LUMIÈRES NOIRES, DISCOURS MARRON Indiscipline

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UNIVERSITÉ DE CERGY-PONTOISE
U.F.R. DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
ANNÉE 2004
THÈSE
pour l’obtention du Doctorat de Littérature Comparée
présentée et soutenue publiquement à l’Université de Cergy-Pontoise par
Anthony MANGEON
le 17 Décembre 2004
LUMIÈRES NOIRES, DISCOURS MARRON
Indiscipline et transformations du savoir chez les écrivains noirs
américains et africains ; itinéraires croisés d’Alain Leroy Locke,
V.Y. Mudimbe et de leurs contemporains
Directeur de thèse : M. Bernard MOURALIS
Membres du jury :
M. Jean-Loup AMSELLE, Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales.
M. Jean BESSIERE, Professeur de Littérature Générale et Comparée à
l’Université de la Sorbonne-Nouvelle (Paris III).
M. Romuald-Blaise FONKOUA, Professeur de Littérature Générale et
Comparée à l’Université de Strasbourg (Strasbourg II).
M. Bernard MOURALIS, Professeur émérite de Littérature Française à
l’Université de Cergy-Pontoise.
1
LUMIÈRES NOIRES, DISCOURS MARRON
Indiscipline et transformations du savoir
chez les écrivains noirs américains et africains ;
itinéraires croisés d’Alain Leroy Locke, V.Y. Mudimbe
et de leurs contemporains
1
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Remerciements
C’est un long roman que d’écrire une thèse ; et sans doute un tel lieu commun ne peutil s’énoncer qu’au terme d’un parcours jalonné d’autant de difficultés et d’avulsions que
d’ouvertures et de rencontres. On préfère oublier les premières, on se souvient mal des
dernières, et les remerciements ne seront jamais assez vifs ni nombreux : pour mes familles, et
tout particulièrement mes parents, Danièle et Claude ; mes frères, Stephen et Steeve, et leurs
compagnes, Marion et Stéphanie, qui savent combien je leur dois, m’ayant accompagné tout
au long de ce cheminement ; mes grands-parents, Reine et Jean ; et qu’offrir à Virginie et
Clémence, dont j’aime tant à partager la vie ? Pour mes ami(e)s de route et de longue date, et
en premier lieu Fabienne Jeannot, qui fut la source et le mobile initial ; et puis surtout Dimitri
Tellier, Olivia Bianchi, Fabrice Lanteri, Guillaume Deleuze, Marie Cartier, Natacha, Marcelo,
Federico et Fernando Brusa ; pour mes inspirateurs — en particulier Renée Thomas, Bernard
Mouralis, Valentin-Yves Mudimbe, Jean-Loup Amselle, Romuald Fonkoua, mais aussi
Michel Serres, Richard Rorty, Marc Bertrand, Elizabeth Boyi, et Jean-Marie Apostolidès, qui
ne furent pas avares de leur merveilleuses conversations lorsque je séjournais à Stanford. Je
voudrais encore remercier Jane Dozer-Rabedeau qui, par son invitation à revenir sur le
campus, me permit de poursuivre mes recherches sur Alain Locke ; Kip Refusalto Husty
partagea dès le début mon enthousiasme, et moi ses élans ; Anne Husty et Patricia Mitsuko
Reefe m’offrirent leur amitié et leur indéfectible soutien ; Vera Asplund et Judy Raynak
m’accordèrent leur bienveillante hospitalité ; Béatrice et Paul Linarès eurent soin de ma santé
et m’ouvrirent leur famille ; Jean-Christophe Cavallin et Chris Hoerter furent toujours de bon
conseil. Enfin, Tommy Lee Lott, Cashman Kerr Prince et Rima Lanning m’aidèrent à
localiser certains textes sur, ou d’Alain Locke : qu’ils reçoivent ici toute ma gratitude. Et pour
finir, bravo Udine, pour sa féline patience !
2
3
Avertissement sur le volume et les notes
Certaines circonstances ont contribué à gonfler le volume, dont la première fut la
nécessité de reproduire les textes dans leurs langues originales, chaque fois que c’était
possible. Nous avons pris aussi le parti de joindre en notes les livres ou les passages auxquels
nous faisions allusion, afin que le lecteur puisse directement disposer des références, et en
user à sa guise. En effet, beaucoup de textes que nous citons n’existent pas en traduction
française, ou ils appartiennent à des ouvrages épuisés ; nous avons également utilisé un très
grand nombre d’articles dispersés en diverses revues et non réédités, ainsi que des documents
dont l’accès ne peut se faire que dans des archives. Enfin, nous avons voulu offrir, dans
l’appareil critique, des précisions (biographiques, historiques, conceptuelles) chaque fois
qu’elles nous semblaient utiles, ainsi que certains prolongements, quand ils s’avéraient
souhaitables. Tout cela pourrait sembler alourdir la lecture, mais ainsi que le proposait en son
temps un célèbre discoureur sur l’origine et les fondements, « ceux qui auront le courage
pourront, avec les notes, s’amuser à battre les buissons ; il y aura peu de mal que les autres ne
les lisent point du tout ».
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4
INTRODUCTION GÉNÉRALE
LOGIQUES DU DISCOURS,
FIGURES DE L’INTELLECTUEL
§1. Débuts d’une recherche
Qu’un aveu nous serve de préambule : un certain « goût de l’exotisme » ne fut pas
étranger aux pérégrinations livresques dont l’étude que nous présentons aujourd’hui se
voudrait la synthèse. Cette inclination trouva néanmoins l’occasion de se réfléchir elle-même
de façon critique dès nos premiers travaux. Notre mémoire de maîtrise, intitulé Le Mythe
africain dans Les Flamboyants de Patrick Grainville, avait ainsi cherché à établir comment
un roman français contemporain, couronné par le prix Goncourt en 1976, pouvait séduire son
lectorat en réactivant, à l’intérieur d’une esthétique baroque, certains schèmes narratifs du
roman populaire, tout en réinvestissant de façon positive certains stéréotypes et clichés hérités
de la littérature exotique et coloniale1. Ce travail universitaire avait par ailleurs été l’occasion
pour nous de pratiquer une première mesure d’écart entre les représentations de l’Afrique et
du monde noir, proposées par la littérature française contemporaine, et les représentations que
les écrivains négro-africains francophones leur associaient ou leur opposaient.
En poursuivant notre enquête imagologique au cours d’un DEA, nous nous
aperçûmes néanmoins assez rapidement que pour autant qu’une mesure d’écart pouvait
participer au débat sur l’imaginaire de l’Afrique2, dresser un inventaire des images de
l’Afrique et du monde noir ne présentait toutefois qu’un intérêt limité, voire épuisé pour la
recherche, puisqu’il ne s’agissait que d’y constater la persistance d’un mythe, sans expliquer
pourquoi l’Afrique et le monde noir étaient principalement représentés sous les catégories de
1
Cf. Léon Fanoudh-Siefer : Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la
deuxième guerre mondiale, Paris, Klincksieck, 1968, 210 p.; Bernard Mouralis : Littérature et Développement,
Paris, ACCT, éd. Silex, 1984, 572 p.
2
Cf. Philippe-Joseph Salazar et Anny Wynchank, (éds.) : Afriques imaginaires, regards réciproques et discours
littéraires, XVIIe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 1995, 300 p.
4
5
l’exotisme et de l’altérité1. Cela nous incita donc, d’un côté, à repenser la nature même des
rapports entre l’Europe et l’Afrique ; et de l’autre, à nous abandonner plus complètement, au
« saisissement d’être vu »2, en nous exposant sérieusement à la dissonance et à la
discordance de ton que nous trouvions chez les écrivains africains. De la question du mythe,
nous passions à celle du savoir ; du niveau des représentations contenues ou véhiculées dans
un discours, nous passions à celui du discours lui-même comme acte de représentation et de
signification. Plus tard, un DEA d’anthropologie nous permit de développer nos
interrogations dans le champ des sciences sociales, mais également de nous ouvrir au
domaine noir américain : tout particulièrement intéressé par les rapports épistémologiques et
méthodologiques qu’on pouvait établir entre l’anthropologie culturelle et linguistique et la
pratique de la philosophie en Afrique, nous avions également cherché à comprendre
comment ces mêmes rapports avaient été construits par certains philosophes noirs
américains, et c’est ainsi que nous eûmes l’occasion de proposer une première présentation
d’Alain Locke et de son œuvre.
§2. La conscience malheureuse de l’intellectuel européen
A notre époque souvent qualifiée de postmoderne, l’heure n’est plus aux grands récits,
mais assurément aux grands procès, et celui de « l’Occident » n’en finit plus d’être instruit.
A juste titre, sans nul doute. Les excès auxquels sa supériorité technique et militaire a
conduit l’Europe sont bien connus, mais ce qu’il nous importe avant tout de comprendre, c’est
pourquoi le vieux continent s’est lié ainsi aux autres cultures.
Cette domination de l’Europe sur l’Amérique et les Caraïbes puis, lors de sa seconde
expansion coloniale, sur l’Afrique et une large partie de l’Asie, peut fort bien s’expliquer dans
les termes d’une analyse marxiste, mettant en évidence comment un mode de production
capitaliste a généré un impérialisme dévastateur3. C’est là faire primer, cependant, la
1
A la suite de Mythologies, Roland Barthes analyse le mythe comme « un système sémiologique second » : le
signe Afrique (un signifiant, « Afrique », et un signifié, « espace géographique » ou par métonymie « le monde
noir ») est associé dans le mythe à un autre signifié (rebaptisé concept), produisant une signification de second
ordre (l’Afrique comme figure de l’altérité). Le travail du mythologue nous donne de fait une piste de recherche
essentielle, en indiquant que le concept est « la condensation plus ou moins floue d'un savoir » (Le mythe
aujourd'hui, dans Œuvres complètes de Roland Barthes, Paris, Seuil, 1990, p.692). Il nous invite en effet à nous
intéresser aux pratiques discursives qui ont construit l'Afrique comme un objet de savoir.
2
Jean-Paul Sartre : Orphée Noir, p.IX, préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue
française, éditée par Léopold Sédar Senghor, 1948 ; Paris, PUF, 1992, XLIV-227 p.
3
Cf. notamment Aimé Césaire : Discours sur le Colonialisme, 1955 ; Paris, Présence Africaine, 1994, 59 p. ;
Franz Fanon : Les Damnés de la terre, 1961 ; Paris, Gallimard, Folio Essais, 1996, 227 p. ; W. Rodney : How
5
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dimension économique et matérielle sans tenir suffisamment compte de la superstructure
idéologique, et de l’influence que cette dernière a pu exercer sur l’élaboration de
l’infrastructure, puis sur la relation aux autres cultures. Or, il ne s’est pas seulement agi d’une
exploitation économique et commerciale. L’Europe a aussi porté un certain regard sur les
peuples qu’elle a colonisés, et elle a parlé à leur sujet. L’exercice du pouvoir fut de fait
étroitement associé à une domination symbolique, c'est-à-dire à la possession d’un savoir :
savoir qui préexistait à la rencontre (de même que voir un arbre, c’est le reconnaître comme
arbre, voir l’autre comme sauvage ou primitif, c’était le reconnaître ainsi)1, mais surtout,
savoir dont le développement était précisément lié au maintien du pouvoir. C’est parce que
nous le pouvions, que nous avions le loisir de constituer un savoir sur les peuples non
européens, et c’est pour justifier notre pouvoir, que nous les étudiions. Mettre en évidence
cette imbrication du pouvoir et du savoir a ainsi constitué, au siècle dernier, un des axes
majeurs dans l’analyse des relations du monde européen aux autres cultures.
A partir des années soixante, un des thèmes dominants fut précisément la dénonciation
des liens entre la constitution des sciences humaines et l’impérialisme économique, politique,
culturel des puissances européennes. Cette critique des sciences humaines et sociales s’est
caractérisée par l’entrecroisement des niveaux d’analyse (historique, sociologique,
épistémologique et linguistique) et leur interaction sous la plume d’anthropologues, de
sociologues, ou de philosophes. Quelques travaux méritent à cet égard d’être signalés, qui
servent d’appels à témoin dans l’instruction du grand procès.
Initiée principalement par Georges Stocking, l’histoire de l’anthropologie a permis de
réévaluer les méthodes, les théories et les concepts qui ont construit les objets de
l’anthropologie, tout en soulignant l’indexation de cette dernière sur les sciences naturelles.
Tandis qu’Adam Kuper, en Grande-Bretagne, analysait les répercussions de la position
coloniale sur la pensée des anthropologues britanniques2, c’est en France Jean Copans qui,
emboîtant le pas à Gérard Leclerc, engagea une réflexion semblable sur la constitution de
l’Africanisme, et invita les chercheurs à pratiquer une véritable sociologie des études
africaines pour mieux prendre conscience des problèmes que les contextes institutionnels,
Europe Underdeveloped Africa, 1972 ; Washington, Howard University Press, 1981, XXIV-312 p. La rhétorique
judiciaire caractérise également le ton de ces ouvrages.
1
Gérard Lenclud: « Quand voir, c’est reconnaître, Les récits de voyage et le regard anthropologique », in
Enquête n°1, Les terrains de l’enquête, Marseille, Parenthèses, premier semestre 1995, p.113-129.
2
A. Kuper : Anthropology and Anthropologists, The Modern British School, 1973 ; New York / London,
Routledge, 1996, 233 p.
6
7
idéologiques et sociaux imposent à l’exercice de leurs disciplines1. Ce type d’analyses à la
fois historiques et sociologiques reste toujours d’actualité, comme en témoigne la parution,
ces dernières années, d’ouvrages collectifs sur l’Africanisme en France2.
La pratique anthropologique a également été interrogée dans ses présupposés
épistémologiques : Johannes Fabian a ainsi montré comment l’effort d’abstraction aboutit à
négliger la dimension historique, au profit d’une recherche de structures culturelles closes sur
elles-mêmes et de systèmes de pensées « statiques »3, tandis que Jean-Loup Amselle remit en
cause le fonctionnement de « la raison ethnologique », c'est-à-dire « la démarche
discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des types »4 et qui est,
de fait, à l’origine d’outils conceptuels comme la notion d’ethnie5.
Enfin, d’autres auteurs ont développé cette histoire critique en portant l’accent sur la
dimension littéraire et linguistique du discours anthropologique, et notamment sur sa
rhétorique et sur son énonciation, pour mieux mettre en relief la tension entre son
indétermination épistémologique et l’affirmation de son autorité scientifique (à travers
l’effacement de la dimension dialogique à l’origine des informations par exemple)6.
Cette réévaluation des sciences humaines, qui manifeste la conscience malheureuse
dont sont animés leurs praticiens dans les sociétés européennes, a ainsi permis de stigmatiser
un Occident aveugle sur lui-même à force d’assurance en sa bonne foi, mais cette démarche
parfois nihiliste à force d’auto-flagellation repentante fut aussi très largement nourrie du
grand réquisitoire qu’avait formulé, dès 1966, le philosophe Michel Foucault dans son
ouvrage Les Mots et les Choses.
En se proposant de décrire, dans leurs structurations et leurs positivités conceptuelles,
les différentes configurations intellectuelles (ou épistémè) qui ont dominé la pensée
occidentale depuis le XVIe siècle, Foucault avait inauguré une nouvelle pratique historienne :
« l’archéologie », ou la description des rapports entre des « formations discursives », les
1
J. Copans : Critiques et Politiques de l’Anthropologie, Paris, François Maspéro, 1974, 151 p.;G. Leclerc,
Anthropologie et colonialisme, essai sur l’histoire de l’Africanisme, Paris, Fayard, 1972, 256 p.
2
A. Piriou et E. Sibeud (éd.) : L’Africanisme en questions, Paris, Centre d’études africaines, EHESS, 1997 ; J-L.
Amselle et E. Sibeud (éd.) : Maurice Delafosse, itinéraire d’un africaniste, Paris, Larose-Maisonneuve, 1998.
3
J. Fabian : Time and the Other : How Anthropology makes its object, New York, Columbia University Press,
1983, XV-205 p. ; « Remembering the Other : Knowledge and Recognition in the Exploration of Central
Africa », in Critical Inquiry n° 26, Chicago, University of Chicago Press, Autumn 1999, pp.49-69.
4
Logiques métisses, Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, p.9.
5
J-L. Amselle et E. M’Bokolo (éd): Au cœur de l’Ethnie, Ethnie, Tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La
Découverte, 1985 ; Rééd. 1999, 226 p.
6
J. Clifford et G. Marcus (éd.) : Writing Culture, The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University
of California Press, 1986, 305 p. ; J. Clifford : The Predicament of Culture, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1988, 381 p. ; J.-M. Adam, M.-J. Borel, M. Kilani, C. Calame : Le Discours anthropologique.
Description, narration, savoir, Paris / Lausanne, Méridiens / Klincksieck, 1995, 285 p.
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8
règles qui les régissent, et « des domaines non discursifs (institutions, événements politiques,
pratiques et processus économiques) »1. Mais il s’était également réapproprié une méthode
philosophique féconde, la généalogie nietzschéenne, en mettant l’accent sur les discontinuités
historiques et les renversements de valeur. A partir de cette combinaison entre histoire et
philosophie, Foucault procédait à une critique radicale des sciences humaines et sociales.
Tandis que ces dernières avaient cru prendre la place de la philosophie, l’archéologue
montrait comment elles s’étaient en réalité constituées et établies dans les interstices de la
biologie, de la philologie et de l’économie, c'est-à-dire en rapport constant avec des
disciplines empiriques elles-mêmes centrées sur l’homme comme être vivant, parlant et
travaillant. La psychologie avait ainsi emprunté à la biologie ses modèles de fonctions
régulées par des normes ; la sociologie emprunté à l’économie celui de conflits gouvernés par
des règles ; l’étude de la littérature et des mythes, enfin, avait hérité de la philologie l’idée que
toute forme d’expression possède une signification à l’intérieur d’un système de signes. Ces
modèles et leurs paires de concepts avaient par ailleurs circulé dans toutes les sciences
humaines, y compris dans la psychanalyse et l’ethnologie qui, nées de relations concrètes
(celles du patient et du médecin, de l’Européen et de l’indigène colonisé) s’étaient
spécialisées dans la mise au jour de structures inconscientes où opèrent les concepts présentés
plus haut.
Les sciences humaines tiraient ainsi leur statut scientifique de leur imitation des
sciences empiriques, tandis que leur invention procédait de la rencontre de deux ou plusieurs
courants imitatifs, d’où la combinaison et la prolifération des disciplines (sociolinguistique,
ethnolinguistique, psychosociologie, etc.)2.
Tout en éclairant comment l’apparition des sciences humaines était liée à des
circonstances historiques, économiques et politiques, et notamment à l’émergence de l’Etat
moderne3, c'est-à-dire à l’exercice d’un pouvoir sur les sociétés, Foucault montrait surtout
qu’elles relevaient davantage du domaine du savoir que de la science, le savoir n’étant plus
défini par Foucault comme une totalisation des connaissances, « la somme de ce qui a été
dit », mais comme un espace occupé par diverses pratiques discursives, « le champ de
coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent,
1
M. Foucault : L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.212.
Nous empruntons ces notions d’imitation et d’invention au sociologue Gabriel Tarde. Voir son ouvrage : Les
lois de l’imitation, 1895 ; Paris, Kimé, 1993, XXIV-429 p. Gilles Deleuze, lui-même très influencé par Tarde a
souligné les points communs entre Tarde et Foucault dans son Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p.35.
3
A ce sujet, on peut également se reporter à l’ouvrage de James C. Scott : Seeing like a State, How Certain
Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven & London, Yale University Press, 1998,
XIV-445 p.
2
8
9
s’appliquent et se transforment », « l’ensemble des modes et des emplacements selon lesquels
on peut intégrer au déjà dit tout énoncé nouveau »1.
Par contraste, tout en étant elles aussi insérées dans l’épistémè de leur temps, l’histoire
et la philosophie parvenaient d’autant mieux à remettre en question la naïve ambition des
discours sur l’homme à se fonder comme sciences2 qu’elles avaient quant à elles, en tant que
disciplines, renoncé à ce statut. En soulignant l’historicité des sciences humaines, et en
déterminant l’aire culturelle, les frontières chronologiques et géographiques où elles s’étaient
instituées, l’histoire invalidait toute prétention à l’universalité a priori. De son côté, la
philosophie avait depuis Herder délaissé sa fonction fondationnaliste (qui en faisait, dans la
tradition platonico-kantienne, un « récit de légitimation » définissant les fondements des
autres sciences) pour ne plus garder que sa démarche critique. La philosophie, telle que la
conçoit Foucault à la suite de Herder et de Nietzsche, poursuit donc son activité
d’interrogation, non plus pour définir des normes et élucider comment mieux leur obéir, mais
pour mettre au jour comment ces questions normatives sont nées elles-mêmes de notre
interaction avec le monde, la pensée logique remplissant la fonction d’assister l’homme dans
sa maîtrise de l’environnement naturel et social. La philosophie naturalise donc
l’épistémologie, et souligne ainsi la vacuité de tout fondationnalisme ; par ailleurs, elle
continue certes d’interroger notre rapport au monde, mais en déplaçant son questionnement du
problème de la conscience à celui du langage3.
1
L’Archéologie du Savoir, p.238.
« Puisqu’en même temps la théorie générale de la représentation disparaissait et que s’imposait en retour la
nécessité d’interroger l’être de l’homme comme fondement de toutes les positivités, un déséquilibre ne pouvait
manquer de se produire : l’homme devenait ce à partir de quoi toute connaissance pouvait être constituée en son
évidence immédiate et non problématisée ; il devenait, a fortiori, ce qui autorise la mise en question de toute
connaissance de l’homme » (Les Mots et les Choses, p.356).
3
Nous établissons cette distinction entre philosophie fondationnaliste et philosophie antifondationnaliste dans
l’esprit du pragmatisme et des travaux de Richard Rorty. Dans son ouvrage Consequences of Pragmatism
(Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982, XLVII-237 p.), Rorty distingue philosophie et Philosophie :
la première est « une tentative faite pour voir comment les choses, au sens le plus large du terme, tiennent
ensemble », la deuxième est une discipline spécifique qui s’occupe, dans la tradition de Platon et de Kant, de
« poser des questions sur la nature de certaines questions normatives (par exemple « la vérité », « la rationalité »,
« le bien ») dans l’espoir de mieux obéir à ces normes » (op.cit., pp.XIV-XV). Rorty recommande ensuite
d’abandonner la Philosophie car « réfléchir à la Vérité n’amènera pas pour autant à dire des choses vraies,
réfléchir au Bien ne permettra pas pour autant de bien agir et réfléchir à la Rationalité ne permettra pas pour
autant d’être rationnel » (ibid., cité, mais avec un contresens total, par Manuel Maria Carrilho : Rhétoriques de la
modernité, Paris, PUF, 1992, p. 21). Concédons à Rorty qu’il n’y a pas de relation causale entre un raisonnement
philosophique juste et une conduite morale juste, ni entre l’intelligence philosophique et un comportement
rationnel dans l’expérience quotidienne. Cela dit, on peut relever un paradoxe flagrant dans le propos de Rorty :
abandonner cette interrogation sur la nature des questions normatives ne revient pas à abandonner la Philosophie
comme entreprise systémique donnant lieu, dans l’histoire de la discipline, aux différentes « explications
totalisantes » ou « visions du monde » des philosophes ; cela serait abandonner l’attitude philosophique ellemême. Or le pragmatisme que défend Rorty est à la fois un système philosophique fondé sur l’expérience, et
visant à expliquer comment les choses tiennent ensemble, et une attitude philosophique qui choisit de considérer
un certain nombre de problèmes que se sont posés les philosophes (la nature du bien, du beau, du vrai) comme
2
9
10
La notion de discours qu’articule Michel Foucault a précisément pour but de souligner
la dimension linguistique du savoir, et sa puissance métaphorique : le savoir tel qu’il circule
dans les pratiques discursives est toujours la caractérisation de quelque chose d’inconnu en
quelque chose de connu. Il ne s’agit cependant pas de considérer cette opération comme une
représentation exacte de la réalité, en dépit de sa propre propension à se percevoir ainsi1. De
même que le signe procède d’une relation arbitraire entre un signifiant et un signifié, le savoir
relève de la référence, sans être pour autant spéculaire. Le savoir n’est pas une représentation
de la réalité, il est une mise en ordre de cette réalité qui correspond à des besoins sociaux.
Le savoir consiste donc en un ensemble d’énoncés, il est « ce dont on peut parler dans
une pratique discursive qui se trouve par là spécifiée » : « il n’y a pas de savoir sans une
pratique discursive définie, et toute pratique discursive peut se définir par le savoir qu’elle
forme », dit encore Foucault2. La notion d’énoncés permet de souligner combien les sciences
humaines sont, comme tout discours, prisonnières du langage. Il y a ainsi un primat des
énoncés sur les façons de voir et de percevoir : on comprend alors encore mieux pourquoi
« voir, c’est toujours reconnaître ». La méthodologie archéologique et généalogique révèle
dès lors que le discours constitue ses objets plutôt qu’il n’est déterminé, suscité par eux ; il
s’agit d’ « analyser des positivités », c'est-à-dire de « montrer selon quelles règles une
pratique discursive peut former des groupes d’objets, des ensembles d’énoncés, des jeux de
concepts, des séries de choix théoriques »3. Un tel perspectivisme, enfin, permet de remettre
en cause la prétention à la vérité et d’engager une démarche herméneutique extrêmement
féconde, puisque le sens d’un discours est toujours à interpréter en fonction de son contexte
épistémologique et historique.
de faux problèmes. De fait, Carrilho note à juste titre que « la post-Philosophie [...] est un programme
philosophique de reformulation du pragmatisme et de rupture avec la tradition platonico-kantienne et par
conséquent, même si Rorty conteste son existence, elle possède ses propres problèmes philosophiques » (op.cit.,
p.21). Nous préférons donc simplifier la distinction, en opposant philosophie fondationnaliste et philosophie
antifondationnaliste, la finalité de l’interrogation philosophique étant différente selon que l’on cherche à établir
des normes vérifiables et absolument vraies (Platon, Descartes, Kant) ou à contester la valeur ou les motivations
de toute entreprise normative (Herder, Nietzsche, Rorty, Foucault). Cette distinction nous importe, car elle nous
permettra plus loin de montrer comment la conception de la philosophie défendue par les intellectuels noirs
(Locke, Mudimbe) est précisément antifondationnaliste.
1
« La représentation est le champ même des sciences humaines et dans toute leur étendue : elle est le socle
général de cette forme de savoir, ce à partir de quoi il est possible » ; [les sciences humaines] « vont de ce qui est
donné à la représentation à ce qui rend possible la représentation, mais qui est encore une représentation » (Les
mots et les choses, p.358).
2
L’Archéologie du Savoir, pp. 238-239.
3
Ibidem, p.237.
10
11
§3. Orientalisme et Africanisme, ou l’invention de l’Autre ?
La démarche de Michel Foucault a de fait suscité de nombreux émules dans les
« études culturelles » aux Etats-Unis.
C’est d’abord Edward Said qui, dans les années soixante-dix, a prolongé les analyses
de Michel Foucault, en étudiant comment l’ordre culturel et politique de l’Europe s’était
défini extérieurement, par contraste avec l’altérité « exotique » de l’Orient1. Ce sont ensuite,
dans les années quatre-vingt, Christopher Miller et Valentin-Yves Mudimbe2 qui ont analysé
comment « le terme d’Afrique, qui semble référentiel, est tout aussi chargé d’investissements
rhétoriques que l’Orient si évidemment fictif »3 et comment, depuis les premiers récits des
voyageurs et des explorateurs, une « Bibliothèque Coloniale » s’est constituée, si bien qu’« à
travers cette tradition discursive provenant d'un seul lieu épistémologique s'est réalisée
l'invention de l'Afrique »4.
En s’intéressant à l’Orientalisme ou à l’Africanisme, nos trois auteurs mettent ainsi en
évidence, d’une part, comment « les sciences humaines et sociales appliquées à l’étude de
l’Orient et de l’Afrique »5 ont donné lieu à un type de discours spécifique et des séries
d’énoncés précis, ainsi qu’à des institutions. Ils soulignent, d’autre part, les liens entre la
production discursive et le rapport de force et de domination entre l’Europe, l’Orient et
l’Afrique ; enfin, ils montrent que le discours africaniste ou orientaliste ne se localise pas
uniquement dans les sciences humaines, mais qu’il se découvre surtout dans la littérature6.
Leurs études ont ainsi l’avantage de révéler une double ambivalence : le discours
orientaliste ou africaniste est à la fois une opération mentale, un style de pensée
dichotomique, et un rapport de référence à une réalité appelée Orient ou Afrique. Pour ces
mêmes raisons, il est une distorsion idéologique, une représentation forcée et faussée de vies
et de cultures enfermées dans leurs différences, et une structure signifiante autoréférentielle,
d’où le solipsisme et la forte intertextualité qu’on peut y découvrir.
1
Orientalism, London, Routledge, 1978, XIV-369 p. L’Orientalisme, traduit de l’américain par Catherine
Malamoud, Paris, Seuil, 1980, 399 p.
2
Ch. Miller : Blank Darkness, Africanist Discourse in French, Chicago, University of Chicago Press, 1985, XII267 p ; V.Y. Mudimbe : The Invention of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988, XII-241 p. ; The
Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994, XV, 234 p.
3
Blank Darkness, p.14.
4
The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p.XV.
5
Selon les définitions que le Trésor de la Langue Française donne respectivement des termes Orientalisme et
Africanisme.
6
C’est en ce sens que Said, Miller et Mudimbe préfèrent parler de discours plutôt que de discipline.
11
12
S’ils s’inspirent donc ouvertement de Michel Foucault, les ouvrages de Said, Miller et
Mudimbe s’éloignent toutefois de sa démarche philosophique en recentrant leur démarche sur
la notion d’auteur. Au rebours de Foucault et de son archéologie, où le texte et l’individu
importent moins que les configurations épistémologiques et socioculturelles qui les rendent
possibles, nos trois critiques étudient « l’échange dynamique entre les auteurs individuels et
les vastes entreprises politiques formées sur le territoire intellectuel et imaginaire »1 et
procèdent ainsi selon une « perspective hybride », conjonction des concepts de tradition et
d’auteur, de discours et de pensée2.
Croire ainsi en « l’influence déterminante d’écrivains individuels sur le corpus des
textes et des énoncés, par ailleurs collectif et anonyme, constituant une formation
discursive »3 permet tout d’abord de nuancer le propos et d’éviter l’effet de « compression »
d’une démarche strictement archéologique, laquelle encourt en effet le risque de réduire le
divers au même. Mais surtout, prêter attention à cette influence, c’est s’offrir les moyens de
considérer sérieusement la prise de parole individuelle des écrivains de la marge, et c’est donc
tenir également compte, dans le champ du savoir, des écrivains issus des peuples colonisés
par l’Europe et de l’influence qu’ils peuvent exercer, des transformations qu’ils peuvent
initier dans la configuration épistémologique.
Ce qui en effet caractérise avant tout la prise de parole de l’Autre, c’est qu’elle se situe
précisément dans l’espace du savoir produit sur l’Afrique ou l’Orient : savoir dont il a été
l’objet et dont il se veut également, et avant tout, le sujet, cherchant à se réapproprier
l’initiative du discours ; espace du savoir que sa prise de parole cherche donc à reconfigurer,
afin de mettre en évidence comment le point de vue occidental s’est généralement, sous
couvert de science, conforté dans la teneur idéologique de son propre discours. Il y a là une
certaine ironie, puisque Foucault, tout en fournissant une critique radicale des présupposés du
discours occidental, reproduit lui-même le geste d’effacement de l’Autre, et à son insu
manifeste ainsi le solipsisme narcissique du penseur occidental qui, même lorsqu’il se critique
et s’objective lui-même dans ses habitudes de pensée, s’engage rarement dans un véritable
dialogue intellectuel avec « l’Autre ».
Ce n’est donc évidemment pas un hasard si Said et Mudimbe insistent tous deux sur la
notion d’auteur : par là, ils espèrent rendre compte du décalage de leur prise de parole en tant
1
Said, 1980, p.27.
Said, 1978, p.23 ; Miller, 1985, pp.61-65. La notion de pensée que met en avant Miller est en effet cruciale :
parler de « pensée », c’est prendre en compte l’activité réflexive et critique d’un auteur, qui lui permet de
prendre ses distances par rapport aux énoncés stéréotypés et aux idées reçues ; c’est également prendre en
considération les processus psychiques à l’œuvre dans la constitution d’un imaginaire individuel.
3
Said, L’Orientalisme, p.37.
2
12
13
qu’intellectuels respectivement d’origine palestinienne et africaine1. L’insertion d’un écrivain
dans une épistémè ne saurait en effet lui enlever toute marge de manœuvre : Kusum Aggarwal
a ainsi pu montrer comment l’écrivain malien Ahmadou Hampâté Bâ s’était progressivement
libéré de son statut d’informant, au sein de l’Africanisme français, pour s’approprier et
exercer la fonction d’auteur2.
§4. L’Occidentalisme, ou l’arroseur arrosé ?
Tout en étant, comme on le voit, extrêmement stimulante pour étudier les rapports de
l’Occident à l’Autre, et ceux, réciproques, de l’Autre à l’Occident, la démarche de Foucault,
jusque dans ses prolongements critiques chez Said, Miller et Mudimbe, présente toutefois
quelques limites qu’il convient de souligner dès maintenant, afin de nous en garder pour nos
analyses à venir.
Tout d’abord, notons ce paradoxe : la virulence de leur critique à l’égard de la raison
ethnologique, dichotomique, n’empêche pas nos penseurs de succomber eux-mêmes à un
certain essentialisme. Le contrepoint de leurs dénonciations de l’Orientalisme, de
l’Africanisme et de la « raison occidentale » qui opère au sein de ces champs discursifs, c’est
hélas, un inévitable « occidentalisme », une vision peut-être tout aussi manichéenne de
« l’Occident » que ce dernier pouvait avoir de l’Orient ou de l’Afrique. C’est le même regard
de Gorgone, qui uniformise et fige son objet3. Foucault n’échappe pas à ce travers : Les Mots
et les Choses abondaient en généralisations et assertions parfois abusives sur l’épistémè d’une
époque, puisque ne prenant pas en compte les contre-exemples ni les précurseurs ; Mudimbe
se sert pourtant de telles formules comme arguments d’autorité4.
1
Said, op.cit., pp.39 à 41 ; Mudimbe, The Idea of Africa, p.XV.
K. Aggarwal : Amadou Hampaté Bâ et l’Africanisme, De la recherche anthropologique à l’exercice de la
fonction auctoriale, Paris, L’Harmattan, 1999, 266 p.
3
Said a néanmoins conscience de cet effet essentialiste de sa démarche, puisqu’il écrit : « Quand on utilise des
catégories telles qu’Oriental et Occidental à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des
analyses, des recherches, pour la politique [...], cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction :
l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les
différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés » (L’Orientalisme, p.61).
4
Il est en particulier un passage des Mots et des Choses que Mudimbe aime à citer : « L’ethnologie s’enracine »,
écrit Foucault, « dans une possibilité qui appartient en propre à l’histoire de notre culture, plus encore à son
rapport fondamental à toute histoire, et qui lui permet de se lier aux autres cultures sur le mode de la pure
théorie. Il y a une certaine position de la ratio occidentale qui s’est constituée dans son histoire et qui fonde le
rapport qu’elle peut avoir à toutes autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue. Ce
n’est pas dire, évidemment, que la situation colonisatrice soit indispensable à l’ethnologie : ni l’hypnose, ni
l’aliénation du malade dans le personnage fantasmique du médecin ne sont constitutives de la psychanalyse ;
mais tout comme celle-ci ne peut se déployer que dans la violence calme d’un rapport singulier et du transfert
qu’il appelle, de la même façon l’ethnologie ne prend ses dimensions propres que dans la souveraineté historique
2
13
14
La critique des relations occidentales à l’Autre, pour aussi justifiée et nécessaire
qu’elle soit, élude de fait un problème fondamental : ce que Said et d’autres fustigent comme
une attitude propre à l’Europe pourrait bien être la nature fondamentale de la relation à
l’autre1. Dès lors, on est en droit de se demander dans quelle mesure les analyses proposées
contribuent véritablement à renouveler notre manière de percevoir l’altérité, puisqu’elles
n’esquissent pas vraiment elles-mêmes d’alternative à la dichotomisation, ni à la construction
ou à la « textualisation » des cultures2. Bien plus, leur perspective aboutit à un autre paradoxe,
puisqu’on attaque l’Orientalisme ou l’Africanisme « à partir de valeurs associées avec les
sciences humaines et anthropologiques occidentales : des standards existentiels (la rencontre
entre les hommes et les cultures), et la recommandation d’un savoir humaniste témoignant
d’une sympathie pour l’autre »3. Enfin, l’insistance sur l’autonomie du colonisé comme sujet,
exerçant sur les choses ou lui-même une faculté critique, et manifestant ainsi l’usage de sa
raison et de sa liberté, est précisément ce qui le rattache à ce que l’on peut appeler l’héritage
de la modernité européenne4.
— toujours retenue et toujours actuelle — de la pensée européenne et du rapport qui peut l’affronter à toutes les
autres cultures comme à elle-même » (Les Mots et Les Choses, p.388 ; voir L’Autre Face du Royaume, p.80 ;
L’Odeur du Père, p.24). Outre qu’il peut sembler paradoxal de citer un penseur occidental pour critiquer
l’occident, l’utilisation de cette citation est réductrice : Foucault parle d’une certaine position, historiquement
située ; or cette postulation théorique, qui fonctionne selon le principe de l’identité et de la différence, et aboutit
donc à des dichotomies, n’est pas pour Foucault la seule possible ni la seule qui se soit actualisée en occident.
1
Dans sa préface à L’Orientalisme, Tzvetan Todorov prend soin de souligner la dimension universelle de
l’ethnocentrisme qui aboutit à une essentialisation de l’autre : « De tout temps », écrit-il, « les hommes ont cru
qu’ils étaient mieux que leurs voisins ; seules ont changé les tares qu’ils imputaient à ceux-ci. Cette dépréciation
a deux aspects complémentaires : d’une part, on considère son propre cadre de référence comme étant unique, ou
tout au moins normal ; de l’autre, on constate que les autres, par rapport à ce cadre, nous sont inférieurs. On peint
donc le portrait de l’autre en projetant sur lui nos propres faiblesses ; il nous est à la fois semblable et inférieur »
(op.cit., p.8). L’historien François Hartog, en étudiant les récits d’Hérodote, a de son côté mis en évidence une
rhétorique de l’altérité, c'est-à-dire « les règles opératoires dans la fabrication de l’autre » qui peuvent se
découvrir dans un très grand ensemble de discours sur l’autre. Ces règles, que nous rappelons ici sans nous
attarder sur leur fonctionnement, sont la différence et l’inversion, la comparaison et l’analogie, la mesure du
Thôma (merveilles, curiosités), la nomination et le principe du tiers exclu (Le Miroir d’Hérodote, Essai sur la
représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980, Bibliothèque des Histoires, NRF, 390 p.).
2
C’est cette limite analytique qu’ont bien souligné les critiques de Said et Miller (cf. James Clifford : « On
Orientalism », in The Predicament of Culture, Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art, Cambridge
(Massachussets), Harvard University Press, 1988, 381 p.; cf. Michael Richardson : « Orientalisme et Négritude,
De la réciprocité en anthropologie », in Gradhiva, n°5, Paris, Département d’archives de l’ethnologie du Musée
de l’Homme, éditions Jean-Michel Place, 1988, pp.13-20.
3
Clifford citant Said lui-même, op.cit., p. 261; Richardson, op.cit., p.20.
4
Michel Foucault : « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Magazine Littéraire n° 325. Voir également Henri
Meschonnic : « Pour Foucault et pour Habermas, la modernité a l’âge de la raison. Elle commence à Kant, à
l’Aufklärung, les « Lumières ». Fin du XVIIIe siècle. Mais la modernité de Foucault est de faire la critique des
effets épistémologiques et sociaux de cette raison, avec laquelle la modernité est identifiée » (Modernité
Modernité, 1988 ; Paris, Gallimard, Collection Folio Essais, 1993, p.25).
14
15
§5. Pièges de la discontinuité
Comment s’expliquer dès lors ces contradictions ? Pour comprendre l’attitude
schématique que nous venons de caractériser, il faut selon nous la mettre en relation avec la
logique discontinuiste que critique Amselle, mais que Foucault défendait avec ardeur,
l’assimilant à la généalogie nietzschéenne.
En élève de Bachelard et de Canguilhem, à l’instar d’Althusser, le philosophe avait
appris à prêter attention aux « ruptures épistémologiques ». Mais si cette démarche peut
s’avérer souvent féconde, en particulier dans l’histoire des sciences, elle peut aussi parfois
être abusive, notamment dans l’histoire des idées. Ainsi, au rebours de Foucault qui insista sur
les ruptures fondamentales entre les épistémès, un historien comme Johan Huizinga avait, un
peu plus tôt, pris soin de mettre en évidence les lignes de continuité1. La surdétermination que
pratique Foucault, et qui le conduit à affirmer que chaque épistémè manifeste un type distinct
de rationalité, en opposition totale avec ce qui le précède ou qui le suit, peut ainsi déboucher
sur une véritable rhétorique de la rupture épistémologique, consommée ou à venir. Cette
rhétorique est très présente chez Mudimbe par exemple : son Invention of Africa constitue
ainsi, pour une bonne part, une réécriture de l’histoire des discours africains en termes de
ruptures épistémologiques. On aboutit alors au paradoxe d’une série de ruptures qui ne serait
toujours pas parvenue, selon le diagnostic de Mudimbe lui-même, à opérer une rupture
radicale avec l’épistémè occidentale dans laquelle le discours africain est toujours inséré, alors
que son objectif proclamé est un recentrement sur une configuration épistémologique
proprement africaine2.
Dans cette géographie intellectuelle constituée de monolithes, la critique littéraire, en
s’intéressant aux productions culturelles des peuples colonisés, s’est de fait largement
focalisée sur la notion de contre-discours, avec toute l’ambivalence que cette dernière peut
contenir : discours en rupture souvent violente avec le discours occidental dominant, certes,
1
J. Huinzinga : L’Automne du Moyen-Age, Paris, Payot, 1975, XVI-407 p. Voir notamment l’entretien de
Jacques Legoff avec Claude Mettra à propos de la réédition du livre : « En réalité, on sent combien J. Huizinga a
été gêné par les périodisations impératives qui avaient cours dans la recherche historique. Les concepts de
Moyen Age et de Renaissance sont pour lui des formes vides. Il sait très bien que ce problème est ailleurs que
dans ce partage abstrait du temps. Dès qu’on arrive aux couches profondes de l’histoire, ce que l’on voit, ce sont
des continuités. Il y a des courants qui se poursuivent en s’exaspérant, d’autres en s’affaiblissant. D’autres
naissent, lentement ; on en voit malaisément la source. A ce niveau des profondeurs, on en arrive à une
impossible périodisation » (op.cit., p.II).
2
Cf. L’Odeur du Père, p.47 ; The Invention of Africa, p.186.
15
16
mais discours qui de fait n’est peut-être jamais qu’un discours second1, voire un discours en
retour, se contentant d’inverser l’orientation axiologique des énoncés dominants2.
Une des conséquences de cette notion de contre-discours est d’interpréter les textes
littéraires ou philosophiques selon une problématique de la résistance qui a fait fortune,
comme en témoigne l’abondante production critique où ce terme est un mot-clé. Notre propos
n’est pas ici de contester la pertinence et la validité de telles analyses, encouragées par
Foucault lui-même3, mais d’en constater peut-être l’épuisement à force de redondance.
Cette démarche de l’inversion peut en effet conduire à un certain schématisme, où le
savoir constitué par l’Europe est présenté comme une totale fiction, manifestant l’arbitraire
d’un rapport de forces, tandis que la fiction, africaine ou antillaise par exemple, serait le lieu
où se localise le savoir véritable, authentique, puisque formulé par le sujet lui-même4.
A vouloir mettre au jour un savoir ou un contenu spécifiquement africain, la critique
s’expose là aux « pièges de la différence »5, et l’on encourt le risque de succomber au miroir
aux alouettes de « l’africanité », tel que le dénonçait Bernard Mouralis dès l’introduction de
Littérature et Développement :
« C’est sur le terrain de l’africanité que le chercheur est invité à diriger son investigation, condamné
d’avance à ne mettre en évidence que des résultats aboutissant à la reconnaissance, dans le domaine de littérature
africaine, d’une spécificité, d’une différence que l’on qualifiera de « négro-africaine » et qui était posée dès le
départ à titre d’hypothèse ou de présupposé »6.
1
Romuald-Blaise Fonkoua thématise ainsi cette notion : « Pour des raisons historiques bien connues, le discours
littéraire africain ou antillais est toujours un discours second par rapport au discours européen. Il intervient après
la découverte, l’esclavage, la colonisation et la constitution des savoirs sur lesquels vont se former les différentes
sciences et disciplines. Cette situation conduit à considérer le discours littéraire et ses représentations comme des
formes de « résistance » à un savoir savant depuis longtemps imposé et distribué par les moyens classiques de la
connaissance. Quel que soit le sujet qu’on peut aborder dans ces littératures, cette réalité historique est un
arrière-plan de l’analyse » (in Littérature et Savoir, Afrique Antilles Europe, Document de synthèse pour
l’habilitation à diriger des recherches, Paris, 2001, p.60).
2
Dans le premier volume de son Histoire de la Sexualité, intitulé La Volonté de Savoir (Paris, NRF, 1976),
Foucault propose cette notion pour expliquer comment le discours homosexuel s’est approprié certaines
catégories conceptuelles et certains énoncés formulés à propos de l’homosexualité en inversant la polarisation,
d’une dénotation négative à une dénotation positive. Le mouvement de la Négritude a fréquemment été
interprété de façon similaire, comme un discours en retour prisonnier des catégories en usage dans le discours
dominant sur l’Afrique (voir Stanislas Adotevi : Négritude et négrologues, Paris, UGE, 1972, ou encore René
Ménil : « De l’exotisme colonial », et « Le Spectre de Gobineau », in Antilles déjà jadis, précédé de Tracées,
Paris, Jean-Michel Place, 1999, 322 p.).
3
Voir La Volonté de Savoir, op. cit. , chapitre II.
4
Voir notamment Christopher Miller, Theories of Africans, Francophone Literature and Anthropology in Africa,
Chicago, Chicago University Press, 1990, 328 p.
5
Cf. l’article de Paulin Hountondji : Pièges de la différence, in Diogène n°131, Paris, Gallimard, juilletseptembre 1985, p.51-61.
6
Littérature et Développement, Paris, Silex, 1984, p.7.
16
17
§6. De Foucault à Bourdieu
Plutôt que de continuer à utiliser la notion de contre-discours1, Bernard Mouralis
préférait donc parler d’« acte de réécriture » pour analyser « l’activité des écrivains visant à
lire de façon critique, à démonter, à détruire le discours tenu jusqu’alors par le colonisateur
sur l’Afrique et les Africains pour que lui soit opposé enfin un discours dont l’initiative
n’appartient plus qu’aux seuls Africains »2. Romuald Fonkoua a, de son côté, montré
comment « l’usage de la résistance » n’était souvent qu’« une stratégie d’écriture dans
l’exercice de leur activité par les écrivains antillais »3. Plus récemment, un historien
camerounais, Achille Mbembé, s’est lui aussi démarqué de ce qu’il appelle « les
problématiques usées du nationalisme, de la résistance » pour s’intéresser aux « modalités de
l’insoumission et des usages de la raison » : cette démarche, inaugurée dans son ouvrage sur
l’indiscipline des populations africaines face à la domestication spirituelle entreprise par les
missionnaires chrétiens4, lui a ainsi permis, dans son étude historique sur les partis politiques
au Cameroun, de mettre en évidence « les processus par lesquels les natifs se constituèrent à
la fois comme sujets exerçant et subissant des relations de pouvoir et comme agents moraux
de leurs actions »5. Les perspectives dégagées par Mouralis, Fonkoua et Mbembé nous
semblent ainsi d’autant plus fructueuses qu’on peut les combiner avec la notion de stratégies
du sujet élaborée par Foucault et Said.
Définissant le savoir comme « l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour
parler des objets auxquels il a affaire dans son discours »6, Foucault répondait à ses critiques
que son but n’était pas d’exclure le problème du sujet, mais de « définir les positions et les
fonctions que le sujet pouvait occuper dans la diversité des discours »7. Quant à Said, il
1
Bernard Mouralis avait d’abord soutenu cette perspective critique avec la publication de son ouvrage Les
Contre-Littératures, Paris, PUF, 1975, 206 p.
2
Littérature et Développement, op.cit., p. 139.
3
« Résistance aux discours et écritures des limites dans les Antilles françaises », p.130 ; pp.109-132 dans
Aspects de l’interprétation, Cergy-Pontoise, Centre de Recherche Texte / Histoire, 1994, 135 p.
4
Afriques Indociles, Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris, Khartala, 1988, 222 p.
5
Naissance du maquis dans le Sud Cameroun (1920-1960), Histoire des usages de la raison en colonie, Paris,
Khartala, 1996, 438 p. ; p.10.
6
L’Archéologie du Savoir, p. 238.
7
Ibidem, p.261. Un peu plus loin, Foucault revient sur ce point en précisant : « Les positivités que j’ai tenté
d’établir ne doivent pas être comprises comme un ensemble de déterminations s’imposant de l’extérieur à la
pensée des individus, ou l’habitant de l’intérieur et comme par avance ; elles constituent plutôt l’ensemble des
conditions selon lesquelles s’exerce une pratique, selon lesquelles cette pratique donne lieu à des énoncés
partiellement ou totalement nouveaux, selon lesquelles enfin elle peut être modifiée. Il s’agit moins des bornes
posées à l’initiative des sujets que du champ où elle s’articule (sans en constituer le centre), des règles qu’elle
met en œuvre (sans qu’elles les ait inventées ni formulées), des relations qui lui servent de support (sans qu’elle
en soit le résultat dernier ni le point de convergence) » (op.cit., pp. 271-272).
17
18
reformulait cette question de la position d’un auteur en avançant l’idée d’une « localisation
stratégique »1.
La métaphore spatiale qu’utilisent Foucault et Said se recoupe de fait avec la
distinction centre / périphérie qui s’est imposée comme l’une des « frontières de l’analyse
littéraire » sur les textes issus des cultures colonisées, selon l’expression de Romuald
Fonkoua2. Mais de façon plus intéressante encore, elle présente une forte analogie avec la
notion sociologique de champ élaborée par Pierre Bourdieu.
La description archéologique qu’utilise Foucault pour « découvrir tout ce domaine des
institutions, des processus économiques, des rapports sociaux sur lesquels peut s’articuler une
formation discursive »3 ne diffère en effet de la sociologie des champs que pratique Bourdieu
que dans la mesure où le philosophe met l’accent sur la critique épistémologique tandis que le
sociologue insiste davantage sur la critique sociale. En vérité, ces deux démarches sont
complémentaires, puisque « la critique épistémologique ne va pas sans une critique sociale »4,
tandis que la critique sociale ne saurait se dispenser d’une critique épistémologique, en
particulier d’une critique de la croyance au monde, c'est-à-dire des préjugés sociaux que le
sociologue, en tant qu’agent social, peut lui-même avoir intériorisés5. Quand Foucault parle
d’espace du savoir, Bourdieu préfère se focaliser sur le champ intellectuel, mais dans l’un et
l’autre cas, il s’agit bien de mettre en évidence la constitution même de cet espace à partir des
positions qui le rendent possible : « en termes analytiques », nous dit Bourdieu,
« Un champ peut être défini comme un réseau, une configuration de relations objectives entre des
positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles
imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle et potentielle dans la
structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir ou de capital dont la possession commande l’accès
1
« J’utilise simplement cette notion de stratégie », écrit Said, « pour définir le problème rencontré par tout
écrivain traitant de l’Orient : comment l’appréhender, comment l’approcher, comment éviter d’être vaincu ou
submergé par sa sublimité, son étendue, ses terribles dimensions. Celui qui écrit sur l’Orient doit définir sa
position vis-à-vis de celui-ci : traduite dans son texte, cette localisation comprend le genre de ton narratif qu’il
adopte, le type de structures qu’il construit, l’espèce d’images, de thèmes, de motifs qui circulent dans son texte
— qui tous s’ajoutent à des façons délibérées de s’adresser au lecteur, de saisir l’Orient et enfin de le représenter
ou de parler en son nom » (L’Orientalisme, p.33).
2
op.cit., p.47.
3
L’Archéologie du Savoir, p.215.
4
Pierre Bourdieu : Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, 56 p.; p.10.
5
Ainsi, tandis que Foucault met en évidence l’influence qu’exercent, sur notre perception de la réalité, les
catégories conceptuelles héritées de notre épistémè, Bourdieu insiste sur le fait qu’« il y a une expérience
première du social qui, comme l’ont montré Husserl et Schütz, repose sur un rapport de croyance immédiate qui
nous porte à accepter le monde comme allant de soi ». Cette analyse, dit-il, « est excellente en tant que
description, mais il faut aller au-delà de la description et poser la question des conditions de possibilité de cette
expérience doxique. On voit alors que la coïncidence entre les structures objectives et les structures incorporées,
qui crée l’illusion de la compréhension immédiate, est un cas particulier dans l’univers des relations possibles au
monde [...]. Il faut sociologiser l’analyse phénoménologique de la doxa comme soumission indiscutée au monde
[...] pour découvrir que, lorqu’elle se réalise dans certaines positions sociales, notamment chez les dominés, elle
représente la forme la plus radicale d’acceptation du monde tel qu’il est, la forme la plus absolue de
conformisme » (Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant : Réponses, Paris, Seuil,1990, 270 p.; pp.52-53).
18
19
aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ et, du même coup, par leurs relations objectives aux autres
positions (domination, subordination, homologie, etc.) »1.
Si dans ses analyses sociologiques, Pierre Bourdieu rejette donc « l’alternative de la
soumission et de la résistance qui a traditionnellement défini la question des cultures
dominées »2, la notion de stratégie telle qu’il l’entend est également un moyen de s’opposer
au finalisme des philosophies de la conscience, qui situent le ressort de l’action dans les choix
volontaristes des individus : avec la notion de stratégie, nous dit Loïc Wacquant, « Bourdieu
fait référence non à la poursuite intentionnelle et planifiée à l’avance de buts calculés, mais au
déploiement actif de « lignes » objectivement orientées qui obéissent à des régularités et
forment des configurations cohérentes et socialement intelligibles bien qu’elles ne visent pas
d’objectifs prémédités posés comme tels par un stratège »3.
Or, c’est précisément sur ce point que notre étude voudrait se démarquer. Sans verser
dans une critique du déterminisme sociologique, nous voulons mettre en évidence moins la
localisation que la nature proprement dynamique des stratégies, et pour cela il nous semble
absolument nécessaire d’accorder une large autonomie au sujet dans l’agencement de ses
stratégies.
Plutôt que de montrer comment l’autre est discipliné, puis confiné, dans sa prise de
parole, à des positions en retour, il s’agit pour nous, rappelons-le, de souligner les stratégies
d’indiscipline et de subversion de l’autorité discursive. De fait, notre démarche, inspirée de
Mbembé, s’apparente également à celle de Houston Baker Jr. L’auteur de Modernism and the
Harlem Renaissance emprunte en effet à Foucault la notion de confinement4 pour expliquer
comment le discours analytique afro-américain a maintenu le vocabulaire critique et les
hypothèses de la culture dominante pour analyser sa culture dominée, conservant comme
opératoires « des catégories comme art, littérature, civilisation, modernisme » (tout cela fait
également sens en termes bourdieusiens). Mais l’objectif de Baker Jr est avant tout de mettre
en évidence le « marronnage » à l’œuvre dans le discours afro-américain (le critique élabore
cette notion de « marronnage discursif » en référence aux esclaves « marrons » qui, s’étant
évadés des plantations, se regroupaient pour former des communautés indépendantes, et
remettaient ainsi en cause la domination du système esclavagiste). Ce qui caractérise selon lui
1
Réponses, pp.72-73.
Ibidem, p.28. « Mais Bourdieu ne se contente pas de mettre au jour la collaboration que les dominés apportent à
leur propre exclusion ; il propose une analyse de leur collusion », écrit Wacquant, c'est-à-dire qu’il rappelle
« que les dispositions qui les inclinent à cette complicité sont aussi un effet incorporé de la domination ».
3
Ibidem, p.29.
4
Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, 318 p.
2
19
20
le discours afro-américain, c’est sa double stratégie : il est tout à la fois maîtrise de la forme
[mastery of form]1, et déformation de la maîtrise [deformation of mastery]2.
Nous voulons donc personnellement recentrer la problématique non pas tant sur les
positions possibles que sur les positionnements effectifs de l’écrivain noir par rapport au
savoir constitué par les Européens3, afin de montrer que s’il ne l’accepte pas sans réserve, il
ne le rejette pas non plus intégralement. Plusieurs questions dès lors surgissent : quels énoncés
du discours « dominant » vont être repris dans le discours « dominé » à titre de savoir,
pourquoi et comment le sont-ils ? Quels choix sont opérés, en fonction de quels besoins et
quelles finalités ? Quels énoncés vont, au contraire, être dénoncés comme idéologie ?
Comment dissocier, précisément, savoir et idéologie ?4
En soulevant ces interrogations, notre objectif est de reconsidérer sérieusement la
question de l’insertion du discours noir dans l’épistémè occidentale, ou dans le champ
intellectuel euraméricain, sur un autre mode que sur celui de la « phagocytose », de
« l’assimilation » ou de la « colonisation », tout en nous gardant également de la surenchère
inverse faite à coup de slogans autour de la « décolonisation » ou de la « rupture
épistémologique ».
Nous voulons penser la relation du discours noir au discours européen dans sa
dimension véritable de relation, montrer comment elle fonctionne davantage sur le mode de la
réciprocité, du partage épistémique ou de l’emprunt tactique que sur celui de l’opposition
systématique, sur le mode de l’échange autant que du conflit, de l’altération plus que de
l’altérité de la pensée, du détournement plutôt que du plagiat5.
1
La forme étant définie comme « fluidité symbolisante » [symbolizing fluidity], ou « famille de concepts,
d’images, de figures, d’hypothèses et présuppositions qu’un groupe de personnes valorise comme une mine
spirituelle » [family of concepts, images, figures, assumptions and presuppositions that a group of people holds
to be a valued repository of spirit] (p.17).
2
Modernism and the Harlem Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1987, XVIII-122 p., pp.XVI et
75. Cette notion, qui lui permet de montrer l’originalité du modernisme de la Renaissance de Harlem, sera de fait
très opératoire dans nos analyses à venir.
3
Le terme positionnement nous semble plus approprié que celui de position, en ceci qu’il implique un processus
dynamique plutôt qu’une permanence stable.
4
L’ouvrage de Romuald Fonkoua, Littérature et savoir, consacre un chapitre entier à cette question.
5
Nous utilisons cette notion du « détournement » dans l’esprit des Situationnistes. cf. Guy Debord : « Cette
conscience théorique du mouvement, dans laquelle la trace même du mouvement doit être présente, se manifeste
par le renversement des relations établies entre les concepts et par le détournement de toutes les acquisitions de
la critique antérieure. [...] Le plagiat est nécessaire. [...] Il sert de près la phrase d’un auteur, se sert de ses
expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. Le détournement est le langage fluide de l’antiidéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en ellemême et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence ancienne et supra critique ne
peut confirmer. C’est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut
confirmer l’ancien noyau de vérité qu’il ramène. Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa
propre vérité comme critique présente » (Œuvres cinématographiques complètes, 1952-1978, Paris, Gallimard,
1994, pp.75-77). Les Situationnistes pratiquent donc l’appropriation, dans le canon littéraire et philosophique,
20
21
§7. Pour une approche continuiste
C’est à cette fin que nous optons pour une démarche continuiste et comparatiste plutôt
que disjonctive.
Démarche continuiste, — celle d’une conception de la critique comme « tentative de
reconnaître les stratégies et les enjeux dans ces jeux de rôles que constituent les modes de
penser, de voir, de sentir et de conservation de la pensée, du voir, du sentir qui mènent des
combats ostentatoires et cachés », ou plus simplement « stratégie de reconnaissance des
stratégies », selon la définition d’Henri Meschonnic1. Démarche continuiste qui, toujours
selon Meschonnic, consiste à se défaire de tous les couplages antithétiques de la pensée :
« en participe l’opposition traditionnelle du nouveau et de l’ancien, farce et miracle de la rupture. On
n’en sort pas plus en se précipitant d’un terme à l’autre, en opposant l’individu au social, l’ancien au moderne,
qu’en opposant la convention à la nature, pour ce qui est du langage. Car c’est la relation qui tient les termes, pas
les termes qui tiennent la relation »2.
Mais surtout, démarche continuiste qui, au rebours de la rhétorique postmoderne,
montre que la modernité est toujours actuelle (et dans notre cas, précisément réactualisée par
les écrivains noirs), puisqu’elle est avant tout la manière dont un sujet s’inscrit dans son
époque, puisqu’elle manifeste l’historicité de ce sujet qui cherche à produire du sens dans
l’histoire, c'est-à-dire à exprimer une intelligibilité autant qu’à imprimer une direction3.
d’énoncés, de formules, voire de tics stylistiques ou de pratiques d’écriture, et leur détournement dans un
nouveau texte dont les motivations et les visées sont bien évidemment autres que celles de l’auteur « détourné ».
Dans cette perspective, les procès littéraires pour « plagiat » intentés par les journalistes, les critiques littéraires
et certains universitaires à Yambo Ouologuem et Calixthe Beyala, par exemple, relèvent selon nous de la futile
polémique et nous semblent dénués de tout intérêt.
1
Modernité Modernité, 1988 ; Paris, Gallimard, Collection Folio Essais, 1993, p.9 et 12.
2
Ibidem, p.10. Dans le même esprit, Richard Rorty propose « d’ébranler les dualismes métaphysiques que la
tradition philosophique occidentale a hérités des Grecs : ceux de l’essence et de l’accident, de la substance et de
la propriété, de l’apparence et de la réalité », pour « remplacer les images du monde construites à l’aide de ces
oppositions grecques par l’image d’un flux de relations qui changent constamment, d’un flux de relations sans
termes, de relations entre des relations » (L’espoir au lieu du savoir, Paris, Albin Michel, 1995, p.58).
