-2002 une valeur (projetée) supérieure à celle des trois années précédentes. Graphique 5 Suicides de détenus (1992-1993 - 2001-2002) 30 25 20 15 10 5 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. g) Émeutes Ainsi que nous l'indique le graphique 6, les émeutes constituent un phénomène qui est loin de se résorber. La nature aléatoire du phénomène apparaît assez clairement. Le nombre d'émeutes a diminué de 1992-1993 à 1995-1996, il a rebondi en 1996-1997 et en 1997-1998, pour chuter en 1998-1999 et rebondir à nouveau de 19992000 à 2001-2002. Les criminologues ont longtemps affirmé, en se basant sur les données de la fin des années 1980 et du début des années 1990, que, portés par l'individualisme et par un fort sentiment de solitude et d'impuissance, les détenus avaient moins tendance à se révolter collectivement contre les règles institutionnelles 59. On sait maintenant qu'il ne s'agissait pas d'une tendance lourde. 59 LEMIRE, 1990, ET VACHERET, 1998. Vers un projet pénitentiaire 57 Graphique 6 Émeutes (1992-1993 - 2001-2002) 14 12 10 8 6 4 2 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source: SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. h) Évasions De 1992-1993 à 2001-2002, il y a eu seulement deux évasions dans les pénitenciers à sécurité maximum pour hommes (l’une en 1995-1996 et l’autre en 1999-2000). Mais dans les pénitenciers à sécurité moyenne, il y a eu 42 évasions (pour 59 évadés), réparties de façon apparemment aléatoire, avec un maximum de 12 (pour 18 évadés) en 1994-1995. Dans les pénitenciers à sécurité minimale, il y a eu 982 évadés de 1991-1992 à 2000-2001. À partir de 1994-1995, le nombre d’évadés a fortement diminué et a fluctué de façon apparemment cyclique. Dans les établissements régionaux pour femmes, il y a eu cinq évasions en 1996-1997; par la suite le phénomène a connu une certaine stabilité. Toutefois, l'ensemble de ces données ne nous renseigne pas sur le nombre de tentatives d'évasion et encore moins sur le « désir d'évasion » qui sont tous deux des phénomènes qui contribuent à la détérioration du climat carcéral (nous reviendrons sur cette question à la section 3). 60 60 Notons ici que les évasions des pénitenciers à sécurité minimale ne sont pas considérées par le SCC comme des incidents suffisamment graves pour les inclure dans le total des « major security incidents ». En fait, les évasions n'impliquent pas nécessairement de la violence. À ce compte, il ne faudrait pas inclure les évasions des pénitenciers à sécurité moyenne et maximum dans le grand total. Il faudrait plutôt ajouter la catégorie « évasion avec violence », en décomptant les actes de violence reliés aux évasions des autres catégories, s'il y a lieu. Ce qui ajoute à la complexité du problème. Vers un projet pénitentiaire 58 Graphique 7 Évasions des pénitenciers à sécurité moyenne (1992-1993 - 2001-2002) 14 12 10 8 6 4 2 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 25. Graphique 8 Évadés des pénitenciers à sécurité minimale (1992-1993 - 2001-2002) 250 200 150 100 50 0 9192 92- 9393 94 9495 95- 9696 97 9798 98- 9999 00 0001 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 24. i) Bagarres (graves) Les bagarres constituent, elles aussi, un phénomène aléatoire. Mais ce phénomène est difficile à cerner quantitativement dans la mesure où l'évaluation de la gravité d'une échauffourée est en partie subjective. En effet, ce qui est considéré comme grave à un moment et dans un contexte donné peut être perçu comme moins grave à un autre moment et dans un autre contexte, de telle sorte que d'une année à l'autre les statistiques reflètent des incidents de niveaux de gravité différents. Vers un projet pénitentiaire 59 Graphique 9 Bagarres (graves) (1992-1993 - 2001-2002) 12 10 8 6 4 2 0 9293 9394 9495 9596 9697 9798 9899 9900 0001 0102 Source : SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 5. La subjectivité entre souvent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de qualifier les incidents graves. Dans certains cas, les critères utilisés par le SCC pour déterminer la gravité d'un incident peuvent être considérés comme trop restrictifs, et les chiffres fournis peuvent être jugés arbitrairement bas. Il suffit, par exemple, d'adopter une politique de tolérance zéro, pour faire du lancer d'un liquide possiblement contaminé une attaque grave contre le personnel. Il faut aussi tenir compte du fait que le portrait de la situation se modifie quelque peu selon les séries de données utilisées. Lorsque l'on allonge ou que l'on décale les séries, il arrive que les tendances disparaissent complètement, comme nous l'avons vu dans le cas des émeutes 61. Mais il y a un problème beaucoup plus difficile à résoudre. Chacun des phénomènes retenus nous indique qu'il n'existe pas de tendances à la diminution de la violence dans les pénitenciers canadiens. Mais lorsque l'on regarde l'évolution du nombre total des incidents graves de 1991-1992 à 2000-2001, c'est-à-dire les données agrégées, selon les chiffres fournis par le SCC, l'on constate qu'il y a eu effectivement une diminution du nombre d'incidents graves à partir de 1995-1996. Comme nous le verrons plus loin, à partir de cette date, plusieurs nouveaux pénitenciers ont ouvert leurs portes, plus particulièrement les établissements régionaux pour femmes et le pénitencier pour hommes de Fen61 Il arrive aussi que les mouvements cycliques se brouillent, que les fréquences (nombre de cycles dans une période donnée) et les amplitudes changent. Vers un projet pénitentiaire 60 brook, dont l'architecture et le mode de fonctionnement sont l'expression de la nouvelle philosophie du SCC. Et parallèlement à l'ouverture de ces établissements, le SCC a poursuivi sa politique de normalisation dans les anciens pénitenciers. Dès lors, il est tentant de voir un rapport de cause à effet entre l'application de la nouvelle philosophie du SCC et la diminution de la violence dans les pénitenciers. Or, de 1995-1996 à 2000-2001, le nombre d'incidents graves n'a pas diminué, il n'a pas franchi un nouveau plateau comme il aurait dû le faire s'il s'était agi d'une véritable tendance à la baisse, tel que nous l'indique le graphique 10. Le nombre d'incidents graves a plutôt fluctué légèrement.62. Graphique 10 Incidents graves (1991-1992 -2000-2001) 120 100 80 60 40 20 0 91- 92- 93- 94- 95- 96- 97- 98- 99- 0092 93 94 95 96 97 98 99 00 01 Source: SCC, Institutional Security Incidents, Monthly Summary, 2002, p. 19. En fait, comme nous le verrons aux sections II-4 et II-5, il s'est produit au cours des dernières années des évènements paradoxaux. D'une part, tout en privilégiant fortement la sécurité dynamique, le SCC a dû, par la force des choses, développer la sécurité statique. D'autre part, contrairement aux attentes du SCC, l'ouverture des nouveaux pénitenciers pour femmes a été accompagnée d'une montée de violence qui a obligé le Service à revoir sa politique initiale. Il n'y a donc pas de corrélation entre l'ouverture des pénitenciers pour femmes et la diminution de la violence. Et il en va de même du processus de normalisation des anciens pénitenciers, processus qui a débuté bien avant 19951996. En d'autres termes, il y aurait une simple coïncidence entre la diminution de la violence dans les pénitenciers et l'application 62 Une fois achevée, l'année 2001-2002 devrait se situer au niveau de l'année 1998-1999. Vers un projet pénitentiaire 61 de la nouvelle philosophie carcérale du SCC. Ou encore, la diminution de la violence pourrait s'expliquer par le développement de la sécurité statique ! À moins, bien sûr, que cette supposée tendance soit le produit de données incomplètes ou erronées, c'est-à-dire fondées sur des critères arbitraires d'évaluation et de classification des incidents graves. Toujours est-il que la violence dans les pénitenciers demeure un phénomène complexe et multi-causals mal connu, difficile à quantifier avec exactitude et objectivité, et à relier par la suite à des politiques spécifiques. Nous avons le choix entre plusieurs critères d'évaluation et de classification, et entre plusieurs hypothèses explicatives, parfois contradictoires. Pour l'instant, ces hypothèses n'ont pas été vérifiées scientifiquement. Certaines hypothèses s'appuient sur des faits qui font consensus et doivent être tenues pour plus probables que les autres. Par exemple, l'on peut affirmer, avec une assez grande certitude que de la deuxième à la troisième phase d'évolution de l'établissement carcéral, la violence du gardien sur le détenu a fortement diminué et que celle du délinquant sur le gardien a augmenté. Dans le contexte totalitaire, la violence du gardien sur le détenu était un outil de gestion. Elle traduisait l'inégalité des rapports de force et le peu de cas que la société faisait des abus de pouvoir. La violence du détenu sur le gardien n'existait pas, ou pratiquement pas. Le détenu qui s'attaquait à un gardien s'exposait à des représailles extrêmes. Dans la sous-culture carcérale, cette forme de violence constituait en fait un tabou. À partir des années 60, la diminution de la violence exercée par les gardiens sur les détenus a mis en évidence la violence croissante des délinquants 63. La perte de pouvoir des gardiens a fait voler en éclats le tabou. Cette toile de fond étant posée, plusieurs, sinon la majorité des idées reçues, doivent être questionnées, remises en cause ou fortement nuancées. On a longtemps affirmé, par exemple, que la violence des détenus sur les gardiens est occasionnelle et ne représente qu'une faible proportion de la violence carcérale64. Sur quelles données s'est-on 63 64 LEMIRE, 1990 LEMIRE, 1990 Vers un projet pénitentiaire 62 basé pour affirmer une telle chose ? Et une pareille affirmation estelle encore valable aujourd'hui, si elle ne l'a jamais été ? Si l'on jette un coup d'oeil rapide sur la liste partielle des incidents survenus à l'unité maximale pour femmes du Centre régional de réception, de janvier 2000 au mois d'août 2001 (Tableau 1), impliquant huit détenues (qui sont pourtant reconnues moins violentes que les hommes), il est permis d'en douter. - Tableau 1 Liste partielle des incidents survenus à l’unité maximale pour femmes du CRR, impliquant 6 détenues, de janvier 2000 au mois d’août 2001 Date Événement Détenue 1 2001 6 août 3 août 15 février 29 janvier 2000 23 octobre 22 octobre 28 août 13 août 2 3 4 24 juillet 21 juillet 26 juin 23 juin 22 juin 4 juin 23 mai 20 mai 31 janvier 14 janvier 2001 10 août 2000 16 septembre 6 septembre 9 mai 2001 1er août 23 mars 22 mars 2001 11 juillet Endommage les biens de l’État Fait un doigt d’honneur Injures à une agente Voies de fait sur 3 agentes Donne un coup de tête au visage d’une agente Menace et voies de fait sur une agente Lance des liquides contaminés (sang et crachats) sur agent et compromet la sécurité Menace de mort un agent (si j’avais une arme, je vous tuerais) Menace de frapper les agents avec une pelle à la main Détruit les biens de l’État : 2 télés, micro-onde, machine à coudre, grille-pain, mélangeur d’une valeur de 2 000 $ Lance sa nourriture aux agents Injures aux agentes Bloque sa toilette et inonde la rangée Refus d’ordre Voies de fait sur une agente Voies de fait sur 2 membres du personnel (coups de pied et poings) Refus d’ordre Refus d’ordre Menace de voie de fait et s’élance avec le poing sur une agente Refus d’ordre Refus d’ordre Lance nourriture dans la vitre du contrôle Refus d’ordre Lance chaise et cabaret sur le contrôle des officiers Menace les officiers et propos irrespectueux Voies de fait sur codétenues Menace de voie de fait Menace de voie de fait Voie de fait sur une agente Propos irrespectueux envers une agente Propos irrespectueux envers une agente Bris de matériel Vers un projet pénitentiaire 63 - Tableau 1 Liste partielle des incidents survenus à l’unité maximale pour femmes du CRR, impliquant 6 détenues, de janvier 2000 au mois d’août 2001 Date Événement Détenue 10 juillet 5 11 février 12 janvier 2000 4 décembre 28 novembre 2001 23 août 2000 6 juin 16 octobre 6 2001 31 août 19 août 17 août 2000 28 novembre Propos irrespectueux envers une agente Bris de matériel A lancé une chaise dans la grille du contrôle et a menacé d’un bâton les agentes qui tentaient d’intervenir A tenté de frapper une agente avec un bâton, a réussi à ouvrir le guichet de sa porte avec un bâton et a étendu du savon et de l’eau par terre rendant l’intervention très périlleuse Bris de matériel En possession de 4 litres de liquide de contrebande (alcool) Menace de voie de fait le G.U. et utilise un langage vulgaire Voie de fait sur codétenue Bris de matériel et menace les agentes avec une bouilloire remplie d’eau bouillante Voie de fait sur G.U. Voie de fait sur 3 agents, a craché à la figure de 2 agents et en a agrippé 1 par le chandail Refus d’ordre Refus d’ordre Menace de voie de fait sur un agent Test d’urine positif Menace de voie de fait sur codétenue Refus d’ordre Possession de contrebande Propos irrespectueux envers une agente Lance le cabaret par le guichet de sa porte en direction des agentes 27 novembre 15 mai 27 avril 7 2000 16 septembre Refus d’ordre 6 juillet A barricadé la porte et a mis le feu dans la pièce 10 mai Bris de matériel Refus d’ordre 8 2001 26 mars Propos irrespectueux envers une agente 2000 30 novembre Refus d’ordre 24 novembre Refus d’ordre 30 juin Test d’urine positif 9 juin Voie de fait sur un agent Source: UCCO-SACC-CSN, 2001b Les agents de correction et les détenus représentent les deux pôles d'une même réalité. Ils sont séparés par une frontière plus ou moins étanche. Malgré l’amélioration des conditions de détention et l'élargissement de la tâche des agents, qui ont permis un certain rapprochement, on note une tendance à la Vers un projet pénitentiaire 64 détérioration du climat dans nombre de pénitenciers, détérioration qui se traduit par une tension interne plus grande et par une augmentation de la violence quotidienne et des risques de violence (incidents de faible et de moyenne gravité, qui n'apparaissent pas dans les statistiques du SCC, et peut-être même de forte gravité, selon les critères d'évaluation et de classification adoptés). 2- Le modèle de Bottoms S'il existe peu d'études quantitatives sur la violence dans les pénitenciers, il existe encore moins de cadres d'analyse générale ou de modèles éprouvés nous permettant d'expliquer le phénomène. Jusqu'à aujourd'hui, la façon classique de poser le problème de la sécurité, et plus particulièrement celui de la violence dans les pénitenciers, a été d'expliquer comment l'ordre est construit et maintenu à l'intérieur d'un établissement carcéral. Sans connaissance de ce processus, pensait-on, il était impossible de proposer des mesures de sécurité adéquates. La démarche de Bottoms est l'un des exemples les plus pertinents de cette façon de faire. Dans un texte récent et qui fait époque, Interpersonal Violence and Social Order in Prisons, Bottoms propose un modèle susceptible d'expliquer l'équilibre social dynamique au sein du pénitencier, et, de façon plus précise, d'expliquer la violence des détenus contre le personnel. Mais il reconnaît lui-même qu'il s'agit là d'un modèle théorique qui n'a pas été évalué quantitativement. 65. Bottoms effectue une distinction entre l'ordre et le contrôle au sein du pénitencier. L'ordre peut être défini comme une combinaison de relations sociales relativement stables qui permet aux différents acteurs de prévoir leur comportement mutuel. Ordre et prédictibilité assureraient aux détenus et au personnel une sorte de « sécurité ontologique » (sécurité de l'être, selon Giddens) dans la vie de tous les jours. Le contrôle, pour sa part, est constitué par l'ensemble des pratiques routinières qui assurent le maintien de l'ordre. L'ordre et le contrôle sont les deux éléments de ce qu'il convient d'appeler la « paix carcérale ». Il n'y a pas de paix carcérale fondée sur le seul contrôle, sur les seules 65 L'auteur s'appuie sur les recherches de Ahmad (1996); de Sparks, Bottoms et Hay (1996); de Liebling et al. (1999); et de Liebling et Price (1999). Vers un projet pénitentiaire 65 mesures qui permettent le maintien de l'ordre, ou encore fondée exclusivement sur l'existence d'une structure pérenne de relations sociales. L'ordre peut être défini de façon négative, plus spécifiquement comme l'absence de violence au sein du pénitencier, comme la capacité d'éviter les conflits et la désagrégation des relations sociales. L'ordre constitue en fait un équilibre social dynamique, tandis que le contrôle est un ensemble de stratégies et de tactiques utilisé pour assurer l'ordre. Dans la pratique, l'administration pénitentiaire serait plus sensible au problème du contrôle, les prisonniers à celui de l'ordre. En empruntant à la philosophie politique classique (Locke, Hobbes et Rousseau), Bottoms décrit trois grandes façons de parvenir à un équilibre social dynamique, d'assurer l'ordre et l'adhésion des individus à la société. La première façon est d'agir dans l'intérêt mutuel des individus, qu'il s'agisse d'intérêts économiques ou autres. Cette approche instrumentaliste s'avère efficace en prison, contexte dans lequel les individus sont sensibles au système récompense/punition. La deuxième manière d'assurer l'adhésion des individus à la société est la coercition, la contrainte. La contrainte est soit de nature « structurelle », soit de nature « physique ». La contrainte structurelle renvoie au poids des structures et des rapports de pouvoir existant. La contrainte physique renvoie à la force et à l'environnement matériel. Dans un pénitencier, la contrainte structurelle se manifeste par la résignation des détenu-es à l'ordre établi, dont la lourdeur freine les velléités de contestation et garantit la pérennité. D'autre part, la contrainte physique tend à limiter la mobilité des individus (enfermement) et les occasions de commettre des actes de violence. La troisième façon d'assurer l'adhésion des individus à la société est la recherche d'un consensus fondé sur les normes et les valeurs acquises, ou encore sur des règles édictées par une autorité, personne ou institution reconnue comme étant légitime. Dans un contexte carcéral, la légitimité joue un rôle particulièrement important dans l'adhésion des détenu-es à l'institution. Reprenant les travaux de Beetham (1991), Bottoms définit trois critères permettant d'évaluer la légitimité des systèmes de relations de pouvoir : la conformité aux lois, la conformité à la morale et la conformité aux croyances communes. La justice est l'un des fondements de l'ordre pénitentiaire dans la mesure où elle renforce la légitimité des membres Vers un projet pénitentiaire 66 du personnel (de la direction aux gardiens) et du régime carcéral dans son ensemble. C'est souvent le sentiment d'injustice qui est le déclencheur de désordre interne. À partir de la distinction entre ordre et contrôle, des trois grands types d'ordre carcéral et des critères de légitimité, Bottoms propose un modèle théorique pour expliquer l'équilibre social dynamique au sein du pénitencier. Comme l'indique la Figure 1, le modèle est construit à partir de huit variables : la légitimité (justice), les contraintes structurelles, la participation des détenu-es, les caractéristiques de la population carcérale, le système récompense/punition, les contraintes physiques, les incidents qui ont marqué le pénitencier, la philosophie et les compétences des membres du personnel Figure 1 Le modèle de Bottoms (1) Legitimation (a) Fairness of Staff (b) Fairness of Regime (c) Distributive Fairness (Complaints and Discipline System) (1A) Assent/Compliance (Compliant Orientation) (2) Power and Routines as Structural Constraints (9) Good Behavior Good Order (8) Staff Deployment, Approaches and Skills (3) Normative Involvement of Prisoners in Personal Projects (4) Population Characteristics (age, preprison experience, etc.) (5) Incentives and Disincentives (6) Degree of Physical Constraint/Surveillance (Situational Control) (7) Specific Incidents and their Consequences (incl. unintentional) Source : Anthony E. Bottoms, Interpersonal Violence and Social Order in Prisons, University of Chicago, 1999, p. 258. Vers un projet pénitentiaire - 67 Mais, comme nous l'avions déjà mentionné, Bottoms précise que le modèle proposé n'a pas été évalué quantitativement et que sa valeur demeure heuristique. Il s'agit d'un instrument de recherche et de connaissance qu'il qualifie lui-même de « speculative model »66. Bottoms précise également que les huit facteurs retenus interagissent les uns sur les autres, qu'ils sont en tension les uns avec les autres. L'exemple des facteurs 1 et 6 est particulièrement intéressant. Selon l'auteur, il existe une « tension réelle » (real tension) entre la légitimité et les contraintes physiques. Une diminution des contraintes physiques est bien vue des prisonniers et contribue à renforcer la légitimité du régime. Mais, d'un autre côté, elle augmente le risque de violence en multipliant les lieux et les moments qui échappent à la surveillance des gardiens. Inversement, une augmentation des contraintes physiques a pour effet d'affaiblir la légitimité du régime, affaiblissement qui, à terme, peut engendrer une augmentation de la violence. Même s'ils n'ont pas encore été établis avec certitude, de tels mécanismes pourraient, selon Bottoms, expliquer plusieurs des phénomènes qui ont été décrits dans les études empiriques traitant du milieu carcéral. La question qui se pose, dès lors, est de savoir s'il est possible d'élaborer un régime carcéral caractérisé par de fortes contraintes physiques et par une légitimité élevée. L'auteur répond positivement à cette question. La nouvelle génération de pénitenciers fondés sur la surveillance directe permettrait d'atteindre un tel résultat. Cependant, Bottoms reconnaît (dans une note en bas de page) que cela n'est pas toujours le cas dans les faits, comme l'ont démontré d’autres études 67. Bottoms poursuit son texte en étudiant la structure (les patterns) des agressions contre les membres du personnel. Une étude d'Atlas (1983) nous indique que la majorité des agressions (recensées) contre le personnel a lieu dans les secteurs où la surveillance est faible. Les études de Kratcoski (1988), de Light (1991), de Sparks, Bottoms et Hay (1996) nous indiquent que les agressions ont surtout lieu dans les unités résidentielles et dans les unités spéciales de sécurité. 66 67 BOTTOMS, 1999, p. 257, 261. FARBSTEIN, LIEBERT AND SIGURDSON (1996) ET JAMES ET AL. (1997). Vers un projet pénitentiaire 68 L'étude de Light a mis en lumière six contextes propices à la violence, par ordre décroissant : situation d'autorité (le détenu réagit à un ordre d'un membre du personnel), contexte de protestation (le détenu réagit à un traitement qu'il juge injuste), lors des fouilles (individuelles ou de cellules), lors des bagarres entre détenus, lors de leurs déplacements, et lorsqu'un détenu est soupçonné de contrebande. Sparks, Bottoms et Hay ont aussi montré que les incidents violents ont plus de chance de se produire à quatre moments particuliers de la journée : le matin lors du déverrouillage des cellules, au commencement de la journée (début de la routine), l'après-midi lors du déplacement des détenus de leurs cellules aux ateliers et le soir lors du verrouillage des cellules. À partir de l'ensemble de ces études, Bottoms conclut que les agressions contre les membres du personnel ne sont pas des événements aléatoires. Les agressions se manifestent principalement lorsque les agents correctionnels utilisent leur pouvoir (légal) et elles se produisent le plus souvent aux points de friction de l'ordre carcéral (« rubbing-points of the prison's social order »)68. L'auteur conclut finalement que le problème de la violence contre le personnel est directement relié au problème de la routine quotidienne et des relations personnel/détenu. Ainsi, Bottoms nous suggère que les interactions entre les membres du personnel et les détenus ne sont pas nécessairement et automatiquement positives. Aux points de friction des pénitenciers, les interactions ont plus de chance d'être négatives. Par conséquent, nous devons nous demander s'il suffit de diminuer les points de frictions connus (lieux physiques et motifs) pour diminuer les interactions négatives. Est-il suffisant, par exemple, d'accorder aux détenus une plus grande liberté de mouvement et de leur confier la clé (ou la carte magnétique) de leur cellule pour diminuer de façon marquée la violence contre le personnel ? Ou encore, est-il nécessaire de diminuer les pouvoirs (légaux) des agents correctionnels, de tolérer la contrebande de drogues et d'alcool, entre autres activités illicites, pour améliorer le climat général d'un pénitencier ? Ou bien la libéralisation du pénitencier conduit-elle à un simple déplacement des points et des motifs de friction, à la formation de nouveaux points et de nouveaux motifs, ou encore au surgissement aléatoire de la violence, voire à la violence gratuite ? Il est difficile de répondre à ces questions. Comme nous le verrons à la section II-5b), l'expérience des établissements pour femmes nous 68 BOTTOMS, 1999, p. 265. Vers un projet pénitentiaire 69 indique qu'en faisant des agentes correctionnels des sortes d'intervenants sociaux de première ligne, et en supprimant les principaux points de friction (physiques) connus, l'on n'élimine pas nécessairement et automatiquement la violence dans les pénitenciers. Pour Bottoms, la question des points de friction physiques au sein du pénitencier est fondamentale. L'une des principales stratégies utilisées jusqu'à tout récemment pour prévenir la violence dans les pénitenciers consiste à aménager un environnement physique qui limite la mobilité des agresseurs potentiels et qui limite l'accès aux armes offensives et aux objets pouvant servir d'armes; ce que les anglo-saxons appellent « the situational crime prevention »69. Il est reconnu que certaines caractéristiques physiques des pénitenciers augmentent ou diminuent les occasions de commettre certains types d'infraction. Les caractéristiques architecturales du pénitencier créent des « opportunités », des occasions qui font le larron. Une grande liberté de mouvement fournit aux détenus l'occasion de commettre des crimes graves dans les endroits faiblement surveillés du pénitencier et favorise la formation de gangs. Dans les pénitenciers anglais, le nombre d'agressions a augmenté puis diminué, au cours des années 1990, en fonction de l'augmentation et de la diminution du nombre d'heures que les détenus passaient en cellule. Cependant, ces mêmes caractéristiques physiques peuvent jouer en sens contraire, selon le pénitencier. Une plus grande liberté de mouvement, l'absence de barrières par exemple, n'engendre pas automatiquement de la violence. De telle sorte que nous pouvons penser qu'il n'existe pas de règle générale et qu'une même cause peut produire des effets contraires. Les caractéristiques physiques ne fournissent que des occasions plus ou moins propices. En fait, de nombreux facteurs doivent intervenir pour qu'il y ait passage à l'acte. Comme nous le verrons aux sections II-4 et II-5, la nouvelle architecture carcérale s'efforce de réduire les occasions propices à la violence en éliminant le plus possible les corridors, en regroupant les cellules autour d'une place centrale, en isolant et en aménageant des unités résidentielles plus petites, et en aménageant des postes de garde ouverts. Mais il est difficile de prévoir quelles seront les conséquences à court, moyen et long terme de telles transformations. 