Centre Pompidou / Dossiers pédagogiques / Art et philosophie : ART ET TECHNIQUE. CHOIX DE TEXTES ET PARCOURS
……………………………………………………………………………………………………….. 3
Si la technique de l'artiste participe du réel qu’il cherche à exprimer, on comprend que la
question des techniques artistiques modernes et celle du rapport de l'art au monde de la
technique soient intimement liées : la manière dont l'artiste éprouve et pense la traversée du
réel par la technique a partie liée avec la technicité de son art. Ce qu'il emprunte au réel de
matériaux et de procédés n'est pas étranger à ce qu'il a à en dire. Voilà pourquoi la question
des rapports de l'art et de la technique est si centrale aujourd'hui.
Dans cette introduction, nous envisagerons trois types d'approche des rapports entre art et
technique qui constituent, ensemble, l'arrière-fond théorique sur lequel s'élabore le
questionnement philosophique.
ALAIN ET BERGSON
PAR SES MOYENS ET SES FINS, L’ART SE DISTINGUE DE LA TECHNIQUE
Il est d’usage, dans la tradition philosophique de penser les rapports entre art et technique
sur le mode de la distinction radicale : dans sa réalisation comme dans ses fins propres, l’art
ne saurait se comprendre à partir de la technique. Deux textes bien connus, écrits dans la
première partie du XX
e
siècle, vont dans ce sens.
ALAIN : L’ART DÉBORDE LES RÈGLES
Alain (Émile Chartier, 1868-1951), dans Système des Beaux-Arts, montre qu’il n’y a pas de
commune mesure entre la façon de procéder de l’artisan, maître des règles qui le rendent
compétent dans son métier, et la manière de créer de l’artiste dont l’activité (en tant qu’elle
est proprement artistique) ne se soumet à aucune règle préalable.
Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède
et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même
dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait
pensé dès qu'il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la
représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie
comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens
qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons
maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de
toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à
mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme
au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est
là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-
même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre
beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ;
et le portrait naît sous le pinceau. […] Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans
l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à
faire une autre œuvre.
Alain, Système des Beaux-Arts, (1920), Livre I, Chap. VII
coll. La Pléiade, pp. 239-240
Ce texte suppose reconnu que les artistes sont aussi et d’abord des artisans : ils ont à
apprendre les opérations nécessaires à la production d’œuvres techniquement maîtrisées.
Mais l’essentiel de la création artistique est ailleurs : il est, sinon dans l’oubli, du moins dans
le débordement des règles, par quoi l’œuvre prend forme au fur et à mesure qu’elle est
produite tandis que l’artiste, spectateur de lui-même, donne corps à la beauté. Nulle règle ne
préside, à l’avance, à l’apparition du beau qui devient ainsi, pour lui-même et de manière
singulière, sa propre règle.