3
« L’historicité [...] est un des aspects de la modernité. A la fois le toujours présent et la contradiction tenue avec
tout ce qui fait un moment, et que ce moment passe. Pas la datation. Mais ensemble la résultante du passé et
l’infini du sens. [...] La modernité est la prévision de ce que c’est qu’être au présent. Le présent, pour la plupart,
est tenu par le réseau des intérêts et des pouvoirs, le réseau des maintiens du passé. La modernité en est l’utopie :
ce pour quoi il n’y a pas de place. [...] La modernité, avenir du présent. [...] Par le sujet, et en lui, il y a
inséparablement du temps et de l’histoire, un présent qui n’est pas « la perte de la continuité », mais une
réécriture permanente des rapports entre continuité et discontinuité. [...] La modernité est critique [...] et le
passage de la notion d’œuvre à celle de pratique, un des traits de la modernité. [...] La modernité un symptôme.
Un enjeu de pouvoir. En même temps, inconnue à elle-même. [...] Elle est son propre mythe : celui de la rupture.
Et sa déformation perverse : le nouveau. [...] Parce que moderne suppose la subjectivité d’un énonciateur, [...]
moderne ne se borne pas à qualifier une époque. [...] Si le moderne a pu signifier le nouveau au point d’y être
identifié, c’est qu’il désigne le présent indéfini de l’apparition : ce qui transforme le temps pour que ce temps
demeure le temps du sujet. Une énonciation qui reste énonciation. Toutes les autres, tôt ou tard, ne sont plus que
21
22
L’inspiration de cette démarche continuiste nous vient évidemment autant de Bourdieu
que de Meschonnic, dans la mesure où le sociologue a plus que tout autre mis l’accent, au
niveau social, sur le primat des relations1.
Mais en ce qui concerne notre domaine d’études, à savoir les discours africains et afroaméricains, ce sont surtout quelques travaux contemporains, tels ceux de Bernard Mouralis et
Jean-Loup Amselle en France2, de Paul Gilroy en Grande-Bretagne3, de George Hutchinson,
de Mark Helbling et de Ross Posnock aux Etats-Unis4, qui nous serviront de réflecteurs.
Ces auteurs ont d’abord en commun de décloisonner les disciplines, et de mettre en
évidence leur nécessaire interaction : dans la lignée de Bourdieu, l’analyse littéraire ou la
réflexion anthropologique ne sauraient plus, dans leur pratique, se passer de l’histoire ni de la
sociologie des connaissances.
Par ailleurs, cette ouverture méthodologique leur a permis de mettre en relief la
relation au niveau même de leur objet d’étude. Les travaux d’Amselle et ceux de Mouralis ont
ainsi souligné « le continuum qui lie métropole et colonies, époque coloniale et postcoloniale »5, mais surtout l’embranchement réciproque des cultures européennes et
des énoncés. [...] La modernité est une fonction du langage—du discours. Elle est l’histoire comme discours. [...]
Si le moderne est une fonction du sujet, son sens, son activité n’est pas de faire du nouveau, mais de faire de
l’inconnu : l’aventure historique du sujet. [...] Le thème récurrent de la crise du sens est donc bien moderne. [...]
La crise est la condition même du sens en train de se faire, subjectivement, collectivement. Quand il est arrêté,
c’est un énoncé révolu. [...] il n’y a pas de temps qui ne soit de transition, mal identifié et menaçant pour ceux
dont il est le temps. L’intelligibilité n’est pourtant pas ailleurs, dans un en deçà ou dans un par-delà, puisqu’elle
n’appartient qu’au sujet de ce même présent. [...] La modernité est le mode historique de la subjectivité»
(Modernité Modernité, pp.12 à 37).
1
« Penser en termes de champ, c’est penser relationnellement [...] Je pourrais, en déformant la fameuse formule
de Hegel, dire que le réel est relationnel : ce qui existe dans le monde social ce sont des relations — non des
interactions ou des liens intersubjectifs entre des agents, mais des relations objectives qui existent
« indépendamment des consciences et des volontés individuelles », comme disait Marx » (Réponses, p.72).
« C’est la structure des relations constitutives de l’espace du champ qui commande la forme que peuvent revêtir
les relations visibles d’interaction et le contenu même de l’expérience que les agents peuvent en avoir » (Leçon
sur la leçon, p.42).
2
J.L. Amselle : Logiques métisses, op.cit., 1990 ; Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, Flammarion, 2001, 261 p. ; B. Mouralis : République et Colonies, entre mémoire et histoire, Paris,
Présence Africaine, 1999, 249 p. La transposition pratique de la triade conceptuelle de Bourdieu (habitus /
capital / champ) dans le domaine des études francophones a également fait récemment l’objet d’une publication
collective, éditée par Romuald Fonkoua et Pierre Halen, avec la collaboration de Katharina Städtler : Les champs
littéraires africains, Paris, Khartala, 2001, 342 p.
3
The Black Atlantic, Modernity and Double Consciousness, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1993, 261 p. ; Against Race, Imagining Political Culture beyond the Color Line, Cambridge
(Massachusetts), Harvard University Press, 2000, 406 p.
4
George Hutchinson : The Harlem Renaissance in Black and White, Cambridge (Massachusetts), Harvard
University Press, 1995, XII-541 p. ; Mark Helbling : The Harlem Renaissance, The One and the Many, Westport
(Connecticut), Greenwood Press, 1999, 211 p. ; Ross Possnock : Color and Culture, Black Writers and the
Making of the Modern Intellectual, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998, 353 p.
5
République et Colonies, p.26. Amselle, dans Logiques métisses, s’attache plutôt au continuum entre époque
précoloniale et époque coloniale.
22
23
africaines1. De leur côté, les critiques anglophones ont mis en évidence, dans leurs études sur
les écrivains et penseurs de la Renaissance de Harlem, les relations et les réseaux qui liaient
ces derniers aux intellectuels « blancs », qu’ils soient américains ou européens. George
Hutchinson s’est en particulier ouvertement inspiré de Bourdieu et de sa notion de champ
pour analyser mutuellement « la Renaissance de Harlem en relation avec le nationalisme
culturel américain, et le nationalisme culturel américain à la lumière de la Renaissance de
Harlem » : son étude a pour effet de montrer l’interpénétration de champs qu’on jugeait
jusque-là distincts, et de remettre ainsi en question « les oppositions présumées entre les
nationalismes
culturels
américains
et
afro-américains,
entre
assimilationnisme
et
multiculturalisme »2.
Une telle perspective continuiste est donc particulièrement féconde dans la mesure où,
pour citer Paul Gilroy, elle peut montrer « comment les différents paradigmes nationalistes
utilisés pour penser l’histoire culturelle sont mis en échec », lorsqu’ils sont confrontés, par
exemple, « avec la formation interculturelle et transnationale que [Gilroy] appelle l’Atlantique
noir »3.
C’est dans cette optique que se situe notre travail, puisque nous voulons mettre en
évidence certaines continuités entre penseurs noirs américains et penseurs noirs africains,
entre écrivains noirs américains et écrivains noirs africains, mais aussi celles qu’on peut
établir entre eux et certains philosophes américains et européens. Nous cherchons ainsi à
dépasser les clivages nationalistes, voire chauvins, qui peuvent structurer les sociétés (y
compris le monde universitaire), mais aussi à défaire les fausses oppositions que la critique
postmoderne croit découvrir entre « ceux qui divisent le monde et ceux qui ne le divisent pas,
les nationalistes et les nomades », opposition d’autant plus stérile qu’il serait vain
d’argumenter « pour ou contre le nationalisme ou l’hybridité de façon systématique et
absolutiste », dans la mesure où, comme le note Christopher Miller, « les deux positions sont
bien réelles »4, voire même souvent complémentaires et conjointes, comme nous voudrions
personnellement le mettre en évidence dans le cas des intellectuels noirs.
C’est dans cette optique, toujours, que nous avons parlé et que nous parlerons ici de
discours noir, sans prêter aucune connotation essentialiste à cette expression. Par discours
1
Cf le titre suggestif du dernier ouvrage d’Amselle : Branchements, Anthropologie de l’Universalité des
Cultures, Paris, Flammarion, 2001, 265 p.
2
Hutchinson, op.cit., pp.1-2.
3
« It shows how different nationalist paradigms for thinking about cultural history fail when confronted by the
intercultural and transnational formation that I call the Black Atlantic » (The Black Atlantic, p.IX).
4
Nationalists and Nomads, Essays on Francophone African Literature and Culture, Chicago, Chicago University
Press, 1998, XII-258 p.
23
24
noir nous voulons d’abord caractériser une économie discursive, c'est-à-dire un ensemble
d’énoncés et de positions théoriques caractéristiques des intellectuels noirs, et liés aux
conditions socio-historiques de leur prise de parole. Mais ce faisant, nous voulons également
désigner l’acte d’énonciation lui-même comme processus et développement, comme usage de
la raison inscrit dans l’historicité.
§8. Quelle originalité du discours noir ?
En étudiant l’émergence de la littérature négro-africaine d’expression française,
Bernard Mouralis a montré comment sa spécificité n’est pas à rechercher du côté d’une
africanité substantielle, enfouie et bafouée par les discours européens dominants, mais dans
« la production conjointe d’œuvres proprement littéraires et d’un discours incessant destiné à
préciser le sens, la portée, l’orientation de la littérature ainsi constituée ». L’auteur de
Littérature et Développement nous invitait alors à questionner les rapports de causalité ou de
détermination entre ce discours prospectif et la pratique littéraire. Il s’agissait, en premier lieu,
de se demander « dans quelle mesure ce discours sur la littérature [était]-il susceptible de
constituer une théorie de la littérature négro-africaine, permettant une approche concrète des
textes ? ». Notre attention devait, par ailleurs, se porter sur la dimension idéologique et
essentialisante de ce discours prospectif, où les liens entre savoir et pouvoir peuvent, là
encore, se donner à voir1.
Notre démarche s’inscrit, de fait, dans l’esprit de cette interrogation, tout en cherchant
à la prolonger. En effet, si pour Mouralis cette conjonction d’une pratique et d’une théorie
confère à la production négro-africaine de textes un véritable statut de littérature, elle ne
saurait aujourd’hui suffire à caractériser l’originalité du discours africain par rapport à
d’autres traditions littéraires : toute littérature n’est-elle pas, peu ou prou, pratique qui se
1
« En considérant la culture, non comme une forme et une production, mais comme une donnée qu’il tend de
plus à situer dans le passé collectif des peuples africains, le discours sur la littérature se trouve ainsi conduit à
jeter le discrédit sur l’invention, la créativité et, plus précisément, sur ce qui constitue l’activité propre de
l’écrivain, c'est-à-dire le processus aboutissant à la production de textes. Dans certains cas mêmes, le discours
sur la littérature ne sera rien d’autre qu’une censure pure et simple imposée à l’écrivain par le pouvoir. [...] Le
décalage entre le discours que peut tenir l’écrivain et sa pratique effective s’explicite par le fait que le discours
sur la littérature et la pratique de l’écriture sont deux types de production qui n’opèrent pas au même niveau et ne
répondent pas aux mêmes projets. [...] Le discours sur la littérature peut relever de l’idéologie. Celui qui le tient
invente peu. Il se fait l’écho des idées ou des thèmes qui sont à l’ordre du jour dans la société ou dans le groupe
social auquel il appartient et son travail se limite à les réunir, les ordonner et les diffuser. [...] En raison même de
son projet (produire un texte), l’écrivain ne peut, sous peine de se renier, se limiter à la diffusion d’un savoir
commun, d’une vulgate. [...] Africains, c'est-à-dire membres d’une communauté historiquement déterminée, ils
produisent un discours sur la littérature ; écrivains, ils produisent des textes poétiques, théâtraux, romanesques »
(Littérature et Développement, pp.466-468).
24
25
réfléchit elle-même ? Comment comprendre, par ailleurs, la contribution spécifique de la
littérature dans la constitution d’un savoir ? Si, dans le champ du savoir, les stratégies
d’indiscipline des penseurs noirs relèvent à la fois de la maîtrise de la forme et de la
déformation de la maîtrise, pour reprendre la terminologie d’Houston Baker Jr, à quels types
de pratiques discursives cette subversion et ce décentrement de l’autorité textuelle peuventelles en effet donner lieu ?
Pour découvrir comment fonctionne cette dialectique entre théorie et pratique, théorie
de la pratique et pratique de la théorie, dialectique autoréflexive qui ferait l’originalité du
discours noir par rapport au discours européen (lequel, ainsi que le soulignait Foucault, s’est
longtemps lié aux autres cultures sur le mode de la « pure théorie », par définition indifférente
à la praxis mais reposant, précisément, sur la méconnaissance ou le mépris des réalités
sociales, historiques et culturelles) nous proposons donc d’étudier plus particulièrement les
rapports que les intellectuels noirs entretiennent avec différentes pratiques discursives, comme
la littérature, l’anthropologie, la sociologie, et la philosophie. En mettant l’accent sur les
relations entre réflexion philosophique, anthropologique ou sociologique, et pratique littéraire,
entre pensée philosophique et critique littéraire, nous voulons montrer comment, d’une part, la
figure de l’intellectuel noir s’est inventée, au XXe siècle, à l’articulation de la littérature, des
sciences sociales et de la philosophie1, et comment, d’autre part, l’originalité, sinon la
spécificité du discours noir réside dans l’hybridation ou « branchement » qu’il opère entre ces
différentes pratiques discursives.
En préférant la notion d’« acte de réécriture » à celle de « contre-discours », nous
voulons donc étudier, d’une part, comment la pratique du discours noir se caractérise par sa
double polyphonie : il est à la fois dialogue avec la littérature, les sciences humaines, la
philosophie et l’histoire, et acte d’énonciation qui s’articule à la conjonction de ces
disciplines. Il s’agit, d’autre part, de montrer comment cette hétéroglossie offre à la fois une
redescription générale des rapports Europe / Afrique, et une redescription générale du savoir
produit sur l’Afrique et sa diaspora.
La subversion réalisée par les écrivains et intellectuels noirs consiste donc à faire
éclater, d’une part, les frontières entre les genres traditionnels de discours, pour mieux
remettre en question celles qui sont prescrites entre monde blanc et monde noir, et à
transformer, d’autre part, toute pratique de discours en acte de critique culturelle. C’est parce
1
Nous laissons volontairement de côté la figure de l’intellectuel noir au XIXe siècle, représentée notamment par
Edward Blyden et Alexander Crummell, qui demeurent trop isolés pour constituer une véritable tradition
discursive.
25
26
qu’ils s’approprient des formes européennes et des genres canoniques de discours, parce
qu’ils les unifient dans l’activité critique d’un anthropou-logos, d’un discours sur l’homme,
qu’ils sont insérés dans l’épistémè occidentale ; c’est parce qu’ils réorientent ces genres et cet
anthropou-logos vers une herméneutique antifondationnaliste qu’ils participent au
décentrement et à l’altération de cette épistémè.
Notre démarche se réclame donc de Foucault et de Bourdieu, dans la mesure où elle
s’interroge sur les conditions qui ont rendu possibles les énoncés du discours noir, sur les
positions et les stratégies mises en place pour légitimer et affirmer la prise de parole. Mais elle
s’en éloigne en s’intéressant à ce qui fait la singularité du discours noir en tant qu’acte
d’énonciation, et à ce qui fait la singularité de l’intellectuel noir en tant que sujet historique.
Ce qui semble le caractériser, ce n’est pas pour nous sa condition postmoderne mais,
bien au contraire, sa modernité. Modernité qui s’actualise dans une incessante dialectique de
mouvements contradictoires et pourtant complémentaires : ce que Du Bois appelait, dès 1903,
sa « double conscience », ou ses élans contraires1, c'est-à-dire sa double postulation entre le
particulier et l’universel, et son exigence à transformer sa situation d’oxymoron (un noir ne
pouvait être un intellectuel selon la doxa du discours dominant) en paradoxisme : comment
être à la fois noir et intellectuel, c’est-à-dire enraciné dans une situation socio-historique et
socioculturelle singulière, et témoigner par là même d’une universalité concrète ? Comment
manifester simultanément un droit à la différence, et une exigence de commune rigueur
rationnelle ? Double conscience moderne, enfin, qui n’est pas seulement liée au fait de devoir
négocier entre des loyautés et des identifications multiples, mais qui réside surtout dans le
mouvement autoréflexif, la capacité de s’objectiver soi-même, ou objectivation participante,
laquelle requiert précisément la distance critique à l’égard des « adhérences et des adhésions
les plus profondes et les plus inconscientes »2 : en ce sens, l’intellectuel noir pourrait bien être
une des versions les plus accomplies de l’intellectuel moderne.
1
« Then it dawned upon me with a certain suddenness that I was different from the others ; or, like, mayhap, in
heart and life and longing, but shut out from their world by a vast veil. [...] The Negro is [...] born with a veil,
and gifted with second-sight in this American world, — a world which yields him no true self-consciousness, but
only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this doubleconsciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by
the tape of a world that looks on in amused contempt and pity. One ever feels his two-ness, an American, a
Negro ; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings ; two warring ideals in one dark body [...]. The
history of the American Negro is the history of this strife, — this longing to attain self-conscious manhood, to
merge his double self into a better and truer self. In this merging he wishes neither of the older selves to be lost.
[...] He simply wishes to make it possible for a man to be both a Negro and an American » (The Souls of Black
Folk, p.2-3 ; Ontario (Can), Dover Publications, 1994, 165 p.).
2
P. Bourdieu : Réponses, p.224.
26
27
En nous intéressant ainsi aux figures de l’intellectuel noir, ainsi qu’à l’invention de son
discours1, nous espérons finalement montrer que dans sa détermination critique, il anticipe et
prolonge, très largement, la réflexion contemporaine sur les sciences humaines, et sur les
rapports entre savoir et littérature.
§9. Deux figures centrales :
Alain LeRoy Locke et Valentin-Yves Mudimbe
Si une approche archéologique et sociologique du champ intellectuel où s’articule le
discours noir permet de caractériser les positions possibles, ce structuralisme conceptuel ne
peut rendre compte, selon nous, que des raisons nécessaires, sans interroger la raison
suffisante : comment devient-on W.E.B. Du Bois, Alain Locke, Léopold Sédar Senghor, Aimé
Césaire, Frantz Fanon ou V.Y. Mudimbe par exemple ? Pour trouver à ce type de question des
éléments de réponse plus satisfaisants que le sociologisme, il convient selon nous de revenir à
la méthode progressive-régressive de Sartre, puisqu’elle a précisément pour but de dépasser
« l’insuffisance euristique » que souligne la provocation suivante : « Valéry est un intellectuel
petit-bourgeois, cela ne fait aucun doute. Mais tout intellectuel petit-bourgeois n’est pas
Valéry »2.
L’inscription dans l’espace du savoir est, en effet, avant tout parcours intellectuel,
itinéraire négocié, où les prises de positions sont, certes, influencées par la situation sociale,
mais où elles demeurent également le produit d’une réflexion critique personnelle et d’un
projet existentiel. A cet égard, la « méthode progressive-régressive », telle que Sartre l’expose
en introduction à sa Critique de la Raison Dialectique, a le mérite d’articuler très
rigoureusement cette interaction entre le champ (social, intellectuel...) et l’agent. Avec la
1
Nous empruntons cette notion d’« invention » aux historiens britanniques Terence Ranger et Eric Hobsbawm
qui, dans les années quatre-vingt, ont montré la fécondité de ce concept pour analyser la nature de toute tradition
(The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 322 p.). Cette dernière, affirment-ils,
s’avère toujours le résultat ou le produit d’une recherche (ainsi, en rhétorique, l’inventio est la recherche du
thème, des arguments et des figures d’un discours : cette notion peut nous permettre de caractériser les énoncés
propres au discours noir), mais en même temps doit toujours se réinventer, et donc se reproduire de façon rituelle
et selon un code fixe pour se perpétuer. Ce sont ces deux aspects de production et de répétition, ou reproduction,
que nous voudrions mettre au jour dans le discours afro-américain et le discours africain, tout en gardant à
l’horizon de notre étude une prospective potentielle, selon laquelle, en même temps que ce discours s’invente, il
pourrait bien s’inventer, en ses dynamiques internes, dans sa temporalisation orientée vers le futur, un autre
discours, un discours encore en gésine certes, mais un discours à venir.
2
« Marxisme et Existentialisme », p.53 ; in Critique de la Raison Dialectique, précédé de Questions de méthode,
Tome Premier : Théorie des ensembles pratiques, 1960 ; Paris, Gallimard, 1985, 921 p.
27
28
même insistance que Bourdieu, Sartre met en évidence le primat de la relation1 et les
déterminations que le champ social fait peser sur l’individu2 ; cependant, il prend clairement
ses distances avec la sociologie d’inspiration marxiste en réaffirmant « la spécificité de l’acte
humain, qui traverse le milieu social tout en conservant les déterminations et qui transforme le
monde sur la base de conditions données ». « Pour nous », écrit-il (et nous nous incluons dans
ce « nous »),
« L’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de
ce qu’on a fait de lui, même s’il ne se reconnaît jamais dans son objectivation [...]. La conduite la plus
rudimentaire doit se déterminer à la fois par rapport aux facteurs réels et présents qui la conditionnent et par
rapport à un certain objet à venir qu’elle tente de faire naître. C’est ce que nous nommons le projet. [...] Fuite et
bond en avant, refus et réalisation tout ensemble, le projet retient et dévoile la réalité dépassée, refusée, par le
mouvement même qui la dépasse [...]. Le champ des possibles est le but vers lequel l’agent dépasse sa situation
objective. Si réduit soit-il, le champ des possibles existe toujours »3.
La méthode de Sartre consiste donc à replacer précisément l’homme dans son cadre,
c'est-à-dire « dans les structures de sa société, ses conflits, ses contradictions profondes et le
mouvement d’ensemble que celles-ci déterminent »4, pour souligner à la fois comment
l’homme, en tant qu’objet, est conditionné par ces facteurs, mais aussi comment, en tant que
sujet historique, il réactualise sans cesse le dépassement du donné (à savoir les conditions
matérielles, socioculturelles, psychologiques — « l’enfance inscrite en nous sous forme de
caractère, les gestes appris et les rôles contradictoires qui nous compriment et nous
déchirent »5). Elle est dite « progressive-régressive » ou « analytico-synthétique » dans la
mesure où elle poursuit un « va-et-vient enrichissant entre l’objet [l’homme] et l’époque »6.
Ce faisant, elle met en évidence une dialectique de l’objectif et du subjectif, c'est-à-dire un
processus relationnel dans lequel ces deux termes se déterminent et se reconstituent sans
cesse, dans la mesure où elle montre comment tout projet existentiel est à la fois
l’intériorisation d’une extériorité et l’extériorisation d’une intériorité.
Dans cet esprit, nous avons donc choisi de privilégier, dans nos analyses, deux figures
d’intellectuels noirs qui, de prime abord, ne sauraient avoir de rapport immédiat entre eux,
sinon qu’ils ont tous deux publié aussi bien en anglais qu’en français : un intellectuel afro-
1
« il n’y a que des hommes et des relations réelles entre les hommes ; de ce point de vue, le groupe n’est en un
sens qu’une multiplicité de relations et de relations entre ces relations », op.cit., p.66.
2
« Au niveau des rapports de production et à celui des structures politico-sociales, la personne singulière se
trouve conditionnée par ses relations humaines [...] ; la personne vit et connaît plus ou moins clairement sa
condition à travers son appartenance à des groupes » (op.cit., p. 59) ; « C’est dans sa relation avec les collectifs,
c’est dans son champ social, considéré sous son aspect le plus immédiat, que l’homme fait l’apprentissage de sa
condition » (op.cit., p.67).
3
op.cit., pp. 76-77
4
op.cit., p.103.
5
op.cit., p.82.
6
op.cit., p.112
28
29
américain, Alain Leroy Locke, qui vécut de 1885 à 1954, et un intellectuel africain
contemporain, V.Y. Mudimbe, né en 1941.
Il s’agira pour nous de montrer comment les préoccupations qui les animent
témoignent de leur inscription dans leurs époques respectives, mais aussi de souligner leur
rôle personnel, et l’influence fondamentale que leurs œuvres ont pu exercer à la fois dans
l’invention du discours noir, et dans la réflexivité que l’intellectuel noir peut avoir sur son
discours et sur lui-même. Nous tâcherons notamment de corriger certaines myopies de la
critique, en mettant concrètement au jour l’importance exceptionnelle d’Alain Locke dans la
construction d’une orientation et d’une critique littéraire de la littérature noire, ainsi que
l’intervention non moins fondamentale de V.Y. Mudimbe dans la pratique de cette littérature
et dans l’objectivation du sujet de l’écriture par lui-même. Etudier ces deux itinéraires
singuliers sera pour nous l’occasion de mettre en évidence comment, par leurs parcours
respectifs, Alain Locke et V.Y. Mudimbe contribuent à mettre en place des limites au discours
noir, tout en participant activement au décloisonnement entre les disciplines traditionnelles
(littérature, anthropologie, sociologie, histoire, philosophie) à l’intérieur de ce même discours.
L’explicitation de ces deux itinéraires nous permettra, plus globalement, de traiter la
production intellectuelle et critique de ces deux penseurs comme pré-texte pour nous
interroger plus largement sur les régularités ou les « constantes » de la pensée et du discours
des écrivains africains et afro-américains.
29
30
LIVRE PREMIER
LES LUMIÈRES NOIRES
30
31
Préambule
Pour commencer, constatons ce paradoxe : Alain Locke (1885-1954) est aujourd’hui
connu de loin, mais loin d’être bien connu.
Connu de loin, puisque son nom intervient fréquemment dans les manuels d’histoire
littéraire, ou dans les études critiques : qu’il s’agisse de la Renaissance de Harlem, ou des
débuts de la littérature noire d’expression française, on a coutume de saluer en lui un
précurseur1. Ce qu’il fut, certes, à de nombreux égards : c’est lui, le premier, qui engage la
promotion de jeunes poètes, écrivains et penseurs noirs américains en proposant, dès 1925,
une anthologie de leurs textes ; c’est encore lui, le premier philosophe à fournir un cadre
théorique et à proposer à la fois une orientation et une interprétation du mouvement littéraire
noir encore en gésine ; c’est lui, toujours, le premier à orienter la critique de cette littérature
vers la réflexion sociologique, à la libérer de ses oeillères primitivistes pour mieux mettre en
évidence les liens entre création littéraire ou artistique et réalités sociales, politiques et
historiques2.
1
Cf. Houston Baker Jr : Modernism and the Harlem Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1987,
XVIII-122 p. ; George Hutchinson : The Harlem Renaissance in Black and White, Cambridge (Massachusetts),
Harvard University Press, 1995, XII-541 p. ; David Levering Lewis : When Harlem was in vogue, 1979 ; New
York, Penguin Books, 1997, XXV-381 p. ; en ce qui concerne l’influence exercée par le modèle d’Alain Locke
sur la littérature francophone, voir notamment la préface de Louis T. Achille à la Revue du Monde Noir, 19311932 ; rééd. Paris, Jean-Michel Place, 1979 ; voir aussi pp.100-105 dans la thèse de doctorat de Richard
Djiropo : De la Negro Renaissance à la Négritude : incidences ou co-incidences ?, Bordeaux, Avril 1990, 803
p. ; pp.34 et 41 du manuel de Michel Hausser et Martine Mathieu : Littératures francophones, Afrique Noire /
Océan Indien, Paris, Belin Sup, 1998, 270 p. Ainsi que les pages 61 à 67 du manuel de Lilyan Kesteloot :
Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Khartala - AUF, 2001, 386 p.; voir enfin les ouvrages de
Philippe Dewitte : Les mouvements nègres en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1985, 416 p., de Michel
Fabre : La Rive noire, les écrivains noirs américains à Paris, 1830-1995, Marseille, André Dimanche, 1999, 327
p., et de Mantha Diawara : En quête d’Afrique, Paris, Présence Africaine, 2001, traduit de l’anglais (américain)
par Aïda Sy Wonyu, 307 p.
2
L’anthologie de Locke intitulé The New Negro, An Interpretation (1925, rééd. Touchstone, New York, 1997,
XXIII- 452 p.) produisit un effet émulateur sur les étudiants noirs de Paris ; elle était notamment la « Bible » et
le livre de chevet de Senghor, en Khâgne (comme le rappela Edgar Faure lors de la réception du poète sénégalais
à l’Académie Française). On peut en particulier juger de son impact dans « l’effet anthologique » à la fin des
années 40 en France, avec les compilations de poésie nègre que proposent Damas puis Senghor ; ce dernier
reprend d’ailleurs volontiers à Locke l’expression de « Nègres Nouveaux », et se réfère explicitement à Locke
dans ses entretiens : « Je ne serai pas complet », dit-il après avoir parlé de la Revue du Monde Noir, « Si
j’oubliais l’influence, sur nous, étudiants noirs de Paris, du mouvement culturel négro-américain du New Negro
ou de la Négro Renaissance, dont les fondateurs furent Alain Locke et William Edward Burghard Du Bois » (Ce
que je crois, Paris, Grasset, 1988, pp.137-138). Du Bois a en effet joué lui aussi un rôle essentiel dans la
reconnaissance de la littérature nègre, et dispute à Locke, son cadet de près de vingt ans, sa position d’initiateur
du mouvement littéraire. On peut ainsi lire, dans son autobiographie : « I was encouraging the writing of others
and trying to help develop Negro art and literature. Besides editing The Crisis continuously, I published
Darkwater in 1920 ; The Gift of Black Folk in 1924 ; and the essay on Georgia in These United States in 1924.
[...] I also wrote the concluding chapter in The New Negro edited by Alain Locke in 1925, besides a number of
31
32
Est-ce cependant le seul hasard qui permit à Alain Locke d’occuper ces diverses
positions, d’être à la fois « la sage-femme » d’un mouvement littéraire et artistique, son
mentor et son critique ? 1 Cette question, par le seul fait qu’elle mérite d’être posée, témoigne
de la persistance d’une méconnaissance critique à son égard2. Tout en mentionnant son nom,
on s’en tient le concernant au savoir commun, croyant le plus souvent avoir tout dit lorsqu’on
a signalé qu’il était professeur à Howard University et l’éditeur du New Negro3.
Si Locke est donc loin d’être bien connu, voire largement ignoré par les spécialistes de
littérature noire américaine ou africaine, on peut néanmoins s’expliquer ce regrettable
obscurcissement d’un des intellectuels noirs les plus originaux et féconds du XXe siècle. Car
si cet éducateur, ce philosophe et ce critique fut, ainsi que nous tâcherons de le montrer, à
l’initiative de nombreux débats, au cœur de nombreux réseaux, en contact avec les figures
intellectuelles les plus éminentes de son temps, son œuvre personnelle, par delà l’anthologie
qu’il publia en 1925, demeura largement confidentielle, pour avoir été essentiellement publiée
dans des journaux et magazines noirs américains, ou dans des revues universitaires
magazine articles. Most of the young writers who began what was called the renaissance of Negro literature in
the 20’s saw their first publication in The Crisis magazine » (The Autobiography of W.E.B. Du Bois, A Soliloquy
on Viewing My Life from the Last Decade of Its First Century, 1968 ; New York, International Publishers, 1997,
448 p. ; p.270). Dans sa volonté de thématiser le « nouveau nègre », Locke anticipe par ailleurs très largement
sur l’approche philosophique, par Sartre, de la négritude comme « racisme antiraciste », et radicalise par là les
propositions qu’avait formulé, dès 1903, Du Bois dans The Souls of Black Folk. Nous aurons l’occasion, plus
loin, de revenir de façon extensive sur ce point.
1
« More of a philosophical midwife to a generation of younger Negro poets, writers, artists than a professional
philosopher » : c’est ainsi que Locke se présente en introduction à un article, Values and Imperatives, paru dans
le volume édité par Horace M. Kallen et Sidney Hook : American Philosophy Today and Tomorrow, New York,
Lee Furman, 1935, p.312.)
2
C’est ce constat qui justifie l’entreprise des contributeurs d’Alain Locke, Reflections on a Modern Renaissance
Man (Louisiana State University, Baton Rouge, 1982, XV-119 p) : « On an irregular basis articles about Locke
have appeared in scholarly journals, but since his death in 1954, there have been few useful ones. Authors almost
always try to fit him into a racial context, and seldom, if ever, do any of them attempt to look beyond the color
implications of his conceptions. The consequence of this is that there is neither a compilation of articles or essays
on Locke which would be useful to scholars, nor is there a compendium of his thought. Therefore, those who are
interested in the man and his ideas and who are not fortunate enough to be near a major library generally must
search painstakingly for difficult-to-obtain older journals, various reprint series, or microfilmed special
collections » (p.XII). A titre d’exemple de cette myopie critique, en France, signalons que Georges Ngal,
lorsqu’il reproduit le débat suscité le 20 septembre 1956 par l’allocution d’Aimé Césaire au Premier Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs (débat paru d’abord dans le numéro spécial 8-9-10 de Présence Africaine, juinnovembre 1956, pp.213-226), n’est pas interpellé par l’orthographe fantaisiste que le scripteur utilisa pour
transcrire le nom d’Alain Locke, mentionné par Senghor dans sa réaction. C’est ainsi que quarante ans plus tard,
ce propos de Senghor, pourtant tout à fait explicite, reste déformé et obscurci : « Je me suis beaucoup penché sur
la littérature négro-américaine du New Negro (Ce n’est pas moi qui ai inventé cette expression). Je dis qu’il y a
une certaine communauté, et politique et culturelle. [...] La question se pose donc, pour nous, d’obtenir cette
égalité, la liberté de nous associer. Et pour quoi ? Pour pouvoir, précisément, pouvoir effacer notre aliénation. Je
me rappelle qu’un prêtre américain me disait : « Bien sûr, de la littérature de protestation, nous en avons marre. »
Et Allen Lock [sic, c’est nous qui soulignons], dans un de ses articles si clairvoyants sur la poésie négroaméricaine, disait que les poèmes les plus nègres, « ce ne sont pas les poèmes où on chante la « négritude », mais
les poèmes où l’on chante le vent, l’eau, etc. ». Nous voulons donc nous libérer politiquement pour pouvoir
justement exprimer notre négritude, c'est-à-dire nos véritables valeurs noires » (in Georges Ngal : Lire... Le
Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1994, 141 p.; p.124).
3
Voir Dewitte, Kesteloot, Hauser, op.cit.
32
33
spécialisées.
C’est
ainsi
qu’en
dépit
des
hommages
critiques
et
des
articles
biobibliographiques qui lui furent consacrés après sa mort en 19541, il fallut attendre près de
trente ans pour que ses archives, léguées à Howard University où il enseigna de 1912 à 1953,
fassent l’objet de véritables investigations critiques.
Ce sont principalement deux universitaires américains qui sont à l’origine de cette
« résurrection ». Jeffrey C. Stewart, qui soutint d’abord en 1979 un PhD de philosophie à
l’université de Yale sous le titre : A biography of Alain Locke, philosopher of the Harlem
Renaissance, 1886-1930 (thèse non publiée), fut le premier à éditer, en 1983, une collection
d’essais et de recensions critiques intitulée : The Critical Temper of Alain Locke, A Selection
of His Essays on Art and Culture2, avant de rendre enfin disponibles au public, en 1992, les
conférences données par Locke à Howard University en 1916 sous le titre : Race Contacts
and Interracial Relations3. C’est ensuite Leonard Harris qui fut l’éditeur, en 1989, de la
première anthologie des essais philosophiques de Locke, intitulée : The Philosophy of Alain
Locke, Harlem Renaissance and Beyond4, avant d’éditer un nouveau volume d’essais critiques
consacrés au philosophe5, faisant ainsi pendant à une première collection éditée en 1982 par
Russell J. Linnemann6.
Ces publications des écrits de Locke ont donc récemment entraîné, aux Etats-Unis, un
regain d’intérêt pour le philosophe et le critique, notamment dans ce qu’il est convenu
d’appeler le champ des African American Studies. Johnny Washington a ainsi publié deux
ouvrages d’introduction à la pensée de Locke, respectivement intitulés Alain Locke and
Philosophy : A Quest for Cultural Pluralism et A Journey into the Philosophy of Alain Locke7,
tandis que d’autres critiques, tels Houston Baker Jr, Mark Helbling, George Hutchinson ou
1
Cf. Ralph J. Bunche, W.E.B. Du Bois, Y.H. Krikorian, William Stuart Nelson, William Stanley Braithwaite,
Benjamin Karpman : « The Passing of Alain LeRoy Locke », in Phylon 15, 1954 (3rd Quarter), pp. 243-242 ;
William Stanley Braithwaite : « Alain Locke’s Relationship to the Negro in American Literature », Phylon 18
(Second Quarter 1957), pp.166-173 ; Robert Martin : « A Bibliography of the Writings of Alain Leroy Locke »,
in The New Negro Thirty Years Afterward, Ed. Rayford Logan et alii, Washington D.C., Howard University
Press, 1955, pp.89-96 ; Eugene C. Holmes : « Alain Locke — Philosopher, Critic, Spokesman », in Journal of
Philosophy 57 (february 1957), pp. 113-118 ; « Alain Locke : A Sketch », in Phylon 20 (spring 1959), pp.82-89 ;
« The Legacy of Alain Locke », in Freedomways 3 (Summer 1963), 293-306 ; Horace M. Kallen : « Alain Locke
and Cultural Pluralism », in Journal of Philosophy 57 (february 1957), pp. 119-127.
2
Garland Publishing Inc., New York and London, 1983, XX-491p.
3
Howard University Press, Washington D.C., 1992, LXV-114 p.
4
Temple University Press, Philadelphia, 1989, X-332 p.
5
The Critical Pragmatism of Alain Locke, A Reader on Value Theory, Aesthetics, Community, Culture, Race and
Education, Rowman and Littlefield Publishers Inc., Lanham (Maryland), 1999, XXV-357p.
6
Alain Locke, Reflections on a Modern Renaissance Man, Louisiana State University, Baton Rouge, 1982, XV119 p.
7
Ces deux ouvrages sont parus dans la série des « Contributions in Afro-American and African Studies » de
Greenwood Press : Alain Locke and Philosophy : A Quest for Cultural Pluralism, Number 94, Wesport
(Connecticut), Greenwood Press, 1986, XXXII-246 p., et A Journey into the Philosophy of Alain Locke, Number
166, Wesport (Connecticut), Greenwood Press, 1994, VI-220 p.
33
34
Ross Posnock tentaient, dans leurs études sur la Renaissance de Harlem, de réévaluer le rôle,
les motivations et les positions intellectuelles ou idéologiques de Locke.1
Ayant pris acte de cet enthousiasme renouvelé, quoiqu’encore timide, pour l’éditeur du
New Negro dans le champ académique nord-américain2, il s’agit à présent pour nous d’en
prendre également la mesure exacte, et d’en identifier clairement les enjeux.
Tout d’abord, il n’est pas anodin de constater, une fois encore, que cette redécouverte
de Locke intervient principalement dans le cadre d’une incontestable légitimation, sinon
d’une légitimité incontestée des Black Studies dans le domaine des Cultural Studies3.
Pour aussi louable que soit la volonté de faire redécouvrir aux Noir(e)s Américain(e)s
la richesse de leur héritage intellectuel, tout en initiant les autres étudiant(e)s aux
contributions majeures des Africain(e)s Américain(e)s à la culture américaine, force nous est
de constater un possible biais dans cette démarche. Des intellectuels noirs comme Alain
Locke ou W.E.B. Du Bois sont ainsi fréquemment convoqués pour servir tantôt de caution
tantôt de repoussoir à des positions intellectuelles contemporaines.4
L’appréciation qui est faite de leurs œuvres et de leur pensée encourt alors le risque
d’être une distorsion, motivée parfois par un tempérament critique plus idéologique
qu’honnête et scrupuleux. A cet égard, la technique la plus fréquente consiste à isoler un de
1
George Hutchinson : The Harlem Renaissance in Black and White, Cambridge (Massachusetts), Harvard
University Press, 1995, XII-541 p. ; Mark Helbling : The Harlem Renaissance, The One and the Many, Westport
(Connecticut), Greenwood Press, 1999, 211 p. ; Ross Posnock : Color and Culture, Black Writers and the
Making of the Modern Intellectual, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998, 353 p.
2
A cet égard, on peut noter la création d’une « Alain LeRoy Locke Society », dont Leonard Harris est l’un des
membres fondateurs.
3
Pour cela, nous invitons le lecteur à se reporter à l’avant-propos (foreword, pp.XI-XIII, op.cit.) du premier
ouvrage de J. Washington, Alain Locke and Philosophy. Signé par le philosophe kenyan Henry Odera Oruka, on
y découvre une intéressante réappropriation, sur le motif d’un rejet du racisme, de la pensée de Locke dans le
giron de la « philosophie noire » (black philosophy), et plus largement de la philosophie Africana, terme proposé
par Lucius Outlaw, professeur à Haverford College, pour désigner la collusion entre la « philosophie noireaméricaine » et la « philosophie africaine ». Or dans la conception d’Outlaw, la parenté entre les deux formes de
pratiques de la philosophie réside, certes, dans la similitude d’une expérience historique, mais participe
également d’une même origine raciologique (cf. son article : « African, African American, Africana
Philosophy », repris dans Emmanuel Chukwudi Eze (ed) : African Philosophy, an Anthology, Malden (Mass.),
Blackwell Publishers, 1998, XIII-494 p.; pp.23-42). Oruka l’irénique se fait même prophète : « Washington’s
Alain Locke and Philosophy will mark the birth of professional Africana Philosophy, just as The New Negro
signaled the beginning of the Negro Renaissance » (op.cit., p.XIII)
4
Du Bois sert ainsi de caution à Cornel West pour s’intégrer personnellement, par filiation spirituelle directe,
dans la généalogie du pragmatisme tandis que Locke, dans ses conceptions esthétiques, lui sert de repoussoir
(voir ses ouvrages : The American Evasion of Philosophy, A Genealogy of Pragmatism, Madison, University of
Wisconsin Press, 1989, 279 p.; Prophetic Thought in Postmodern times, Monroe, Common Courage Press, 1993,
X-205 p. ; The Cornel West Reader, New York, Basic Books, 1999, XX-602p.). Par contre, Du Bois sert de
repoussoir à Anthony Appiah pour caractériser son anti-essentialisme : Appiah consacre un chapitre entier de son
ouvrage, In my Father’s House (New York, Oxford University Press, 1992, XI-225 p.), à déconstruire le
racialisme de Du Bois à partir de son essai The Conservation of Races, pour mieux défendre ensuite son
cosmopolitisme. Johnny Washington utilise Locke, en 1986, pour cautionner sa conception des Black Studies et
de la Black Philosophy, puis en 1994, pour justifier la création d’un nouveau champ d’études, intitulé Destiny
Studies.
34
35
leurs propos, ou un moment particulier du développement de leur pensée, de le juger à l’aune
de la situation ou de la terminologie épistémologique contemporaines, et de s’adonner alors à
une rhétorique démonstrative ou judiciaire en instruisant un réquisitoire, pour ou contre1. Si le
critique peut en apparence sortir grandi de ce duel livresque, dont il choisit seul les modalités
et les armes, le lecteur, lui, n’en devient probablement pas plus savant. Les nécessités
académiques de production et de publication favorisent de surcroît les raccourcis conceptuels
et les grimages intellectuels.
Par ailleurs, la réévaluation des textes, propos et réflexions, lorsqu’elle est plus
rigoureusement contextualisée, se fait essentiellement dans un cadre socio-historique
restreint : qu’il s’agisse de « l’expérience noire » ou de la question du « nationalisme
culturel », du succès ou de l’échec de la Renaissance de Harlem, des implications
philosophiques ou politiques de la pensée de Locke, la portée des interrogations soulevées est
généralement limitée au seul champ américain. Or, lorsque Locke problématise par exemple,
sur un plan épistémologique, la question du relativisme, sur un plan esthétique, celle du
réalisme ou celle du nationalisme culturel, sur un plan philosophique ou politique, la question
du pluralisme, ses interrogations, pour enracinées qu’elles sont dans un contexte historique,
social et culturel singulier (notamment celui des Etats-Unis de l’entre-deux-guerres),
débordent largement leur strict contexte spatio-temporel. L’expérience et par conséquent la
notion que Locke avait du cosmopolitisme va bien au delà de l’ « American way of life »,
selon ses propres termes.
Tout en mettant bien en évidence la modernité et l’actualité, la pertinence non
démentie de certaines de ses analyses, notre tâche sera donc précisément d’éviter autant les
atavismes que les anachronismes. Ne pas lire la situation contemporaine avec des lentilles
uniquement polies par Locke, et à cet effet, examiner très rigoureusement les implications de
la terminologie qu’il utilise ; mais par ailleurs, ne pas projeter rétrospectivement sur sa pensée
des conceptions qui lui sont étrangères. Ce n’est pas forcément parce que Locke s’est battu sa
vie durant pour le développement des African Studies qu’il incarnerait l’avant-garde de ce
qu’on entend aujourd’hui par Black Studies ; ce n’est pas parce qu’il s’est fait, à son époque,
1
C’est ainsi qu’Arnold Rampersad, dans sa préface à l’anthologie du New Negro (op.cit.), réduit Locke à la
figure d’un esthète élitiste, eurocentrique et assimilationniste, se faisant largement le relais des critiques de
David Levering Lewis (When Harlem was in vogue, op.cit.).De son côté, Henri Louis Gates Jr, tout en ayant
encouragé Jeffrey Stewart à entreprendre la publication des critiques d’art de Locke, voit uniquement en ce
dernier un adepte de l’afro-kitsch (cf. son article Europe, African Art and the Uncanny, en introduction au livre
d’art africain de Tom Phillips : Africa, The Art of A Continent, Prestel, Munich / New York, 1996, 620 p.; p.30).
Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ces critiques, partielles et partiales.
35
36
« l’apôtre d’un racialisme culturel »1 qu’il serait le parrain de l’afrocentrisme contemporain,
ou de toute autre forme d’essentialisme identitaire2 ; ce n’est pas parce qu’il ancre son
relativisme dans une réflexion phénoménologique qu’il est nécessairement un précurseur de
Derrida et de la déconstruction3 ; ce n’est pas parce qu’il théorise le pluralisme qu’il serait
obligatoirement le chantre précoce du multiculturalisme et du communautarisme actuels4 ; ce
n’est pas parce qu’il souligne l’interpénétration des cultures qu’il est assimilationniste. Il
s’agit donc, pour nous, de nous garder des idées reçues sur Locke comme d’une certaine
réception de ses idées, pour rendre à cette figure intellectuelle toute sa complexité.
Quelle démarche nous proposons-nous donc de suivre ? Tout simplement de partir de
Locke lui-même, de son histoire, de la constitution de son projet existentiel ; nous voulons
retracer son cheminement intellectuel pour y découvrir à la fois les moments de cristallisation
et le processus de maturation, dire un parcours pour en souligner toute la dimension
dialectique. Par « dialectique », nous entendons plusieurs choses complémentaires : cela
caractérise pour nous le processus d’intégration, dans une même personnalité, de postulations
qui semblent contradictoires parce qu’il s’agit de constamment (re)négocier un parcours entre
des loyautés divergentes ; mais par « dialectique » nous entendons désigner également cette
interaction continue et réciproque avec notre entour qui, selon Sartre, participe de deux
mouvements contraires mais complémentaires : l’intériorisation d’une extériorité et
l’extériorisation d’une intériorité. Nous voulons mettre en évidence comment Alain Locke est
à la fois la totalité de son époque et l’amorce d’une nouvelle totalisation encore en cours
aujourd’hui, comment il incarne, de façon presque paradigmatique, et dans toute sa
modernité, ce paradoxisme que constitue l’intellectuel noir, pourvu d’une double conscience
permanente. Et nous ne saurions en trouver pour l’heure de meilleur témoignage que ces mots
du philosophe lui-même, par lesquels il se définissait, en 1935, dans sa cinquantième année.
« J’aimerais revendiquer, comme devise de vie, ce bon principe grec — « Rien de trop », mais j’ai
probablement porté un autre insigne de circonstance, « Toute chose, ou toutes les choses mais avec
modération ». Philadelphie a institué la clé du paradoxe, avec son provincialisme teinté d’urbanité, et sa psychè
petite bourgeoise sous sa mentalité conservatrice ; les circonstances ont aggravé cette situation en me déclarant
seulement à moitié Américain, du fait que j’étais un Nègre, et puritain en partie seulement, du fait de l’héritage
racial du paganisme. En vérité le paradoxe m’a suivi ma vie durant : à Harvard, j’adhérais à l’élégante tradition
1
«Cultural cosmopolitan, but perforce an apostle of cultural racialism as a defensive counter-move for the
American Negro » (in « Alain Locke », introduction à « Values and Imperatives », op.cit.).
2
Voir à cet égard la réfutation que propose Leonard Harris de cet abus d’interprétation dans « Identity : Alain
Locke’s atavism », in Transactions of the Charles S. Peirce Society, Winter 1988, Vol.XXIV, N°1.
3
Cf. Ernest D. Mason, « Deconstruction in The Philosophy of Alain Locke », in Transactions of the Charles S.
Peirce Society, Winter 1988, Vol.XXIV, N°1, pp. 85-105.; Everett H. Akam : « Community and Cultural Crisis :
the « Transfiguring Imagination » of Alain Locke », in American Literary History, 3.2 (Summer 1991), pp.255276.
4
Cf. Everett Helmut Akam : Pluralism and the Search for Community : the Social Thought of American Cultural
Pluralists, PhD Dissertation, University of Rochester, Rochester, New York, 1989, 261 p. (Thèse non publiée).
36
37
de Palmer, Royce et Munsterberg, mais je n’en étais pas moins attiré par la désillusion de Santayana et la
protestation radicale de W. James ; et de nouveau en 1916, puisque je revins pour travailler avec Royce mais que
le destin me força à soutenir mon doctorat sur la théorie des valeurs sous la direction de Perry. A Oxford, je fus
intrigué par le crépuscule de l’esthétisme dans le même temps que je prenais vaguement conscience de la
nouvelle philosophie autrichienne de la valeur ; socialement anglophile, mais par loyauté de couleur, antiimpérialiste ; universaliste d’un point de vue religieux, pacifiste dans ma vision du monde, mais contraint par un
sentiment de justice à approuver les contre-nationalismes militants du Sionisme, de mouvements comme les
Jeunes Turcs, les Jeunes Egyptiens ou les Jeunes Indiens, le Garveyisme et à présent « l’Asie aux Nippons ».
Enfin, cosmopolite sur le plan culturel, mais par la force des choses, apôtre du racialisme culturel comme contremouvement défensif du Nègre Américain, et par conséquent, une sage-femme philosophique pour une nouvelle
génération de jeunes poètes, écrivains et artistes Nègres, plutôt qu’un philosophe professionnel. Ce n’est donc
guère étonnant, avec un tel psychographe, que je projette et rationalise mon histoire personnelle à travers le
pluralisme culturel et le relativisme des valeurs, avec une critique fort peu orthodoxe du mode de vie
américain »1.
1
« I would like to claim as life-motto the good greek principle — « nothing in excess », but I have probably worn
instead, as the badge of circumstance, « Everything / All things with a reservation ». Philadelphia set the key of
paradox by its provincialism with a flavor of urbanity and its petty bourgeois psyche with the Tory slant ;
circumstance compounded it in decreeing me only half an American by virtue of being a Negro and only part
Puritan by reason of the racial inheritance of paganism. Verily paradox has followed me all the days of my life :
— at Harvard, clinging to the genteel tradition of Palmer, Royce, and Munsterberg, yet attracted to the
disillusion of Santayana and the radical protest of James ; again in 1916 returning to work under Royce but
destined to take my doctorate in value theory under Perry. At Oxford, intrigued by the twilight of aestheticism
but dimly aware of the new Austrian philosophy of value ; socially Anglophile but because of color loyalty, antiimperialist ; universalist in religion, pacifist in world outlook but forced by a sense of justice to approve of the
militant counter-nationalisms of Zionism, Young Turkey; Young Egypt, Young India, Garveyism and now,
« Nippon over Asia ». Finally, — cultural cosmopolitan, but perforce an apostle of cultural racialism as a
defensive counter-move for the American Negro and accordingly more of a philosophical midwife to a
generation of younger Negro poets, writers, artists than a professional philosopher. Small wonder, then, with this
psycho-graph, that I project my personal history into its inevitable rationalization as cultural pluralism and value
relativism, with a not too orthodox criticism of the American way of life» ( in « Alain Locke », introduction à
« Values and Imperatives », op.cit. Voir annexes).
37
38
PREMIÈRE PARTIE
DISCIPLINES ET MÉDIATIONS :
UN NOUVEL ORDRE DU SAVOIR
38
39
CHAPITRE I
GENÈSE D’UN NOUVEAU TYPE
COSMOPOLITE
(La formation d’un intellectuel noir
au tournant du XXe siècle)
SECTION I
LES ANNÉES D’ENFANCE ET DE JEUNESSE
Le 13 septembre 1885, à Philadelphie, une jeune institutrice noire américaine, Mary
Hawkins, donne un fils à Pliny Ishmael Locke, principal d’une école noire, à qui elle est
mariée depuis deux ans. Les deux parents décident de baptiser l’enfant Arthur Locke.
Le 11 juin 1954, on célèbre à New York le service funéraire d’Alain LeRoy Locke,
décédé deux jours auparavant à Washington D.C. De nombreuses personnalités intellectuelles
sont venus lui rendre un dernier hommage, parmi lesquelles Ralph Bunche, son collègue à
Howard University, l’écrivain et critique littéraire William Stanley Braithwaite, et W.E.B. Du
Bois. Les faire-part portent les dates du 13 septembre 1886 et du 9 juin 1954, séparées d’un
tiret : toute la vie d’un être, condensée dans un signe typographique. Et s’il s’agit
effectivement du même homme, sa vie débordera désormais sa mort, — un peu comme sa
naissance, à la date volontairement erronée.
Pourquoi Locke a-t-il choisi de falsifier sa date de naissance ? Nécessité
professionnelle de se rajeunir ? Mais pourquoi d’un an seulement ? Pourquoi mettre un tel
« blanc » à l’orée de sa vie ? On pourrait y voir un caprice d’écrivain, à l’instar de
Montherlant qui avait agi de même. Mais par ailleurs, pourquoi Arthur a-t-il aussi voulu
changer d’identité, francisant son nom et s’autoproclamant Alain LeRoy ? Goût littéraire pour
le pseudonyme ? Mythe personnel d’un intellectuel francophile, qui ne pouvait souffrir de
porter le même prénom que Gobineau, et voulait donner à son nom une couleur française (à
l’instar de Du Bois) avec à la clé un jeu de mots interculturel, et une préséance du roi sur le
39
40
comte (Arthur) ? A ces questions nous ne pouvons répondre que par des hypothèses de peu de
valeur euristique ; nous ignorons jusqu’à la date où Locke transforma ainsi son identité civile.
Du geste baptismal, nous ne retiendrons que la portée symbolique : face aux facticités qui
s’imposaient à lui comme des données brutes, déterminées, Locke a choisi de s’inventer luimême, et plus que de se travestir, de se transformer. C’est l’histoire de cette transcendance
sans cesse projetée que nous voulons conter.
§1. Une famille noire à Philadelphie
Si l’on se souvient de l’autoportrait cité plus haut, on voit que Locke accorde une
grande importance à son milieu d’origine dans la constitution de sa personnalité.
« Philadelphie », écrit-il, « a institué la clé du paradoxe, avec son provincialisme teinté
d’urbanité, et sa psychè petite bourgeoise sous sa mentalité conservatrice ; les circonstances
ont aggravé cette situation en me déclarant seulement à moitié Américain, du fait que j’étais
un Nègre ».
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la ville de Philadelphie, comme les autres centres
urbains du Nord des Etats-Unis, est en effet dominée politiquement et économiquement par
une haute bourgeoisie et une aristocratie d’affaires, qui trouve la validation symbolique de sa
position dans le modèle victorien de la Grande-Bretagne. La richesse matérielle,
préoccupation essentielle des classes supérieures, va de pair avec une image publique
distinguée et policée ; les valeurs dominantes sont le puritanisme et le conservatisme politique
; s’élever dans l’échelle sociale implique nécessairement l’adhésion à ces valeurs. C’est ce
conformisme qu’il faut probablement entendre par ce que Locke nomme le « provincialisme »
et « l’instinct Tory ».
Philadelphia présente néanmoins cette particularité d’avoir une population noire très
importante ; après sa thèse d’histoire, qui portait sur la suppression de la traite des Noirs aux
Etats-Unis, W.E.B. Du Bois lui consacrera notamment sa première étude en sociologie
urbaine, afin de mettre au jour les perspectives sociales et professionnelles qui s’offrent
réellement aux Noirs Américains, passée la Reconstruction, et esquisser les comportements
qui en découlent1. Et de fait, un constat s’impose : l’élévation sociale, chez les Noirs
1
The Philadelphia Negro, A Social Study, 1899 ; Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1996, XXXVI520 p.
40
41
Américains comme ailleurs, implique l’intégration des valeurs puritaines : discipline, labeur et
respectabilité1.
Une différence notable les distingue néanmoins des classes moyennes blanches : du
fait de la ségrégation, et de la nécessité constante de prouver aux Blancs leur aptitude à
accéder à des postes de responsabilité ou de prestige (enseignants, médecins, avocats...), un
effort tout particulier est fait dans l’éducation, qui constitue elle-même le principal débouché
pour les noirs instruits, leur assurant un environnement où l’humiliation liée au racisme
ambiant et aux stéréotypes était minimisée, à défaut d’être abolie.
Par contraste avec le Sud, les Noirs Américains du Nord, lorsqu’ils sont éduqués,
sinon eux-mêmes éducateurs, ont donc le sentiment de constituer l’avant-garde et l’élite de
leur race, et cherchent notamment à manifester ce statut supérieur par une élégance et un goût
ostentatoire pour les arts, la littérature et la musique2. C’est par exemple le cas, à Philadelphie,
des familles noires qui constituent le cercle des « Brahmins », descendants d’affranchis et
d’abolitionnistes qui sont tout particulièrement fiers de leur raffinement et de leur culture.
Comme chez les créoles d’Haïti, on tire également une certaine fierté de son lignage blanc, et
l’on cherche à échapper aux déterminations socio-historiques en intégrant le mieux possible la
culture européenne.
Sans strictement appartenir à ce cercle des Brahmins, les parents de Locke en sont
proches. Sa mère, Mary Hawkins, est née dans une famille d’affranchis qui ont combattu
contre le Sud durant la Guerre Civile ; la grand-mère maternelle de Locke a par ailleurs été
missionnaire en Afrique, et a participé à la création de plusieurs écoles au Liberia, avant de
revenir vivre aux Etats-Unis aux côtés de sa fille3. Son père, Pliny Ishmael Locke, est le fils
d’un des premiers instituteurs noirs de l’Institute for Colored Youth, à Philadelphie. Euxmêmes élèves de cet institut de formation, Pliny Locke et Mary Hawkins ont embrassé à leur
tour une carrière pédagogique : si la mère de Locke y trouve son contentement, étant
institutrice à Camden, son père semble davantage frustré par le peu d’alternatives qui s’offrent
à lui. C’est ainsi qu’on le voit alterner les emplois d’enseignant (à l’Institute for Colored
Youth) ou de Principal d’école (à Chester) avec divers postes administratifs dans les services
1
En vérité, ainsi que le montrera plus un autre sociologue noir américain, E. Franklin Frazier, collègue de Locke
à Howard University, les Afro-américains qui constituaient la classe moyenne noire en gésine n’avaient guère le
choix, sur le plan culturel, qu’entre deux alternatives : ou bien se réclamer de la tradition populaire des masses,
qui avait donné naissance aux Negro Spirituals, ou bien intégrer les modèles dominants de distinction et de
noblesse qui prévalaient alors (cf. son ouvrage : Black Bourgeoisie : The rise of a New Middle Class in the
United States, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1957).
2
Voir The Philadelphia Negro, op.cit., pp.309-367, en particulier pp. 316-319 .
3
Cf. Leonard Harris : The Philosophy of Alain Locke, p.293.
41
42
publics : au Freedmen’s Bureau, de 1871 à 1879, puis officier à la poste, de 1883 à 1886,
enfin, clerc pour le département des Travaux Publics, de 1890 à sa mort, en 1892.
La vie des Locke a le style de la classe moyenne noire ; toutefois, la mort du père, qui
intervient prématurément (Alain, fils unique, n’a pas encore sept ans), a pour effet de rendre
le monde de l’enfance plus insulaire encore. Elevé par sa mère et sa grand-mère maternelle,
en l’absence d’un père dont les ambitions contrariées auraient pu troubler la « vocation » de
l’enfant, en lui rappelant par l’exemple que le mérite intellectuel n’est pas forcément payé de
reconnaissance sociale, Locke intègre très tôt comme son projet personnel la mission
d’ascension culturelle que lui prescrit son milieu social et familial, et tout particulièrement sa
mère. C’est elle qui lui inculque les manières raffinées d’un gentleman, et les valeurs de
labeur, de piété et de respectabilité ; disciple de Félix Adler, c’est elle qui préside à son
éducation primaire, à Camden1 ; c’est elle, toujours, qui alimente son goût passionné pour la
lecture2. La réussite scolaire d’Alain Locke sera le gage que les différences entre les races, qui
structurent la société américaine, ne sont que des différences d’éducation et de culture ; et
1
On sait aujourd’hui peu de choses sur Félix Adler, éducateur et philosophe, professeur à Columbia University
(où il fut notamment un collègue apprécié par John Dewey et Franz Boas), mais voici ce qu’en écrit George
Hutchinson : « Adler, believing that all religions had a common ethical basis, advocated a “social religion” that
placed an heavy emphasis upon ethics, which indeed, dominated the curriculum of the Ethical Culture Schools
[...]. In particular, Adler sought to awaken in children a sense of “humanity” and sympathy, stressing both the
unity and variety of human beings. Points of likeness, Adler emphasized, help create sympathy between people,
while points of difference help them overcome provincialism and widen their horizons ; all types make their
contributions. He proposed, in other words, an intercultural ethic that, while broadly assimilationist, [...] looked
gingerly down to something like Horace Kallen’s “cultural pluralism”. [...] Adler’s general orientation was
moralistic and paternalistic, though it was, for the time, notably liberal on racial matters. He invited Booker T.
Washington and W.E.B. Du Bois to lecture at the Ethical Culture Society, and specifically wanted black students
in his own school. [...] In 1911, he and Du Bois were elected co-secretaries of the American section of the First
Universal Races Congress, which was first proposed by Adler and organized by the International Ethical Union,
bringing together over fifty “races”. At the opening session, Adler addressed the congress with a speech entitled
“The Modern Conscience in Relation to Racial Questions”. Du Bois later wrote that the meeting “would have
marked an epoch in the racial history of the world if it had not been for the World War”. [...] Ethical Culture
helped form at an early age Locke’s approach to ethics, esthetics, “race adjustment” and pedagogy — interests
that would remain intertwined as the central concerns of his career » (The Harlem Renaissance in Black and
White, op.cit., pp.39-40). Nous reviendrons plus en détail, dans notre prochaine section, sur ce First Universal
Races Congress, qui se tint à Londres en 1911, et auquel Locke lui-même assista.