69 BOTTOMS, p. 241. Vers un projet pénitentiaire 70 Il n'existe pas d'étude empirique fiable nous permettant de conclure que la surveillance immédiate réduit la violence dans les pénitenciers. La plupart des preuves apportées par les partisans de cette forme de surveillance sont basées sur des études de cas et des enquêtes limitées (quand ce n'est pas sur des anecdotes), dans lesquelles les perceptions subjectives jouent un rôle important. Une recherche réalisée par Farbstein et Werner en 1989 dans cinq pénitenciers américains à sécurité moyenne et minimale nous indique que le niveau et la qualité des interactions entre les détenus et le personnel étaient aussi élevés dans les établissements à surveillance immédiate que dans les établissements à surveillance indirecte, même si « les agents de surveillance immédiate semble passer plus de temps avec les détenus que ne le font les agents de surveillance indirecte »70. Dans les deux types d'établissements « les agents correctionnels sont postés à l'endroit où se déroulent la plupart des échanges entre le personnel et les détenus et entre les membre du personnel » et « ils demeurent davantage au poste des agents ou près de celui-ci et passent plus de temps en conversation privée qu'avec les détenus »71. L'enquête a également montré que les employés des établissements à surveillance immédiate « se sentaient moins en sécurité que le personnel des établissements à surveillance indirecte (...), qu'ils se sentent moins en sécurité dans l'unité résidentielle et qu'à leur avis, il est plus difficile pour un détenu de communiquer avec un agent »72. Pour leur part, « les détenus sous surveillance immédiate rapportent davantage de contacts avec les agents et le personnel et trouvent ces contacts plus agréables et moins hostiles », ils sont également « d'avis que le risque d'attaques et de bagarres entre les agents et les détenus est moindre et que l'incidence de vandalisme est faible ». Quant aux administrateurs, ils sont convaincus que l'incidence de violence « est plus basse dans les établissements à surveillance immédiate que dans les établissements à surveillance indirecte »73. Ils auraient rapporté 13 incidents violents par année dans les établissements à surveillance immédiate, en comparaison de 32 dans les établissements à surveillance indirecte74. Comme on peut le constater cette recherche se fonde sur des évaluations subjectives et sur des données empiriques partielles. 70 Cité par le SCC, 1991b, p. 10. SCC, 1991b, p. 10-11. 72 SCC, 1991b, p. 11. 73 SCC, 1991b, p. 9. 74 SCC, 1991b, p. 9-10. 71 Vers un projet pénitentiaire 71 En mettant l'accent sur la distinction entre ordre et contrôle (ce dernier étant défini comme l'ensemble des pratiques routinières qui assurent le maintien de l'ordre), Bottoms tente d'expliquer les mécanismes qui assurent la paix sociale au sein des établissements carcéraux. Le pénitencier est conçu comme un système dynamique relativement stable. Bottoms reprend le commentaire de Cressey qui s'étonne que les pénitenciers « fonctionnent finalement » (« they work at all »), qu'ils ne constituent pas des institutions caractérisées par le chaos, par l'absence d'ordre. « The social system which is a prison does not degenerate into a chaotic mess of social relations which have no order and make no sense » , écrit Cressey75. Or, justement, les pénitenciers se caractérisent aussi par le désordre, par un certain chaos. Les pénitenciers sont des systèmes dynamiques instables, des systèmes qui sont constamment menacés par le désordre. Ce n'est pas la paix carcérale (l'ordre et le contrôle) qui est le phénomène le plus significatif, c'est l'opposition entre l'ordre et le désordre, le passage de l'un à l'autre. Le pénitencier doit être défini comme un système chaotique, en autant que l'on précise que le chaos possède un ordre interne, une structure (l'ordre dans le désordre)76. Les pénitenciers sont en réalité des systèmes dynamiques instables qui se caractérisent, comme nous l'avons vu dans la première partie de notre étude, par des périodes plus ou moins marquées d'ordre et de désordre, de violence et de paix carcérales. L'ordre ne peut exister sans son contraire, le désordre. Mais il n'y a pas d'ordre et de désordre absolus. Même durant les périodes d'ordre, le désordre se manifeste sous différentes formes. Le désordre est toujours présent, souterrain, prêt à surgir. Et l'ordre est toujours présent, planant sur l'ensemble du pénitencier, ou enfoui dans les consciences et dans les comportements. Le modèle de Bottoms peut nous aider à comprendre non seulement comment l'ordre est maintenu dans un pénitencier, mais aussi comment il est perturbé, comment le désordre s'installe. Toutefois un pareil modèle est inutile pour qui cherche à établir un régime carcéral garantissant le maintien de l'ordre. D'abord, parce qu'il n'a pas été testé et 75 Cité par BOTTOMS, p. 250. Sur la théorie du chaos voir : KELLERT Stephen H., In the Wake of Chaos, The University of Chicago Press, 1993; RUELLE David, Hasard et Chaos, Editions Odile Jacob, 1991; MELENCHON Jean-Luc, À la conquête du chaos, Pour un nouveau réalisme en politique ; et GLEICK James, La théorie du chaos. Vers une nouvelle science, Albin Michel, 1989. 76 Vers un projet pénitentiaire 72 qu'il est difficilement vérifiable empiriquement (nous doutons, d'ailleurs qu'il le soit un jour), ensuite parce que les tensions entre les facteurs constituent de véritables oppositions, de véritables contradictions. La vertu du modèle est de nous montrer que, selon les situations, une même décision peut produire des résultats opposés. Une diminution des contraintes physiques peut produire une diminution ou une augmentation de la violence, tout comme la multiplication des interactions entre les gardiens et les détenus. Inversement, le modèle de Bottoms nous montre que deux décisions opposées peuvent produire un même résultat : une diminution ou une augmentation des contraintes physiques peut engendrer une augmentation de la violence. En fait, ce que nous enseigne le modèle de Bottoms, c'est la prudence ! Les systèmes dynamiques sont des systèmes complexes dans lesquels intervient un grand nombre de facteurs. Dans de pareils systèmes, il est difficile, souvent impossible, de prédire quel effet, positif ou négatif, produira une décision. Par ailleurs, les systèmes dynamiques instables sont des systèmes dans lesquels une petite cause peut engendrer de grands effets. Dans de tels systèmes, la gravité d'un évènement est relative à son impact futur. Les incidents de faible ou de moyenne gravité sont potentiellement des incidents graves. Mais il est impossible de prédire lequel de ces incidents aura un impact majeur (le système est déterministe mais non prédictible). Dans le réseau complexe et enchaîné des causes, l'incident de faible ou de moyenne gravité est celui qui met le feu aux poudres, qui canalise et « déchaîne », à terme, les autres causes. Au sein des pénitenciers, le nombre d'incidents de faible et de moyenne gravité est très élevé. Du fait de la multiplication des mouvements et des interactions, les pénitenciers sont devenus encore plus instables. La diminution des contraintes physiques peut engendrer un état de paix carcérale soudainement perturbé par une flambée de violence. L'ordre carcéral n'est pas absolu. Il y a deux façons possibles d'assurer un certain ordre carcéral : en s'appuyant sur la coercition (contraintes structurelles et physiques) ou sur la persuasion (intérêt et respect des détenu-es, valeurs et normes consensuelles, etc.). Le problème, c'est qu'il est difficile de démontrer empiriquement, hors de tout doute, laquelle de ces deux méthodes est la plus efficace, laquelle engendre le moins de conflits, de violence et de déliquescence. Trop ou trop peu d'avantages (matériels et autres), trop ou trop peu de contraintes Vers un projet pénitentiaire 73 structurelles et physiques, trop ou trop peu de consensus basés sur des normes et sur des valeurs conduisent souvent au même résultat : au désordre ! Il est impossible de construire un ordre carcéral parfait, tout comme il est impossible d'éviter tout désordre. Ainsi, la question qui se pose n'est pas tant celle de l'ordre ou du désordre, que celle de la gestion de la tension entre ordre et désordre, du passage de l'un à l'autre. Et la meilleure façon de gérer cette tension est de combiner et d'équilibrer les méthodes coercitives et persuasives, la sécurité statique et la sécurité dynamique. En l'absence de connaissances scientifiques suffisantes sur les conséquences de l'aménagement physique des pénitenciers et des modèles de surveillance, et considérant que l'un et l'autre modèle peuvent engendrer des effets opposés à ceux recherchés, un meilleur équilibre s'impose entre la surveillance immédiate (directe) et la surveillance indirecte. La surveillance immédiate par des agents postés directement dans l'unité résidentielle doit être combinée à la surveillance indirecte au moyen de postes de contrôle fermés (vitrés). Un contrôle de type ouvert multiplie les risques, ainsi que la vitesse de propagation du désordre. Advenant une flambée de violence, et plus particulièrement une émeute, il met en péril la sécurité du personnel et l'intégrité physique de l'établissement. Nous avons bien dit prudence, mais de quel type de prudence s'agit-il, en fait ? 3- Le principe de précaution Le comité conjoint syndicat-SCC, en 1999 pour étudier les conditions de travail des agentes et agents correctionnels, reconnaît que ces conditions sont difficiles et dangereuses; et que « Les risques liés au travail, les conséquences des erreurs commises et la surveillance interne et externe constantes » ajoutent à ses conditions déjà difficiles 77. Le travail des agents correctionnels est aussi, sinon plus dangereux, que celui des policiers. Les agents correctionnels affrontent quotidiennement des situations violentes et imprévues, en courrant le risque d'être blessés et de contracter des maladies infectieuses. Deux notions se dégagent clairement de l'analyse du comité : celles de risque et de danger. Pour bien comprendre le problème de la sécurité 77 Cité par Harris, 2002, p. 253. Vers un projet pénitentiaire 74 des agents correctionnels en milieu carcéral, il faut distinguer ces deux notions. Un danger est une menace réelle à laquelle un travailleur est directement exposé (physiquement ou psychologiquement), alors qu'un risque exprime la probabilité qu'un évènement dangereux puisse se produire. Le risque est le calcul de la fréquence d'un danger. Le mot risque provient de l'italien « risco », désignant l'écueil qui menace un navire de commerce en mer. La notion s'est étendue progressivement à différentes sphères d'activités humaines, de l'assurance maritime au XIV e siècle à l'environnement, aux activités domestiques et aux manipulations du vivant durant les années 1980 et 1990, en passant par le travail à la fin du XIXe siècle, avec l'adoption d'une législation sur les accidents du travail et l'élaboration de mécanismes compensatoires. La notion de risque appliquée au travail a conduit à la prévention et à la protection, avec l'adoption d'une batterie de réglementations et la mise sur pied d'institutions spécialisées. L'objectif de la prévention est d'éliminer le danger à la source même; celui de la protection est de parer au danger. Le danger comporte en effet deux dimensions : sa probabilité et sa gravité. La prévention consiste à réduire sa probabilité et la protection à réduire sa gravité. La prévention et la protection constituent le domaine de la sécurité78. La prise en compte du risque en milieu de travail implique que l'on connaisse les dangers qui peuvent surgir, les effets d'une situation donnée, et que l'on puisse calculer la probabilité qui leur est associée, comme dans le cas des accidents industriels, afin de déterminer le coût de la maîtrise du risque et les objectifs de sécurité (la zone de risque acceptable, le risque ne pouvant jamais être éliminé totalement). Dans un contexte de risque grave et d'incertitude scientifique, c'est-à-dire en l'absence de connaissances quant à l'effet d'une situation provoquée sur un milieu quelconque (naturel ou social), le principe de précaution prend le relais du principe de prévention. La précaution est un principe d'action qui nous oblige à prévenir les dangers potentiellement graves sans attendre de connaître les effets réels d'une situation provoquée, sans avoir levé l'incertitude scientifique concernant ces effets. La prévention concerne les risques connus et éprouvés, les risques dont on connaît les effets possibles et leur probabilité; la précaution concerne les risques mal connus et entachés d'incertitudes, les risques dont les effets sont incertains et dont on ne connaît pas la probabilité. De plus, le 78 ALLEMAND, 2002; KERVEN ET RUBISE, 1991. Vers un projet pénitentiaire 75 principe de précaution s'applique surtout aux risques 79 individuels et globaux différés, c'est-à-dire dont les effets sont reportés plus ou moins loin dans le temps80. Le principe de précaution a été développé au cours des années 70 pour tenir compte de l'incertitude reliée à certains dommages environnementaux, l'absence de connaissances scientifiques précises ne devant pas retarder l'adoption de mesures visant à prévenir un risque de dommages graves à l'environnement, à un coût économique acceptable. Il a été étendu par la suite aux risques alimentaires et sanitaires et aux risques liés aux manipulations du vivant (surtout génétiques). Le principe de précaution est un principe logique et éthique, et bien qu'il n'ait pas encore été étendu aux phénomènes sociaux, il n'y a aucune raison à le confiner à un seul domaine, en l'occurrence celui des risques technologiques, en autant que ses deux conditions d'application soient respectées. Selon nous, ce principe peut et doit s'appliquer aux réformes institutionnelles concernant la sécurité publique, réformes dont les effets sont inconnus et incertains et qui risquent de provoquer des dommages sociaux et institutionnels importants. Le principe de précaution cherche à réduire les risques graves et non à éliminer le risque (risque zéro). Il cherche à éliminer les dangers en dépit de l'incertitude de nos connaissances. Jusqu'à présent, les grandes réformes du système d'incarcération (révélation, entreposage, réhabilitation) ont été des échecs. Aucune des réformes n'a réussi à contrer la violence dans la société et dans les pénitenciers, ni la récidive. Dans l'état actuel des recherches, il est impossible de connaître les effets à moyen et long termes d'une réforme ultra libérale des pénitenciers, tel que fantasmée par certains idéologues du SCC, ni les effets à moyen et long termes d'une réforme néo-conservatrice tel que prônée par le gouvernement ontarien. Force nous est donc de prévenir les dangers potentiellement graves que représente l'une ou l'autre réforme, sans attendre d'avoir levé l'incertitude scientifique. Même si les réformateurs ontariens semblent ne pas vouloir aller aussi loin que leurs confrères américains, l'exemple des États-Unis est là pour 79 Les risques ne sont pas tous également « probabilisables ». Si l'on connaît la fréquence de nombreux accidents (de travail, de la route, domestiques, etc.), certains phénomènes sociaux, telles les éruptions de violence (révolution, guerre civile, émeutes, etc.) ainsi que les catastrophes naturelles sont difficilement quantifiables. De plus, le risque comporte une dimension sociale et humaine qui en fait un phénomène complexe qu'on ne saurait réduire à une méthode probabiliste. La perception du risque ainsi que la prédisposition au risque (attitude de déni ou de défi) varient d'un groupe social à l'autre et d'un individus à l'autre. Le risque est aussi une notion subjective. (ALLEMAND, 2002; PERETTI-WATEL, 2002) 80 BOURG, 2002; KOURILSKY ET VINEY, 2000. Vers un projet pénitentiaire 76 nous inviter à la prudence. Au cours des dernières années, la privatisation des prisons américaines, combinée à une approche répressive (emprisonner et punir, tout en réduisant les programmes de réhabilitation), a eu pour effet de relâcher dans la société plus d'un demimillion de détenus mal préparés et dont l'intégration sociale demeure problématique. Par ailleurs, il y a autant sinon plus de violence dans les nouveaux pénitenciers privés que dans les pénitenciers d'État. Les gardiens doivent s'équiper de plus en plus lourdement pour se protéger des détenus. Bien que la criminalité ait diminué de 16 % aux États-Unis, entre 1995 et 2000, le nombre de détenus a augmenté de près du tiers. Et il est impossible de prévoir quelles seront les conséquences à moyen et long termes d'un tel phénomène sur la société américaine et sur son système carcéral81. L'augmentation constante du taux d'incarcération 82 et du nombre de prisonniers83 ainsi que la prolifération des pénitenciers dans plusieurs États84 pourraient avoir des conséquences extrêmement graves sur la société américaine 85. À l'inverse, dans une société fondée sur les rapports marchands et l'inégalité, une trop grande libéralisation du système pénal (forte réduction des sentences, devancement de la libération conditionnelle, multiplication des permissions de sortie et des absences temporaires, quasi-disparition des pénitenciers, forte réduction du niveau de coercition, etc.) pourraient avoir des répercussions extrêmement graves. Le principe de précaution exige que l'on maintienne un équilibre constant entre des tendances opposées et extrêmes, afin de minimiser les risques que représentent certains phénomènes dont on ne connaît pas les effets à plus ou moins long terme. Il exige que l'on maintienne un équilibre entre coercition et persuasion et entre sécurité statique et sécurité dynamique. Nous verrons à la section II-5 que cet équilibre tend à se réaliser par la force des choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la pression des différents acteurs qui défendent des intérêts et des approches opposés. Mais ce processus, plus ou moins spontané, engendre confusion, incohérence, perte de temps, d'énergie et d'argent. Et, il en sera ainsi tant que le SCC n'adoptera pas officiellement et de 81 Le rapport de cause à effet entre la diminution de la criminalité et la réforme n'a pas été démontré et pourrait s'expliquer en partie par la forte croissance économique des années 1995-2000. 82 476 pour 100 000 habitants en 1999, comparativement à 139 en 1939, à l'époque d’Al Capone. 83 Environ 2 millions de personnes en 2000, soit quatre fois plus qu'en 1980. 84 Au Texas, depuis 1995, une nouvelle prison est inaugurée à chaque semaine ! 85 Sur les transformations récentes des systèmes pénal et carcéral américains, voir le livre de Joseph HALLINAN, Going up the River. Travel in a Prison Nation. Random House, 2001. Vers un projet pénitentiaire 77 façon réfléchie, une politique carcérale fondée sur l'équilibre entre les approches opposées. De façon générale, la violence dans les pénitenciers demeure un phénomène mal connu, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans bien des cas, nos connaissances ne nous permettent pas de la relier directement et avec certitude aux réformes passées ou en cours. Nos connaissances sur l'impact des réformes carcérales sur l'ensemble de la société sont également peu développées. Le plus souvent, les rapports de causalité sont postulés et non démontrés. Il n'existe pas encore de modèles explicatifs vérifiés empiriquement. Heureusement, il y a le principe de précaution pour nous guider dans notre action. 4- Qu'est-ce qu'un pénitencier ? Trois images nous viennent spontanément à l'esprit pour décrire ce qu'est un pénitencier. Premièrement, l'image traditionnelle d'une construction imposante où la brique se marie à un réseau complexe de grilles et de barreaux. Deuxièmement, l'image d'une prison sans murs, virtuelle, intégrée à la communauté, où chaque détenu porte, verrouillé à la cheville, un bracelet qui permet de le surveiller électroniquement. Et, troisièmement, l'image intermédiaire d'un campus universitaire ou encore d'un ensemble pavillonnaire. Peu importe la forme que revêt le pénitencier, celui-ci constitue un lieu de ségrégation formant un sous-système au sein de la société. En effet, le pénitencier ne peut être pensé en dehors de son environnement, ni complètement imbriqué et fondu à dans la société. Le lieu de la ségrégation peut être plus ou moins physique, matériel. Le pénitencier peut être plus ou moins concentré ou dispersé. Le pénitencier ne s'identifie pas nécessairement et totalement à ses murs. Plus il est concentré, plus le pénitencier s'identifie à un lieu et à un édifice précis. Plus il est disséminé, plus il s'identifie à un état de séparation. Même dans un pénitencier virtuel, intégré à la société, il y a des zones interdites aux contrevenants. Les déplacements de ces derniers sont surveillés électroniquement par des système divers (vérifications téléphoniques, système mondial de localisation -GPS, etc.). Le Vers un projet pénitentiaire 78 contrevenant fait de la « boîte », non seulement parce qu'il n'est pas entièrement libre de ses mouvements mais aussi parce qu'il doit constamment porter sur lui un dispositif électronique (la « boîte ») qui, en tout temps, peut sonner l'alerte et le ramener derrière les barreaux, dans le plus traditionnel des pénitenciers. On aura beau diminuer le taux et la durée d'incarcération, le pénitencier en tant que lieu de séparation perdurera, qu'il soit réel ou virtuel. Premièrement parce que l'inégalité, l'exclusion et la marginalisation sociales ont tendance à augmenter. Deuxièmement, parce que le taux de récidive, après la mise en liberté ou durant la libération conditionnelle, est fonction du contexte social et qu'il pourrait s'avérer nécessaire de surveiller certains criminels durant toute leur vie, ce qui n'irait pas sans créer de nouvelles formes de violence et de révolte. Troisièmement, parce que la surveillance électronique a ses limites dans une société où une partie importante des criminels ont tendance à devenir de plus en plus dangereux et à commettre des crimes graves. Toutes choses considérées, la société est appelée à développer différentes formes de pénitenciers, allant du pénitencier traditionnel au pénitencier virtuel, en passant par une forme intermédiaire, et cela en cherchant un équilibre entre la coercition et la persuasion et entre la sécurité statique et la sécurité dynamique au sein de chacun des types de pénitenciers. 