introduction
Le concept de position est sans doute l’un des concepts les plus
ambivalents et difficiles à définir de la pensée occidentale. À partir des
Grecs et de la logique médiévale, l’acte logique fondamental de faire
une hypothèse et d’assumer la prémisse non démontrée d’un raisonne-
ment se dit poser (tiqšnai ; ponere ; setzen), et la position (qšsij ; positio ;
Position ; Setzung) indique justement l’assomption réalisée de cette
prémisse. Ce n’est qu’avec Kant et l’idéalisme fichtéen que le poser et la
position sont devenus avant tout des concepts ontologiques. Chez
Aristote, en effet, la « position », à savoir l’« être en posture » ou l’« être
disposé » (ke‹sqai), est une catégorie, c’est-à-dire l’un des dix plus hauts
genres de prédication ayant à la fois une nature logique, linguistique et
ontologique. En réalité, dans la Métaphysique et dans la Physique 1, Aris-
tote énumère seulement huit catégories, et dans cette liste, la position
n’est pas comprise. Ce n’est que dans les Catégories et dans les Topiques 2
que l’on trouve l’être disposé et l’être-en-état (œcein), au point qu’on a
essayé de réduire « la valeur ontologique » de ces catégories en affirmant
que, en ce qui concerne le ke‹sqai, « l’être disposé peut (…) être réduit
au lieu (poÚ) » 3. En outre, dans les Catégories la position est analysée à
l’intérieur du développement problématique aristotélicien de la relation,
où la qšsij est classée parmi les choses relatives (prÒj ti), « dont tout l’être
consiste en ce qu’elles sont dites dépendre d’autres choses » 4.
1. Cf. Aristote, Métaphysique,D,1017 a24 sq., trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1953, t. I,
p. 270 sq. et Physique, V, 1,225 b5-7, éd. et trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres,
1931, t. II, p. 14.
2. Cf. Catégories,4,1b26 sq., trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, p. 5sq. et Topiques,
I, 9,103 b22 sq., trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1965, p. 20 sq.
3. Giovanni Reale, « Saggio introduttivo », in Aristotele, Metafisica, Milan, Vita e
Pensiero, 1993, t. I, p. 97.
4. Aristote, Catégories,7,6a36-37 ; trad., p. 29.
20 l’existence nue
Au-delà des questions complexes qu’impliquent les catégories aristo-
téliciennes, il est important pour nous de souligner que l’« être disposé »
est présent comme un genre parmi les différents genres suprêmes de
prédicats. Dès lors, comment est-il possible que, chez Kant, la simple
« position d’une chose »
1 devienne un indice de l’être même qui se
dérobe à toute prise cognitive ? Que signifie le fait de dire que l’exis-
tence en tant que position absolue de la chose « se distingue (…) de
tout prédicat »
2 ? Il ne sagit plus dune position relative (le respectus
logicus), mais justement d’une position absolue qui non seulement ne
peut pas être une catégorie, mais qui de surcroît ne peut être définie par
une catégorie ou par un ensemble des catégories. Position absolue signi-
fie, en effet, qu’elle n’est plus liée à rien, c’est-à-dire que la position est
déliée de tout lien, qu’elle n’est pas là où elle peut être pensée et
connue. L’être, l’existence, dit Kant, est la position absolue de la chose.
De cette façon, la position énonce l’existence, ou mieux, elle dit que
l’existence se dérobe à toute prédication et par conséquent à toute con-
naissance analytique. Chez Kant, la position n’est plus un genre suprême
de l’être comme elle l’était dans la table des catégories aristotéliciennes,
mais elle devient simplement l’être, l’exister. Ainsi, la question même de
l’être se détache de l’horizon linguistique et de l’horizon de la pensée
représentative.
Qu’implique donc l’utilisation du terme de position à propos de
l’être ? Et que devient désormais le rapport entre les catégories (aristo-
téliciennes ou kantiennes, cela ne fait pas de différence ici) et l’être
distingué de tout prédicat ? Comment penser une conception de l’être
au-delà de la prédication ?
À partir de ces questions, considérons brièvement l’interprétation
des catégories aristotéliciennes proposée par Émile Benveniste. Comme
1. Kant, Critique de la raison pure,Ak. III, p. 401 (A 598, B 626) ; Pl. I, p. 1215 (trad.
A. J.-L. Delamarre et Fr. Marty). Les références aux textes de Kant sont pour la plupart
données dans l’édition de l’Académie (Akademie Ausgabe) : Kants gesammelte Schriften,
herausgegeben von der Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften (Berlin,
1902 sq.) ; l’abréviation Ak. est suivie du numéro du tome, puis de la page. Sauf mention
contraire, les traductions sont celles de l’édition des Œuvres philosophiques en trois
volumes dirigées par Ferdinand Alquié (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1980-1986), que nous abrégeons en Pl., suivi du tome et de la page. Pour le texte de la
Critique de la raison pure, nous avons eu recours à l’édition de Jens Timmermann
(Hambourg, Meiner, 1998).