2
On peut ainsi relever quelques points communs entre l’enfance de Locke et celle de Sartre : tous deux fils
unique, et centre de toute l’attention en l’absence du père, ils se délectent à la lecture de romans qui leur
permettent d’échapper à leur environnement étroit en s’ouvrant à des horizons inconnus. Cette propension à lire
expliquerait, selon Stewart (1979 : 24) l’idéalisme de Locke ; à ce sujet, il cite ce passage autobiographique de
Sartre, dans Les Mots : « C’est dans les livres que j’ai rencontré l’univers : assimilé, classé, étiqueté, pensé,
redoutable encore ; et j’ai confondu le désordre de mes expériences livresques avec le cours hasardeux des
événements réels. De là vint cet idéalisme dont j’ai mis trente ans à me défaire » (Paris, Gallimard, Folio, p. 44).
On pourrait de façon similaire expliquer le choix d’une carrière académique chez Locke par l’intériorisation
d’une ambition familiale, à l’instar de Sartre : « Je serai leur vengeur, je vengerai mon grand-père : petit-fils
d’Alsacien, j’étais en même temps Français de France ; Karl me ferait acquérir un savoir universel, je prendrais
la voie royale : en ma personne l’Alsace martyre entrerait à l’Ecole Normale Supérieure, passerait brillamment le
concours d’agrégation, deviendrait ce prince : un professeur de lettres » (Les Mots, p.128).
42
43
puisque la couleur noire est une limitation, il s’agit de la faire oublier par l’excellence
académique1.
§ 2. Un élève exemplaire (1898-1904)
Après six années d’études primaires, sous la férule de sa mère, Locke entre en 1898 au
lycée Central High School de Philadelphie, une institution secondaire parmi les plus
anciennes et les plus respectées des Etats-Unis2. Central High School est également à
l’époque une des écoles pionnières en matière de « culture éthique » (Ethical Culture)3.
Locke y est alors le seul élève de couleur ; résidant à Camden, il lui faut prendre le
ferry chaque matin, puis marcher plusieurs kilomètres pour rejoindre son établissement.
Souffrant de faiblesses cardiaques suite à un rhumatisme articulaire aigu, le jeune adolescent
manifeste néanmoins un zèle intellectuel exceptionnel. En sus de nombreux cours en sciences
(anatomie, physiologie, astronomie, mathématiques chimie et physique), Locke s’intéresse
vivement aux humanités classiques. Il suit des cours de grec et de latin et il y excelle, autant
qu’en philologie anglaise ou qu’en Français. Enfin, il manifeste d’ores et déjà un goût
prononcé pour les cours d’éthique, qui constituent une sorte d’introduction à la philosophie et
à son histoire. En 1902, il achève brillamment son parcours secondaire, et est alors reçu à la
Philadelphia School of Pedagogy, une filière supérieure de la Philadelphia Central High
School.
Se destinant à devenir enseignant, Locke y suit durant deux ans des cours de
pédagogie générale, de composition anglaise, de psychologie, de philosophie et de logique,
d’éthique sociale et de sciences naturelles. Il n’en continue pas moins à s’intéresser à la
littérature, suivant des cours supplémentaires et facultatifs sur l’histoire littéraire anglaise et
1
Ainsi sa grand-mère, qui allait jusqu’à porter un chapeau et des gants lorsqu’elle étendait du linge, interdisaitelle à Locke également de s’exposer au soleil, sur le motif : « You’re Black enough already » (Lettre de Locke à
Mrs. R. Osgood Mason, en date du 8 septembre 1931, Alain Locke Papers, Box 164-68, Manuscript Division,
Moorland-Spingarn Research Center, Howard University, Washington D.C.). [Désormais abrégé ainsi : ALP,
MSRC, HU]
2
En 1894, Central High School a reçu le droit d’attribuer un Bachelor of Arts à ses étudiants gradués ; les cours
sont en effet dispensés par des professeurs recrutés dans des collèges, et leur qualité est réputée pour être
exceptionnelle. En 1902, c’est le président américain lui-même, Théodore Roosevelt, qui vient inaugurer ses
nouveaux bâtiments (cf. Stewart, 1979 : 25).
3
Cf. Eugene C. Holmes : « Alain Locke and the Adult Education Movement », Journal of Negro Education 34
(winter 1965), pp.5-10. Comme le fait remarquer George Hutchinson, le philosophe pragmatiste John Dewey
envoya lui aussi ses enfants dans une de ces Ethical Culture Schools à New York, et fut à partir de 1902 le
collègue de Félix Adler dans le département de philosophie, à Columbia University (op.cit., p.456).
43
44
ses grands auteurs, parmi lesquels Carlyle, Thackeray, Ruskin, Tennyson, Dickens et
Swinburne1.
Outre sa mère, l’une des figures professorales qui semble avoir marqué profondément
Locke durant sa scolarité secondaire est le Dr Robert Ellis Thompson. Ayant quitté sa chaire à
University of Pennsylvania pour devenir principal de Central High School et président de la
School of Pedagogy, Thompson est lui aussi un disciple de Félix Adler, qui a mis tout
particulièrement l’accent sur les études littéraires dans les deux écoles, afin de développer la
sensibilité esthétique et l’ouverture au monde de ses élèves. Thompson est par ailleurs le
professeur d’Ethique qui initie Locke à la philosophie.
Lorsqu’il quitte l’Ecole de Pédagogie, en 1904, Locke est considéré par Thompson
comme étant « de loin le meilleur étudiant dans la promotion de cette année ». En dépit de ses
performances exceptionnelles, peu d’opportunités professionnelles s’offrent cependant à
Philadelphie pour Locke : son désir d’enseigner à son tour à Central High School ne saurait
être satisfait, le système scolaire restant totalement, en dépit de ses innovations, sous le joug
de la ségrégation raciale. Thompson écrit alors une lettre de recommandation pour Locke pour
lui permettre d’entrer à Harvard. Ce document constitue un bilan particulièrement flatteur de
ces années d’études secondaires, tout en étant extrêmement révélateur sur la personnalité de
Locke2.
Son séjour à la School of Pedagogy a renforcé, selon Stewart, son dandysme, et pour
citer ce dernier, Locke « a prospéré dans une atmosphère qui répondait à ses sensibilités
esthétiques et encourageait l’étude indépendante de la culture »3.
Mais par-delà un certain maniérisme, sans doute, et par-delà la réussite scolaire, ce
qu’il importe de retenir, selon nous, c’est d’ores et déjà une double collusion, chez Locke,
entre esthétique et éthique, littérature et philosophie : l’un des termes ne saurait aller sans
l’autre, et ce qui prime, c’est la relation qu’il cherche à établir entre eux. La grande sensibilité
1
Stewart, 1979 : p. 26.
« This is his sixth year under our care », écrit Thompson à propos de Locke. « With every year he has risen
higher in the esteem and confidence of those who have been teaching him. I presume you know that he is a
colored youth and also that the nearer one is to the South, the sharper the race prejudices which divide his people
from the whites. I have known but few boys who have not even needed to overcome this unhappy prejudice, and
to attain complete popularity with their classmates. Of these Mr. Locke is a notable instance. His white
classmates accepted him on perfectly equal terms, deferred to his opinion as much as to that of any of their
number, and the only thing they found peculiar in him was his excessive attention to his personal cleanliness.
They used to say that if Mr. Locke had to defile his hands with chalk at the blackboard, he had no peace until he
got them washed. I have had the opportunity of meeting him twice a week in that class, and I have been
impressed with his fineness of discrimination, his evidence of fresh thought, his admirable personal bearing, and
indeed almost everything that goes to make a good teacher. He is by much the ablest student in the graduating
class of the School of Pedagogy of this year » (Stewart, 1979 : p. 28).
3
Ibidem, p.27.
2
44
45
esthétique de Locke le conduit certes, à adopter, extérieurement, l’allure d’un dandy, et son
tempérament moral les manières d’un gentleman. Mais surtout, le lien entre esthétique et
éthique se manifeste dans la prise de conscience précoce, chez Locke, que c’est en
développant nos modes d’appréciation culturelle que nous améliorons nos modes
d’interaction sociale. La culture ne saurait avoir de couleur, et c’est elle qui permet de
dépasser les clivages et les frontières institués entre les groupes humains par les relations
socio-historiques et économiques. C’est là l’origine du lien étroit que Locke, dans la suite de
ses études comme dans sa carrière académique, cherchera constamment à rétablir entre
littérature et philosophie, ainsi que nous le verrons plus loin : la philosophie lui permettant
d’élaborer une critique avisée de la littérature, et la littérature ayant selon lui pour visée de
transformer notre vision du monde de façon philosophique.
Si, par ailleurs, c’est sa sensibilité qui permet à Locke d’effectuer la liaison entre
esthétique et éthique, cette disposition est également alimentée par une très grande religiosité.
Là encore, le rôle de sa mère, Mary Hawkins, est fondamental : élevé dans la tradition de
l’Eglise épiscopale, qui regroupait à Philadelphie « les membres les mieux éduqués et les plus
cultivés de la communauté noire »1, Locke est néanmoins peu enclin à partager le puritanisme
qui y règne. Pour lui, comme pour sa mère, l’expérience religieuse est l’affaire du moi intime,
profond, et ne saurait se restreindre à l’association à une église quelconque, au consentement
fidèle à des dogmes favorisant l’inhibition et une conscience coupable, ou à des signes
extérieurs de piété qui confinent au pharisaïsme2. Nous verrons plus loin comment cette
disposition à une expérience mystique de la religion permettra à la poésie de Walt Whitman,
ainsi qu’aux philosophies de William James ou d’Henri Bergson de trouver chez Locke un
écho profond. Mais pour l’heure, ces jalons étant posés, poursuivons plus avant l’examen de
sa formation intellectuelle.
§ 3. Un étudiant noir à Harvard (1904-1907)
En 1904, Alain Locke entre donc à Harvard : son objectif est d’y obtenir un Bachelor
of Arts en trois ans, en intégrant directement la classe de sophomore. Mais la prestigieuse
1
Ibidem, p.21.
Stewart écrit à ce sujet « Mother and son expressed their feelings privately in a transcendental mysticism that
stressed inner peace and « spiritual maturity ». [...] Religious experiences [...] were the inward communion of the
self with itself in search of spiritual fulfillment. In the 1920s, Locke joined the Baha’i movement and formalized
his separation from orthodox Christianity » (op.cit., p.22). Pour Hutchinson, c’est son intense religiosité qui
incline Locke à « poursuivre la « solidarité humaine » non à travers une identification abstraite à l’humanité en
tant que telle, comme quelque chose préexistant à nos actes de cognition, mais plutôt à des travers des actes
spécifiques de reconnaissance et d’identification avec des domaines particuliers d’altérité » (op.cit., p.42).
2
45
46
institution scolaire refuse de valider les deux années passées à la School of Pedagogy en
équivalence de l’année de freshman. Peu importe : fermement résolu, Locke accumulera le
nombre de cours nécessaires en trois ans pour obtenir brillamment son diplôme en 1907.
Sa détermination est probablement motivée par des raisons financières : les frais de
scolarité et de logement sont trop élevés pour que Locke puisse se reposer sur l’aide matériel
de sa mère, au modeste revenu. Locke financera donc ses trois ans de scolarité en obtenant
des prix académiques et des bourses, qui viennent récompenser ses exceptionnelles
performances : en 1904, il reçoit la bourse Price Greenleaf 1, en 1905 la bourse Rebecca A.
Perkins, en 1906 la bourse Bowditch, et en 1907, il clôt sa scolarité en remportant le
prestigieux prix Bowdoin pour le meilleur essai écrit en anglais par un étudiant
undergraduate.
Si son succès académique force le respect (Locke obtiendra finalement son Bachelor
of Arts en Philosophie avec la mention magna cum laude), ce qui étonne encore davantage,
c’est son énorme confiance en lui-même2, et sa fierté à exceller intellectuellement, Locke
rationalisant sa réussite en termes d’avancement collectif de sa « race »3.
Sur ce dernier point, Locke ne diffère guère des Afro-américains qui l’ont précédé à
Harvard, en particulier Du Bois. Le parallélisme avec ce dernier est d’ailleurs saisissant :
après avoir commencé ses études supérieures à Fisk University, Du Bois est entré à Harvard
en 1888 pour obtenir, lui aussi, un Bachelor of Arts en Philosophie (cum laude) en 1890,
avant d’entreprendre deux années doctorales supplémentaires, de 1890 à 1892.
Du Bois et Locke, à quelques années de distance, poursuivent ainsi leur
développement intellectuel dans un contexte privilégié : la ville de Boston est devenue, dans
le dernier tiers du XIXe siècle, la capitale américaine des lettres, la vie culturelle y est riche et
foisonnante, les bibliothèques exceptionnelles. L’université d’Harvard connaît elle-même ce
qu’on a nommé son « âge d’or », en particulier dans les Humanités : c’est dans son
1
Du Bois a lui aussi pu rentrer à Harvard grâce à cette bourse (cf. David Levering Lewis : W.E.B. Du Bois,
Biography of a Race, volume One, 1868-1919, New York, Henri Holt and Company, 1994, XIV-735 p. ; p.84.)
2
Arthur Huff Fauset, ami de Locke à Harvard et futur contributeur, dans l’anthologie du New Negro, d’un article
sur la littérature populaire noire américaine et de transcriptions de contes oraux noirs américains d’inspiration
africaine (The New Negro, pp.238-248) rapporte cette anecdote révélatrice, où Locke fit preuve d’une insolente
assurance face au doyen qui s’inquiétait de frais de réfectoire non réglés : « Do you know, the Dean said to him,
that your board bill is getting quite large ? We would like to know how you expect to pay this, and if you had not
better cut down on your expenses ? » Locke smiled and said : « If I eat properly my body keeps in good shape
and I can think clearly. Have no fear. I shall win enough prize money for excellence in my studies to pay those
bills » (For Freedom : A Biographical Study of the American Negro, Philadelphia, 1934, p.174 ; cité dans
Stewart, 1979 : p.38).
3
Dans sa notule autobiographique, publiée dans le dictionnaire d’auteurs édité par Stanley Kunitz et Howard
Haycroft, Locke affirme que son excellence scolaire « served as an internal instrument of group inspiration and
morale and as an external weapon of recognition and prestige » (« Alain Locke », in Twentieth Century Authors,
New York, 1942, p.837).
46
47
département de littérature que va se former une génération qui comptera parmi les écrivains et
poètes les plus novateurs (Robert Frost, mais aussi, Conrad Aiken, Van Wyck Brooks, E.E.
Cummings, John Dos Passos, T. S. Eliot...). Le département de philosophie, quant à lui,
compte, parmi ses rangs, certains des philosophes américains les plus éminents, comme
George Herbert Palmer, Josiah Royce ou William James.
Sous la direction du président Charles W. Eliot Norton, le curriculum des Humanités a
été réformé, qui ne consiste plus en cours obligatoires, mais en options. Par ailleurs, tout en
cherchant à exposer les étudiants aux nouvelles sciences (psychologie, anthropologie,
sociologie...), Eliot veut leur permettre de se spécialiser rapidement dans un champ particulier
du savoir. Enfin, il met l’accent sur le développement d’une intelligence à la fois critique et
pratique.1 Cette situation académique est évidemment particulièrement favorable à
l’indépendance d’esprit, aux exigences rigoureuses et aux préoccupations qui animent à la fois
Du Bois et Locke, et la réputation de certains professeurs n’étant plus à faire, il n’est donc pas
étonnant qu’ils aient suivi tous deux un parcours similaire, se concentrant en particulier sur la
littérature et la philosophie.
L’enseignement de la littérature à Harvard, aussi réputé qu’il soit, n’est pas dénué d’un
certain conservatisme, lié à la personnalité de Barrett Wendell (1855-1921). Romancier raté
mais universitaire accompli, ce professeur, formé puis recruté par Harvard en 1880, est un
snob excentrique et élitiste, aux allures d’hobereau anglais, qui n’en exerce pas moins une
grande fascination sur ses étudiants2. A l’instar de Du Bois, qui avait suivi, en 1890-1891, son
cours de composition et de littérature anglaise, Locke va, en 1905, considérablement
bénéficier de son enseignement, tant dans le développement de son style que dans
l’approfondissement de ses compétences en histoire et en critique littéraires. Auteur d’une
Histoire de la Littérature anglaise, puis d’une Histoire de la Littérature américaine, Barrett
Wendell explique les mouvements et les formes littéraires dans une perspective
évolutionniste, mettant l’accent sur l’interconnexion avec le milieu social et historique ; il
insiste également sur la nécessité pour les écrivains de puiser ou ressourcer leur inspiration
1
Lorsqu’il sera en position d’infléchir le curriculum d’Howard University, Locke se souviendra évidemment de
l’exemple d’Eliot, dont il avait lu l’ouvrage, Educational Reform (1898) durant ses études à la School of
Pedagogy, et qu’il cite souvent dans ses propres essais pédagogiques ou ses interventions publiques devant les
étudiants de Howard (cf. « The Ethics of Culture », in Harris (ed) : The Philosophy of Alain Locke, pp.178 et
184 ; cf. Stewart, 1979 : pp.43-48).
2
Cf. Lewis, op.cit., pp.85, 91, 96, 114-115 ; Stewart, 1979 : pp.57-65 ; Du Bois, Autobiography, pp.143-145.
Barrett Wendell sera notamment « le premier des conférenciers américains [...] venus occuper à la Sorbonne, la
chaire fondée par M. James Hazen Hyde », comme le signalait Bergson, dans sa recension du livre publié par
Wendell sur son expérience personnelle (Rapport sur La France d’aujourd’hui, de B. Wendell, in Mélanges,
Paris, PUF, 1972, pp.829-831).
47
48
dans leur héritage culturel. Enfin, il sert de mentor avisé aux ambitions littéraires de ses
élèves, les encourageant, par sa critique sympathique et honnête, à une rigoureuse maîtrise de
leur style. A tous ces égards, l’influence de Wendell sera, nous le verrons plus tard,
déterminante dans la conception que Locke se fera de son rôle de critique et de mentor pour
les écrivains et poètes de la Renaissance de Harlem.
D’autres cours de littérature, tels ceux de Irving Babitt ou de Charles Copeland,
centrés sur la littérature classique des Grecs et des Anglais, vont renforcer, chez Locke, l’idée
d’un besoin d’ancrage dans une tradition et celle d’une nécessaire imitation créative des
productions du passé : c’est probablement à la suite de leur influence que Locke sera conduit
à envisager l’art et la littérature orale en Afrique comme « l’âge classique » avec lequel les
écrivains et artistes noirs contemporains doivent renouer. Enfin, le cours de composition
théâtrale de George Baker, avec son insistance sur le réalisme dramatique et la recherche
d’une inspiration dans l’actualité historique, servira à Locke de réflecteur pour dynamiser la
production théâtrale noire américaine dans les années vingt, notamment en tant que conseiller
de la troupe d’Howard University, « The Howard Players ».
L’impact du département de philosophie ne sera pas moindre. Ainsi que l’écrit David
Levering Lewis, « pour les garçons d’Harvard attirés par les humanités, le département de
philosophie s’avérait habituellement irrésistible. (…) George Herbert Palmer et William
James [...] étaient bien engagés dans leurs légendaires carrières lorsque Du Bois arriva »1 ; et
lorsque Locke arriva à son tour, cette dynamique était donc à son zénith : « Bien qu’aucune
école philosophique ne dominait à Harvard », écrit Jeffrey Stewart,
« trois philosophies majeures étaient discutées dans cette enceinte : l’idéalisme de George Herbert
Palmer, de Josiah Royce et d’Hugo Münsterberg ; le pragmatisme de William James ; et le naturalisme de
George Santayana. Une critique ouverte était encouragée entre les membres du corps professoral qui avaient
développé leurs propres positions philosophiques. James et Royce enseignaient à des semestres différents dans
l’année et chacun présentait dans son cours une critique élaborée des vues de l’autre »2.
Cette atmosphère de débat ouvert était évidemment propice à développer le
tempérament critique des étudiants, et permit sans conteste à Locke d’articuler plus clairement
sa propre vision philosophique, ainsi qu’il le note lui-même : « Sous l’influence de Royce,
James, Palmer et Santayana, j’ai abandonné le provincialisme puritain pour l’esprit critique et
le cosmopolitisme »3.
1
Op.cit., p.86-87. Nous traduisons.
Stewart, 1979 : p.75. Nous traduisons.
3
« Under the spell of Royce, James, Palmer and Santayana, I gave up Puritan provincialism for criticalmindedness and cosmopolitanism » (In Twentieth Century Authors, op.cit., p.837).
2
48
49
En dépit de ces affirmations, Locke ne suivra pourtant aucun des cours de James
durant ses trois années d’études à Harvard, le champion du pragmatisme se trouvant alors en
semi retraite pour des raisons de santé.1
La tendance philosophique qui exerce alors le plus d’attrait sur le jeune étudiant noir
est l’idéalisme. Sur les cinq cours semestriels de philosophie auxquels il assistera, Locke
suivra en effet trois cours avec George Herbert Palmer sur la philosophie présocratique et la
philosophie kantienne, un cours avec Josiah Royce sur la métaphysique, et un cours avec
George Santayana sur Platon. Palmer et Royce séduisent tout particulièrement Locke par leur
insistance constante sur la dimension éthique de l’existence.
Fin lettré (il avait coutume de rassembler à son domicile ses étudiants le dimanche soir
pour y effectuer des lectures de poèmes), George Herbert Palmer (1842-1933) s’inspire
philosophiquement de Hegel pour souligner l’interconnexion entre les choses, et lui emprunte
sa conception du moi comme sujet-objet. Palmer distingue ainsi entre le moi profond et le moi
conjoint, en relation avec le tout social : c’est dans ce dernier que réside selon lui l’essence de
la moralité, qui consiste à agir avec la conscience d’une relation permanente et intrinsèque
avec autrui. Dans une perspective transcendantale visant à l’absolu, Palmer insiste donc sur la
recherche des moyens qui permettent d’« approcher l’idéal dans la conduite personnelle et
sociale »2. Locke est évidemment très sensible à cette tension entre l’individualité et la
collectivité, et sa conception de la culture en sera profondément imprégnée : l’autoréalisation
et le développement intellectuel constituent un impératif moral pour le moi profond, mais en
même temps l’intellectuel ne saurait se suffire à lui-même, et son rôle est avant tout de se
mettre au service de sa communauté3.
Josiah Royce (1855-1916) exercera également une influence déterminante sur Locke.
Ancien élève de l’Université de Californie, Royce a étudié en Allemagne avant d’obtenir son
PhD de philosophie à l’Université John Hopkins. C’est en 1885 que son ouvrage, The
Religious Aspect of Philosophy, établit son autorité philosophique. D’inspiration également
hégélienne, Royce, par sa croyance en l’existence d’un Absolu, insiste constamment sur la
différence entre apparence et réalité, et affirme que « toute la réalité est présente dans l’Unité
de la Pensée infinie »4 : le monde phénoménal, transitoire, changeant, et fini, n’est
qu’apparence, la réalité se découvrant dans l’éternité, la permanence et l’infinité d’un esprit
1
Stewart, 1979 : p.78. Comme nous le verrons plus loin, ce n’est qu’à Oxford que Locke découvrira
véritablement la pensée de W. James et y puisera une inspiration philosophique.
2
Lewis, op.cit., p.87.
3
Ces deux mouvements complémentaires, intérieur et extérieur, seront explicités plus tard par Locke dans ses
essais « The Ethics of culture » et « The Rôle of the talented Tenth ».
4
Lewis, op.cit., p.88.
49
50
qui pense le monde et le produit ainsi comme objet de sa pensée. Le propre de la philosophie
est dès lors, selon Royce, de dévoiler cette unité métaphysique1.
Ses origines californiennes l’inclinent par ailleurs à l’individualisme, sans pour autant
négliger la dimension sociale de l’existence. Sa réflexion philosophique va, de fait,
s’apparenter à une entreprise de justification et de définition de l’individualité dans les termes
d’un ordre spirituel dans lequel l’individu serait parfaitement inclus et intégré. Après avoir
identifié dans un premier temps l’Absolu avec Dieu et l’ordre spirituel avec la religion, Royce
déplaça ensuite ses préoccupations sur la question de la volonté : c’est ainsi que l’Absolu
devint l’incarnation de la Volonté infinie dans son ouvrage The World and the Individual
(1899). A l’époque où Locke suit les cours de Royce à Harvard, ce dernier se concentre très
précisément sur le problème moral, à savoi les moyens d’harmoniser les volitions humaines
en perpétuel conflit. Dans The Philosophy of Loyalty (1908), Royce, tout en reconnaissant
l’irréductibilité de l’individualité, soulignera également son incomplétude, et la nécessité pour
l’individu de dépasser son particularisme par l’adhérence à une cause ou une communauté.
C’est notamment dans cet ouvrage qu’il propose le principe de « loyalty to loyalty », c'est-àdire d’une fidélité au principe de loyauté qui permet de progresser vers l’union, et donc de
réaliser l’unité du genre humain2.
De fait, Royce influence profondément la perspective idéaliste de Locke. Le jeune
étudiant est très sensible, d’une part, à cette idée d’une humanité transcendant les facticités et
les différences, et sera profondément reconnaissant à Royce d’avoir été l’un des premiers
philosophes américains à poser le problème de la discrimination raciale et à l’articuler
philosophiquement dans Race Questions : Provincialisms, and Other American Problems3.
Dans la philosophie idéaliste de Royce, Locke voit d’abord un moyen de penser l’égalité des
races.
D’autre part, Locke partage avec Royce une profonde sensibilité religieuse, voire un
certain goût pour le mysticisme, ce qui n’empêche pas les deux hommes de se montrer très
1
Pour une critique de cette « vision philosophique », qui aura un profond impact sur Locke, voir William
James : A pluralistic Universe, notamment le deuxième chapitre : Monistic Idealism (1909 ; New York, Bison
Books, 1996, 405 p.)
2
Dans ses propres essais philosophiques (notamment Values and Imperatives, Pluralism and Intellectual
Democracy, Unity through Diversity), Locke se réclamera lui-même fréquemment de ce principe roycien (voir
pp.48-49, 56, 59-60, 136-37 in The Philosophy of Alain Locke). Nous reviendrons plus en détail sur cette
appropriation conceptuelle. David Levering Lewis souligne également l’influence de l’idéalisme roycien sur la
pensée de W.E.B. Du Bois (op.cit., p.88).
3
New York, Mac Millan, 1908 ; Locke citera l’ouvrage dans la bibliographie du syllabus Race contacts ans
Inter-Racial Relations, A Study in the Theory and Practice of Race, qu’il publiera à titre privé en 1916, à la suite
des cinq conférences sur le même thème qu’il délivra en 1915 et 1916 à Howard University, sous les auspices de
la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) : ce syllabus est reproduit dans nos
annexes ; cf. également Leonard Harris, op.cit., p.11.
50
51
critiques à l’égard de leur héritage chrétien, pour défendre une vision plus syncrétique et
sociale de la religion. C’est dans les années vingt que Locke formalisera sa rupture avec le
christianisme en adhérant au mouvement baha’í ; quant à Royce, son dernier ouvrage, The
Problem of Christianity, mettra en avant la notion de communauté comme union de tous les
moi et principe unificateur de l’expérience, mais surtout, il décrira comment la loyauté à la
communauté comme ordre spirituel, social et politique, implique que tous les individus
intègrent cette communauté comme part entière de leur vie personnelle selon deux
orientations temporelles : les événements du passé doivent permettre de constituer une
communauté de mémoire, et les événements à venir (ou à construire) une communauté
d’espoir.
Si Palmer et Royce renforcent donc, chez Locke, une disposition philosophique à
l’idéalisme et une préoccupation majeure pour l’éthique1, l’influence de George Santayana
(1863-1952) lui permettra par ailleurs d’approfondir sa conception de l’esthétique. C’est en
effet dans ce domaine philosophique que Santayana, après avoir étudié à Harvard, en Europe,
puis soutenu son PhD avec James, s’était spécialisé. Figure iconoclaste et atypique, Santayana
avait publié en 1896 The Sense of Beauty, puis en 1905 et 1906 les quatre volumes de son
opus magnum, The Life of Reason, où il expose sa philosophie naturaliste. Influencé par
1
A ce sujet, remarquons que Du Bois, étudiant, partage avec Locke cet intérêt pour l’éthique. Pour le cours de
philosophie qu’il suivit en 1888-1889 avec W. James, et qui portait sur les théories éthiques, Du Bois écrivit en
effet un essai de cinquante-deux pages intitulé : « The Renaissance of Ethics : A critical Comparison of
Scholastic and Modern Ethics ». Sous l’influence de James, cependant, Du Bois se positionne contre l’idéalisme
et la métaphysique moderne, « de Kant à Royce », et tout en revendiquant une place à part pour l’éthique,
distincte de la métaphysique et de la science, il adopte une conception pragmatiste et relativiste du « devoir »
comme « obligation de savoir dans quelle mesure le mieux qui puisse être est meilleur que le pire » (« how much
better is the best that can be than the worst » (Lewis, op.cit., p.94) pour conclure finalement que « le fait qu’une
science de l’éthique n’est pas aujourd’hui possible par défaut de faits sur lesquels la baser ne saurait cependant
empêcher une conduite éthique » (« the fact that a science of ethics today is not possible for lack of facts upon
which to base it ought not to hinder ethical conduct », in Lewis, op.cit. , p.95). Il est intéressant de noter que sous
l’influence conjointe de W. James, de Bergson et de Simmel, la réflexion de Locke évoluera progressivement de
l’idéalisme (comme en témoigne son essai « The Nature of Truth » (in ALP, MSRC, HU, Box 140) écrit en 1907
pour le cours de Royce, où Locke s’aligne sur l’objectivisme transcendantal de ce dernier par contraste avec la
théorie pragmatiste de la vérité défendue par James) vers une vision relativiste et un refus de l’absolutisme
épistémologique et axiologique, tout en maintenant le souci de parvenir à une « science des valeurs », tandis que
Du Bois se distanciera de James pour revenir à une conception représentationnaliste de la vérité (cf. Lewis,
op.cit., pp.95-96). Cette similitude des préoccupations de Du Bois et Locke découle, selon toute vraisemblance,
de leur situation socio-historique : étudiants noirs dans une société partagée par la ligne de couleur et dominée
par les valeurs sociales et culturelles des Anglo-Saxons, ils trouvent dans la philosophie morale un moyen de
penser à la fois leur situation et son dépassement, et pour cela se réfèrent à des valeurs humanistes. L’un et
l’autre tentent de réaliser au niveau pratique une synthèse entre pragmatisme et idéalisme. Mais l’évolution de
leurs positionnements intellectuels divergents relève par ailleurs de leur situation sociale et politique : Du Bois,
par son activité de journaliste et son engagement marxiste de plus en plus radical, se détourne du pragmatisme
pour qui la question de l’objectivité du savoir et de la scientificité ne saurait se penser en termes d’adéquation
entre langage et réel, tandis que Locke, universitaire, se rapproche de la critique épistémologique du
pragmatisme et son infléchissement de la philosophie vers une pensée de la moralité (comment l’éducation et
l’art peuvent aider à construire un monde meilleur ?), son tempérament spiritualiste et religieux lui interdisant
par ailleurs d’adhérer au matérialisme historique du marxisme.
51
52
James, Santayana partageait sa conception de l’esprit humain comme un effet de notre
interaction avec les événements naturels, mais il la radicalisait encore davantage dans la
mesure où la conscience n’était pour lui que le résultat hasardeux de processus chimiques et
physiques et donc un produit superflu de l’évolution. Il s’ensuivait que la vie intellectuelle de
l’homme, la théologie, la logique ou la métaphysique ne devaient pas seulement être
appréciées pour leur possible utilité pratique dans l’interprétation du monde, mais avant tout
comme des accomplissements esthétiques ou des œuvres d’art, c'est-à-dire des fictions plus ou
moins agréables, élaborées dans le seul but de divertir l’homme de l’absurdité de l’existence.
La dimension esthétique n’en demeurait pas moins constitutive de notre expérience,
puisqu’elle représentait « un phénomène de l’esprit et un produit de l’évolution mentale »1
absolument positif, qui procédait d’un sentiment de satisfaction éprouvé au cœur même de
l’immédiateté2. Sans partager intégralement ce naturalisme, et surtout sans renoncer à sa foi
en la puissance de l’intellect pour améliorer la situation sociale, Locke empruntera à
Santayana sa critique de l’absolutisme axiologique, et s’inspirera de sa philosophie en basant
les valeurs esthétiques dans la psychologie. On trouvera, de fait, de nombreuses références
mais aussi une critique élaborée de Santayana dans sa deuxième thèse de philosophie3.
Au terme de son parcours universitaire à Harvard, Alain Locke a non seulement
confirmé ses exceptionnelles aptitudes, mais aussi son goût déterminé pour le développement
intellectuel et pour les humanités ; enfin, il a approfondi son intelligence de la littérature et de
la philosophie européennes. Il a su par ailleurs se faire apprécier de ses maîtres4 et de ses
pairs, et s’intégrer à divers réseaux de relation : il est ainsi devenu membre de la fraternité Phi
Beta Kappa, et du Club de la Ethical Culture Society de Boston ; il a également noué de
solides amitiés, notamment avec Arthur Fauset et Horace Kallen, alors étudiant gradué et
assistant de cours de William James et de George Santayana.
En dépit de ses talents académiques et relationnels, plus que jamais, toutefois, Locke
se trouve en porte à faux, et continue d’incarner les contradictions de sa classe et de la société
américaine.
1
The Sense of Beauty, Being the Outlines of Aesthetic Theory, p.7 ; Cambridge (Massachusetts), The MIT Press,
1988, XXVIII-248 p.
2
The Sense of Beauty, § 7 : « Aesthetic and Physical Pleasure », § 10 : « The Differentia of aesthetic pleasure :
its objectification », § 11 : « The definition of beauty ».
3
The Problem of Classification in the Theory of value, a thesis submitted in partial fulfillment of the
requirements for the degree of Ph.D. in Philosophy, in Alain Locke Papers, Box 164-155, folder 12 to 25,
Manuscript Division, Moorland-Spingarn Research Center, Howard University. Nous étudions en détail les deux
thèses de Locke dans notre second chapitre sur la Théorie Générale de la Valeur.
4
Josiah Royce l’a notamment systématiquement soutenu dans ses demandes de bourse et a écrit une lettre de
recommandation pour le dossier de candidature à la bourse Rhodes.
52
53
Afin de prouver sa compétence et sa capacité d’intégration, l’élite noire, en particulier
l’élite intellectuelle, est induite à un ultra-légitimisme et à un assimilationnisme du point de
vue culturel et sociopolitique. De là, par exemple, procèdent l’anglophilie de Locke et sa
volonté d’être par inter pares.1 Mais cette attitude n’est pas dépourvue de contradictions : car
si Locke affecte, sur le modèle d’un Santayana, un certain détachement dandy, il n’en trahit
pas moins, par son espoir en un changement à venir, son angoisse vis-à-vis de sa propre
situation2.
Si la société américaine semble en effet s’ouvrir à l’ascension des Noirs Américains, la
volonté de dépasser les clivages raciaux et la discrimination qu’ils entraînent s’apparente
davantage à un voeu pieux qu’à une action politique concertée et effective. D’un point de vue
idéaliste, il ne saurait y avoir d’inégalité entre les races ; du point de vue pratique, cette
inégalité reste visible et concrète et bien enracinée dans les mentalités. James avait déjà, dans
les années 1890, déconseillé une carrière de professeur de philosophie à Du Bois3 ; près de
deux décennies plus tard, la donne est la même : si cette carrière académique est difficile pour
un Blanc, elle reste toujours quasiment impossible pour un Noir, dans une société
principalement orientée vers les valeurs matérielles et basée de surcroît sur la discrimination
raciale. De fait, même après avoir fait Harvard, Locke ne dispose guère davantage
d’opportunités professionnelles dans le champ disciplinaire qui l’intéresse.
Trois raisons vont ainsi motiver ses démarches pour obtenir une bourse Rhodes : son
élitisme culturel incite tout d’abord Locke à venir étudier en Europe, à l’instar de ses mentors,
et comme l’avait déjà fait Du Bois avant lui4. Mais ne disposant pas personnellement de
moyens suffisants, il lui faut se trouver un financement externe.
A cet égard, la bourse Rhodes représente d’autant plus un défi que l’obtenir
permettrait de souligner un paradoxe : « Ce qui impressionna Locke plus que tout autre
1
On peut trouver une semblable attitude dans l’assimilationnisme, en France, d’un René Maran ou d’un Félix
Eboué, tous deux inscrits au même lycée à Bordeaux et, partisans farouches des idéaux républicains de
Schoelcher, se réclamant de l’héritage culturel français, et non antillais ou guyanais.
2
Sur le modèle santayanien de Locke, voir « The American Temperament », étudié plus loin, mais également sa
recension de Dominations and Powers (publié par Santayana en 1951) dans The Philosophy of Alain Locke, pp.
140-142). A l’instar de son professeur de philosophie, une fluctuation constante, entre optimisme et pessimisme,
animera Locke tout au long de sa carrière académique, comme en témoigne dès 1911, l’un de ses premiers essais
« The American Temperament », et quarante ans plus tard, l’une de ses dernières recensions : « The High Price
of Integration : A Review of the Literature of the Negro for 1951 » (in Jeffrey Stewart (ed.) : The Critical
Temper of Alain Locke, respectivement pp.399-406 et pp.375-384).
3
Cf. Lewis, op.cit., pp.92, 102. Voir le témoignage de Du Bois lui-même, dans sa première autobiographie, Dusk
of Dawn (1940) : « At Harvard I started in with philosophy and then turned toward United States history and
social problems. The turning was due to William James. He said to me : « If you must study philosophy you will
; but if you can turn aside into something else, do so. It is hard to earn a living with philosophy ». So I turned
toward history and social science » (Writings, New York, Library of America, 1996, p.582).
4
Cf. Lewis, op.cit., chapitre VI, sur le séjour de Du Bois à Berlin.
53
54
chose », se souvient Arthur Fauset, « c’était qu’en dépit du fait que Rhodes avait gagné son
immense fortune en Afrique, la terre du Nègre, aucun Nègre n’avait encore emporté une
bourse Rhodes »1.
En devenant le premier Noir Américain à obtenir cette bourse prestigieuse, Locke
confirmera donc sa singularité académique, et s’évitera pour l’heure l’humiliation de voir sa
candidature refusée par les établissements scolaires, si ce n’est dans quelques écoles
secondaires noires.
SECTION II
UN NOIR AMÉRICAIN EN EUROPE
(Double Conscience et Cosmopolitisme)
§4. Locke, boursier noir à Oxford
Le fait d’avoir été sélectionné comme Rhodes Scholar sur près de cinquante postulants
confère immédiatement une certaine notoriété à Locke. Il est en effet un contre-exemple
parfait aux stéréotypes qui circulent alors sur les Noirs, supposés moralement et
intellectuellement inférieurs, et plusieurs journaux progressistes, ainsi que des magazines
noirs s’empressent de donner un éclatant retentissement à son élection2.
Cette soudaine exposition est alors, pour le jeune étudiant noir, l’occasion de formuler
publiquement son projet, en articulant très précisément la conjonction entre son moi profond
et son moi conjoint, ou en termes sartriens, entre son être-pour-soi et son être-pour-autrui.
Interviewé par le journal New York Age sur ses desseins, il répond en effet :
1
« What impressed Locke as much as anything was the fact that although Rhodes had gained his huge fortune in
Africa, the home of the Negro, still no negro had ever won a Rhodes scholarship » (Arthur Fauset, op.cit., pp.
173-174, Stewart, 1979 : p.105). La question raciale est de fait au cœur des arguments de Locke, lorsqu’il est
interrogé à l’oral sur ses motivations par le comité de Pennsylvanie : « Besides the further education », he
replied, « I want to see the race problem from the outside. I don’t want to run away from it, but I do want to see
it in perspective » (Fauset, op.cit., p.175).
2
« Allan LeRoy Locke », in The Colored American Magazine, April 1907, p.312 ; « The First Colored Man to
Go on the Rhodes Foundation », in The American Missionary Number 60, October 1907, p.247 ; « Philadelphian
wins Rhodes Scholarship in Field of Fifty », Washington Bee, march 16th, 1907 ; « Allan LeRoy Locke », New
York Age, March 21th, 1907 ; « Negro wins Scholarship : Locke Gets the Rhodes Award in competition with
Fifty », New York Times, March 13th, 1907 (Cf. Stewart, 1979 : pp. 109-110). A partir de 1910, le nom de Locke
apparaîtra régulièrement dans « la loupe » du magazine créé par Du Bois, The Crisis (cf. volume 5, november
1912 ; volume 15, february 1918, etc...).
54
55
« A l’automne j’irai en Angleterre, et après mes trois années à Oxford je reviendrai en Amérique pour
me dévouer entièrement à l’édification de ma race. Bien sûr, mon éducation me prépare à devenir enseignant, et
il est probable que je deviendrai instructeur dans l’une des universités afro-américaines ».1
On lit clairement, dans ces propos de Locke, une conscience extrêmement lucide des
déterminations sociales et socio-historiques qui pèsent sur lui, notamment l’idéologie de la
race ; il s’y manifeste également une farouche volonté de les dépasser, mais le choix ou la
manière même de les dépasser, par l’éducation, implique en retour une reprise et une
rationalisation à la fois de son parcours et de son projet en termes de promotion raciale.
En ce sens, c’est en choisissant d’assumer sa situation que Locke va trouver les
moyens de la dépasser, et c’est en la dépassant qu’il l’assumera pleinement. L’exercice de sa
liberté consiste à découvrir dans ce qui lui est donné la mesure des possibles qui s’ouvrent à
lui, et à s’orienter vers ce qui lui semble le meilleur d’entre les possibles, à le faire advenir
pour à la fois réaliser et dépasser sa condition2. La singularité de son projet consiste à
comprendre le caractère universel de sa situation, à découvrir dans sa position sociologique et
socio-historique une réalité non pas particulière mais paradigmatique, et à choisir
conséquemment d’incarner personnellement cette réalité paradigmatique en devenant ce type
nouveau d’intellectuel qu’est l’intellectuel noir. Il y a bien en ce sens l’intériorisation d’une
extériorité, en même temps qu’est à l’œuvre l’extériorisation d’une intériorité, dans la mesure
où l’itinéraire intellectuel que Locke va poursuivre en Europe lui permettra, nous le verrons,
de mettre au jour, d’articuler et de rationaliser de façon originale sa sensibilité propre et son
intuition subjective.
Ce n’est probablement pas un hasard si la formulation explicite de son projet en termes
racialistes intervient à ce moment. Car si Locke n’a jusque-là guère été confronté directement
à la discrimination raciale durant sa scolarité, l’obtention de la bourse Rhodes suscite alors
des réactions crispées, qui témoignent de la force des préjugés, y compris dans les milieux les
mieux « éclairés ». Outre des universitaires, les autres Rhodes scholars, notamment ceux du
Sud, protestent contre l’élection de Locke, et tentent d’invalider celle-ci en menaçant
crânement de renoncer à leur propre bourse : ils se heurteront au refus des curateurs, qui
respectent en cela le testament de Cecil Rhodes, lequel stipulait clairement que la « race » du
boursier ne devait pas être prise en compte3. Cette hostilité des autres boursiers fait cependant
1
« In the fall I will go to England, and after my three years at Oxford I will return to America and devote my
entire time to the uplifting of my race. Of course my education is preparing me to be a teacher, and it is probable
that I will become an instructor in one of the Afro-American universities » (The New York Age, march 21, 1907 ;
Stewart, 1979 : p.109, note 11).
2
Cf. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, p.76.
3
Harris, 1989, p.294.
55
56
que Locke se verra refuser l’entrée dans cinq collèges d’Oxford, pour être finalement accepté
à Hertford College ; il sera également banni du dîner de Thanksgiving en 1907, célébré en
l’honneur des Rhodes Scholars. Cet incident — ainsi que d’autres qui seront autant de
camouflets heurtant profondément la sensibilité de Locke1, va jouer un rôle de catalyseur dans
son évolution intellectuelle ; c’est en tout cas ainsi qu’il est interprété par son ami Horace
Kallen (1882-1974).
Ce dernier, en effet, se trouvait également à Oxford en 1907-1908, et nous a laissé un
important témoignage, qui est à la fois portrait intellectuel et récit de cet épisode charnière :
« Il se sentait, dans le cœur, dans l’intellect, un être humain semblable à tous les autres, et tout
particulièrement semblable aux blancs qui lui déniaient cette identité. Il savait que dans ses idéaux, ses
intentions, ses travaux et ses manières il n’était nullement inférieur ni même différent de ceux qui se tenaient
pour supérieurs à lui, et il y avait des périodes — l’une d’elles fut probablement ses années de collège à Harvard
— où il ne semblait pas, dans sa vie, pénalisé par sa différence. Cela ne semble pas avoir été le cas à
Philadelphie. Je sais qu’à Oxford — j’étais là à l’époque— il fut pénalisé. Il y avait parmi les boursiers Rhodes
certains messieurs du Sud pour qui il était inconcevable de s’associer avec des Nègres. Ils ne pouvaient assister
au dîner de Thanksgiving célébré par les Américains si un Nègre s’y trouvait. Aussi, tandis que les boursiers
venus du reste des Etats-Unis dépassaient largement en nombre ces messieurs du Sud, Locke ne fut pas invité, et
une ou deux personnes, en authentiques Américains, refusèrent, par conséquent, d’y participer. Vous pourriez
dire que ce n’était pas un dîner d’authentiques Américains ; maintenant, l’impact de cette expérience laisse des
traces. D’autant plus sur un esprit philosophique. Car la tendance dominante parmi les philosophes, c’est de
prouver toujours l’unité et de rechercher toujours l’unification — d’affirmer une humanité, un univers, un
système de valeurs et d’idéaux, qui d’une certaine manière est coercitif par rapport aux autres, et qui disqualifie
les faits réels (par lesquels une personne se trouve pénalisée pour être elle-même) comme autant d’apparences
sans importance : mais cela ne soulage en aucune manière les sentiments de déshumanisation, la douleur et la
souffrance ; et cela n’amoindrit nullement le désir de ne plus s’y exposer. Il y eut des moments cette année-là où
Locke songea à ne plus jamais revenir aux Etats-Unis. En fait, c’est ce qu’il voulait par-dessus tout. Il était à
l’aise en Europe. Les préjudices subis à cause de la ‘‘couleur de peau’’ n’étaient pas apparents, notamment en
France et sur le continent. Ils n’étaient pas aussi apparents en Angleterre qu’ils le sont aujourd’hui. (…) En tant
qu’être humain qui possédait une individualité propre, il savait qu’on ne pouvait exiger de lui d’engagement ou
d’obligation plus importante que pour n’importe qui d’autre, et que les nécessités de se battre pour son intégrité
et pour réaliser ses propres potentialités étaient tout ce qui comptait. Cela lui prit du temps pour parvenir à
accepter son droit inaliénable à la différence qui est au cœur de son système de valeur. (…) Car la disposition de
Locke fut d’abord d’être moniste et universaliste. Le pluralisme et le particularisme s’imposèrent à lui comme
des réalités au travers des difficultés exigeantes de l’expérience. Ce furent de tels événements qui le
convainquirent de l’actualité de sa différence, qui l’amenèrent à reconnaître que la différence n’était pas qu’une
simple apparence, mais une force valide et vitale dans la communication et la création humaines »2.
1
Tel un déjeuner organisé en 1909 par l’ambassadeur américain à Londres pour les Rhodes scholars, qui crée un
problème semblable. Cf. Stewart, 1979 : p.115.
2
« Alain Locke and Cultural Pluralism », in Journal of Philosophy 57 (february 1957), pp.122-123 (nous
traduisons). Dans une interview donnée dans les années soixante-dix, Kallen reprendra dans des termes voisins
l’histoire de son amitié avec Locke : « It was in 1905 that I began to formulate the notion of cultural pluralism
and I had to to that in connection with my teaching. I was assisting both Mr. W. James and Mr. Santayana at the
time and I had a Negro student named Alain Locke, a very remarkable young man — very sensitive, very easily
hurt — who insisted that he was a human being and that his color ought not to make any difference. And of
course, it was a mistaken insistence. It had to make a difference and it had to be accepted and respected and
enjoyed for what it was. Two years later when I went to Oxford on a fellowship he was there as a Rhodes
scholar, and we had a race problem because the Rhodes scholars from the South were bastards. So they had a
Thanksgiving dinner which I refused to attend because they refused to have Locke. And he said, « I am a human
being », just as I had said it earlier. What difference does the difference make ? We are all alike Americans. And
we had to argue out the question of how the differences made differences, and in arguing out those questions the
formulae, then phrases, developed — « cultural pluralism », « the right to be different ». (in Sarah L. Schmidt :
Horace Kallen and the Americanization of Zionism, Ph. D. Dissertation, University of Maryland, 1973, p.34 ;
56
57
Ce long propos mérite que l’on s’y attarde. Kallen analyse cette expérience de la
discrimination raciale comme l’épisode qui conduisit Locke à accepter sa différence, mais
cette interprétation nous semble abusive dans la mesure où elle est contradictoire avec la
réaction blessée, à l’époque, du jeune Afro-américain. Face à une telle force des préjugés,
Locke fut sans doute plus que jamais enclin à prendre une part importante à leur
démystification plutôt qu’à s’y soumettre et les endosser. Certes, un tel préjudice moral et
social ne pouvait que nourrir une certaine désillusion, mais ce désenchantement n’a pas eu
pour effet, selon nous, de conduire Locke à affirmer une altérité constitutive, même s’il a
suscité, de toute évidence, une profonde altération de sa vision philosophique et politique.
Pour Kallen, en effet, « Locke — un homme fier et sensible, qui fut pénalisé par les
‘‘blancs’’ pour sa peau plus sombre, chose bien accidentelle du point de vue de l’esprit — en
vint à abandonner l’idée de l’égalité comme identification, de la similitude avec les blancs,
pour proclamer l’égalité comme une parité dans et par sa différence vis-à-vis des blancs ; c’est
de là qu’il en vint à concevoir l’entreprise humaine comme une intercommunication libre,
amicale, créative entre des personnes différentes, et comme leur enrichissement réciproque »1.
Selon nous, Kallen mélange ici deux réactions bien distinctes, dans le dessein de s’inféoder
Locke2. Certes, ce dernier insistera continuellement, plus tard, sur l’interaction,
l’interpénétration et le « branchement » des cultures entre elles, ainsi que sur leur égale
valeur. Ceci dit, les différences que l’on peut relever d’une culture ou d’un groupe sociohistorique à un autre ne seront jamais pour lui, au rebours de Kallen, des différences
substantielles, inhérentes à des types distincts d’humanité ; elles seront interprétées
exclusivement comme des différences fonctionnelles, liées à des évolutions historiques et à
« A Conversation with Horace Kallen : the Zionist Chapter of His Life », in Reconstructionist (november 1975),
p.29 ; cité dans Stewart, 1979 : p.127 et Hutchinson, 1995 : p.85).
1
« Locke, a proud and sensitive man who was penalized by « whites » for his darker skin , in matters of spirit an
incidental difference — [came] to give up the idea of equality as identification, as sameness with whites, and to
urge equality as parity in and of his difference from the whites ; hence to see the human enterprise as free,
friendly, creative intercommunication between differents and their reciprocal enrichment thereby » (ibidem,
p.121).
2
C’est en effet Kallen lui-même qui renonca à Harvard à la notion d’identification à une communauté politique,
par-delà les différences culturelles, pour s’identifier, consciemment et consciencieusement, avec son héritage et
sa communauté d’origine : « The commingling of James’s lectures and Wendell’s [literary history] », ainsi qu’il
le note lui-même, « crystallized in my mind into a new outlook, the results of which were : first, discovery of the
meaning of « equal » as used in the Declaration [of Independence] ; second, recognition of the social rôle of
freedom and individual and group differences, later to be expounded at lentgh in my own philosophy, and
finally, such a reappraisal of my Jewish affiliations as required an acquiescence in my Jewish inheritance and
heritage, an expanding exploration into the content and history of both, and a progressively greater participation
in Jewish communal enterprises » (« The Promise of the Menorah Idea », in Menorah Journal (1962), p.12 ; cité
dans Hutchinson, 1995, pp.85 et 467). Fils d’un rabbin venu de Silésie, Kallen deviendra un farouche défenseur
du Sionisme et de la colonisation de la Palestine (cf. Stewart, 1979 : p.133 ; Hutchinson, 1995 : pp.84-86).
57
58
des contacts culturels dissemblables, mais le but de l’anthropologie philosophique qu’il
proposera consistera précisément à rechercher, d’une part, les facteurs d’interpénétration, et à
trouver ainsi les dénominateurs communs ou encore ce qu’il appelle les « culture-cognates »,
les analogies culturelles ; et d’autre part, l’action de Locke visera à en produire toujours de
nouveaux, en particulier grâce à la création artistique1. Locke maintiendra donc une profonde
exigence d’unification, reliquat de son idéalisme roycien, mais il ne voudrait, à aucun
moment, défendre les positions de Kallen, qui tient plutôt les différences pour constitutives et
irréductibles, car cette position s’apparente à un ségrégationnisme ou, au mieux, à un
communautarisme qui, par conséquent, ne diffère guère de l’état d’esprit dans lequel se
trouvaient les Rhodes Scholars ou les intellectuels blancs lorsqu’ils se croyaient autorisés à
rejeter Locke sur le seul motif de sa couleur de peau2.
1
Voir notamment ses essais « Pluralism and Intellectual Democracy », pp.55, 63, 73, « The concept of Race as
Applied to Social Culture », in The Philosophy of Alain Locke. Ainsi que le fait remarquer Ross Posnock
(op.cit., p.24), les œuvres artistiques et les traditions culturelles ne sont pas pour Locke une propriété inaliénable
des peuples où elles sont apparues, mais elles relèvent de l’échange, et ce qui prime c’est donc l’usage créatif
qu’on en fait plutôt que la fierté muséifiante qu’on en tire. En cela le programme culturaliste de Locke est
pleinement pragmatique : pour réaliser la communauté humaine, il importe moins de se référer à une essence
commune que de créer des liens de solidarité et des dénominateurs communs grâce à des actes de création, au
premier rang desquels figurent donc les moyens esthétiques (cf. Hutchinson, op.cit., p.34).
2
Dans un essai intitulé « A Critique of Pure Pluralism », Werner Sollors a par ailleurs souligné la position
ambiguë de Kallen : tout en s’opposant au racisme des Rhodes scholars du Sud, sa correspondance avec Barrett
Wendell, à la même époque, révèle son assentiment total à la répugnance qu’exprime son professeur à l’égard
des Noirs (in Sacvan Bercovitch (ed) : Reconstructing American Literary History, Cambridge Massachussetts,
Harvard University Press, 1986, pp. 250-279). C’est que Kallen, par purisme identitaire, exclut de son pluralisme
la réalité interraciale et interculturelle, et optera donc pour un « fédéralisme » qui privilégie les différences
ethniques. Ce fédéralisme est par ailleurs essentiellement envisagé par Kallen comme une orchestration des
« harmonies européennes » (cité par Hutchinson, p.86). Le sociologue Robert Ezra Park (1864-1944), fondateur
de l’école de Chicago, notait à cet égard : « Mr Kallen [...] would add to the federation of states the federation of
races. The American people have not fairly faced the issue. But the Ku Klux Klan and the Nordic propaganda are
unquestionably preparing the way for such a new constellation of the forces in the cultural life of America »
( « Review of W. Weatherford : The Negro from Africa to America », in American Journal of sociology 31,
1925, p.260). Cf. Hutchinson, p.55 et Larry C. Miller : « William James and Twentieth Century Ethnic
Thought », in American Quarterly 31, N° 4, Fall 1979). Le philosophe John Dewey réagira contre l’essai de
Kallen, « Democracy versus the Melting Pot », paru en février 1915 dans le magazine The Nation, en dénonçant
le ségrégationnisme inhérent au nativisme de Kallen, et à sa conception d’une démocratie pluraliste comme un
orchestre d’identités marquées mais discrètes : le tiret qu’on peut trouver, par exemple, dans l’expression
Africain-Américain, doit, selon Dewey, unir plutôt que séparer, et c’est précisément l’éducation publique qui
peut être selon lui un moyen de réaliser cette connexion : « Our public schools shall teach each factor to respect
every other, and shall take pains to enlighten all as to the great past contributions of every strain in our composite
make-up. The dangerous thing is for each factor to isolate itself, to try to live off its past, and then to attempt to
impose itself upon other elements, or at least, to keep itself intact and thus refuse to accept what other cultures
have to offer » (voir Hutchinson, p.87 ; Posnock, p.188). Pour une discussion plus en détail du pluralisme
culturel de Kallen, voir le chapitre III de la thèse d’Everett Helmut Akam : Pluralism and the Search for
Community, The Social Thought of American Cultural Pluralism, University of Rochester, Rochester, New
York, 1989, 260 p. Pour une approche plus sociologique des positionnements « essentialistes » de Kallen dans le
débat sur le « Melting Pot », voir les pages 260-261 et 268-269 de l’excellent ouvrage de Dominique Schnapper :
La Relation à l’Autre au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1998, 562 p.
58
59
Kallen crédite par ailleurs Locke d’être avec lui à l’origine de l’expression
« pluralisme culturel »1. Et de fait, dans la notule autobiographique qu’il rédigera pour
l’anthologie philosophique de Hook et Kallen en 1935, Locke se réfère lui-même à cette
expression pour qualifier sa vision du monde, ou plus précisément, « la rationalisation de son
histoire personnelle »2. Mais en choisissant de parler de « rationalisation » à propos du
« pluralisme culturel », Locke manifestera très clairement la distance qu’il entendait maintenir
avec cette conception philosophique, ou plus précisément avec son acception courante comme
« droit à la différence », car celui-ci devient en réalité un « devoir d’être différent » : « it had
to make a difference ». Or, cette conviction de Kallen n’est pas dénuée d’un évident
essentialisme et, n’hésitons pas à le répéter, encourage fortement le communautarisme3. La
position de Locke, nous aurons l’occasion de l’étudier en détail, est plus subtile que la
réduction de son être-pour-soi à un en-soi, c'est-à-dire une essence déterminée par son êtrepour-autrui (être « noir » aux yeux des autres) ou par son appartenance atavique à une
communauté culturelle ou historique (être « juif »).
Même s’il durcit, pour des raisons partisanes, la réaction de Locke, le témoignage de
Kallen nous demeure néanmoins précieux, dans la mesure où il nous signale qu’à travers cette
expérience de la discrimination, c’est le caractère abstrait de l’idéalisme qui est, chez Locke,
remis en cause, en même temps que son identification aux valeurs dominantes des AngloSaxons et ses naïves illusions sur la société américaine4.
1
« Alain Locke and Cultural Pluralism », p. 119.
Dans « Alain Locke », introduction à « Values and Imperatives », op.cit. Le fait que Locke s’affilie au
mouvement du pluralisme culturel peut également s’interpréter comme un témoignage de reconnaissance
déguisée à l’égard de Kallen, éditeur du volume American Philosophy Today, qui en contactant Locke pour un
article de synthèse sur ses travaux philosophiques, lui avait en quelque sorte remis le pied à l’étrier : Locke, trop
engagé par ses activités de critique et de promoteur dans les revues noires américaines, n’avait en effet, sur le
plan universitaire, publié aucune article de philosophie à cette date.
3
« The expression « Cultural Pluralism » is intended to signify this endeavor toward friendship by people who
are different from each other but who, as different, hold themselves equal to each other. By “equal” we
commonly mean “similar” or “identical”. Cultural Pluralism, however, intends by “equal” also parity of the
unequal, equality of the unlike, not only of the like or the same. It postulates that individuality is indefeasible,
that differences are primary, and that consequently human beings have an indefeasible right to their differences
and should not be penalized for their differences, however they may be constituted, whatever they may consist
in : color, faith, sex, occuaption, possessions, or what have you. On the record, nevertheless, human beings
continually penalize one another for their differences » (« Alain Locke and Cultural Pluralism », p.120).
4
Locke est parti en Europe pour s’éloigner d’un contexte où son statut particulier pouvait lui être à tout moment
rappelé institutionnellement par la ségrégation, et c’est en Europe qu’il en fait la cruelle expérience dans le
monde académique, par la présence d’autres Américains. Cette tendance qu’avaient les Blancs Américains à
vouloir faire prévaloir en Europe la ségrégation contre les Noirs qui structurait alors leur société est également
soulignée par Du Bois lors de son séjour européen, en 1892-1894 ; il cite à cet effet son journal dans son
autobiographie : « One annoyance I met here and all over Europe : the landlord would hasten to inform me
beamingly that ‘Fellow Americans had just arrived’. If there was one thing less desirable than white ‘fellow
Americans’ to me, it was black ‘fellow Americans’ to them » (The Autobiography of W.E.B. Du Bois, p.159).
Dans les années vingt, le béninois Houénou Tovalou devra sa soudaine notoriété au fait d’avoir été bastonné par
2
59
60
L’unité du genre humain, et dans une moindre mesure, celle de la société américaine,
ne sauraient plus se postuler de façon immédiate, à travers l’identification à un universalisme
qui « décolle » par rapport aux diverses réalités culturelles et sociales pour finalement laisser
subsister les particularismes. Elle va devenir pour Locke un processus, inscrit dans un
mouvement historique, processus d’unification qui passe nécessairement par la prise en
compte de la diversité des expériences humaines mais aussi de leur interaction. Locke subit
donc un véritable choc à travers l’expérience de la discrimination qui se traduit, sur le plan
philosophique, par un brusque « réveil de son sommeil dogmatique » ; il se découvre une
affinité nouvelle avec le pragmatisme, car son réseau de croyances est profondément contredit
par l’expérience, ce qui le conduit conséquemment à le réévaluer radicalement, selon un des
axiomes mêmes de cette conception philosophique1.
Dans cette évolution, Kallen joue évidemment un rôle important en tant qu’initiateur,
mais le véritable ébranlement, c’est le maître penseur de ce dernier, William James, qui va le
produire.
§ 5. Locke et James : initiation à une révolution philosophique
Si Locke et Kallen furent, dès 1905, conduits à élaborer la notion de « pluralisme
culturel », leur terminologie philosophique avait évidemment ses sources. Kallen se réclamait
ostensiblement de James, à l’époque au faîte de sa renommée intellectuelle à Harvard, et qui
faisait également l’objet d’une reconnaissance internationale.
Né en 1842 dans une famille d’émigrants irlandais, William James était le fils d’Henri
James Sr, philosophe profondément religieux et disciple de Swedenborg, ainsi que le frère
aîné d’Henry James, qui devint lui-même un célèbre romancier. Après de fréquents voyages
en Europe avec sa famille, William James s’orienta d’abord vers l’étude des beaux-arts, avant
de se tourner vers les sciences à la Lawrence Scientific School d’Harvard, puis de se
spécialiser dans les études médicales. Après une année d’études en Allemagne, de 1867 à
des Blancs Américains dans un bar de Montmartre (cf. Philippe Dewitte : Les mouvements nègres en France,
p.75).