5- Évolution architecturale et fonctionnelle des pénitenciers canadiens Le pénitencier contemporain traditionnel peut être défini comme une machine à contrôler les délinquants à l'intérieur de laquelle s'exerce une micro-physique du pouvoir. Le rôle de cette machine est de quadriller au plus près le temps, l'espace et les mouvements des détenu-es, de régulariser les activités et les circulations afin de mieux circonscrire les attitudes et les comportements 86. L'architecture carcérale contemporaine traditionnelle se caractérise par les trois éléments suivants : 86 • un établissement monolithique (unique) et tentaculaire où l'ensemble des circulations sont intérieures; • une composition d'espaces fonctionnels (cellules, ateliers, salles de classe, cours de promenade, etc.) constituant chacun une micro- FOUCAULT, 1975; DEMONCHY, 1996. Vers un projet pénitentiaire 79 prison (des prisons dans la prison), surveillée depuis l'extérieur. Le pénitencier se reproduit à l'identique à chaque échelle (principe d'invariance d'échelle); • une architecture de couloirs, formant un réseau de circulation, qui relient les micro-prisons entre elles et qui permet la surveillance constante et le contrôle strict des déplacements par le personnel 87. Dans le pénitencier traditionnel, la ségrégation spatiale et son corollaire, la clôture, prédominent. L'ordre et la discipline exigent la séparation et la clôture à chacune des échelles de l'organisation spatiale et architecturale. Le pénitencier est d'abord un lieu fermé sur lui-même, hétérogène, séparé de la société. Il constitue ensuite une prison collective où sont enfermés les délinquants classés au même niveau de sécurité, délinquants que l'on a séparés méticuleusement des autres pour éviter toutes formes de « contamination ». Enfin, le pénitencier est une juxtaposition de prisons individuelles, de cellules prolongées par une série de dépendances, de petites prisons communautaires (ateliers, salles communes, etc.). La ségrégation architecturale se double d'une ségrégation relationnelle : les agents de correction ne partagent pas le même espace que les détenus, ils surveillent l'enchaînement des couloirs et des micro-prisons de l'extérieur. Ce que la nouvelle conception du pénitencier vient remettre en cause, c'est la « coupure architecturale », les principes de séparation et de clôture à chacun des niveaux d'organisation spatiale. Non seulement le pénitencier doit s'ouvrir sur l'extérieur, sur la société, mais chacun de ses espaces fonctionnels doit être décloisonné, en grande partie libre d'obstacles, de barrières. Le pénitencier lui-même ne se présente plus comme un établissement monolithique et tentaculaire mais comme un agencement de pavillons. Au sein des pavillons, le système des unités de vie permet une plus grande liberté de mouvements aux différentes catégories de détenus qui cohabitent et qui vaquent à leurs occupations privées et domestiques selon de nouveaux codes et de nouveaux réseaux d'interactions. Une place centrale est aménagée, en tant que nouveau lieu de sociabilisation, qui s'ouvre largement sur les espaces d'hébergement et d'activités. La cellule elle-même devient une chambre dont la porte a pour fonction de préserver l'intimité. Les agents correctionnels partagent le même espace que les détenus, ils ne surveillent plus les micro-prisons de l'extérieur. La surveillance est immédiate, basée sur des rapports personnels directs et soutenus avec les détenus. Si la clôture demeure, elle est beaucoup plus souple, 87 DEMONCHY, sans date. Vers un projet pénitentiaire 80 éloignée, elle se confond de plus en plus avec le pénitencier lui-même, et dans certains cas avec la société (libération conditionnelle). L'encellulement tend à devenir diffus. Le SCC défend une conception linéaire de l'évolution du pénitencier, allant du l'établissement traditionnel au pénitencier sans murs, en passant par le pénitencier de style pavillonnaire basé sur la surveillance directe et la responsabilisation des détenu-es. En fait, l'évolution du pénitencier n'est ni linéaire, ni constante, comme nous allons le voir dans les sections subséquentes. Elle prend la forme d'une oscillation entre l'ouverture des pénitenciers traditionnels et la clôture des nouveaux pénitenciers, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique, c'est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les nécessités objectives du moment, avec des points d'équilibre. Cette oscillation devrait conduire à plusieurs types de pénitenciers, répondant à des besoins et à des demandes contradictoires. Le premier pénitencier canadien, celui de Kingston, a été conçu en empruntant à la tradition architecturale britannique et américaine. Au XVIIIe siècle, le britannique Geremy Bentham proposa un nouveau concept de prison : la prison panoptique (des mots pan et optique), c'est-à-dire un pénitencier aménagé de telle sorte que le surveillant puisse voir chaque détenu dans sa cellule sans être vu lui-même. Cela est rendu possible en aménageant les cellules sur plusieurs niveaux autour d'une tour centrale, chacune des cellules étant disposée de manière à permettre une surveillance constante, totale et indirecte 88. Le modèle de prison proposé par Bentham n'a jamais été réalisé. Les prisons qui ont été construites jusqu'au milieu du XX e siècle sont des variantes, des adaptations du panoptique. Les prisons réelles présentent des plans en croix ou en étoile. Les postes centraux contrôlent les corridors; ils n'ont pas vue sur l'intérieur des cellules. Les surveillants circulent dans les corridors; ils passent une partie de leur journée à ouvrir et à fermer des portes et sont en contact direct et permanent avec les détenus89. Dans les prisons américaines, construites en s'inspirant du modèle de Bentham, deux régimes carcéraux ont été élaborés. Sous le régime pennsylvanien -mis au point à l'Eastern Penitentiary de Pennsylvanie-, les 88 89 SCC, 1991a, ; DEMONCHY, 1996; SCC, 2001a DEMONCHY, 1996. Vers un projet pénitentiaire 81 détenus sont complètement isolés les uns des autres; ils vivent et travaillent seuls, les cellules et les autres locaux étant disposés de telle sorte qu'ils n'aient aucun contact visuel. Sous le régime auburnien élaboré à la prison d'Auburn dans l'État de New York-, les détenus mangent et travaillent ensemble durant la journée, mais en silence, et sont enfermés dans des cellules individuelles la nuit. Dans les deux cas, les cellules sont de très petites dimensions et la plupart du temps dépourvues de fenêtre90. Le pénitencier de Kingston a été conçu en empruntant aux trois modèles. Il reprend la structure étagée du panoptique (la nef), le plan cruciforme de l'Eastern Penitentiary et le régime carcéral de la prison d'Auburn. Jusqu'aux années 1960, il servira de prototype pour la construction des pénitenciers canadiens (pénitenciers : de Laval, 1873; de Dorchester, 1880; de la Saskatchewan, 1911; de la Colombie-Britannique; de Stony Mountain, années 1920 et 1930; de Collins Bay, années 1930; Prisons des femmes, 1934) 91. Durant cette longue période, la réforme du pénitencier progressera principalement par le biais de l'amélioration de son mode de fonctionnement92. Le pénitencier se transformera graduellement, mais partiellement, en outil de rééducation par la méditation, la prière, le travail, les études et les programmes de traitement 93. Au début des années 1950, le SCC adopte de nouvelles normes architecturales, sans révolutionner pour autant l'aménagement du pénitencier, et l'on assiste à une amélioration des conditions de vie dans les établissements. Les pénitenciers construits durant cette période permettent une plus grande intimité aux détenus. Les rangées sont moins longues, les cellules plus grandes, dotées de porte pleine, avec vue sur l'extérieur. L'aménagement d'un réseau de circulation accroît et facilite les déplacements dans les espaces extérieurs. Les pénitenciers sont pourvus de réfectoires pour la prise en commun des repas par rangée, que l'on transforme par la suite en salon. Comme les anciens établissements, les nouveaux pénitenciers sont de taille moyenne (450 lits). Le contrôle s'exerce « principalement par les mesures de sécurité 90 SCC, 1991d, 2001a. SCC, 1991d, 2001a. 92 L'architecture et le mode de fonctionnement d'un pénitencier entretiennent des liens étroits et doivent évoluer conjointement, le décalage entre les deux causant des dysfonctions. Les transformations architecturales déterminent de nouveaux modes de fonctionnement et l'évolution des opérations poussent à la création de nouvelles formes architecturales. Le changement de régime carcéral est le produit de cette double évolution. 93 SCC, 1991a. 91 Vers un projet pénitentiaire 82 actives et par le verrouillage manuel des barrières »94. Trois pénitenciers furent construits durant les années 50 : le Centre fédéral de formation, l'Établissement Leclerc et le Pénitencier de Joyceville. Au cours de la décennie suivante, faisant suite au rapport Fauteux, huit nouveaux pénitenciers de taille moyenne seront construits (Springhill, Archambault, Cowansville, Millhaven, Warkworth, Drumheller, Matsqui et le Centre de développement correctionnel-Québec), ajoutant 4 000 places au système correctionnel canadien. Les pénitenciers à niveaux de sécurité maximale seront conçus de manière à limiter les contacts entre les détenus et le personnel. Les mesures de sécurité statique seront renforcées par l'aménagement de postes de télécommande vitrés et de couloirs réservés aux membres du personnel95. Les établissements à sécurité moyenne et minimale, quant à eux, seront aménagés suivant le modèle du campus universitaire. Il aura fallu attendre les années 1960, pour que le processus de normalisation du milieu carcéral (ouverture sur la société) et plus particulièrement l'importance accordée à la réhabilitation, enclenche une nouvelle réforme architecturale. Le pénitencier en tant que lieu distinct, hétérogène, fermé sur lui-même est remis en question. Avec le passage aux établissements de style campus, l'on assiste aux premières véritables tentatives de création d'un milieu correctionnel plus « normal ». Quatre établissements de ce type seront construits : Cowansville au Québec, Warkworth en Ontario, Drumheller dans la région des Prairies et Springhill dans la région de l'Atlantique. L'architecture en campus se caractérise par des bâtiments plus petits, à l'échelle résidentielle, disposés à la façon des édifices d'un campus universitaire, et par le recours à des formes et à des matériaux propres au milieu résidentiel. Le bâtiment unique et tentaculaire cède la place à de multiples édifices. Les cellules sont plus petites qu'à l'époque précédente, mais les espaces d'agréments communs plus nombreux et plus vastes. Les innovations architecturales, telles les postes de contrôle ouverts, l'élimination de plusieurs barrières, les espaces conçus pour multiplier les échanges faciliteront l'implantation du modèle de sécurité 94 95 SCC, 1991d, p. 4. SCC, 1991d. Vers un projet pénitentiaire 83 dynamique fondé sur l'interaction étroite entre le personnel et les détenus96. Toutefois, malgré ces changements, nous n'assistons pas à une transformation radicale du mode de fonctionnement carcéral. Cette période se caractérise plutôt par un certain équilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique. Sur le campus, les édifices sont reliés par des corridors couverts qui confinent la circulation. De façon générale, les déplacements (internes et externes) sont limités et contrôlés par la présence de clôtures, de barrières, d'enceintes et de portes vitrées situées aux endroits stratégiques. Dans les unités résidentielles, des dispositifs centralisés et commandés remplacent les verrous manuels, réduisant les occasions de contacts entre le personnel et les détenus 97. Les innovations architecturales elles-mêmes sont restreintes par la nécessité de recourir à l'isolement cellulaire, résidentiel et périmétrique, par la nécessité de prévoir des mécanismes d'intervention armée (réduction de la distance entre les bâtiments et réseau de tunnels pour le transport des armes et la sécurité du personnel, surtout dans les pénitenciers à sécurité élevée), ainsi que par le besoin de surveillance directe sur l'ensemble de l'unité résidentielle, à partir des postes de contrôle. En plus de réduire le nombre d'interactions entre les détenus et le personnel, les postes de contrôle centralisés et télécommandés, qu'ils soient ouverts ou fermés, diminuent l'intimité des détenu-es et limitent la forme que pourrait prendre l'unité résidentielle. En fait, durant les années 1960, de nouvelles mesures de sécurité statique seront appliquées dans tous les nouveaux pénitenciers, et les établissements de style campus ont pour objectif véritable d'accroître l'efficacité et le rendement des pénitenciers 98. Néanmoins, lorsque viendra le temps de conclure sur cette période, attaché qu'il est à sa conception linéaire de l'évolution du pénitencier, le SCC expliquera que l'ensemble des mesures énumérées plus haut ne sont que des survivances de l'ancien mode de fonctionnement. Les années 60 sont marquées par des « messages incomplets, divergents et parfois contradictoires », écrira-t-on99. Les mesures de sécurité statique ne sont pas considérées comme des contraintes objectives découlant de l'état du système carcéral et de la société dont ce dernier fait partie. 96 SCC, 1991d, 2001c. Nous avons ici un beau paradoxe. Les verrous manuels multiplient les occasions de contacts entre le personnel et les détenus. Mais ces contacts sont brefs et peuvent être difficiles et dangereux; ils fournissent l'occasion d'interactions négatives. 98 SCC, 1991d, 1991a, 2001c. 99 SCC, 1991a, p. 3. 97 Vers un projet pénitentiaire 84 Et ce qui se présente comme une période d'équilibre dynamique, de tensions entre des nécessités opposées, est défini comme une simple période de transition vers une forme supérieure de pénitenciers fondée sur la sécurité dynamique et le respect des individus. Ce qui n'empêche pas le SCC d'affirmer en même temps que « les opérations doivent être conçues de façon à accommoder les besoins de tous »100, réintroduisant par la bande l'idée du nécessaire équilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique. En privilégiant la sécurité dynamique le SCC efface comme par magie les contradictions, alors même que l'équilibre dynamique présuppose une tension constante entre les deux formes de sécurité. Le passage des établissements fermés à un milieu correctionnel imitant la vie en collectivité la tendance actuelle à la normalisation de l'architecture carcérale- n'est d'ailleurs pas une fin en soi, mais encore là une simple étape de transition vers le pénitencier idéal. Selon ses propres termes, le SCC vise à « un renversement de l'idéologie correctionnelle », il vise à diminuer de façon marquée « l'importance de l'incarcération dans la stratégie correctionnelle », l'augmentation des coûts de construction et de fonctionnement des pénitenciers constituant, toujours selon ses propres mots, « l'ultime catalyseur du changement ». À terme, le SCC vise à éliminer « le besoin d'aménager des établissements centralisés pour loger les détenus », la prison sans murs et le centre de ressources communautaires représentant le modèle idéal ultime du pénitencier101. Durant les années 1970, la tendance à la construction de pénitenciers plus petits et moins austères se confirme. Si la sécurité demeure une préoccupation importante, on cherche à créer un milieu de vie plus humain et un climat plus détendu au sein des établissements. Cinq pénitenciers seront construits : le Centre régional de réception (Québec), le Centre psychiatrique régional (Prairies), l'Établissement d'Edmonton, l'Établissement de Kent et l'Établissement de Mission, et plusieurs centres communautaires urbains seront mis sur pied afin de mieux encadrer les détenus en libération conditionnelle102. L'importance accordée à la sécurité statique et plus particulièrement à la surveillance indirecte est remise en question. Dans les pénitenciers à sécurité moyenne et minimale, plusieurs dispositifs de sécurité sont 100 SCC, 1991a, p. 5. SCC, 1991a, p. 6-7. 102 SCC, 1991d. 101 Vers un projet pénitentiaire 85 modifiés ou abandonnés. Cependant, les agents correctionnels travaillent toujours dans des postes vitrés, contrairement aux autres membres du personnel qui travaillent plus souvent et plus directement dans l'unité 103. Au cours des années 1980, de nombreux pénitenciers seront construits : les Établissements de l'Atlantique, de Drummond, de Donnacona, de Port-Cartier, de Bowden, de La Macaza et des Unités spéciales de détention (sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Encore une fois, cette période en est une de tensions entre la sécurité statique et la sécurité dynamique. Le SCC prône de plus en plus le modèle de la vie communautaire et de la responsabilité des détenu-es. Mais une vague de violence dans les pénitenciers, dont le meurtre de plusieurs employés, a conduit à la mise en place de mesures de contrôle supplémentaires dans la majorité des établissements (l'élaboration d'un plan d'intervention armé, prioritairement) 104. Le SCC n'en poursuit pas moins sa quête architecturale d'un pénitencier plus « harmonieux ». Le pénitencier de Bowden, en Alberta, est « la première véritable tentative d'intégrer tous les membres du personnel dans l'unité résidentielle »105. Bowden constitue en fait « le premier établissement fédéral à sécurité moyenne du Canada construit selon les exigences du modèle de la surveillance directe »106. Cette surveillance se fonde à la fois sur l'interaction des employés avec les détenus et sur la possibilité de « voir toutes les aires principales à partir d'un point central »107. Le pénitencier de Bowden comprend cinq unités résidentielles distinctes. Afin de faciliter la surveillance, les unités ont été conçues en forme de croix, avec le poste de contrôle au centre. Chacun des bras de la croix comprend un noyau de cellules qui donne sur un « espace d'agrément commun semi-privé ». Le poste de contrôle est ouvert et « sert de poste d'information en tout temps ». Les détenus ont libre accès à leur chambre (sauf la nuit) et le seul obstacle matériel à leurs déplacements sont les contrôles qui commandent l'ouverture des portes d'entrée des unités et des cellules (durant la nuit). Bowden constitue une sorte de vitrine nationale et internationale pour le SCC. 103 SCC, 1991d; 2001c SCC, 1991d, 2001c. 105 SCC, 2001c, p. 3. 106 SCC, 2001c, p. 3. 107 SCC, 2001c, p. 3. 104 Vers un projet pénitentiaire 86 Durant les années 1990, ce rôle sera joué par les établissements de William Head et de Fenbrook pour les hommes et par les nouveaux Établissements régionaux pour femmes. Ouvert en 1959, le pénitencier à sécurité minimale de William Head a été réaménagé en 1992 en complexe à sécurité moyenne. William Head est présenté par le SCC comme le modèle même de la « résidence communautaire » et de la « responsabilité ». Il se compose de cinq quartiers de quarante places comprenant chacun quatre duplex de dix chambres. Dans chaque bâtiment, les détenus sont responsables de l'organisation de la vie domestique. William Head est l'expression architecturale des valeurs de la Mission de 1989 108. Le pénitencier de Fenbrook, inauguré en 1998, constitue pour sa part une fusion du modèle de la surveillance directe et du modèle de la responsabilité, un concept hybride. Mais, selon le SCC, « il s'inspire d'abord et avant tout du modèle de la responsabilité »109. Tous les employés et toutes les fonctions courantes sont regroupées dans un même bâtiment. La création d'une « communauté » favoriserait le maintien de l'ordre et de la sécurité. Depuis son ouverture, Fenbrook n'aurait été le théâtre d'aucun incident grave. Cependant, le SCC insiste faiblement sur les mesures de sécurité statique qu'il a dû adopter pour aider au maintien de l'ordre carcéral. Comme la plupart des pénitenciers à sécurité moyenne dépourvu d'un mur d'enceinte, Fenbrook est entouré d'une double clôture de fer barbelé à lames et muni d'un SPDI (Système périmétrique de détection des intrusions). Mais ce qui fait la différence, c'est son poste central doté des moyens de communication les plus modernes et d'une véritable armurerie. Quarante écrans de surveillance couplés à des vidéocaméras munies de zooms permettent de surveiller tous les secteurs du pénitencier et un système de détection GPS permet de localiser les employés en tout temps et dans n'importe quel endroit. Ainsi, les détenus sont constamment surveillés et de la façon la plus statique qui soit ! Ce qui contribue sans doute à leur bonne conduite. Certes, une telle surveillance est bénéfique, mais elle n'est pas suffisante pour prémunir le pénitencier de toute irruption de violence, comme nous le verrons plus loin (ou comme nous l'avons vu)110. 108 SCC, 2001c, p. 3-4. SCC, 2001c, p. 6. 110 SCC, 2001c; Harris, 2002. 109 Vers un projet pénitentiaire 87 Fenbrook constitue une belle vitrine pour le SCC, mais en autant que celui-ci n'appuie pas trop sur les mesures de sécurité statique qui assurent la discipline interne et qui vont à l'encontre de sa philosophie officielle. La vitrine que le SCC aurait voulu exhiber, durant les années 1990, son fantasme carcéral si l'on ose dire, ce sont les établissements régionaux pour femmes (ERPF), première version. Malheureusement pour lui, le modèle de la responsabilité appliqué aux pénitenciers pour femmes a été un échec patent, du moins durant les premières années. Mais avant d'étudier le cas des pénitenciers pour femmes, penchonsnous sur l'évolution des Unités spéciales de détention (USD) pour hommes. Nous étudierons plus longuement ces deux derniers types de pénitenciers car le premier nous fournit un exemple de rééquilibrage en faveur de la sécurité statique, alors que le second nous fournit un exemple de rééquilibre en faveur de la sécurité dynamique. a) L'évolution des Unités spéciales de détention (USD) L'évolution des Unités spéciales de détention nous fournit un exemple de rééquilibrage en faveur de la sécurité dynamique. Suite à la vague de violence qui a secoué les pénitenciers canadiens au milieu des années 1970, un comité d'enquête, chargé d'étudier le recours à l'isolement dans les pénitenciers fédéraux, a été mis sur pied. Présidé par Jim Vautour, le comité a déposé son rapport en 1976 et ses principales recommandations ont été appliquées par le SCC. À cette époque, les délinquants qui représentaient une menace grave et constante pour le personnel et les autres détenus étaient logés dans les aires d'isolement de leur établissement d'appartenance près de 24 heures par jour, sans suivre aucun traitement clinique ou programme de réadaptation. Une étude effectuée par le comité d'enquête a révélé que la ségrégation spatiale ne contribuait pas à modifier les comportements des détenus dangereux, puisque ces derniers continuaient à commettre des actes de violence après leur isolement. Le comité en arriva à la conclusion que des unités spéciales de détention, soit des établissements construits spécifiquement pour veiller à la garde et au traitement des détenus violents étaient nécessaires, afin de maintenir l'ordre dans les Vers un projet pénitentiaire 88 pénitenciers « ordinaires » et de diminuer les risques auxquels étaient exposés les membres du personnel, et afin de réduire les effets néfastes de l'isolement à long terme par l'application de programmes mieux adaptés aux besoins des délinquants dangereux 111. En 1977 et 1978, deux unités temporaires furent aménagées à l'intérieur de pénitenciers existant (à Millhaven et au Centre de développement correctionnel du Québec), en attendant l'ouverture des USD permanentes en 1984 (Pénitencier de la Saskatchewan et Centre régional de réception du Québec, à Sainte-Anne-des-Plaines). Suite à leur création, les USD ont subi plusieurs transformations. En 1980, les critères d'admission ont été élargis pour inclure les détenus présentant un danger « potentiel » et non plus seulement réel, et une période minimale de séjour de deux ans a été officiellement instaurée. Mais cette règle fut révoquée en 1985, permettant aux détenus de retourner dans leur établissement d'origine après avoir franchi, à leur propre rythme, les diverses étapes du programme de réintégration 112. En 1986, le nombre de niveaux de sécurité du système carcéral canadien est passé de sept à quatre; les Unités spéciales de détention ont été classées au niveau le plus élevé et ont été rebaptisées « Unité à sécurité maximale élevée ». En 1990, le Service correctionnel du Canada a adopté une nouvelle politique, concernant les détenus dangereux. Le fonctionnement des USD, et plus particulièrement les méthodes de contrôle utilisées ne correspondaient plus aux valeurs de la Mission. Dès leur ouverture, et ce contrairement au projet anticipé, un régime axé sur la coercition s'est imposé dans les USD, sans doute à cause de la très grande dangerosité des premières cohortes de détenus incarcérés. Ce régime a été renforcé suite à la vague de violence des années 1983 et 1984 (11 meurtres et 60 agressions graves de détenus dont deux meurtres et sept agressions dans les USD, un meurtre d'employé, et 39 émeutes, prises d'otages et évasions). Selon l'analyse du SCC, les unités étaient essentiellement des pénitenciers punitifs, fermés sur eux-mêmes, et où les étapes de réintégration progressive des délinquants n'étaient pas respectées. Les mécanismes d'intervention utilisés dans les USD n'avaient pas réussi à neutraliser les comportements violents : « plus du tiers des détenus ont été admis 111 112 SCC, 1991c. SCC, 1991c. Vers un projet pénitentiaire 89 plus d'une fois » dans les USD et « ceux-ci représentaient, à leur sortie, une menace beaucoup plus grande que les autres détenus pour la société ». La conclusion s'imposait d'elle-même. Il était devenu impératif « d'instaurer des programmes et des stratégies de traitement davantage efficaces dans ces unités »113. L'Unité spéciale de détention ne devait plus être définie comme un établissement à niveau de sécurité maximale élevé, mais comme « un endroit spécial à l'intention de gens spéciaux »114. Le Service revient à l'ancienne appellation, supprimant la notion de sécurité élevée. Deux principes fondamentaux furent inscrits à la base de la nouvelle conception des Unités spéciales de détention. Le premier principe est celui du « contrôle limité » des détenus dangereux, soit un contrôle qui s'exerce « uniquement dans la mesure nécessaire pour prévenir les actes de violence »115. Le SCC reconnaît l'existence de trois catégories de détenus dangereux : ceux qui souffrent de troubles mentaux, ceux qui présentent des troubles de comportement et ceux pour qui la violence est fonctionnelle (moyen pour atteindre un but). La sécurité active, le contrôle par l'interaction positive entre employés et délinquants, doit également être appliquée dans les unités spéciales de détention, ce qui implique le réaménagement des locaux et l'élimination graduelle du recours au matériel de contrainte durant les déplacements, afin « de réduire les barrières matérielles entre les membres du personnel et les détenus »116. Le second principe est celui de la réinsertion des délinquants. Selon le SCC, « les détenus violents ont aussi la capacité de modifier leur comportement si on leur offre un milieu et des programmes appropriés » et si on les encourage « activement à participer à des activités constructives »117. L'objectif avoué des programmes « est de permettre le retour sans risques du détenu dans un établissement à sécurité maximale, dans les plus brefs délais possibles »118. En fait, la nouvelle philosophie du SCC aura permis de réduire sensiblement la population totale des USD. 113 SCC, 1991c, p. 98. SCC, 1991c, p. 100. 