2. Kant, L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu (1963),
I, 1,2,Ak. II, p. 73 : « unterscheidet sich (…) von jeglichem Prädicate » ; Pl. I, p. 327 (trad.
S. Zac).
introduction 21
on sait, Benveniste affirme que les catégories de la langue grecque sont
le vrai fondement des catégories aristotéliciennes. En particulier, il écrit :
il nous semble — et nous essaierons de montrer — que ces distinctions
sont d’abord des catégories de langue, et qu’en fait Aristote, raisonnant
d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fonda-
mentales de la langue dans laquelle il pense 1.
De cette manière, par exemple, le ke‹sqai, la position, correspondrait à
la catégorie linguistique de la forme moyenne du verbe grec, qui
indique, entre autres, « “la posture”, l’“attitude” » 2. De même que pour
toute autre catégorie, la position se résout dans le fait d’être l’expression
accomplie d’un prédicat, qui trouve donc dans la langue son fon-
dement. En effet, selon Benveniste :
En élaborant cette table des « catégories », Aristote avait en vue de recenser
tous les prédicats possibles de la proposition, sous cette condition que
chaque terme fût signifiant à l’état isolé, non engagé dans une sumplokhê,
dans un syntagme, dirions-nous. Inconsciemment il a pris pour critère la
nécessité empirique d’une expression distincte pour chacun des prédicats. Il
était donc voué à retrouver sans l’avoir voulu les distinctions que la langue
même manifeste entre les principales classes de formes, puisque c’est par
leurs différences que ces formes et ces classes ont une signification linguis-
tique ; c’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les
reconnaître et les spécifier 3.
1. Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958), in
Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 66.
2. Ibid., p. 68-69 : « Prenons d’abord le kheisthai. À quoi peut répondre une caté-
gorie logique du kheisthai ? La réponse est dans les exemples cités : anakeitai, “il est
couché” ; kathêtai, “il est assis”. Ce sont deux spécimens de verbes moyens. Au point de
vue de la langue, c’est là une notion essentielle. Contrairement à ce qu’il nous sem-
blerait, le moyen est plus important que le passif, qui en dérive. Dans le système verbal
du grec ancien, tel qu’il se maintient encore à l’époque classique, la véritable distinction
est celle de l’actif et du moyen. Un penseur grec pouvait à bon droit poser dans l’absolu
un prédicat [nous soulignons ; il est intéressant de remarquer que pour Benveniste la
catégorie est la position dans l’absolu d’un prédicat — de cette façon on risque de résou-
dre l’être dans les catégories logico-linguistiques ou de faire de l’être la simple somme
des prédicats posés dans l’absolu] qui s’énonçait par une classe spécifique de verbes, ceux
qui ne sont que moyens (la media tantum), et qui indiquent entre autres la “posture”,
l’“attitude”. Également irréductible à l’actif et au passif, le moyen dénotait une manière
d’être aussi caractéristique que les deux autres. »
3. Ibid., p. 70.
22 l’existence nue
Mais qu’en est-il de l’être ? Benveniste lui-même reconnaît à l’être
un statut particulier : « au-delà des termes aristotéliciens, au-dessus de
cette catégorisation, se déploie la notion d’“être” qui enveloppe tout.
Sans être un prédicat lui-même, l’“être” est la condition de tous les
prédicats » 1. Or, critiquant l’interprétation de Benveniste, Pierre Au-
benque, tout comme Jacques Derrida, ont insisté surtout sur ce point :
« Ce que Benveniste appelle très vite la “notion d’être” n’est plus sim-
plement une catégorie homogène aux autres : c’est la condition transca-
tégoriale des catégories
2. » Ce n’est pas le cas ici d’approfondir —
comme l’a fait de manière remarquable Aubenque, aux travaux duquel
(repris en partie dans l’essai de Derrida) nous renvoyons 3 — la question
complexe de la multiplicité de sens (pollacîj legÒmenon) de l’être chez
Aristote, en référence à l’analogie d’attribution et à l’analogie propor-
tionnalité. Nous voulons simplement nous arrêter sur ce qui constitue
le cœur de la critique adressée à Benveniste formulée par ces auteurs, à
savoir la thématisation de l’être en tant que condition transcatégoriale
des catégories, parce que c’est justement ce point qui rend, d’une cer-
taine façon, nécessaire le sens ontologique impliqué dans le terme de
position. En effet, en disant que l’être est la position absolue de la chose,
Kant ne fait qu’affirmer plus ou moins explicitement cette condition
transcatégoriale 4. Ce qui signifie tout d’abord non seulement que l’être
n’est pas un prédicat (un genre), mais surtout que les catégories (y
compris les catégories kantiennes) n’ont aucune prise directe sur l’être ;