1
Voir James, « What Pragmatism means » : « The individual has a stock of old opinions already, but he meets a
new experience that puts them to a strain. [...] The result is an inward trouble [...] from which he seeks to escape
by modifying his previous mass of opinions. He saves as much of it as he can, for in this matter we are all
extreme conservatives. So he tries to change first this opinion, and then that, [...] until at last some new idea
comes up [...] that mediates between the stock and the new experience and runs them into one another most
felicitiously and expediently. This new idea is then adopted as the true one » (in The Writings of William James,
p.382).
60
61
1868, il obtint son diplôme de médecin en 1869, mais fut néanmoins incapable d’exercer sa
profession, en proie à une véritable neurasthénie qui le conduisit à envisager sérieusement le
suicide. C’est la lecture d’un texte des Essais de Critique Générale du philosophe français
Charles Renouvier qui lui permit, de son propre aveu, de sortir peu à peu de sa dépression.
Sur le postulat que les vérités premières dont procède la connaissance sont objet, non de
science, mais de croyance, et que par conséquent la croyance est libre, tandis que le libre
arbitre est croyance, James écrivit dans son journal, le 30 avril 1870 :
« Mon premier acte de libre arbitre devra être de croire au libre arbitre. A compter de maintenant, s’en
souvenir : n’avoir que peu de souci pour la spéculation ; mais beaucoup pour la forme de mon action ; se
souvenir que c’est seulement lorsque des habitudes bien ordonnées sont formées qu’on peut avancer dans des
champs d’action véritablement intéressants. (…) J’irai à présent plus loin avec ma volonté ; je ne ferai pas
qu’agir avec elle, mais je croirai en elle ; je croirai en ma réalité individuelle ainsi qu’en ma puissance créatrice.
Ma croyance, pour sûr, ne saurait être optimiste — mais je poserai la vie (le réel, le bien) comme une résistance
du moi au monde qui s’auto-dirige elle-même. La vie doit se construire dans l’action, la souffrance et la
création »1.
On trouve ainsi dans ce propos les prémisses de ce qui sera l’idée-force de la
philosophie de James. « L’homme croit spontanément et agit spontanément », aura-t-il plus
tard coutume de dire en introduction à ses cours, « mais en même temps que les actes et les
croyances se multiplient, ils deviennent inconsistants ; et pour éviter la guerre de tous contre
tous, il faut chercher des principes raisonnables, sur lesquels tous peuvent s’accorder. C’est
cette quête qu’incarne la philosophie, avec ses deux sous-divisions, la science (les principes
des faits, ou ce qui est, que cela soit bon ou mauvais) et l’éthique (ce qui est bon ou mauvais,
que cela soit ou pas) »2.
James s’engagea alors à partir de 1872 dans une carrière universitaire à Harvard, qui le
conduisit successivement à enseigner la physiologie, puis la psychologie et la philosophie. A
compter de son mariage avec Alice H. Gibbons, en 1878, il s’investit également dans un
intense travail intellectuel, et notamment dans la production d’un manuel de psychologie qui,
lorsqu’il parut en 1890, fut immédiatement salué comme un ouvrage absolument novateur.
Dans The Principles of Psychology, James défendait en effet une approche
physiologique de la conscience : se refusant à la traiter comme une entité où les idées
apparaissent comme représentations du monde, il cherchait à dépasser le dualisme cartésien
1
« My first act of free will shall be to believe in free will. [...] From the present then remember : care little for
speculation ; much for the form of my action ; recollect that only when habits of order are formed can we
advance to really interesting fields of action [...]. Now I will go a step further with my will, not only act with it,
but believe as well ; believe in my individual reality and creative power. My belief, to be sure, can’t be
optimistic — but I will posit life (the real, the good) in the self-governing resistance of the ego to the world. Life
shall be built in doing and suffering and creating » (in John McDermott (ed.) : The Writings of William James, a
Comprehensive Edition (1967), Chicago et London, University of Chicago Press, 1996, LIV-858 p. ; pp.7-8).
2
Cf. Lewis, op.cit. , p.93. Citation traduite d’après les notes de cours de Du Bois.
61
62
entre le corps et l’esprit en soulignant que la conscience est avant tout ressentie, au niveau de
l’expérience, comme un flux continu1. Cette conception amena James à considérer, d’une part,
que la conscience est avant tout la relation du sujet au monde, se trouvant par là très proche
des analyses phénoménologiques de l’intentionnalité ; d’autre part, la réalisation que la
conscience est l’appréhension de relations et un flux transitif le conduisit également à
défendre l’idée que son activité est avant tout sélective : exposée par l’intermédiaire de nos
sens à une infinité de relations et d’objets, à chaque instant la conscience en choisit certains et
en ignore d’autres en fonction de l’intérêt. Mais par-delà cette théorie novatrice de la vie
psychique, qui proposait une interprétation originale de l’expérience humaine (James étant
notamment particulièrement intéressé par le rapport de l’homme à la nature et par
l’expérience religieuse), ce livre pionnier manifestait d’emblée une proximité de vues avec les
travaux, en France, d’Henri Bergson, — affinité que par la suite les deux philosophes
reconnaîtront bien volontiers2.
Dans ses autres essais, notamment The Will to Believe en 1897, The Varieties of
Religious experience en 1902, James continuera d’explorer ses thèmes favoris, en particulier
la connexion entre volonté et croyance, l’importance du sentiment dans la vie psychique, la
réalité empirique des relations conjonctives, et sa vision d’un univers multiforme et ouvert,
marqué par le devenir d’une évolution créatrice où règnent donc la contingence, l’incertitude,
mais par là même la permanente nouveauté et la possibilité du choix. Il se fera ainsi l’ardent
défenseur d’un nouvel empirisme, l’empirisme radical, dont découlent à la fois son
1
Ce dépassement du dualisme cartésien en faveur d’un parallélisme et d’un continuisme relationnel constitue
probablement le cœur de la rupture épistémologique qu’incarnent des penseurs comme Spinoza, Herder,
Nietzsche, James, Tarde et Bergson dans l’histoire de la philosophie occidentale. Nous y reviendrons plus loin.
2
Dans son Essai sur les Données Immédiates de la Conscience, paru un an plus tôt, en 1889, Bergson avait, à
partir d’une réflexion sur la liberté, mis lui aussi l’accent sur « la relation psycho-physiologique », et poser « le
problème de l’action réciproque du corps et de l’esprit l’un sur l’autre » pour le resserrer à la question de la
mémoire. En dépit de ces préoccupations différentes, Bergson insistait également sur la nature temporelle et
fonctionnelle de la conscience : manifestant la dimension temporelle, la mémoire nous permet de sélectionner
parmi nos souvenirs ceux qui peuvent être utiles pour l’action ponctuelle, et assiste ainsi notre intelligence dont
la fonction est de découper le réel, d’y chercher du stable en vue d’un intérêt pratique : « [La] réalité est mobilité.
Il n’existe pas de choses faites, mais seulement des choses qui se font, pas d’états qui se maintiennent, mais
seulement des états qui changent. [...] La conscience que nous avons de notre propre personne, dans son
continuel écoulement, nous introduit à l’intérieur d’une réalité sur le modèle de laquelle nous devons nous
représenter les autres. Toute réalité est donc tendance, si l’on convient d’appeler tendance un changement de
direction à l’état naissant. Notre esprit, qui cherche des points d’appui solides, a pour principale fonction, dans
le cours ordinaire de la vie, de se représenter des états et des choses. [...] Par là il substitue au continu le
discontinu, à la mobilité la stabilité, à la tendance en voie de changement les points fixes qui marquent une
direction du changement et de la tendance. Cette substitution est nécessaire au sens commun, au langage, à la vie
pratique, et même, dans une certaine mesure [...] à la science positive » (« Introduction à la métaphysique »,
Œuvres, Paris, PUF, p.1420).
62
63
pragmatisme et son pluralisme, et concentrera dès lors sa réflexion sur l’articulation de l’Un et
du Multiple1.
De la vision philosophique de James, cependant, Kallen avait surtout retenu à Harvard
son insistance pragmatique selon laquelle « des différences doivent faire des différences »2 et,
en la transposant au domaine social et culturel, il se trouva disposé, par militantisme, à verser
dans un certain essentialisme. Mais cette lecture du pluralisme jamésien était d’autant plus
erronée qu’elle était infidèle à son esprit. James, en effet, se défiait autant du monisme et des
métaphysiques de la substance que de « la logique de l’identité ». Celle-ci découlait, certes, de
la nécessité pratique, pour l’esprit, d’être sélectif au niveau de l’expérience, de morceler le
réel, et de le simplifier en vue de l’action, mais les deux axiomes, depuis les Grecs, de cette
« logique de l’identité » (« ce qu’est une chose nous est dit par sa définition », et « la réalité
est faite d’essences, non d’apparences »)3 allait non seulement à l’encontre de sa conception
1
James écrivit plusieurs essais qui se recoupent, tous intitulés « The One and the Many », et publiés dans divers
ouvrages comme Pragmatism ou Some Problems of Philosophy. Il y défend une approche empirique et une
vision de l’univers qui mettent toutes deux l’accent sur la pluralité des relations, lesquelles permettent à la fois
de singulariser les objets et de les unifier, de les lier. L’univers n’est plus un bloc dont l’unité réelle reste
abstraite, et dont la pluralité n’est qu’apparence, ainsi que l’affirme l’idéalisme ; il est une multiplicité jamais
achevée et jamais exhaustive de relations. Le seul principe unificateur de l’univers, c’est l’infini de la relation
entre les choses, inscrite elle-même dans la durée. Cette préoccupation de James pour le rapport de l’un et du
multiple le conduit donc à une position proche, une fois encore, de Bergson, qui parlait d’une « unité multiple de
la durée » en écrivant à propos de la conscience : « il y a d’une part une multiplicité d’états de consciences
successifs et d’autre part une unité qui les relie. La durée sera la « synthèse » de cette unité et de cette
multiplicité » (op.cit., p.1401 et p.1416 ; comparer avec « the One and the Many », The Writings of William
James, pp.258-263).
2
Par cette proposition, James entendait en effet qu’il fallait soumettre les distinctions conceptuelles,
philosophiques ou épistémologiques au test de l’expérience, qui seule peut fournir une validation : c’est ce qu’il
appelle la « valeur cash » d’une théorie ou d’une notion. « The effective meaning of any philosophical
proposition can always be brought down to some particular consequence, in our future practical experience,
whether active or passive. [...] Suppose there are two different philosophical definitions, or propositions, or
maxims, or what not, which seem to contradict each other, and about which men dispute. If by supposing the
truth of the one, you can foresee no conceivable practical consequence to anybody at any time or place, which is
different from what you would foresee if you supposed the truth of the other, then the difference between the two
propositions is no difference, — it is only a specious and verbal difference, unworthy of further contention. [...]
There can be no difference which doesn’t make a difference — no difference in abstract truth which doesn’t
make a difference of concrete fact, and of conduct upon the fact, imposed on somebody, somehow, somewhere,
and somewhen » (« Philosophical Conceptions and their Results » (1898), The Writings of William James, pp.
348-349). James reprendra ce texte en 1907 dans son ouvrage Pragmatism, où il revient dans le chapitre suivant
sur cette « attitude pragmatique » ou « principle of practicalism » : « The pragmatic method [...] is to try to
interpret each notion by tracing its respective practical consequences. What difference would it practically make
to any one if this notion rather than that notion were true ? If no practical difference whatever can be traced, then
the alternatives mean practically the same thing, and all dispute is idle. Whenever a dispute is serious, we ought
to be able to show some practical difference that must follow from one side or the other’s being right. [...] You
must bring out of each word its practical cash-value, set it at work within the stream of your experience. [The
pragmatic method] appears less as a solution, then, than as a program for more work, and more particularly as an
indication of the ways in which existing realities may be changed » (« What Pragmatism means », ibidem, pp.
377-380).
3
A Pluralistic Universe, University of Nebraska Press, Lincoln & London, 1996, XXV-405 p. ; p.218. Dans ses
conférences à Oxford, James se livre en effet à une critique sévère de la logique de l’identité, à laquelle Kallen
aurait dû être attentif. Il rappelle tout d’abord, dans sa troisième conférence, les critiques que Hegel a formulées
à l’égard de la notion d’identité, et les avantages que présente le processus logique de la dialectique (A pluralistic
63
64
de l’existence, immédiatement ressentie comme une profusion de connexions, toujours en
excès de ce que l’on en peut dire, mais aussi à l’encontre de sa conception du moi comme
produit à tout instant par une infinité de relations.
De son côté, même si les circonstances, ainsi que son propre tempérament, n’avaient
pas conduit Locke à assister aux cours de James à Harvard, il avait néanmoins très
probablement commencé à lire ses œuvres, comme en témoignent, dans sa dissertation pour le
cours de Royce, les allusions qu’il fait à la théorie jamésienne de la vérité. C’est donc,
paradoxalement, son séjour en Grande-Bretagne qui va lui offrir l’opportunité de s’initier
véritablement aux vues du champion du pragmatisme, et c’est l’expérience de la
discrimination qui va lui permettre d’appréhender concrètement le véritable message du
pluralisme pragmatique, par distinction avec le pluralisme culturel de Kallen, empreint de
purisme identitaire1.
William James se rendit en effet en 1908 au Manchester College d’Oxford pour y
donner une série de conférences, the Hibbert Lectures, « sur la situation actuelle de la
philosophie ». Publiées l’année suivante sous le titre A Pluralistic Universe, ces huit
conférences constituent à la fois une critique radicale des métaphysiques de l’Absolu et une
reformulation synthétique de sa conception pluraliste de l’univers, qu’il avait auparavant
défendue dans ses conférences à Columbia University, publiées en 1907 sous le titre
Pragmatism : A New Name for some old Ways of Thinking2.
Brillant conférencier, James avait une façon radicale et polémique de redécrire
l’histoire de la philosophie comme un « conflit de tempéraments » qui disposeraient à des
conceptions différentes. Versant volontairement et ironiquement dans un certain schématisme,
il proposait notamment une distinction entre les « esprits mous » et les « esprits durs », qui
recoupait l’opposition entre idéalisme et empirisme : les esprits mous, en réaction contre la
réalité diverse, plurielle et changeante, recherchent une unité sous-jacente ou transcendantale,
Universe, pp.88-94). Il souligne ensuite, dans ses cinquième et sixième conférences, comment l’influence de
Bergson lui a permis d’abandonner définitivement cette logique de l’identité (op.cit., pp.211-273).
1
Cf. Ross Posnock : « William James’s lectures at Oxford were exceptionally timely and suggestive. Locke and
Kallen heard James renounce identity thinking [...] and speak of experience as nothing but “overlap”. [...] What
Kallen retained was a minor point — a depiction of the pluralistic world as a “federal republic” which Kallen
interpreted to mean separate ethnic nationalities co-existing harmoniously in an “orchestration of mankind”.
Locke, in contrast, grasped Jamesian pluralism as an indictment of philosophical thought that is grounded in the
logic of difference / identity. Such thinking not only breeds separatism but is destructive of democratic equality.
The goal of James’s critique was to turn Philosophy into philosophy, for the history of the former was deformed
by invidious segregation, by repressions and prejudices inflicted by Cartesian idealism. [...] In culminating
James’s effort to overthrow idealism’s identity logic, A pluralistic Universe (his book of Oxford lectures)
liberates what Philosophy had excluded and repressed — a world of ‘all shades and no boundaries’ where ‘each
part hangs to gether with its very next neighbors in inextricable interfusion’ » (op.cit., pp.192-193).
2
Voir en particulier le quatrième chapitre : The One and the Many (New York et London, Longmans, Green and
Co., 1907, XIII- 309 p.) ; texte intégral reproduit dans John McDermott (ed.) : The Writings of William James.
64
65
un principe qui puisse garantir qu’il y a bien une seule totalité par delà les apparences de la
diversité, ou que l’unité est réelle et la diversité simple apparence. Par contraste, les esprits
durs sont ceux qui acceptent le monde tel qu’il est, dans les faits, c'est-à-dire dans sa pluralité
et sa multiplicité, et cherchent à faire face au défi que la diversité et la nouveauté permanente
du réel leur oppose1. A l’instar de Bergson, à qui il consacrait notamment une conférence
entière, James s’opposait à la tradition philosophique de l’idéalisme et de l’intellectualisme, et
la critiquait au moyen d’une explication génétique de cette disposition philosophique2.
Tout en encourageant par ailleurs son public à opter pour un radicalisme intégral,
James avait bien conscience que son opposition ne faisait pas justice à la diversité des
tendances philosophiques, et aux tentatives diverses de synthèse entre les deux
positionnements qu’il énonçait dans ses conférences de Columbia3. C’est pourquoi il proposa,
dans ses conférences à Oxford, une nouvelle version de son « conflit des tempéraments
philosophiques », à laquelle Locke fut évidemment sensible, puisqu’elle lui offrait
l’opportunité de se situer intellectuellement, tout en rendant plausible la synthèse entre des
postulations contradictoires — telle qu’il la poursuivra lui-même, plus tard, dans ses propres
travaux philosophiques, cherchant à concilier ce que nous appelons, pour le moment, son
« idéalisme roycien » avec son « pragmatisme jamésien ». James recoupait en effet son
opposition entre rationalisme et empirisme, monisme et pluralisme, avec l’opposition
théologique entre théisme (la croyance que Dieu est séparé du monde) et panthéisme (la
croyance qu’il est partie intégrante du monde, que je puis en faire l’expérience), qu’il avait
1
« I think you will practically recognize the two types of mental make-up that I mean if I head the columns by
the titles ‘tender-minded’ and ‘tough-minded’ respectively. THE TENDER-MINDED [is] rationalistic (going by
‘principles’), intellectualistic, idealistic, optimistic, religious, free-willist, monistic, dogmatical ; THE TOUGHMINDED [is] empiricist (going by ‘facts’), sensationalistic, materialistic, pessimistic, irreligious, fatalistic,
pluralistic, sceptical » (« The Present Dilemma in Philosophy », in Pragmatism, The Writings..., p.365).
2
La propension à « platoniser », c'est-à-dire à « couler toute expérience possible dans des moules préexistants »
et à croire, par conséquent, en une réalité supérieure, car immuable et éternelle, procède selon James et Bergson,
de l’activité conceptuelle propre à l’esprit et à notre utilisation du langage (op.cit., p.1312). Si leur diagnostic
était semblable, Bergson et James divergeaient cependant radicalement dans les conclusions qu’ils tiraient.
Tandis que James prônait son retour à l’expérience pure sous la forme d’un empirisme radical, Bergson rejetait
l’empirisme au même titre que le rationalisme, sous le motif que tous deux partageaient la même illusion :
confondre le point de vue de l’analyse, qui aboutit à une fragmentation de la conscience et du réel en états
successifs, avec le point de vue de l’intuition (op.cit., p.1406-1407). En définissant cette dernière comme « la
sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et
d’inexprimable », au contraire de l’analyse qui « ramène l’objet à des éléments déjà connus, c'est-à-dire
communs à cet objet et à d’autres » (p.1395), Bergson soulignait que l’intuition nous permettait d’atteindre
l’absolu dans l’expérience, c'est-à-dire la saisie immédiate de « notre moi qui dure », et par extension de la
« pure durée ». C’est en ce sens que Bergson continuait à parler d’une véritable métaphysique au cœur de
l’expérience.
3
Pragmatism, op.cit., p.366.
65
66
préalablement établie dans son ouvrage Pragmatism1. Par ailleurs, il prônait un changement
radical d’« imagination philosophique » en faisant intervenir, sur le plan épistémologique,
l’évolutionnisme de Darwin et, sur le plan historique, l’émergence de la démocratie2.
Darwin rendait en effet futile la démarche fondationnaliste de la Philosophie qui, dans
sa recherche des principes stables, éternels du monde, inclinait à croire en l’existence
d’essences immuables et à considérer l’esprit humain comme une entité substantielle dont la
finalité est d’être le miroir de la nature, c'est-à-dire de s’en faire une représentation adéquate.
La théorie de l’évolution impliquait, au contraire, un renversement total du questionnement
philosophique. Au lieu de chercher à savoir comment le monde peut être une seule et même
totalité, une réalité permanente par-delà l’apparence de la diversité et du changement, il
s’agissait de se demander comment les choses, à la lumière de la multiplicité des changements
qui les affectent, des transformations qu’elles opèrent, peuvent néanmoins maintenir une
certaine continuité : le principe moteur de l’enquête scientifique n’était désormais plus celui
de la correspondance avec un ordre existant a priori, mais bien celui de la cohérence ; et
l’attention ne devait plus se porter sur le substantif, mais sur le transitif, sur le changement
plutôt que l’état, le mouvement plutôt que la stabilité, l’historicité plutôt que l’éternité3.
1
Bergson était également critique du monisme et du théisme de la métaphysique : voir l’« Introduction à La
Pensée et le Mouvant », in Œuvres, pp.1289-1290.
2
« The vaster vistas which scientific evolutionism has opened, and the rising tide of social democratic ideals,
have changed the type of our imagination, and the older monarchical theism is obsolete or obsolescent. The place
of the divine in the world must be more organic and intimate » (A Pluralistic Universe, p.30).
3
William James, ainsi que John Dewey, prenaient donc acte de l’évolutionnisme darwinien, ainsi que de la
dialectique hégélienne, pour dénoncer la conception strictement épistémologique de la philosophie comme
recherche des conditions atemporelles et universelles de la vérité. La vérité, telle qu’elle est conçue par les
pragmatistes, ne réside plus dans la mise au jour de propriétés éternelles, dans un idéal qui transcende la
connaissance humaine et constituerait la connaissance complète que l’Absolu peut avoir de son objet. La théorie
pragmatique continue de concevoir la vérité comme une propriété que possèdent certaines de nos idées, dans la
mesure où elles coïncident avec la réalité, mais cette correspondance ne se situe plus au niveau d’une supposée
réalité suprasensible, qui existerait de tout temps, en dépit de notre actuelle ignorance ou de notre incapacité à
l’atteindre. La vérité ne peut se manifester qu’au seul niveau de l’expérience, elle est avant tout instrumentale et
« nos idées ne sont justes que dans la mesure où elles nous aident à entrer dans une relation satisfaisante avec
d’autres dimensions de notre expérience » (James, op.cit., p.382). Il s’ensuit que la vérité n’est plus seulement
une qualité inhérente à nos idées en raison de leur adéquation intrinsèque, elle est le résultat d’un processus
d’investigation du réel. (Voir les essais de James : « What Pragmatism means » et « Pragmatism’s Conception of
Truth », in Pragmatism ; voir Dewey : Reconstruction in Philosophy). Dans la préface qu’il écrivit en 1911 pour
la traduction française du Pragmatisme, Bergson salue élogieusement cette conception nouvelle de la vérité :
« Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui
préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l’y
chercher, la tirerait de sa cachette, l’amènerait au grand jour. [...] Cette conception de la vérité est naturelle à
notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu’il est naturel de se représenter la réalité comme un tout
parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. Cette armature serait la vérité même ;
notre science ne ferait que la retrouver. Mais l’expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable, et James
s’en tient à l’expérience. L’expérience nous présente un flux de phénomènes : [...] la réalité coule ; nous coulons
avec elle ; et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous
donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir. On voit la différence entre cette
conception de la vérité et la conception traditionnelle. [...] Le vrai, selon William James, ne copie pas quelque
66
67
D’autre part, l’émergence de la démocratie nous invitait, selon James et Dewey, à une rupture
avec les visions théocratiques ou monarchiques de la société ou, plus largement, de
l’humanité, — visions inégalitaires qui justifiaient, au nom d’un ordre des choses fondé de
toute éternité, les structures hiérarchiques et l’exercice d’un autoritarisme dogmatique au
niveau politique, social, culturel et religieux.
La nouvelle ligne de partage entre les tendances philosophiques s’établissait donc
désormais, selon James, autour d’un choix entre les visions cyniques et détachées et les
visions sympathiques et amicales1. S’intéressant uniquement à ces dernières, dans la mesure
où elles prenaient également en compte le bien-être spirituel, et pas seulement matériel, de
l’humanité, James proposait alors une distinction supplémentaire dans la branche
« spiritualiste ».
Il y avait, d’un côté, les « absolutistes » et les « monistes » — tel son collègue à
Harvard, Josiah Royce — qui, confrontés à la finitude humaine, se référait à un Absolu,
principe régissant l’univers dans sa totalité et de toute éternité. Connaître cet Absolu,
appréhender le monde comme une unité totale, c’était dévoiler sa réalité, par delà l’illusion du
chaos et de l’irrationalité. Sur le plan religieux, cette conception aboutissait à privilégier une
conception panthéiste, où nous participions de la nature spirituelle de Dieu ou l’Absolu.
Enfin, sur le plan politique, Royce défendait sa vision démocratique en référence à
l’universalisme abstrait de la notion d’« humanité » ou de « communauté humaine », comme
nous l’avons vu précédemment. Par opposition à cet idéalisme, James défendait sa propre
conception pluraliste, selon laquelle le monde ne pouvait se comprendre comme une totalité
chose qui a été ou qui est : il annonce ce qui sera, ou plutôt il prépare notre action sur ce qui va être » (in
Œuvres, p.1446). En ce qui concerne les travaux de John Dewey, voir notamment : The Influence of Darwin on
Philosophy and Other Essays in Contemporary Thought, New york, Holt, 1910 et Reconstruction in Philosophy,
London, University of London Press, 1921, VII-224 p.
1
« A man’s vision is the great fact about him. [...] A philosophy is the expression of a man’s intimate character,
and all definitions of the universe are but the deliberately adopted reactions of human characters upon it. [...] If
we take the whole history of philosophy, the systems reduce themselves to a few main types which, under all the
technical verbiage in which the ingenious intellect of man envelops them, are just so many visions, modes of
feeling the whole push, and seeing the whole drift of life, forced on one by one’s character and experience, and
on the whole preferred — there is no other truthful word — as one’s best working attitude. Cynical characters
take one general attitude, sympathetic characters another. [...] Perhaps the most interesting opposition is that
which results from the clash between what I called the sympathetic and the cynical temper. Materialistic and
spiritualistic philosophies are the rival types that result : the former defining the world so as to leave man’s soul
upon it as a sort of outside passenger or alien, while the latter insists that the intimate and human must surround
and underlie the brutal. This latter is the spiritual way of thinking » (A pluralistic Universe, pp.20-23). Cette
conception jamésienne de la philosophie comme expression d’un tempérament (en même temps qu’effort
d’explicitation du monde), on la retrouvera plus tard chez Locke, dans l’incipit même de son essai, Values and
Imperatives (in The Philosophy of Alain Locke, p.34).
67
68
close, atemporelle, mais bien comme une profusion inscrite dans la temporalité, dont
l’abondance ne pouvait jamais totalement se saisir1.
Sur le plan pratique, cette conception impliquait donc d’abandonner la quête d’un
point de vue divin (« l’oeil de Dieu ») pour traiter les problèmes ou les conflits l’un après
l’autre, en tâchant d’identifier clairement leurs difficultés spécifiques afin de trouver les
stratégies idoines pour les résoudre. Sa vision pluraliste et panthéiste restait attachée à des
concepts tels que l’intention, la volonté libre, l’esprit mais elle n’usait de ces dernières que
dans le cadre d’une optimisation de l’expérience : c’est ainsi que l’attitude ou la méthode
pragmatique se caractérisait avant tout comme un méliorisme2. Sur le plan social et politique,
le pluralisme pragmatique de James impliquait, par conséquent, une insistance constante sur
les relations déjà existantes et sur celles à produire, toujours nouvelles et toujours
renouvelées, et dénonçait ainsi toute forme de domination exclusive ou inclusive, dont la
ségrégation raciale et l’impérialisme colonial constituait les formes historiques à défaire3.
A une époque où les positions philosophiques, au sein des institutions universitaires
(notamment à Oxford), institutionnalisaient une certaine frilosité conceptuelle et un évident
professionnalisme académique, au moyen de jeux de langage extrêmement abscons et
spécialisés ; à une époque où les positions politiques se durcissaient et se cristallisaient
1
« Whereas absolutism thinks that the said substance becomes fully divine only in the form of totality, and is not
its real self in any form but the all-form, the pluralistic view which I prefer to adopt is willing to believe that
there may ultimately never be an all-form at all, that the substance of reality never get totally collected, that some
of it may remain outside of the largest combination of it ever made, and that a distributive form of reality, the
each-form, is logically as acceptable and empirically as probable as the all-form commonly acquiesced in as so
obviously the self-evident thing » (A pluralistic Universe, p.34).
2
« The pragmatic method, in its dealings with certain concepts, instead of ending with admiring contemplation,
plunges forward into the river of experience with them and prolongs the perspective by their means. Design,
free-will, the mind, spirit instead of matter, have for their sole meaning a better promise as to this world’s
outcome. Be they false or be they true, the meaning of them is this meliorism » (« The One and the Many », in
The Writings, p.405).
3
« Things are ‘with’ one another in many ways, but nothing includes everything, or dominates over everything.
The word ‘and’ trails along every sentence. Something always escapes. [...] The pluralistic world is thus more
like a federal republic than like an empire or a kingdom. [...] The all-form allows of no taking up and dropping of
connexions [...]. In the each-form, on the contrary, a thing may be connected by intermediary things, with a thing
with which it has no immediate or essential connexion. It is thus at all times in many possible connexions which
are not necessarily actualized at the moment. They depend on which actual path of intermediation it may
functionally strike into : the word ‘or’ names a genuine reality. [...] Our ‘multiverse’ still makes a ‘universe’ ; for
every part, though it may not be in actual or immediate connexion, is nevertheless in some possible or mediated
connexion, with every other part however remote, through the fact that each part hangs together with its very
next neighbors in inextricable interfusion. [...] It is what I call the strung-along type [of union], the type of
continuity, contiguity, or concatenation » (A Pluralistic Universe, pp.322-325). Ross Posnock a souligné
l’importance de James et de Dewey dans la critique du colonialisme, et l’influence que la critique de la logique
de l’identité exercera sur Locke à cet égard : « Locke’s attunement to the implications of James’s refusal of
coercive, closed systems of thought has another significance. Locke makes vivid that identitarianism in whatever
form — as essentialist philosophy, as cultural pluralism, as Jim Crow segregation, as imperialism — was a
disciplinary regime to be avoided, especially by those racially marked. And one of the few intellectual weapons
one might wield was Jamesian, and later Deweyan, pragmatism. This philosophy pursued a critique of identity
logic not only in Western thought but in its sociopolitical instruments — imperialism and racism » (op.cit., p.24).
68
69
généralement en essentialisant certaines notions comme la « race » ou la « nation », James
incarnait, par contraste, une attitude intellectuelle à la fois nouvelle et audacieuse,
impertinente et intempestive. Il faisait sortir la philosophie de la salle de séminaire pour la
replacer, dans une certaine mesure, dans l’arène publique ; et rompant avec son statut de
discipline spécialisée, il l’engageait dans la voie d’une critique culturelle sur son époque ; il
lui faisait quitter ses oripeaux jargonneux pour lui restituer sa fonction subversive, grâce à une
terminologie plus simple, mais surtout plus incisive. James venait donc témoigner, aux yeux
de Locke, d’un nouveau type de penseur et de philosophe : « l’intellectuel », impliqué dans
les problèmes de son temps, critique des injustices de son époque, et adversaire résolu du
réductionnisme inhérent à toute politique de « l’authenticité »1.
Influencé par l’exemple et la philosophie de James, encouragé par son ami Kallen,
Locke va donc se sentir, au fur et à mesure de son séjour en Europe, de plus en plus habité par
son projet : sa responsabilité intellectuelle et sa loyauté envers sa « race », formulées encore
en termes vagues avant son départ, vont progressivement s’imposer à lui comme un impérieux
devoir. Dans ce processus, d’autres rencontres vont, de fait, jouer un rôle tout aussi
déterminant que l’ostracisme de ses compatriotes américains ou le modèle de James.
§6. « A patriotic Cosmopolitan »
L’insertion de Locke à Oxford ne fut pas aisée, et probablement jamais totale. Venu en
Angleterre par passion et admiration pour la littérature et la culture anglaises, il se trouve
soudain confronté à une réalité qu’il n’avait pas soupçonnée : la suffisance et le snobisme de
ses congénères et de ses professeurs.
Tout d’abord, ces derniers ne voyaient pas toujours d’un oeil favorable l’arrivée dans
leurs cours des Rhodes Scholars américains, habitués à un type d’enseignement à la fois plus
ouvert, plus libéral et moins magistral et paternaliste. Les Rhodes Scholars étaient également
1
En ce sens, nous identifions, de manière classique, l’apparition de ce type moderne d’« intellectuel » avec
l’affaire Dreyfus, en France, qui voit s’affronter le camp des Dreyfusards ou des « intellectuels » avec celui des
Anti-Dreyfusards ou des patriotes (parmi lesquels Barrès, qui dénoncera notamment « les Déracinés », c'est-àdire les esprits cosmopolites qui ont davantage de loyauté pour un idéal international, voire apatride, que pour le
sentiment national). A la même époque, William James, lui-même Dreyfusard, incarne dans son pays la figure de
l’intellectuel : dès 1899, il s’engage opiniâtrement contre la politique d’ingérence des Etats-Unis aux Philippines,
et publiera régulièrement dans la presse des lettres ouvertes de dénonciation et d’accusation contre le
gouvernement américain ; il rejoindra par ailleurs la Ligue Anti-impérialiste de Nouvelle-Angleterre et sera
également, dès 1903, un des premiers à dénoncer le scandale des lynchages (cf. The Writings, pp.839-844). Ross
Posnock fait remarquer que c’est James qui importera le concept d’intellectuel dans le vocabulaire journalistique
américain, et imposera cette figure de l’engagement dans le paysage politique des Etats-Unis (op.cit., p.21).
69
70
considérés comme ne disposant pas toujours du niveau nécessaire, ou au contraire comme
n’étant pas disposés à fournir les efforts requis1. Et de fait, durant son séjour à Hertford
College, Locke ne se distinguera pas, comme à Harvard, par d’exceptionnelles performances
académiques. S’étant initialement inscrit pour le B.A. en Literae Humaniores, qui
impliquaient l’étude intensive du grec, du latin, de l’histoire gréco-latine, de la logique et de
la philosophie morale et politique dans les auteurs originaux, Locke revient finalement à la
philosophie, parce qu’il n’a pas le niveau requis en Grec, et s’inscrit donc pour un Bachelor of
Sciences. Au terme de ce cursus, il soumettra en novembre 1910 sa thèse intitulée « The
Concept of Value », mais l’obtention de son diplôme lui sera refusée en raison du caractère
« insuffisant » — mais surtout non conventionnel — de son travail.
Son séjour en Angleterre fut, en outre, l’occasion d’une libération euphorique des
contraintes qui pesaient sur lui en Amérique du Nord, et Locke, de son propre aveu, négligea
son éducation formelle pour s’approprier la culture davantage sur le mode du loisir,
fréquentant abondamment les musées et les théâtres, et vivant par ailleurs l’existence d’un
dandy esthète et mondain2. A la décharge de Locke, notons toutefois que le système éducatif
anglais, par sa rigidité et l’absence, au rebours d’Harvard, de relations étroites entre étudiants
et professeurs, n’était guère propice à favoriser son épanouissement3. Ce n’est donc pas tant
sur les bancs des amphithéâtres que dans les cercles qu’il fréquente que Locke va poursuivre
son évolution intellectuelle. Celle-ci va être induite, on l’a vu, par ses relations tendues avec
les autres Rhodes Scholars, mais aussi parfois avec les étudiants d’Oxford : confronté à leur
chauvinisme politique et social, ainsi qu’à leur condescendance vis-à-vis de tout ce qui n’est
pas « authentiquement anglais », qu’il s’agisse de la culture américaine ou des étudiants qui
ne sont pas britanniques, Locke va par réaction se découvrir une fierté d’être Afro-américain
1
Stewart, 1979 : p.121 et 146.
« Instead of transferring my allegiance from scholarships to scholarship itself, as would have been best », écritil avec quelques remords pour le Bulletin d’Harvard en 1908, « I temporarily abandoned formal education for the
pursuit of culture — yet, fortunately, without money enough to collect blue china » (Harvard class of 1908,
Second Report, p.207 ; Stewart, 1979 : p.122). Stewart relate de façon détaillée le dandysme de Locke dans le
contexte edwardien, et l’associe avec la prise de conscience définitive de son homosexualité (1979 : pp. 114,
137-144).
3
Dans deux essais qu’il publia en 1909, intitulés respectivement « Oxford Contrasts » et « University
contrasts », Locke se fait critique du caractère médiéval de l’enseignement à Oxford, et plaide en faveur du
système américain, calqué sur le modèle allemand, où les professeurs sont incités à exceller pour attirer les
étudiants dans leurs cours, tandis qu’à Oxford, ce sont les étudiants qui entrent en compétition pour obtenir les
faveurs de professeurs désintéressés (« Oxford Contrasts » in Independent 67, July 15, 1909, pp.139-141 ;
« University Contrasts », The Oxford Cosmopolitan 1, June 1909, pp. 57-61, p.58 ; Stewart, 1979 : pp.119-120).
2
70
71
et une solidarité spontanée avec les étudiants étrangers, notamment ceux venus des colonies
anglaises1.
C’est en particulier dans le cadre du Cosmopolitan Club d’Oxford qu’il fait leur
connaissance. Créée en mai 1907, c'est-à-dire quelques mois seulement avant l’arrivée de
Locke, cette association avait pour dessein de favoriser les contacts entre étudiants et
professeurs de diverses nationalités. Venus de France, d’Allemagne, de Russie, de Norvège,
des Etats-Unis, mais aussi de Chine, du Japon, de l’Inde, de l’Egypte, de l’Afrique du Sud, les
membres du Club se réunissaient régulièrement pour des conférences, des comptes-rendus de
lecture, ou des débats.
Pour donner un plus large écho au dynamisme de leurs activités, ils décidèrent de créer
un magazine, The Oxford Cosmopolitan, dont le premier numéro parut en juin 1909, et dont
Locke fut l’un des éditeurs et contributeurs.
Outre le synopsis d’une conférence donnée par le professeur H.G. Fielder, intitulée
« World Literature », où ce dernier rappelait le projet de Goethe de développer un corpus
littéraire international, écrit, produit par les esprits d’avant-garde, dans divers pays, afin de
remplacer les formes et les traditions littéraires nationales et afin de stimuler un sentiment de
fraternité entre les peuples, ce premier numéro contenait de nombreux articles écrits par des
étudiants issus des colonies. Leur situation socio-historique incitait ces derniers à manifester
un vigoureux nationalisme, culturel et politique, qui eut un évident impact sur Locke.
Dans un article intitulé « Conclusion of a paper on Bankin and the Bengali novel »,
l’étudiant indien Satya V. Mukerjea décrivait la renaissance culturelle qui avait lieu en Inde,
et à travers l’exemple d’un écrivain montrait comment la littérature était un moyen pour se
réapproprier, d’une part, une tradition et un héritage culturel, et pour initier, d’autre part, un
sursaut de conscience chez les colonisés.
1
Dans le bulletin d’Harvard, Locke rapporte ainsi l’impact de son expérience : « In the midst of a type of life
that is a world-type simply because it is so consistently itself, one had every facility for becoming really
cosmopolitan — it was a rare experience in the company of many foreign students to pay Englishmen the very
high tribute of not even attempting to be like them, but to be more one’s self, because of their example. The
same fact was the very rare opportunity to choose deliberately what I was born, but what the tyranny of
circumstances prevents many of my folk from ever viewing as the privilege and opportunity of being an AfroAmerican » (Harvard class of 1908, Second Report, p.207). Un an plus tard, dans son article « University
Contrasts », il décrit dans des termes voisins le positionnement qu’il fut conduit à prendre dans son interaction
avec les étudiants britanniques : « I found myself arguing eloquently for the necessity of ‘straightening out
America’ and, as a consequence, was found to define in detail the country’s good points as well as the bad. This
position of reverse devil’s advocacy was quite an experience for me. It did not temper my iconoclasm by any
means ; it, rather, made me more subtly fanatical in my yearning for St. Martin King’s distant « promised land ».
It did, however, make my approach and criticisms much more pragmatic. It also served to show me that as Black
as I was, I was just as much an American. As I came to see more fully America’s precarious yet vitally important
place in the world I began to re-establish the depths of my commitment to the country as a whole » (in
Cosmopolitan 1, p.60).
71
72
Intitulé « Modern Egypt », l’article de l’égyptien H. El Alaily argumentait en faveur
d’une indépendance de l’Egypte : l’Angleterre avait certes réalisé d’importante réformes
monétaires et économiques, mais elle avait failli à sa mission d’apporter l’éducation et de
conduire l’Egypte vers l’autonomie politique, cherchant plutôt à brimer et réprimer le
nationalisme égyptien naissant, imité pourtant du nationalisme anglais1.
Mais l’article qui eut le plus d’influence sur Locke fut probablement celui du
nationaliste indien Har Dayal. Ce dernier était déjà une figure importante lorsque Locke le
rencontra2. Membre du Cosmopolitan Club, il y fit en septembre 1908 une présentation
intitulée « Obstacles to Cosmopolitanism », qui fut reprise en 1909 dans le numéro du
magazine édité par Locke3.
Après avoir défini le cosmopolitisme comme « la volonté d’aimer et d’agir pour les
autres hommes, non parce qu’ils professent la même foi, ou parce qu’on veut les rallier à un
ensemble particulier d’idées ou de théories, mais simplement et seulement parce qu’ils sont
nos semblables »4, Har Dayal soulignait que cette vision de l’humanité trouvait ses racines
dans le sentiment religieux (ainsi Buddha avait-il été, selon lui, le premier à prêcher le
cosmopolitisme), mais qu’il était systématiquement dévoyé par des intérêts partisans, et un
absolutisme qu’on pouvait découvrir aussi bien dans le prosélytisme chrétien, le jihad
islamique ou l’internationalisme socialiste5. Le principal obstacle au cosmopolitisme était
donc, pour Har Dayal, le « tribalisme », à savoir l’attitude qui consiste à « ne se reconnaître
aucun devoir social en deçà des limites du groupe ou de la tribu », et qui, en conjonction avec
le désir de prospérité matériel, amenaient les sociétés à s’approprier égoïstement les
ressources de la planète au détriment des autres. Le sectarisme intellectuel, enfin, parce qu’il
1
« The reformers insist on the religious solidarity of Islam as a moral asset in their favour, but never suffer it for
a moment to interfere with the distinct movement towards Egyptian Nationality. Our object is the independence
of Egypt, and nothing can make us forget that. [...] Generations of training in European way of thinking have so
thoroughly permeated the mind of the Egyptian that he is completely Europeanized, at least in the sense that he
is thoroughly convinced of his own nationality » (« Modern Egypt », p.25 ; in The Oxford Cosmopolitan, 1,
p.20-22).
2
Né en 1884 à Delhi, Har Dayal y avait obtenu un Bachelor of Arts au Saint Stephen College, avant d’obtenir sa
maîtrise à l’université du Punjab à Lahore. Grâce à l’obtention d’une bourse d’Etat, Har Dayal s’était rendu en
1905 à Oxford pour y mener un brillant parcours universitaire, tout en intégrant le mouvement révolutionnaire
indien. Reparti en Inde en 1907 pour y conduire des activités politiques, avant d’être contraint de s’exiler de
nouveau à Oxford, Har Dayal s’imposera, dans la suite de sa carrière politique, comme l’un des plus éminents
marxistes et révolutionnaires indiens, et jouera un rôle important dans la marche vers l’indépendance, en dépit de
son exil aux Etats-Unis ( Cf. Emily C. Brown : Har Dayal, Hindu Revolutionary and Nationalist (Tucson,
University of Arizona Press, 1975) ; Stewart, 1979 : pp.162-167 ; Stewart : Race contacts and Interracial
Relationships, XXXVIII et LVII.)
3
The Oxford Cosmopolitan I, june 1909, pp.27-31.
4
« Cosmopolitanism means that one should love and work for other men, not because they profess the same
faith, or because one wishes to connect them to a particular set of ideas or theories, but simply and solely
because they are his fellow men » (Cosmopolitan 1, p.27).
5
op.cit., pp.28-31.
72
73
entraînait l’intolérance à l’égard des opinions différentes ou divergentes, constituait un autre
frein. Pour vaincre ces obstacles, notamment le tribalisme, Har Dayal proposait de remplacer
les programmes d’histoire nationalistes par une histoire mondiale, où les batailles et les
conflits internationaux seraient dépeints dans les mêmes termes négatifs que les guerres
civiles dans les histoires nationales. D’inspiration pacifiste, il proposait également de mettre
le respect de la vie humaine au rang de vérité première et universelle, et de promouvoir un
autre prosélytisme par l’exemple d’hommes qui, dans leurs gestes et paroles, incarneraient
l’idéal cosmopolite1.
Tout en étant lui-même un nationaliste révolutionnaire, et tout en publiant donc,
conjointement, en Inde, de virulents articles de journaux contre le colonisateur anglais, qui
cherchaient à insuffler aux colonisés indiens la fierté de leur héritage culturel et politique, Har
Dayal dépassait donc, au niveau international, les circonstances socio-historiques qui
caractérisaient la situation coloniale, pour plaider en faveur d’un pacifisme résolu à éviter les
conflits, ainsi que les destructions matérielles et humaines qu’ils pouvaient entraîner à
l’échelle mondiale. L’Histoire ne tarderait pas, hélas, à lui donner raison.
C’est donc dans ce contexte, à travers sa participation au Cosmopolitan Club, que
Locke va redéfinir sa conception du cosmopolitisme. Il n’avait jusque-là qu’un point de vue
partiel sur ce que signifiait « être cosmopolite » : dans la lignée de ses mentors à Harvard,
Palmer et Royce, le cosmopolitisme lui apparaissait comme l’adhésion à des valeurs
universalistes, quand il n’était en réalité que l’ignorance idéaliste des différences culturelles
concrètes qui peuvent se manifester entre les peuples. Il semblait à Locke qu’il lui suffirait de
voyager en Europe pour se rapprocher de son idéal, dans l’illusion convenue que « les
voyages forment la jeunesse et élargissent les horizons ». La découverte qu’il fait alors à
Oxford, c’est qu’il avait jusque-là faussement identifié le cosmopolitisme avec son
anglophilie, et que cette vision abstraite du cosmopolitisme n’est jamais qu’un avatar de
l’eurocentrisme, lequel se postule d’emblée comme universel sans se soucier de voir l’autre.
Le corollaire de cette découverte, c’est que le cheminement vers le cosmopolitisme réside,
précisément, dans sa difficulté à dépasser notre ethnocentrisme viscéral, que Locke formule
ainsi :
« C’est tout un renversement de l’attention et de l’intérêt, un ébranlement du centre prédéterminé mais
amovible de notre cercle, et la plupart d’entre nous sont convaincus, tandis que certains demeurent perplexes
lorsqu’ils découvrent que nous portons nos horizons avec nous et que nous sommes incapables de voir avec
d’autres yeux que les nôtres. C’est l’erreur pathétique du tempérament sympathique que de croire le contraire »2.
1
op.cit., p.32-35.
« It is all a shifting of the attention and interest, a juggling with the centre of a pre-determined but movable
circle, and most of us are convinced and some of us are perplexed on finding that we carry our horizons with us
2
73
74
Le cosmopolitisme n’est donc pas donné, il se conquiert ; il ne se postule pas de façon
abstraite, mais il ne peut s’atteindre qu’au moyen d’un ancrage solide dans une situation
locale, ou par une objectivation lucide de ces attachements qui nous lient à un groupe, à une
culture, à une histoire : c’est dans le particulier qu’on peut trouver de l’universel ; c’est à
partir d’un enracinement maîtrisé qu’on peut s’élever vers le cosmopolitisme. C’est ce double
mouvement de retour sur soi et de sortie de soi qui est souligné dès 1909 :
« La culture cosmopolite, dès lors qu’on peut vraiment la cultiver, c’est avoir le sentiment des
contrastes de valeurs, et un recentrement sur soi accru et rationalisé… Peu d’esprits cosmopolites ont été
capables d’échapper aux formules d’échange d’une simple proposition comme : ce qu’x est pour toi, y l’est pour
moi. La belle règle de cette équation cosmopolite, c’est que chaque inconnue est et doit être connue de son côté
de l’équation. La seule solution possible est un respect et un intérêt renforcés de chacun pour sa propre tradition,
et une appréciation plus ou moins précise de ses contrastes avec d’autres traditions »1.
Son parcours de Rhodes Scholar à Oxford le conduit donc à prendre conscience d’une
impérieuse nécessité : il lui faut renouer avec son héritage négro-américain, et explorer sa
culture d’origine, au lieu de s’identifier exclusivement, et de façon idéaliste, aux valeurs
culturelles et esthétiques des Anglo-Saxons. Son séjour en Europe lui permet donc de
découvrir sa propre modernité, c'est-à-dire son inscription dans une historicité qui fait de lui
un paradoxisme. C’est d’ailleurs cette figure de style, l’alliance de mots, que Locke choisit
pour caractériser sa prise de conscience et son évolution :
« Si le boursier Rhodes a bien rempli son temps et sa mission, il sera, je le prédis, un homme dont les
sympathies sont plus larges que les préjugés, dont le savoir est plus large que les croyances, et l’œuvre et les
espoirs plus grands que lui-même. Il sera un type idéal, — un type rare, de fait — un cosmopolite patriote »2.
and are unable to see through any other eyes than our own. It is the pathetic fallacy of the sympathetic
temperament to think otherwise » (Locke : « Epilogue », in Cosmopolitan 1, june 1909, p.16).
1
« Cosmopolitan culture, then if it is to be truly cultivating, is a sense of value contrasts and a heightened and
rationalized self-centralization... Few Cosmopolitans have been able to escape the exchange-formula of the
simple proposition : as x is to you, so is y to me. The beautiful law of this cosmopolitan equation is that each
unknown is or ought to be well known on its side of the equation. The only possible solution is an enforced
respect and interest for one’s own tradition, and a more or less accurate appreciation of its contrast values with
other traditions » (ibidem).
2
« If he [the Rhodes Scholar] has served his time and purpose well, he will be, I take it, a man whose sympathies
are wider than his prejudices, whose knowledge is larger than his beliefs, his work and his hopes greater than
himself. He will be an ideal type — a rare type, indeed — a patriotic cosmopolitan » (« Oxford Contrasts »,
op.cit., p.142). La dimension paradoxale et le caractère complémentaire des deux postulations qui l’animent,
l’inclinant à la fois vers le nationalisme culturel et vers le cosmopolitisme seront reformulées avec insistance
dans le psychographe que Locke propose de sa personnalité à cinquante ans : « At Oxford, [...]socially
Anglophile but because of color loyalty, anti-imperialist ; universalist in religion, pacifist in world outlook but
forced by a sense of justice to approve of the militant counter-nationalisms of Zionism, Young Turkey; Young
Egypt, Young India, Garveyism and now, « Nippon over Asia ». Finally, — cultural cosmopolitan, but perforce
an apostle of cultural racialism as a defensive counter-move for the American Negro » (« Alain Locke », op.cit.).
Il est intéressant de noter que cette alliance de mots proposée par Locke sera reprise, bien qu’inversée, quelques
neuf décennies plus tard, par Anthony Appiah pour se caractériser (voir son article « Cosmopolitan Patriots », in
Critical Inquiry, 23, N° 3, Spring 1997, pp 617-639). On mesure tout l’infléchissement qui se traduit dans cette
inversion du paradoxisme : Appiah veut prendre ses distance avec le racialisme d’un Du Bois ou d’un Locke,
pour mettre en avant la caractère diasporique de son identité (Appiah critique vivement Du Bois pour se faire,
ensuite, l’apôtre d’un nouveau panafricanisme, « déracialisé », dans sa collection d’essais, In my Father’s
74
75
Il serait faux, toutefois, d’interpréter cette figure du paradoxisme comme la collusion,
voire la collision de deux termes antithétiques. Ce qui compte, pour Locke, c’est la relation
qui produit ces deux termes ; cette relation, il s’agit d’en faire l’expérience concrète, et cette
expérience, étant elle-même engagée dans un processus temporel, va se vivre au niveau
existentiel sous la forme de deux processus dialectiques complémentaires. Il faut être à la fois
le plus nationaliste possible sur le plan culturel, développer le racialisme comme sentiment
d’appartenance à une tradition, et la culture comme évolution créatrice, afin de s’acheminer
ainsi vers l’universel, et le plus cosmopolite possible, afin de réaliser que le véritable
cosmopolitisme réside dans la prise de conscience que toute culture est composite, en relation
avec d’autres cultures, auxquelles elle emprunte ou qu’elle influence en retour1.
Cette double dialectique présente toutefois un danger évident, qu’avait bien identifié
Sartre dans son Saint-Genet, Comédien et Martyr : le sujet ou l’agent qui s’y projette risque à
House). Mais ses professions de foi anti-essentialistes, ainsi que celles de Mudimbe, reviennent à affirmer, sinon
afficher, un multiculturalisme de bon aloi, qui n’a peut-être d’autre justification que leur propre histoire
singulière ou la rhétorique ambiante bien pensante. Mudimbe affiche ainsi « son multiculturalisme de fait » dans
son autobiographie (Les Corps Glorieux des mots et des êtres, Paris, Présence Africaine, 1994, p.157), quand de
son côté, Appiah prend la parole à partir de son métissage anglo-ghanéen (In my Father’s House, « Préface »,
pp.VII-XI). Evidemment, Alain Locke ne donnerait pas tort à Mudimbe, qui proclame « l’impossibilité de
réduire quiconque ou quelque culture que ce soit à une essence immobile » en raison de notre « métissité
fondamentale » (Tales of Faith, Oxford, Clarendon University Press, 1997, « Epilogue », pp.199-204) ni à
Appiah. Mais ainsi que le fait remarquer Jonathan Friedman, cet engagement intellectuel en faveur d’une identité
sans frontières, diasporique, est lui-même un positionnement idéologique, et donc, implicitement, une position
politique qui est liée à la situation contemporaine, plus libérale à l’égard de l’intellectuel noir : « From
hybridization to transethnicity, the concept of cultural mixture has been brandished by a large number of
intellectuals in a discourse that is becoming increasingly salient and even aggressive in this period of global
Balkanization. Much of the language [...] expresses, in my view, an increasingly clear politics of identification
on the part of such intellectuals. Blaming power for ethnicity while praising underclass creativity in its
spectacular bricolage of disparate cultural elements is, to my mind, not only to seriously misread the real world,
but to make a bid for power. This is the power of the cosmopolitan [...]. It is to be noted here that these
intellectuals [...] have also created a peaceful, even charming world for themselves, a veritable cocktail party of
mixed up differences. An adequate global anthropology must understand the emergence of this form of
identification and self-identification as well as the latent social group which appears to be surfacing in the
process » (Cultural Identity and Global Process, London, Sage publications, 1994, p.VI-VII).
1
Ross Posnock analyse de façon similaire le cosmopolitisme de Locke : « Though James confined his critique to
the history of philosophy, Locke found it suggestive for his own efforts to reject “cultural purism” and to
construct a cosmopolitanism founded on the capacity to use “culture-goods” instead of owning them » (op.cit.,
p.24). Cette conception, en gésine dès 1909, sera formulée par Locke de façon exemplaire dans un essai de 1930,
« The Contribution of Race to Culture : « There is and always has been an almost limitless natural reciprocity
between cultures. Civilization, for all its claims of distinctiveness, is a vast amalgam of cultures. The difficulties
of our social creeds and practices have arisen in great measure from our refusal to recognise this fact. [...] But do
away with the idea of proprietorship and vested interest, — and face the natural fact of the limitless
interchangeableness of culture goods, and the more significant historical facts of their more or less constant
exchange, and we have, I think, a solution reconciling nationalism with internationalism, racialism with
universalism. But it is not an easy solution, — for it means the abandonment of the use of the idea of race as a
political instrument [...]. But we are in a new era of social and cultural relationships once we root up this fiction
and abandon the vicious practice of vested proprietary interests in various forms of culture, attempting thus in
the face of the natural reciprocity and our huge indebtedness, one to the other, to trade unequally in proprietary
and aggressive ways » ( The Philosophy of Alain Locke, p.203).
75
76
tout moment de s’enfermer dans la circularité infernale d’un « tourniquet de la mauvaise
foi », s’il essentialise, d’une quelconque façon, l’un des termes. Un tourniquet apparaît en
effet quand on « se réfère à deux systèmes de valeurs opposées et refuse de choisir l’un ou
l’autre »1. Genet, nous dit Sartre, se voulait à la fois « le plus fort et le plus faible : le plus fort
de tous quand il est le plus faible, le plus faible quand il est le plus fort. [...] Et puisqu’il
découvre en lui le mouvement de deux dialectiques, il faut à chaque fois qu’il fasse le point
selon l’une et l’autre à la fois »2. Ainsi, celui qui s’engage dans un tel tourniquet vivra, selon
Sartre, « le déchirement comme unité ; sa volonté posera l’incompatibilité des deux thèses et
décidera souverainement de leur unité foncière »3.
« Cette unification — puisqu’elle est impossible — ne peut être donnée que comme une limite : elle
n’apparaît qu’au terme d’un mouvement. Et ce mouvement ne peut être une progression car le seul progrès
possible serait nécessairement la synthèse des contraires. [...] Si la synthèse ne peut se faire — et elle ne se fait
pas puisqu’il s’agit moins d’unir deux termes que deux dialectiques — alors l’antithèse va repasser dans la thèse
et ainsi de suite à l’infini »4.
Tout en accordant une puissante et féconde valeur euristique à cette notion sartrienne
de tourniquet de la mauvaise foi, nous voudrions toutefois montrer, à travers l’exemple de
Locke, que le constat d’échec inéluctable que Sartre tire de son modèle d’analyse est une
erreur de jugement. Sartre pose bien le problème, mais il en tire une fausse conclusion, dans la
mesure où son propre idéalisme hégélien l’incline à interpréter le mouvement dialectique
comme devant nécessairement, téléologiquement, parvenir à une totalité ou à une unité. Or un
tel aboutissement, ou une telle clôture, constituera, nous tâcherons de le montrer, le cadet des
soucis de Locke : ce qui prime, c’est la continuité toujours renouvelée, c’est le prolongement
ininterrompu, c’est la reprise et la relance simultanées, c’est l’échange et c’est l’ouverture,
toujours en excès, plutôt que la clôture par défaut. Certes, cette dynamique existentielle, cette
tension permanente entre des postulations contradictoires, n’empêchera pas Locke de se
relâcher à certains moments, et de se laisser aller à des propos qui pourraient être interprétés
comme essentialistes. Son utilisation de la notion de « race », notamment, contribuera
largement à cette ambiguïté. Nous aurons l’occasion d’analyser plus en détail les faiblesses ou
les risques de ses choix terminologiques, lorsque nous étudierons ses propres essais
philosophiques. Mais avant d’en évaluer ou d’en critiquer la pertinence, il s’agit d’en retracer
fidèlement la genèse, et pour cela, il importe de compléter le tableau de sa formation.
1
Saint-Genet, Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1972, p.368.
Saint-Genet..., p.369.
3
Ibid., p.370.
4
Ibid., p.371.
2
76
77
§7. Une double vocation
Son séjour à Oxford permet à Locke de mesurer à quel point les postulations
contradictoires peuvent s’avérer complémentaires : on vient de le voir, avec sa conception
renouvelée du cosmopolitisme, mais cette prise de conscience se manifeste également au
niveau de la cristallisation définitive de son projet.
Dès son départ pour l’Europe, Locke s’était engagé, on s’en souvient, à participer à la
« promotion de sa race » : ce qui était ainsi postulé, c’était la coïncidence entre son parcours
individuel et le destin collectif de sa communauté d’origine. Cette vision de soi — et cette
visée élitiste — était, de fait, chose courante parmi les intellectuels noirs américains, —
comme elle le sera plus tard chez les « assimilés » ou les « évolués » africains, formés à
l’école des colonisateurs européens. Elle fut notamment thématisée très tôt par Du Bois sous
la formule du « Talented Tenth », qui sous-entendait qu’une intelligentsia constituée des noirs
les mieux éduqués devait s’efforcer, par tous les moyens, de favoriser le développement
social, économique et culturel des masses, déshéritées par le système esclavagiste et ses
conséquences1.
Son parcours académique exceptionnel prédestinait donc Locke, selon ses propres
convictions, à jouer un rôle de premier plan, et c’est dans cette optique, précisément, qu’il
participa à la création, en 1908, de l’African Union Society à Oxford, devenant le secrétaire
honoraire de cette association dont l’objectif affiché était de « cultiver la pensée et
l’interaction entre ses membres, en leur qualité de futurs leaders de la race africaine »2.
1
« The Negro race », écrit Du Bois en 1903, « like all races, is going to be saved by its exceptional men. The
problem of education, then, among Negroes must first of all deal with the Talented Tenth ; it is the problem of
developing the Best of this race that they may guide the Mass away from the contamination and death of the
Worst » (in Writings, p.842). Un demi-siècle plus tard, Du Bois constatera avec amertume que cette généreuse
ambition a été largement dévoyée par la montée d’une bourgeoisie noire, stigmatisée par le sociologue noir
américain Franklin E. Frazier (1894-1962), directeur du département de sciences sociales à Howard University,
dans son ouvrage Black Bourgeoisie : The Rise of a New Middle Class (voir le compte-rendu qu’en fit Du Bois
dans The National Guardian, sous le titre : « The Present Leadership of American Negroes », pp. 354-357 in
David Levering Lewis (ed) : W.E.B. Du Bois : A Reader, New York, Henri Holt & Co., 1995, XIV-801 p.). Dès
1928, Frazier avait sévèrement remis en question le « Rôle du Talented Tenth », tel qu’à la suite de Du Bois,
Alain Locke le défendait (cf. l’article éponyme in Howard University Record, 12:7, décember 1918, pp.15-18),
en mettant l’accent sur l’activisme culturel : « The Negro group », écrivait Frazier dans le mensuel socialiste The
Modern Quarterly, « is a highly differentiated group with various interests, and it is far from sound to view the
group as a homogeneous group of outcasts. There has come upon the stage a group which represents a
nationalistic movement. This movement is divorced from any program of economic reconstruction. [...] It enjoys
the congenial company of white radicals while shunning association with black radicals. The New Negro
Movement functions in the third dimension of culture ; but so far it knows nothing of the other two dimensions
— Work and Wealth » ( p.181 in David Levering Lewis (ed) : The Harlem Renaissance Portable Reader, New
York, Penguin Books, 1994, XLV-770 p.).