115 SCC, 1991c, p. 100. 116 SCC, 1991c, p. 102. 117 SCC, 1991c, p. 102-103. 118 SCC, 1991c, p. 103. 114 Vers un projet pénitentiaire 90 Depuis 1991, la situation dans les USD ne semble pas avoir beaucoup évoluée. Dans son rapport annuel de 2000-2001, l'Enquêteur correctionnel a dressé une liste des problèmes non résolus au fil des années. Parmi ces problèmes figurent celui de « l'efficacité de la politique qui régit l'unité spéciale de détention » et celui de « la participation chroniquement faible des détenus aux programmes offerts à l'unité spéciale de détention »119. L'Enquêteur entretient de sérieux doutes quant à l'efficacité de la politique du Service qui consiste à réunir tous les détenus dits « dangereux » dans le même établissement. Selon lui, cette pratique a pour effet d'étiqueter ces délinquants comme étant les « pires parmi les pires » et de créer entre eux une solidarité qui va à l'encontre de l'objectif explicite de l'USD, soit assurer la sécurité de la société. Et l'Enquêteur d'expliquer la faible participation des détenus aux programmes de traitement et de formation par ce même sentiment de solidarité120. En conclusion, l'Enquêteur demande au SCC d'aller plus loin encore dans le sens de la normalisation et de la sécurité dynamique. Par ailleurs, l'Enquêteur est surpris que le SCC n'ait pas encore créé de programmes spécialement destinés aux détenus des USD, malgré les recommandations réitérées. En effet, il y a de quoi être surpris, si l'on considère l'évolution des USD au cours des 25 dernières années et l'évolution du discours du SCC. L'absence de programmes spécifiques et la faible participation des détenus s'expliquent sans doute, comme le suggère le Service, par la difficulté de plus en plus grande de rééduquer les criminels dangereux, par la situation réelle prévalant dans les établissements et par le manque de connaissances scientifiques éprouvées dans le domaine du traitement des personnes violentes. Mais elle nous renseigne surtout sur une tactique constamment utilisée par les partisans de la pénologie libérale pour expliquer les échecs du système, tactique qui consiste à plaider l'insuffisance et l'inadéquation des programmes dans une perpétuelle fuite en avant. Cet argument a été utilisé à plusieurs reprises depuis la création des USD. Et il l'est encore puisque le SCC travaille présentement à l'élaboration d'un plan pour mieux répondre aux besoins des détenus de l'USD de Sainte-Anne-des-Plaines. 119 120 Rapport de l'Enquêteur correctionnel, 2000-2001, 2001, p. 7. Rapport de l'Enquêteur correctionnel, 2000-2001, 2001, p. 7. Vers un projet pénitentiaire 91 Mais le rééquilibrage dans les Unités spéciales de détention ne doit pas se faire au détriment de la sécurité statique. Dans ces unités de dernier recours, servant à isoler les détenus les plus récalcitrants, il ne peut s'agir que d'un équilibre relatif, où la sécurité statique prédomine sur la sécurité dynamique. b) L'évolution des Établissements régionaux pour femmes (ERPF) L'évolution des pénitenciers pour femmes nous fournit un exemple pertinent de rééquilibrage en faveur de la sécurité statique et de la ségrégation spatiale des différentes catégories de détenues. Nous nous pencherons plus longuement sur cet exemple puisque le SCC envisage d'appliquer le modèle des établissements pour femmes aux pénitenciers pour hommes. En lisant les textes du SCC, on est surpris de constater que celui-ci ne qualifie pas les prisons pour femmes de pénitenciers mais d'établissements, sans doute parce que la notion même d'établissement n'impliquent pas celle de « pénitence ». Ce qui est en jeu ici, au-delà du qualificatif, c'est la nature même du pénitencier. De la prison à l'établissement Avant 1995, le système carcéral canadien ne comptait qu'un seul pénitencier pour délinquantes : la Prison des femmes de Kingston. En 1991, pour répondre à la montée de la violence, la Prison des femmes a été dotée d'une unité spéciale où les délinquantes les plus dangereuses, celles qui nuisent au bon fonctionnement de l'institution, ont été isolées. La semaine qui précéda l'ouverture fut marquée par plusieurs incidents graves : cinq tentatives de suicide, une tentative d'évasion et six agressions occasionnées par la consommation de drogues 121. La mise sur pied d'une unité spéciale d'isolement pour les détenues agressives améliora considérablement le climat général du pénitencier. Mais la violence ne fut pas éliminée pour autant au sein de l'unité spéciale. Elle cumula durant l'émeute de 1994, qui donna naissance à la Commission Arbour. 121 HARRIS 2002. Vers un projet pénitentiaire 92 Le gouvernement avait déjà annoncé, en 1990, suite au rapport du Groupe d'étude sur les femmes de 1989, qu'il fermerait la Prison des femmes de Kingston vers la fin de l'année 1994 et qu'il la remplacerait par cinq établissements plus petits, répondant à sa nouvelle philosophie. La décision doctrinale de 1990 et celle plus pragmatique de 1991 allaient dans deux directions opposées. La première proposait de s'attaquer au problème de la violence des détenues dangereuses, en créant pour ces dernières un milieu de type communautaire, la deuxième proposait d'isoler les femmes violentes des autres délinquantes. Après l'émeute de 1994, malgré le fait que les délinquantes placées en unité spéciale d'isolement aient été difficilement contrôlables, et qu'elles le soient encore plus dans un milieu en partie normalisé (les unités ordinaires de la Prison des femmes), le gouvernement alla de l'avant avec son projet de construction d'établissements pour femmes ouverts et multisécuritaires, comme s'il n'avait tiré aucune leçon de l'expérience de la Prison des femmes de Kingston 122! Entre 1995 et 1997, le gouvernement fit construire cinq établissements régionaux pour femmes à faible capacité (entre 28 et 81 détenues) : le Pavillon de ressourcements Okimaw Ohci à Maple Creek en Saskatchewan (août 1995), l'Établissement Nova à Truro en NouvelleEcosse (octobre 1995), l'Établissement Edmonton pour femmes en Alberta (novembre 1995), l'Établissement Grand Valley à Kitchener en Ontario (janvier 1997) et l'Établissement Joliette au Québec (janvier 1997). Ces pénitenciers ont été construits suivant une nouvelle approche de la sécurité. Cette approche, comme nous l'avons vu, consiste à donner la priorité à la sécurité dynamique fondée sur l'interaction entre le personnel et les détenues. « Bien connaître la détenue représente la meilleure des protections », écrira le SCC à de multiples reprises123. Dans les premiers établissements régionaux pour femmes, la sécurité statique était très peu développée. La traditionnelle clôture périmétrique avait été remplacée par une clôture de bornage et le 122 La Commission Arbour, chargée d'enquêter sur l'émeute de 1994 survenue à la prison de Kingston, a conforté le SCC dans sa politique. Selon la Commission, plus des trois quart des détenues ont été victimes d'abus de toutes sortes au cours de leur vie, et leur réadaptation exigeait la mise sur pied de programmes de traitement et de formation spécialisés, dispensés dans un environnement le plus normal possible, c'est-àdire un environnement amical, calme et serein. 123 SCC, 1989, 1991, 1996, 1999, 2002. Vers un projet pénitentiaire 93 système d'éclairage réduit à sa plus simple expression. Il n'y avait pas de système de contrôle et de détection 124. Les nouveaux pénitenciers pour femmes ne comprenaient pas d'unité à sécurité maximale. En fait, ils ont été conçus pour recevoir des détenues présentant un risque faible ou moyen. Les délinquantes dangereuses125 ont pourtant été transférées dans ces pénitenciers 126. Nombre d'entre elles passaient la plus grande partie de leur temps en cellule d'isolement pour des raisons disciplinaires, allant de la tentative d'évasion à l'abus de drogue 127. C'est à la suite d'incidents violents aux établissements Nova et Edmonton, quelques mois à peine après leur ouverture 128, que le SCC a pris la décision d'augmenter les mesures de sécurité statique, dont les mesures de sécurité périmétrique. Ces mesures de sécurité ont été renforcées dans tous les ERPF existant ou en construction, exception faite du Pavillon de ressourcement d'Okimaw Ohci. Néanmoins, le SCC n'a pas voulu recourir aux mêmes mesures de sécurité périmétrique dans les pénitenciers pour femmes que dans les pénitenciers pour hommes, parce qu'il considère que le niveau de risques et de besoins des femmes est différent de celui des hommes. Au lieu de la traditionnelle clôture de quatorze pieds de hauteur, il a fait installer une clôture de huit pieds (surmontée d'un fil barbelé à lames), doublée d'un système de détection (lumière infrarouge, vidéo-caméra, etc.), une clôture plus imposante allant « à l'encontre du concept ayant présidé à la création et au fonctionnement des établissements pour femmes, qui repose sur la notion de sécurité dynamique »129. Même s'il « savait que ce système n'empêcherait pas nécessairement les femmes de s'évader », le SCC « jugeait que ce serait un meilleur système d'alerte rapide (détection et dissuasion), et que c'était la façon appropriée de réagir au risque (...) » . C'était, du coup, 124 SCC, 2002b. Soit celles ayant commis des crimes violents (75% des détenues classées à sécurité maximum) ou qui présentent des comportement anti-social marqués et difficilement modifiables. 126 En 1997, il ne restait que dix-sept femmes classées à sécurité maximum à Kingston. 127 HARRIS, 2002. 128 Un meurtre de détenue et une émeute à Nova; trois assauts sur le personnel, sept évasions et des tentatives de suicide à Edmonton. 129 Selon le SCC, la sécurité périmétrique actuelle des ERPF se situerait entre celle des établissements à sécurité minimale pour hommes (sans clôtures) et celle des établissements à sécurité moyenne pour hommes (double clôture et patrouille motorisée). SCC, 2002b, p. 2. 125 Vers un projet pénitentiaire 94 reconnaître implicitement que les femmes ont la même aptitude à l'évasion que les hommes, tout en leur aménageant des conditions d'évasion différentes ! C'était aussi reconnaître qu'il avait mal évalué le risque que les femmes représentaient. Mais, pour tenter de résoudre le problème de la sécurité dans les ERPF, le SCC a dû faire une entorse encore plus importante à sa philosophie de base. En 1996, il songe à retirer toutes les délinquantes à sécurité maximale des établissements régionaux et il s'est engagé à apporter des changements importants à l'architecture et au mode de fonctionnement des pénitenciers pour femmes. Les quatre principales mesures adoptées sont les suivantes : la mise au point d'un outil normalisé pour la réévaluation du niveau de sécurité des détenues, la création d'Unités de garde en milieu fermé, l'élaboration d'un programme intensif de gestion du comportement et la mise sur pied d'Unités en milieu de vie structurées, ainsi que l'élaboration d'un programme intensif de soins130. La première mesure consiste à élaborer une Échelle de réévaluation du niveau de sécurité pour les femmes. Par cette première mesure, le SCC reconnaît implicitement que la réévaluation du niveau de sécurité des délinquantes faisait appel à une trop grande subjectivité et à une trop grande sensibilité aux ressources disponibles (nombre de places et d'employés dans les établissements), et que, dans un contexte de croissance du nombre de détenues, le Service pratiquait davantage une politique de gestion de places qu'une politique de gestion du risque. La deuxième mesure consiste à construire des unités d'habitation spéciales dans chacun des établissements régionaux pour loger les délinquantes classées à sécurité maximale, dont le retour était prévu pour 2002131. Par cette mesure, le SCC reconnaît implicitement qu'il a trop négligé la sécurité au sein des établissements pour femmes et qu'il ne suffit pas, pour réadapter les délinquantes, de les confiner indistinctement dans un environnement normalisé en leur dispensant des programmes de traitement et de formation. La création des Unités de garde en milieu fermé vient remettre en cause la 130 Les trois dernières mesures font partie de la Stratégie d'intervention intensive dans les établissements pour femmes rendue publique en 1999. SCC, 2002b. 131 On procèdera alors à la fermeture des unités pour femmes actuellement situées dans les pénitenciers pour hommes. Vers un projet pénitentiaire 95 conception initiale des établissement multisécuritaires, fondée sur la non-ségrégation des détenues. L'Unité de garde en milieu fermé implique une hausse du niveau de confinement des délinquantes à sécurité maximale. Plus encore, l'UGMF sera conçue suivant le principe d'invariance d'échelle, de prisons dans la prison : « L'UGMF aura trois niveaux de confinement : les cellules, les modules (comportant de cinq à six cellules chacun) et l'unité elle-même ». Par ailleurs, « la cour d'exercice sera entourée d'une combinaison de murs et de clôtures de 3,7 mètres de hauteur et munie d'une capacité de détection »132; ce qui revient à dire qu'elle sera entourée d'une clôture aussi imposante que celle entourant les pénitenciers pour hommes, alors que celle entourant l'ERPF ne sera que de huit pieds. Ainsi, aucun nouveau changement à la sécurité périphérique ne sera requis et le SCC pourra prétendre être demeuré fidèle à son concept initial ! Jouant de ruse, le SCC cherche à rééquilibrer la sécurité statique et la sécurité dynamique au sein même de l'UGMF : « les délinquantes à sécurité maximale seront prises en charge à la fois grâce aux mesures accrues de sécurité statique à l'UGMF et grâce à la sécurité dynamique et à la supervision fournies par le personnel qualifié affecté aux unités ». Le SCC reconnaît implicitement, pour la première fois, que dans les pénitenciers pour femmes la prédominance de la sécurité dynamique est fonction de la classification des délinquantes et ne peut être appliquée à l'ensemble de l'établissement. En fait, le SCC cherche à perpétuer le déséquilibre entre les deux types de sécurité, au niveau global. Et il en va de même pour les déplacements. Le SCC cherche à les limiter en fonction du risque qu'ils représentent : « Les déplacements à l'extérieur de l'unité se feront en fonction de l'évaluation du risque que pose chaque détenue (c'est-à-dire qu'on évaluera si le risque posé par le déplacement d'une détenue est assumable à l'extérieur de l'UGMF), et les détenues qui sortiront de l'unité le feront sous la surveillance directe du personnel. Le contrôle sera accru au moment des déplacements. »133 132 133 SCC, 2002b, p. 4. SCC, 2002b, p. 4. Vers un projet pénitentiaire 96 Finalement, dans les ERPF, c'est la nature même du travail des agentes correctionnelles qui devrait être modifiée. La fonction de contrôle et de surveillance et la fonction de gestion de cas devraient être mieux équilibrées. Mais le SCC insiste néanmoins sur le deuxième aspect, comme nous l'indique la citation suivante : « Le personnel sera affecté suivant un horaire établi pour l'unité et recevra une formation adéquate afin de pouvoir comprendre les problèmes de santé mentale et intervenir de manière efficace. On utilisera un mode éprouvé d'intervention intensive. »134 En fait, tout se passe comme si, par la force des choses, par nécessité, le SCC recréait en partie le pénitencier traditionnel au sein même de l'établissement régional pour femmes. La troisième mesure consiste à mettre sur pied une unité spéciale de dix places pour confiner les délinquantes à très haut risque qui ont été associées à des incidents graves et qui ne peuvent être maintenues dans les UGMF (des ERPF). Ces unités spéciales sont l'équivalent des Unités spéciales de détention pour hommes (les USD). Par cette mesure, le SCC reconnaît, encore plus que par la création des UGMF qu'il s'est mépris sur la nature non-violente des délinquantes et qu'il avait négligé les mesures de sécurité élevées. La quatrième mesure consiste à mettre sur pied des Unités en milieu de vie structurées (UMVS) dans chacun des établissements régionaux pour accueillir les détenues à sécurité minimale et moyenne ayant des problèmes de santé mentale. Depuis 1996, le SCC offre aux délinquantes ayant des problèmes de santé mentale graves un programme intensif de soins au Centre psychiatrique régional des Prairies, unité de douze places seulement. En créant les UMVS, le SCC reconnaissait implicitement que les problèmes de santé mentale, plus particulièrement ceux reliés à la toxicomanie (abus de drogue, principalement) et ceux reliés aux tendances suicidaires étaient beaucoup plus importants qu'il ne le prétendait, de telle sorte qu'un environnement « normal » ne correspondait pas aux besoins d'une partie de la « clientèle ». 134 SCC, 2002b, p. 4. En fait, le mode d’intervention intensive n’avait pas encore été éprouvé. Mais il fut « éprouvant » pour les agentes correctionnels, car on le développa au fur et à mesure, en fonction des besoins. Vers un projet pénitentiaire 97 L'adoption de ces quatre nouvelles mesures a de quoi surprendre, puisque, comme l'écrit le SCC, « Mise à part l'augmentation de la population, (...) il y a eu peu de changements importants dans la démographie globale de la population (des établissements régionaux) depuis 1997 », incluant le profil de la population à sécurité maximale135. Comme auparavant, « la majorité des femmes purgeant des peines fédérales ont été condamnées pour des crimes graves » et, par conséquent, présentent toujours un « certain risque ». Pourquoi alors le SCC a-t-il négligé à ce point la sécurité, et plus particulièrement la sécurité statique, et qu'est-ce qui a bien pu motiver son revirement (partiel) ? Le SCC reconnaît être « témoin d'une augmentation des actes de violence perpétrés par les détenues à sécurité maximale à l'endroit du personnel et des autres détenues ». Mais, lorsque vient le temps de qualifier cette violence, il persévère dans l'idée que la violence des femmes « tend à être surtout relationnelle au sens où elle n'est pas dirigée vers les étrangers, mais surtout vers les personnes qu'elles connaissent ». Dès lors, le Service s'enferme dans une série de contradictions qu'il ne parvient pas à démêler ni à solutionner. Comme il y a augmentation des actes de violence à l'endroit du personnel, il faut considérer les employés comme n'étant pas des « étrangers », c'est-à-dire comme des personnes que les délinquantes connaissent et, par voie de conséquence, des victimes potentielles. Or, cela entre en opposition avec le principe qui veut que « bien connaître la détenue représente la meilleure des protections » pour les membres du personnel. Contrairement à ce qu'affirme le SCC, une trop grande proximité relationnelle serait la condition de base permettant l'augmentation de la violence contre les employés ! Des interactions trop nombreuses engendreraient la violence 136! Et lorsque vient le temps d'expliquer et de proposer des solutions pour contrer cette violence, le SCC ne fait guère mieux. Selon lui, les raisons de la violence « sont complexes et interreliées »; mais l'un des principaux facteurs en jeu est « l'absence de conséquences liées aux 135 SCC, 2002b, p. 3. Dans plusieurs textes, le SCC soutient également que la violence des détenues est surtout verbale et tournée contre elle-même (automutilation). Cette affirmation est en contradiction avec les faits. De l'insulte à l'agression, il n'y a qu'un pas que les détenues franchissent souvent. Donnons un petit aperçu de la violence dont les femmes sont capables. Voici un court résumé des incidents graves survenus en 2000-2001 à l'unité maximale pour femmes du CRR : assaut sur deux membres du personnel (juin 2000), saccage complet de l'unité (août 2000), voies de faits contre deux intervenantes (février 2001), saccage de l'unité (août 2001); plusieurs altercations entre détenues (voir le résumé des faits et gestes des délinquantes de l'unité maximale du CRR à la section 2.1). 136 Vers un projet pénitentiaire 98 actes graves de violence »137. Soit ! Mais quelles solutions propose-t-il ? « Le SCC travaille à rectifier la situation à l'aide des transfèrements interrégionaux et de la mise en oeuvre d'un protocole de gestion tout en augmentant le niveau de formation du personnel et la sécurité dynamique dans les unités colocalisées ». Encore plus de sécurité dynamique, d'interactions ! qui, précisément, seraient l'une des conditions mêmes de l'augmentation de la violence. Encore plus de transfèrements interrégionaux ! alors que les établissements multisécuritaires ont justement été créés pour réduire les risques et les perturbations occasionnés par les transfèrements. Pourquoi le SCC n'appelle-t-il pas un chat un chat ? Pourquoi ne reconnaît-il pas que l'assignation d'une détenue à une UGMF et la limitation des déplacements constituent en soi des mesures punitives, et que plusieurs autres mesures de rééquilibrage pourraient s'avérer efficaces ? Depuis les années 1990, le SCC a traité les femmes comme si elles présentaient un niveau de risque, de sécurité et de besoins peu élevé, comme s'il suffisait de les confiner dans un environnement normalisé et de leur dispenser des programmes plus ou moins élaborés de traitement et de formation pour les réhabiliter. En d'autres mots, il considère que les femmes sont moins dangereuses, moins violentes, plus malléables, plus faciles à rééduquer, c'est-à-dire, tout compte fait, moins « rebelles » et plus sensibles à l'ingénierie sociale. À la base de la pratique du SCC, on retrouve le postulat qu'il existerait des différences importantes et irréductibles entre les sexes, concernant les risques, la sécurité et les besoins. De là à penser que le SCC pratique une forme de paternalisme et de cryptosexisme, il n'y a qu'un pas. Des études effectuées ou commandées par le SCC ont pourtant montré que les femmes ne sont pas différentes des hommes, ou seraient en voie de perdre cette différence, vu les transformation sociologiques en cours. À titre d'exemple, une étude réalisée en 2000, portant sur l'évolution du taux d'incarcération des femmes adultes au Canada, nous indique que le nombre de femmes adultes reconnues coupables d'un crime grave a augmenté significativement depuis 1994-1995, passant de 1 450 à près de 2 150, que le nombre de peines de plus longue durée (« deux ans ou plus ») a triplé et qu'il existe une certaine convergence entre les peines imposées aux hommes et aux femmes adultes. 137 SCC, 2002b, p. 3. Vers un projet pénitentiaire 99 Délaissant leur paternalisme juridique, les juges auraient de plus en plus tendance à traiter les hommes et les femmes sur un pied d'égalité, au-delà des différences historiques et sociologiques qui prêchent encore pour un traitement quelque peu différencié 138. Une autre étude, portant sur les délinquantes à sécurité maximale, a montré, malgré ses limites méthodologiques, « que le risque était aussi élevé, et les besoins aussi importants, sinon plus, chez les femmes à sécurité maximale que chez leurs homologues de sexe masculin »139. Les femmes ont davantage de difficultés liées à la toxicomanie et au fonctionnement dans la collectivité. Par ailleurs, « l'évaluation du risque criminel n'a révélé aucune différence entre les sexes quant aux variables liées aux antécédents criminels, si ce n'est en ce qui a trait aux infractions sexuelles »140. Les détenues à sécurité maximale constituent en réalité un groupe à risque élevé et aux besoins élevés, justifiant la cote à sécurité maximale. Dans sa pratique, le SCC a dû s'adapter à une réalité en transformation, mais il n'a pas modifié son discours, son idéologie en conséquence. Il demeure convaincu qu'il faille accorder la priorité à la sécurité dynamique, que les établissements pour femmes, qu'il n'ose pas qualifier de pénitenciers, constituent un modèle à suivre, au point de l'appliquer aux établissements pour hommes. Et ce, alors même que les établissements pour femmes sont appelés à devenir de plus en plus des pénitenciers fermés et qu'un véritable équilibre s'impose entre la sécurité statique et la sécurité dynamique. À l'origine, les ERPF ont été conçus comme des pénitenciers à faible sécurité. Les incidents survenus à l'établissement pour femmes de Joliette sont révélateurs de l'incurie du SCC. Six mois à peine après son ouverture, l'absence de véritables mesures de sécurité statique s'est traduite par une détérioration du climat de l'établissement et par la multiplication des incidents graves et mineurs (assaut, intimidation, évasion de détenues, etc.), et par la quasi-prise de contrôle des lieux par les gangs de femmes. Il a suffit du transfèrement de quelques détenues particulièrement agressives et violentes du Centre régional de réception pour déstabiliser le pénitencier, pour faire basculer son équilibre dynamique sur la pente de la désorganisation et du chaos. 