22 l’existence nue
Mais qu’en est-il de l’être ? Benveniste lui-même reconnaît à l’être
un statut particulier : « au-delà des termes aristotéliciens, au-dessus de
cette catégorisation, se déploie la notion d’“être” qui enveloppe tout.
Sans être un prédicat lui-même, l’“être” est la condition de tous les
prédicats » 1. Or, critiquant l’interprétation de Benveniste, Pierre Au-
benque, tout comme Jacques Derrida, ont insisté surtout sur ce point :
« Ce que Benveniste appelle très vite la “notion d’être” n’est plus sim-
plement une catégorie homogène aux autres : c’est la condition transca-
tégoriale des catégories
2. » Ce n’est pas le cas ici d’approfondir —
comme l’a fait de manière remarquable Aubenque, aux travaux duquel
(repris en partie dans l’essai de Derrida) nous renvoyons 3 — la question
complexe de la multiplicité de sens (pollacîj legÒmenon) de l’être chez
Aristote, en référence à l’analogie d’attribution et à l’analogie propor-
tionnalité. Nous voulons simplement nous arrêter sur ce qui constitue
le cœur de la critique adressée à Benveniste formulée par ces auteurs, à
savoir la thématisation de l’être en tant que condition transcatégoriale
des catégories, parce que c’est justement ce point qui rend, d’une cer-
taine façon, nécessaire le sens ontologique impliqué dans le terme de
position. En effet, en disant que l’être est la position absolue de la chose,
Kant ne fait qu’affirmer plus ou moins explicitement cette condition
transcatégoriale 4. Ce qui signifie tout d’abord non seulement que l’être
n’est pas un prédicat (un genre), mais surtout que les catégories (y
compris les catégories kantiennes) n’ont aucune prise directe sur l’être ;
c’est pourquoi l’interrogation ontologique ne peut pas prendre la forme
1. Ibid.
2. Jacques Derrida, « Le supplément de copule. La philosophie devant la linguis-
tique » (1971), in Marges — de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 233. Pour la critique
adressée à Benveniste sur ce point, voir Pierre Aubenque, « Aristote et le langage, note
annexe sur les catégories d’Aristote. À propos d’un article de Benveniste », in Annales de
la faculté des Lettres et Sciences humaines d’Aix, t. LXIII (1965), p. 85-105.
3. Voir en particulier Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote. Essai sur la
problématique aristotélicienne, Paris, PUF, 1962,2e éd., 1966, et, du même, « Les origines
de la doctrine de l’analogie de l’être. Sur l’histoire d’un contresens », Les Études
philosophiques,1978/1, p. 3-12.
4. Outre Aristote, Kant et Heidegger, Derrida (Marges — de la philosophie, p. 234)
cite également un passage de Platon (auquel d’ailleurs se réfère Benveniste) comme
exemple de l’être en tant que condition transcatégoriale des catégories. Ce passage, d’un
certain point de vue, peut être considéré comme le cœur de la dialectique même (à
savoir la méthode par excellence de la philosophie) : « une pluralité de formes, mutuel-
lement différentes, qu’une forme unique enveloppe extérieurement ; une forme unique
répandue à travers une pluralité d’ensembles sans y rompre son unité » (Platon, Le
Sophiste,253 d).