2
« The cultivation of thought and social intercourse between its members as prospective leaders of the African
Race » : c’est en ces termes que Locke présente ses activités dans une lettre à sa mère datée du 5 mai 1909 (in
Alain Locke Papers, MSC, HU, Box 164-160, folder 29). Outre Locke, qui concrétisa ses aspirations dans les
77
78
A l’instar de Du Bois, sa conception élitiste va de pair, chez Locke, avec une vision
panafricaine de sa tâche, qui lie étroitement la situation des Noirs Américains à celle de
l’Afrique colonisée. Il y a bien là, d’ores et déjà, une double vocation, d’africaniste et de
« leader » de la race noire, dans la mesure où il entend exercer une influence aussi bien sur le
destin de l’Afrique que sur celui de sa diaspora américaine1. Mais surtout, Locke cherchera
toujours à mener de front — et à faire coexister — ambitions personnelles et visée culturelle
ou politique, inclinations propres et implications scientifiques, professionnalisme universitaire
et action pratique : de cette vocation qui se dédouble constamment, nous trouvons les
premières traces dans les derniers temps de son séjour à Oxford.
Dans la lettre du 5 mai 1909, que nous avons précédemment citée, il confie en effet à
sa mère son appétit d’action, en même temps qu’un enthousiasme sans inhibition aucune :
« J’ai vraiment hâte de revenir en Amérique, et dans ma position ce sera un règne plus orageux et plus
court que celui de Booker, mais pour le meilleur — Je veux avoir le bras long, et la volonté d’en user (…), je
n’ai besoin que d’un environnement favorable — j’ai finalement réalisé de manière définitive à Oxford que
j’étais fait pour une carrière pratique… Chacun des jeunes leaders noirs présents ici à Oxford voudrait
m’attacher à son œuvre, à son champ d’action… Je me suis résolu à me mettre en apprentissage auprès d’un
grand maître »2.
Un peu plus tard, en février 1910, les projets se sont encore précisés, et Mary Locke
répond à une précédente lettre de Locke — malheureusement égarée — qu’elle a été « plutôt
stupéfaite, d’abord, par le plan colossal — cela lui a donné le vertige »3. Les allusions dans
cette lettre montrent très clairement que le modèle de Locke, en matière d’élite intellectuelle
et d’action pratique, continue d’être Booker T. Washington. De toute évidence, Locke
ambitionne de rencontrer cet autodidacte, auteur du témoignage autobiographique Up from
Slavery (devenu un classique des récits d’esclaves), et fondateur en Alabama de l’Institut
Tuskegee, qui cherche à doter les Noirs d’une formation pratique, alliant l’alphabétisation et
l’enseignement de l’arithmétique et des sciences naturelles avec l’apprentissage d’un travail
années vingt, un autre membre fondateur fut Pixley Ka Isaka Seme, Zoulou qui, après avoir obtenu son B.A. à
Columbia University, étudia le Droit à Oxford, et joua ensuite un rôle crucial dans l’unification du nationalisme
sud-africain. C’est lui qui organisa en effet la première réunion inter-ethnique en janvier 1912, qui devait donner
naissance au South African Native National Congress (ancêtre de l’ANC), dont il fut d’abord le trésorier, puis le
président. (Cf. A. Adu Boahen : African Perspectives on Colonialism, Baltimore, John Hopkins University Press,
1987, VIII-133 p. ; pp.70 et 87 ; cf. Stewart, 1979 : p.161 ; voir également son introduction à Race Contacts and
Interracial Relations, pp. XXXVII-XXXVIII).
1
C’est précisément leur élitisme et leur rigueur intellectuelle qui distingueront Du Bois et Locke du
panafricanisme populiste de Marcus Garvey dans les années vingt.
2
« « I really long to get back to America and into my position it will be a stormier and shorter reign than
Booker’s but so much the better — I want a long arm and the will to use it — heredity has given me both, I only
need the favorable environment — I have realized definitely and finally at Oxford that I am cast for a practical
career... Every blasted one of the young race-leaders here at Oxford would like to see me secured for his work,
his field... I have made up my mind to serve a great apprenticeship ».
3
« I was fairly staggered at first by the ‘colossal’ scheme — it made my poor head swim » (Alain Locke Papers,
Moorland-Spingarn Research Center, Howard University, box 164-58, folder 1-7).
78
79
manuel. Est-ce pour autant que Locke désire s’intégrer au projet éducatif de Booker T.
Washington, ou imiter son obséquiosité à l’égard des Blancs ? Non point, ses visées
demeurent encore moins pragmatiques qu’idéalistes et novatrices : Locke ambitionne en effet
de voyager en Afrique, puis de l’Egypte jusqu’en Inde, à travers le Moyen Orient, afin de
tenir un journal d’observations ethnographiques et de mener ainsi une étude comparative de la
question raciale, telle qu’elle est appréhendée par des nationalités et des peuples divers. C’est
afin d’obtenir le soutien de Booker T. Washington pour trouver des sources de financement
que Locke sollicite, dans une lettre du 16 mars 19101, une première entrevue qui aura lieu à
New York, au printemps de cette même année ; l’intérêt que Washington manifeste pour son
projet encourage alors Locke à solliciter une aide plus directe encore. Nous reproduisons donc
ci-dessous, dans son intégralité, la lettre de Locke à Washington, datée du 15 juin 1910, car
elle est intéressante, nous allons le voir, à de nombreux égards :
« I have presented your kind letter of introduction to Mr. Lawrence Abbott, and, although he was unable
at the time to give any more definitive assurances than those already given by his Managing Editor, he has
promised to take the matter up again upon his arrival in New York. I have been successful in obtaining further
commissions in London from the Daily News and the Manchester Guardian, and am hopeful of ultimate success
in the undertaking. The scheme seems to have assume [sic] quite some proportions, and I have high hopes not
only of making it a success as a personal and journalistic venture, but as furnishing some material of permanent
value towards the comparative study of the race problem. I am sending you a detailed synopsis, in which I hope
you will be interested. The plan includes as you will notice, the rights of free reprints for a number of Negro
journals. I have not made the offer as yet to any of the editors because the trip is not yet definitely assured, and
because I have been contemplating asking your advice in the selection of an effective and representative list.
I am hoping further for your advice, and, should you be so inclined, your endorsement in financing the
venture. That it will require to be son financed seems inevitable, as the initial expenses in the matter of
photographic and personal outfit will be large as well as the expense of collecting material, and they cannot be
repaid perhaps until the entire trip has been completed ; while nothing would be more hazardous than to chance
it on remissions from articles as they are published. I am endeavouring to get the whole scheme assured but
private guarantees to the extent of some five thousand dollars, with an initial advance of two thousand, the whole
to be protected by personal life insurance, and covered ultimately it is to be hoped, by the journalistic, lecture
and book proceeds. If I could, through you, be brought into touch with some likely sources, a second visit to
America would be obviated, and I should be profoundly grateful. As soon as they are organized I am applying
through Dr. Butler of Columbia, whom I have seen lately, for an Albert Kahn Travelling Scholarship to help out.
Is Mr. Carnegie a possibility ? I could, of course, see him this side »2.
Le projet de Locke s’inscrit, de toute évidence, dans la continuité de sa conception
renouvelée du cosmopolitisme, qui implique la confrontation directe avec des cultures
étrangères, afin de développer un regard décalé à la fois sur sa société d’origine et sur la
société d’accueil, ou d’observation — ce que Locke définissait, un peu plus haut, comme « un
sentiment ou une appréciation des contrastes de valeurs ». La nécessité reconnue d’un regard
anthropologique conduit ainsi Locke à envisager une mise en pratique immédiate, d’où cette
1
Locke to Booker T. Washington, 16 march 1910, box 912-Ro-I, in Booker T. Washington Papers, Library of
Congress, Washington D.C. Cité également par J.Stewart, in Race Contacts..., LVII.
2
Locke to Washington, 6/15/1910, in Booker T. Washington Papers, 408-Li, Library of Congress, Washington
D.C. Cité également par Stewart, pp.171-172.
79
80
proposition de voyage ethnographique. Mais en même temps qu’il cherche à faire œuvre utile
et scientifique, Locke, par sa sensibilité littéraire, est tout à fait conscient que l’écriture
ethnographique est moins affaire de science que de littérature : c’est en homme de lettres qu’il
entend faire des sciences sociales ; de là cette hybridation du journalisme et de
l’anthropologie qui caractérise son projet. En cela, Locke prolonge une tradition
journalistique, celle du voyage d’exploration en Afrique, qui a fait fortune au XIXe siècle,
notamment avec l’expédition de Stanley, financée par un journal américain, pour retrouver
Livingstone. Mais en même temps il anticipe, par le caractère scientifique de son projet
(observer des attitudes et des mentalités, relever des conceptions à l’égard d’un problème
précis, rapporter des objets et matériaux divers), sur la pratique anthropologique des années
trente, — l’ethnographie itinérante de l’expédition Dakar-Djibouti par exemple, et son
traitement littéraire par Michel Leiris dans L’Afrique Fantôme.
Par ailleurs, Locke révèle, dans cette lettre, un trait non négligeable de sa personnalité
publique : son audace à solliciter, son talent à intégrer les réseaux de pouvoir, et son aptitude à
s’attirer les faveurs des personnalités influentes, voire à « instrumentaliser » leur soutien pour
parvenir à ses fins. Ce courrier est à ce titre un chef d’œuvre de diplomatie : souligner la
gratuité à venir des droits de publication pour les journaux noirs est une habile manœuvre,
sachant que Booker T. Washington, par souci de ne pas voir son action déformée ou critiquée,
s’était peu à peu porté acquéreur de nombreuses publications noires américaines ; cela permet
ensuite à Locke d’incliner Washington à lui indiquer de possibles mécènes pour son
entreprise, voire à mettre lui-même la main au portefeuille. Il y a là une préfiguration précoce
des dons que déploiera Locke dans les années vingt et trente à user de son influence pour
trouver de riches mécènes aux écrivains et artistes noirs américains.
En dépit des encouragements de Washington (qui se refuse néanmoins à une
quelconque aide financière), en dépit du caractère novateur de son projet (ou peut-être
précisément à cause de cela), Locke ne trouvera pas de financement, et devra y renoncer, à
deux reprises : une première fois en 1910 — il retarde alors son retour aux Etats-Unis pour
aller étudier à Berlin et à Paris ; une seconde fois en 1912, où son projet, toujours soutenu par
Washington, n’est pas retenu par le comité du fonds de partenariat Kahn (Kahn fellowship),
créé pourtant dans le dessein de favoriser ce genre d’expéditions. Cette association entre
activité scientifique et production littéraire, entre intérêt particulier, subjectif, et utilité
collective, ce n’est donc pas en tant que journaliste indépendant que Locke la réalisera, mais
bien en se réconciliant avec la perspective d’un retour et d’une carrière d’enseignant aux
80
81
Etats-Unis — carrière qui témoignera elle-même, par son action universitaire et par son
activisme culturel, de la double vocation de Locke.
§8. Un détour par Berlin, Paris et Londres
Ses difficultés financières avec l’intendance ne permirent pas à Locke de rester en
résidence à Hertford College durant l’été 1910, il voyagea donc en Europe pour s’installer à
Berlin, au 5 Grossbereustrasse, où il écrivit sa première thèse de philosophie, The Concept of
Value1. Son séjour en Allemagne fut probablement motivé par son intérêt pour la littérature et
la philosophie allemandes, et tout particulièrement pour l’école psychologique autrichienne de
Brentano et de Meinong, — tradition de pensée que Locke avait découverte à Oxford, et dont
l’influence fut très nette sur sa thèse, ainsi que nous le verrons plus loin. Nous ne disposons,
de fait, que de peu d’informations sur les activités de Locke à Berlin. Ses archives à Howard
University révèlent, dans ses Travel Memorabilia2, que Locke a continué à profiter des
opportunités culturelles qui s’offraient à lui : théâtre, concerts, mais surtout le « musée des
arts des peuples du monde » (Völkerkunde Museum) de Berlin, qui était alors l’un des rares à
posséder une collection d’art africain, où figuraient notamment 580 pièces bronzes du Bénin,
acquises par Félix Von Luschan entre 1897 et 19043. Quant à son dossier scolaire, à
l’Université de Berlin, il indique seulement que Locke fut inscrit comme étudiant en
philosophie du 14 novembre 1910 au 1er janvier 1911, puis du 6 mai 1911 au 22 novembre
19114. Dans les voeux qu’il envoie à Booker T. Washington, le 1er janvier 1911, Locke
s’explique brièvement sur son séjour à Berlin, et manifeste, là encore, sa double vocation, ou
plutôt sa constante fluctuation entre, d’une part, ses exigences et ses ambitions intellectuelles
et, d’autre part, sa passion grandissante de l’action, du « terrain pratique » :
« J’étudie ce semestre à l’Université de Berlin principalement avec la visée d’acquérir l’allemand et
d’avoir quelque connaissance de l’organisation et des méthodes de l’école en Allemagne, mais aussi avec la
visée d’accomplir quelques qualifications préliminaires pour un doctorat allemand, si le temps et l’argent me le
1
Stewart, 1979 : p.177.
Alain Locke Papers, MSC, HU, box 164, folder 204-205.
3
Cf. pp.34-35 in Alain Locke : Negro Art, Past and Present, Washington D.C., Associates in Negro Folk
Education, 1936.
4
Stewart, 1979 : p.196 ; Marlgorzata Irek : « From Berlin to Harlem : Felix Von Luschan, Alain Locke and the
New negro », , pp.174-184 in Werner Sollors and Maria Diedrich (eds) : The Black Columbiad, Cambridge,
Harvard University Press, 1994 ; Ingeborg Solbrig : « Herder and the « Harlem Renaissance » of Black Culture
in America », pp.402-414 in Kurt Mueller-Vollmer (ed.) : Herder Today, Contributions from the International
Herder Conference, Nov.5-8, 1987, Stanford, California, Walter de Gruyter, Berlin / New York, 1990, XXIV451 p.
2
81
82
permettent. A la fin du semestre (en février) j’espère être en mesure de quitter le continent pour l’Egypte et aller
aussi loin que l’Abyssinie si la santé et les fonds me le permettent »1.
Sa qualité de Rhodes Scholar permettait en effet à Locke de venir étudier, après
Oxford, dans la plus prestigieuse des universités allemandes à l’époque2, et d’emboîter ainsi,
une fois encore, le pas à son illustre aîné, Du Bois, qui y avait lui-même étudié l’histoire,
l’économie et la philosophie de 1892 à 1894. Mais si l’on dispose, pour Du Bois, d’un détail
précis des cours qu’il suivit durant son séjour (notamment sur l’histoire de la philosophie,
avec Dilthey), aucune trace officielle n’a été gardée des enseignements auxquels Locke
assista, et nous en sommes réduits à des supputations.
Dans le département de philosophie officiaient pourtant des esprits aussi divers que
brillants, tels Hugo Münsterberg, Georg Simmel, et leurs anciens élèves, Ernst Cassirer,
Bernard Groethuysen, Eduard Spranger. Il est avéré qu’à la suite des conférences de James, à
Oxford, Locke suivit à Berlin les cours de Simmel, car ce dernier s’intéressait vivement, lui
aussi, à la philosophie de Bergson, et il proposait précisément, en 1911, un cours sur l’histoire
des idées allant « de Fichte à Bergson, en passant par Nietzsche »3. Le philosophe de « l’élan
vital » permettra à Locke de découvrir ses profondes affinités personnelles avec la pensée de
Simmel, et de s’initier ainsi à sa sociologie interactionniste, par-delà sa réflexion sur la
morale4 ; Locke viendra ensuite écouter Bergson lui-même à Paris, qui dispensait, cette année
1911, un cours au Collège de France sur la philosophie de Spinoza et un autre sur l’idée
d’évolution5. Ne disposant pas des fonds espérés pour conduire à bien son projet de voyage en
Afrique, c’est en effet en France que Locke se rendit.
1
« I am studying this semester at Berlin University chiefly with a view to acquiring German and some
acquaintance of German school organization and methods, but also with a view of fulfilling some of the
preliminary qualifications for a German doctorate should time and money permit later of my using them. At the
end of the semester (in February) I hope to be in a position to leave overland for Egypt and to get as far up as
Abyssinia should health and funds allow » (Locke to Washington, 1/1/1911, in Booker T. Washington Papers,
Box 428 L-2, Library of Congress, Washington D.C.)
2
Fondée en 1809 par Wilhem Von Humboldt, alors Ministre de l’Education de la Prusse, l’Université de Berlin
ne venait de célébrer que son premier centenaire lorsque Locke vint y étudier, et pourtant elle avait déjà
acceuilli, dans son corps professoral, parmi les plus brillants esprits du XIXe siècle allemand, tels Fichte, Hegel,
Schopenhauer, et formé les intellectuels les plus audacieux, tels, entre autres, Karl Marx, Georg Simmel, Max
Weber et Georg Lukács. Nous nous restreignons évidemment ici au seul domaine de la philosophie.
3
Voir les pages 324 à 328 de l’ouvrage de François Léger : La Pensée de Georg Simmel, Contribution à
l’Histoire des Idées au début du XXe siècle, Paris, Kimé, 1989, VI-374 p.
4
Locke discutera en effet les vues de Simmel, notamment son ouvrage Einleitung in die MoralWissenschaft,
dans sa deuxième thèse de philosophie, soutenu en 1917 à Harvard (The Problem of Classification in the Theory
of Value, an Outline of a Genetic System of Values, p.60 sq, in Alain Locke Papers, Box 164-155, folder 12-25,
manuscript division, Moorland-Spingarn Research Center, Howard University).
5
Sur Locke étudiant de Simmel à Berlin, voir Jeffrey Stewart : « Introduction », pp.XXVIII et LVII in Alain
Locke : Race contacts and Interracial Relations, op.cit., pp.XIX-LIX. Locke fait lui-même une allusion cryptée
à Simmel dans sa quatrième conférence, « Modern Race Creeds and Their Fallacies » (p.70). Sur Locke &
Bergson au Collège de France, voir David Lewis : When Harlem was in vogue, 1979, p.150 ; Arnold Rampersad
: « Introduction » au New Negro, op.cit., p.XI ; Johnny Washington : A Journey into the Philosophy of Alain
82
83
D’autres chercheurs suggèrent que Locke fut par ailleurs, à l’instar de Du Bois, très
sérieusement exposé à la pensée de Herder par le cours du professeur Eric Schmidt sur
l’histoire de la littérature allemande, et que cette autre découverte exercera sur lui une
influence aussi profonde et durable que sur Du Bois1. Mais pour pasticher une formule de
Raymond Aron, il est « à vrai dire aussi difficile d’affirmer que de mettre en doute cette
influence »2. Aussi, à défaut de données biographiques concrètes, nous tâcherons, dans nos
prochains chapitres, de mettre clairement en évidence les lignes de continuité que l’on peut
établir, d’une part, entre Herder et, par exemple, James, Boas et Simmel, ainsi que celles que
l’on peut relever, d’autre part, entre l’ensemble de ces penseurs, Herder et la pensée de Du
Bois et Locke.
En ce qui concerne ces deux derniers, leurs destins vont cesser d’être parallèles pour se
croiser une première fois : et si les troublantes similitudes de leurs parcours universitaires
témoignaient d’intérêts, de préoccupations et de positions intellectuelles extrêmement
voisines, la conjonction s’établit définitivement durant l’été 1911, lorsque les deux hommes
participent, à Londres, au First Universal Races Congress.
Ce congrès, né originellement d’une proposition de Félix Adler, fondateur de la
Ethical Culture Society, et organisé à l’Université de Londres par la branche britannique de la
International Ethical Union, rassembla, du 26 au 28 juillet 1911, plus de mille délégués,
intellectuel(le)s et personnalités religieuses, venus du monde entier pour remettre en cause la
domination du racisme au plan international, mais aussi à l’intérieur de nombreux pays. Ce fut
Adler, précisément, qui ouvrit le colloque avec un discours intitulé « The Modern Conscience
in Relation to Racial Questions ». Du Bois, co-secrétaire avec Adler de la Délégation
américaine, lut ensuite devant l’assemblée un poème de son cru, A Hymn to the Peoples, avant
de célébrer, dans une autre intervention, l’action menée par Booker T. Washington et sa
philosophie de la promotion sociale par l’esprit d’entreprise.3 Mais déjà familiarisé avec le
Locke, op.cit., 1994, p.33 et p.38. Washington cite notamment des lettres de Locke à sa mère, écrites en 1911, où
ce dernier exprime sa profonde admiration pour Bergson, et ses qualités de philosophe et de conférencier. Sur
Bergson au Collège de France, voir ses Mélanges, Paris, P.U.F., p.961. Il n’est pas exclu, par ailleurs, que Locke
ait eu connaissance des deux conférences que Bergson donna à Oxford, en mai 1911, sur « la perception du
changement », voire qu’il y assista.
1
Cf. Marlgorzata Irek, op.cit., pp.174-175 ; Ingeborg Solbrig, op.cit, pp.402-403 ; Mark Helbling (op.cit., en
particulier les chapitres 2 et 3) ; Ross Possnock, op.cit, p.91. ; cf. David L. Lewis, W.E.B. Du Bois : Biography of
a Race, pp.139-143, et pp.165, 171, 174, 199.
2
Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1948, 353 p.; p.307.
3
Hutchinson, op.cit., p.40, Lewis, op.cit., p.439-440. S’il était en réalité, aux Etats Unis, très critique à l’égard
de Washington, Du Bois se souvint en revanche toute sa vie durant avec ferveur de ce premier « congrès
universel des races ». En bon hégélien, il y voyait de façon symbolique, la première étape d’un mouvement
inéluctable de l’histoire : son poème loue ainsi cette « rencontre première des Fils de l’Homme, qui préfigure
l’union du Monde », et prie ensuite Dieu, ou « l’Esprit du Monde », de « sauver [les hommes] de leurs moi
83
84
programme intégrationniste du Tuskegee Institute, Locke fut sans doute moins impressionné
par l’allocution de Du Bois qu’il ne le fut par celles de Félix Von Luschan et de Franz Boas1.
Von Luschan (1854-1924) exerçait les fonctions de directeur adjoint du Völkerkunde
Museum et de professeur d’anthropologie à l’Université de Berlin ; après une formation
intellectuelle pluridisciplinaire, et quatre doctorats en médecine, en sciences, en littérature
(Université de Vienne) et en philosophie (Université de Munich), Von Luschan était
internationalement reconnu comme un expert en anthropologie, en ethnographie et en
archéologie. Ayant consacré une grande partie de sa vie à étudier les caractéristiques
physiques des premières « races » humaines, il vint à Londres pour réaffirmer sa thèse
majeure, à l’époque évidemment polémique et provocatrice : l’origine monogénétique de tous
les peuples du monde, c'est-à-dire l’existence d’une unique souche humaine2.
De son côté, Franz Boas (1858-1942), allemand naturalisé américain, était en train,
par sa critique de l’évolutionnisme de Morgan, de donner forme et droit de cité à
l’anthropologie culturelle aux Etats-Unis. A partir d’observations concrètes, Boas cherchait
notamment à mettre en évidence l’absence totale de liens entre « l’origine raciale » et le
développement culturel. Son ouvrage The Mind of The Primitive Man, paru en 1911, mettait
en lumière l’universalité de la rationalité technique et logique et celle de l’imagination
créatrice parmi toutes les cultures humaines, y compris les moins « développées ». A partir
d’une de ses études, commandée par le Congrès américain, sur les nouveaux immigrants, la
communication que fit Boas devant le Congrès Universel des Races invalidait les distinctions
« scientifiques » établies entre les races humaines afin de reconnaître des « inégalités
naturelles » d’aptitude et d’intelligence3. Par contraste avec l’anthropologie évolutionniste,
incomplets » et de les « aider à rendre divine l’Humanité » (« Save us, World Spirit, from our lesser selves ! [...]
Help us, O Human God, [...] to make Humanity divine », cité in Lewis, W.E.B. Du Bois..., p.440). Par la suite, il
écrivit dans sa première autobiographie que « le congrès des races, qui se tint en juillet 1911 à Londres, aurait
marqué une époque dans l’histoire culturelle du monde s’il n’avait été aussi rapidement suivi de la Guerre
Mondiale [le second congrès des races, prévu initialement à Paris en 1915 fut en effet empêché par l’assassinat
de Sarajevo]. Dans ces conditions, il s’avéra être une grande et roborative opportunité de rassembler des
représentants de nombreux groupes ethniques et culturels, et de mettre en avant des conceptions nouvelles et
honnêtes des bases scientifiques des relations raciales et sociales entre les gens » (« Propaganda and World
War », in Dusk of Dawn, 1940 ; in Writings, Library of America, p.722-723, — nous traduisons).
1
Dans le syllabus de ses conférences (Race Contacts...) données en 1915 et 1916 à Howard University, Locke
cite les actes du Congrès Universel des Races publiés une première fois par Spiller en 1911 (cf. The Critical
Temper of Alain Locke, pp.407-413). Dans la première de ses cinq conférences, Locke mentionne ensuite à
nouveau Boas et Von Luschan (Race Contacts, 1992, pp.7-8).
2
Von Luschan : « Anthropological Conception of Race », in G. Spiller (ed.) : Inter-racial Problems : Papers
from the first Universal Races Congress Held in London in 1911, Boston, Ginn and Co., 1912. Voir également
M. Irek, op.cit., p.178 ; D. Lewis, op.cit., p.441, J. Stewart : « Notes », p. 17-18 in Alain Locke : Race contacts
and Interracial Relations, op.cit.
3
Cf. Nancy Fraser : « Another Pragmatism : Alain Locke, Critical “Race” Theory, and the Politics of Culture »,
p.6 ; in Leonard Harris (ed) : The Critical Pragmatism of Alain Locke, op.cit., pp.3-20. ; Jeffrey Stewart :
84
85
Boas utilisait lui aussi l’anthropométrie, mais pour montrer, cette fois, que les caractéristiques
physiques des « races », qu’on pensait « héréditaires », évoluaient en concomitance avec les
changements dans leurs environnements naturels et sociaux ; de surcroît, il soulignait que
toutes les civilisations progressaient surtout grâce à leurs échanges culturels avec d’autres
civilisations1.
Outre Boas, Von Luschan, Du Bois et Locke, étaient, entre autres, présentes à cette
conférence, des personnalités aussi diverses que le prince anarchiste russe Pyotr Kropotkin, le
romancier sioniste Israel Zangwill (1864-1926)2, l’économiste britannique John A. Hobson,
qui dénonça la finance internationale « auxiliaire de la concurrence impérialiste », le bey du
Caire, Muhammad Sourbour, qui fit un véritable réquisitoire contre l’exploitation coloniale,
les Africains Mojola Agbebi et J. Tengo Jabavu, qui argumentèrent en faveur des « traditions
africaines »3 : encore une fois, Locke se trouvait bel et bien membre participant d’un réseau
véritablement cosmopolite, dans son esprit comme dans sa composition.
Son séjour en Europe touchait cependant à sa fin. Locke s’apprêtait à endosser son rôle
public d’intellectuel noir aux Etats-Unis : ce qu’il fit dès son retour, en publiant deux articles
au printemps et durant l’été 1911. Le premier, intitulé The Negro and a Race Tradition, fut
ensuite l’occasion d’une conférence délivrée le 24 octobre devant l’American Negro historical
Society de Philadelphie, puis, le 12 décembre, devant la Yonker Negro Society for Historical
Research d’Arthur Schomburg4. L’autre article, « The American Temperament », paru dans la
North American Review5, constituait une synthèse des vues et des habitudes de pensée de
Locke au terme de son séjour en Europe, ainsi qu’une préfiguration de ce qui serait son
programme culturel dans les années vingt.
Avec le ton détaché d’un Santayana, et reprenant la rhétorique des tempéraments
culturels d’un Barrett Wendell, Locke soulignait un double paradoxe qui caractérisait « le
« Introduction », pp.XXIII-XXVI in Alain Locke : Race contacts and Interracial Relations, op.cit., pp.XIX-LIX.
; Mark Helbling : op.cit., p.49 ; Georges Hutchinson, op.cit., p.64.
1
« The Instability of Human Types », in G. Spiller (ed.), op.cit., pp.99-103. Cet article est reproduit dans
l’anthologie de textes éditée par Georges Stocking : A Franz Boas Reader : The Shaping of American
Anthropology, 1883-1911, Chicago, University of Chicago Press, 1989, 354 p.; pp.214-218.
2
Zangwill était notamment l’auteur d’une pièce qui remportait, depuis 1908, un grand succès à Broadway : The
Melting Pot : Drama in Four Acts (1914), qui mettait en scène les angoisses et les conflits de génération que
suscitait l’assimilation américaine dans une famille juive établie à New York. Voir Joseph H. Udelson : Dreamer
of the Ghetto : the Life and Works of Israel Zangwill, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1990 ; voir
également Alain Locke : Race Contacts..., p. 91 et la note de Jeffrey Stewart, p. 102.
3
Lewis, op.cit., pp.441-442. ; Du Bois : « The First Universal Races Congress », in The Independent, 70, August
24, 1911, pp.401-403 (reproduit dans Lewis (ed) : W.E.B. Du Bois : A Reader, op.cit., pp.44-47) et « The Race
Congress », in The Crisis, 2 (september 1911), pp.200-209.
4
Harris, 1989, p. 301 ; Stewart, 1979 : p.202 ; Race Contacts..., p.XXXIX ; Hutchinson, op.cit., p.425.
Schomburg sera plus tard l’un des contributeurs de l’anthologie du New Negro (op.cit.) : voir son article : « The
Negro Digs up His Past », pp.231-237.
5
Numéro 19, August 1911, pp.262-270 (article reproduit dans The Critical Temper of Alain Locke, pp. 399-406).
85
86
tempérament ou l’esprit américain » : alors qu’il n’avait pas encore de forme ni de traits
culturels bien spécifiques, il avait néanmoins une existence bien réelle dans la conscience
nationale et la fierté des Américains à le revendiquer ; par ailleurs, ce tempérament, qui
consistait, principalement, dans une confiance en soi démesurée et dans l’affirmation d’un
individualisme forcené, n’avait toujours pas su se réfléchir lui-même de façon critique. Avec
la distance d’un étranger amusé, Locke châtiait donc les préoccupations essentiellement
mercantilistes de ses compatriotes, l’équation qu’ils poursuivaient entre argent et pouvoir, leur
manque d’intérêt pour l’activité culturelle et la créativité artistique, et il dénonçait
l’histrionisme infantile du tempérament américain, si enclin à se contempler dans les yeux des
autres. Locke appelait donc de ses voeux une renaissance culturelle, en formulant l’espoir que
l’esprit américain ne chercherait bientôt plus à s’exprimer dans les seuls « arts industriels »
mais également dans les « arts réflexifs et représentatifs », produisant ainsi une véritable
« tradition nationale »1. Cette préoccupation précoce constitue ainsi un des signes avantcoureurs, dans la pensée de Locke, de l’interaction déterminante qui eut lieu, dans les années
vingt, entre le nationalisme culturel américain et le développement de la Renaissance de
Harlem2. On trouvait enfin, dans l’épilogue de son article, quelques remarques cyniques sur la
nécessité d’utiliser l’argent des millionnaires philanthropes pour dynamiser les arts et la
culture — ce qui sera précisément ce que fera Locke en bénéficiant — et en faisant bénéficier
des écrivains tels Claude McKay, Langston Hughes, Zora Neale Hurston — du mécénat de la
richissime Charlotte Osgood Mason3.
Dans sa propension à fustiger le prosaïsme de ses congénères, dans sa conception
encore restreinte, voire très européenne de la culture, et sa relative indifférence, à l’époque, à
l’égard des formes et des arts populaires, Locke manifeste ainsi un certain élitisme dont il ne
se départira jamais totalement, et qui sera le principal travers que lui reprocheront ses
détracteurs, qu’ils fussent ses contemporains ou certains critiques actuels4. Son raffinement
était de toute évidence à la fois un atout, mais aussi la limite de Locke, et il permet également
de comprendre pourquoi, en dépit de sa volonté d’allier l’activité universitaire à l’activisme
de l’homme de terrain, Locke sera, au rebours de McKay, Langston Hughes, et même Du
Bois, réticent à toute forme radicale d’engagement. Ayant, par exemple, repris contact avec
1
The Critical Temper..., p.400.
Hutchinson, op.cit., pp.1-3, 29-31, 366-367.
3
« If Americans worship money, they worship it as power, as cornered energy [...]. The time comes when the
force he has been collecting threatens to vanish in latent inertia as it were, and the millionaire philanthropist can
only release it by giving. [...] He takes to his new vocation of giving, but as far as the muscular reactions are
concerned there is very little difference between shovelling in and shovelling out » (ibidem, p.405).
4
Claude McKay : A Long Way from Home (1937 ; New York, Harcourt Brace Jovanovitch Publishers, 1970,
p.313) ; Lewis : When Harlem was in vogue, pp.150-155.
2
86
87
Booker T. Washington en 1912, et même voyagé avec lui dans le Sud des Etats-Unis pour une
tournée de conférences, Locke sera profondément choqué par les conditions de vie des noirs,
et les menaces qui pèsent constamment sur leur existence quotidienne : c’est pourquoi il
refusera le poste d’éducateur que lui proposait Washington au Tuskegee Institute pour entrer à
Howard University comme maître assistant d’anglais et instructeur dans le département de
philosophie et d’éducation1.
Une carrière en même temps qu’un destin venait de se sceller : Locke ne quitterait plus
Howard University jusqu’à sa retraite, en 1953, et partagera désormais son temps libre entre
les métropoles américaines de la côte est et celles de l’Europe (Paris, Berlin), qui seront le
terrain privilégié de ses indéniables talents d’intermédiaire et d’homme de réseaux. A cet
égard, Locke est selon nous, avec Du Bois, le précurseur, sinon un des initiateurs, de cette
« formation interculturelle et transnationale » que Paul Gilroy appelle « l’Atlantique noir ».
§ 9. Balises
Nous avons, dans ce chapitre, tâché de reconstituer la genèse d’un esprit et d’une
sensibilité en retraçant la formation intellectuelle ainsi que les influences auxquelles Alain
Locke fut exposé. Nous espérons avoir mis clairement au jour ce qui, dans ce cheminement,
relevait d’un itinéraire singulier et d’orientations personnelles, par contraste avec ce qui
appartenait
aux
conditions
extérieures,
fussent-elles
sociologiques,
culturelles
ou
épistémologiques. Nous avions initialement entamé ce parcours sous le signe du paradoxe, et
avec le souci constant de mettre en évidence, dès le début, un double mouvement, à la fois
d’intériorisation d’une extériorité et d’extériorisation d’une intériorité, ainsi qu’une reprise
réflexive constante, chez Locke, du sujet par lui-même, d’une saisie et d’une projection
simultanée d’un soi qui se comprend et se choisit dans toute sa singularité historique et
culturelle d’intellectuel noir.
Il n’est, de fait, guère étonnant que dans notre effort pour retracer un itinéraire, nous
nous trouvions conduit à adopter, comme lignes directrices, celles-là même qui se dessinent
dans le parcours de Locke et qui orientent son projet, tant existentiel qu’intellectuel. Dans
cette optique, les détours et les circonvolutions qu’on a pu découvrir dans son itinéraire sont
sans doute pour nous le plus sûr chemin pour comprendre et restituer cette figure dans toute sa
1
Stewart, 1979 : pp.205-206. Un Robert Park fera précisément le choix inverse, et à une carrière dans une
université du nord-est, préférera s’investir dans le projet du Tuskegee Institute pendant de nombreuses années,
avant de rejoindre l’école de sociologie de Chicago.
87
88
complexité, puisque ces infléchissements, ces incurvations sont pour elle, et donc pour nous,
autant d’opportunités d’établir des points d’intersection, des points de branchements entre
perspectives différentes, sinon opposées, à tout le moins paradoxales. Mais ce qui constitue
selon nous l’originalité et l’intérêt d’Alain Locke en tant qu’intellectuel noir exemplaire, ou «
paradoxisme paradigmatique », c’est précisément la perspective critique que sa situation
historique et culturelle lui confère. A l’instar de Du Bois, Locke est conduit à s’éprouver
comme une double conscience, et la seule voie qui semble alors s’offrir à lui, pour subvertir
l’essentialisme dans lequel il se trouve enfermé par le regard de l’autre, c’est précisément de
convertir l’oxymore en paradoxisme, c'est-à-dire de souligner, non plus le caractère
antithétique, mais bien l’aspect complémentaire entre les deux postulations (universel et
particulier) et les deux prédicats (intellectuel et noir). Or, pour opérer un tel renversement de
perspective, pour passer effectivement « de l’autre côté du miroir », il faut précisément
développer l’autre aspect de la double conscience, à savoir sa dimension autocritique, ou
« objectivation participante », selon Bourdieu — ce que Locke lui-même thématisera à de
nombreuses reprises sous le concept de « self-criticism »1.
Bien évidemment, une telle démarche présente un danger constant : que l’autocritique
ne dépasse jamais le stade d’une rationalisation confortable et rétrospective de notre situation
socioculturelle et socio-historique, et se résorbe finalement en une justification inquiète, voire
obsessionnelle, de nos positionnements. Il n’y a dès lors qu’une seule manière — bien
qu’elle-même ambivalente —d’éviter un tel travers, de désamorcer un tel piège, de prévenir
l’ironie du sort, et de rester maître de son projet : il s’agit d’opérer, précisément, le travail de
reprise réflexive sur les termes et les concepts mêmes dans lesquels on tâchait d’objectiver sa
propre situation ; il s’agit, à proprement parler, d’opérer une reconstruction des matériaux
intellectuels et conceptuels qui nous sont implicitement suggérés ou insidieusement fournis
1
En 1933, Locke lance ainsi un appel « au style et à l’attitude les plus nécessaires : l’auto-critique et l’humour
rénovateur sont indispensables sur le long terme dans le développement artistique et spirituel du Nègre » [« that
most needed of all styles and most needed of all attitudes : self-criticism and perspective-restoring humor are
indispensable in the long run in the artistic and spiritual development of the Negro »] (Black Truth and Black
Beauty : A Retrospective Review of the Literature of the Negro for 1932 ; Opportunity 11, january 1933, 14-18 ;
reproduit dans Stewart (ed) : The Critical Temper of Alain Locke, op.cit., p.217). Le thème deviendra de plus en
plus insistant dans la pensée de Locke, au point de devenir en 1950 le titre même d’une introduction écrite par
Locke, à un numéro spécial de la revue Phylon consacré à la littérature noire : « Self Criticism, the Third
Dimension in Culture », in Phylon, Fourth Quarter, 1950, volume XI, pp. 165-168). Locke y caractérise cette
perspective autocritique comme « un signe nécessaire et bienvenu de maturité culturelle [...] affirmé il y a vingtcinq ans comme l’un des objectifs de la soi-disante Renaissance Nègre, en compagnie de cette autre but qu’était
l’expression objective de soi » [« objective self-criticism [...] a necessary and welcome sign of cultural maturity
[...] predicated twenty-five years ago as one of the objectives of the so-called Negro Renaissance, along with the
companion aim of objective self-expression »] (p.165) ; il affirme ensuite que « cette troisième dimension
d’universalité objective est l’ultime desideratum pour une littérature qui poursuit un appel et une acceptation
universelle » [« This third dimension of objective universality [...] is the ultimate desideratum for a literature that
seeks universal appeal and acceptance »] (p.166).
88
89
par le cadre épistémologique, intellectuel, culturel dans lequel nous pensons. Opérer un tel
travail ne consiste pas seulement à proposer une archéologie de notre configuration
intellectuelle ou de notre épistémè, comme l’ambitionnait Foucault, afin d’anticiper, peut-être,
son dépassement ; il s’agit plutôt de subvertir l’ordre dominant du discours, c'est-à-dire d’en
révéler les présupposés, d’en saper les bases théoriques, d’en exposer les irrémédiables
contradictions ; il s’agit, ainsi, de faire advenir un nouvel ordre discursif, en mode mineur,
certes, mais appelé à croître, d’en proposer la clé sans pouvoir pressentir la gamme de ses
variations à venir, de fournir une matrice sans préjuger de sa descendance : avorton ou enfant
prodige, qui sait ?
Cette tentative, c’est, nous voudrions à présent le montrer, la tâche que se fixe Alain
Locke dès les années 1910, et qu’il ne cessera de poursuivre, avec patience et ténacité, jusqu’à
sa mort. Mais pour bien comprendre sa praxis, ses options critiques, ses positionnements
divers, pour bien saisir la logique de son activité et de son œuvre, intellectuelle et culturelle, il
nous faut auparavant considérer, dans toute son ampleur et toute son étendue,
l’approfondissement croissant de sa réflexion philosophique, en particulier sur la notion de
valeur et sur l’idée de race, et il nous faut retracer le développement, à partir de leur
articulation, de sa philosophie de la culture.
C’est ce que nous entendions précédemment par la nécessité du détour dans notre
méthode d’exposition. S’il importe, chez Jean Jaurès par exemple, de connaître le détail de sa
réflexion philosophique sur La réalité du monde sensible, titre même de sa thèse publié en
1891, pour appréhender les fondements de son engagement socialiste1, il est, à d’autres
égards, tout aussi déterminant, pour saisir adéquatement l’activisme culturel et la rhétorique
racialiste d’Alain Locke, de connaître dans le détail non seulement les articles qu’il publia de
son vivant sur la notion de valeur et sur l’idée de race, mais également (pour ne pas dire mais
surtout) ses deux thèses de philosophie, celle d’Oxford (1910) et celle d’Harvard (1917),
toutes deux consacrées à l’origine et à la classification des valeurs et toutes deux restées
inédites, ainsi que ses cinq conférences sur « Les contacts de Race et les Relations
interraciales » [Race Contacts and Interracial Relations], demeurées inédites de son vivant2,
1
A ce sujet, voir la préface de Madeleine Reberioux, ainsi que l’avant-propos d’Annick Taburet-Wajngart au
troisième tome des Œuvres de Jaurès : Philosopher à trente ans, Paris, Fayard, 2000, 446 p. Nous utilisons ici
l’exemple de Jaurès, car nous serons amené à recroiser cette figure intellectuelle majeure lorsque nous
discuterons la philosophie de la culture de Locke, et sa convergence avec les textes de Jaurès sur Le Pluralisme
culturel, selon le titre du dix-septième tome de ses Œuvres, édité par Madeleine Reberioux.
2
Seul le Syllabus, ou descriptif du cours, sera imprimé aux frais de Locke et distribué au public des conférences;
il est reproduit dans l’anthologie de Stewart, The Critical Temper..., op.cit., pp. 407-414 et dans nos annexes.
89
90
mais récemment publiées, en 1992, par Jeffrey Stewart sous les auspices des presses
universitaires d’Howard University.
C’est donc à une exposition synthétique des écrits philosophiques, sociologiques et
anthropologiques d’Alain Locke que nous consacrerons nos trois prochains chapitres. Si nous
semblons donc pour un temps déconnecter la théorie de la pratique, c’est afin d’éclaircir
précisément les fondements de cette dernière et les raisons profondes des engagements
intellectuels, et c’est dans le dessein de pouvoir, ensuite, mieux souligner comment les
fluctuations, voire les positionnements apparemment versatiles de Locke, loin d’être
antithétiques, contradictoires, sinon opportunistes, sont au contraire bel et bien les
modulations dynamiques d’une logique complexe mais constante. Fidèle à notre méthode,
nous tâcherons de maintenir la double dimension, subjective et intersubjective, et cela à deux
niveaux : en soulignant, d’une part, l’originalité des contributions de Locke aux débats
philosophiques auxquels il s’intéresse ; en mettant en évidence, d’autre part, comment ses
options philosophiques l’intègrent à de nouveaux réseaux intellectuels, auxquels il participera
activement par l’écho et la propagation que ses activités de critique et d’éducateur donneront
plus tard à leurs idées novatrices. Nous insisterons ainsi, de façon détaillée, sur les influences
déterminantes que connaît Locke, mais aussi sur les éventuelles corrections qu’il leur apporte
lorsqu’il confronte leurs présupposés théoriques à l’expérience concrète de sa situation, ou de
celle des Noirs Américains : il est sans doute peu d’intellectuels noirs qui respectent,
appliquent et incarnent aussi manifestement et brillamment qu’Alain Locke le précepte
césairien, selon lequel il faut « que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes,
non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement », puisqu’« aucune doctrine ne vaut
que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous » 1. Nous trouverons,
enfin, une première occasion d’illustrer, textes à l’appui, notre propre thèse, à savoir que
l’originalité et la spécificité du discours noir est précisément d’être une stratégie
d’indiscipline, c'est-à-dire de s’articuler au croisement de plusieurs pratiques discursives
(philosophie, sciences sociales, littérature) et de favoriser leur interaction, tant sur le plan
artistique que sur le plan interdisciplinaire, afin de remettre en question les cloisonnements
étanches et les hiérarchies rigides qui prédominent.
1
Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956, reproduite dans Georges Ngal : « Lire... » le Discours sur le
Colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 139.
90
91
CHAPITRE II
PARTAGES DE LA PHILOSOPHIE :
LA THÉORIE DES VALEURS,
OU L’AUTRE PHÉNOMÉNOLOGIE
« Man spricht immer von Originalität, allein was will das heißen !— Wenn ich sagen
könnte, was ich alles großen Vorgängern und Mitlebenden schuldig geworden bin, so bliebe
nicht viel übrig. — Was können wir denn unser Eigenes nennen, als die Energie, die Kraft,
das Wollen ! » (Goethe) 1.
« All philosophies, it seems to me, are in ultimate derivation philosophies of life and
not of abstract, disembodied “objective” reality ; products of time, place and situation, and
thus systems of timed history rather than timeless eternity. They need not even be so universal
as to become the epitomized rationale of an age, but may merely be the lineaments of a
personality, its temperament and dispositional attitudes projected into their systematic
rationalizations. But no conception of philosophy, however relativistic, however opposed to
absolutism, can afford to ignore the question of ultimates or abandon what has been so aptly
though skeptically termed “the quest for certainty” » (Alain Locke) 2.
1
Georg Simmel : « Goethes Individualismus », pp.258-259 ; in Logos, herausgegeben von Richard Kroner und
Georg Mehlis, Band III, 1912, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1912, 373 p.
2
Alain Locke, « Values and Imperatives », op.cit., p. 34.
91
92
SECTION I
LA TRADITION PHILOSOPHIQUE
ET LE PROBLÈME DES VALEURS
§ 1. Introduction
La notion de valeur constitue probablement la meilleure entrée pour comprendre et
articuler la vie et l’œuvre d’Alain Locke : elle manifeste la continuité profonde entre sa
formation et sa carrière intellectuelle, elle est à la fois le sol et l’horizon de son activité
théorique et pratique, et elle assure le plus solide ancrage de Locke dans son époque. C’est à
travers le problème des valeurs, de leur origine et de leurs mutations, qu’un itinéraire et un
tempérament singuliers rencontrent un nouveau contexte historique et intellectuel, qu’ils
aident à le façonner tout en étant déterminés par lui en retour ; c’est donc, précisément, cette
dialectique interactive que nous voudrions à présent explorer.
Des auspices aussi divers que la pédagogie avant-gardiste des Ethical Societies de
Philadelphie, la religiosité quelque peu mystique de sa mère, la tradition aristocratique
d’Harvard (puis d’Oxford) ; l’influence de personnalités aussi marquantes que Barrett
Wendell, William James, Josiah Royce ou George Santayana ; le dandysme, enfin, auquel luimême s’identifiait : ces multiples environnements avaient bien évidemment prédisposé Locke
à manifester un profond intérêt pour la question des valeurs, et pour leur emprise sur nos
modes de comportements ; ils ne pouvaient, en particulier, que l’inciter à s’interroger sur les
liens entre éthique et esthétique, ou encore entre philosophie et religion. Dans une atmosphère
profondément idéaliste, Locke avait fait sien l’optimisme platonicien, kantien, et roycien, qui
dit que le beau nous élève à l’idée du bien, que la loi morale brille en chacun de nous, et que
son observation, alliée à la quête du beau, nous garantit la gratitude, la reconnaissance et le
respect universels. Son expérience de la discrimination raciale, d’abord à Oxford, puis à son
retour définitif aux Etats-Unis, la confrontation aux pressions sociales et économiques de sa
situation d’intellectuel (et qui plus est, de philosophe) noir, opposèrent un cruel démenti à ses
illusions idéalistes ; mais loin de l’incliner vers un pessimisme désenchanté, elles stimulèrent,
chez Locke, une volonté nouvelle de réalisme et un nouveau volontarisme, plus réaliste ;
92
93
déterminé à servir une grande cause, dans l’esprit du loyalisme roycien1, et déterminé à
prendre une part active aux débats intellectuels de son temps, il n’eut dès lors de cesse de
développer sa réflexion philosophique et de la mettre à l’épreuve de l’expérience par toutes
sortes d’agencements expérimentaux. La théorie générale de la valeur se trouve ainsi, chez
Locke, au cœur de son indexation de la théorie sur la pratique, et de son articulation entre
éthique et esthétique.
Pour mesurer l’importance et la constance de cette question dans ses préoccupations
intellectuelles, il suffit de se référer à l’étendue et au volume de sa bibliographie sur ce sujet :
de 1910, date de sa première thèse de philosophie sur Le Concept de Valeur, à 1954, où paraît
l’une de ses dernières recensions critiques, « Des valeurs qui comptent »2, ce sont des
centaines de lectures et de pages écrites que Locke lui consacre, sur plus de quarante ans.
Parmi ces textes, nous nous concentrerons donc sur les plus importants, c'est-à-dire,
tout d’abord, sur les deux thèses de philosophies (non publiées, à l’heure actuelle, mais
disponibles dans les archives d’Alain Locke à Howard University), respectivement intitulées :
An Essay on the Concept of Value3; The Problem of Classification in the Theory of Value, an
Outline of a Genetic System of Values4. Nous prendrons également en considération les
articles de philosophie publiés (ou non), par Locke de son vivant, et réunis par Leonard Harris
dans son anthologie The Philosophy of Alain Locke : « Values and Imperatives »5, « A
Functional View of Value Ultimates »6, « Value »7, « Pluralism and Intellectual
1
« Par loyalisme j’entends [...] le dévouement, volontaire, pratique et total, d’une personne à une cause » (Josiah
Royce : Philosophie du loyalisme, traduction de Jacqueline Morot-Sir, Paris, Aubier / Montaigne, 1946, 255 p. ;
p. 37).
2
« Values that Matter », review of Realms of Value, by Ralph Barton Perry (Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1954, in Key Reporter 19:3 (1954), p.4 ; recension reprise dans Leonard Harris (ed) : The
Philosophy of Alain Locke, op.cit., pp.158-159. Ralph B. Perry, ami et collègue de James à Harvard, et qui fut
notamment l’éditeur des œuvres et d’une colossale bio-bibliographie de ce dernier après sa mort, consacra une
large part de son œuvre personnelle à la théorie générale de la valeur (General Theory of Value, Its Meaning and
Basic Principles construed in terms of Interest, Longsmans, Green & Co, New York, 1926, XVII-702 p.). A la
mort de Josiah Royce, en 1916, c’est lui qui devint le nouveau directeur de thèse de Locke à Harvard.
3
Oxford Thesis, september-october 1910, 472 p.; manuscrit holographe, in Alain Locke Papers, Howard
University, Moorland Spingarn Research Center, box 125 (désormais abrégé OT).
4
Harvard Thesis, september 1917, 263 p.; manuscrit dactylographié, in Alain Locke Papers, Box 164-155,
folder 12-25, Manuscript Division, Moorland-Spingarn Research Center, Howard University (désormais abrégé
HT).
5
Dans Hook (Sidney) & Kallen (Horace M.) (eds) : American Philosophy Today and Tomorrow, New York, Lee
Furman, 1935, pp.312-333 ; The Philosophy of Alain Locke, op.cit., pp. 34-50.
6
Conférence à Columbia University, December 13, 1945, non publiée ; in Alain Locke Papers, Manuscript
Division, Moorland-Spingarn Research Center, Howard University ; The Philosophy of Alain Locke, op.cit.,
pp.81-93.
7
Article non daté et non publié, in Alain Locke Papers, Manuscript Division, Moorland-Spingarn Research
Center, Howard University ; The Philosophy of Alain Locke, op.cit., pp. 111-126.
93
94
Democracy »1, « Cultural Relativism and Ideological Peace »2, « Pluralism and Ideological
Peace »3, « The Need for a New Organon in Education »4.
Une telle abondance bibliographique nous confronte, de façon immédiate, à la
difficulté de nous livrer à une exposition, à la fois la plus précise et la plus synthétique
possible, de la théorie générale de la valeur selon Alain Locke. Nous avons évidemment, dans
ce défi, quelques prédécesseurs : Jeffrey Stewart a consacré, en 1979, une quarantaine de
pages de son Ph.D. aux deux thèses de Locke5 ; Ernest Mason mentionne également la thèse
d’Harvard dans un article6; Johnny Washington présente à deux reprises « l’axiologie d’Alain
Locke », dans différents chapitres de ses livres sur notre auteur7 ; plusieurs articles, enfin, ont
été rassemblés dans l’ouvrage collectif publié par Leonard Harris8. Toutefois, en dépit des
titres souvent fort prometteurs des contributions existantes, force nous est de constater que
nos attentes sont, malheureusement, généralement déçues : la critique s’y confond avec la
paraphrase, laquelle se limite aux seuls articles, sans prendre en considération les thèses ;
lorsque les sources philosophiques de Locke sont mentionnées, elles ne sont jamais ellesmêmes explorées, ce qui interdit, de fait, tout commentaire sérieux sur leur interprétation par
Locke, et rend impossible toute analyse de sa propre originalité, ou encore toute
compréhension véritable de certains paradoxes saillants ; lorsque des rapprochements sont
tentés avec d’autres auteurs, ils n’appartiennent le plus souvent qu’au strict contexte
intellectuel du pragmatisme américain, et finissent ainsi par réduire Locke à n’être qu’un
1
in Conference on Science, Philosophy, and Religion, Second Symposium, New York, 1942, pp.196-212 ; The
Philosophy of Alain Locke, op.cit., pp 53-66.
2
in Bryson (Lyman), Finfelstein (Louis), MacIver (R.M.) (eds) : Approaches to World Peace, Conference on
Science, Philosophy and Religion, New York, Harper & Brothers, 1944, pp.609-618 ; The Philosophy of Alain
Locke, pp. 69-78.
3
in Hook (Sidney) & Knovitz (Milton R.) : Freedom and Experience, Essays presented to Horace M. Kallen,
Ithaca (N.Y.), New School for Social Research and Cornell University Press, 1947, pp.63-69 ; The Philosophy of
Alain Locke, pp.96-102.
4
in Goals for American Education, Conference on Science, Philosophy and Religion, Ninth Symposium, New
York, 1950, pp.201-212 ; The Philosophy of Alain Locke, pp. 265-275.
5
A Biography of Alain Locke : Philosopher of the Harlem Renaissance, 1886-1930, 1979 (thèse non publiée,
University Microfilms International, Ann Harbor, Michigan, 368 p. ; voir pp. 178-197 sur The Concept of Value
et pp. 238-257 sur The Problem of Classification in the Theory of Value.
6
« Alain Locke’s Philosophy of Value », pp. 1-16 in Russell J. Linnemann (ed) : Alain Locke, Reflections on a
Modern Renaissance Man, Louisiana State University, Baton Rouge & London, 1982, XV-146 p.
7
« Aspects of Alain Locke’s Axiology », in Alain Locke and Philosophy, A Quest for Cultural Pluralism,
Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1986, XXXII-246 p. ; « Norms and the Social Realm : Alain Locke,
John Dewey and Henri Bergson », « A General Theory of Relativism », « The Nature and Dynamics of Values »
in A Journey into the Philosophy of Alain Locke, Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1994, VIII-220 p.
8
Sally J. Scholz : « Values and Language : Toward a Theory of Translation for Alain Locke », pp.39-52 ;
« Alain Locke’s Multicultural Philosophy of Value : A Transformative Guide for the Twenty-First Century »,
pp. 85-95 ; Kenneth W. Stikkers : « Instrumental Relativism and Cultivated Pluralism : Alain Locke and
Philosophy’s Quest for a Common World », pp.209-218 ; Segun Gbadegesin : « Values, Imperatives, and the
Imperative of Democratic Values », pp.277-290 ; in Leonard Harris (ed) : The Critical Pragmatism of Alain
Locke, A Reader on Value Theory, Aesthetics, Community, Culture, Race and Education, Rowman and
Littlefield Publishers Inc., Lanham (Maryland), 1999, XXV-357p.
94
95
épigone de William James ou de John Dewey. Quant à la présentation des deux thèses par
Stewart, elle est, hélas, trop centrée sur le domaine de l’esthétique et sur le thème de
l’utilitarisme pour pouvoir rendre tout à fait justice à leurs ambitions, et pour nous laisser voir
leurs différences, sinon l’évolution de Locke d’une thèse à l’autre, ou encore la radicalisation
des thèses aux articles, qui sont écrits à près de vingt ans de distance, — et surtout, après que
Locke a initié le mouvement littéraire du « New Negro ».
La nécessité d’une reprise apparaît ainsi d’autant plus justifiée qu’elle peut prendre
acte des manquements passés mais inévitables, car inhérents au caractère pionnier des travaux
de Stewart ou de Mason et à la nécessité de rendre, comme Harris, les textes de Locke à
nouveau disponibles au plus large public possible. Enfin, en s’astreignant à n’être qu’une
contribution à l’histoire des idées dans la première moitié du XXe siècle, une telle entreprise
peut s’éviter l’inféodation courante, mais partiale et malheureuse, de Locke à des débats
contemporains, tels ceux du postmodernisme, du postcolonialisme ou encore de
l’afrocentrisme.
Notre présentation s’organisera donc en rubriques, afin de dégager les propositions et
les préoccupations constantes qui se laissent découvrir, chez Locke, dans l’ensemble de ses
textes, mais aussi afin de souligner les réajustements de certaines thèses, les difficultés non
résolues, et mieux souligner, ainsi, les implications, pour la suite, de ces thématiques
constantes et de leurs éventuelles apories. En nous confrontant ainsi à l’assiduité et à
l’ampleur de son effort intellectuel à penser et repenser la question des valeurs, nous
voudrions mettre en évidence plusieurs projets à l’œuvre dans la réflexion d’Alain Locke.
1. Il y a, tout d’abord, la volonté de s’insérer dans un champ disciplinaire (celui de la
philosophie, de prendre part aux débats qui le dominent, à un niveau international, mais aussi
d’y apporter sa propre contribution originale : ainsi, par-delà la recension et la critique des
différentes théories de la valeur, nous verrons également comment Locke n’a cessé d’exposer,
de réviser et de raffiner sa propre théorie et sa propre classification des valeurs. Mais en
étudiant l’entreprise de légitimation universitaire que constituent ses deux thèses et ses divers
articles de philosophie, nous allons surtout tâcher de montrer comment cette insertion, dans un
champ discursif déjà constitué, manifeste bel et bien la double dialectique, suggérée dans
notre introduction, de maîtrise de la forme (en l’occurrence, ici, la philosophie
professionnelle, ses habitudes conceptuelles et terminologiques) et de déformation de la
maîtrise. A cet égard, notre objectif sera de montrer comment Locke articule de façon
originale deux régimes conceptuels antagonistes, et plus précisément, d’illustrer comment il
prend progressivement ses distances avec un régime dominant dans la philosophie, le régime
95
96
gnoséologique, toujours en quête d’a priori, d’absolu et de permanence, pour faire advenir, au
cœur même de ce dernier, un autre régime conceptuel, axé sur la turbulence, ou régime
axiologique.
2. Il se découvre, ainsi, une volonté délibérée d’ouvrir la philosophie, son champ
disciplinaire d’accueil, sur d’autres pratiques discursives et sur d’autres applications que la
seule ambition critique, définitionnelle et taxinomique. Nous verrons, en effet, comment la
déformation de la maîtrise conduit notamment Locke à réorienter l’entreprise gnoséologique
de la philosophie vers des préoccupations plus concrètes : penser, à partir de la question des
valeurs, les conditions de possibilité et la nature des conflits dans et entre les individus, ou
encore, plus largement, les sociétés ; trouver, par une connaissance adéquate des mouvements
et des changements de valeur, les moyens de résoudre et de dépasser ces mêmes conflits.
Nous verrons, de fait, comment ce même effort conduit également Locke à participer à la
légitimation des sciences sociales en illustrant le rapport complémentaire de la philosophie,
de l’anthropologie et de la sociologie pour penser le fait social.
3. Nous verrons en outre s’esquisser, dans cette recherche d’une meilleure
compréhension des modes opératoires et du rôle fonctionnel des valeurs (tant au niveau
individuel que collectif), la volonté d’assurer, à long terme, le succès d’activités nouvelles et
expérimentales, comme la promotion d’une littérature noire et de sa critique littéraire, dont
l’objectif sont précisément de transformer les perceptions, et par là les attitudes et les
relations interraciales et interculturelles.
4. De façon plus restreinte, nous pourrons ainsi constater la connexion étroite entre les
positionnements intellectuels et philosophiques d’Alain Locke et sa situation historique,
sociale et culturelle. Son pluralisme et son relativisme épistémologique et culturelle
apparaîtront ainsi de plus en plus clairement comme une rationalisation, selon ses propres
aveux ; tandis que ses agencements pour concilier deux régimes conceptuels antithétiques, son
insistance sur la médiation et la synthèse sembleront par la suite en correspondance étroite
avec ses entreprises culturalistes, en particulier lors de la « Renaissance de Harlem ».
§ 2. Un nouvel horizon philosophique
Pour nos esprits contemporains, l’apparition de la notion de valeur dans l’histoire de la
philosophie est étroitement associée au nom de Friedrich Nietzsche (1844-1900). C’est en
effet, dans le contexte du positivisme triomphant et du Darwinisme naissant, l’un des premiers
96
97
penseurs à prendre acte de la crise des valeurs religieuses et morales ; il entreprend alors de
précipiter leur effondrement en proposant une philosophie du renversement de toutes les
valeurs. Sa nouvelle méthode critique, qu’il expérimente dans Par-delà bien et mal (1886) et
La Généalogie de la morale (1887), consiste à s’interroger sur « la valeur des valeurs » en les
rapportant à « des évaluations, ou pour parler plus clairement, des exigences physiologiques
qui visent à conserver un certain mode de vie »1; cette démarche « généalogique » lui permet
alors de souligner qu’il n’y a, d’une part, aucune stabilité ni permanence acquises pour nos
valeurs et nos convictions les mieux établies, sinon de manière factice et arbitraire, mais que,
d’autre part, cette illusion naïve s’est avérée absolument nécessaire à la conservation des
formes de vie les plus faibles, garantissant ainsi, dans la vision nietzschéenne, le « triomphe
des esclaves sur les maîtres ».