138 BOE, OLAH, COUSINEAU, 2000. SCC, 1997a, p. 1. 140 SCC, 1997a, p. 1. 139 Vers un projet pénitentiaire 100 En janvier 1998, le CRR a fermé son unité réservée aux délinquantes à sécurité maximum, après les avoir reclassifiées à sécurité moyenne et transférées à Joliette. Le Comité d'enquête chargé de faire la lumière sur les incidents survenus au pénitencier de Joliette a critiqué la politique de reclassification et de transfèrement suivie par le CRR. Au moins deux des délinquantes évadées, jugées dangereuses, n'auraient pas du être reclassifiées à sécurité moyenne et quitter l'unité pour femmes du CRR. En l'absence de mesures de sécurité statique élaborées (dont la possibilité de barrer les portes des cellules) et du personnel suffisant, la décision du CRR a eu pour conséquence de faire courir un risque inacceptable aux détenues, aux employées et à l'institution elle-même141. Pour juste qu'elle soit, l'analyse du Comité d'enquête ne tient pas compte du fait que de tels incidents peuvent également survenir en l'absence de détenues à sécurité maximale. Non seulement les méthodes de classification ne sont pas infaillibles, mais les délinquantes classées à moyenne et même à faible sécurité peuvent soudainement se comporter, pour des raisons complexes, comme des délinquantes dangereuses. La détenue à plus faible niveau de sécurité qui s’est évadée aurait été influencée, plus ou moins mécaniquement, par les deux détenues jugées dangereuses. Elles n'auraient pas été capables de décisions autonomes et se serait contentée de suivre les leaders ! Si un tel mécanisme, qui s'apparente à un effet domino est courant, il faut bien comprendre que les détenues à faible et moyenne sécurité ne sont pas nécessairement et automatiquement les « sujets passifs » des autres détenues142. À l'inverse, les détenues à sécurité maximale ne subissent pas nécessairement et automatiquement l'influence des détenues à faible et moyenne sécurité (à supposer que ces dernières soient peu violentes) en tout temps et en tous lieux. L'ensemble des incidents violents survenus à l'ERPF de Joliette est venu remettre en cause la philosophie même du SCC voulant que la création d'un milieu normal et la cohabitation de différentes classes de détenues aient des effets bénéfiques, des effets quasi-miraculeux sur les détenues les plus dangereuses. 141 HARRIS, 2002, p. 127-132. La preuve, le 2 août 1997, quatre détenues à sécurité moyenne ont pris d'assaut le poste de contrôle ouvert de l'établissement, se rendant coupable de voies de fait graves sur deux membres du personnel. Les délinquantes ont eu accès aux clés, aux médicaments, aux ordinateurs et aux mécanismes permettant d'entrer et de sortir du pénitencier. UCCO-SACC-CSN, 2001b. 142 Vers un projet pénitentiaire 101 Les nouvelles normes de sécurité dans les ERPF Le Comité d'enquête qui a suivi l'évasion d'une détenue de l'ERPF d'Edmonton en juin 2001 a recommandé au SCC d'établir de nouvelles normes techniques concernant la sécurité statique dans les établissements pour femmes, en lien avec les mesures de sécurité dynamique. Un groupe de travail a été formé et un document a été proposé pour consultation. Dans le document Normes de sécurité dans les établissements pour femmes, le déséquilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique se manifeste de façon évidente au niveau des exigences en matière de sécurité concernant le personnel et leur emplacement, comme nous l'indiquent les tableaux 2 et 3 tirés du document - Tableau 2 Sécurité du personnel Objectifs Moyens dynamiques Sécurité minimale/Pavillon de ressourcement Établir et entretenir un milieu de travail sécuritaire Sécurité moyenne Établir et entretenir un milieu de travail sécuritaire Sécurité maximale Établir et entretenir un milieu de travail sécuritaire Source : SCC, 2002b, p. 11. Interaction entre personnel et détenues, « bien connaître la détenue représente la meilleure des protections », renseignements, communication, échange de renseignements Interaction entre personnel et détenues, « bien connaître la détenue représente la meilleure des protections », renseignements, communication, échange de renseignements Interaction entre personnel et détenues, « bien connaître la détenue représente la meilleure des protections », renseignements, communication, échange de renseignements, mouvements restreints; ratio personnel /détenues plus élevé Moyens physiques Aérosols irritants, matériel de contrainte, équipement protecteur (différents types de gants), matériel et systèmes de communication Aérosols irritants, matériel de contrainte, équipement protecteur (différents types de gants), équipement de l’ÉPIU (bâtons, boucliers, vestes, casques, etc.), matériel et systèmes de communication Aérosols irritants, matériel de contrainte, équipement protecteur (différents types de gants), appareils respiratoires autonomes (ARA), poste de contrôle avec sortie de secours, siège Pro-straint, équipement de l’ÉPIU (bâtons, boucliers, vestes, casques, etc.), matériel et systèmes de communication Vers un projet pénitentiaire 102 À chacun des niveaux de sécurité (minimale, moyenne et maximale) on remarque un déséquilibre entre les moyens dynamiques et les moyens physiques retenus. L'interaction entre le personnel et les détenues, soit la sécurité dynamique est considérée dans les trois cas comme la meilleure protection (« bien connaître la détenue représente la meilleure des protections »143). La sécurité statique est réduite à des moyens physiques simples, à de l'équipement de protection. Les solutions physiques plus complexes, les solutions architecturales, telle la ségrégation de l'espace, sont à peine mentionnées (en fait, elle sont reportées à la chronique « emplacement du personnel »144). La seule mesure de sécurité physique qui distingue le niveau de sécurité moyenne du niveau de sécurité minimale est l'équipement de l'EPIU (bâtons, boucliers, vestes, casques, etc.); et la seule mesure de sécurité physique qui distingue le niveau de sécurité maximale du niveau de sécurité moyenne sont les appareils respiratoires, les postes de contrôle avec sortie de secours et les sièges Pro-straint. Aucune mesure de sécurité statique ne distingue le deuxième niveau de sécurité du premier et les seules mesures de sécurité qui distinguent le troisième niveau du deuxième sont le ratio personnel/détenues plus élevé et les mouvements restreints. Le contrôle et la limitation des mouvements peuvent constituer une mesure de sécurité statique (surveillance indirecte) et/ou une mesure de sécurité dynamique (surveillance immédiate). Pour qu'il y ait un véritable équilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique à chacun des niveaux de sécurité, les mesures de contrôle et de limitation des mouvements doivent être appliquées de façon graduée aux trois niveaux de sécurité. 143 SCC, 2002b, p. 11. Les deux catégories « sécurité du personnel » et « emplacement du personnel » ne devraient pas être complètement séparées. La première catégorie concerne en fait l'équipement de protection, la deuxième catégorie l'espace de surveillance (emplacement du personnel). L'équipement de protection et l'emplacement du personnel font partie d'une catégorie plus large, soit la protection du personnel. 144 Vers un projet pénitentiaire 103 - Tableau 3 Emplacement du personnel Objectifs Moyens dynamiques Sécurité minimale/Pavillon de ressourcement Nombre minimal de postes statiques; surveillance dynamique dans l’établissement – visibilité et accessibilité du personnel Sécurité moyenne Favoriser la disponibilité Nombre minimal de du personnel auprès des postes; surveillance dynamique dans détenues, mais avec un nombre minimal d’aires l’établissement – visibilité et accessibilité du sécurisées personnel Sécurité maximale Favoriser la disponibilité Nombre minimal de du personnel auprès des postes; visibilité et détenues, mais avec des accessibilité du aires assurant une personnel sur les étages, sécurité adéquate pour le mais plus de restrictions personnel et pour les que dans les détenues établissements à sécurité moyenne (temps et emplacement) Source : SCC, 2002b, p. 12. Favoriser la disponibilité du personnel auprès des détenues Moyens physiques Postes ouverts; bureaux accessibles; portes des bureaux munies de fenêtre Postes ouverts; bureaux accessibles, comme le requiert la routine des établissements; portes des bureaux munies de fenêtres Postes fermés; aires des bureaux sécurisées; mouvements contrôlés dans toute l’unité. Taille du groupe (max. 6 à la fois) Concernant l'emplacement du personnel, l'objectif est le même peu importe le niveau de sécurité, à savoir « favoriser la disponibilité du personnel auprès des détenues »145. Mais cet objectif général se spécifie selon le niveau de sécurité. Pour les deuxième et troisième niveaux de sécurité, l'objectif doit être poursuivi en prévoyant des aires sécurisées. Le nombre d'aires sécurisées n'est pas défini. On parle d'un « nombre minimal » pour le deuxième niveau et d'« aires assurant une sécurité adéquate » pour le troisième niveau. Cette proposition constitue un effort de recentrage en faveur de la sécurité statique. Mais elle ne va pas assez loin. Au deux premiers niveaux de sécurité, on remarque une confusion et un déséquilibre entre la sécurité dynamique et la sécurité statique. Les moyens dynamiques ne sont pas clairement distingués des moyens physiques (plus statiques) et vice versa. C'est ainsi que l'on retrouve, au premier niveau de sécurité, dans les moyens dynamiques, un « nombre minimal de postes statiques » (qui par définition sont des postes de surveillance 145 SCC, 2002b, p. 12. Vers un projet pénitentiaire 104 indirecte la plupart du temps fermés) doublés d'une « surveillance dynamique dans l'établissement » (visibilité et accessibilité du personnel); et dans les moyens physiques des « postes ouverts » qui constituent en fait un moyen plus dynamique de surveillance. Dans leur ensemble, les moyens dynamiques et statiques mentionnés privilégient la sécurité dynamique. La surveillance immédiate, la visibilité et l'accessibilité prédominent. Et cela est encore plus évident, si par « postes statiques », le SCC entend des postes ouverts où le personnel n'est pas mobile (surveillance indirecte). La même logique et la même confusion sont reproduites au deuxième niveau de sécurité, qui ne se distingue en rien du premier. Une différence significative apparaît seulement au troisième niveau de sécurité où les mouvements des détenues sont contrôlés dans toute l'unité et où des postes fermés et des aires de bureaux sécurisées sont prévus au chapitre des moyens physiques; et où « plus de restrictions que dans les établissements à sécurité moyenne (temps et emplacement) » sont proposées dans les moyens dynamiques, mais sans que l'on sache trop à quoi le SCC fait exactement référence. C'est seulement au sein des UGMF qu'un effort de recentrage en faveur de la sécurité statique semble avoir été effectué, sans que l'on puisse parler d'un équilibre entre les deux types de sécurité ou de la prédominance de la sécurité statique, la proposition demeurant confuse et incomplète. Le SCC n'avait pas prévu l'impact qu'auraient les détenues à sécurité maximale sur les nouveaux pénitenciers pour femmes et, de façon plus générale, les problèmes de sécurité que pose l'ensemble des délinquantes. Mais la construction d'unités spéciales pour les délinquantes les plus dangereuses, c'est-à-dire le rehaussement de la sécurité statique, conjugué à un meilleur système d'évaluation du risque que représentent les délinquantes, ne règlera pas tous les problèmes. Cela permettra peut-être d'éviter que surviennent des émeutes plus violentes que celles survenues au pénitencier de Kingston en 1994, mais le climat de tension et les incidents violents ne disparaîtront pas pour autant. Il n'est pas suffisant d'augmenter les mesures de sécurité statique dans une partie seulement des établissements pour femmes. La violence peut surgir à tout moment; les détenues, peu importe leur niveau de Vers un projet pénitentiaire 105 sécurité peuvent se transformer en délinquantes agressives et vindicatives. Il faut, au plus vite, équilibrer la sécurité statique et la sécurité dynamique dans l'ensemble du pénitencier. L'évolution des pénitenciers pour femmes nous fournit un exemple de rééquilibrage en faveur de la sécurité statique. Mais il s'agit d'un rééquilibrage partiel. Malgré les leçons du passé (Kingston) et malgré celles tirées des premières années d'expérimentation des établissements régionaux pour femmes, le SCC défend en matière de sécurité une philosophie générale qui ne correspond plus aux nécessités de notre époque. Même si le SCC dit utiliser « une approche intégrée comportant des mesures de sécurité statique et dynamique », les établissements pour femmes « reposent sur la notion de sécurité dynamique »146. Le SCC est incapable de concevoir un véritable équilibre entre la sécurité statique et la sécurité dynamique. Il s'entête à donner la priorité à la sécurité dynamique, qu'il juge supérieure à la sécurité statique, cette dernière devant être « intégrée à la sécurité et à la surveillance dynamique », alors même que la sécurité statique et la sécurité dynamique doivent se compléter et se renforcer mutuellement, à part égale. Dans un contexte de pluralisme hiérarchisé, le décalage entre le discours et la pratique du SCC relève en grande partie d'un blocage idéologique, de son incapacité à reconnaître officiellement ses erreurs, du mode de direction autoritaire de son ancien commissaire (Ole Ingstrup) et de sa propension à s'aligner sur des groupes de pression près du pouvoir politique (clientélisme). En février 2000, suite aux événements survenus à l'établissement d'Edmonton, le juge Chrumka de la Cour provinciale d'Alberta souligne dans son rapport que l'existence d'unités séparées pour les délinquantes violentes est nécessaire à la protection des autres détenues et du personnel, en autant que la ségrégation ne soit pas envisagée comme une punition, en autant que les unités ne soient pas des lieux d'isolement individuel. C'était là jouer sur les mots ! Et c'était là trop peu. Un chat est un chat ! 146 SCC, 2002b, p. 5. Vers un projet pénitentiaire 106 III- La détentionnalisation et le rôle des agents correctionnels dans ce processus Dans la troisième partie de notre étude, nous nous penchons sur la détentionnalisation, l'assimilation des détenus au pénitencier, et sur le rôle des agents correctionnels dans ce processus. L'objectif de cette partie est de démontrer qu'il n'y a pas qu'une seule alternative, un seul choix qui s'offre aux agents correctionnels : la sécurité et/ou la réinsertion sociale. Parmi les grandes missions formelles et informelles des agents correctionnels, nous dégageons, nous identifions et nous décrivons la mission d'insertion carcérale. Cette mission se distingue de la mission de réinsertion sociale et est appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du travail au sein du pénitencier. Pour réaliser l'objectif de la troisième partie, nous avons développé quatre sujets : les grandes missions de l'agent correctionnel, la détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale, la détentionnalisation et la réinsertion sociale, les principales pratiques d'insertion carcérale et la description de poste des agents correctionnels. 1- Les grandes missions de l'agent correctionnel L'agent correctionnel est un fonctionnaire exécutant qui occupe l'échelon le moins élevé de la hiérarchie pénitentiaire, juste au-dessus des détenus. En tant qu'individu, il ne participe pas à l'élaboration du projet pénitentiaire ni à celle des tâches qu'il accomplit, et ce contrairement aux professionnels qui oeuvrent dans les établissements carcéraux (éducateurs, travailleurs sociaux, médecins, etc.). Les tâches des agents correctionnels sont codifiées dans des textes légaux ou réglementaires et l'agent doit s'y conformer sous peine de sanction. C'est sans doute pourquoi on note l'absence de vocation chez les agents de correction. Dans la majorité des études portant sur l'univers carcéral, trois grandes missions ou fonctions sont attribuées aux gardiens, soit une mission de sécurité, une mission de service et une mission de réinsertion sociale. L'accent est mis sur les contradictions entre ces différentes fonctions ainsi que sur les contradictions internes de chacune d'elles. Vers un projet pénitentiaire 107 La première mission La mission principale de l'agent correctionnel est la mission de sécurité : • • sécurité interne : la garde des détenu-es et la sécurité de l'établissement sécurité externe : la protection de la société contre les délinquants. Cette première fonction se traduit dans la structure très hiérarchisée, de type paramilitaire, des pénitenciers. Il s'agit en fait d'une structure de contrôle des crises. L'exigence sécuritaire est plus ou moins marquée selon la catégorie de pénitencier (à sécurité maximale, moyenne ou minimale), mais elle est partout présente. La fonction de sécurité est marquée par deux grandes contradictions. Premièrement, « la sécurité externe des prisons (éviter les évasions) et l'ordre interne s'excluent mutuellement »147. En effet, à cause de la contrainte à l'enfermement, « s'il y a un périmètre de sécurité suffisamment dissuasif, il y aura des émeutes » et « s'il n'y a pas une telle sécurité périphérique, les évasions fleuriront »148. Deuxièmement, la protection de la société, qui est de plus en plus assurée par l'accroissement de l'enfermement et de la durée des peines, s'oppose à la sécurité intérieure des établissements, dans la mesure où le pénitencier devient de plus en plus difficile à supporter pour le détenu. La deuxième mission La deuxième mission de l’agent correctionnel est celle de service, ou d'entretien des détenu-es. L'agent correctionnel veille à la satisfaction des besoins essentiels des délinquants, ces derniers étant maintenus en situation de dépendance149. C'est d'ailleurs au cours de la satisfaction de ces besoins que se tissent les relations de proximité. La fonction de service, souvent perçue comme une mission domestique (garçon d'hôtel, bonne, nounou, etc.), entre en conflit avec la fonction sécuritaire qui exige le maintien d'une position d'autorité et de respect. 147 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 32. THOMAS, 1972, cité par CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 32. 149 Les tâches de service accomplies par l'agent de correction sont nombreuses. Elles vont de la distribution des repas aux soins de santé (prévention du suicide, distribution des médicaments), en passant par le réveil matinal, les renseignements, l'accueil des nouveaux détenus, les visites, etc. 148 Vers un projet pénitentiaire 108 La troisième mission La troisième mission de l’agent correctionnel est la mission de réinsertion sociale. Cette fonction est incompatible avec la fonction de sécurité, du moins dans la situation actuelle. Chauvenet, Orlic et Benguigui écrivent : « Actuellement les objectifs de sécurité et de réinsertion participent de philosophies opposées et impliquent la mise en oeuvre de moyens contradictoires. Ces contradictions et le double discours qui les accompagne, structurent de fait l'organisation de la prison. Ils ont aussi de multiples conséquences sur la situation de travail des surveillants. »150 La fonction de réinsertion sociale est une fonction secondaire, voire résiduelle. Elle n'a pas vraiment de place dans l'organisation du travail et il en est rarement question dans la définition des tâches. Et lorsque ces tâches sont incluses dans les descriptions de poste, on ne prévoit pas de temps particulier pour les accomplir. Plus encore, le développement des activités de réinsertion, conjugué à l'amélioration des conditions de vie des détenu-es et à l'accroissement de leurs droits, multiplie le volume des échanges et de la circulation des biens et des personnes à l'intérieur de la prison, renvoyant les gardiens à leurs tâches de garde et de surveillance, ce qui réduit d'autant le temps de communication avec les délinquants. De même, l'organisation hiérarchique de la prison et son système d'information, l'absence de liens et d'échanges professionnels entre les gardiens et les autres intervenants ainsi que la taille et l'architecture des établissements contredisent la philosophie même du travail de réinsertion. Plusieurs pensent qu'il suffirait d'inverser l'ordre de priorité pour lever l'ensemble de ces contradictions. En faisant de la mission de réinsertion sociale la première fonction du pénitencier, la nature et le contenu de la fonction de sécurité se transformeraient en profondeur, ainsi que le rôle du surveillant. De coercitive, dissuasive et répressive qu'elle est actuellement, le sécurité serait assurée par « un modèle quasi contractuel et thérapeutique de gestion de la prison, qui fait appel au calcul, à la raison et à la parole des détenus »151. Et, par voie de conséquence, les besoins de sécurité régresseraient, sans mettre en péril l'existence de l'organisation. 150 151 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 40. CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 40. Vers un projet pénitentiaire 109 L'on peut en douter. Le problème est beaucoup plus complexe, comme nous pourrons le constater dans les sections qui vont suivre. Demandonsnous d'abord ce qu'est au juste la réinsertion sociale. Guy Lemire rappelle avec pertinence que les objectifs humanitaires et rééducatifs que se sont fixés les établissements carcéraux constituent « deux orientations très différentes même si, sur certains aspects, elles peuvent être complémentaires »152. Humaniser les pénitenciers « consiste à mettre en place des conditions de détention acceptables et à libéraliser le régime de vie »153. Quant à la rééducation, elle passe par la normalisation du pénitencier (décentralisation du pouvoir, autonomie des pavillons, vie de groupe) et par l'élaboration et l'application de programmes de rééducation, notamment scolaires et socio-culturels (voir typologie des organisations carcérales). L'humanisation est donc « un préalable à un programme de rééducation »154. Mais cette confusion n'est pas la seule à éviter. Peut-on réduire la réinsertion sociale à la rééducation ? Selon nous, la rééducation n'est qu'un des aspects de la réinsertion sociale. La réinsertion sociale est un modèle pénologique beaucoup plus large, fondé sur l'ouverture du pénitencier à la société à travers de nombreux mécanismes dont ceux des permissions, des libérations conditionnelles, de l'individualisation de la peine et de la responsabilisation du détenu dans son traitement en vue de sa préparation à la sortie. En fait, la réinsertion sociale se fonde non seulement sur le discours des besoins et des droits mais aussi, et surtout, sur l'idée de libération éventuelle. Si plusieurs tentatives de transformation de l'établissement coercitif en établissement normatif ont échoué, ce n'est pas seulement à cause de problèmes organisationnels (de la résistance de la bureaucratie) ou encore, à cause de la crainte des agents correctionnels de voir le contrôle de l'établissement leur échapper; mais aussi, et surtout, à cause des détenus qui ne sont pas tous en mesure de s'intégrer au modèle normatif résultant « de la rencontre d'un pouvoir persuasif et d'un engagement positif des membres »155. La majorité des spécialistes s'entendent d'ailleurs pour dire que l'établissement normatif doit sélectionner les détenus. Il faut classifier les détenus « de façon à réunir dans les 152 LEMIRE, 1990, p. 110. LEMIRE, 1990, p. 110. 154 LEMIRE, 1990, p. 110. 153 155 LEMIRE, 1990, p. 121. Vers un projet pénitentiaire 110 mêmes établissements ceux qui présentent des caractéristiques semblables : antécédents délinquants, sentence, motivation, etc. »156. En outre, « il est inutile de placer dans un établissement de haute sécurité des détenus n'ayant besoin que d'un minimum d'encadrement, de la même façon qu'il ne convient pas d'offrir à des détenus des programmes de rééducation dont ils ne veulent ou ne peuvent profiter »157. L'établissement carcéral normatif se doit d'être très sélectif. Parmi les nombreuses exigences d'admission, la longueur de la sentence est particulièrement importante. « Certains établissements, écrit Lemire, n'acceptent que des détenus dont la libération est envisageable dans les deux ou trois ans qui suivent »158. La réinsertion sociale ne convient pas aux détenus qui purgent des peines de moyenne et de longue durée (plus de deux ans). En faisant miroiter une libération éventuelle, aussi éloignée dans le temps, elle empêche le délinquant « de vivre au-dedans et au présent », pour reprendre une expression de Lhuilier et Aymard. Tout se passe comme si le regard, l'attention et l'imaginaire du détenu étaient constamment tournés vers l'extérieur, vers la société, et non vers l'intérieur, vers l'établissement. La plus grande perméabilité du pénitencier à la société, l'affaiblissement de la clôture, débouche en fait sur l'évasion mentale du délinquant. Si l'on considère l'ensemble des critères devant guider la sélection des détenu-es (antécédents criminels, longueur de la sentence, motivation, degré de sécurité du pénitencier, niveau de scolarité, capacité d'apprendre, etc.), il est difficile d'envisager que la majorité des détenu-es puissent être logés dans des établissements normatifs. Ce serait plutôt le contraire ! À titre d'exemple, seulement 18 % des détenus de sexe masculin purgeaient une peine de moins de trois ans dans les pénitenciers canadiens en 1998-1999; 31 % purgeaient des peines de trois à six ans, 16 % des peines de six à dix ans, 15 % des peines de dix ans et plus, et 20 % des peines à perpétuité ou à durée indéterminée. Ainsi, plus de la moitié des délinquants purgeaient des peines de six ans et plus, et 82 % des peines de trois ans et plus. Si l'on considère le profil de la population totale des détenu-es (de sexes masculin et féminin), 32 % des délinquants purgeaient des peines de moins de trois ans, 34 % des peines de trois à six ans, 10 % des peines de six à dix ans, 7 % des peines de dix 156 LEMIRE, 1990, p. 122. LEMIRE, 1990, p. 122. 