sciences, un invariant ne peut se prévaloir que de sa constance vis-à-vis
d’une large classe de contextes perceptifs ou expérimentaux relativement
auxquelles les déterminations sont définies, et non pas de son
affranchissement vis-à-vis de tout arrière-plan contextuel. Un invariant
reste stable quel que soit celui des points de vue qu’on adopte parmi ceux
d’un ensemble donné, mais non pas indépendamment de la référence à un
tel ensemble, voire indépendamment de la notion de point de vue.
Comme le disait le mathématicien Félix Klein dans son programme
d’Erlangen5, parler d’un invariant n’a aucun sens aussi longtemps qu’on
n’a pas précisé de quel groupe de transformations il est l’invariant. Ainsi,
pour conclure sur ce point, un invariant nous renseigne au moins autant
sur la classe de contextes impliqués par une activité de recherche donnée,
ou si l’on veut sur le groupe de transformations associé, que sur
l’hypothétique réel-en-soi.
Le quatrième argument allant à l’encontre de la possibilité de connaître
un «réel-en-soi» est presque déroutant dans sa simplicité. Il est récurrent
dans l’histoire de la philosophie, mais j’en présenterai une version
dépouillée due à H. Putnam. «(...) l’idée que quelques descriptions sont
des ‘descriptions de la réalité telle qu’elle est indépendamment de toute
perspective’ est une chimère. Notre langage ne peut être divisée en deux
parties, l’une qui décrit le monde ‘comme il est de toutes façons’, et
l’autre qui décrit notre contribution conceptuelle. Cela ne veut pas dire
que la réalité est cachée, (...) mais simplement que l’on ne peut pas
décrire le monde sans le décrire»6. Face à ce constat presque
‘grammatical’ au sens de Wittgenstein, deux attitudes peuvent encore
être adoptées. L’une consiste à renoncer définitivement à ce qui semble
être une tentative auto-contradictoire. L’autre vise à identifier, dans les
théories scientifiques les plus avancées ce qui, sans être une authentique
description du réel, en laisse cependant transparaître quelques grandes
lignes. C’est là pour l’essentiel la position de Bernard d’Espagnat, avec
sa thèse d’un réel ni apparent ni caché, mais ‘voilé’. La force de cette
dernière thèse est qu’elle préserve l’ambition du réalisme scientifique
tout en étant compatible avec l’ensemble des connaissances actuelles. Sa
5 Je dois cette référence pertinente à Christiane Schmitz. Qu’elle soit ici remerciée pour la richesse, la
vigueur, et la générosité de ses idées.
6 H. Putnam, Renewing philosophy, Harvard University Press, 1992, p. 123