Nietzsche n’est toutefois pas le seul à s’interroger, en ce dernier tiers du XIXe siècle,
sur l’origine de nos valeurs. Il faut aussi compter avec ce que les historiens de la philosophie
ont pris coutume d’appeler « l’école autrichienne »2, constituée principalement par Franz
Brentano (1838-1917), Alexius Meinong (1853-1921), Christian Von Ehrenfels (1850-1932),
et Joseph Kreibig (1863-1917)3, ainsi qu’avec l’idéalisme néo-kantien de « l’Ecole de Bade »,
représenté par Wilhem Windelband (1848-1915), Heinrich Rickert (1863-1937), Hugo
Münsterberg (1863-1916), Thomas Lipps (1851-1914) assurant quant à lui le lien entre
l’influence brentanienne et le kantisme4.
1
Par-delà bien et mal, « Des préjugés des philosophes », §3 ; Paris, Gallimard, Folio Essais, 1987, p.14.
cf Norman O. Eaton : The Austrian Philosophy of Values, Oklahoma, Norman, 1930 ; Louis Lavelle : Traité
des Valeurs, Tome I, Paris, PUF, 1951, XV-751 p.
3
Parmi l’abondante bibliographie que ces auteurs ont consacrée à la théorie générale de la valeur, on peut
notamment consulter les textes suivants ; Franz Brentano : Grundlegung und Aufbau der Ethik, Hamburg, F.
Meiner, 1978, XXIV-424 p. ; Grundzüge der Äesthetik, Hamburg, F. Meiner, 1988, XXXVI-260 p., Psychologie
du point de vue empirique, traduction et préface de Maurice de Gandillac, Paris, Aubier, 1944 ; Alexius
Meinong : « Für die Psychologie und gegen den Psychologismus in der allgemeinen Werttheorie », pp.1-14 in
Logos, Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, herausgegeben von Richard Kroner und Georg
Mehlis, Band III, 1912, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1912, 373 p. ; Abhandlung zur
Werttheorie, Graz, Akademische Druck und Verlaganstalt, 1968, XIII-765 p. ; Über Annahmen, Graz,
Akademische Druck und Verlaganstalt, 1977, XXV-537 p. ; Théorie de l’objet et Présentation personnelle,
Paris, Vrin, 1999, 191 p. ; Christian Von Ehrenfels : System der Werttheorie, Band I : Allgemeine Werttheorie,
Psychologie des Begehrens, Leipzig, O.R. Reisland, 1897, XXIII-270 p. ; Joseph Kreibig : Psychologische
Grundlegung eines Systems der Werttheorie, Wien, 1902.
4
Wilhem Windelband : Über Willensfreiheit, Tübingen, 1904 ; Heinrich Rickert : Science de la culture et
Science de la nature, traduit de l’allemand par Anne-Hélène Nicolas, Caroline Prompsy et Marc de Launay,
Paris, Gallimard, 1997, XXVI-292 p.; « Lebenswerte und Kultur werte », pp.131-166 in Logos, Internationale
Zeitschrift für Philosophie der Kultur, herausgegeben von Georg Mehlis, Band II, 1911/12, Tübingen, Verlag
von J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1912, 380 p. ; « Psychologie der Weltanschauung und Philosophie der Werte »,
in Logos, Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, Band IX, 1920-21, Tübingen, Verlag von J.C.B.
Mohr (Paul Siebeck), 1921 ; Hugo Münsterberg : Psychology and Life, Westminster, A. Constable, 1899, XIV282 p. ; Philosophie der Werte, Leipzig, Barth, 1921, VIII-486 p. ; Thomas Lipps : Vom Fühlen, Wollen und
Denken, Leipzig, 1902.
2
97
98
Il est difficile de savoir si ce sont les thèses radicales de Nietzsche qui ont suscité le
besoin de reprendre et de défendre l’héritage kantien1, ou dans quelle mesure exacte le
problème de l’écart entre le caractère abstrait et la réalité concrète des valeurs, que
soulevaient à la même époque les économistes autrichiens2, a déterminé leurs compatriotes
philosophes à chercher, dans la psychologie empirique, de fermes fondements à l’objectivité
des jugements de valeur : toujours est-il que tous ces philosophes se situent, dans leurs
préoccupations axiologiques, précisément à l’opposé de Nietzsche. S’ils s’interrogent, eux
aussi, sur la constitution des valeurs au cœur même de l’expérience, sur leur rapport à la vie
ou sur leur relation avec nos facultés émotives et conatives (le sentiment, le désir, la volonté,
la puissance), ce n’est pas pour indexer, à l’instar de Nietzsche, la psychologie et la
philosophie sur la physiologie, mais bien au contraire pour maintenir l’inféodation de cette
dernière aux disciplines de l’esprit, et par conséquent, la supériorité de ces dernières.
La « théorie générale de la valeur » devient donc progressivement, au seuil du XXe
siècle, une préoccupation majeure des philosophes et des penseurs des sciences sociales, avec
une orientation dominante pour les domaines de l’éthique et de l’esthétique, et elle en vient à
constituer un nouveau tournant scientiste, où la philosophie continue de jouer son rôle de
méta-science, tandis que la psychologie fournit désormais la nouvelle méthodologie et les
nouveaux fondements. Pour ces mêmes raisons, elle commence à s’exporter, et dépasser les
frontières des pays germaniques. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, Wilbur Urban se fait
l’initiateur d’un néologisme et d’une nouvelle science idéaliste, « l’axiologie », tandis que les
pragmatistes John Dewey et Ralph Barton Perry, disciple de James, développent quant à eux
une approche plus réaliste des valeurs, à partir des notions d’intérêt et d’utilité instrumentale3.
Mais en France, en revanche, l’héritage du positivisme d’Auguste Comte, l’influence du
cartésianisme, et la faveur croissante du bergsonisme ne constituent pas un sol propice à
l’implantation de la théorie générale de la valeur, et les débats qui animent les revues
philosophiques et psychologiques allemandes ou américaines ne trouvent donc qu’un moindre
écho, sinon dans l’ouvrage de Théodule Ribot (1839-1916) intitulé La Logique des sentiments
1
C’est là l’hypothèse de Lavelle, op.cit., p.98.
F. Von Wiese (1851-1926) et E. Von Böhm-Bawerk (1851-1914) ; cf Louis Lavelle, op.cit., pp. 104 et 161.
3
Wilbur Marshall Urban : Valuation, its Nature and Laws, New York, The MacMillan Co., 1909, XVIII-433 p. ;
John Dewey : Essays and Outlines of a critical Theory of Ethics, in The Early Works of John Dewey, Volume III,
1889-1892, Carbondale & Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1969, CVII-388 p. ; « Experience
and Philosophic Method », « Existence as Precarious and Stable », « Existence, Value, and Criticism », pp. 249354 in John McDermott (ed) : The Philosophy of John Dewey, Chicago, The University of Chicago Press, 1981,
XL-723 p. ; Ralph Barton Perry : « The Definition of Value », Journal of Philosophy, XI, 1912 ; General Theory
of Value, Its Meaning and Basic Principles construed in terms of Interest, New York, Longsmans, Green & Co.,
1926, XVII-702 p.
2
98
99
(1905)1. La question des valeurs demeure davantage le souci des sociologues, en particulier de
Gabriel Tarde et d’Emile Durkheim, dont les efforts pour démontrer que l’apparition des
valeurs est le fait des relations sociales s’apparentent à ceux déployés par Georg Simmel en
Allemagne2.
C’est donc dans ce contexte nouveau, marqué par l’importance croissante de la notion
de valeur dans les débats intellectuels, que Locke effectue sa formation, puis ses premiers
travaux philosophiques. Il n’est, dès lors, guère étonnant que tous les auteurs que nous venons
de mentionner se retrouvent cités et discutés dans l’une de ses deux thèses, ou dans l’un de ses
articles. Ainsi, lorsqu’on consulte la précieuse bibliographie sur « la valeur à l’époque
contemporaine », commentée et établie en 1951 par Louis Lavelle, alors professeur au
Collège de France, dans son ouvrage de synthèse et de réflexion3, on ne peut que constater,
par similitude, la rigueur intellectuelle d’Alain Locke, lecteur familier et critique avisé de tous
les auteurs cités par Lavelle, qu’ils soient Allemands, Anglais, Américains ou Français ; et
l’on n’est ainsi guère étonné de le trouver à son tour implicitement mentionné par l’auteur du
Traité des Valeurs4. Enfin, Locke reconnaît lui-même à de multiples reprises le double
patronage qui présidait à ses excursions dans ce nouveau champ de la philosophie. Ainsi, s’il
cite effectivement Nietzsche, il se refuse clairement à lui accorder le rôle principal : pour
autant, en effet, que l’élitisme de Locke pouvait être flatté, dans sa conception du « Talented
Tenth », par l’aristocratisme du philosophe allemand, sa sensibilité historique et son
tempérament ne pouvaient qu’être heurtés par le ton condescendant de la rhétorique
nietzschéenne à l’encontre des esclaves ou du sentiment religieux5. En raison du racisme
ambiant auquel il était confronté, Locke ne pouvait pas davantage accepter une interprétation
de l’origine des valeurs en termes exclusivement biologiques ou darwiniens qui, pris mal à
1
Paris, Félix Alcan, 1920 [cinquième édition], X-200 p. Voir en particulier le deuxième chapitre, pp.33-46, où
Ribot discute Nietzsche, Meinong, Urban, et Tarde.
2
Tarde: « Les deux sens de la valeur », Revue d’Economie politique, 1888 ; La Logique sociale (1895), Paris,
PUF, « Les empêcheurs de penser en rond », 1999, 603 p. ; Durkheim : « La détermination du fait moral »
[Bulletin de la Société française de Philosophie, 1906] ; « Jugements de valeur et jugements de réalité » [Revue
de métaphysique et de morale, 1911, cité dans la thèse d’Harvard, p.237], articles repris dans Sociologie et
Philosophie, Paris, PUF, 1974, 123 p. ; Les formes élémentaires de la vie religieuse, [1912], Paris, PUF,
collection Quadrige, 1998, 647 p. ; Simmel : Philosophie de l’argent [1900], Paris, PUF, Quadrige, 1999, 662 p.
3
Traité des Valeurs, Tome I, op.cit., pp. 158-177.
4
A la page 171, parmi les « autres publications collectives où une place est faite à la philosophie des valeurs »,
Lavelle mentionne en effet l’ouvrage édité en 1935 par Horace Kallen et Sidney Hook, American Philosophy
Today and Tomorrow, où Locke publia son premier article sur la question : « Values and Imperatives ».
5
« We must never overlook the significant historical fact that it was Nietzsche’s provocative raising of the
question of the “transvaluation of values” that inaugurated modern value theory by precipitating the basic
question of the ultimacy of our traditional values. But there are also pressing contemporary reasons for this
approach in the crucial current problems of value conflict both within and between our contemporary cultures, a
situation which seems to verify Nietzsche’s diagnosis of our era as a time of unprecedented value crisis » (« A
Functional View of Value Ultimates », op.cit., p.83) ; voir également « Value », p.115.
99
100
propos, pouvaient être instrumentalisés pour conforter et légitimer un ordre social inégalitaire.
C’est pourquoi il préfèrera toujours saluer Brentano comme le véritable « père de la théorie
moderne de la valeur »1.
Ce choix n’était pas sans conséquence : il plaçait d’entrée de jeu Locke dans
l’obédience d’un régime conceptuel dominant dans la philosophie, le « régime
gnoséologique ». Nous allons voir en effet, dans les pages qui suivent, comment l’influence
de Brentano et de Meinong se fait sentir sur la pensée du jeune philosophe noir américain,
mais aussi comment il s’en démarque, dès sa première thèse, en tâchant de faire advenir, par
le truchement d’Ehrenfels, mais surtout dans l’inspiration de William James, un régime
minoritaire au cœur même du régime dominant. Sous l’apparence d’un ralliement à la
conception traditionnelle de la philosophie, il pourrait bien ainsi se jouer, tout aussi radicale
que la critique généalogique ou le renversement, par Nietzsche, des valeurs des faibles et le
rétablissement des valeurs des forts, la réhabilitation par Locke des opprimés et des méprisés
et la genèse d’un ordre véritablement pluraliste, démocratique et paritaire.
§ 3. Le projet philosophique d’Alain Locke
Pour bien identifier le projet philosophique d’Alain Locke, il faut partir de son
impulsion initiale, c'est-à-dire de sa première mise en forme, en 1910, dans son Essai sur le
concept de valeur. Il s’agit, selon la préface de ce texte, d’« esquisser une psychologie de la
valorisation » : dans l’esprit des nuances terminologiques établies par les penseurs allemands
entre la constitution de valeur [Wertgebung] et la valeur constituée [Wert], c'est-à-dire entre
un processus et son résultat, Locke distingue donc très clairement l’activité de valorisation
[valuation], qui relève du sentiment, de l’activité d’évaluation [evaluation], qui relève, elle,
du jugement. Mais par-delà la dualité de cette distinction, ce que Locke cherchera précisément
à penser, nous le verrons, c’est la corrélation et l’articulation entre ces deux activités : il
s’agira pour lui de découvrir, d’une part, comment la valorisation rend possible le jugement
de valeur, c'est-à-dire en quoi elle est elle-même déjà du jugement ; mais aussi d’expliquer
comment le jugement de valeur prolonge la valorisation, c'est-à-dire en quoi il est lui-même
encore du sentiment.
En s’intéressant ainsi aux processus de valorisation, Locke entend proposer une
« définition constructive du concept général de valeur », en « définissant [celle-ci] dans les
1
OT, pp. 51, 79-80 ; HT, pp. 1-2, 72 ; « Values and Imperatives », p.38 et p.46.
100
101
termes de sa nature psychologique », et en établissant de cette manière une « corrélation entre
les différents types de valeur »1.
S’interrogeant, enfin, tant dans l’introduction de sa thèse d’Oxford que dans celle
d’Harvard, sur la « nécessité d’une théorie générale de la valeur », Locke en vient à expliciter
l’articulation entre son objet et sa méthode philosophique de deux manières différentes.
1. Il souligne, tout d’abord, l’ambition « exhaustive et scientifique » de la théorie
générale de la valeur, et son double objectif : « décrire » la constitution de nos valeurs dans
l’expérience, et décrire leur fonctionnement en tant que normes de nos comportements2. En ce
sens, la théorie générale de la valeur inclut les sciences traditionnelles comme l’éthique,
l’esthétique ou encore la logique, dont le domaine est précisément la « sphère d’application
des prédicats de valeur opposés l’un à l’autre comme positif et négatif, bien ou mal, beau ou
laid, vrai ou faux »3.
2. Il met ensuite en évidence la structure fondamentale de la valeur, qui est, elle aussi,
d’être double : elle est à la fois concrète et abstraite, un processus et son résultat, une
référence et une norme, une polarisation et une polarité, et se caractérise donc par sa nature
antithétique4.
1
« Upon the basis of this psychological study of valuation, the thesis will attempt a constructive definition of the
general concept of value, [...] defining value in terms of its general psychological nature, and at the same time
[...] of some correlation between the several distinct types and varieties of value » (OT, « preface », p.7). Dans le
premier chapitre de sa thèse d’Harvard, Locke reprendra cette approche constructiviste et relationniste, mais en
termes, cette fois, de différenciations qui se produisent au cœur même de l’activité de valorisation :
« l’investigation de la valorisation comme procédure psychique s’est élargie pour couvrir une explication des
types charactéristiques [...] non pas simplement comme des variétés de valeurs, mais aussi comme des
différenciations de la valorisation. [...] Dans les termes d’une analyse génétique et fonctionnelle, les genres
normatifs de valeur peuvent être légitimement considérés et décrits comme des ‘‘modes de valorisation’’, ou la
construction à travers des processus de valorisation de types ou de classes de valeurs différenciés » [« The
investigation of valuation as psychical procedure broadened to cover an explanation of the type-characters of
such ‘real’ species not as varieties of values merely, but also as differentiations of valuation. [...] In terms of a
genetic-functional analysis, normative kinds of value categories can then legitimately be regarded and described
as ‘modes of valuation’, the construction through processes of valuation of differentiated types or classes of
value »] (HT, « Chapter 1 : The Problem of Value Classification », p.8 & p.13).
2
OT, « Introduction : The Need for a General Theory of Value », § 1 ; HT, « Summary Outline : The Problem of
Classification », p.1.
3
« The subject-matter of such value-sciences [as Ethics and Aesthetics and Logic] [...] must be regarded as the
sphere of application of value-predicate opposed to each other as positive and negative, good or evil, beautiful or
ugly, [...] true or false » (OT, « Introduction : The Need for a General Theory of Value », § 4 et 7a) ; HT,
« Summary Outline : The Problem of Classification », p.5.
4
« A thing is a value by virtue of having passed through a certain psychological process and, as in the case of
ethics and aesthetics, by the reference to a binary distinction regarded as normative ; and that procedure as
discoverable in the special value-sciences may become, for the general science, a psychological clue to value »
(OT, « Introduction : The Need for a General Theory of Value », § 5, p.8). Les paragraphes 7 et 8 argumentent
ensuite en faveur d’une enquête sur le lien entre, d’une part, les deux « antithèses psychologiques » : « la
distinction plaisir-douleur et l’opposition intrinsèque-extrinsèque » et d’autre part, la « référence normative » : il
s’agit, pour Locke, de se demander « comment des faits particuliers ou des aspects de faits en sont venus à être
associés avec leur norme ou leur standard particulier » (« The special value-sciences do not scrutinize their
claims upon the own subject-matter either as a general psychological problem of the normative reference, or as a
101
102
Dans ces introductions, nous pouvons ainsi découvrir trois choses :
1. De façon immédiate, la nécessité de penser une certaine dualité, laquelle va jusqu’à
se manifester dans le plan en deux parties qu’adopte Locke dans sa première thèse1 ;
2. de façon indirecte, la présence de deux thèmes, qui reviendront constamment dans
les écrits de Locke sur la valeur, et qui sont, par ailleurs, étroitement liés l’un à l’autre. Le
premier, c’est le problème de la transvaluation, qui se caractérise aussi bien comme le
changement ou le passage, au cœur de l’expérience, d’un mode de valorisation à un autre, que
comme le transfert d’un prédicat normatif à un autre domaine que le sien propre2. Le second,
c’est la prédominance de l’éthique et de l’esthétique, et le problème de leur articulation, ou
plus précisément, de leur complémentarité, par-delà l’incompatibilité de leurs économies
affectives respectives3.
3. De façon implicite, enfin, on peut voir affleurer la présence de deux régimes
conceptuels eux-mêmes antithétiques, et qui vont à leur tour poser le problème de leur
conciliation. Ce sont donc ces deux régimes et leur prégnance sur la pensée d’Alain Locke
que nous allons, dans un premier temps, explorer.
specific question of how particular facts or aspects of facts have come to be associated with their particular norm
or standard », p.9). Voir également HT, « Summary Outline : The Problem of Classification », p.6.
1
Dans sa thèse d’Oxford, les sept premiers chapitres seront ainsi consacrés à la « nature psychologique de la
prédication de valeur », et à une « recherche analytique sur la caractéristique commune des valeurs », et les dix
suivants à une « explicitation du vocabulaire de la prédication de valeur et du développement de normes à partir
de cette prédication » : « The whole question resolves itself, then, into two problems, (1) that of the
psychological nature of value-predication, and (2) that of a psychological and comparative account of the
vocabulary of value-predication and of the development of norms out of value-appreciation. Or to construe these
more technically, our problems are : (1) the analytic search for a psychological and common characteristic of
values (chapter III-VII), (2) the characterization of value norms and value attitudes, and a genetic account of
their derivations (chapter VIII-end) » (OT, p.29). On peut remarquer, dans la terminologie de Locke, l’empreinte
logiciste, qui manifeste son désir de complaire au jargon analytique et aux options philosophiques de ses tuteurs
à Oxford, notamment J. Cook Wilson.
2
« The use of the terms of valuation interchangeably is in certain cases to be regarded as more than a verbal or
figurative transfer, viz the tendency for ethical distinctions to present themselvess psychologically in aesthetic
terms ; the Greek extension of the aesthetic predicate over the whole field of conduct and thought » (OT, p. 10).
Ce problème de la transvaluation fera l’objet d’analyses détaillées dans la thèse d’Harvard puis dans les articles
(cf sa reformulation dans « Values and Imperatives », op.cit., p.40 : « A value-genre often evades its definition
and breaks through its logical barriers to include content not usually associated with it. The awe-inspiring scene
becomes ‘holy’, the logical proof beautiful, creative expression a ‘duty’, and in every case the appropriate new
predicates follow the attitude and the attitude cancels out the traditionally appropriate predicates »).
3
« Le même état mental renvoie souvent un même contenu à deux antithèses normatives qui sont en conflit,
comme par exemple « un splendide menteur » [The same mental state often refers the same content to two
conflicting normative antitheses, e.g., ‘splendid mendacious’] (OT, « Introduction », § 8 (c), p.10). L’exemple
utilisé ici par Locke lui permet de caractériser une situation de paradoxisme, ou d’alliance de prédicats qui
renvoient à deux attitudes contradictoires, en l’occurrence un jugement esthétique positif (« splendide ») et un
jugement moral négatif (« menteur »). Voir également HT, « Summary Outline : The Problem of
Classification », p. 6, où Locke met d’abord en relief les « deux économies de valeur fondamentales » que
constituent les « modes de valorisation moral et esthétique » avant de souligner leur caractère incompatible
(p.165).
102
103
§ 4. Croisée des chemins
La nature même de son projet place en effet Locke à la croisée de deux tendances
philosophiques qui, à la même époque, se proposent de décrire le fonctionnement de la
conscience « d’un point de vue strictement empirique » ; et lorsqu’il choisit de partir « du
point de vue de celui qui est dans l’expérience »1 pour développer sa psychologie de la
valorisation, il se réfère conjointement à deux modèles : l’empirisme psychologique de l’école
autrichienne, et celui de l’école pragmatiste et naturaliste2.
Certes, au premier abord, ces deux types d’empirisme semblent largement se recouper.
Dans l’un et l’autre cas, nous le verrons, la conscience est définie en termes interactifs et
relationnels, comme conscience de quelque chose et visée d’un objet ; elle se dédouble, par
ailleurs, en deux dimensions (une orientation première, ou rapport immédiat au monde, une
orientation secondaire, ou rapport réflexif de la conscience à elle-même), et s’apparente ainsi
à une double postulation, à la fois immanente et transcendante ; ces deux dimensions, enfin,
sont inscrites dans un continuum (« le flux de l’expérience ») qui rend possible leur
interaction constante : ainsi, c’est la présence de l’orientation secondaire dans la dimension
première qui transforme la sensation en perception, puis la perception en notion, mais
réciproquement, l’affect peut transformer le percept, et le percept changer le concept. Pardelà, toutefois, ces positions communes, les deux écoles empiristes diffèrent radicalement
dans leur façon d’interpréter la nature et le sens de cette double relation de la conscience (au
monde et à elle-même) et par conséquent, elles divergent aussi dans leur manière
d’interpréter, dans la double postulation (immanente et transcendante), l’importance des
tendances contraires ; enfin, elles s’opposent sur l’ordre des préséances à donner au sein de
leur interaction. Or, le fond même de leur antagonisme repose, nous allons le voir, sur le statut
que ces deux écoles accordent, respectivement, aux deux notions de représentation et de
fondement.
1
« Our scientific point of view becomes in fact the experient’s own point of view located and explained in terms
of its own activity and its psychological implications » (OT, p.55 ; cf également p.50 et p.53).
2
Pour des références à Brentano, Meinong, Kreibig, et Ehrenfels, voir OT, p.51, p.57, pp.79-80, p.94, pp.102120, p.140, p.144 ; HT, pp.1-2, pp. 13-15, pp.64-68, p.72 ; PAL, p. 38 et p.46, pp.114-115 ; pour des références à
William James, voir OT pp.79-80, p.96 et p.133 ; pour John Dewey, voir HT, pp.35-37, pp.44-47 ; pour Ralph
Perry, voir HT, pp.53-57 ; pour George Santayana, voir HT pp. 33-34.
103
104
§ 5. La perspective « gnoséologique » de l’école autrichienne
et le régime dominant de la philosophie
Lorsqu’il veut se situer dans le débat sur la théorie générale de la valeur, Alain Locke
se réfère prioritairement à l’école autrichienne de Brentano et de Meinong. Or, nous allons le
voir, ce qui caractérise, au premier chef, l’empirisme de cette école, c’est son
fondationnalisme, c'est-à-dire sa conception « gnoséologique » de la philosophie comme
« théorie de la connaissance », ou comme science consacrée au fondement de toute
connaissance, garantissant ainsi la scientificité des autres sciences ou disciplines ; et c’est
ensuite, corollairement, son représentationnalisme1, c'est-à-dire sa conception de la
connaissance comme théoria, sur le mode rétinien de la représentation spéculaire du monde
de la vie2. Tout l’effort philosophique, tel qu’il fut envisagé par Platon, dans l’Antiquité, et tel
qu’il est renouvelé par Descartes, puis Kant, à l’époque moderne, consiste dès lors à
« clarifier ce qui rattache le schème représentationnel dont nous nous servons au contenu que
nos représentations visent »3 : dans la pratique, cela revient à justifier l’objectivité de nos
connaissances et de nos représentations en les rapportant à une structure primordiale, à un a
priori, un inconditionné, c'est-à-dire à quelque chose qui rend possible notre capacité de
1
En ce qui concerne cette notion de représentationnalisme (et son antithèse, l’antireprésentationnalisme), nous
avons conscience qu’il s’agit là de néologismes importés tels quels de l’anglais, notamment de la philosophie
pragmatiste nord-américaine qui critique par là notre tendance à croire que nos idées ou nos propositions
représentent, de façon mimétique et spéculaire, les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. En reliant cette
conception à la notion de mimesis, Henri Meschonnic, dont le sens de la langue française n’est pas à démontrer,
préfère, lui, parler de « représentationnisme » (voir par exemple sa critique de la « vision représentationniste » à
la page 58 de son Traité du Rythme des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, 242 p.). Tout en comprenant le
bien-fondé du choix terminologique de Meschonnic, nous avons cependant opté ici pour l’anglicisme, dans la
mesure où il est déjà répandu dans les traductions des ouvrages de Rorty par exemple, où dans les travaux
philosophiques contemporains en France (notamment ceux de Jocelyn Benoist sur la phénoménologie). Par
contraste, Rorty définit ainsi l’antireprésentationnalisme : « J’appelle antireprésentationnaliste une interprétation
qui, au lieu de voir dans la connaissance la recherche d’une vision exacte du réel, y voit plutôt l’acquisition
d’habitudes d’action permettant d’affronter la réalité » (Objectivisme, relativisme et vérité, p.7 ; Paris, PUF,
1994, 248 p.).
2
Il y a de fait un lien étymologique entre theorein et vision. Richard Rorty, après avoir rappelé combien
Heidegger s’était attaché à « explorer la façon dont l’Occident est devenu obsédé par l’idée que notre relation
originelle aux objets est analogue à une perception visuelle », analyse précisément comment l’esprit, dans
l’acquisition de ses connaissances, a été compris comme un miroir de l’ordre des choses, miroir dont la
philosophie cherche à consolider le taint (ou son sol apodictique dans la subjectivité) et parfaire le polissage
(bien séparer les modes adéquats des modes inadéquats de représentation, afin d’éviter les effets de déformation)
: « comprendre comment on peut approfondir la connaissance, c’est comprendre comment améliorer le
fonctionnement d’une faculté quasi visuelle — le « miroir de la nature » —, et donc penser la connaissance
comme une collection de représentations adéquates » (L’Homme spéculaire, pp.186-187). Sur la présence de
cette métaphore visuelle chez Descartes, voir la Seconde Méditation, p.93 ; in Méditations métaphysiques, Paris,
Garnier-Flammarion, 1979, 502 p.
3
Rorty : L’Homme Spéculaire, op.cit., p.328.
104
105
représenter le réel (le cogito cartésien, les formes a priori de la sensibilité et les catégories
kantiennes de l’entendement).
Avec sa Psychologie du point de vue empirique (1874), Franz Brentano ouvre à la
théorie de la connaissance de nouvelles pistes de recherche, en formulant deux propositions,
apparemment paradoxales, mais en réalité complémentaires : « toute conscience est
conscience de quelque chose » ; néanmoins, « nous pouvons nous représenter des objets qui
n’existent pas en réalité ». Le premier constat mettait en évidence l’intentionnalité comme
structure fondamentale de la conscience, et le second « l’inexistence intentionnelle de l’objet,
caractéristique de toute représentation, en tant que celle-ci constitue d’ailleurs l’assise
fondamentale de tous les phénomènes psychiques »1.
Cette « redécouverte » de l’intentionnalité par Brentano prolongeait, de fait, le
phénoménisme de Kant et sa réflexion sur le cogito cartésien. Kant, dans sa Critique de la
Raison Pure, avait en effet établi de façon substantialiste et spéculaire l’existence du sujet et
celle de l’objet : les représentations que le cogito se fait des choses, grâce aux formes a priori
(intuitives et conceptuelles), prouvent que les choses, par ailleurs, existent et qu’elles existent
en soi ; réciproquement, l’existence des choses est la preuve de l’existence du cogito. Il n’y a
donc pas de conscience s’il n’y a pas de rapport à une extériorité (les choses en soi) : « notre
expérience interne, indubitable pour Descartes, n’est possible elle-même que sous la
supposition de l’expérience extérieure »2.
L’apport de Brentano au phénoménisme kantien revenait à creuser cette idée du
rapport et à supprimer, d’une part, la distinction entre Objekt (l’objet tel qu’il est représenté
dans ma conscience) et Gegenstand (l’objet tel qu’il se trouve en face de moi) pour procéder,
d’autre part, à un renversement de perspective du représentationnalisme kantien. Pour Kant,
l’objet tel que je le connais n’est en réalité rien, ou plutôt rien d’autre que ma représentation :
il m’est connu sans que je puisse savoir ce qu’il est en soi. Pour Brentano, c’est, au contraire,
la conscience qui n’est en réalité rien, ou plutôt rien d’autre que le fait de se représenter un
objet. La conscience n’est qu’une intentionnalité, un acte transitif de visée qui se résorbe en
une représentation, même sans objet réel. En ce sens, avoir un objet pour la conscience, c’est
1
Jean-François Courtine : « Présentation », p.15 in Alexius Meinong : Théorie de l’objet et Présentation
personnelle, Paris, Vrin, 1999, 191 p.
2
Critique de la raison pure, p.205. Ce théorème fait l’objet d’un développement en preuve : « j’ai conscience de
mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination de temps suppose quelque chose de
permanent dans la perception. [...] La perception de ce permanent n’est donc possible qu’au moyen d’une chose
hors de moi et non au moyen de la simple représentation d’une chose extérieure à moi. Par conséquent, la
détermination de mon existence n’est possible que par l’existence des choses réelles que je perçois hors de moi.
[...] L’expérience intérieure elle-même n’est possible que médiatement et que par le moyen de l’expérience
extérieure » (p.206-207).
105
106
poser et viser un objet en face de soi, même fictif : Objekt et Gegenstand, c’est tout un. Par
ailleurs, le cogito ne réside plus uniquement dans une psyché déjà constituée (la « chose qui
pense » de Descartes), dans la mesure où l’évidence de son sum ne saurait plus lui venir que
de son intentionnalité : il n’est en réalité que ce qu’il pense, et ne saurait donc se rapporter à
soi-même, ni se connaître, en l’absence d’un objet. S’il y a conscience de soi, au sens réflexif
cartésien, c’est parce qu’il y a, au premier chef, conscience de quelque chose, au sens
intentionnel aristotélicien : je suis conscient que je suis conscient car je suis conscient de
quelque chose.
La thèse de l’intentionnalité chez Brentano continue donc d’envisager l’activité
psychique, et par conséquent épistémologique, comme un représentationnalisme foncier, mais
à la différence de Descartes et de Kant, un représentationnalisme où l’objet en tant que tel
nous est donné dans notre faculté même de nous le représenter1, et où le sujet n’existe à son
tour que dans sa capacité de (se) représenter. En même temps, elle transforme profondément
la notion kantienne de l’a priori : si l’on ne peut expulser l’objet, ou tout au moins le rapport à
l’objet, de la conscience, mais s’il y est dans son apparaître, s’il y est ainsi représenté, c’est
l’intentionnalité en tant que nouveau représentationnalisme qui constitue le véritable a priori,
la condition de possibilité de la pensée. A cette orientation première de la conscience, vers
l’objet (même fictif), s’ajoute une orientation secondaire, vers elle-même, et c’est cette
réflexivité qui constitue le second a priori dans la mesure où, pour Brentano, elle accompagne
toujours nécessairement l’acte psychique. Je puis, par exemple, percevoir un son, être
conscient d’un bruit, mais ce faisant, j’ai aussi conscience de le percevoir : « l’audition paraît,
au sens le plus propre du mot, tournée vers le son », nous dit Brentano, « et de ce fait même,
semble se percevoir en passant et à titre supplémentaire »2.
Tout en étant riche d’un nouvel horizon philosophique, par son insistance cruciale sur
la relation, la théorie intentionnelle de Brentano n’en prolongeait pas moins, nous allons le
1
« Nous parlons de représentation chaque fois qu’un objet nous apparaît (wo immer uns etwas erscheint). Quand
nous voyons quelque chose, nous nous représentons une couleur ; quand nous entendons quelque chose, nous
nous représentons un son ; quand nous imaginons quelque chose, nous nous représentons une image »
(Psychologie d’un point de vue empirique (traduction de Maurice de Gandillac), Paris, Aubier, 1944, p.204) ;
« Selon notre usage du terme « représenter », être représenté équivaut à apparaître. [...] Par phénomène
psychique nous entendons les représentations ainsi que tous les phénomènes qui reposent sur des représentations.
[...] La représentation ne constitue pas seulement le fondement du jugement, mais aussi du désir et de tout autre
acte psychique. Rien ne peut être jugé, mais rien non plus ne peut être désiré, rien ne peut être espéré ou craint
qui n’ait d’abord été représenté » (ibidem, p.94). Cela conduit Brentano à diviser les activités psychiques en
« trois classes principales » : « nous donnons à la première le nom de représentation, à la seconde le nom de
jugement (Urteil), et à la troisième le nom de mouvement affectif (Gemütsbewegung), intérêt (Interesse), amour
(Liebe) » (ibidem, p.203, cité également par J.F. Courtine, op.cit., p.16 et Jocelyn Benoist : Phénoménologie,
Sémantique, Ontologie : Husserl et la tradition logique autrichienne, Paris, PUF, 1997, p.84).
2
Brentano : Psychologie..., p.137.
106
107
voir, certaines habitudes intellectuelles qui, héritées de Platon et de Descartes, constituent
précisément ce que nous appelons le régime conceptuel dominant de la philosophie.
La première de ces habitudes, c’est le dualisme. Dualisme du corps et de l’esprit, qui
va de pair avec celui entre le monde en soi et la psyché, la nature et le monde du
psychologique, l’objet et le sujet1. Dans cette perspective dualiste, le savoir est envisagé
comme un « savoir de », et la connaissance comme la mise en relation de deux termes
préexistants. Cette relation, depuis Kant, n’est certes plus l’accès à un en-soi, mais une simple
création d’homogénéité, une unification (Vereinheitlichung) entre le donné sensible et les
formes a priori dont nous disposons : la connaissance est une « synthèse de
représentations »2. Cette position épistémologique, qui affirme que « nous ne connaissons a
priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes », constitue ce qu’on célèbre
généralement comme la révolution kantienne. Cette rupture avec l’objectivisme naïf s’opérait,
certes, au profit d’un subjectivisme nouveau : c’est le sujet qui produit de l’objectivité, le
monde objectif est le résultat d’une activité subjective. Mais, sous l’effet du dualisme, Kant
s’arrêtait néanmoins en chemin : sa position serait en effet véritablement révolutionnaire si
elle se restreignait à cette affirmation absolument nouvelle d’un constructivisme de la
connaissance, sans postuler d’autre lien, entre le monde et les représentations que nous nous
en faisons, que notre propre activité créatrice ; elle serait véritablement révolutionnaire si elle
insistait, par conséquent, sur la possibilité infinie de réviser nos croyances, nos théories, et de
proposer toujours de nouveaux schèmes représentationnels ou conceptuels de rechange, de
nouvelles théories de la nature, etc. Or, ce qui nous est proposé est bien moins radical, car tout
en réduisant les ambitions métaphysiques de la raison pure, spéculative, Kant maintient la
conviction qu’il n’existe bien qu’un seul et unique cadre représentationnel dans lequel le
monde nous est donné, qu’un seul et unique cadre conceptuel dans lequel toute connaissance
est rendue possible, et que la démarche philosophique consiste précisément à exhumer ce
cadre, valable universellement et de toute éternité, mais que nous ignorons, esclaves que nous
sommes de notre immédiateté et de notre immanence. La philosophie, en tant que « théorie de
la connaissance », a donc pour tâche de nous fournir une vision claire et distincte de cette
« relation » en nous révélant les structures a priori de toute connaissance ; son but est ainsi
1
Cf Edmund Husserl : La Crise des Sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936) ; Paris,
Gallimard, Collection Tel, 1999, p.71.
2
Il y a synthèse dans la mesure où le divers de l’expérience est appréhendé par la sensibilité sous les formes a
priori de l’espace et du temps, schématisé par l’imagination en formes singulières (un certain espace et un
certain temps) sur lesquelles l’entendement légifère ; il y a représentations dans la mesure où nos diverses
facultés reprennent activement ce qui se présente à nous : « c’est la re-présentation elle-même qui se définit
comme connaissance, c'est-à-dire comme la synthèse de ce qui se présente » (Gilles Deleuze : La Philosophie
Critique de Kant, 1962 ; Paris, PUF, 1997, p.15).
107
108
d’établir une correspondance spéculaire entre notre représentation du monde et sa réalité
intrinsèque en nous élevant aux Idées, c'est-à-dire à un ordre de représentation pure et
immuable du monde1.
La deuxième habitude de pensée, c’est la distinction hiérarchique : hiérarchie entre les
niveaux de connaissance, qu’il s’agisse de la connaissance objective ou de la connaissance
subjective, et hiérarchie entre les facultés à l’œuvre dans l’activité de connaissance, mais
surtout : prééminence de la raison sur le sentiment et du mental sur l’affectif. C’est ainsi que
la perception externe est faillible, inférieure et subordonnée à la perception interne ; de même,
l’imagination est inférieure à la raison, et la croyance inférieure à la certitude.
La troisième habitude de penser, c’est le finalisme, qui règle et oriente les rapports
entre les pôles du dualisme et de la hiérarchie, selon deux versants : du point de vue interne,
on a une visée téléologique, où la faculté transcendante (raison ou perception interne), et donc
supérieure, se prend elle-même pour fin ; du point de vue externe, on a une vision
progressiste, où la croyance se mue finalement en certitude, et où la connaissance devient de
plus en plus distincte, jusqu’à coïncider, si possible, avec le point de vue absolu.
Chacune de ces habitudes a par ailleurs son présupposé. Le premier présupposé,
derrière l’habitude du dualisme, c’est l’unité substantielle, sinon métaphysique, des termes,
qui leur permet de préexister à la relation, de la rendre possible : l’objet a un en-soi, auquel il
faut tenter d’accéder, et le sujet une unité qu’il peut saisir par un retour sur soi, une
introspection.
Le deuxième présupposé, derrière la distinction hiérarchique, c’est le principe
platonicien selon lequel « des différences de certitude correspondent à des différences de
nature entre les objets connus », et qu’ainsi la connaissance doit s’envisager sur le modèle de
la perception sensorielle : de même que nous avons des organes distincts pour la perception
des couleurs, des sons, des odeurs, etc ; « il nous faut des facultés différentes pour
1
Cf le commentaire de Gilles Deleuze : « Il faut que non seulement les phénomènes du point de vue de la forme
soient soumis aux catégories, mais que les phénomènes du point de vue de la matière correspondent ou
symbolisent avec les Idées de la raison. Une harmonie, une finalité se réintroduisent à ce niveau. Mais on voit
que, ici, l’harmonie est simplement postulée entre la matière des phénomènes et les Idées de la raison. Il n’est
pas question de dire, en effet, que la raison légifère sur la matière des phénomènes. Elle doit supposer une unité
systématique de la Nature, elle doit poser cette unité comme problème ou comme limite, et régler toutes ses
démarches sur l’idée de cette limite à l’infini. La raison est donc cette faculté qui dit : tout se passe comme
si...[...] Ainsi les phénomènes dans leur matière correspondent bien avec les Idées, et les Idées avec la matière
des phénomènes ; mais au lieu d’une soumission nécessaire et déterminée, nous n’avons ici qu’une
correspondance, uun accord indéterminé. L’Idée n’est pas une fiction dit Kant ; elle a une valeur objective, elle
possède un objet ; mais cet objet lui-même est « indéterminé », problématique » (La Philosophie Critique de
Kant, 1962 ; Paris, PUF, 1997, pp.31-32).
108
109
« concevoir » des objets aussi différents que des briques ou des nombres »1. Ainsi, de même
que la vue est le sens le plus traditionnellement et le plus immédiatement utilisé, dans notre
rapport au monde, pour couler les objets dans une identité précise, ou juger de leur différence,
la connaissance, sur le modèle dominant de la vision, possède une échelle de la clarté et de la
distinction, et elle est ainsi envisagée sur le mode visuel et spéculaire de la représentation.
Derrière le finalisme, enfin, la raison qui se prend pour fin et, conséquemment, le
progrès infini de la connaissance, se cache une double présupposition : l’assomption, tout
d’abord, que nous avons un accès privilégié à nous-même, à notre activité constituante, et
qu’« il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit »2 ; l’assomption, ensuite,
que nous sommes absolument libres de toutes déterminations causales dans notre
entendement et dans l’usage que nous en faisons.
Ce sont précisément ces habitudes et ces présupposés qui génèrent, selon nous, les
tensions avec lesquelles le courant dominant de la philosophie ne cesse jamais de lutter, et
dont la résolution, nous le verrons, ne peut s’opérer qu’en amorçant un autre courant, non
gnoséologique, qui naît précisément de la rupture avec ces habitudes de pensée et de
l’abandon de ces présupposés. En ce qui concerne la théorie intentionnelle de Brentano, elles
constituent donc autant de pierres d’achoppement où cette dernière laissait irrésolues ses
propres tensions.
La première tension procédait en effet de la dimension paradoxale de la conscience
mise au jour par Brentano. « Si les phénomènes psychiques sont ceux qui contiennent
intentionnellement en eux un objet », mais s’il y a par ailleurs « des représentations sans objet
au sens réel et mondain de l’objectivité référentielle », on se trouvait en présence d’une
double aporie. Du côté de l’objet de la conscience, une aporie ontologique : « comment fixer
essentiellement et entitativement cet « objet »? »3. Et du côté de la conscience de l’objet, une
aporie épistémologique : quelle garantie d’adéquation puis-je trouver dans le savoir de ma
conscience, quand celle-ci peut avoir des représentations sans fondement, ou participer d’une
illusion en s’imaginant des choses qui n’existent pas ? Brentano en tirait la conclusion
classique, depuis Descartes, que les perceptions externes, selon l’orientation première de la
conscience, étaient inadéquates, et qu’ainsi « la connaissance qu’on peut tirer des phénomènes
demeure bien imparfaite », tandis qu’inversement, les perceptions internes, selon l’orientation
1
Rorty : L’Homme spéculaire, p.179.
Descartes, Seconde Méditation, p.95. Sur la critique de ce présupposé, voir Rorty, L’Homme spéculaire,
notamment pp.178, 237 et 283.
3
J.F. Courtine, op.cit., p.16.
2
109
110
secondaire du retour de la conscience sur ses propres représentations (et tout particulièrement
la conscience de soi) étaient seules adéquates puisque réfléchies1.
Cette solution n’était toutefois pas sans soulever une autre tension. Si le retour réflexif
de la conscience sur soi constituait un a priori de toute connaissance, il ne pouvait, d’une part,
jamais intervenir que rétroactivement, a posteriori, n’étant en effet qu’« une représentation de
la représentation ». D’autre part, l’évidence que la conscience pouvait avoir de sa propre
existence impliquait qu’elle se cristallise à nouveau en une unité substantielle ; de même,
avoir une perception interne impliquait qu’il faut bien qu’il y ait quelque chose à quoi cela
puisse être interne.
En léguant ainsi à ses disciples un héritage aussi fécond que problématique, Brentano
les invitait à poursuivre plus avant la réflexion selon les deux axes majeurs de l’ontologie et
de l’épistémologie, eux-mêmes déterminés par la « double orientation » de la conscience, et
sous les formes philosophiques d’une « théorie de l’objet » et d’une « égologie ».
C’est tout particulièrement à la résolution de la première tension qu’Alexius Meinong
consacra ses travaux philosophiques. Celui-ci suggéra une solution en apparence fort simple :
il y a deux classes d’objets, ceux qui existent et ceux qui n’existent pas, mais qui ont
néanmoins un « être-tel » (so-sein) pour la conscience. « L’être-tel d’un objet [par exemple le
cercle carré, ou la montagne d’or] ne saurait être frappé d’interdit par le non-être de cet
objet », tandis que par ailleurs « n’importe quel non-étant doit être en mesure de fournir un
objet du moins pour les jugements qui appréhendent ce non-être »2.
C’était,
en
vérité,
pousser
jusque
dans
ses
ultimes
conséquences
le
représentationnalisme brentanien : le fait que ma conscience puisse se représenter des objets
qui n’existent pas, c’est là, nous dit Meinong, le véritable a priori. L’a priori, avec lui, ce
n’est plus, comme chez Kant, la forme qui synthétise le donné ; ce n’est plus seulement,
comme chez Brentano, le processus psychique de l’intentionnalité qui consiste à « être orienté
vers quelque chose »3 ; c’est la donation d’une représentation « sans objet » qui précède le
jugement sur cette même représentation. En tant que « science des vécus internes »4, la
philosophie ne peut en effet nier que nous ayons des « vécus » (Erlebnisse) dont le mode
d’existence n’a rien à voir avec la corrélation avec un objet référentiel : c’est notamment le
cas des illusions, des apparences trompeuses, des hallucinations et des représentations
1
« Les phénomènes de la perception interne [...] sont vrais en soi. Ils sont en réalité tels qu’ils paraissent ; nous
en avons pour garantie l’évidence avec laquelle ils sont perçus » (Psychologie..., p.40 ; cité également par J.
Benoist, p.261).
2
A. Meinong: Théorie de l’objet, p.72.
3
A. Meinong : Théorie de l’objet, p.66.
4
A. Meinong : Présentation personnelle, p.129.
110
111
imaginaires (comme Pégase)1. Quel que soit le statut référentiel de ces objets, ils existent de
toute façon, sur le plan ontologique, en tant que contenu et état de conscience : ils ont une
« existence dans la représentation »2. C’est ainsi qu’on aboutit à cette formule paradoxale de
Meinong : « il y a des objets à propos desquels on peut affirmer qu’il n’y en a pas » (es gibt
Gegenstände, von denen gilt, dass es dergleichen Gegenstände nicht gibt)3. Ou, pour
reprendre le commentaire qu’en propose Jean-François Courtine : « certains objets ne sont
pas, et cela de telle sorte que leur non-être est susceptible d’être donné », et « ce pré-donné
[...] s’impose à nous, il s’offre a priori à toute appréhension, il est ce dont, de manière quasi
empirique, il nous faut toujours nécessairement partir »4.
Meinong proposait ainsi de procéder, tout d’abord, à un dédoublement de
l’intentionnalité brentanienne : « l’acte d’appréhender consiste en un pré-vécu (Vorerlebnis),
grâce auquel l’objet est présentifié (präsentiert) à la pensée, et en un vécu principal, grâce
auquel il est visé : le premier a depuis toujours été reconnu au titre de la représentation, le
second doit être établi au titre du jugement ou de l’assomption »5. A ce dédoublement des
« vécus internes » correspondait, ensuite, chez Meinong, un dédoublement des trois types
d’actes psychiques (distingués par Brentano) en « actes sérieux » et « actes de la phantasia » :
il y avait ainsi les représentations « sérieuses » et les « fantomatiques », les jugements et les
assomptions, les sentiments et les fantasmes6.
Avec Meinong, la philosophie comme théorie de la connaissance devenait donc la
tentation d’une régression à l’infini : si la conscience n’est rien d’autre qu’un rapport de
représentation d’un objet (même fictif), la connaissance devient elle-même une
« représentation de représentation ». L’esprit continue d’être, dans la lignée de Descartes, un
miroir de la nature (même s’il peut être un miroir déformant, comme dans le cas de l’illusion
ou de l’hallucination), et la connaissance demeure, dans la lignée de Kant, un point de vue
1
C’est le philosophe norvégien Dagfinn Føllesdal qui a mis en évidence l’importance de cette dimension
hallucinatoire et fantasmatique chez Brentano et, subséquemment, chez Meinong et Husserl. Voir, à ce sujet, ses
articles : « Husserl, Edmund », p.576, in Edward Craig (ed) : Routledge Encyclopedia of Philosophy, Routledge,
London, 1998, pp.574-588 ; « Brentano and Husserl on Intentional Objects and Perception », pp.31-42 et
« Husserl’s Theory of Perception », pp.93-96 in Hubert L. Dreyfus (ed) : Husserl, Intentionality and Cognitive
Science, MIT Press, cambridge (Mass.), 1982.
2
A. Meinong : Théorie de l’objet, pp.73-74.
3
Ibidem, p.73.
4
J.F. Courtine, op.cit., p.35.
5
A. Meinong : Présentation personnelle, p.141. Cette distinction intervenait déjà dans la Théorie de l’objet
(p.74): « si je dois pouvoir, à propos d’un objet, juger qu’il n’est pas, il semble que je sois dans la nécessité
d’appréhender une première fois l’objet pour pouvoir en prédiquer le non-être, plus exactement le lui imputer
(zuurteilen), ou l’en démettre (aburteilen) ».
6
A. Meinong : Présentation personnelle, pp.149-159.
111
112
transcendantal1. En ce sens, sa théorie de l’objet constitue, comme il le reconnaît lui-même,
un idéalisme et une théorie de la connaissance a priori2, tandis que sa philosophie confine,
quoiqu’il s’en défende3, à un certain psychologisme : d’abord, par l’importance qu’il accorde
à la psychologie comme « science empirique des perceptions internes », et notamment de
« l’auto-présentation des vécus » (sans corrélation référentielle à un objet extérieur), mais
surtout par sa conception entièrement mentaliste de la conscience, de la connaissance et de
l’activité axiologique4. La « théorie de l’objet » de Meinong restait donc, en définitive, une
théorie de la connaissance comme représentation, une théorie de la représentation comme a
priorisme, et une théorie de l’a priorisme comme préséance de la conscience sur l’objet.
§ 6. Les implications pour la théorie générale de la valeur
Par-delà la théorie de la connaissance, l’intérêt de Brentano et de Meinong pour les
phénomènes psychologiques d’un point de vue empirique les avait également conduits à
prendre en considération la constitution des jugements de valeur au sein même de
l’expérience. Mais conformément au cadre représentationnaliste que nous avons souligné dans
leurs théories, ils interprètent la valeur, à l’instar de la connaissance, en termes certes
interactifs et relationnels, mais essentiellement intra-mentaux, et selon leur structuration a
priori et dédoublée de la conscience. La relation de celle-ci à son objet, ou à un stimulus
1
« J’appelle transcendantale », écrivait Kant, « toute connaissance qui, en général, s’occupe moins des objets
que de nos concepts a priori des objets » (Critique de la Raison Pure, Paris, PUF, 1965, p.36 et p.79). Cette
préoccupation exclusive pour l’a priori fait donc de sa visée philosophique un « idéalisme transcendantal »,
perspective qu’il définit lui-même comme la « doctrine d’après laquelle nous envisageons les phénomènes dans
leur ensemble comme de simples représentations et non comme des choses en soi » (ibidem, p.299 et p.373).
Meinong défend à son tour la nécessité d’une « justification transcendantale » (et par conséquent, celle de la
théorie de la connaissance), sur le motif que l’acte de connaître serait lui-même transcendant par rapport au
vécu : « Cette fonction [cognitive] est essentielle qui consiste à se rapporter à quelque chose qui ne coïncide
nullement avec le vécu cognitif [...] et qui donc est toujours transcendant à ce vécu » (ibidem, pp.166-167).
2
op.cit., pp. 123 et 185.
3
op.cit., pp. 125 et 173. Voir également son article, « Für die Psychologie und gegen den Psychologismus in der
allgemeinen Werttheorie », pp.1-14 dans Logos, Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur,
herausgegeben von Richard Kroner und Georg Mehlis, Band III, 1912, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr (Paul
Siebeck), 1912, 373 p.
4
Meinong par le dédoublement qu’il introduit dans l’intentionnalité brentanienne retombe en effet dans une
conception égologique de l’« être-conscient », « qui ne peut finalement être compris qu’en rapport à un savoir,
alors qu’il n’est nullement nécessaire d’attribuer toujours un savoir aux vécus internes, de sorte qu’il y a donc
sans aucun doute aussi des vécus internes inconscients » (op.cit., p.172). Ce dédoublement se recoupe avec
l’opposition entre passivité et activité intentionnelle pour déboucher sur un psychologisme intellectuel
(représenter vs penser) et un psychologisme émotionnel (sentir vs désirer). Si connaître, c’est avoir une
représentation seconde (la pensée) transcendant une représentation première (ou donation d’un objet de la
conscience), poser une valeur, c’est effectuer le même mouvement transcendantal : « les sentiments quant à la
valeur [...] sont des sentiments quant aux jugements » (p.125).
112
113
extérieur, est ainsi systématiquement négligée au profit de la relation de la conscience à ellemême, c'est-à-dire à ses propres représentations.
Bien sûr, de prime abord, la valeur ne semble pas tant relever du jugement que de
l’émotion, et Brentano comme Meinong ont soin d’insister sur la dimension affective plutôt
que rationnelle de la valorisation1. La préférence, qui s’enracine dans le sentiment, fonctionne
toutefois exactement de la même façon que la connaissance : si « le propre du jugement est de
discerner la vérité, le propre de l’émotion est de discerner la valeur »2, et de fait, c’est bien la
même structure intentionnelle qui est à l’œuvre dans les deux cas. L’émotion est ainsi
caractérisée, non pas comme un simple sentir, mais comme une visée, et sa polarisation
naturelle (amour / haine, joie / souffrance) se recoupe, d’une part, avec la polarité ontologique
de l’objet (existence / non-existence) et d’autre part, avec l’opposition logique du jugement
(affirmation / négation, acceptation / rejet). Le propre de la valeur, c’est ainsi de nous
conduire à préférer l’existence d’une chose à sa non-existence (« joie d’être et souffrance de
ne pas être »), ou inversement, sa non-existence à son existence quand il s’agit de « vécus
internes négatifs » (« souffrance d’être et joie de ne pas être »), pour parler comme Meinong.
L’ordre de la préférence parvient ainsi « spontanément » à la reconnaissance d’un « principe
du meilleur » et recherche dès lors sa réalisation ; quant à ce principe, il doit, par-delà le bien
immédiat, ou la simple satisfaction solipsiste d’un désir personnel ne visant que lui-même,
s’élever à la dimension réflexive et finaliste où le meilleur se prend lui-même pour fin et
cherche à s’actualiser de façon permanente, définitive. La dynamique des valeurs est ainsi
d’aller non seulement du possible au réel, mais aussi du réel à l’idéal, et d’inscrire, à cet effet,
la possibilité de l’idéal au fondement même du réel.
§ 7. Les influences sur Alain Locke
Nous pouvons retrouver, dans une large mesure, les manifestations de cette logique
conceptuelle dans les travaux philosophiques d’Alain Locke : en se réclamant et en s’inspirant
de l’école autrichienne dans son entreprise de légitimation universitaire, ce dernier doit
nécessairement endosser sa posture gnoséologique, et assumer ainsi ses habitudes
intellectuelles, mais il doit également se confronter à leurs conséquences et aux paradoxes
qu’elles génèrent.
1
2
Psychologie du point de vue empirique, op.cit., p.203 ; Théorie de l’Objet, op.cit., p. 125 et pp.159-164.
Lavelle, op.cit., p.101, où il paraphrase « les thèses fondamentales » de Brentano.
113
114
La posture gnoséologique est, de fait, ouvertement affichée par Locke, qui ne cesse de
revendiquer son ambition : constituer une « science des valeurs », en fournissant d’une part,
une « description objective » de la valorisation, et d’autre part, une taxinomie des valeurs, et
une justification de leur classification traditionnelle. De façon caractéristique, son dessein est
de clarifier le lien entre schème représentationnel et contenu visé, mais dans un cadre
strictement mental. N’écrit-il pas, en effet, que
« le centre théorétique du problème [analyser les valeurs dans les termes d’un concept général] tourne
tout entier, semble-t-il, autour de la possibilité de corréler les qualités des valeurs avec les activités
psychologiques qui les distinguent et les perçoivent. Ou, en d’autres mots, cela dépend entièrement de
l’établissement d’une connexion psychologique entre les contenus de valeur en tant qu’affirmations de
signification et leur caractère formel en tant que prétentions à la vérité ou en tant que référence à des normes »1.
De façon classique, enfin, Locke entend se situer du point de vue du sujet dans
l’expérience, mais l’objectivité consiste à rompre, tout d’abord, avec la « naïveté » de ce
dernier pour faire advenir, au sein même de l’expérience, le point de vue du psychologue.
Autrement dit, la démarche scientifique, à l’instar de Descartes, est toute introspective, et
commence d’abord par un choix antifondationnaliste, — celui d’un scepticisme radical à
l’égard de nos croyances ordinaires, pour mieux révéler le « vrai » fonctionnement de l’esprit,
et fonder dès lors notre certitude sur cette imitation, par l’esprit, de ses propres lois.
« L’analyse psychologique des valeurs s’est trouvée dans la nécessité d’une révision si complète du
point de vue du sujet dans l’expérience concernant les valeurs, qu’elle apparaît parfois comme la plate
contradiction de ce point de vue. Les valeurs, plus que tout autre classe d’objets mentaux, nous plongent dans ce
que l’on découvre être des illusions psychologiques insidieuses mais invétérées. Les valeurs, que le psychologue
connaît seulement comme des produits de la valorisation, sont à peine, du point de vue du sujet dans
l’expérience, conscientes d’elles-mêmes et de leur nature de produits mentaux. La valeur, qui ne nous est connue
qu’en tant qu’elle est dérivée et relationnelle, se connaît elle-même comme inhérente et intrinsèque. Ce qui est,
comme on peut le démontrer, une relation psychologique entre un sujet et un objet, se voit soi-même comme
étant une propriété inhérente à l’objet ou un attribut inaliénable ou une capacité innée du sujet [...]. En aucun
autre domaine, croyons-nous, il n’est plus important pour le point de vue psychologique d’être distingué et
séparé du point de vue du sujet dans l’expérience, et pourtant il est tout aussi important qu’ils soient corrélés l’un
avec l’autre. [...] Nous n’avons besoin que de nous souvenir que les valeurs sont, pour nous, des « descriptions
d’appréciations », pour voir le lien indissoluble entre les points de vue du sujet dans l’expérience et du
psychologue »2.
1
« The theoretical crux of the entire problem [to analyze values in terms of a general concept] all turns, it would
seem, on the possibility of correlating value-qualities with the psychological activities which distinguish and
perceive them. Or, in other words, it all depends on establishing some psychological connection between value
contents as assertions of meaning and their formal character as claims to truth or as reference to norms » (OT,
p.37).
2
« The psychological analysis of values has been found to necessitate such a thorough-going revision of the
experient’s point of view regarding values, that it sometimes appears as a flat contradiction of that point of view.
Values, it would seem, more than any other class of mental objects, involve us in what are discovered to be
insidious and inveterate psychological illusions. Values, known to the psychologist only as products of
valuations, are hardly ever from the experient’s point of view conscious of themselves as mental products.
Value, known to us as derived and relational, knows itself only as inherent and intrinsic. What is demonstrably a
psychological relation between a subject and an object, views itself as either an inherent property of the object or
an inalienable attribute or innate capacity of the subject [...]. In no other subject, we can believe, it is more
important for the psychological point of view to be discriminated and kept apart from the experient’s point of
view, and yet it is quite as equally important for them to be correlated one with the other. [...] We need only [to]
114
115
En optant ainsi pour la posture gnoséologique, Locke est alors confronté à toute une
série de difficultés qui transparaissent clairement dans ses deux thèses.
La première conséquence du régime conceptuel dominant, c’est en effet d’introduire
une dualité systématique à l’intérieur même de la valeur. A l’instar de la conscience et de ses
deux orientations, primaire et secondaire, tout se dédouble. La valeur est ainsi affaire de
valorisation et d’évaluation, et se différencie encore en genre d’attitude psychologique et en
types ou espèces de valeur1 ; elle relève à la fois du sentiment et du jugement — le désir
constituant la synthèse des deux2, et consiste ainsi en une attitude polarisée3.
On pourrait penser, dans ce schéma, que la valorisation est analysée en termes
d’orientation première de la conscience, et donc de perception externe, tandis que l’évaluation
est interprétée, quant à elle, en termes d’orientation secondaire et de perception interne. Mais
remember the fact that values are to be, for us, “descriptions of appreciations”, to see the indissoluble bond
between the experient’s and the psychologist’s points of view » (OT, pp.49-53).
1
Dans les introductions de ses deux thèses, Locke établit ainsi une distinction entre la valeur comme « genre
psychologique » et les différents types de valeurs comme « espèces » de ce genre, et sa distinction se prolonge à
travers le contraste entre les « composantes psychologiques » ou la « nature de l’assertion de valeur », et les
« prédicats » ou le « vocabulaire » de cette assertion (OT, p.11 ; HT, p.1 et p.6). Dans la thèse d’Harvard, cette
position est cependant explicitement rattachée à Meinong, qui soutient que « la valorisation, en tant que
processus psychologique, confère la valeur, tandis que l’évaluation, ou le jugement à propos des valeurs, confère
leur genre aux valeurs » [valuation, as psychological process, bestows value, while evaluation, or judgment
about values, bestows kind upon values] (HT, p. 13). Nous verrons un peu plus loin pourquoi et comment il
critique cette position, « indéfendable » selon lui [indefensible position].