158 LEMIRE, 1990, p. 123. 157 Vers un projet pénitentiaire 111 ans et plus, et 17 % des peines à perpétuité ou à durée indéterminée159. Plus des deux tiers des détenu-es purgeaient des peines de plus de trois ans. D'autre part, 22 % des détenus de sexe masculin purgeaient leur peine dans des pénitenciers à sécurité maximale, 60 % dans des péniten ciers à sécurité moyenne et seulement 12 % dans des pénitenciers à sécurité minimale. Pour les détenues de sexe féminin, ces pourcentages étaient respectivement de 31 %, 42 % et 10 % 160. Durant la même année, 67,7 % des détenu-es condamnés à perpétuité, 93,4 % des détenu-es condamnés pour une période indéterminée et 71,8 % des détenu-es condamnés à une peine de 10 ans et plus avaient des antécédents criminels161. Que faire alors avec la majorité des délinquants ? Doit-on conclure, avec Guy Lemire, qu'« Au-delà des idéologies, des voeux pieux et des sentiments, l'organisation carcérale n'offre en dernière analyse qu'un choix : l'entreposage ou la rééducation » (entendre la réinsertion sociale)162. Doit-on conclure que les agentes et agents correctionnels doivent choisir entre la fonction de sécurité et la fonction de réinsertion sociale ? Y a-t-il un autre choix ? Et quel est-il ? Des trois grandes missions de l'agent correctionnel décrites ci-haut, la seule qui fasse vraiment consensus présentement est la mission de sécurité publique (protection de la société). Les autres missions suscitent de fortes controverses. La mission de sécurité interne des établissements accorde trop d'importance aux dimensions coercitives et répressives au détriment du calcul, de la raison, de la parole et de la vertu. La mission de service sape l'autorité des agents correctionnels et réduit de plus en plus leur travail à des tâches quasi-domestiques. La fonction de réinsertion sociale est utopique dans une société où les rapports sociaux sont en déliquescence et où les inégalités entre les individus engendrent une forte demande sécuritaire. Or, il existe selon nous une quatrième fonction qui n'est jamais, ou très rarement définie de façon explicite. Il s'agit d'une fonction structurelle, intimement liée à la question du contrôle du pénitencier, au point d'être confondue avec cette question et ignorée. Cette fonction participe dans une certaine mesure des trois autres, mais elle est facilement identifiable lorsque l'on étudie l'univers carcéral en s'éloignant du discours dominant qui survalorise la réinsertion sociale. Cette fonction est celle d'insertion 159 SCC, 1999b. SCC, 1999b. 161 ACJP, 1999. 162 LEMIRE, 1990, p. 125. (Nos soulignés) 160 Vers un projet pénitentiaire 112 carcérale, ou encore d'assimilation des détenu-es au pénitencier. Cette fonction était pourtant au centre des recherches pénologiques entre les années 1940 et 1980. Voyons de quoi il s'agit. 2- La détentionnalisation ou la fonction d'insertion carcérale Les premiers grands travaux de recherche portant sur les pénitenciers étaient axés sur les effets de l'incarcération. L'influence de la prison sur le détenu, son assimilation par le système, a été abondamment étudiée entre les années 1940 et 1980 163. Depuis lors, ces études sont tombées en quasi-désuétude. Considérant l'évolution du milieu carcéral, l'on peut toutefois se demander s'il ne conviendrait pas de les reprendre et de les actualiser, pour mieux comprendre la situation actuelle et proposer des solutions adéquates aux problèmes des pénitenciers. Le concept de « prisonniérisation », ou de « détentionnalisation », proposé par Clemmer, traduit le phénomène d'assimilation du détenu par le milieu carcéral164. Par analogie avec un immigrant, le détenu doit s'intégrer à un nouvel univers, il doit acquérir de nouvelles habitudes et de nouvelles valeurs. L'assimilation est la conformité des valeurs du détenu aux valeurs du personnel165. Selon Clemmer, la détentionnalisation est favorisée par des facteurs universels : le détenu acquiert un nouveau statut (anonyme, car il est défini par un numéro) et de nouvelles habitudes de vie; il découvre l'hostilité générale de l'environnement dans lequel il doit satisfaire ses besoins et l'importance d'occuper un travail166 167. En réalité, un détenu se détentionnalise « pour survivre dans un univers différent » et cette assimilation est d'autant plus nécessaire et significative que l'univers carcéral est fondé sur la séparation entre deux mondes opposés, celui des gardiens et celui des détenus 168. Non seulement les détenus sont placés sous l'autorité des gardiens, mais ils dépendent de ces derniers pour combler leurs besoins. Et plus la dépendance des détenu-es est grande, plus élevé sera le degré de détentionnalisation. 163 Voir plus particulièrement CLEMMER, 1940; WHEELER, 1961; GARABEDIAN, 1963; BOWKER, 1977) 164 Nous préférons le terme « détentionnalisation » au terme « prisonniérisation », car il ne prête pas à confusion entre prison et pénitencier. 165 De façon plus large, l’assimilation est la conformité des valeurs et des comportements des détenus à ceux exigés par l’institution. 166 LEMIRE, 1990. 167 Concernant les travaux de CLEMMER, de WHEELER, de GARABEDIAN et de BOWKER, nous nous inspirons ici librement de la synthèse de Guy LEMIRE, en l’adaptant à nos préoccupations. 168 LEMIRE, 1990, p. 19. Vers un projet pénitentiaire 113 Cependant, le degré de détentionnalisation varie d'un délinquant à un autre et s'explique aussi par des facteurs individuels. Quatre facteurs principaux permettent d'assurer une plus grande assimilation, soit une longue sentence, une personnalité instable (vulnérable aux influences de l'environnement), l'absence de relations avec les gens de l'extérieur (limitation de l'univers du détenu au seul pénitencier), la volonté et la capacité de s'intégrer à des groupes primaires au sein de l'établissement. Faisant suite à ceux de Clemmer, les travaux de Wheeler (1961) ont montré que la détentionnalisation n'était pas « un processus linéaire continu mais un phénomène cyclique à tendance négative », et que la perspective d'un retour en société jouait un rôle important pour expliquer la plus ou moins grande assimilation du détenu au milieu carcéral169. La détentionnalisation prend la forme d'une courbe en U, suivant les phases d'incarcération : • • • phase initiale : les six premiers mois d'incarcération phase centrale phase terminale : les six derniers mois d'incarcération - Tableau 4 Conformité des valeurs des détenus aux valeurs du personnel en fonction de la phase de l’incarcération Conformité Phase d’incarcération Initiale (%) Centrale (%) Terminale (%) Élevée 47 21 43 Moyenne 44 65 33 Faible 9 14 25 Source : Lemire, 1990, p. 25. Comme l'explique Guy Lemire, le tableau 4 nous montre que : « La majorité des détenus sont assimilés par le milieu carcéral durant ce que l'on appelle la période "creuse" (ou phase centrale) de l'incarcération, mais la perspective de la libération semble renverser cet état de choses et ramener la prisonniérisation à sa caractéristique initiale, marquée davantage par le tiraillement entre deux systèmes de valeurs que par un choix précis. »170 169 170 LEMIRE, 1990, p. 25. LEMIRE, 1990, p. 25. Vers un projet pénitentiaire 114 Il ne faudrait pas croire toutefois que la détentionnalisation est un phénomène à forte tendance négative. Le tiraillement est relatif. Si l'on additionne la haute et la moyenne conformité -synonyme d'une bonne assimilation-, on obtient un tout autre portrait. La conformité demeure forte tout au long du cycle, même si elle diminue (91 % durant la phase initiale, 86 % durant la phase centrale et 76 % durant la phase terminale) et même si la faible conformité augmente (9%, 14% et 25 % selon la phase).171 Le problème ici, c'est que les transformations qui ont marqué l'univers carcéral depuis les dernières décennies jouent à l'encontre de la détentionnalisation, de l'insertion carcérale. De tous les changements qui ont eu cours, deux seulement contribuent à l'élévation du degré de détentionnalisation : l'augmentation de la proportion de détenus purgeant des peines de longue durée et peut-être l'augmentation du nombre de détenus souffrant d'une socialisation inadéquate. Tous les autres changements favorisent la diminution du degré d'assimilation. Les détenus ne sont plus des figures anonymes mais des individus reconnus par la loi. Ils ne dépendent plus exclusivement des gardiens pour satisfaire leurs besoins, et l'environnement carcéral est de moins en moins hostile à leurs besoins (et de plus en plus favorable à leurs droits). La discipline et les contraintes ont été sensiblement atténuées : les détenus jouissent d'une plus grande liberté dans l'occupation de leur temps et le travail n'est plus le principal moyen de faire son temps. L'accès aux médias (presse, radio, télévision) et aux moyens de communication (téléphone), les visites dans les parloirs sans dispositif de séparation, les visites conjugales, les permissions et le développement de la cantine 171 La prisonniérisation est un phénomène marqué dans les établissements à sécurité élevée. Dans les établissements à sécurité réduite, la courbe en U est moins prononcée; dans les établissements ouverts, orientés vers la rééducation, elle n'existe pas; et dans les établissements à sécurité moyenne, elle se situe « quelque part sur le continuum entre les deux extrêmes » (Bowker, 1977; Lemire, 1990, p. 27). À noter également qu'il existe des modèles différents de prisonniérisation selon les types de détenus. Celle-ci s'applique tout particulièrement aux Square Johns et aux Right Guys. (Typologie des détenus. Le Square John est un criminel accidentel sans expérience du milieu carcéral, qui participe aux programmes de réhabilitation et qui établit des contacts étroits avec le personnel, tout en étant réservé avec les autres détenus. Le Right Guy est un criminel de carrière ayant une grande expérience du pénitencier, situé au sommet de la hiérarchie sociale, peu intéressé à la réhabilitation et entretenant des contacts de nature utilitaire avec le personnel. Le Politician est un criminel sophistiqué et manipulateur qui participe aux programmes et aux activités pour améliorer son bien-être et qui établit de nombreux contacts avec le personnel et les détenus. L'Outlaw est un jeune détenu, imprévisible et impulsif, qui vient d'accéder au statut de délinquant adulte; il voit dans la violence la solution à tous ses problèmes et il est réfractaire aux programmes de réhabilitation. Le Ding est un criminel atypique, non violent, le plus souvent condamné pour délit sexuel, mis à l'écart par le personnel et les détenus. (Garabedian, 1963; Lemire, 1990) Vers un projet pénitentiaire 115 réduisent l'isolement social des personnes incarcérées, de telle sorte qu'il est de plus en plus difficile pour un détenu de couper tout lien avec l'extérieur. Préoccupés de leur bien-être matériel, les délinquants s'intègrent de moins en moins à des groupes primaires. Et, finalement, il y a moins de « Square Johns » et de « Right Guys » et plus de « Outlaws » et de « Dings » qu'il y en avait autrefois. De façon générale, la plus grande perméabilité du pénitencier à la société, l'amélioration des conditions de vie des détenu-es (humanisation et libéralisation) et la transformation des rapports de pouvoir entre les délinquants et les agents correctionnels (réduction du pouvoir discrétionnaire de ces derniers) ont contribué, dans une large mesure, à complexifier, voire à neutraliser le processus d'assimilation des détenu-es par l'établissement carcéral. Dans un pareil contexte, le critère d'assimilation utilisé par Wheeler ne semble plus pertinent. Wheeler s'est intéressé aux valeurs des détenu-es. Il a mesuré la détentionnalisation à partir d'un échantillon représentatif de détenus et d'employés en utilisant un questionnaire qui décrit des situations conflictuelles entre les deux groupes, afin d'évaluer la conformité des valeurs du détenu aux valeurs du personnel. Peut-on croire, aujourd'hui, que la majorité des délinquants vont adhérer aux valeurs du personnel et peut-on prétendre changer leurs valeurs sans tomber dans l'angélisme. Ce qui nous intéresse maintenant, ce n'est pas tant la conformité des valeurs du détenu à celles du personnel que la conformité des comportements des délinquants à ceux exigés par l'institution, et plus particulièrement par les agents correctionnels. L'assimilation ne doit plus être mesurée par la conformité aux valeurs mais par la participation à la paix sociale, au respect des agentes et agents correctionnels et à la vie du pénitencier (aux activités et aux programmes). Les détenus peuvent très bien adopter, pour de multiples raisons, des comportements conformes sans adhérer aux valeurs du personnel et de l'institution. Comment obtenir cette conformité des comportements est un problème complexe que nous étudierons à la section II-4. 3- Détentionnalisation et réinsertion sociale L'une des principales questions qui s'est posée aux chercheurs, entre les années 1940 et 1980, a été celle de l'effet de la détentionnalisation sur la réinsertion sociale du délinquant. Clemmer a répondu à cette question de façon négative, en affirmant que les personnes incarcérées avaient Vers un projet pénitentiaire 116 peu de chances d'être réhabilitées lorsqu'elles étaient « prisonniérisées », du fait de vivre dans un univers de valeurs spécifiques. Mais des recherches, postérieures à celles de Clemmer, ont montré que, dans les années 70, le groupe des détenus incarcérés durant une longue période (10 ans et plus) obtenait un taux de succès très élevé en libération conditionnelle et réussissait mieux sa réinsertion sociale172. Comme l'ont montré Wheeler (1961) et plus tard Bowker (1977), l'assimilation par le milieu carcéral a un caractère transitoire et situationnel173. Elle ne produit pas de modifications inaltérables dans les valeurs et les comportements des individus. La détentionnalisation ne serait ni la cause de l'échec de la réinsertion sociale ni celle de la récidive. Tout au contraire, l'insertion carcérale favoriserait, dans une certaine mesure, la réinsertion sociale. En réalité, tout se passe comme si la détentionnalisation et la réinsertion sociale étaient à la fois complémentaires et opposées. Nous formulons l'hypothèse que la réinsertion sociale et l'insertion carcérale constituent les deux aspects d'un même processus, l'intégration sociétale; et que ces deux aspects s'opposent lorsqu'ils sont menés de façon concomitante dans un même lieu, et qu'ils se complètent lorsqu'ils sont séquencés, modulés dans le temps, dans des lieux différents. L'insertion carcérale est un préalable à la réinsertion sociale. La réinsertion sociale ne s'oppose pas à l'insertion carcérale dans la mesure où la libération éventuelle n'est prise en compte qu'au moment où elle devient imminente, dans un proche avenir. De la même manière, la réinsertion sociale et l'insertion carcérale ne peuvent cohabiter pleinement dans l'espace. Le lieu de l'insertion carcérale se situe dans les pénitenciers à sécurité maximale et moyenne, alors que celui de la réinsertion sociale se situe dans les pénitenciers à sécurité minimale et dans les centres de transition. La distinction entre réinsertion sociale et insertion carcérale n'est pas absolue, les deux participant du même phénomène. Certaines mesures de réinsertion sociale peuvent être confondues avec des mesures d'insertion carcérale et vice versa. Ce qui distingue les deux types de mesures, c'est leur orientation. Les mesures d'insertion carcérale sont orientées vers la vie au sein du pénitencier, l'ici et maintenant, tandis que les mesures de réinsertion sociale sont orientées vers la vie en société, l'ailleurs et demain. L'insertion carcérale et la réinsertion sociale se 172 173 LEMIRE, 1990. LEMIRE, 1990. Vers un projet pénitentiaire 117 complètent, se rejoignent, mais pas nécessairement, ni automatiquement. Les deux aspects de l'intégration sociétale conservent une autonomie certaine, ce qui explique qu'une même mesure puisse favoriser la réinsertion sociale et aller à l'encontre de l'insertion carcérale ou vice versa. Par exemple, les programmes de sorties des détenu-es ont un effet positif sur la réinsertion sociale et un effet négatif sur l'assimilation du délinquant au pénitencier. Ce qui explique aussi qu'une même mesure ait à la fois un effet positif et un effet négatif sur l'insertion carcérale ou sur la réinsertion sociale. Par exemple, les permissions de sortie peuvent contribuer à la paix sociale au sein du pénitencier, en calmant les détenus, tout en les rendant plus indifférents à l'univers dans lequel ils vivent. Penchons-nous maintenant de façon plus concrète sur le phénomène d'insertion carcérale. 4- Les pratiques d'insertion carcérale À partir d'une enquête, Chauvenet, Orlic et Benguigui ont étudié les moyens de contrôle de la population carcérale. Ils distinguent deux grands moyens : les activités et les programmes, d'une part, l'autorité des gardiens, d'autre part. Selon nous, ces moyens de contrôle ne sont pas seulement des moyens de réduire les tensions et d'assurer la paix sociale, mais aussi des moyens d'assimilation des délinquants au pénitencier. a) Les activités et les programmes Le maintien de l'ordre dans un pénitencier s'obtient en réduisant au maximum les tensions. L'objectif de réduction des tensions est au centre des pratiques carcérales. À ce sujet, Chauvenet, Orlic et Benguigui écrivent : « L'importance de cette fonction dans l'ensemble des prisons est telle que bien des activités ou finalités de celles-ci peuvent être considérées comme secondaires par rapport à la nécessité de réduire les tensions, ou peuvent être détournées dans ce but de leur finalité première : les activités destinées à former ou réinsérer les détenus sont aussi un moyen de les « occuper », et ainsi de canaliser les tensions. »174 174 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 78. Vers un projet pénitentiaire 118 L'occupation des détenu-es est garante de la paix sociale. Mais le taux d'occupation des délinquants peut aussi être considéré comme une mesure de leur assimilation au pénitencier. Plus les détenus sont occupés, plus ils participent, plus ils vivent au présent et deviennent partie prenante de l'institution. L'insertion carcérale passe par l'occupation. Dans un premier temps, la nature de l'activité et sa finalité importent peu. L'occupation l'emporte sur le contenu de l'activité. C'est la participation à une activité qui est visée, que cette participation soit volontaire ou obligatoire, qu'elle soit choisie librement parmi une gamme d'activités ou imposée. L'occupation produit des effets objectifs, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Elle fait naître des intérêts, des aptitudes et une certaine identification à l'activité et au milieu. La participation à des activités est l'un des principaux moyens d'insertion carcérale. (Nous développons ici un point de vue opposé à celui de Chauvenet, Orlic et Benguigui.) Dans un deuxième temps, le contenu des activités doit être pris en compte. L'assimilation des détenu-es, la conformité de leurs comportements à ceux exigés par l'institution, ne sauraient être garanties par le seul fait d'être occupés. Qu'il s'agisse d'activités sportives, culturelles, éducatives et autres, qu'il s'agisse de travail en atelier, de programmes de formation ou d'éducation, chacune de ces activités est porteuse de sens. Mais toutes ces activités ne concourent pas nécessairement et automatiquement à l'assimilation du détenu au pénitencier, comme nous l'avons déjà suggéré plus haut. En tant que simple activité, les programmes de réinsertion sociale contribuent à assimiler le délinquant au pénitencier, mais en tant qu'activité spécifique, orientée vers la libération éventuelle, ils contribuent plutôt à le séparer, à le dissocier du pénitencier, cette séparation, cette dissociation étant une forme d'aliénation. Il n'est donc pas surprenant, comme le soulignent Chauvenet, Orlic et Benguigui, que dans les pénitenciers à sécurité élevée (où les détenus purgent des peines de longue durée) la « finalité de "l'occupation" l'emporte très largement sur celle de la réinsertion »175. Dans ces institutions, il y a dichotomie entre le contenu des programmes et les nécessités objectives du milieu. Alors que le milieu commande des activités orientées vers l'insertion carcérale, on propose aux détenus des programmes dont la finalité à trop long terme les laisse indifférents. 175 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 78. Vers un projet pénitentiaire 119 Les programmes offerts par les établissements peuvent être orientés vers la réinsertion sociale et/ou l'insertion carcérale. Certains contribuent à la fois à l'insertion carcérale et à la réinsertion sociale. D'autres contribuent à l'une ou à l'autre. Mais, dans l'ensemble, il y a un manque flagrant de programmes orientés de façon spécifique vers l'insertion carcérale. De tous les programmes dispensés par le Service correctionnel du Canada, aucun n'est exclusivement orienté vers l'insertion carcérale. Même le programme « LifeLine », destiné aux délinquants qui purgent des peines d'emprisonnement à perpétuité, a pour objectif d'aider les détenus « à s'adapter à l'établissement dans la perspective d'une libération conditionnelle et d'une réinsertion sociale en temps opportun »176. Les programmes font miroiter au délinquant la libération éventuelle, entretenant soit son indifférence, soit sa frustration. Dans les pénitenciers à sécurité maximale et moyenne, les programmes de counselling psychologique, les programmes d'apprentissage cognitif et d'acquisition de compétences psychosociales, les programmes contre la violence et les programmes contre la toxicomanie pourraient être orientés plus directement vers l'assimilation carcérale. Même les programmes de formation scolaire et professionnelle pourraient être orientés vers cet objectif, si les pénitenciers constituaient de véritables lieux de travail. Comment s'effectue le passage d'une assimilation par la simple occupation à une assimilation par la valeur intrinsèque de l'activité ? Ce n'est pas à nous de répondre à cette question. Chose certaine, la nature et la finalité d'une activité doivent correspondre aux besoins du milieu carcéral et pas uniquement à ceux de la société en général. La réinsertion sociale a été imposée au pénitencier de l'extérieur, par la société, par le discours et la pratique de spécialistes venant de plusieurs horizons. Au sein des établissements, elle engendre des effets pervers. Cela ne signifie pas qu'il faut abandonner complètement les programmes de réinsertion sociale, mais qu'il faut les dispenser seulement lorsque cela est nécessaire et les remplacer par des programmes mieux adaptés dans un grand nombre de cas, surtout lorsque la logique de l'occupation prédomine. Dans les pénitenciers à sécurité maximale et moyenne où les détenus purgent des peines de longue durée, la logique de l'insertion carcérale et celle de la réinsertion sociale sont incompatibles. Dans les pénitenciers à sécurité minimale où les détenus purgent des peines de courte durée, 176 SCC, 1999, p. 28. Vers un projet pénitentiaire 120 ou encore les deux dernières années d'une peine plus longue (après transfèrement), la logique de l'insertion carcérale et celle de la réinsertion sociale peuvent coexister. Dans les centres de transition, la logique de la réinsertion sociale doit prendre le pas sur celle de l'insertion carcérale, les programmes de réinsertion sociale assurant en grande partie l'insertion carcérale. Mais dans toutes ces situations, il convient de ne pas confondre totalement la logique de l'occupation avec celle de l'assimilation. Peu importe le niveau de sécurité des pénitenciers et la longueur de la peine, il faut développer et repenser les activités et les programmes d'insertion carcérale, afin que leurs finalités priment sur la simple logique de l'occupation. Dans tous les pénitenciers, les activités et les programmes doivent être plus ou moins centrés, selon le cas, sur le « vivre en prison », sur le « ici et maintenant », car apprendre à vivre en prison, c'est aussi apprendre à vivre en société, l'insertion carcérale pouvant contribuer à la réinsertion sociale (sans se faire trop d'illusions). Toutefois, les activités et les programmes ne sont pas suffisants pour assurer l'insertion carcérale des délinquants. Les agents correctionnels sont la pierre angulaire du succès de l'assimilation des détenu-es. b) L'autorité des agents correctionnels L'objectif de réduction des tensions, l'établissement de la paix sociale dans un pénitencier, s'obtiennent principalement par l'autorité des agents correctionnels. Selon les sociologues, il y a cinq sources d'autorité : « l'expertise, le pouvoir légitime, le pouvoir de récompense, la coercition et le pouvoir de référent (capacité de leadership, et d'identification) »177. Le pouvoir légitime, le pouvoir de récompense, l'expertise et le pouvoir de référent peuvent être regroupés dans la catégorie d'autorité morale, et la coercition dans la catégorie d'autorité légale. 