EDUCAZIONE. Giornale di pedagogia critica, III, 1 (2014), pp. 99-120.
ISSN 2280-7837 © 2014 Editoriale Anicia, Roma, Italia.
Éléments pour une heuristique transcendantale.
Nouvelles lumières sur l’art de problématiser
Arnaud Valence
Université Rome 3 - Lyon 3
Department of Education
Doctorat «Culture Education Communication»
La vérité est qu’il s’agit, en philosophie et même ailleurs, de
trouver le problème et par conséquent de le poser, plus encore
que de le résoudre. Car un problème spéculatif est résolu dès
qu’il est bien posé. [...] Mais poser le problème n’est pas
simplement découvrir, c’est inventer. La découverte porte sur ce
qui existe déjà, actuellement ou virtuellement; elle était donc
sûre de venir tôt ou tard. L’invention donne l’être à ce qui n’était
pas, elle aurait pu ne venir jamais. Déjà en mathématique [...]
l’effort d’invention consiste le plus souvent à susciter le
problème, à créer les termes en lesquels il se posera. Position et
solution du problèmes sont bien près ici de s’équivaloir: les vrais
grands problèmes ne sont posés que lorsqu’ils sont résolus1.
Avec ces mots d’une rare lucidité, Bergson cla-
mait le besoin de ne pas se satisfaire de simplement
évaluer les problèmes (les résoudre ou démontrer leur
non résolubilité). Il nous invitait à problématiser,
c’est-à-dire à «porter l’épreuve du vrai et du faux au
delà des solutions, dans les problèmes eux-mêmes».
Cette difficulté a égaré nombre de philosophes, et le
1 H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., 1969, pp.
51-52.
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grand mérite de Bergson est d’avoir tenté une dé-
termination intrinsèque du faux dans l’expression
«faux problème».
Pourtant, lorsqu’on explore le passé, l’histoire
donne à voir quelques exemples marquants de re-
problématisations radicales. Contentons-nous de don-
ner trois exemples, dans trois domaines différents,
avant de tenter de prolonger les perspectives laissées
par ces quelques balises.
Abel et Galois, ou la naissance de l’algèbre moderne
Le premier exemple est tiré des mathématiques, et
plus exactement de l’algèbre. Si l’histoire de la théorie
des équations algébriques remonte à la nuit des temps,
on peut dire que la discipline acquiert sa maturité avec
la naissance au XVIIIe siècle du concept de groupe. À
l’époque, l’état de l’art regroupe les travaux de La-
grange (équations cubiques et quartiques), Ruffini
(équations quintiques) ou Vandermonde (équations cy-
clotomiques). Mais les démonstrations restent encore
lacunaires et manquent le rôle fondamental de la notion
de structure de groupe. Gauss est le premier à percevoir
l’importance de la structure du groupe des racines, mais
en étudiant le seul cas particulier des équations cyclo-
tomiques, il manque de mettre à profit son intuition à
l’étude générale de la théorie des équations. Progressi-
vement, résultat d’impossibilité après résultat lacunaire,
les mathématiciens mettent à jour un cercle vicieux
qu’Abel sera le premier à briser: «on se proposait de
résoudre les équations sans savoir si cela était possible.
(...) Au lieu de demander une relation dont on ne sait
Éléments pour une heuristique transcendantale
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pas si elle existe ou non, il faut se demander si une
telle relation est en effet possible»2. Abel montre ainsi
l’impossibilité de la résolution d’une équation poly-
nomiale dans le cas général, mais n’établit pas de con-
dition nécessaire et suffisante de résolubilité. C’est à
Galois que revient le privilège de trouver ces condi-
tions, en revenant à l’intuition de Gauss sur le rôle de
la structure du groupe des racines. Il apparaît alors au
grand jour que l’objet du problème n’est pas la
résolution des équations mais la détermination des
conditions qui permettent leur résolution et qui réside
dans la nature abstraite du groupe de l’équation.
Avec Abel et Galois se produit ainsi un complet
renversement de la théorie des équations, non sans une
certaine division du travail. Avec Abel, le renverse-
ment intéresse la théorie des équations comme théorie
des problèmes: on a pu dire, rappelle Deleuze, que la
posture d’Abel surpassait la Kritik der reinen Vernunft,
dans son ambition de briser le cercle de l’intérieur (cfr.
infra). Avec Galois se produit pour la première fois
dans l’histoire des mathématiques le triomphe des
structures abstraites sur les approches concrètes. Avec
Galois s’instaure une pratique des mathématiques plus
profonde et plus féconde, dont on a pu dire qu’elle
inaugure l’algèbre moderne.