2
cf OT, chapitre IV : « The General Psychological Nature of Value : as Judgment (pp.73-114) , chapitre V :
« The Psychological Nature of Value : as Feeling » (pp.115-141), chapitre VI : « The Psychological Nature of
Value : as Desire » (pp.142-162). Sur la position intermédiaire du désir, voir OT, pp.145-146, où Locke reprend
les analyses de Christian Von Ehrenfels : « Desire is construed as [...] including all wishing, striving and willing
so far as it is directed toward definite objects as ends. In distinguishing desire from feeling, the latter is rather
arbitrarily identified with pleasure and pain sensation and relegated to non-active states of mind. [...] At first it is
wonderfully simple and plain, desire is an active mental state with a definite object in view toward which it
directs itself with a certain feeling intensity and motor impulse as its end and satisfaction. The influence of
reason on desire confines itself to indirect and intermediary ways, and the influence of feeling is likewise
indirect and conditioned by the desire. Ehrenfels summarizes his own position as follows : ‘‘The intensity of the
desire is only conditioned by that amount of feeling which the subject takes into account in an actual comparison
of the desired object’s existence with the idea of its non-existence. The influence of reason upon desire confines
itself therefore to the rôle of providing the desired object, as the means of attaining it and the judgment that those
means will lead to the object’’ [Ehrenfels : System der Werttheorie, Band I : Allgemeine Werttheorie.
Psychologie des Begehrens, Leipzig, O.R. Reisland, 1897, XXIII-270 p. ; p.23] ». Sur Ehrenfels, voir également
Louis Lavelle, op.cit., pp. 104-106.
3
Cf cette définition de la valeur en termes intentionnels : « la valorisation et le jugement du point de vue
psychologique impliquent tous deux une attitude. La théorie brentanienne du jugement, en caractérisant le
jugement comme une attitude d’acceptation ou de rejet envers une représentation mentale, a également établi
cette caractéristique première de la valorisation en tant qu’acte psychologique. [...] C’est là le sol théorique de
l’école autrichienne » [Valuation and judgment from the psychological point of view both involve an attitude.
The Brentano theory of judgment has, in characterizing judgment as an attitude of acknowledgement or of
rejection toward a mental representation, established also this primary characteristic of valuation as a
psychological act. [...] It is the ground theory of the Austrian school] (OT, p.79). On retrouve cette analyse
brentanienne dans l’article Value : « La valeur est une attitude personnelle, d’accueil ou non, à l’égard d’un objet
d’intérêt » [value is a personal attitude, of welcome or the reverse, towards an object of interest] (PAL, p.125 ;
voir aussi p.111 et p.117).
115
116
ce n’est pas tout à fait exact : nous avons vu, en effet, comment Brentano considérait
l’orientation secondaire comme un a priori, et la rendait ainsi toujours présente, et même
inhérente, à la dimension première ; nous avons vu également comme Meinong dédoublait
l’intentionnalité en « pré-vécu » et « vécu principal ». En accordant une telle primauté, un
« droit de regard » constant à la conscience secondaire, Brentano et Meinong introduisent
alors la nécessité d’une dimension réflexive à l’intérieur même de la valorisation1. Si même
au sein de l’expérience immédiate, la valorisation a toujours déjà une représentation d’ellemême, elle est donc elle-même un processus de représentation ; si même au cœur de
l’expérience émotive, du jugement s’introduit dans le sentiment, le transformant en désir, le
désir est donc lui-même une forme de jugement2, et l’émotion une forme d’évaluation3.
On retrouve ainsi la prééminence et la régression à l’infini de la représentation, mais
surtout, la prééminence d’une conception strictement mentaliste de la relation. Celle-ci fait
d’ailleurs l’objet, dans la thèse d’Oxford, de plusieurs développements — un peu redondants
par leur insistance :
« Non seulement nous considérons le sentiment de valeur comme un sentiment provenant d’une
relation, causée par deux facteurs, mais nous devons également le considérer, au moment de son apparition,
comme étant causée par une relation mentale. Une relation mentale signifie que les conditions de la valeur
doivent être considérées comme psychiques, tant pour le facteur objectif que pour le facteur subjectif. [...] Il
s’ensuit alors que nous ne sommes pas du tout concernés par l’objet de la valeur en tant qu’il est externe, que
nous devons simplement le voir comme le stimulus d’une réaction mentale »4.
« Définir la valeur comme une relation signifie deux choses : cela veut dire qu’il doit y avoir un facteur
objectif et un [facteur] subjectif, et que la valeur doit être en quelque manière réciproquement conditionnée.
Mais cela signifie qu’en entreprenant d’examiner la signification psychologique de la valeur, nous regardions
cette relation comme intra-mentale. Le facteur objectif peut être un objet psychique, un idéal ou un autre
sentiment ou jugement, ou n’importe quelle autre construction ou procédure psychologique que ce soit. [...] La
1
Voir OT, p. 103, où Locke paraphrase ainsi Meinong : « les valorisations impliquent des jugements à propos de
l’existence de leur objet » [valuations involve judgments about the existence of the value-object].
2
Cf cette définition que Locke reprend à Ehrenfels : « Tout désir », dit-il, « contient une représentation,
conditionnée par une augmentation relative de plaisir, de l’inclusion ou de l’exclusion d’un objet en tant qu’il
est, d’une façon ou d’une autre, la cause ou la condition du bien-être effectif du sujet ou de son confort pratique.
Quand une telle idée existe, il existe aussi un désir » [« Every desire », he says, « contains a representation,
conditioned on a relative increase of pleasure, of the inclusion or exclusion of an object as in some connection or
other a cause or condition of the subject’s actua well-being or practical welfare. Wherever such an idea exists, a
desire exists also »] (Ehrenfels, op.cit., p.216 ; OT, p.149).
3
C’est ce que Locke appelle le « jugement émotionnel » : « la conclusion de tout jugement explicite, semble-t-il,
dans les cas où le jugement soutient l’assertion de valeur, est réabsorbée dans le contexte affectif qui l’a
formulée et qu’il formule lui-même, et est acceptée ou rejetée sur la base de quelque évaluation secondaire. [...]
Cette évaluation est immédiate, et n’est qu’une appréciation ou une répulsion émotionnelle. [...] Münsterberg
considère cela comme universel » (OT, p.116). Hugo Münsterberg, rappelons-le, enseignait conjointement la
philosophie à Harvard et à l’Université de Berlin, et Locke revendique ouvertement cette influence idéaliste dans
son « psychographe ».
4
« Not only do we regard the feeling of value as a feeling arising out of a relationship, caused by two sets of
factors, but we must regard it as at the time of its appearance caused by a mental relation. A mental relationship
means that the conditions of a value are to be regarded as psychical, both the objective factor and the subjective
factor. [...] It follows then that with the value object as external we are not at all concerned , we must view it as
simply the stimulus of a mental reaction » (OT, pp.60-61 ; cf également p.120).
116
117
valeur est relationnelle dans la mesure où, à chaque fois que le sujet dans l’expérience réagit mentalement à ses
sentiments de valeur, que ce soit dans des réactions affectives ou cognitives, il met bien en relation ces deux
facteurs mentaux. Il renvoie l’attitude valorisatrice à sa norme, ou le désir à sa disposition, ou le sentiment de
valeur comme contenu au même contenu vu comme un état de conscience »1.
Conformément à cette position, la distinction hiérarchique entre les facultés est
maintenue : le sentiment de valeur est ainsi subordonné, chez Brentano, au jugement de
valeur, et chez Meinong, c’est la valeur-sentiment (Wertsgefühl) qui est subordonnée à la
valeur-jugement (Urtheilswert), laquelle doit elle-même répondre devant le jugement de
valeur (Wertsurtheil) ; Locke fournit ainsi toute une série de définitions qui s’inspirent
ouvertement du mentalisme meinongien2.
Cette armature logiciste débouche alors sur une série de contradictions flagrantes entre
état et processus, immédiateté et médiation, fusion et distinction. Les « jugements de valeur »,
ainsi que les « perceptions de valeur », nous sont présentés comme « immédiats », et pourtant
« aucun jugement ne représente une valorisation à moins que son sujet et son prédicat aient
été effectivement combinés dans un seul contexte mental »3. De la même manière, le
sentiment est à la fois la distinction d’une relation entre un sujet et un objet, une attitude
visant cet objet, et la fusion de la conscience avec son contenu4. Une telle scission, pour ne
1
« To define value as a relation means this : it means that there must be an objective and a subjective factor, that
the value-feeling must in some ways be reciprocally conditioned. It means also if we undertake to examine the
psychological meaning of value that we regard this relation as intra-mental. The objective factor may be a
psychical object, an ideal or another feeling, or a judgment, or any psychological construction or procedure
which has a conditioning effect upon the value-feeling. [...] Value is relational, to the extent that whenever the
experient reacts mentally upon his value-feelings, either in feeling reactions or cognitive reactions, he does
correlate these two mental factors. He refers the value-attitude to its norm, or the desire to its disposition, or the
value-feeling as content to the same content viewed as a state of consciousness » (OT, pp. 63-65). On retrouve
une analyse similaire, explicitement rattachée à Meinong, dans la thèse d’Harvard (HT, p.64).
2
La « perception de valeur » est définie comme « l’état mental conscient de la valeur » [« value-perception is
any mental state conscious of value »], la « valeur-jugement » comme « le support cognitif et comme la
justification ou le test de la perception de valeur » [« value-judgment is to be regarded as any cognitive support,
e.g., verbal or mental assertion, as the justification or test of a value perception »], et le « jugement de valeur »
comme « l’énoncé explicite ou la formulation du contenu pour une perception de valeur » [« A Judgment of
Value is to be regarded as any explicit statement or formulation of the content for a value perception »] (OT,
p.24). On retrouve à nouveau ces distinctions pp.92-98, puis dans la thèse d’Harvard (HT, p.64), et dans l’article
Value (PAL, p.115) avec des références non seulement à Meinong, mais à Albrecht Ritschl (1822-1889).
3
« Value judgments are as value-perceptions immediate, whatever mediate reasoning they may provoke or
coincide with » (OT, p.92) ; « No judgment represents a valuation unless its subject and predicate have actually
been combined in a single mental context » (OT, p.90).
4
« N’importe quel exemple de valorisation montrerait, à l’introspection, qu’il n’y a pas de valorisation jusqu’à
ce que le sentiment fusionne avec son contenu ou bien est sélectionné comme représentant le contenu,
subordonnant alors les autres éléments » [Any example of valuation should show, on introspection, that until the
feeling fuses with its content or is selected as represetning the content, thereby subordinating the other elements,
no valuation occurs] (OT, p.127). Locke distingue alors « l’expansion générale du sentiment, quoique sensation
discrète, sur tout le champ de la conscience » [some general suffusion of the feeling, however discrete as a
sensation, over the whole field of consciousness], de « la distinction de la présentation comme ce qui absorbe
toute l’attention » [the discrimination of the presentation as that which absorbs the whole attention], pour
rappeler alors que « le sentiment, même quand il est le plus inactif et le plus absorbé est à la fois une attitude et
117
118
pas dire une telle schizothymie, est l’inéluctable conséquence de la partition entre orientation
première et orientation secondaire, ou de l’ek-stasis de la conscience comme retour sur soi et
rupture avec sa naïveté originelle.
Deux autres conséquences s’ensuivent. La première, c’est que la dimension réflexive
introduit une discontinuité dans le flux même de la conscience immédiate, et aboutit ainsi à un
morcellement de l’expérience, où la conscience, à force de dialoguer avec elle-même,
s’apparente à un soliloque paradoxal, composé de stichomythies, comme en témoigne cette
description, par Locke, d’une expérience musicale :
« L’absolue stupéfaction d’un idiome musical nouveau ou inconnu nous fournit peut-être le meilleur
exemple d’un complexe affectif désintégré. Supposons, comme cela arrive fréquemment, que quelque variation
disproportionnée dans l’un des éléments de la sensation attire l’attention, disons, une accentuation inhabituelle,
et que sur cette base nous saisissions un mouvement rythmique, que nous le suivions pendant un temps, que nous
le perdions, pour le ressaisir, à nouveau, jusqu’à ce que finalement nous ayons quelque sentiment distinct d’une
succession formelle autour duquel se concentrent tous les autres éléments de la sensation. Et alors soudain, cette
sensation s’accroche, en partie, au rythme, le subordonne et nous donne un sentiment temporel, et peut-être
accroît le sentiment de succession en une tonalité affective agréable. Cela perdure pendant un certain temps, et
alors tout aussi soudainement la tonalité affective se diffuse sur le contenu tout entier. A ce moment-là, enfin,
nous obtenons quelque chose qui, du point de vue esthétique, peut s’appeler une appréciation musicale »1.
La deuxième conséquence, c’est que la valeur fonctionne, à l’instar de la connaissance
chez Kant, comme une « synthèse de représentations », c'est-à-dire comme une
homogénéisation de divers éléments en un contenu représentatif2, ou encore : une
formalisation de l’expérience.
On retrouve ainsi l’harmonisation entre forme et contenu, ainsi qu’entre méthode et
objet d’analyse, postulée dès l’introduction. L’enquête scientifique est conçue comme la
« description des processus de valorisation », parce que les valeurs sont précisément ellesmêmes cela : « des descriptions d’appréciation »3. De même, les jugements de valeur
la distinction d’une relation » [the feeling, even when most inactive and absorbed, is both an attitude and a
discrimination of a relationship] (OT, pp.127-129).
1
« The absolute bewilderment of a new or strange musical idiom brings us to perhaps the best instance of a
disintegrated feeling complex. Let us suppose, as usually happens, that some disproportionate variation in one of
the sensation elements attracts attention, say an unusual stress, and on the basis of it we catch a rhythm
movement, go along with it a little while, lose it, catch it up again, until finally we have some distinct feeling of
form succession in which all the other sensation accompaniments center. And then suddenly some of this
sensation hooks on to the rhythm, subordinates it and gives us a sense of time, heightens perhaps the succession
feeling into a pleasurable feeling tone. This persists for a while, and then quite as sudenly again perhaps the
feeling-tone spreads over the whole content. At last we have something which from the aesthetic point of view
we can call a musical appreciation » (OT, pp.124-125).
2
« Une des premières choses que nous devrions attendre d’un sentiment de valeur est l’unité, la ‘totalisation’ de
ses éléments, aussi complexes qu’ils soient » [one of the first things we should expect of a value-feeling is unity,
a ‘totalization’ of its elements no matter how complex] (OT, p.123).
3
OT, p.53. Cf également p.33 : « Une théorie générale de la valeur [...] ne doit se soucier que de son propre
problème particulier de méthode, à savoir : comment décrire le mieux, psychologiquement, les valeurs comme
des appréciations mentales » [a general theory of value [...] need concern itself only with its own particular
problem of method, how best psychologically to describe values as mental appreciations] .
118
119
présupposent des sentiments et des valorisations, mais les sentiments ont eux-mêmes des
jugements présupposés, et les valorisations sont elles-mêmes une forme de présupposition1.
Il devient toutefois difficile, à ce stade, de déterminer précisément si c’est la
découverte (le contenu) qui suscite la méthode (la forme), ou si c’est la méthode qui génère la
découverte, selon le principe même de la réflexivité kantienne, où l’on ne connaît des choses
que ce que l’on y met. Toute cette analyse repose en effet sur l’ambiguïté du présupposé
finaliste, dans sa double dimension téléologique et progressiste. Montrer comment un
processus de formalisation et de normalisation se constitue au niveau même de l’expérience
apparaît comme le plus sûr moyen d’élucider le lien entre valorisation et évaluation, et d’ainsi
conférer une objectivité, ou découvrir un fondement, aux critères logiques et aux
caractéristiques normatives de nos valeurs traditionnelles. Tout l’objectif de la posture
gnoséologique n’est-il pas d’établir une correspondance entre nos représentations du monde et
sa réalité intrinsèque, et d’ainsi justifier l’objectivité et le bien-fondé de nos représentations, y
compris (pour ne pas dire et surtout) lorsque ces dernières sont des valeurs ? Or, pour clarifier
le lien consubstantiel entre nos schémas représentationnels et le contenu de nos
représentations, il n’est évidemment pas de meilleur moyen que de montrer comment nos
représentations sont orientées, guidées, et au besoin corrigées par des normes objectives et a
priori. Il y a, certes, des degrés dans la valeur, et l’acte de préférence introduit à une logique
du meilleur et du pire ; mais avec Brentano et Meinong, ces degrés et cette logique sont
réinterprétés en termes platoniciens : on ne peut que vouloir être joyeux, on ne peut qu’aimer
le bien, et par conséquent, on ne peut aimer que le bien2. Il n’y a qu’un seul amour véritable,
l’amour du bien, qu’une seule véritable joie, la joie de la connaissance, ou la contemplation
des Idées ; et il n’y a qu’une seule manière d’y parvenir, dans l’expérience : c’est en faisant
coïncider notre sentiment du beau avec l’Idée du beau, notre sentiment du vrai avec l’Idée du
vrai, notre sentiment du juste avec l’Idée du juste, et caetera... On entre ainsi dans une logique
1
OT, p.103 et p.106 ; voir aussi p.115 : « Les valorisations effectives peuvent être regardées comme relevant de
deux types psychologiques de jugements, le jugement attributif et le jugement existentiel, mais non pas comme
étant les deux types à la fois. [...] Les valeurs doivent en dernier ressort être considérées comme impliquant
quelque présupposition de l’existence de leur objet » [Actual valuations may be regarded as of both
psychological types of judgment, the attributive and the existential but not both the logical types. Values are
ultimately to be regarded as involving some presupposition of the existence of the value-object] et p.133 : « De
tels sentiments, appelés les affects généraux, ont des références caractérisantes et dispositionnelles à la fois à des
objets et à des séries antérieurs de jugements. Ils ont, en d’autres termes, des présuppositions cognitives » [Such
feelings, the so-called ‘affective generals’, do have characterizing and dispositional references to both objects
and to past series of judgments. They have, in other words, cognitive presuppositions]. Voir enfin HT, pp.4-5,
81-82, p.137-139, p.246.
2
Nous reprenons cette formule à Louis Lavelle qui, pour caractériser ce « retour à la tradition platonicienne »,
souligne que « l’originalité de Brentano, c’est surtout de ne pas vouloir que l’on confonde ce qui est aimé avec
ce qui est digne d’être aimé » (op.cit., p.101).
119
120
de l’optimisation, mais strictement qualitative, c'est-à-dire de l’optimisation comme la plus
grande conformation possible de nos modes évaluatifs avec des critères logiques absolument
et universellement valides. La préférence devient, en dernier ressort, la reconnaissance de
normes supérieures, et sous l’effet de l’orientation secondaire, réflexive, elle se mue en
postulation essentiellement transcendante ; la valeur, quant à elle, s’impose à nous comme
une exigence1.
Or c’est exactement là, à ce moment précis, que Locke s’écarte de la tradition
gnoséologique, qu’il brise son élan et suspend le « geste transcendantal », refusant en effet de
rapporter nos sentiments et nos modes évaluatifs à des normes et des principes strictement
formels et logiques.
§ 8. Le revirement
Pour observer cette résistance, il suffit de se reporter aux réserves que Locke formule,
ou aux distances qu’il prend à l’égard de Meinong. S’il reste encore timide, en 1910, dans sa
critique du formalisme et du logicisme, dont il est alors lui-même largement tributaire2, en
1917, en revanche, le ton se durcit dès l’introduction de la thèse, et l’exposition de sa méthode
d’investigation est alors l’occasion, pour Locke, de dénoncer le renversement opéré
traditionnellement par le régime dominant, à force d’insistance sur la dimension réflexive3.
Les « attitudes affectives » et « les modes de valorisation » ne doivent plus être envisagés
1
Dans sa Philosophie de l’argent, Georg Simmel décrit très précisément cette transcendance et cette exigence en
termes platoniciens (voir pp.32-33).
2
Locke note ainsi, en introduction de son septième chapitre, « le rôle du sentiment dans la valorisation » : « de
nombreux analystes de la valeur ont abandonné le sentiment pour prendre le jugement ou le désir comme critères
et caractéristiques psychologiques de la valeur. Ces difficultés à produire autre chose qu’un lieu commun,
lorsqu’on définit la valeur en termes affectifs, sont en vérité dues aux défauts de la méthode analytique. [...] La
dissociation complète du contenu et de la forme mentale est aussi vide de sens, du point de vue psychologique,
que de celui du sens commun. [...] Et bien que nous séparions, pour des raisons d’analyses, la forme
psychologique de son contenu, la seule utilité pratique, ou le test de cette analyse, c’est de les réunifier d’une
quelconque façon, ou dans tous les cas d’expliquer leur corrélation. Le but d’une définition psychologique de la
valeur », conclut Locke, « devrait être d’énoncer comment la caractéristique psychologique conditionne le
contexte, ou en d’autres mots, comment la forme psychologique conditionne le contenu » [many analysts of
value have abandoned feeling for judgment, or desire as psychological criteria and characteristics of value. These
difficulties in making anything more than a psychological commonplace out of the definition of value in terms of
feeling are really due to the shortcomings of the analytic method. [...] The complete dissociation of mental form
from mental content is as meaningless from the psychological point of view as from that of common sense. The
aim of a psychological definition of value therefore shoud be a statement of how the psychological characteristic
condition its context, how, in other words, the psychological form conditions the content] (OT, pp.163-164).
3
« A review of Allgemeine Wertheorie of Meinong especially revealed a predilection for purely structural
psychological factors, and therefore for distinctions which were only adequate to the delineation of the most
generic of the value characters. [...] The Meinong school was implicated in the logical notion of type criteria, and
in a conception of the value system as a reflective organization of forms, not of natural psychological levels and
types. » (HT, p.3)
120
121
comme « d’arbitraires dérivations de critères normatifs ou de définition logique, mais bien
comme étant eux-mêmes des facteurs dont dérivent les processus psychologiques de
valorisation » ; quant à l’évaluation, elle n’est pas tant « un jugement à propos de la valeur »
qu’« une extension formelle, dans des catégories et des classes de valeur, de facteurs qui sont
immédiatement distingués et reconnus dans la valorisation comme les caractères-types des
valeurs »1. Discutant ensuite, dans son deuxième chapitre, la théorie « analytique et
structurale » de Meinong, Locke s’attaque à sa « tendance pernicieuse à l’abstraction, loin des
faits », coupée des « attitudes et des situations de valorisation »2. Plus tard, enfin, les articles
publiés manifesteront une nouvelle radicalisation, et seront la tribune d’acerbes critiques
contre les philosophies rationalistes et dogmatiques de l’a priori au profit d’une approche plus
jamésienne, c'est-à-dire pragmatiste et pluraliste des valeurs3.
Faut-il voir une faiblesse, sinon une contradiction dans ce revirement, cet Umschlag
qui se refuse à l’idéalisme transcendantal ? Ou bien faut-il voir, dans ce réajustement de ses
positionnements, des concessions tactiques faites par Locke pour complaire à des penseurs
hostiles, précisément, à cette option philosophique, tel son nouveau directeur de thèse à
Harvard, Ralph Barton Perry, lui-même défenseur d’une conception réaliste et
instrumentaliste des valeurs, ou encore le pragmatiste Horace Kallen, éditeur ou destinataire
des volumes dans lesquels paraissent les articles de Locke ? Si d’évidentes stratégies
universitaires sont à l’œuvre, elles ne sauraient toutefois nous fournir qu’une explication
réductrice4 ; les motivations de Locke sont en réalité plus profondément ancrées dans sa
1
« Affective-motor attitudes, [...] modes of valuation [are] not arbitrary derivations of normative criteria and
logical definition, but themselves factors in and derivatives of the psychological processes of valuation » (HT,
p.14) ; « Evaluation becomes not a judgment about value, [...] but a formal extension into categories and value
classes of factors which are immediately discriminated and recognized in valuation as the type-characters of
values » (HT, p.16).
2
« A certain tendency of pernicious abstraction from the facts which is characteristic, not only of much of
Meinong’s value theory, but of that of his entire school [...] has in consequence such a descriptive irrelevance to
the attitudes and situations of valuing as to be relatively useless » (HT, p.68).
3
« The modes co-assert their own relevant norms ; each sets up a categorical imperative of its own, not of the
Kantian sort with rationalized universality and objectivity, but instead the psychological urgency (shall we say,
necessity ?) to construe the situation as of a particular qualitative form-character. It is this that we term a
functional categorical factor, since it operates in and through feeling, although it is later made explicit, analyzed,
and validated by evaluative processes of judgment and experiental test » (« Values and Imperatives », PAL,
p.41). « Paradoxically enough, then, the pluralistic approach to values opens the way to a universality and
objectivity for them quite beyond the reach of the a priori assertions and dogmatic demands which characterize
their rational and orthodox promulgations » (« Pluralism and Intellectual Democracy », PAL, p.57). Voir
également l’article Value, op.cit., pp.112-113 et p.120.
4
Locke devait à l’origine faire sa thèse sous la direction de l’idéaliste Josiah Royce, mais la mort de celui-ci, en
1916, l’obligea à se réorienter vers Perry. Outre le fait qu’il ne ménage pas ce dernier dans la recension qu’il fait
de sa théorie de l’intérêt, Locke, nous le verrons, n’abandonnera jamais tout à fait sa perspective idéaliste. De
façon similaire, si les articles parus sous les auspices de Kallen s’ouvre tous deux sur d’explicites références à
James, Locke n’en souligne pas moins, dans ses développements, les apports cruciaux de la « psychologie des
formes » [Gestalt psychology] dans la théorie des valeurs.
121
122
propre vision du monde, et elles affleurent dans les deux arguments principaux qu’il oppose à
Meinong.
Ce qu’il reproche tout d’abord à l’école autrichienne, c’est de privilégier l’enquête sur
les valeurs morales et économiques, et de surdéterminer ainsi leur importance, au détriment
des valeurs esthétiques, mais aussi logiques ou religieuses1. Un tel parti pris peut se
comprendre, si l’on se place dans la perspective gnoséologique : la philosophie, en tant que
science, ne saurait prioritairement s’intéresser au phénomène religieux, ni aux problèmes de
l’art, mais chercherait plutôt à s’en démarquer ; parallèlement, elle ne saurait s’intéresser de
trop près aux valeurs logiques, car ce serait alors subordonner la connaissance à la valeur, ou
le problème de la vérité à celui de l’appréciation différentielle, et dans le même temps avouer,
comme dit Georg Simmel, que « la connaissance objective elle-même ne peut émaner que de
sa propre valorisation »2. L’étude des valeurs économiques apparaît, enfin, comme le plus sûr
moyen d’abstraire et d’inclure l’appétence (ou la dimension subjective immédiate de l’intérêt
et de la jouissance) dans un cadre supérieur et transcendant3.
Mais Locke, de par son tempérament, sa formation et ses inclinations artistiques, ne
saurait quant à lui négliger le sentiment religieux, et moins encore l’émotion esthétique. S’il
reconnaît volontiers la postulation transcendante des valeurs morales, c'est-à-dire aussi bien
leur caractère externe que l’exigence de dépassement qu’elles imposent à notre étroite
subjectivité, il se refuse néanmoins à lui donner la primauté sur la postulation plus immanente
des valeurs esthétiques ou logiques4.
Le second reproche formulé par Locke est le corollaire du premier. En rapportant les
valeurs à une dimension transcendante, l’école autrichienne a tendance à négliger le contexte
premier, y compris au niveau des valeurs morales, où la dimension intersubjective a tendance
à n’être envisagée que de façon abstraite, désincarnée. Or, s’il est une chose que Locke
rappelle volontiers, aussi bien dans la thèse d’Oxford que dans celle d’Harvard, c’est l’aspect
foncièrement social de la valeur, et donc l’influence primordiale exercée par le contexte
1
« Both Ehrenfels and Meinong — and much subsequent value theory by the imitation of their example, have
overemphasized the consideration of the ethical, moral, and economic types of value to the exclusion of other
types. [...] Although not excluding aesthetic, logical, and religious values by definition, these theories do,
however, leave the values of these types in a rather dubious status » (HT, p.71).
2
Philosophie de l’argent, p.22.
3
Voir Philosophie de l’argent, pp.39-45.
4
Ainsi, Locke peut bien féliciter Simmel, dans sa thèse d’Harvard, d’avoir mis l’accent, dans son Introduction à
la science morale [Einleitung in die Moral-Wissenschaft], sur la dimension impérative et sur le « sentiment
d’obligation » inhérent à la valorisation éthique (HT, pp.60-62), il ne cesse pour sa part d’insister sur
« l’empathie esthétique », et c’est prioritairement ce mode évaluatif qu’il utilise pour illustrer la valorisation,
comme nous l’avons vu plus haut.
122
123
social, historique et culturel sur nos modes de valorisations. C’est ainsi qu’il écrit, dès 1910,
que
« de nombreux domaines de la valeur, tels l’attitude éthique, l’attitude esthétique, les points de vue
personnel, impersonnel, social, sont des constructions mentales, basées sur certaines assomptions, —
constructions dont l’expérience nous fait voir qu’elles n’existent qu’à titre d’attitudes dispositionnelles. Dans de
tels domaines, [...] le sentiment a une référence et un accès plus immédiat que la cognition »1.
Cette influence des « normes sociales » fait ensuite l’objet de plusieurs
développements dans la thèse d’Harvard : il est notamment question d’un « conditionnement
de la valorisation », sous « l’influence de valorisations de la part des autres, qui interagissent
avec ou réagissent contre les nôtres »2. Elle s’y trouve également mise en corrélation, d’ores
et déjà, avec « l’idée de race », et avec l’emprise que cette dernière possède sur nos modes de
valorisation :
« Les attitudes affectives et motrices se sont, en tant que modes de valorisation, développées dans
l’expérience individuelle et dans celle de la race, selon Urban. Nous dirions plutôt l’inverse, mais avec le même
effet général pour ce qui concerne la corrélation. Des facteurs explicatifs peuvent être trouvés des deux côtés de
la situation »3.
Nous reviendrons, un peu plus loin, sur les rapports entre Locke et Wilbur Urban, ainsi
que sur les liens entre théorie de la valeur et théorie de la race. Notre objectif, pour l’heure, est
de souligner les divergences de Locke avec le régime gnoséologique dominant la philosophie,
et celles-ci peuvent, de fait, se caractériser de deux manières.
1. Locke cherche, d’une part, à tempérer la logique transcendante, aprioriste et
finaliste de l’école autrichienne, et veut atténuer la primauté qu’elle accorde à la structure et
au jugement, en lui opposant une logique immanente, génétique et causaliste, fonctionnelle et
dynamique, qui rétablisse la primauté du sentiment et de la disposition. Face à la philosophie
comme science ou théorie de la connaissance, il opterait ainsi pour une autre conception, celle
de la philosophie comme anthropologie ou « discours sur l’homme ».
2. Mais en mettant ainsi l’accent sur la dimension affective de l’expérience et sur la
dimension évolutive des sentiments, Locke cherche, d’autre part, à modérer la logique
1
« Many value-subjects like the ethical attitude, the aesthetic attitude, the personal, impersonal and ‘social points
of view’ are mental constructions based upon certain assumptions that experience makes possible to see that they
only exist as dispositional attitudes. On such value-subjects [...], feeling has more immediate reference and
access than cognition » (OT, p.131).
2
« There is a social influencing of valuation, dispositional in its effects, if not in its causes. A great many
valuations [...] are developed under social constraint and influence, and by the very nature of their objects or
objectives are subject to the influences of interacting and counteracting valuations on the part of others. [...] It is
merely the recognition of this sort of conditioning of valuation which now concerns us » (HT, p.129 ; voir
également p.68).
3
« The affective-motor attitudes [...] as modes of valuation, have developed in the individual and the race
experience, as Urban puts it. We would rather say the reverse, but to the same general effect as far as the
correlation goes. Explanatory factors can be found in both elements of the situation » (HT, p.14).
123
124
strictement intellectuelle en faisant intervenir une autre logique : la logique sociale. La théorie
de la valeur ne doit ainsi pas seulement s’envisager dans les seuls termes d’une psychologie
empirique, mais également dans le cadre d’une psychologie sociale. En d’autres mots, Locke
opterait également pour une conception de la philosophie comme sociologie.
C’est, selon nous, la présence implicite de ces deux programmes à l’intérieur du
programme gnoséologique qui nous permet de parler de « déformation de la maîtrise » à
travers l’objectif affiché de « maîtrise de la forme ». Mais pour montrer comment celle-ci
parvient à se réaliser, il nous faut auparavant exposer le régime conceptuel qui est à l’œuvre
derrière cette logique de déformation.
SECTION II
UNE ALTERNATIVE AU RÉGIME DOMINANT
§ 9. De nouveaux réflecteurs
La thèse d’Harvard, dans le même temps qu’elle prolonge celle d’Oxford, porte la
marque d’une réorientation singulière des préoccupations et de la terminologie de Locke. S’il
y poursuit toujours ses exigences de définition et de classification scientifiques des valeurs, il
s’y positionne ouvertement contre « les théories logiques » qui font « entièrement reposer la
classification sur une systématisation des valeurs, postérieure à la valorisation, et qui se fait
soit en termes de relations de contenu, soit en fonction des principes logiques de leur
référence normative et de leur validation »1. Face à cette « conception du système de valeurs
comme organisation réflexive de formes, et non de niveaux et de types psychologiques
naturels »2 qui analyse la valorisation comme un état et le jugement de valeur comme un
principe, il oppose une conception dynamique et fonctionnelle, en termes de procès, de
différenciation, de mode et de fonction.
« Les théories dynamiques et fonctionnelles expliquent les types de valeur comme étant eux-mêmes des
modes différenciés de valorisation. [...] A travers le rétablissement, par Ehrenfels d’une base d’analyse affective
1
« Logical theories of value (....) [assume] that value classification rests wholly upon a post-valuational
systematization of values in terms either of their content relationships or of logical principles of their normative
reference and validation » (HT, p.1).
2
« The Meinong school was implicated in the logical notion of type criteria, and in a conception of the value
system as a reflective organization of forms, not of natural psychological levels and types » (HT, p.3).
124
125
et volitionnelle, et son développement de facteurs-processus qui caractérisent davantage les valeurs que leurs
contextes [logiques], la théorie dynamique de la valeur semble en marche vers une sorte d’unité capable de
définir et de classifier les valeurs commensurablement. Enfin, par un tournant génétique, comme chez Urban, des
types de sentiments-processus, génétiquement développés et associés comme des dispositions, et ainsi réfléchis
et immédiatement appréhendés dans la valorisation comme les « formes qualitatives » des modes différenciés de
l’attitude affective et volitionnelle, en sont venus à être considérés comme les bases psychologiques et les
équivalents des distinctions majeures de types de valeur »1.
Pour bien comprendre ce changement de perspective, il ne faut pas tant prêter attention
aux noms qu’aux concepts évoqués, ainsi qu’au nouveau régime que leur articulation génère.
Dans son effort pour montrer qu’il est parfaitement intégré aux débats et aux réseaux
dominant la théorie générale de la valeur, Locke cite en effet, parmi les idéalistes
contemporains, les auteurs qui sont le plus proches de ses nouveaux positionnements, mais
son insistance sur le dynamisme et le fonctionnalisme témoigne, selon nous, d’influences qui
pour n’être pas explicitement affichées, n’en sont pas moins celles qui lui permettent de
dépasser véritablement les apories du régime gnoséologique et de refuser le geste
transcendantal. A l’instar d’Ehrenfels et d’Urban dans sa présentation, ces influences
convergent, mais pour des raisons de clarté, nous voudrions les exposer diachroniquement : il
s’agit, d’une part, de la philosophie de Spinoza, et d’autre part, de la psychologie de William
James.
§ 10. Le Spinozisme, anthropologie de la turbulence
Lorsqu’il met en avant Ehrenfels et Urban pour corriger les excès de Meinong2, Locke
parle volontiers d’« affect », de « désir », de « volonté », de « disposition », mais il utilise
également un terme technique singulier : conation, et sa dérivation adjectivale, conative3. La
présence de ce lexique conceptuel n’est certes pas un hasard, mais renvoie, de manière
directe, à la philosophie de Spinoza ou, plus précisément, à sa notion de conatus. Si nous
1
« Dynamic or functional value theories [...] account for value types as themselves differentiated modes of
valuation, subject to a psychological description and analysis. Beginning in the strictly voluntaristic conceptions
of Brentano and Schwartz, through Ehrenfels’ reestablishment of the affective-volitional basis of analysis and his
development of process-factors as more characteristic of values than mere value contexts, dynamic value theory
seemed to be working toward the sort of unit capable of defining and classifying values commensurably. Finally
by a genetic turn, as in Urban, genetically developed and dispositionally associated types of process-feeling,
reflected and immediately apprehended in valuation as the ‘form-qualities’ of differentiated modes of affectivevolitional attitude, have come to be regarded as the psychological bases and equivalents of the major type
distinctions of values » (HT, p.3).
2
Dans la thèse d’Harvard, un chapitre est consacré à la théorie meinongienne, et les deux suivants proposent
alors un « résumé critique » des théories d’Ehrenfels et d’Urban, puis une « corrélation de leurs interprétations »
(voir HT, deuxième partie : « types de classification dans la théorie de la valeur », chapitres III, IV et V, pp. 6399).
3
HT, passim, pp.72-83 ; voir notamment p.74 ; voir également plus loin p.199.
125
126
voulons expliciter cette filiation, il nous faut revenir au renversement que Spinoza opéra, ainsi
qu’aux idées fondamentales qu’il élabora pour « « dépasser les difficultés du cartésianisme »1,
et tout particulièrement le dualisme.
Philosophe de l’âge classique, Spinoza partageait, avec son maître Descartes, une
même exigence de fondement, et comme lui rapportait l’existence à un substrat métaphysique,
communément appelé Dieu, ou la cause première : « ce qui est en soi et se conçoit par soi »2.
Mais au rebours de Descartes, il ne fallait pas passer par un scepticisme radical pour découvrir
ce fondement : il était chez Spinoza donné d’emblée, par le simple constat qu’il y a de l’être,
ou plus précisément de l’existence ; le fondement était ainsi inhérent à l’immanence même3.
Dès lors, il importait moins de découvrir et de penser un inconditionné, un a priori, que
d’étudier ses manifestations immanentes. Dieu était Raison suffisante parce qu’il était avant
tout Nature (Deus sive Natura), et cela d’une double façon — à la fois nature naturante et
nature naturée : « la nature de Dieu s’exprime dans le monde, et l’expression n’est pas
manifestation sans être constitution de Dieu lui-même »4. Il ne fallait donc pas chercher à
mettre au jour une structure a priori dans l’homme (ou dans le fonctionnement de sa
rationalité), mais bien le comprendre comme une manifestation de la nature, c'est-à-dire
comme une modification de la substance divine, et envisager dès lors sa réalité affective et
son activité rationnelle comme des « choses naturelles qui suivent les lois communes de la
nature »5.
Au rebours du régime traditionnel, où la forme prévaut et légifère ainsi sur le contenu,
avec Spinoza, c’était le processus de production lui-même (natura naturans) qui générait
toute forme (natura naturata)6. Un changement de perspective s’opérait donc, qui faisait
intervenir deux idées complémentaires : le concept d’expression, et la notion de parallélisme.
Le premier renvoyait à la manifestation d’un élan vital et aux modalités de sa concrétion7,
1
Gilles Deleuze : Spinoza et le problème de l’expression, 1968 ; Paris, Editions de Minuit, 1990, p.13.
« Quod in se est, et per se concipitur » (Spinoza : Ethique, « Première Partie : De Dieu », Définition III, Paris,
Seuil, 1999, pp.14-15).
3
Ethique, partie I, proposition XVIII : « Dieu est de toutes choses cause immanente » [Deus est omnium rerum
causa immanens].
4
Spinoza et le problème de l’expression, p.70.
5
Ethique, Partie III, préface, p.199.
6
Sur ce point, voir le récent ouvrage de François Zourabichvili : Spinoza, une physique de la pensée (Paris, PUF,
2002, 276 p.), en particulier le premier chapitre intitulé « Le nouveau concept de forme ».
7
Selon Deleuze, le concept d’expression a une triple portée « théologique, ontologique et gnoséologique » :
« L’expression anime la théorie de Dieu, des créatures et de la connaissance » (ibidem, p.13). Dieu s’exprime
dans le monde ; les créatures sont des expressions individuelles d’une vitalité qui anime la réalité dans sa
totalité ; la connaissance, enfin, relève elle-même de l’expression, dans la mesure où une idée vraie est
adéquation avec son objet, expression formelle d’un contenu et dans la mesure où, réciproquement, le contenu
d’une idée peut se dépasser lui-même dans une forme immanente qui en est l’expression. Le concept
d’expression permet ainsi d’assurer le lien entre l’infini et le fini, l’un et le multiple, le schème et le contenu,
2
126
127
tandis que la seconde permettait de dépasser la logique dualiste et paradigmatique inhérente à
la philosophie de Descartes, puisqu’elle substituait une conception égalitaire à une conception
hiérarchique1. Le concept d’expression permettait de déboucher, par ailleurs, sur le concept
d’interaction, tandis que la notion de parallélisme induisait une conception de la relation
comme interdépendance, constitutive des termes plutôt que constituée par leur préexistence.
Pour bien comprendre l’alternative que cette logique conceptuelle oppose au régime
dominant, reprenons la définition spinoziste du conatus : « chaque chose, autant qu’il est en
elle, s’efforce de persévérer dans son être »2. De cette définition, on peut tirer plusieurs
conséquences. Tout d’abord, l’idée d’un processus, inhérente au concept d’expression luimême. Il s’agit de persévérer dans l’être, et non pas dans un état, ce qui implique le
développement d’une nature inhérente à l’individu (quantum in se est). L’idée de
persévérance est par ailleurs liée à celle d’effort, toutes deux inscrites de façon sémantique
dans des verbes, ce qui implique, d’une part, une dimension active : le conatus est en effet la
manifestation directe d’une puissance d’agir3 ; et si celle-ci s’avère un effort, c’est parce que,
d’autre part, la force d’exister (vis existendi) d’un individu est à tout instant contrariée,
empêchée par des forces concurrentes, ou simplement par des circonstances extérieures
défavorables.
Il y a donc, inscrite au cœur même de la puissance, une double postulation, active et
passive : le conatus est puissance d’agir et de pâtir, tout ensemble affections et passions4.
mais aussi l’intérieur et l’extérieur. Bergson, pour qui « le spinozisme dérive d’une idée très simple, qui ne
pouvait s’exprimer qu’en se compliquant indéfiniment elle-même », ne disait pas autre chose, en 1911, dans son
cours du Collège de France (voir Mélanges, Paris, PUF, 1972, p.961). Rappelons que Locke assista, précisément
cette année-là, aux cours de Bergson, qui portaient, le vendredi, sur « l’Idée d’évolution », et le samedi, sur « les
principes généraux de la philosophie de Spinoza ».
1
Au rebours de Descartes, pour qui le développement d’un attribut ou d’une puissance se fait au détriment de
l’autre, chez Spinoza, le parallélisme est l’idée d’une union inextricable de l’âme et du corps et d’un
développement parallèle de leur puissance : « plus un Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et à
pâtir de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de
choses à la fois ; et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, et moins il y a de corps qui concourent avec
lui pour agir, plus son esprit est apte à comprendre de manière distincte » (Ethique, II, proposition XIII, scolie,
op.cit., p.119). Spinoza développe sa critique du dualisme cartésien dans sa « Préface » au Livre V de l’Ethique,
pp.478-485.
2
Ethique, partie III, proposition VI : « Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse persevare conatur »
(op.cit., pp.216-217).
3
Comme le démontre Spinoza à la proposition suivante : « La puissance d’une chose quelconque, autrement dit
l’effort par lequel, seule ou avec d’autres, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c'est-à-dire la puissance
ou effort par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien à part l’essence donnée, autrement dite
actuelle, de cette chose » [Cujuscunque rei potentia, sive conatus, quo ipsa vel sola, vel cum aliis quidquam agit,
vel agere conatur, hoc est potentia, sive conatus, quo in suo essence persevare conatur, nihil est praeter ipsius rei
datam, sive actualem essentiam] (Ethique, Partie III, proposition 7, démonstration, op.cit., pp.216-217 — nous
soulignons).
4
Voir dans Ethique, Partie II, la scolie de la proposition XIII, et la proposition XIV ; voir dans Ethique, Partie
IV, la proposition XXXVIII et sa démonstration. Voir aussi Alexandre Matheron : Individu et Communauté chez
Spinoza (1969), Paris, Minuit, 1988, 647 p.
127
128
L’autre implication, c’est la définition de la nature constituante de tout individu par le désir,
ou « prise de conscience » de l’appétit par laquelle se génère, précisément, la conscience de
soi :
« Cet effort [de persévérer dans son être] », nous explique Spinoza, « quand on le rapporte à l’Esprit
seul, s’appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’Esprit et au Corps, on le nomme Appétit, et il
n’est, partant, rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes
qui servent à sa conservation ; et par suite l’homme est déterminé à les faire. Ensuite, entre l’appétit et le désir il
n’y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de
leurs appétits, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit »1.
Transposée sur le plan de la nature humaine, cette conception débouche alors sur une
anthropologie : l’homme est en effet défini, dans l’Ethique, comme étant précisément un
« être de désir »2, dominé par des appétits et des affects, et donc en proie à des postulations
contradictoires ou destiné à entrer en conflit avec d’autres désirs humains. Mais ce faisant,
Spinoza s’inscrit en porte-à-faux avec la tradition philosophique et il critique, notamment, le
préjugé courant des philosophes
« qui conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire car ils croient que l’homme
perturbe l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses actions une absolue puissance, et n’est
d’ailleurs déterminé que par soi-même. Ensuite, ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance de
l’homme non pas à la puissance commune de la nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine, et pour
cette raison ils la déplorent, en rient, la mésestiment, ou bien, et c’est le cas le plus courant, la maudissent ; [...]
mais quant à la nature des Affects et à leurs forces, et ce que peut l’Esprit, en revanche, pour les maîtriser, nul,
que je sache, ne l’a déterminé »3.
Face à cette logique dominante, qui accorde d’emblée une « absolue puissance à
l’esprit » et par voie de conséquence, une primauté à la raison et une liberté foncière à
l’homme, Spinoza insiste, lui, sur deux choses :
1. Ce qui prime, c’est l’affect, et par là, l’emprise du corporel sur le spirituel, ou
encore du sentiment sur le jugement, et donc l’union indissociable de l’affect et du concept,
selon la règle du parallélisme4 ;
1
« Hic conatus, cum ad Mentem solam refertur, Voluntas appellatur ; sed cum ad Mentem & Corpus simul
refertur, vocatur Appetitus, qui proinde nihil aliud est, quam ipsa hominis essentia, ex cujus natura ea, quae
ipsius conservationi inserviunt, necessario sequuntur ; atque adeo homo ad eadem agendum determinatus est.
Deinde inter appetitum, & Cupiditatem nulla est differentia, nisi quod cupiditas ad homines plerumque referatur,
quatenus sui appetitus sunt conscii, & propterea sic definiri potest, nempe, Cupiditas est appetitus cum ejusdem
conscientia » (Ethique, Partie III, Proposition IX, Scolie, pp. 218-221).
2
« Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une
quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose » [Cupiditas et ipsa hominis essentia, quatenus ex data
quacunque ejus affectione determinata concipitur ad aliquid agendum] (Ethique, troisième partie, Définitions des
Affects, op.cit., pp.304-305).
3
Ethique, troisième partie, « De l’Origine et de la Nature des Affects », Préface, pp.198-199 ; voir également le
Traité Politique, chapitre Premier, § 1.
4
Voir la Définition III de la Troisième Partie de l’Ethique : « Par Affect, j’entends les affections du Corps, qui
augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de
ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par Affect j’entends une
action ; autrement, une passion » [cf définition I : « j’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir
128
129
2. Ce qui permet véritablement la maîtrise des affects par l’esprit, et donc une relative
« autonomie » à leur égard, c’est la connaissance de leur nature, c'est-à-dire la connaissance
« des causes précises, par lesquelles ils se comprennent », qui rend ainsi possible une conduite
plus active que passive1.
clairement et distinctement par elle. Et j’appelle inadéquate celle dont l’effet ne peut se comprendre par elle
seule »] [Per Affectum intelligo Corporis affectiones, quibus ipsius Corporis agendi potentia augetur, vel
minuitur, juvatur, vel coërcetur, & simul harum affectionum ideas. Si itaque alicujus harum affectionum
adaequata possimus essence causa, tum per Affectum actionem intelligo, alias passionem] (op.cit., pp.202-203).
De la même manière, nous aurons des perceptions et des concepts, des idées inadéquates et des idées adéquates :
« Le nom de perception semble indiquer que l’Esprit pâtit d’un objet. Alors que concept semble indiquer une
action de l’Esprit » (Ethique, Partie II, Définition III, pp.93-95). Henri Meschonnic a très bien mis en évidence
la primauté de l’affect pour Spinoza, qui s’inscrit jusque dans sa langue. Il rappelle, à cet égard, l’incipit du
Traité Politique, qu’il retraduit, pour la circonstance : « Les affects, par quoi nous sommes mis en conflit, les
philosophes les conçoivent comme des vices, où les hommes par leur propre faute tombent » [Affectûs, quibus
conflictamur, concipiunt Philosophi veluti vitia, in quae homines suâ culpâ labuntur] (« Hourra l’oral », p.222, in
Daniel Delas : Traduire 2, Cergy Pontoise, Publications du Centre de Recherches Textes et Histoire, 2002, 223
p.) Voir également son livre Spinoza, Poème de la pensée, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 312 p., en
particulier le chapitre IV : « Puissance de l’affect, puissance du rythme », pp. 179-194, où il souligne « l’unité,
chez Spinoza, de l’affect et du concept » (p.187 et p.191). Pour un détail des affects, voir Ethique, pp. 304-331.
Pour un commentaire de notre nature désirante, voir Deleuze : Spinoza..., p.210 ; et Matheron, op.cit., pp. 85 à
102.
1
Ethique, Partie III., op.cit., pp. 200-201. L’expressionnisme de Spinoza a ainsi des conséquences au niveau plus
strict de l’épistémologie, où il contribue, là encore, à renverser la perspective gnoséologique traditionnelle. On
pourrait croire, en effet que Spinoza nous livre une épistémologie classique, en termes représentationnalistes, sur
le modèle traditionnel de la vision. N’emploie-t-il pas en effet une terminologie proprement cartésienne,
caractérisant notamment les idées vraies comme des idées « claires et distinctes » ? Gilles Deleuze a très bien
montré, cependant, qu’il ne faut pas se laisser abuser par la prégnance, dans la philosophie de Spinoza, d’un tel
vocabulaire (voir le « Chapitre VIII : Expression et Idée », dans Spinoza..., pp.114-129). La théorie spéculaire de
la vérité comme « correspondance d’une idée et de son objet » ne saurait lui convenir, car elle ne saurait rendre
compte, de son point de vue, du fait de l’erreur, ou de la méprise du faux pour le vrai. Une idée fausse est en
effet tout aussi réelle, c'est-à-dire existe tout autant qu’une idée vraie. Il y a notamment une réalité de la croyance
et de l’imagination, liée directement aux affections de notre corps, et celles-ci, pour passives qu’elles soient, ne
nous trompent pas. Qu’est-ce qui va donc, au point de vue matériel comme au point de vue formel, distinguer
une idée vraie d’une idée fausse ? Une fois encore, son degré plus ou moins grand d’expressivité. Spinoza
dénonce ouvertement, en effet, la conception représentationnaliste de l’idée selon laquelle « l’idée est quelque
chose de muet, comme une peinture sur un tableau, et non une manière de penser, à savoir l’acte même de
comprendre » (Ethique, Livre II, Proposition XLIII, scholie ; op.cit., p.173), et cette dimension spéculaire,
inhérente à la distinction cartésienne entre clarté et obscurité, distinction et confusion, est dès lors abandonnée au
profit d’une rédéfinition de l’opposition entre adéquation et inadéquation. Dans la tradition cartésienne (et ce
jusqu’à Brentano), l’adéquation était une affaire de perception : les perceptions externes étaient inadéquates, et
les perceptions internes adéquates. Dans la réinterprétation spinoziste, l’inadéquation ou l’adéquation ne sont
plus qu’une affaire d’expression, et d’expression plus ou moins puissante, active, complète. Spinoza maintient,
certes, la différence entre la dimension immédiate et la dimension réflexive, mais l’inadéquation et l’adéquation
sont des manifestations différentes d’une idée à chacun de ces niveaux. Ainsi, je puis être conscient d’une
affection que subit mon corps, ou d’une action qu’il exerce, mais les idées que j’en ai demeurent inadéquates tant
qu’elles n’enveloppent pas directement en elles la cause prochaine de cette affection ou de cette action. Pour
avoir une idée adéquate, il faut donc connaître la raison suffisante qui détermine tel état ou tel acte ; il s’agit
d’identifier la cause qui produit tel effet ; et la connaissance adéquate est donc celle qui nous fournit une
explication génétique, qui nous met en possession du processus de production, et nous permet ainsi de connaître
la chose de l’intérieur, comme si nous l’avions produite nous-mêmes. Si l’idée inadéquate ne nous offre qu’une
connaissance relative, l’idée adéquate, elle, est une connaissance absolue, puisqu’elle est, en réalité, tout ce qu’il
y a à savoir ; c’est en somme l’idée véritablement expressive, qui manifeste une coïncidence totale de la forme et
du contenu : c’est elle qui réalise en dernier ressort l’unité entre le contenu expressif d’une idée et la forme
réflexive d’une « idée de cette idée ». La puissance de penser devient ainsi pleinement active lorsqu’elle parvient
à des idées adéquates, et celles-ci ne le deviennent qu’à condition qu’une cause y soit exprimée ; c’est, là encore,
un effet du monisme entre nature naturante et nature naturée, ce qui s’exprime et ce qui est exprimé.
129
130
De la primauté des affects, il s’ensuit que l’anthropologie spinoziste doit
nécessairement s’envisager comme une anthropologie dynamique, une anthropologie de la
force et de la turbulence. Le conatus qui, à travers sa capacité d’être affecté et d’affecter,
génère une double polarisation, oscille sans cesse de la puissance de pâtir à la puissance
d’agir. La persévérance dans l’être se manifeste donc sous la forme d’une tension constante,
où l’une des orientations n’est jamais que la limitation de l’autre, et cette tension s’éprouve
constamment dans la disjonction entre la force passive, sans véritable positivité, et la force
active qui, elle, est véritablement positive et affirmative, puisqu’expressive1. Parce qu’elle se
pense, enfin, de façon dynamique, c'est-à-dire dans le cadre d’une continuité (persévérance),
cette conception turbulente et disjonctive amène à considérer le processus lui-même du
« changement continuel » comme une modulation, une modification constante, en fonction de
degrés d’intensité. Nous ne sommes plus dans une hiérarchie entre des variétés, des états, des
facultés, mais dans une succession entre des variations, des modes d’existence, des
dispositions. Cet enchaînement, généré par une différentielle (plus ou moins grande puissance
d’agir) qui se produit dans la variable (ou le conatus), aboutit donc à une logique de la
différenciation constante : différenciation, d’abord, entre les phases successives d’un même
conatus, différenciation, ensuite, des individus entre eux, en fonction de leur conatus
respectif.
Dans cette perspective, la dimension passive est évidemment première, mais si, sans
être pour autant négative2, elle reste inférieure à la dimension active, c’est parce qu’elle ne
constitue qu’une moindre réalisation de la puissance d’agir. Celle-ci est en effet « fonction de
deux facteurs » : elle est, d’une part, « le plus ou moins grand nombre de variations qu’un
individu peut supporter », et d’autre part, « la plus ou moins grande autonomie de sa
conduite »3. Dans les deux cas, la situation active est bel et bien dynamique et génétique : les
variations sont, d’un point de vue physique, à la fois affaire de proportion entre le mouvement
1
Deleuze : Spinoza..., pp.203-205. C’est en ce sens qu’on a pu également parler d’une contradiction interne au
conatus, et qui se manifeste à tous les niveaux : il y a ainsi, selon Matheron, une « contradiction interne à la vie
passionnelle », « une contradiction entre la raison et les passions », « une contradiction interne, enfin, aux
exigences de la Raison elle-même »1. David Rabouin a par ailleurs brillamment mis en lumière une « irréductible
équivoque », inhérente au spinozisme même, entre « Le problème de l’expression et la logique de l’ordre »,
selon le titre même de son article (pp.155-182 in Lorenzo Vinciguerra (ed.) : Quel avenir pour Spinoza, Enquête
sur les Spinozismes à venir, Paris, Kimé, 2001, 275 p.).
2
« A chaque instant », souligne en effet Deleuze, « les affections déterminent le conatus ; mais à chaque instant,
le conatus est recherche de ce qui est utile en fonction des affections qui le déterminent. C’est pourquoi un corps
va toujours aussi loin qu’il le peut, en passion comme en action » (op.cit., pp.203-205). Et ce qui est vrai du
corps l’est de l’esprit : de ce point de vue, la santé ou la raison ne jouissent d’aucun privilège : le malade et
l’insensé ne s’efforcent pas moins de persévérer dans leur être que l’être de bonne complexion ou l’être
raisonnable.
3
Matheron, op.cit., p.50.
130
131
et le repos et affaire de composition, de rapports de convenance entre les différents organes.
D’un point de vue intellectuel, elles sont également affaire d’activité ou de passivité, et la
raison n’est jamais qu’un « effort d’organiser [...] en fonction de convenances et de
disconvenances perçues », c'est-à-dire l’« effort de concevoir des notions communes »1.
L’autonomie, quant à elle, ne peut s’acquérir, tant à l’égard des corps externes qu’à l’égard
des passions, qu’au travers d’un processus de formation, un « devenir-actif »2 toujours plus
intense, une force ou puissance d’agir toujours plus grande, mais qui n’en demeure pas moins
toujours menacée par notre capacité de pâtir. Nous sommes donc, là aussi, dans une logique
de l’optimisation, — non plus définie, cependant, en termes de conformité à des critères
externes, mais comme un effort constant d’adhésion à des normes internes.
La conception du conatus comme activité désirante, recherche de l’utile pour la
persévérance dans l’être, et la conception de cette activité même comme optimisation, c'est-àdire comme adéquation avec nos dispositions les plus actives, produit ainsi deux effets. Elle
souligne la dimension fondamentalement axiologique de notre rapport au monde, et dans le
même temps, elle confère à cette axiologie une orientation nécessairement éthique.
§ 11. Le phénoménisme comme axiologie
Si le rapport entre l’individu et le monde se fonde sur l’utilité, toutes les valeurs, chez
Spinoza, deviennent immanentes, et la priorité de son programme épistémologique est
précisément de débarrasser l’activité axiologique de tout finalisme transcendant. Il suffit à cet
égard de reprendre le scholie de la proposition IX sur les affects (partie III de l’Ethique), et de
compléter la citation que nous en faisions plus haut :
« Il ressort de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons, ou aspirons
à elle, ou la désirons, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous
jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons
à elle, ou la désirons ».
Spinoza est donc bel et bien empiriste, dans la mesure où il montre que le
comportement humain, dans l’existence pratique, est nécessairement axiologique et
fondamentalement préférentiel ; ce faisant, il se positionne également contre « les
anthropologies et les morales les plus traditionnelles, dont l’inspiration est explicitement
finaliste ». La réflexion axiologique de Spinoza se fait fort, en effet, de dénoncer « l’illusion
1
Ethique, Partie II, Propositions XXIX à XL, en particulier XXXVIII ; pour un commentaire détaillé, voir
Matheron, p. 72 ; Deleuze, p.259.
2
Deleuze : Spinoza..., p.267.
131
132
de l’objectivité de nos valeurs », illusion « qui nous fait croire, d’une part, que l’homme tend
par nature vers quelque chose d’autre que son moi individuel, et, d’autre part, que certains
objets et certains êtres sont destinés par nature à combler cette aspiration » car ils
constitueraient un « Bien objectif et transcendant »1.
Or c’est bien là que réside le renversement majeur du régime conceptuel dominant : le
finalisme reposait sur l’hypothèse d’une subjectivité à la fois libre et sensibilisée à l’appel de
valeurs objectives ; l’axiologie spinozienne souligne, d’une part, la nécessité d’une
subjectivation, c'est-à-dire d’un affranchissement progressif de l’individu à l’encontre de ses
propres modes passifs, mais aussi à l’encontre de toutes les instances supérieures, réelles ou
supposées, et elle promeut, d’autre part, la sensibilisation à des modes d’être qui puissent
offrir réellement, effectivement, une plus grande intensité d’existence, individuelle et
communautaire. Or, ce cheminement ne peut s’obtenir, nous allons le voir, qu’au moyen d’un
« nouveau naturalisme »2, c'est-à-dire d’un causalisme doublé d’un seul finalisme, celui de la
puissance. Il faut avoir, d’une part, une connaissance par les causes de notre impuissance et
de nos malheurs, et donc une connaissance de nos préjugés passifs ; il faut ensuite développer
en nous les aptitudes qui sont causes de modes d’existence plus puissants.
Le caractère proprement révolutionnaire du spinozisme consiste donc, dans un premier
temps, à nous libérer de l’illusion finaliste et objective des valeurs en nous proposant, pour la
première fois dans l’histoire de la philosophie moderne, une explication génétique de cette
illusion. L’« appendice » de la première partie démontre en effet comment se construit
l’illusion finaliste et objectiviste : la croyance aux causes finales provient d’une hypostase, à
l’ensemble de la nature, du finalisme inhérent au désir3 ; l’objectivité de la valeur découle,
quant à elle, d’un processus d’objectivation, d’incarnation de la valeur affective dans la nature
de la chose elle-même, telle qu’elle est en soi4. Est-ce à dire que la perspective axiologique
1
Toutes ces citations sont extraites d’Alexandre Matheron, op.cit., pp.84-85. Pour l’axiologie immanente de
Spinoza, voir Ethique, « Appendice » de la première partie et « préface » de la partie IV.
2
Deleuze : Spinoza et le problème de l’expression, p. 207.
3
« En tout les hommes agissent à cause d’une fin, à savoir, à cause de l’utile, dont ils ont l’appétit. [...] en outre,
comme ils trouvent en eux et hors d’eux bon nombre de moyens qui contribuent grandement à leur procurer ce
qui leur est utile, comme par exemple des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour
s’alimenter, un soleil pour éclairer,une mer pour nourrir des poissons, etc. ; de là vint qu’ils considèrent tous les
étants naturels comme des moyens en vue de ce qui leur est utile ; et parce qu’ils savent que ces moyens ils les
ont trouvés et non pas disposés, ils y ont vu une raison de croire que c’était quelqu’un d’autre qui avait disposé
ces moyens à leur usage » (op.cit., p.81).
4
« Une fois qu’ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les hommes ne purent que tenir
pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux, et juger le plus éminent tout ce qui les
affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à
savoirle Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, [...], la Beauté et la Laideur. [...] Quant aux autres notions, ensuite,
elles ne sont également que des manières d’imaginer, affectant l’imagination de manière diverse, et cependant
les ignorants les considèrent comme les principaux attributs des choses » (op.cit., pp.87-89).