177 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 82. Vers un projet pénitentiaire 121 L'autorité morale L'autorité morale de l'agent correctionnel est de nature informelle et implique la collaboration des détenu-es. Le pénitencier est un univers atypique dans lequel les règles de fonctionnement sont dérogatoires au droit commun. Comme l'expliquent Chauvenet, Orlic et Benguigui : « Il s'agit alors, pour construire la paix sociale d'introduire le minimum des règles qui fondent une société, c'est-à-dire un principe de coopération et d'échange compatible néanmoins avec les exigences de sécurité, des règles de sociabilité, la négociation et une morale de coexistence. »178 La véritable autorité des agents correctionnels ne peut être fondée exclusivement sur la loi et la coercition. La paix sociale, la coexistence pacifique, ne peuvent être obtenues que si les détenus sont convaincus que « leurs intérêts seront mieux servis en se pliant au système plutôt qu'en s'y opposant »179. Mais comment les convaincre? L'autorité légitime de l'agent correctionnel est une construction qui « se gagne à travers le processus relationnel »180. Les bases concrètes de ce processus sont : la parole, la bonne distance, l'étiquette, les services rendus et les principes professionnels. • La communication verbale La communication verbale est l’un des principaux moyens de contrôle et d'assimilation de la population carcérale. Les échanges spontanés sont le point de départ de la coopération des délinquants. En apprenant à connaître les détenus individuellement et en devenant des interlocuteurs nécessaires et obligés, les agents correctionnels atténuent le rapport de force légal et reproduisent en partie les conditions de la vie normale. Ils contribuent ainsi à prévenir et à réduire les crises individuelles et collectives et à assurer la maîtrise des renseignements indispensables à la sécurité 181. 178 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 81. DITCHFIELD, 1990; repris par Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994, p. 82. 180 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 83. 181 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994. 179 Vers un projet pénitentiaire 122 Malheureusement, ce travail de communication ne fait pas partie, ou fait insuffisamment partie des missions formelles des agentes et agents correctionnels. La taille des prisons, la charge de travail, les exigences sécuritaires, le nombre et la rotation des détenu-es qui augmentent sans cesse tendent à réduire le rôle de la communication. • La bonne distance De la position à partir de laquelle un agent correctionnel engage ses relations avec les détenus dépendent ses capacités à réduire les tensions et à mieux assimiler les délinquants. Dans un milieu marqué par la promiscuité, la bonne distance et le code de comportement implicite qui l'accompagne délimitent l'espace privé des détenu-es et des agents de correction, contribuant de façon plus large au renforcement des rapports conventionnels. La bonne distance est un subtil dosage de proximité et d'éloignement, la première permettant de s'assurer du respect et de la coopération des détenu-es, la seconde de garder la distance indispensable à l'autorité. À ce sujet, Chauvenet, Orlic et Benguigui écrivent que « La bonne distance relativement à l'autorité consiste autant à élaborer un compromis entre la tolérance et la compréhension d'un côté, la fermeté et la sévérité de l'autre quant à la mise en application du règlement »182. • La plaisanterie La plaisanterie caractérise souvent les relations entre des groupes hostiles aux intérêts divergents en situation de co-association. La plaisanterie combine l'antagonisme (la distance) et la proximité. La plaisanterie est un stabilisateur des relations sociales, elle permet de désamorcer les tensions, de soulager les émotions, de composer avec l'ennui, de conjurer le non-sens, de faire passer le temps plus rapidement et sans accroc, de marquer le respect, de créer une certaine complicité, de refondre la sociabilité, tout en maintenant la bonne distance entre groupes opposés 183. 182 183 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 94. CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994. Vers un projet pénitentiaire • 123 L’étiquette De la même façon, l'étiquette (la politesse et la courtoisie principalement) « encadre l'antagonisme et l'imprévu des relations », permet de bâtir une « sociabilité formelle » entre groupes aux intérêts divergents et sans but commun184. • Les services rendus Mais le moyen le plus utilisé par les agents correctionnels pour s'assurer de la coopération des détenu-es est de rendre des services. Ce moyen ne doit pas être confondu avec la fonction de service (d'entretien) des agents, soit les tâches obligatoires destinées à satisfaire les besoins des délinquants. Les services dont il est question ici sont rendus « volontairement » (en plus) par l'agent correctionnel. À ce propos écoutons Chauvenet, Orlic et Benguigui : « Le service ainsi rendu a cette fonction fondamentale de renverser la position passive, réactive ou statique des surveillants face aux détenus pour leur redonner l'initiative. Grâce à cette capacité d'initiative le surveillant peut se constituer une marge de manoeuvre, un espace de pouvoir discrétionnaire, un crédit vis-àvis des détenus, dont il usera à propos, pour obtenir leur coopération ultérieure. »185 Le service rendu contribue à limiter les privations matérielles auxquelles sont soumis les détenus et surtout les frustrations inhérentes à ces privations. Basé sur l'échange et la réciprocité fondement des rapports sociaux normaux-, il contribue à la normalisation du pénitencier. Mais le plus important ici, c'est de souligner que le service rendu permet à l'agent correctionnel de se construire un espace de pouvoir discrétionnaire, d'asseoir son autorité sur une base légitime et de s'assurer ainsi d'un meilleur contrôle de la population carcérale. Le plus important, c'est également de souligner qu'en rendant des services, l'agent correctionnel contribue à réguler les rapports dissymétriques au sein du pénitencier et, de façon indirecte, à assimiler le détenu à son environnement. En fait, 184 185 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 97. CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 98. Vers un projet pénitentiaire 124 comme le notent Chauvenet, Orlic et Benguigui, le service rendu est l'une des bases du professionnalisme informel du métier de gardien. • Les principes professionnels Pour terminer, mentionnons que les principes rattachés au profession-nalisme des agentes et agents correctionnels sont le produit de l'expérience et qu'ils tiennent à la fois de l'éthique et de l'expertise. Un bon agent correctionnel est un être foncièrement moral qui possède les qualités suivantes : « l'honnêteté, le courage, la sociabilité, la patience, la loyauté, la diplomatie, la tolérance, la disponibilité, l'autorité naturelle et le sang-froid », à quoi il faut ajouter le sens de la justice et le respect de la parole donnée186. Sur le plan de l'expertise, un bon agent de correction est un agent qui « connaît les détenus », qui respecte « la règle selon laquelle il faut prendre les détenus un à un, s'adapter à chacun, moduler son comportement en fonction des réactions prévisibles de chaque détenu » et qui sait évaluer la bonne distance187. Un agent correctionnel qui possède l'ensemble de ces qualités, c'est-à-dire qui est à la fois un être humain et un expert, est à même de jouer le rôle de référent pour les détenus et partant de mieux les assimiler au milieu grâce à ses capacités de leadership et d'identification. L'autorité légale L'agent correctionnel n'a pas le pouvoir de sanctionner les détenus mais il possède celui « de mettre en oeuvre les procédures qui aboutissent ou non à la sanction »188. En temps normal, le rapport d'incident est le principal moyen formel à la disposition de l'agent correctionnel pour maintenir l'ordre. Toutefois, les agents en font un usage très modéré pour plusieurs raisons. Comme nous l'avons vu, l'autorité légitime de l'agent correctionnel sur le détenu est construite sur la base de bonnes relations interpersonnelles. Recourir trop souvent aux sanctions risque de provoquer l'hostilité du délinquant et de mettre fin à la coopération. Les agents correctionnels font d'ailleurs la différence entre la sanction et son effet dissuasif (la peur de la sanction) et utilisent cette dernière pour asseoir leur autorité, en rappelant l'exigence de la règle et en menaçant le détenu de 186 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 101. CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 102. 188 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 107. 187 Vers un projet pénitentiaire 125 sanction. Ce n'est pas tant le pouvoir de punir qui compte que l'effet dissuasif escompté. Le pouvoir discrétionnaire de l'agent correctionnel s'étend aux procédures formelles de sanction. L'agent correctionnel sélectionne parmi les infractions celles qui doivent être relevées. Outre les infractions graves, ce sont les injures, les menaces et les refus d'obéissance délibérés que l'agent de correction sanctionne le plus souvent dans la mesure où ils remettent en question la relation interpersonnelle et la coopération. Ils sont vécus comme un manque de respect et une forme de violence psychologique de la part du détenu. La deuxième raison pour laquelle les agents correctionnels recourent plus ou moins souvent au rapport d'incident, tient à l'attitude de la hiérarchie. Le recours incessant au rapport n'est pas vu comme une preuve de compétence (de savoir-faire); et des rapports sans suites ou suivis de sanctions faibles minent l'autorité de l'agent correctionnel. Il faut aussi préciser que l'agent correctionnel est l'objet d'une surveillance étroite et qu'il vit une situation de double contraintes : appliquer les règles à la lettre en risquant des désordres ou manquer à la règle en risquant les sanctions 189. En raison des limites du rapport d'incident, les agents de correction recourent plutôt à des sanctions informelles pour se faire respecter. Ils se conforment au droit, en oubliant les privilèges. À travers le système de coopération, l'agent correctionnel est investi d'une autorité positive et active. Cependant, et comme l'expliquent Chauvenet, Orlic et Benguigui : « Un usage trop large de faveurs et du libéralisme, effectué sous l'emprise de la nécessité de la bonne entente, ou dans le but d'éviter les tensions et les incidents, peut engendrer à terme des situations acquises et de nouveaux droits qui usent la marge de discrétionnarité autour de laquelle se construit en partie la relation inter-individuelle. »190 189 190 CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994; LHUILIER, AYMARD, 1996. CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994, p. 144. Vers un projet pénitentiaire 126 Trop de libéralisme conduit à une situation où les détenus ne dépendent plus des agents correctionnels pour satisfaire leurs besoins, à une situation où la relation interpersonnelle devient inutile. En leur accordant trop de droits et en achetant de façon trop systématique la paix avec des privilèges, les autorités civiles et les agents correctionnels créent une spirale au bout de laquelle les détenus conquièrent la position dominante, le pouvoir discrétionnaire des agents se voyant affaibli. L'autorité de l'agent correctionnel ne saurait être que positive et active; elle doit aussi être négative et réac tive. Afin que son outil de travail principal, la discrétionnarité dans l'octroi des privilèges et dans l'application du règlement, ne perde pas de sa force, l'agent correctionnel doit savoir maintenir des relations de pouvoir qui lui soient favorables (des rapports dissymétriques). Dans diverses situations, il ne doit pas céder. Il doit s'imposer comme le « dominant », le « patron », le « maître », comme le représentant de l'autorité légale. C'est pourquoi l'agent de correction est investi de pouvoirs répressifs qui, bien que prévus, organisés et réglementés, n'en sont pas moins réels et nécessaires. Mais encore faut-il que la société ne réduise pas constamment la marge de discrétionnarité de l'agent correctionnel. Les troubles graves dans les pénitenciers (pertes de contrôle de la population carcérale, émeutes, évasions, etc.) surviennent souvent lorsque les pouvoirs discrétionnaires des agents correctionnels sont très affaiblis et lorsqu'il y a rupture du système des relations interpersonnelles 191. D'où l'importance de maintenir un certain équilibre entre les pouvoirs discrétionnaires des agents correctionnels et les droits des détenu-es, entre l'autorité positive et l'autorité négative, entre l'autorité formelle (légale) et l'autorité informelle. Il faut stopper l'érosion des pouvoirs discrétionnaires des agents, afin de maintenir la paix sociale et de garantir l'assimilation des détenu-es dans les pénitenciers. L'expertise des agents correctionnels, sur laquelle se fonde leur autorité morale et légale, est le plus souvent de nature informelle et empirique, c'est-à-dire qu'elle s'acquiert sur une longue période de temps par essais et erreurs. Comme nous venons de le voir, elle couvre de nombreux champs d'activités et d'habiletés; et bien qu'elle soit essentielle à la bonne marche de l'institution, elle est en grande partie déniée ou ignorée. Lorsque les règles et les principes élaborés au cours du temps par les agents correctionnels ne sont pas suivis, ce n'est pas seulement l'agent qui en paie le prix mais l'ensemble du 191 SYKES, 1961; REPRIS PAR CHAUVENET, ORLIC, BENGUIGUI, 1994. Vers un projet pénitentiaire 127 pénitencier: le contrôle et l'assimilation des détenu-es deviennent problématiques et débouchent sur le désordre. 5- Description de poste des agents correctionnels Le Service correctionnel du Canada énonce sa mission générale de la façon suivante : « Le Service correctionnel du Canada (SCC), en tant que composante du système de justice pénale et dans la reconnaissance de la primauté du droit, contribue à la protection de la société en incitant activement et en aidant les délinquants à devenir des citoyens respectueux des lois, tout en exerçant sur eux un contrôle raisonnable, sûr, sécuritaire et humain. »192 Cet énoncé se reflète dans la définition de tâches des agents correctionnels I et II193. On retrouve dans les deux descriptions de poste des fonctions de sécurité et des fonctions de réinsertion sociale (de réhabilitation). Les fonctions de service ne sont pas clairement identifiées et lorsqu'elles le sont, elles sont le plus souvent incluses dans les fonctions de sécurité (exemples : la distribution des repas et des médicaments, les opérations de cantine, etc.). En fait, certaines tâches de sécurité sont aussi des tâches de service (exemples : ouvrir et fermer les portes). Les fonctions d'insertion carcérale ne sont pas, elles aussi, clairement distinguées et sont intégrées soit dans les fonctions de réinsertion sociale, soit dans les fonctions de sécurité. La différence entre les tâches des agents de correction de niveau I et de niveau II est une différence d'ordres qualitatif et quantitatif. Dans la description de poste des agents correctionnels I, la priorité est accordée aux tâches de sécurité, tandis que dans celle des agents correctionnels II, la priorité est accordée aux tâches de réinsertion sociale et implicitement aux tâches d'insertion carcérale. 192 193 SCC, 1999c., 2002 Les agents de correction I et II détiennent le statut d’agent de la paix. Vers un projet pénitentiaire 128 a) Les tâches de sécurité Les tâches de sécurité de l'agent de correction I sont regroupées dans deux grandes catégories : d'une part, la surveillance et le contrôle des déplacements et des activités des détenu-es à l'intérieur et à l'extérieur de l'unité ou de l'établissement, d'autre part, les contrôles sécuritaires (dont les fouilles) et la sécurité des installations physiques et du périmètre de l'établissement 194. Les tâches de sécurité de l'agent de correction II sont également réparties en deux grandes catégories : la surveillance et les contrôles sécuritaires. Mais l'accent est mis sur les tâches de sécurité plus directement reliées à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale. Par exemple, les agents correctionnels II surveillent les activités et les programmes afin de faciliter leur prestation; ils communiquent avec les détenus de façon continue, répondent aux questions posées, recueillent des renseignements sur le moral des détenu-es, le milieu et les événements; ou encore, ils repèrent, grâce à des contacts directs, à des observations et à des analyses, les leaders, les présumés usagers ou vendeurs de drogues, les victimes et les persécuteurs (description de poste, SCC). b) Les tâches liées à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale La description des tâches de l'agent de correction I liées à la réinsertion sociale ou à l'insertion carcérale vient après la description des tâches liées à la sécurité. Ces tâches sont regroupées dans deux catégories, soit la participation à la gestion de cas et la participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes de l'unité. Certaines des tâches classées dans la première catégorie relèvent en partie de la sécurité (observer et noter les comportements, faire rapport des écarts de comportement et intervenir, etc.). L'agent correctionnel I joue le rôle de personne-ressource auprès des détenus, le rôle de « motivateur », en encourageant et en motivant les détenus à participer à des programmes de développement personnel; il remplit une fonction d'information et de gestion de problèmes en répondant aux questions des détenus (en l'absence de l'agent de niveau II) et en appliquant des techniques de solution de problèmes et d'écoute. Il joue également un rôle d'« aviseur », en remplissant les registres d'activité, les rapports d'observation, les rapports de 194 En fait, la division et l'organisation du travail des agents correctionnels s'articulent autour de la gestion du temps et des mouvements des détenus. Vers un projet pénitentiaire 129 renseignements confidentiels, les avis de rendement, etc. Mais ce rôle en est plutôt un de « rapporteur ». Sa participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes est assez limitée. Elle se réduit à fournir des renseignements sur les programmes nécessaires, à discuter de l'avancement des programmes existants et à recommander des mesures correctrices. L'agent correctionnel de niveau I ne participe pas vraiment à la définition des programmes. Les tâches de l'agent de correction de niveau II liées à la réinsertion sociale ou à l'insertion carcérale sont beaucoup plus complexes. Elles sont réparties en quatre catégories : gestion de cas, participation aux activités essentielles, influence sur le comportement des détenus, participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des programmes. Concernant la gestion de cas, la tâche centrale de l'agent correctionnel II en est une d'information et d'orientation. L'agent correctionnel II est « le premier point de contact pour le détenu » : il réalise les entrevues d'accueil (séances d'information sur les opérations de l'unité et sur les programmes offerts). Tout comme l'agent correctionnel I, l'agent correctionnel II joue un rôle de motivateur auprès des délinquants. Mais en plus de ces tâches, il participe directement à l'élaboration et à la modification du plan correctionnel du détenu, en aidant ce dernier à planifier ses permissions de sortie ou un plan de libération conditionnelle. Il joue un véritable rôle d'aviseur en recommandant les détenus pour les programmes de travail et de formation. Concernant la participation aux activités essentielles (récréatives, sociales, culturelles et autres), l'agent correctionnel II remplit une double fonction de prestation et d'agent de liaison. L'agent correctionnel facilite et participe de façon directe à ces activités; il sert en outre d'escorte aux détenus. Pour certaines activités, il joue le rôle d'agent de liaison entre les délinquants, l'administration et la collectivité. La tâche qui consiste à « influencer le comportement des détenus de manière à favoriser l'acquisition de compétences psychosociales dans un milieu communautaire » est celle qui fait le plus appel à l'autorité morale de l'agent de correction. Celui-ci peut influencer le comportement des détenus par ses contacts fréquents, ses bonnes relations avec eux, sa visibilité, ses conseils et son aide, par sa posi- Vers un projet pénitentiaire 130 tion de chef, par sa capacité à désarmer les situations ou les conflits dangereux, par sa connaissance des détenus (de leur dossier), par sa participation active à l'élaboration du plan de traitement correctionnel des détenus et par son pouvoir de recommandation concernant les programmes, les transfèrements et la libération conditionnelle. Et enfin, l'agent correctionnel II joue un rôle plus important que l'agent correctionnel I dans l'élaboration et la mise en oeuvre des programmes. Il ne se limite pas à fournir des renseignements sur les programmes nécessaires, mais participe à leur élaboration en tenant compte des besoins des détenus. Il a d'ailleurs pour fonction complémentaire d'aider les détenus à déceler leurs propres besoins. Concernant les programmes, les autres tâches de l'agent correctionnel II sont les mêmes que celles de l'agent correctionnel I. Aux tâches de sécurité, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale de l'agent correctionnel II, s'ajoute celle de formation des agents de correction de premier niveau. L'agent correctionnel II oriente les nouveaux employés et leur assigne des tâches précises; il surveille et aide les agents correctionnels I à augmenter l'efficacité de leur travail. Comme on peut le constater, les tâches des agents correctionnels I et II sont multiples et complexes. Elles se réfèrent aux fonctions de sécurité, de service, de réinsertion sociale et d'insertion carcérale. C'est en remplissant les tâches de gestion de cas que la fonction de réinsertion sociale des agentes et agents correctionnels entre le plus en contradiction avec leurs tâches d'insertion carcérale. En encourageant et en motivant les détenu-es à suivre des programmes orientés vers une éventuelle libération, les agents correctionnels les encouragent indirectement à fuir mentalement le pénitencier, à développer des besoins et des aspirations qui vont à l'encontre de leur intégration au milieu carcéral. Cette contradiction est encore plus manifeste lorsque l'on considère le rôle de l'agent correctionnel II dans la planification des permissions de sortie ou du plan de libération conditionnelle des détenus, ou encore dans les transfèrements qui court-circuitent souvent le processus d’intégration des délinquants à leur institution. De telle sorte que les détenus finissent pas détester le pénitencier et les agents de correction. L'agent correctionnel incarne le dehors, l'extra-muros, et concentre sur lui le mépris et la haine des délinquants contre le système carcéral. Vers un projet pénitentiaire 131 Au Canada, les fonctions de sécurité, de réinsertion sociale et de formation du personnel s'inscrivent dans une doctrine officielle, et les tâches qui leur sont reliées sont consignées dans les descriptions de poste. Les fonctions de service et d'insertion carcérale ne font pas partie de la doctrine mais sont incluses à l'intérieur de la définition des tâches reconnues. Les fonctions de sécurité, de réinsertion sociale et de formation sont explicites, celles d'insertion carcérale et de service sont implicites. Mais pour l'ensemble de ces fonctions, les descriptions ne prévoient pas de temps particulier pour accomplir les tâches qui leur correspondent. L'augmentation du nombre de tâches à accomplir renvoie souvent les agents correctionnels de premier et de deuxième échelons à leur rôle de surveillant. L'étude menée par Marion Vacheret dans deux pénitenciers canadiens nous montre que, même si leurs tâches se sont enrichies, les agents correctionnels ont le sentiment que leur travail n'est pas reconnu, qu'ils sont en perte de pouvoir et qu'ils accomplissent leurs fonctions de façon solitaire. La multiplication des intervenants et des comités de décisions dilue leurs recommandations, quand elles ne sont pas tout simplement ignorées par l'agent de libération conditionnelle (l'agent de gestion de cas) qui est devenu l'acteur-clé de l'institution carcérale. L'importance de plus en plus grande de la fonction de service dévalorise l'agent correctionnel aux yeux des détenus qui les considèrent souvent comme des « garçons d'hôtel ». La reconnaissance des droits des détenus limite les possibilités d'action des agents correctionnels. De plus, la communication directe, sans intermédiaire, des décisions de la direction du pénitencier au comité de détenus sape leur autorité195. 196 Les agents correctionnels répondent à cette nouvelle situation de deux manières opposées : soit en refusant de participer à la gestion de cas (démotivation) et en limitant leur activité à la surveillance statique, trop souvent négligée en période de contraintes budgétaires et dont ils soulignent l'importance pour se valoriser; soit en luttant pour faire reconnaître formellement par la direction la valeur de leur travail d'intervention. 