c’est pourquoi l’interrogation ontologique ne peut pas prendre la forme
1. Ibid.
2. Jacques Derrida, « Le supplément de copule. La philosophie devant la linguis-
tique » (1971), in Marges — de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 233. Pour la critique
adressée à Benveniste sur ce point, voir Pierre Aubenque, « Aristote et le langage, note
annexe sur les catégories d’Aristote. À propos d’un article de Benveniste », in Annales de
la faculté des Lettres et Sciences humaines d’Aix, t. LXIII (1965), p. 85-105.
3. Voir en particulier Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote. Essai sur la
problématique aristotélicienne, Paris, PUF, 1962,2e éd., 1966, et, du même, « Les origines
de la doctrine de l’analogie de l’être. Sur l’histoire d’un contresens », Les Études
philosophiques,1978/1, p. 3-12.
4. Outre Aristote, Kant et Heidegger, Derrida (Marges — de la philosophie, p. 234)
cite également un passage de Platon (auquel d’ailleurs se réfère Benveniste) comme
exemple de l’être en tant que condition transcatégoriale des catégories. Ce passage, d’un
certain point de vue, peut être considéré comme le cœur de la dialectique même
savoir la méthode par excellence de la philosophie) : « une pluralité de formes, mutuel-
lement différentes, qu’une forme unique enveloppe extérieurement ; une forme unique
répandue à travers une pluralité d’ensembles sans y rompre son unité » (Platon, Le
Sophiste,253 d).
introduction 23
d’une connaissance analytique. Un discours sur l’être qui voudrait se
présenter comme une science de l’être en tant qu’être (et donc comme
une ontologie) ne peut que se heurter à une aporie, comme l’écrit Pierre
Aubenque à propos d’Aristote :
Cette aporie pourrait se formuler dans ces trois propositions qu’Aristote
soutient tour à tour et qui sont pourtant telles qu’on ne peut accepter deux
d’entre elles sans refuser la troisième : 1) Il y a une science de l’être en tant
qu’être. 2) Toute science porte sur un genre déterminé. 3) L’être n’est pas
un genre 1.
Dès lors, qu’est-ce que la thèse de Kant sur l’être sinon l’expression
extrême d’une impossibilité ? Affirmer la simple position de la chose, en
effet, signifie non seulement empêcher toute analyse, mais rendre vaine
toute tentative de pénétration de l’exister. Le concept de position devient
alors un concept limite, qui n’explique pas du tout l’être, mais qui au
contraire le dérobe à tout savoir qui veut le déterminer et le connaître.
C’est pourquoi Kant s’apprête à une critique, et non à l’élaboration
d’une ontologie, et laisse nécessairement indéterminés le concept de
position et l’action même du poser. En effet, la thèse de l’être comme
simple position ne sera pas ramenée, comme le fera ensuite Fichte, au
sujet qui se pose lui-même en tant qu’existant ou à quelque chose de
reconnaissable et d’analysable, mais restera sans aucune indication et
clarification ultérieures. Bref, l’énoncé kantien sur l’être est le vide
qu’aucun système de la connaissance ne pourra combler. De ce point de
vue, avant Hegel et Heidegger, on peut affirmer que, dans lœuvre
kantienne (et au-delà de Kant lui-même), la question de l’être entraîne
de manière essentielle la question du rien. De plus, face à cet être, toute
méthode s’affaiblit et toute catégorie du connaître laisse ouverte la
question relative au rapport qui lie et sépare en même temps penser et
être — cette question étant également éludée par Kant et reprise en
partie par Schelling, dans ses derniers écrits, et par Heidegger. En
somme, qu’en est-il de la pensée finie au-delà des catégories ? Que
signifie pour la pensée s’approcher de la chose sans la transformer dans
le corrélationnel de la représentation ? Comme on le verra, il y a dans
l’œuvre kantienne la promesse d’une pensée de la chose.
Mais chez Kant, il n’y a pas que le bouleversement total du concept
de position par rapport à la catégorie aristotélicienne. Il reste en effet
une ambiguïté de fond. C’est la même ambiguïté qui a toujours carac-
1. P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, p. 222 (voir aussi p. 226 sq.).
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