La philosophie transcendantale de Kant-Maïmon
Je prendrai mon second exemple dans la philoso-
phie kantienne. Rappelons le principe de transcendan-
talisme chez Kant: «J’appelle transcendantale toute
2 N. Abel, Oeuvres complètes, Christiania, éd. Sylow et Lie, 2e
éd., 1881, p. 24.
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connaissance qui ne porte point en général sur les ob-
jets mais sur notre manière de les connaître, en tant
que cela est possible a priori»3. Le transcendantal qua-
lifie aussi bien l’étude des conditions de possibilité
d’une compétence que le produit de cette étude. On
pourra respectivement parler de méthode transcendantale
et de connaissance transcendantale. La méthode trans-
cendantale a vocation à s’appliquer de façon systé-
matique à toute forme de compétence: la sensibilité
(esthétique transcendantale), l’entendement (analytique
transcendantale), la méthode (méthodologie transcen-
dantale), la morale (liberté transcendantale). Cette
étude systématique des conditions de possibilité est un
véritable bouleversement dans l’art de philosopher, car
elle renvoie dos-à-dos empirisme et rationalisme. Faute
de jugement a priori bien défini, le premier ne pouvait
déboucher que sur un savoir prisonnier (de nos sens).
Faute d’un cogito véritablement construit par l’ex-
périence (plutôt que reçu par intuition), la seconde ne
pouvait déboucher que sur un savoir spéculatif.
Cependant, la révolution copernicienne de Kant
reste d’une certaine façon impure. Pour sortir des «illu-
sions transcendantales» qui divisent les traditions philo-
sophiques, Kant établit son enquête transcendantale sur
une disjonction entre la sensibilité et l’entendement.
Mais comment un concept peut-il s’appliquer à une in-
tuition (question quid juris)? «Une telle dualité nous
renvoyait, explique Deleuze4, au critère extrinsèque de
la constructibilité, et nous laissait dans un rapport
3 I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, 2e éd. 1787, éd. Cassirer,
III; trad. fr. par A. Tremesaygues et B. Pacaud, Critique de la Raison
pure, 3e éd. Paris, P.U.F., 1963, p. 68.
4 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 10ème éd.,
2000, pp. 224-225.
Éléments pour une heuristique transcendantale
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extérieur entre le déterminable (l’espace kantien
comme pur donné) et la détermination (le concept en
tant que pensé) (...) d’où la réduction de l’instance
transcendantale à un simple conditionnement, et le re-
noncement à toute exigence génétique». La philoso-
phie de Kant n’est donc pas «constructiviste de part en
part» comme le prétend par exemple Rockmore, et tra-
hirait même un reliquat d’empirisme humien. «Kant
définit encore la vérité d’un problème par sa possibilité
de recevoir une solution»5. Pour briser ce cercle vi-
cieux, il faut surmonter l’hétérogénéité kantienne et in-
ternaliser la sensibilité comme une fonction (in-
complète) de l’entendement. C’est Maïmon qui mènera
cette révision fondamentale du programme kantien.
La théorie du choix rationnel et l’axiomatique de Savage
J’emprunterai le dernier exemple aux sciences
humaines, et plus précisément à la théorie du choix ra-
tionnel. Qu’est-ce qu’une action rationnelle? C’est une
vieille question que se posait déjà Aristote, dans le
livre G de la Métaphysique, quand il envisage le rejet
du principe de contradiction. Avec l’émergence de la
théorie de l’action, la question se fait plus précise et
rencontre un obstacle majeur: de quoi parle-t-on, de la
rationalité de la fin ou de celle des moyens de l’action?
Une étape importante est franchie avec Max Weber,
qui distingue une rationalité instrumentale opérant sur
les moyens (Zweckrationalität), et une rationalité ren-
voyant au choix de la finalité elle-même. Sans le sa-
voir, Weber met à jour l’incomplétude de la théorie,
puisque la rationalité des moyens ne peut s’exercer
5 Ibid., p. 209.
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