195 VACHERET, 1998. Le Sondage auprès des employés du SCC de 1996 indique que ce sont les agents de correction qui sont les moins satisfaits de leur milieu de travail et de leur emploi. Leur taux d’appui aux programmes de réadaptation, à la gestion par unité et à la gestion de cas, ainsi que leur taux d’engagement à l’égard du SCC et d’empathie pour les délinquants sont les plus bas (autour de 50 %); alors que leur taux d’appui à un milieu correctionnel moins confortable et plus punitif est le plus élevé (autour de 75 %). 196 Vers un projet pénitentiaire 132 Le sentiment de frustration des agents correctionnels sera d'autant plus profond que ceux-ci oeuvrent dans de grands établissements où la hiérarchie, l'isolement et les luttes de perspectives sont plus marqués entre les divers groupes professionnels. Par contre, leur sentiment de solitude sera plus faible s'ils oeuvrent dans des établissements où la population est nombreuse et difficile, la cohésion professionnelle et l'esprit d'équipe étant plus forts dans de tels établissements, à cause du risque pour la sécurité 197. 197 On note également « un certain laisser aller face à leurs obligations légales ». VACHERET, 1998. Vers un projet pénitentiaire 133 Conclusion : Vers un projet pénitentiaire Les descriptions de postes du SCC diffèrent de la pratique réelle des agents correctionnels. La doctrine officielle ne reconnaît pas explicitement les fonctions d'entretien et d'insertion carcérale. Inversement, les agents correctionnels ne remplissent pas toutes les tâches mentionnées dans les descriptions de postes. Les agents correctionnels I et II n'ont ni le temps, ni les moyens de participer de façon efficace à la réinsertion sociale et à l'insertion carcérale. Mais ce qui est en cause, fondamentalement, ce n'est pas leur attitude, c'est la doctrine officielle et la pratique pénitentiaire du Service correctionnel du Canada, fondées sur la double contradiction entre les objectifs de sécurité et de réinsertion sociale, d'une part, et entre les objectifs de réinsertion sociale et d'insertion carcérale, d'autre part. Cette double contradiction se reflète non seulement sur les conditions de travail des agents correctionnels mais aussi sur le moral des troupes. Pour changer la situation dans les pénitenciers canadiens, il ne suffirait pas, comme plusieurs le suggèrent, d'accorder la priorité à la réinsertion sociale sur la sécurité. La contradiction entre la réinsertion sociale et l'insertion carcérale ne serait pas levée pour autant. Cette contradiction est la plus importante. Axer les pratiques pénologiques sur la libération éventuelle ne fait qu'accroître la frustration ou l'indifférence des détenus, l'une et l'autre allant à l'encontre de l’intégration au milieu carcéral. Un troisième choix s'impose, entre l'obsession de la sécurité et l'illusion de la réinsertion sociale. Ce choix consiste à équilibrer la fonction sécuritaire et la fonction d’insertion carcérale au sein du pénitencier. Il s'agit d'éviter l'entreposage, d'une part, et le couvent pour jeunes filles, d'autre part. L'agent correctionnel a un rôle central à jouer dans la sécurité interne et externe (la sécurité dans l'établissement et la protection de la société). Il joue également un rôle essentiel dans le processus d'insertion carcérale. Aussi, faut-il revaloriser la fonction sécuritaire, d'un côté, et reconnaître et développer la fonction d'insertion carcérale, de l'autre. Repenser le pénitencier, avec pour fondement les activités et les programmes d'insertion carcérale sous l'autorité morale et légale de l'agent correctionnel. L'agent de correction doit être considéré comme un professionnel de la sécurité et de l'insertion carcérale et non comme un simple fonctionnaire exécutant. De par sa place dans la division technique du travail, il porte un projet pénitentiaire. L’exercice ne consiste pas à redéfinir la nature de ses tâches de l'extérieur mais Vers un projet pénitentiaire 134 à décrypter, à formuler et à reconnaître la finalité interne contenue dans son travail quotidien. Dans les super-pénitenciers américains et ontariens, répondant aux normes de la justice actuarielle, l'agent correctionnel est un simple « surveillant d'écran », un agent de sécurité virtuel, quand il n'est pas un futur chômeur ! Dans les pénitenciers « démocratiques », la fonction de l'agent de correction disparaît ou est fortement diluée. Dans le modèle de pénitencier proposé par les adeptes de la justice réparatrice (modèle psycho-culturel), l'agent correctionnel est un intervenant de première ligne affecté à une illusoire réinsertion sociale. Le projet pénitentiaire des agents correctionnels s'oppose à celui de l'appareil d'État (de l'administration) marqué par l'incohérence des demandes sociales contradictoires. Il s'oppose également à celui de nombreux spécialistes pour qui l'idéalisme et la rectitude politique tiennent lieu de programme. Le projet pénitentiaire des agents correctionnels a pour lui la rationalité, la force de l'expérience ainsi que la nécessité. La solution que nous proposons correspond aux contraintes actuelles et aux besoins du milieu carcéral. La mission d'insertion carcérale est appelée à devenir l'enjeu principal de la division technique du travail au sein du pénitencier. Afin qu'ils puissent participer à l'élaboration d'un projet pénitentiaire qui leur soit propre et à sa défense, tant au niveau local que national, au même titre que les éducateurs, les travailleurs sociaux, les psychologues, les criminologues et les médecins, l'objectif premier des agents correctionnels doit être la reconnaissance formelle de leurs savoir-faire, la reconnaissance professionnelle. Actuellement, les agents correctionnels I et II sont des employés subalternes, de simples exécutants (des surveillants surveillés). Ils occupent l'échelon le plus bas dans la hiérarchie du travail pénitentiaire. Collectivement, les agents de correction doivent oeuvrer à la construction d'un espace d’autonomie professionnelle. L'avenir même de l'institution carcérale en dépend. En effet, le renouveau de cette institution passe par la reconnaissance du savoirfaire des agents correctionnels, ainsi que par la cristallisation, la condensation de ce savoir-faire dans des lieux où il pourra être partagé, discuté et approfondi. La formation des nouveaux agents correctionnels doit être améliorée, en mettant l'accent sur les pratiques d'insertion carcérale, et plus particulièrement sur le processus de construction de l'autorité des agents. Au même titre que les policiers, les agents correctionnels devraient recevoir une formation de niveau collégial et, éventuellement, de niveau universitaire, dans le cadre de programmes études-travail, ainsi qu'une formation professionnelle continue. Évidemment, cela implique, d'une part, l'élaboration de programmes d'études Vers un projet pénitentiaire 135 en collaboration étroite avec les agents de correction, dépositaires du savoirfaire carcéral; et, d'autre part, une réforme importante et effective du système pénitentiaire canadien, afin que l'écart entre les attentes professionnelles des agents et les conditions de travail réelles ne se creuse pas davantage. Faute d'une telle réforme, les agents correctionnels ont tout intérêt à cibler et à mettre de l'avant dans leurs revendications les tâches qui, dans les descriptions de postes, correspondent à leur projet pénitentiaire, soit les tâches de sécurité et d'insertion carcérale. La reconnaissance de ces dernières tâches et l'attribution de plages horaires déterminées constitueraient déjà un grand pas. Comme nous l'avons vu à la section III.4, les deux principaux moyens d'insertion carcérale sont les activités et les programmes, d'une part, et l'autorité morale et légale des agents correctionnels, d'autre part. C'est en utilisant son autorité morale que l'agent correctionnel peut influencer de façon marquée le comportement des détenus de manière à favoriser l'acquisition des compétences psychologiques nécessaires au bon fonctionnement de l'institution carcérale. La conformité des comportements des détenues à ceux exigés par le pénitencier s'obtient en grande partie par la communication verbale, la bonne distance, l'étiquette, les services rendus et les principes professionnels des agents correctionnels. Il est donc essentiel de renforcer l'autorité morale des agents correctionnels en accordant plus de temps et plus d'importance à la communication et en consolidant leur pouvoir discrétionnaire, de telle sorte qu'ils puissent rendre une gamme de services plus variés aux détenus, afin de s'assurer de leur coopération. Mais cela exige que l'autorité légale de l'agent correctionnel soit revalorisée et renforcée. En renforçant les sanctions, on augmente l'effet dissuasif (la peur de la sanction) utilisé par l'agent correctionnel pour influencer le comportement du détenu. La reconnaissance et le renforcement du pouvoir discrétionnaire des agents correctionnels dans l'application du règlement sont nécessaires afin de mieux équilibrer services rendus et privation et ainsi stopper la spirale inflationniste, et pour éviter que le recours aux sanctions informelles ne devienne le seul moyen de punition efficace. Il faut également circonscrire la fonction d'entretien de l'agent correctionnel. L’augmentation des droits des détenu-es a fait croître le nombre de tâches de services dévolues à l'agent de correction. À cause de l'importance et de l'impact psychologique qu'elles produisent sur le détenu, ces tâches entrent en conflit avec les services rendus volontairement. La frontière entre les deux types de services tend de plus en plus à s'effacer, le détenu prenant pour acquis un certain nombre de faveurs qu'il annexe subjectivement à ses droits. Les agents correctionnels ont tout intérêt à assurer le moins de tâches d'entretien possible, Vers un projet pénitentiaire 136 sauf évidemment celles qui sont intimement liées à la sécurité. Mais là encore, ces tâches doivent être diminuées le plus possible, en repensant certaines procédures. Les activités et les programmes sont le deuxième grand moyen d'intégration du détenu au pénitencier. À cause des effets positifs de l'occupation sur les détenus, les activités et les programmes devraient être obligatoires, sans pour autant être spécifiés. Le rôle de « motivateur » de l'agent correctionnel est important mais il n'est pas suffisant. Dans le contexte actuel, les agents correctionnels ne parviennent pas vraiment à convaincre les détenus à participer aux activités et aux programmes de développement personnel. L'obligation de participer à des activités et à des programmes devrait faire partie des devoirs des détenu-es, et possiblement de la sentence elle-même. Le choix des activités et des programmes favorisant l'insertion carcérale devrait être confié aux agents correctionnels, qui verraient ainsi leur pouvoir discrétionnaire augmenter. L'agent correctionnel pourrait être chargé d'élaborer, avec la participation du détenu, un plan d'insertion carcérale qui comprendrait des activités et des programmes orientés prioritairement vers l'intégration. Concernant les activités et les programmes les agents correctionnels seraient investis d’un pouvoir décisionnel et ne joueraient plus seulement un rôle consultatif. En outre, les agents correctionnels se verraient confier un rôle encore plus important dans l'élaboration et la mise en oeuvre des programmes, et dans la définition des besoins des détenu-es. Assistés de spécialistes (internes et externes), ils définiraient et élaboreraient des programmes sur la base de leur connaissance du milieu carcéral et de leurs savoir-faire. Les agents correctionnels devraient d'ailleurs utiliser le rôle qui leur est déjà dévolu dans l'élaboration et la mise en oeuvre des programmes pour proposer des programmes orientés de façon plus spécifique vers l'insertion carcérale. Évidemment, l'ensemble de ces recommandations implique des changements dans la politique pénitentiaire canadienne. Premièrement, que les détenus ne soient plus les premiers responsables de leur cheminement carcéral. Deuxièmement, que les programmes de réinsertion sociale soient mis en oeuvre deux années seulement avant la libération. Et, troisièmement, que la division du travail entre les agents correctionnels et les agents de libération conditionnelle (agent de gestion de cas) soit repensée. Les agents correctionnels se verraient confier prioritairement les tâches liées à l'insertion carcérale, alors que les agents de libération conditionnelle continueraient de remplir, de concert avec les agents correctionnels, celles qui sont liées à la réinsertion sociale. Vers un projet pénitentiaire 137 Il faut rééquilibrer les responsabilités et le pouvoir au sein du pénitencier entre les agents correctionnels, les agents de gestion de cas et les rééducateursanimateurs. Ces deux dernières catégories détiennent trop de responsabilités et de pouvoir comparativement aux agents correctionnels Dans le système proposé, le rôle des agents de gestion de cas et celui des rééducateursanimateurs, sans devenir secondaires, perdent de leur importance et de leur prestige. De façon plus générale, et comme l'indique la première partie de notre étude, le projet pénitentiaire des agents correctionnels ne peut être mis en oeuvre sans qu'un double équilibre ne soit atteint entre les méthodes coercitive et normative, d'une part, et entre les besoins du milieu carcéral et l'ouverture à la société, d'autre part. Au cours des cinquante dernières années, des commissions, des rapports d’enquête, des lois et des textes fondateurs se sont succédés. Durant ce demi siècle, le système correctionnel canadien a été marqué par une forte tension entre les deux objectifs opposés que sont la protection de la société au moyen de mesures coercitives et la protection de la société au moyen de mesures normatives. Du milieu des années 50 au milieu des années 70, l'univers carcéral canadien a été marqué par une pression à la normalisation, dans un contexte qui demeurait globalement coercitif. Les pénitenciers se sont humanisés et en partie normalisés. Du milieu des années 70 au milieu des années 80, suite à une inflexion de tendances, le système carcéral a été marqué par une plus forte pression à la coercition, dans un contexte qui demeurait néanmoins favorable à une certaine normalisation. À partir du milieu des années 80, une très forte pression à la normalisation s'est faite sentir. Mais, tout au long des cinquante dernières années, les deux tendances ont cohabité de façon plus ou moins cohérente, sous plusieurs formes (punitives, dissuasives, neutralisantes, rééducatives et démocratiques), afin de répondre aux diverses demandes sociales. Avec l'institutionnalisation du nouvel ordre juridique (Charte des droits et libertés), la tension entre les objectifs opposés de maintien de l'ordre et de la sécurité, d'un côté, et de la réhabilitation, de l'autre, ne s'est pas atténuée, du moins dans les faits (dans les pénitenciers). Mais cette tension a été désamorcée dans les discours en présentant les objectifs des méthodes coercitive et normative comme étant, au fond, identiques, l'utilisation d'une méthode permettant d'éliminer l'autre. Chaque partisan d'une méthode agit comme si son objectif était un moyen d'atteindre l'objectif de la méthode opposée. La coercition devient un moyen de réforme, de réhabilitation et la normalisation un moyen de maintenir l'ordre et la sécurité. Vers un projet pénitentiaire 138 Jusqu'à présent, réformes et contre-réformes se sont succédées dans le système pénitentiaire canadien mais la « question pénitentiaire » n'est toujours pas réglée. L’oscillation constante entre la méthode coercitive et la méthode normative est incontournable, considérant la nature et la fonction même du pénitencier dans notre société. Le pénitencier est un lieu de séparation et de ségrégation formant un soussystème au sein de la société. Il constitue un système dynamique instable, constamment menacé par le désordre et difficilement prédictible. Il n’existe pas de véritable tendance à la diminution de la violence dans les pénitenciers canadiens. On assiste plutôt à une détérioration du climat général. Les incidents de faible et de moyenne gravité se multiplient et peuvent, à tout moment, se transformer en incidents graves. L’évolution architecturale et fonctionnelle du pénitencier n’est pas linéaire; elle prend la forme d’une oscillation entre l’ouverture et la clôture, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique, c’est-à-dire entre le volontarisme réformateur et les contraintes objectives. L’équilibre entre coercition et normalisation tend à se réaliser par la force des choses, en réaction aux événements et par à-coups, sous la pression des différents acteurs qui défendent des intérêts et des approches opposées Mais ce processus, plus ou moins spontané, engendre confusion, incohérence, perte de temps, d’énergie et d’argent. Et, il en sera ainsi tant que le SCC n’adoptera pas officiellement et de façon réfléchie, une politique carcérale fondée sur l’équilibre entre les approches opposées. Les conséquences des réformes carcérales ultra-libérales et néo-conservatrices sont inconnues et incertaines. Ces réformes risquent de provoquer des dommages sociaux et institutionnels importants. Force nous est donc de prévenir ces dommages potentiellement graves. Dans un tel contexte, le principe de précaution s’impose. Le meilleur modèle de gestion de la sécurité des établissements carcéraux est celui qui permet d'éviter les extrêmes, les oscillations trop grandes. Le meilleur modèle est celui qui conjugue les deux méthodes, coercitive et normative, et qui tient compte de la nécessité de maintenir la tension au sein des pénitenciers, en tant que tension inhérente à leur bon fonctionnement, en dernière analyse. C'est en première ligne que se vit la tension propre aux établissements carcéraux entre coercition et normalisation. L’agent correctionnel gère cette tension. C'est là que réside la spécificité de sa tâche dans la division du travail pénitentiaire. L'agent correctionnel n'est ni un éducateur, ni un animateur, ni un simple surveillant. Mais tout cela à la fois, et plus encore : il est celui qui incarne, en première ligne, le pouvoir social et pénal. Et c'est seulement investi de ce pouvoir qu'il est à même de gérer la tension propre à l'institution pénitentiaire, tension qu'il porte et qu'il reflète plus que tout autre membre du personnel. Vers un projet pénitentiaire 139 Dans un pénitencier, les détenus ne peuvent s'auto-administrer, ni simplement être entreposés dans des conditions plus respectueuses des droits humains. Tous les détenus ne peuvent être réhabilités, ou maintenus dans des conditions de sécurité trop contraignantes. Un équilibre s’impose entre la méthode coercitive et la méthode normative, entre la sécurité dynamique et la sécurité statique -qui sont à la fois opposées et complémentaires. L’expérience des établissements pour femmes a montré qu’une trop grande normalisation engendre des occasions propices à la violence et conduit, en partie du moins, à la recomposition du pénitencier traditionnel. Elle a également montré que la proximité relationnelle (bien connaître la détenue) ne représente pas nécessairement la meilleure des protections. D’autre part, l’expérience des Unités spéciales de détention a montré que le rééquilibrage en faveur de la normalisation ne doit pas se faire au détriment de la sécurité statique. À ce titre, le modèle carcéral normatif et multi-sécuritaire mis de l'avant par le Groupe de travail sur la sécurité du SCC, en grande partie inspiré des établissements pour femmes, ne correspond pas aux nouvelles réalités sociologiques des pénitenciers pour hommes. Même si le groupe de travail propose de séparer les unités de vie semi-autonomes selon le niveau de sécurité des détenu-es, les unités de vie constitueront la base objective de l'organisation de gangs. Le pénitencier doit demeurer pluraliste, poly-fonctionnel, mais il doit rejeter toutes les pratiques extrêmes (force brutale et inhumaine, démocratie pure, trop grande normalisation) ainsi que les pratiques qui exigent de l'institution carcérale de trouver des réponses adéquates à des problèmes difficilement solubles qui relèvent de la structure même de la société, de ses antagonismes, et que celle-ci n'ose pas affronter sur son propre terrain. Le pénitencier n'est ni une église, ni un bureau de psychologue, ni un lieu d'entreposage, de stockage humain, mais un pénitencier. Il devrait être un établissement où les détenus en privation de liberté purgent une peine, en conservant un statut humain, sans avoir pour autant tous les droits, et où les droits sont accompagnés d'obligations. Les détenus ont le devoir de s'occuper, de s'animer, de s'éduquer, de se garder en forme physique et psychologique, etc. Ils ont l'obligation de se prendre en main, dans le cadre des activités et des programmes permis. Obligation de faire leur temps, mais pas n'importe comment. Obligation d'en sortir quelque peu différents, meilleurs, grandis, faute d'être réhabilités. La logique récompense-punition doit être doublée, renforcée par la logique droit-devoir, pour mieux assurer l'intégration des détenu-es, la conformité de leurs comportements. Vers un projet pénitentiaire 140 Puisqu'il est présentement impossible d'inventer un nouveau modèle, de passer à une nouvelle phase de l'évolution des institutions carcérales, et ce tant que la société elle-même n'aura pas changé, et qu'il est aussi impossible de retourner à l'époque totalitaire, il faut réaménager le pénitencier poly-fonctionnel, passer d'un pluralisme béant, qui génère violence et confusion, à un pluralisme limité, maîtrisé et rationnel. Mais ceci demande de modifier quelque peu les rapports de pouvoir entre le pénitencier et la société. Le pouvoir, devenu diffus, doit se reconcentrer dans une certaine mesure. Il faut que le pénitencier retrouve une plus grande autonomie par rapport à la société, non pas une autonomie absolue, ce qui pourrait l'entraîner dans des dérives malheureuses, mais une autonomie qui lui permette d'assumer son rôle institutionnel, rôle qui n'est autre que de gérer la privation de liberté dans les meilleures conditions possibles pour la protection et le mieux-être de la société, du personnel et des détenu-es. Chaque institution a ses structures et ses lois propres. Si ces dernières sont trop perturbées par des forces extérieures, l'institution ne peut plus remplir sa fonction, elle ne peut plus atteindre ses objectifs. Un équilibre s’impose entre les besoins propres au milieu carcéral et l’ouverture à la société. Plus le pénitencier se libéralise, plus la privation de liberté est ressentie comme une atteinte à la dignité humaine et plus elle est vécue comme une souffrance. L’ouverture du pénitencier à la société se présente aux yeux des détenu-es comme une immense vitrine excitant leur convoitise. Plus le pénitencier s'ouvre sur l'extérieur, plus il se referme à l'intérieur, la cellule devenant le lieu de replis et d'évasions physiques et mentales, et le pénitencier devenant dans son ensemble un immense entrepôt d'êtres humains ! Le maintien de l'ordre et de la sécurité ainsi que l'intégration des délinquants ne peuvent être obtenus par la réinsertion sociale. La normalisation des détenu-es par le biais de programmes de rééducation est en grande partie un échec. D'autre part, aucune mesure normative ne peut remplacer totalement les mesures coercitives. Tant que le pénitencier existera, dans le cadre d'une société inégalitaire fondée sur la primauté de l'individu, de la marchandise et de la propriété privée, le système carcéral devra maintenir une double méthode, coercitive et normative. Et l'objectif d'une méthode ne sera jamais le moyen d'atteindre (à lui seul) l'objectif de la méthode opposée. En tant que méthode normative, l'insertion carcérale est mieux adaptée aux pénitenciers contemporains que la réinsertion sociale. Vers un projet pénitentiaire 141 Le détenu vit trop souvent en fonction du temps qui lui reste à purger. Il faut qu'il apprenne non pas à « faire son temps » mais à vivre sa détention, à vivre dans le pénitencier, selon les règles de l'institution. Il devient impératif de le détentionnaliser ! Et c'est là, en grande partie, le travail des agentes et agents de correction. En résumé, un meilleur équilibre s’impose entre méthode normative et méthode coercitive, entre sécurité dynamique et sécurité statique, entre réinsertion sociale et insertion carcérale; et il faut à tout prix éviter les pratiques extrêmes et les réformes radicales. Certes, le projet pénitentiaire des agentes et agents correctionnels ne résoudra pas toutes les contradictions du système carcéral canadien, mais il contribuera grandement à les atténuer et à les rendre supportables. Vers un projet pénitentiaire 142 Références ADAM, K. « Adjusting to Prison Life » dans Crime and Justice : A Review of Research, vol. 16, University of Chicago Press, Chicago, 1992. ALLEMAND, S. « Les paradoxes d’une société du risque », Sciences Humaines, no 124, février 2002, p. 24-25. ANGUS, C. « Ontario builds super prisons », HighGrader Magazine, décembre 1997. APPROVISIONNEMENTS ET SERVICES (Canada). Rapport à la Chambre du sous-comité sur le Régime d'institutions pénitentiaires au Canada, Mark MacGuigan, président, Ottawa, 1977. ASSOCIATION CANADIENNE DE JUSTICE PÉNALE (ACJP). Le surpeuplement carcéral et la réinsertion des délinquants, Ottawa, 1999. 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