132
133
aboutit à une légitimation du subjectivisme et du relativisme intégral ? Loin s’en faut :
Spinoza dénonce, certes, dans la préface à la quatrième partie, les « idées universelles », mais
sa défiance à l’égard des « universaux » et des termes « transcendantaux » tient à leur
caractère abstrait et métaphysique1. Ce qu’on prend pour une valeur universelle n’est le plus
souvent que l’universalisation d’une « manière d’imaginer » qui nous est propre,
idiosyncrasique, particulière ; nos universaux manifestent en réalité les limites de notre
imagination : c’est elle qui en est la source, et l’universel abstrait qu’ils incarnent n’est jamais
qu’un manque d’imagination, qu’une incapacité à imaginer des notions qui puissent
effectivement rassembler sous leur bannière le plus grand nombre possible d’individus,
d’expériences, et se partager ainsi avec la même intensité de la façon la plus générale
possible. Ces notions-là, qui se caractérisent par leur puissance effective de généralisation,
Spinoza les appellent des « notions communes » : la notion commune est en effet « l’idée
d’une similitude de composition entre des modes existants », comme dit Deleuze, et notre
activité rationnelle n’est de fait rien d’autre que « l’effort de concevoir les notions communes,
donc de comprendre intellectuellement les convenances et les disconvenances elles-mêmes »2.
Le subjectivisme axiologique doit donc déboucher sur un communalisme pour que notre
puissance de sentir et de penser puisse devenir véritablement active ; ce qui importe, ce n’est
pas que des universaux (valeurs ou idées abstraites) s’imposent de l’extérieur, mais que des
singularités convergent dans des rapports de convenance.
§ 12. L’axiologie comme Ethique
Après avoir rétabli le processus génétique en ébranlant le « renversement de la
nature » qu’opérait l’illusion finaliste3, la révolution spinozienne consiste, dans un second
temps, à restaurer le véritable finalisme, celui de la puissance, en substituant une vision
éthique à la vision morale du monde. Cette dernière revient à juger d’une action en fonction
de sa conformité avec des valeurs externes, transcendantes, et à estimer la vérité d’un
jugement en fonction de sa correspondance avec des critères extérieurs. Mais la vision
éthique, elle, juge d’une action en fonction de la plus ou moins grande puissance d’agir
1
Voir le scholie de la proposition XL, Partie II, où Spinoza explique la constitution des « transcendantales dicti »
et des « universales notiones » pour mieux les dénoncer (pp. 164-167).
2
Spinozap.254 et 259.
3
« Cette doctrine relative à la fin renverse totalement l’ordre de la nature. Car ce qui, en vérité, est cause, elle le
considère comme un effet, et vice versa. Ensuite, ce qui, par nature, est avant, elle le met après » (« Appendice »,
Partie I, op.cit., p.85).
133
134
qu’elle réalise, du plus ou moins grand degré d’autonomie qu’elle manifeste, de la capacité de
croissance toujours renouvelée qu’elle génère. « La substitution de l’éthique à la morale est la
conséquence du parallélisme », sa « véritable signification », nous dit, de fait, Gilles Deleuze
dans son commentaire1 : la théorie spinozienne de la vis existendi fait en effet se redoubler
constamment la puissance d’agir et la puissance de penser, la véritable puissance étant à la
fois l’optimisation de la puissance corporelle et de la puissance intellectuelle. Ce n’est donc
plus la conformité à une extériorité qui détermine le jugement éthique, mais celui-ci s’oriente
comme une évaluation positive ou négative, évaluation de l’intensité d’une intériorité et de
son expression, évaluation de la coïncidence du conatus avec lui-même, de la pleine
réalisation ou du réfrènement de la persévérance dans l’être. C’est en ce sens qu’on peut
conclure, avec Gilles Deleuze, que
« L’Ethique juge des sentiments, des conduites et des intentions en les rapportant non pas à des valeurs
transcendantes mais à des modes d’existence qu’ils supposent ou impliquent : il y a des choses qu’on ne peut
faire ou même dire, croire, éprouver, penser, qu’à condition d’être faible, esclave, impuissant ; d’autres choses
qu’on ne peut faire, éprouver, etc., qu’à condition d’être libre ou fort. Une méthode d’explication des modes
d’existence immanents remplace ainsi le recours aux valeurs transcendantes. De toutes manières, la question est :
tel sentiment, par exemple, par exemple, augmente-t-il ou non notre puissance d’agir ? nous aide-t-il à acquérir
la possession formelle de cette puissance ? Aller jusqu’au bout de ce qu’on peut, est la tâche proprement
éthique »2.
§ 13. Postures et figures du régime turbulent
Un nouveau régime conceptuel, nous venons de le voir, se met donc en place, à l’âge
classique avec Spinoza3. Pour apparaître comme une alternative véritable, il lui faut souligner
comment le régime traditionnel constitue précisément lui-même une altération de l’ordre
naturel ; généré par les paradoxes du régime philosophique dominant, motivé par la nécessité
de les dépasser, il se propose de renverser les habitudes intellectuelles de ce dernier, et
d’abandonner sa logique formelle, aprioriste, en rétablissant une logique génétique et
naturaliste, qui veut que « toute explication soit une explication causale de ce qui existe, et
1
op.cit., p.236.
Spinoza., p.248.
3
Le véritable précurseur est certes Héraclite, sans aucun doute. Avec son De Natura Rerum, Lucrèce peut
également être considéré, dans la philosophie antique, comme un précurseur du régime turbulent, par son
naturalisme intégral, mais aussi son causalisme génétique teinté de finalisme (ainsi la chute des atomes dans le
vide est-elle infléchie par une tendance, le clinamen, qui déclenche un dynamisme turbulent et une organisation
progressive de la matière). Ce n’est toutefois qu’avec Spinoza que le régime turbulent parvient à sa prise de
conscience véritable, par opposition frontale avec le régime dominant, et que par conséquent il « se
systématise ».
2
134
135
qu’il n’existe rien de tel qu’une condition non causale de possibilité »1. Il s’agit d’indexer la
logique de l’ordre sur une logique de l’expression ; de ne plus imiter les lois de l’esprit dans
son fonctionnement, mais bien celles de la nature dans sa production ; de remplacer la
métaphore spéculaire dominante de « l’esprit-miroir » par celle du germe et de la
ramification, ou métaphore de la « nature-déployée ». En bref, il s’agit de réhabiliter le primat
de l’immanence, de la turbulence et de l’affect, face au besoin de transcendance, et son
insistance sur le jugement ou sa quête de permanence.
Ce régime conceptuel a donc lui aussi son histoire, sous-jacente à l’ordre dominant du
discours philosophique. Dans une large mesure, on pourrait ainsi interpréter la réaction antikantienne de Johann Gottfried Herder comme un héritage spinozien, ou une résurgence du
régime turbulent à l’âge des Lumières2. Mais ce qui nous intéresse, de façon plus immédiate,
1
Richard Rorty : « Wittgenstein, Heidegger et la réification du langage », p.90 In Essais sur Heidegger et autres
écrits, Paris, PUF, 1995, 261 p.
2
Elève de Kant, Herder avait manifesté une inpiration spinoziste dès son premier texte philosophique — un Essai
sur l’être [Versuch über das Seyn] écrit en 1763-1764. Il y soulignait en effet le caractère « inanalysable »
(unzergliedbar) de certains concepts fondamentaux, et notamment celui d’être, ou d’existence — non pas,
cependant parce qu’ils sont des catégories a priori ou des idées nécessaires, mais parce qu’ils sont sensibles
(sinnlich). Plutôt que de douter des sens, à l’instar de Descartes, Herder entendait souligner la relation sensationcertitude et donc la primauté de l’existentiel [Existenzialsein] sur l’idéal [Ideal-sein] ; au « je pense, donc je
suis » il opposait, dès 1769, son « Je me ressens ! Je suis ! » [Ich fühle mich ! Ich bin !] (voir ses essais Versuch
über das Seyn, p.587 ; et Zum Sinn des Gefühls [Sur le Sens du Sentir, p.244, respectivement in Wolfgang Pross
(ed) : Herder, Werke, Band I & II, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1987, 961 p. & 1258 p.—
désormais abrégé HWI & HWII). Ce n’est qu’en 1787 qu’il rattachera son ontologie existentielle à une filiation
spinoziste, affirmant la primauté apodictique des concepts de puissance, d’existence et d’individuation, ainsi que
leur corrélation immanente au moyen du concept d’expression (voir pp.62-64 et pp.154-155 de son dialogue
intitulé Dieu, traduit de l’allemand par Myriam Bienenstock, Paris, PUF, 1996, 193 p.). Face à l’idéalisme qui
glorifiait la raison législatrice et en faisait un inconditionné, Herder refusait donc de pervertir le retour humien à
l’expérience sensible par un a priorisme rationaliste et il proposait, à rebours de la logique kantienne, dominante
à son époque, une démarche naturaliste. Dès 1778, dans un essai intitulé Vom Erkennen und Empfinden der
Menschlichen Seele in ihrem Ursprunge und den Gesetzen ihrer Wirkung [L’Origine du Connaître et du Sentir
de l’âme humaine et les lois de son action] Herder refusait d’ailleurs, à l’instar de Spinoza, tout dualisme entre
l’âme et le corps, et par conséquent, toute « dichotomie, dans l’âme, entre le sentir et le connaître », et il écrivait
à ce sujet : « A mon humble avis, une psychologie qui n’est liée à tout moment à la physiologie est une pure
impossibilité » [« Meines geringen Erachtens ist keine Psychologie, die nicht in jedem Schritte bestimmte
Physiologie sei, möglich »] (HWII, p. 675). Cette insistance conjointe sur l’expérience, définie comme un
« flux », et sur l’affect, le sentir (Gefühl), s’apparentait donc, elle aussi, à un phénoménisme axiologique : « Que
sont donc ces qualités dans les objets ? » demandait Herder dans son Traité sur l’origine du langage (1772),
avant d’affirmer : « Ce sont de pures impressions des sens au-dedans de nous ; et comme telles, ne s’écoulentelles point en un même flux ? Nous sommes un sensorium commune pensant, affecté toutefois de divers côtés »
[Was sind denn diese Eigenschaften in den Gegenständen ? Sie sind bloß sinnliche Empfindungen in uns, und als
solche fließen sie nicht Alle in Eins ? Wir sind ein denkendes sensorium commune, nur von verschiednen Seiten
berührt] (Traité sur l’origine du langage, Paris, PUF, 1992, p.81 ; HWII, p.296). Herder rappelait à cet égard,
dans son Traité de 1772 comme dans son Essai de 1778, qu’isoler la raison des sens n’était jamais qu’une
discrimination artificielle et arbitraire. Il retirait ainsi à la raison (Vernunft) son statut de « faculté distincte »
(Vernunftsfähigkeit), « agissant isolément », pour la caractériser essentiellement comme une orientation, une
« tendance de toutes les forces propres à l’homme » [« Ist nehmlich die Vernunft keine abgeteilte,
einzelnwürkende Kraft, sondern eine seiner Gattung eigne Richtung all Kräfte »] (Traité..., p.55 ; HWII, p.274),
et ainsi mieux mettre en valeur, d’une part, l’entendement (Verstand) — c'est-à-dire un ensemble de dispositions
qui se caractérisent par la capacité de lier les choses entre elles, de les faire tenir ensemble, de les comprendre,
les saisir et les intégrer dans une unité (verstehen), et d’autre part la réflexion (Besonnenheit) — c'est-à-dire la
135
136
c’est d’en souligner la continuation à l’époque de Locke, et notamment d’en poursuivre la
filiation dans la psychologie naturaliste et l’empirisme radical de William James1.
Nous avions déjà rencontré cette figure intellectuelle, et noté que son impact sur
l’esprit de notre jeune penseur n’eut véritablement lieu qu’avec les conférences faites en 1908
à Oxford — et auxquelles Locke assista. L’influence de James se fera ainsi sentir
(quoiqu’encore timidement, nous le verrons) dès 1910, avec la première thèse, The Concept of
Value. Mais si Locke y cite à plusieurs reprises l’auteur des Principes of Psychology (1890),
c’est souvent pour l’aligner sur Brentano et corroborer ainsi les vues de ce dernier sur la
nature du jugement2. Nous voudrions toutefois montrer comment James diffère radicalement
de l’empirisme brentanien et de son inspiration cartésienne ; et pour cela, il nous faut
auparavant souligner comment sa psychologie prolonge le projet philosophique spinozien.
James, qui se réclamait personnellement de Charles Renouvier et de David Hume,
n’est certes généralement pas tendre avec le spinozisme, assimilé hâtivement et exclusivement
à un monisme rationaliste et déterministe, contre lequel il élabore précisément son pluralisme
irrationaliste et indéterministe3. Mais cette répudiation n’est, selon nous, qu’une conséquence
des positionnements polémiques qu’il choisit de prendre dans l’opposition classique entre
rationalisme et empirisme, et la fougue de son tempérament l’a ainsi souvent conduit, de
l’aveu même de ses partisans, à des relectures partiales de l’histoire de la philosophie, en
particulier dans A Pluralistic Universe4. Mais lorsqu’on réinterprète la partition traditionnelle
du champ philosophique (intellectualisme vs matérialisme) selon le redécoupage entre
prise de conscience de cette activité même. S’il y a donc bien, chez Herder, retour réflexif de l’entendement sur
ses origines dans l’expérience, si ce retour prend la forme d’une psychologie qui vient en lieu et place de
l’esthétique et de l’analytique transcendantale kantiennes, cette psychologie refuse d’être ou de se croire « a
priori » et « transcendantale », mais se présente, tout au contraire, comme une « physiologie des puissances
humaines de connaissance » [« Physiologie der menschlichen Erkenntnisskräfte »] (SWS, XXI, p.41). La grande
originalité de Johann Herder, sur laquelle nous reviendrons plus tard, est toutefois d’insister sur un autre contexte
hors duquel la conscience ne saurait, selon lui, s’actualiser comme processus : elle ne peut pas plus s’isoler du
langage que de l’expérience.
1
George Santayana et Ralph Barton Perry, tous deux étudiants, puis collègues de James à Harvard, tous deux
maîtres penseurs de Locke, ont également articulé leur philosophie, et notamment leur théorie de la valeur, dans
le prolongement de James, mais aussi de Spinoza qu’ils citent volontiers. Dans son traité d’esthétique, The Sense
of Beauty (1896), comme dans son opus magnum, The Life of Reason (1905), Santayana renvoie explicitement
au scholie de la proposition 9, dans la troisième partie de l’Ethique, pour justifier sa thèse de l’irrationnalité
fondamentale de la préférence (voir l’introduction p.4 et le § 2 de la première partie : « The Nature of Beauty »,
p. 13 dans The Sense of Beauty, Being the Outline of Aesthetic Theory, New York, Dover Publications, 1955, IX168 p. ; voir p.34, p.52, p.68 et p.84 dans The Life of Reason, Amherst (New York), Prometheus Books, 1998,
XII-504 p.) ; Perry fait de même, et rattache ouvertement sa notion d’intérêt à celle d’utilité, mise en avant par
Spinoza (voir pp.41-44 de son ouvrage, General Theory of Value, op.cit.). Nous reviendrons un peu plus loin sur
l’influence de Santayana et de Perry sur Locke.
2
Cf OT, p.79 et p.133.
3
Cf John McDermott (ed) : The Writings of William James, op.cit., p.185— désormais abrégé WWJ.
4
Cf John McDermott, op.cit., p. XLVIII. Voir également notre esquisse des positionnements de James, dans
notre premier chapitre, sur la formation de Locke.
136
137
« noologisme » et « physicalisme » proposé par Deleuze et Guattari1, on s’aperçoit vite, en
revanche, que Spinoza, comme James, se situe incontestablement du côté des physicalistes.
Le régime noologiste part ainsi d’un antifondationnalisme à l’égard de toutes nos croyances
ordinaires, et notamment un scepticisme à l’égard tantôt de la connaissance par les sens
(Descartes), tantôt de la métaphysique (Kant), tantôt de la connaissance objective elle-même
(Husserl) pour mieux défendre ainsi les pouvoirs de l’esprit, détaché des contingences
corporelles, et fonder ensuite la science sur cet a priori, comme manifestation concrète de la
puissance intellectuelle. Le régime physicaliste part, lui, d’un fondement à la fois
métaphysique et empirique (Deus sive natura, chez Spinoza ou Herder, les principes de la
nature humaine chez Hume, l’élan vital chez Bergson ou la métaphysique de l’expérience
chez James et Dewey), pour se découvrir sceptique à l’égard de toute prétention
fondationnaliste qui n’est pas ancrée dans la physique même des choses, et ouvrir ainsi la voie
à un antifondationnalisme d’autant plus radical qu’il ne se connaît d’autre limitation que
l’immanence même. De la même manière, lorsque nous recoupons cette distinction avec celle
que propose Rorty entre « philosophie systématique » et « philosophie édifiante »2, il devient
évident que Spinoza et James participent également des deux postulations, et partagent la
même ambition d’une pensée à la fois rigoureusement et systématiquement exposée, selon
une logique de l’expression, mais une pensée qui n’en demeure pas moins, de cette manière,
un « antidote pour tout le mal où le désir philosophique de savoir nous a plongés », comme
disait Herder3. Il y a donc moins opposition que collusion, et c’est cette collusion que nous
allons exposer, parce qu’elle est déterminante pour comprendre les réagencements
1
Gilles Deleuze et Félix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ? , pp.46-50 & Platon : Sophiste, XXXIII, 245e247a,. Nous devons ces références à notre frère, Stephen Mangeon.
2
L’homme spéculaire, op.cit., chapitres VII et VIII.
3
SWS, XXXII, p.48. Il revient en effet à Herder, selon toute probabilité, d’avoir été le premier Moderne à définir
la pratique philosophique comme thérapie ou antidote [Gegengift], — conception que partageront, au XXe siècle,
des penseurs aussi divers que Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein, mais aussi John Dewey, et plus
récemment Richard Rorty (cf L’homme spéculaire, chapitre VIII ; et l’essai « Wittgenstein, Heidegger et la
réification du langage » In Essais sur Heidegger..., pp 81-106.). Mais parallèlement, c’est en se faisant
anthropologie que le discours philosophique peut prendre conscience de ses propres limites, de ses nombreux
horizons — linguistiques, culturels, historiques ; et c’est pour s’interroger sur ces derniers qu’il doit précisément
se faire anthropologie. En ce sens, Herder incarne effectivement un des moments clés de cette nouvelle épistémè
qui, selon Foucault voit le jour à la fin du XVIIIe siècle, et qui se caractérise comme une analytique de la finitude
humaine selon « ces “quasi-transcendantaux” que sont pour nous la Vie, le Travail, le Langage » (Les Mots et les
choses, p.262). Foucault souligne notamment le vitalisme inhérent à cette analytique (« l’expérience de la vie se
donne donc comme la loi la plus générale des êtres, la mise à jour de cette force primitive à partir de quoi ils sont
; [...] par rapport à la vie, les êtres ne sont que des figures transitoires » —op.cit., p.291) et la conception de
l’homme comme un « étrange doublet empirico-transcendantal, puisque c’est un être tel qu’on prend en lui
connaissance de ce qui rend possible toute connaissance » : c’est là, insiste-t-il, « le seuil de notre modernité »
(op.cit., p.329).
137
138
conceptuels qu’Alain Locke effectue, à son tour, entre les deux régimes conceptuels, — le
régime gnoséologique, et le régime turbulent.
§ 14. La psychologie naturaliste de William James,
un évolutionnisme spinozien
A l’instar du spinozisme, le fondement est en effet donné d’emblée chez William
James, — même s’il n’est jamais que vaguement qualifié, et s’appelle diversement le « champ
de l’expérience », le « fait » dans son apparition, ou « l’expérience pure »1. James insiste
d’ailleurs sur la surabondance du réel, sur sa nature fondamentalement relationnelle, et sa
vision philosophique n’a d’autre ambition que de souligner, avant tout autre chose, ce double
aspect de l’expérience :
« La vie est confuse et surabondante, et ce à quoi la jeune génération semble aspirer, c’est à retrouver
davantage le tempérament de la vie dans sa philosophie. J’appelle ‘‘empirisme radical’’ ma Weltanschauung.
C’est essentiellement une philosophie mosaïque, une philosophie des faits pluriels. [...] Dans l’empirisme radical
il n’y a pas de couture ; c’est comme si les pièces tenaient ensemble par leurs extrémités, les transitions que l’on
peut expérimenter entre elles formant leur ciment. [...] La métaphore sert à symboliser que l’Expérience ellemême, prise dans son ampleur, s’accroît par ses extrémités. L’un de ses moments prolifère dans l’autre par des
transitions qui, conjonctives ou disjonctives, continuent le tissu de l’expérience »2.
L’expérience est donc un processus de production et d’expansion constant, un flux et
un devenir permanent, et si James accepte d’y associer la notion de conscience, ce n’est que
1
La notion de « pure expérience » apparaît à de nombreuses reprises dans les Essays in Radical Empiricism, en
particulier dans quatre textes fondamentaux qui se font écho : « Does Consciousness exist ? », « The Notion of
Consciousness », « A World of Pure Experience », « The Thing and its Relations » (WWJ, pp.169-226). En dépit
des variations, la définition est toujours semblable ; c’est le phénomène comme substrat même de la réalité : « La
réalité première est de nature neutre, appelons-la par conséquent d’un nom lui-même ambigu, tel que
phénomène, datum, ou Vorfindung [rencontre]. En ce qui me concerne, je voudrais volontairement utiliser le
pluriel, et l’appeler expériences pures » [Primary reality is of a neutral nature, and let us call it by some name
also ambiguous, such as phenomenon, datum, or Vorfindung. As for me, I would willingly use the plural, and I
give it the name pure experiences] (ibidem, p.191). Assimilée, dans le même article, à la notion de « fait »
utilisée par R.B. Perry (p.178), l’expérience constitue le seul véritable inconditionné, ou l’être même : « « Pour
nous tous, de la même manière, le réel forme un datum, un don ou Vorgefundenes que nous ne pouvons ni
expliquer ni dépasser. Il se fait de lui-même de façon ou d’une autre, et notre tâche, à son égard, consiste bien
plus à expliquer ce qu’il est que ce d’où il vient et ce pourquoi il existe » [For all of us alike, fact forms a datum,
gift, or Vorgefundenes, which we cannot burrow under, explain or get behind. It makes itself somehow, and our
business is far more with its What than with its Whence or Why] (Some Problems of Philosophy, p.1006 in
Writings 1902-1910, New York, Library of America, 1987, 1379 p.).
2
« Life is confused and superabundant, and what the younger generation appears to crave is more of the
temperament of life in its philosophy. [...] I give the name of ‘radical empiricism’ to my Weltanschauung. [...] It
is essentially a mosaic philosophy, a philosophy of plural facts. [...] In radical empiricism there is no bedding ; it
is as if the pieces clung together by their edges, the transitions experienced between them forming their cement.
[...] the metaphor serves to symbolize the fact that Experience itself, taken at large, grows by its edges. That one
moment of it proliferates into the next by transitions which, whether conjunctive or disjunctive, continue the
experiential tissue » (« A World of Pure Experience », op.cit., pp. 195 et 213).
138
139
de manière strictement affective, et ce n’est ainsi qu’à titre conventionnel, voire arbitraire1. A
ce stade premier, immédiat, la conscience n’est pas tant, en effet, la « conscience de quelque
chose », selon la distinction classique entre un sujet et son objet, qu’une pure fusion avec son
contenu2, et par là une simple tautologie : elle est partie prenante du flux de l’expérience, elle
se coule en lui comme il coule en elle, et elle n’est ainsi que la chair de l’apparaître, la pure
présence du donné en tant que manifestation. Si l’expérience est ce qui advient, la conscience
est elle-même toute entière dans cette projection ; et cette absence totale de distance entre
l’Erlebnis (ou vécu de la conscience) et ce qui est vécu (ou l’événement, l’objet qui advient à
la conscience), ou le vivre premier comme pure relation, est de fait strictement physique : il
résulte de la stimulation externe de nos terminaisons nerveuses, et de l’activité interne de nos
organes3.
Cette conception de la conscience comme pur sentir constitue donc une
« réhabilitation de l’apparence », comme le dira Jean Wahl4, dans le même temps qu’elle est
une « sensation de l’ontologique », comme le disait Herder ; mais surtout, son refus
systématique du dualisme situe bel et bien James dans une optique spinozienne5 — ou plus
précisément, dans un naturalisme spinozien qui prend acte et bénéficie de la théorie
darwinienne de l’évolution. L’expressionnisme devient ainsi un vitalisme, l’hypothèse du
parallélisme est réinterprétée en termes strictement biologiques, et la constitution d’une
conscience réflexive en termes strictement pratiques. Ce faisant, la psychologie de James
introduit trois changements majeurs dans le régime conceptuel turbulent.
1
« Pure experience in this state is but another name for feeling or sensation » (« The Thing and its Relations »,
WWJ, p.215).
2
« Let us assume that consciousness — Bewusstheit, conceived of as stuff, entity, activity, as irreducible half of
every experience — is suppressed, that the fundamental and, so to speak, ontological dualism is abolished, and
that that which we suppose to exist is only that which until now has been called the content, the Inhalt, of
consciousness » (« The Notion of Consciousness », op.cit., p.190).
3
Sur tout cela, voir Psychology : Briefer Course, en particulier les chapitres I, II, VII, VIII, IX, XIII et XXIV
dans le volume Writings 1878-1899, New York, Library of America, 1992, 1212 p. Voir également les articles
« Does Consciousness exist ? » et « The Experience of Activity » dans WWJ, p. 183 et p.277 : « The ‘I Think’
which Kant said must be able to accompany all my objects, is the ‘I breathe’ which actually does accompany
them. There are other internal facts besides breathing (intracephalic muscular adjustments, etc., of which I have
said a word in my larger Psychology), and these increase the assets of ‘consciousness’, so far as the latter is
subject to immediate perception. [...] Thoughts in the concrete are made of the same stuff as things are ».
4
Dans sa thèse pour le Doctorat de Lettres, intitulée Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique
(Paris, Félix Alcan, 1920, 323 p.), Jean Wahl consacra toute une partie à William James (pp.101-175 ;
l’expression citée est page 105), mais également plusieurs pages à l’influence hégélienne chez Royce (pp.31-35).
La référence n’est pas anodine : ce sont en effet les mêmes options et le même dilemme philosophique qui
président à la carrière de Jean Wahl et d’Alain Locke, et dans ce contexte, il n’est guère étonnant de découvrir
très largement, chez ce dernier, une préfiguration des thèses d’Edouard Glissant sur la philosophie de la relation
ou la pensée du multiple, lorsque l’on sait, grâce à l’étude magistrale que Romuald Fonkoua a consacré à
Glissant (Essai sur une mesure du monde, Paris, Champion, 2002) que le poète et théoricien antillais fut luimême profondément influencé par Jean Wahl lors de ses études à la Sorbonne.
5
Voir à cet égard l’ouvrage récent de François Zourabichvili : Spinoza, une physique de la pensée (Paris, PUF,
2002, 276 p.).
139
140
1. Le conatus est assimilé à un instinct de conservation, et par conséquent, la
« conscience », ou « l’idée du corps » est interprétée en termes fonctionnels, comme un moyen
d’assurer la survie, c'est-à-dire comme un moyen pour l’action. On retrouve bien là le
finalisme de la puissance, décrit cette fois comme un pragmatisme. Comme tout organe, le
cerveau accomplit une tâche, celle de corréler et de traiter les informations sensorielles,
d’établir des régularités, et il réalise ainsi une fonction : celle de la cognition1. La cognition
consiste précisément à opérer de la discrimination dans l’expérience, et par là de
l’objectivation et de la sélection2.
2. Le désir est décrit comme une intentionnalité, mais de cette façon, l’intentionnalité
est elle-même interprétée en termes biologiques et pratiques, comme le développement d’une
activité visant à satisfaire un intérêt3. Loin d’être une structure inhérente, l’intentionnalité est
un produit de l’évolution mentale, une fonction qui se génère de façon à la fois passive et
active4. Passive, parce que c’est la transition, et la perception même du changement qui
suscite la cognition, la mise en relation d’expériences5. Active, dans la mesure où, dans
l’immanence même, l’intentionnalité, ou la conscience comme visée, confère une signification
à son contenu, c'est-à-dire à son objet6. Elle est ainsi toujours postérieure au sentir premier,
mais dans sa rétrospection, elle est également prospection, développement d’une capacité
d’anticipation7. L’activité de la conscience consiste à générer de la signification en vue de
l’action, mais sitôt corroborée par le succès ou la familiarité de celle-ci, la signification, étant
acquise, se conserve de manière à nouveau passive, en quelque sorte.
1
« The Function of Cognition », WWJ, pp.136-152.
« What are our very senses themselves but organs of selection ? [...] My experience is what I agree to attend to.
Only those items which I notice shape my mind — without selective interest, experience is an utter chaos »
(WWJ, p. XXXVIII)
3
« It is by the interest and importance that experiences have for us, by the emotions they excite, and the purposes
they subserve, by their affective values, in short, that their consecution in our several conscious streams, as
‘thoughts’ of ours, is mainly ruled. Desire introduces them ; interest holds them ; fitness fixes their order and
connection » (« The Experience of Activity », WWJ, p.276).
4
« Necessary Truths and The Effects of Experience »,WWJ, p.77.
5
« Necessary Truths and The Effects of Experience », p.108 ; « These relations of continuous transition
experienced are what make our experiences cognitive. In the simplest and completest cases the experiences are
cognitive of one another » (« A World of Pure Experience », op.cit., p.213).
6
Les sensations se transforment ainsi en percepts, qui ne sont autres que les significations attribuées à
l’expérience : « That percept was what I meant, for into it my idea has passed by conjunctive experiences of
sameness and fulfilled intention. Nowhere is there jar, but every later moment continues and corroborates an
ealier one » (« A World of Pure Experience », op.cit., p.201).
7
« It must, in a general way at least, banish uncertaintly from the future. [...] Our consciousness at a given
moment is never free from the ingredient of expectancy. [...] The utility of this emotional effect of expectation is
perfectly obvious ; ‘natural selection’, in fact, was brought to bring it about sooner or later. It is of the utmost
practical importance to an animal that he should have prevision of the qualities of the objects that surround him,
and especially that he should not come to rest in presence of circumstances that might be fraught either with peril
or advantage » (« The sentiment of Rationality », WWJ, p.326).
2
140
141
3. La relation entre les expériences est elle-même une expérience, et la dimension
affective reste ainsi absolument inhérente à la connaissance, et elle se manifeste en
permanence au cœur même de la conscience intentionnelle de deux manières
complémentaires : elle est l’essence même de la volonté1, dans son désir d’organisation et
d’action sur le réel, elle perdure dans le « sentiment de rationalité », généré par l’activité
fonctionnelle de la cognition2. Les relations familières, la simplification et l’unification
inhérentes à l’activité perceptuelle et conceptuelle sont engendrées par du sentiment et elles
en génèrent elles-mêmes.
La psychologie jamésienne constitue donc un réinvestissement, dans la théorie de la
conscience, de la logique spinozienne de l’immanence, en même temps qu’elle est un
réagencement évolutionniste de cette dernière ; et les effets de cette double entreprise se
révèlent être un renversement complet de la perspective brentanienne et meinongienne, tant
pour la théorie de la connaissance que pour la théorie de la valeur.
§ 15. James, antithèse de Brentano
La réfutation de l’empirisme brentanien est inhérente à la conception jamésienne de
l’expérience, et sa définition de la conscience comme pur sentir. James est probablement le
premier à abolir le dogme analytique de l’opposition du schème et du contenu, et la
conception intrinsèquement dualiste de l’expérience qui en résulte3. Sa propre logique
1
Voir le chapitre XXVI (« Will ») de Psychology : Briefer Course (Writings 1878-1899, op.cit., pp. 387-426 ;
repris dans WWJ, pp. 684-716).
2
James a développé cette idée dans deux articles essentiels : « The Function of cognition » et « The Sentiment of
Rationality ». Il écrit, dans le premier : « Cognition is a function of consciousness. [...] Whatever elements an act
of cognition may imply besides, it at least implies the existence of a feeling » (WWJ, p.137). Cette thèse est ainsi
développée dans le second : « Rationality [is] a strong feeling of ease, peace, rest [...]. The transition from a state
of puzzle and perplexity to rational comprehension is full of lively relief and pleasure. [...] All feeling whatever
[...] seems to depend for its physical condition not on simple discharge of nerve-currents, but on their discharge
under arrest, impediment, or resistance. Just as we feel no particular pleasure when we breathe freely, but a very
intense feeling of distress when the respiratory motions are prevented, — so any unobstructed tendency to action
discharges itself without the production of much cogitative accompaniment, and any perfectly fluent course of
thought awakens but little feeling ; but when the movement is inhibited, or when the thought meets with
difficulties, we experience distress. [...] This feeling of the sufficiency of the present moment, of its absoluteness,
— this absence of all need to explain it, account for it, or justify it — is what I call the Sentiment of Rationality.
[...] The facts of the world in their sensible diversity are always before us, but our theoretic need is that they
should be conceived in a way that reduces their manifoldness to simplicity. [...] The passion for parsimony, for
economy of means in thought, is the philosophic passion par excellence » (« The sentiment of Rationality »,
WWJ, p.318).
3
« Analysis [...] supposes that the consciousness is one element, moment, factor — call it what you like — of an
experience of essentially dualistic inner constitution, from which, if you abstract the content, the consciousness
will remain revealed to its own eye. [...] Now my contention is exactly the reverse of this. Experience, I believe,
has no such inner duplicity ; and the separation of it into consciousness and content comes, not by way of
141
142
conceptuelle va dès lors consister, nous allons le voir, non seulement dans le renversement
des habitudes du régime gnoséologique, mais également dans l’abolition totale de ses
postulats.
Nous avons déjà étudié la première difficulté générée par la thèse brentanienne de
l’intentionnalité, qui débouchait sur une question paradoxale : Comment puis-je être conscient
de quelque chose qui n’existe pas ? Et nous avons vu la solution que Meinong apportait à
cette question (fondamentalement kantienne) sur les « conditions de possibilité » : il proposait
toujours « plus de la même chose » — plus de représentation, plus d’a priori, plus de
mentalisme, plus de perception interne. A force de réflexivité, le représentationnalisme
devient un solipsisme ; il enferme toujours la conscience à l’intérieur d’elle-même, et réduit
ainsi l’apparaître à une image mentale, — quand la véritable nature intentionnelle est d’être
précisément « toujours déjà dehors », selon les mots de Sartre1. Mais en choisissant de coller à
l’expérience et à sa profusion, James se pose, quant à lui, une toute autre question : comment
suis-je conscient de ce qui existe ? On pourrait croire qu’il fait machine arrière, par rapport au
renversement brentanien2 et qu’il revient à la « chose en soi », mais son propre renversement
est bien plus radical encore, puisqu’en restant dans l’immanence, ou plutôt dans l’acte même
de l’apparition, c’est tout le représentationnalisme que James fait chavirer. S’il convient
volontiers que (se) représenter, c’est faire apparaître, il ne s’ensuit pas, pour lui,
qu’apparaître c’est être représenté. Il ne s’agit donc plus de découvrir, dans la lignée de
Kant, Brentano et Meinong, les conditions générales sous lesquelles un objet (même fictif)
peut être pensé, c'est-à-dire de mettre en relief le conditionnement formel que la pensée
substraction, but by way of addition » (« Does Consciousness exist ? », op.cit., pp.171-172). Sur la réfutation
contemporaine par les néo-pragmatistes, voir l’article de Donald Davidson : « On the very Idea of a conceptual
scheme », pp.183-198 dans son ouvrage Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford, Clarendon Press, 1984,
XX-292 p. ; voir également le commentaire qu’en fait Richard Rorty dans L’Homme spéculaire, pp.333-339.
L’abolition de la distinction schème / contenu est la conséquence logique de l’abolition, par Willard Quine, des
deux dogmes de l’empirisme: « l’analyticité » et le « réductionnisme » (voir « Two Dogmas of Empiricism »,
pp.20-46 dans son ouvrage désormais classique, From a Logical Point of View, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1999, 184 p.). On peut, de l’abolition de ces trois dogmes, désarmorcer toute la problématique
qui a déclenché l’idéalisme transcendantal de la phénoménologie husserlienne, laquelle, dans son retentissement
au cœur de la philosophie du XXe siècle, a littéralement occulté une toute autre voie médiane entre empirisme
radical et idéalisme, comme nous le verrons plus loin.
1
Voir notamment son article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité »
(paru en janvier 1939 dans la Nouvelle Revue Française et repris dans Situations Philosophiques, Paris,
Gallimard, TEL, 1998, 325 p.). Sartre fait notamment ce commentaire : « la conscience n’a pas de « dedans » ;
elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent
comme une conscience » (op.cit., p.10). On sait que c’est précisément la lecture de William James qui a conduit
Edmund Husserl à interpréter ainsi l’idée brentanienne d’intentionnalité, c'est-à-dire à la faire sortir de son cadre
mentaliste et représentationnaliste, ainsi que le démontre Jocelyn Benoist dans son ouvrage Phénoménologie,
Sémantique, Ontologie : Husserl et la tradition logique autrichienne.
2
Brentano transformait en effet la problématique kantienne en soulignant, non plus seulement comment l’objet
n’était que ma représentation, mais comment le sujet n’était lui-même qu’une faculté de (se) représenter.
142
143
impose à l’existence ; il s’agit au contraire de comprendre dans quelles conditions la
distinction sujet/objet devient elle-même pensable1, autrement dit : quel conditionnement
fonctionnel l’existence impose-t-elle à tout être vivant, et par là, quel conditionnement formel
impose-t-elle à la pensée ?
En restreignant ainsi le problème de la connaissance à une question pratique, James
remet en cause la subordination traditionnelle de l’orientation première à l’orientation
secondaire, de la perception externe à la perception interne ; mais surtout, il transforme la
logique hiérarchique, où l’une des orientations doit dominer l’autre, en une logique
complémentaire, ou plutôt solidaire, où les deux orientations coopèrent.
L’opposition de James au représentationnalisme n’induit nullement, en effet,
l’impossibilité d’une « perception interne », ou conscience de soi. Mais s’il y a adéquation de
la conscience avec soi, cela n’a pas lieu de façon introspective, réflexive ou égologique, à
l’instar de Descartes, de Brentano ou de Meinong. L’adéquation de la conscience avec ellemême ne peut être que l’expérience de sa propre adéquation avec le plan d’immanence, pour
parler comme Deleuze2. En tant que « champ de donation », elle est d’abord un non-rapport à
elle-même, un vivre premier ; mais en même temps, par la sensation de la sensation (comme
« contenu » primordial), elle est aussi nécessairement la prise de conscience de sa thèse
sensuelle. On a là, de fait, un premier paradoxe : la conscience de soi comme « perception
adéquate » se manifeste donc au niveau d’un ressentir premier qui n’est pas encore un « je
sens », dans l’unité continue de la conscience elle-même, en tant qu’entrelacs des vécus. C’est
dans son fonctionnement naturel, naïf, habituel, que la conscience de soi apparaît, et
1
« To deny plumply that ‘consciousness’ exists seems so absurd on the face of it — for undeniably ‘thoughts’ do
exist — that I fear some readers will follow me no farther. Let me then immediately explain that I mean only to
deny that the word stands for an entity, but to insist most emphatically that it does stand for a function. There is,
I mean, no aboriginal stuff or quality of being, contrasted with that of which material objects are made, out of
which our thoughts of them are made ; but there is a function in experience which thoughts perform, [...] that
function is knowing. [...] My thesis is that if we start with the supposition that there is only one primal stuff or
material in the world, a stuff of which everything is composed, and if we call that stuff ‘pure experience’, then
knowing can easily be explained as a particular sort of relation towards one another into which portions of pure
experience may enter. The relation itself is a part of pure experience ; one of its ‘terms’ becomes the subject or
bearer of the knowledge, the knower, the other becomes the object known. [...] The attributes ‘subject’ and
‘object’, ‘represented and representative’, thing and thought’ mean, then, a practical distinction which is of a
FUNCTIONAL order only, and not at all ontological as understood by classical dualism » (« Does
‘consciousness’ exist ? », WWJ, p.170).
2
« Of every extended object the adequate mental picture must have all the extension of the object itself. The
difference between objective and subjective extension is one of relation to a context solely. [...] Does not this
case of extension now put us on the track of truth in the case of other qualities ? [...] Why, for example, do we
call a fire hot, and water wet, and yet refuse to say that our mental state, when it is ‘of’ these objects, is either
wet or hot ? ‘Intentionally’, at any rate, and when the mental state is a vivid image, hotness and wetness are in it
just as much as they are in the physical experience. [...] Of this our perceptual experiences are the nucleus, they
being the originally strong experiences. We add a lot of conceptual experiences to them, making these strong
also in imagination, and building out the remoter parts of the physical world by their means » (« Does
‘‘Consciousness’’ exist ? », WWJ, pp.180-182).
143
144
précisément là, seulement là, parce que la conscience ne se vise pas, n’apparaît pas (à ellemême), mais se vit pleinement en tant que conscience de quelque chose. Nous avons ainsi un
premier retournement, dans la mesure où l’orientation secondaire s’identifie à l’orientation
première, et que l’évidence ne réside plus dans l’introspection, mais bien dans le flux luimême1.
En revanche, dès que la conscience essaie de se saisir elle-même en tant que
conscience, dès qu’elle se vise elle-même, il lui faut s’arracher à son état naturel, se suspendre
au dessus de son propre flux, bref opérer une double scission : scission d’avec elle-même, et
scission d’avec son contenu. Cette scission est, dans les faits, impossible pour la conscience
— il lui faudrait s’extraire hors du flux de l’expérience, s’en couper pour se refermer sur ellemême, mais cette extraction avorte dans le geste même qui la pose, puisqu’elle ne saurait se
produire qu’à l’intérieur de son propre flux. En ce sens, la conscience de soi en tant que
perception interne, introspective, est toujours inadéquate. Tout ce que la conscience peut
saisir d’elle-même n’est que ce qu’elle a déjà dépassé ; son propre dépassement constitue
également sa véritable limite, puisqu’elle ne peut aller au-delà. On aboutit ainsi à un second
paradoxe : dès qu’elle s’oriente vers elle-même, dès qu’elle opère une rétrospection (plutôt
qu’une introspection), c'est-à-dire dès qu’elle choisit pour contenu actuel un état antérieur, il
ne peut s’agir que d’une re-présentation, d’un état plus abstrait que la manifestation
première ; mais cette partition entre conscience réfléchissante et conscience réfléchie, cette
opposition entre objet (contenu) et sujet ( réceptacle) ne saurait être que fonctionnelle — et ce
à l’infini, puisque la conscience n’en continue pas moins de se produire comme un flux. Il ne
saurait y avoir de transcendance autrement que dans l’immanence. Mais réciproquement, il ne
saurait y avoir d’immanence sinon comme transcendance, c'est-à-dire projection et
dépassement d’elle-même, ou d’un état de facto antérieur. Nous sommes donc là en présence
d’un second retournement, dans la mesure où c’est le premier concept de la conscience qui
finit, cette fois, par s’identifier au second et par s’y dissoudre2.
1
« No dualism of being represented and representing resides in the experience per se. In its pure state, or when
isolated, there is no self-splitting of it into consciousness and what the consciousness is ‘of’. Its subjectivity and
objectivity are functional attributes solely, realized only when the experience is ‘taken’, i.e. talked of, twice,
considered along with its two differing contexts respectively, by a new retrospective experience, of which that
whole past complication now forms the fresh content. The instant field of the present is at all times what I call
the ‘pure’ experience. It is only virtually or potentially either object or subject as yet. For the time being, it is
plain, unqualified actuality, or existence, a simple that. In this naïf immediacy it is of course valid ; it is there,
we act upon it ; and the doubling of it in retrospection into a state of mind and a reality intended thereby, is just
one of the acts. [...] the immediate experience in its passing is always ‘truth’, practical truth, something to act
on » (« Does ‘‘Consciousness’’ exist ? », WWJ, pp.177-178).
2
Sur tout cela, voir l’essai « On some Omissions of Introspective Psychology » (pp.986-1013 dans Writings
1878-1899, op.cit.), où James réfute précisément la doctrine brentanienne de l’infaillibilité de l’introspection.
144
145
Finalement, ces renversements et ces aspects paradoxaux mettent en évidence la
solidarité des deux orientations de la conscience (en tant que conscience de quelque chose et
conscience de soi), plutôt que leur polarisation hiérarchique ; et dans le même temps, ils
ancrent profondément la conscience dans la stricte immanence de son propre flux et
rétablissent ainsi le primat de l’orientation première, en tant qu’expérience immanente de
l’actualisation, mais aussi actualisation de l’unique expérience transcendante — celle du
dépassement d’un état antérieur ; enfin, en refusant ainsi toute validité à l’ek-stasis du point
de vue transcendantal, ils révèlent deux autres aspects complémentaires.
Le premier, c’est que les concepts sont nécessairement la dérivation de percepts, et
qu’ils ne sauraient prétendre à trouver leur origine ni leur justification hors de l’immanence1.
Ils ont un rôle de substitution, et dans cette fonction qu’ils occupent, ils sont à la fois perte et
gain : perte, parce leurs relations sont statiques, et parce qu’en tant que « formations
secondaires, inadéquates et ministérielles », ils « falsifient autant qu’ils omettent », et ne sont
ainsi qu’une déréalisation lorsqu’ils sont pris pour eux-mêmes2 ; gain parce qu’en se
substituant à l’expérimentation réelle, ils nous facilitent l’action et constituent, dans leur
usage, un moyen constant de réévaluation, et par là d’alternatives et de pratiques nouvelles3.
Dans le même temps qu’il dénonce « la persuasion platonicienne à se défier des sens » et
condamne l’hypertrophie du représentationnalisme, inhérente à l’idéalisme transcendantal4,
James n’abandonne pas pour autant la valeur de vérité, mais il l’apprécie et la juge à l’aune
seule d’une optimisation de la pratique : c’est ce qu’il appelle la « valeur comptant » [cashvalue] d’un concept ou d’une théorie5.
Le second aspect complémentaire, c’est que le savoir lui-même est fondamentalement
contingent, mais qu’ainsi il est fondamentalement dynamique. Il n’est « savoir de » que parce
qu’il est, avant tout, « savoir que », c'est-à-dire dans la mesure où l’expérience est
« discutée » [talked of]6 ; celle-ci peut ainsi donner lieu toujours à de nouvelles
« descriptions », permettant de nouvelles anticipations, à leur tour validées ou non par
l’expérience. Dès lors, l’activité scientifique n’est plus tant un problème d’élucidation et de
1
« Whether our concepts live by returning to the perceptual world or not, they live by having come from it »
(« Percept and Concept — Abuse of Concepts », WWJ, p.245).
2
ibidem, p.245.
3
« Concepts play three distincts parts in human life. 1. They steer us practically every day [...] ; 2. They bring
new values into our perceptual life, they reanimate our wills, and make our action turn upon new points of
emphasis ; 3. The map which the mind frames out of them is an object which possesses, when once it has been
framed, an independent existence » (« Percept and Concept — Import of Concepts », WWJ, p.243).
4
« Percept and Concept — Abuse of Concepts », WWJ, p.244 ; « A World of Pure Experience », op.cit., pp.207208.
5
« A World of Pure Experience », op.cit., pp.207-208.
6
« Does ‘‘Consciousness’’ exist ? », WWJ, p.177.
145
146
justification qu’une question de proposition et de prospection, l’activité conceptuelle n’est
plus tant une affaire de réflexion qu’une œuvre d’imagination, et son produit n’est de la
rationalité que dans la mesure où il génère du sentiment, — et il n’est une plus grande
intelligence, nous allons le voir, que dans la mesure où il avive et renforce la positivité de nos
sentiments.
§ 16. Les implications pour la théorie de la valeur
L’affect, nous l’avons déjà souligné, constitue en effet la dimension primordiale de
l’existence ; il est inhérent au processus même de l’expérience, et il est donc au cœur même
de la perception et de la conception, — ce que James appelle encore « la médiation et la
terminaison dans l’expérience »1. L’approche jamésienne a donc des implications pour la
théorie générale de la valeur, puisqu’elle prolonge, nous allons le voir, le renversement
spinoziste de la perspective gnoséologique en phénoménisme axiologique.
Pour s’être principalement consacré à redonner une orientation pragmatique à la
théorie de la connaissance et une valeur exclusivement fonctionnelle et pratique à la notion de
vérité, James n’en a pas pour autant négligé la question des valeurs, dans leurs rapports à
l’affect et au concept et dans leur pluralité. Une théorie générale de la valeur semble même
s’esquisser dans certains articles de ses Essays in Radical Empiricism2.
Tout part des affections de notre corps, et tout y demeure, d’une certaine façon3. Au
rebours de l’école autrichienne, la thèse fondamentale de James consiste donc à affirmer que
c’est le sentiment (et non le jugement) qui est cognitif, et que par conséquent, le jugement est
une forme de sentiment (plutôt que le sentiment, une forme imparfaite de jugement) dans la
1
Voir à cet égard sa critique du transcendantalisme et de l’apriorisme : « What then would the selftranscendency affirmed to exist in advance of all experiential mediation or termination, be known-as ? What
would it practically result result in for us, were it true ? It could only result in our orientation, in the turning of
our expectations and practical tendencies into the right path ; and the right path [...] would be the path that led us
into the object’s nearest neighborhood. [...] And this cash-value, it is needless to say, is verbatim et literatim
what our empiricist account pays in » (« A World of Pure Experience », op.cit., p.207).
2
« The Function of Cognition », « Does ‘‘Consciousness’’ exist ? » (notamment la section VII), « The Notion of
Consciousness », mais surtout : « The Place of Affectional Facts in a World of Pure Experience » (WWJ, op.cit.).
3
C’est ainsi que James dénonce l’interprétation mentaliste et logiciste de la polarisation fondamentale amourhaine : « It is a mistake to say [...] that anger, love and fear are affections purely of the mind. [...] To a great
extent at any rate, they are simultaneously affections of the body » (« The Place of Affectional Facts in a World
of Pure Experience », op.cit., p.273). Il y a dans ce propos une évidente coloration spinoziste, mais l’omission de
« l’espoir » comme affect déterminant notre conduite n’est certainement pas un hasard ; tout le programme
pragmatiste, dans son optimisme et son méliorisme, s’appuie précisément sur l’espoir (voir à cet égard William
James : The Will to Believe ; Jean Wahl : Les Philosophies pluralistes..., notamment pp.150-156 ; Richard Rorty
: Conséquences of Pragmatism, op.cit., notamment le chapitre XI : « Method, Social Science and Social Hope »
ainsi que L’Espoir au lieu du savoir, op.cit.).
146
147
mesure où il manifeste l’adéquation de notre sentiment avec la réalité — c'est-à-dire,
simultanément, notre sentiment comme foi en la réalité et croyance spontanée de sa propre
adéquation avec elle, et la réalité de cette foi et de cette adéquation par la confirmation et la
maîtrise que l’action nous procure. Cet extrait de l’article The Function of Cognition vaut à ce
sujet mieux que tout commentaire :
« Peut-on dire du sentiment qu’il a quelque fonction cognitive que ce soit ? Pour qu’il sache, il doit y
avoir quelque chose à savoir. De quoi s’agit-il, dans la présente supposition ? On peut répondre : ‘‘le contenu du
sentiment, q’’. Mais ne semble-t-il pas plus approprié d’appeler cela la qualité du sentiment plutôt que son
contenu ? Le mot ‘‘contenu’’ ne suggère-t-il pas que le sentiment s’est déjà distingué, en tant qu’acte, de son
contenu en tant qu’objet ? Et serait-il tout à fait avisé de supposer aussi promptement que la qualité q d’un
sentiment et le sentiment d’une qualité q, c’est tout un ? La qualité q n’est jusque là qu’un fait entièrement
subjectif que le sentiment transporte avec lui de manière endogène, — dans sa poche pour ainsi dire. Mais
restons encore plus près de l’usage commun, et réservons le nom de savoir pour la connaissance de ‘réalités’. [...]
Pour que le sentiment soit cognitif dans le sens spécifique de ce mot, il lui faut alors se transcender lui-même ; et
nous devons nous en remettre au dieu pour créer la réalité extérieure au sentiment et pour la faire correspondre à
sa qualité intrinsèque q. [...] Si maintenant la réalité nouvellement créée ressemble à la qualité q du sentiment, je
dis qu’on peut tenir le sentiment comme connaissant cette réalité. La ‘‘réalité’’ est devenue notre garantie pour
dire d’un sentiment qu’il est cognitif ; mais qu’est-ce qui constitue notre garant pour appeler quoi que ce soit, la
réalité ? Il n’y a qu’une réponse, et c’est — la foi du présent critique ou investigateur. A chaque moment de sa
vie, il se trouve sujet à croire en certaines réalités, même si ses réalités de l’année courante seront ses illusions de
l’année suivante. [...] Toutes les qualités de sentiment, aussi longtemps qu’il y a quelque chose à l’extérieur
d’elles-mêmes à quoi elles ressemblent, sont des sentiments de qualités d’existence, et des perceptions de fait
externe. [...] Un sentiment ressent comme un pistolet tire. S’il n’y a rien à sentir ni à toucher, ils se déchargent
d’eux-mêmes ins blaue hinein. Si quelque chose leur fait face, cependant, ils ne font plus que tirer et ressentir, ils
font mouche et ils connaissent. [...] Si maintenant nous accordons un véritable pluralisme d’éditions à la qualité
q, en assignant à chacune un contexte qui la distingue des autres, on peut procéder à une explication et
déterminer quelle édition spécifique le sentiment connaît, en étendant notre principe de ressemblance au contexte
également, et en disant que le sentiment connaît le particulier q dont il duplique le contexte avec le plus
d’exactitude. [...] Dans les faits, chaque sentiment réel nous révèle bel et bien, de façon aussi flagrante qu’un
pistolet, vers quel q il pointe. [...] Le sentiment de q connaît la réalité à laquelle il ressemble, quel qu’elle soit, et
opère sur elle directement ou indirectement. S’il y ressemble sans pouvoir opérer, c’est un rêve ; s’il opère sans
ressembler, c’est une erreur »1.
James nous délivre là plusieurs enseignements. La valeur, peut-on d’abord noter, c’est
l’expérimentation elle-même, c'est-à-dire un processus de médiation inscrit au cœur même de
l’expérience immédiate, — médiation entre le monde et nous, médiation entre nos sensations
et nos conceptions, la formation même de ces dernières au sein de la perception2. Au rebours
de l’école autrichienne, ce n’est donc pas le rapport intra-mental de la conscience à elle-même
1
« The Function of Cognition », op.cit., pp.138-147 — nous traduisons. Voir également « On some Omissions
of Introspective Psychology », op.cit., pp.996-997 : « The feeling cognizant of [a thing] is the unitary feeling of
it-in-those-relations, not a feeling of it-pure plus a second feeling, or a supernatural “thought”, of the relations.
We are so befogged by the suggestions of speech that we think a constant thing, known under a constant name,
ought to be known by means of a constant mental affection ».
2
« If one were to make an evolutionary construction of how a lot of originally chaotic pure experiences became
gradually differentiated into an orderly inner and outer world, [...] this would be the ‘evolution’ of the psychical
from the bosom of the physical, in which the esthetic, moral and otherwise emotional experiences would
represent a halfway stage » (« Does ‘‘Consciousness’’ exist ? », WWJ, p.182).
147
148
qui prime dans la valeur, mais bien le rapport premier de l’expérience, la relation constitutive
des termes sujet et objet, et plus précisément « le sentiment de relation »1.
La valeur apparaît, par ailleurs, comme une totalisation de l’expérience, sa
formalisation et sa contextualisation ponctuelles mais instantanées, — mais une totalisation
qui n’est jamais achevée, tout au contraire : instable et fluctuante, elle vit du flux même de
l’expérience, du dynamisme de l’existence, et n’est jamais une totalité, sinon de manière
abstraite et symbolique, dans l’univers de nos discours.
La valeur est donc fondamentalement ambiguë, et le débat philosophique sur son
origine et sa nature, comme la distinction entre valorisation et jugement de valeur tiennent
exclusivement, selon James, aux processus d’objectivation inhérents à la nécessité même de
l’action, ou encore aux découpages fonctionnels que celle-ci nous conduit à opérer dans le
réel, — selon que l’on rattache au sujet ou à l’objet les qualités dénotées par les termes
utilisés :
« Les appréciations forment une sphère de réalité ambiguë, appartenant à l’émotion d’un côté, et ayant
une ‘valeur’ objective de l’autre, et cependant ne semblant jamais tout à fait intérieures ni tout à fait extérieures,
comme si un dévidement avait commencé qui ne s’était pas achevé » 2.
« Leur ambiguïté illustre magnifiquement ma thèse centrale, à savoir que la subjectivité et l’objectivité
ne relèvent pas de la matière originelle de l’expérience mais de sa classification. Pour certains objectifs, il
convient de prendre les choses dans telle série de relations, pour d’autres objectifs dans telle autre »3.
Si l’on retrouve ainsi la dénonciation spinozienne de l’illusion finaliste, où
l’objectivité de nos valeurs n’est que la simple hypostase de nos sentiments4, la théorie
axiologique de James, à force d’insister sur l’ambiguïté, n’est pas dénuée elle-même d’un
certaine confusion. L’auteur des Essais sur l’empirisme radical ne détaille guère, en effet, ce
qu’il entend par la pluralité des contextes ou par la pluralité des qualités de sentiment, pas
plus qu’il n’explique comment se différencient les divers « sentiments de relation » qui
engendrent des types de valeur bien distincts. S’il y a bien une variation constante du rapport
1
Sur ce « feeling of relation », voir pp.990-993 dans « On some Omissions of Introspective Psychology »
(Writings 1878-1899, op.cit., pp.986-1013).
2
« Appreciations form an ambiguous sphere of being, belonging with emotion on the one hand, and having
objective ‘value’ on the other, yet seeming not quite inner nor quite outer, as if a diremption had begun but had
not made itself complete » (« Does ‘‘Consciousness’’ exist ? », WWJ, p.187— nous traduisons).
3
« Their ambiguity illustrates beautifully my central thesis that subjectivity and objectivity are affairs not of
what an experience is aboriginally made of, but of its classification. Classifications depend on our temporary
purposes. For certain purposes it is convenient to take things in one set of relations, for other purposes in another
set » (« The Place of Affectional Facts in a World of Pure Experience », WWJ, p.272 — nous traduisons).
4
Voir à nouveau « The Notion of Consciousness » : « We speak of a frightful storm, a hateful man, a mean
action, and we think to be speaking objectively, although in a strict sense these terms express only relations to
our own emotive sensibility » (WWJ, p.188), et « The Place of Affectional Facts in a World of Pure
Experience », où James analyse notre habitude à « projeter des mots connotant en premier lieu nos affections sur
les objets qui suscitent ces affections » [we project words primarily connoting our affections upon the objects by
which the affections are aroused — p.273]).
148
149
affectif à l’expérience, qu’est-ce qui détermine l’apparition de tel mode de valorisation plutôt
que tel autre ? Quelles fonctions distinctes remplissent des modes de valorisation aussi
différents que le sentiment religieux, le sentiment moral, ou bien le sentiment esthétique ?
Quel rôle jouent-ils sur le plan pratique, dans l’action ? Autant de questions que James ignore,
et qu’il laisse donc sans réponses.
Dans ses divers essais, il est en réalité plus souvent question des sentiments que
l’expérience génère en nous que de l’emprise même de nos sentiments ou du conditionnement
qu’ils exercent sur notre expérience. C’est pourquoi l’on a pu présenter la description
jamésienne de la conscience immédiate et de « l’expérience pure » comme une expérience
fusionnelle, et par là mystique1 ; le sentiment de la rationalité, tel qu’il est formulé,
s’apparente, quant à lui, à une expérience esthétique ; l’effort de la volonté, enfin, ressemble à
s’y méprendre au sentiment moral : il est à la fois tension et résistance, fatigue mentale qui ne
peut se soulager que dans l’achèvement de la tâche ou l’accomplissement du devoir2. Dans sa
postulation mélioriste, et dans l’optimisation du pouvoir pratique qu’il poursuit3, James
renoue, certes, avec la dimension éthique que Spinoza conférait au finalisme de la puissance,
mais il est également bien moins explicite que ce dernier dans sa comparaison des divers
affects et des modes d’être qu’ils génèrent dans l’expérience.
S’il faut donc mettre au crédit de James d’avoir réintroduit, à l’époque de Locke, la
logique conceptuelle initiée par Spinoza — logique de l’immanence et de la turbulence, du
primat de l’affect et de la perception appréciative4 ; s’il faut bien reconnaître, dans sa
psychologie naturaliste et dans son empirisme radical, une alternative sérieuse à la
psychologie introspective et un renversement complet de l’empirisme brentanien, il n’en
demeure pas moins quelques zones d’ombre, — sinon un certain impressionnisme inhérent à
la vision philosophique même de James. Nous allons donc, à présent, étudier dans le détail
comment cette logique alternative se retrouve chez Alain Locke — ou plus immédiatement,
dans sa théorie générale de la valeur, et nous allons voir comment ce dernier approche les
1
Cf Jean Wahl : Les Philosophies pluralistes, pp.117-118 ; Jacques Duron : La pensée de Georges Santayana,
pp.63 et p.73 (Paris, Nizet, 1950, 556 p.) ; voir également ce témoignage de James lui-même dans The Will to
Believe : « mediating attempts may be made by more mystical minds. The peace of rationality may be sought
through ecstasy when logic fails. [...] Ontological emotion so fills the soul that ontological speculation can no
longer overlap it and put her girdle of interrogation-marks round existence » (« The sentiment of Rationality »,
WWJ, p.324).
2
Voir les essais « The Energies of Men » et « Will », WWJ, pp.671-716.
3
Voir à cet égard, ses commentaires dans Pragmatism, où il affirme notamment : « The pragmatic method, in its
dealing with certain concepts, instead of ending with admiring contemplation, plunges forward into the river of
experience and prolongs the perspective by their means. Design, Free Will [...] have for their sole meaning a
better promise as to this world’s outcome. Be they false or be they true, the meaning of them is this meliorism »
(« The One and The Many », WWJ, p.405). Voir Jacques Duron, op.cit., p.69.
4
« Our affectional experiences, our emotions and appreciative perceptions » (WWJ, p.272).
149
150
indéterminations et les irrésolutions que nous venons de déceler chez James, et quels
agencements spécifiques il propose afin de les dépasser.
§ 17. Les manifestations du régime turbulent
dans la réflexion axiologique d’Alain Locke
L’anthropologie spinozienne et la psychologie jamésienne ont en effet sur la pensée
d’Alain Locke une forte prégnance, qui se manifeste de nombreuses manières1. Dès la thèse
d’Oxford, l’union du sentir et du connaître est positivement affirmée, contre la doctrine même
de l’école autrichienne2 ; et la nature cognitive du sentiment est explicitement mise en avant,
avec l’autorité de James :
« Le sentiment est à tout le moins capable de fusionner avec un objet abstrait de telle manière qu’il
devient une pure qualité de forme. Ce sentiment de forme est si caractérisant que James est enclin à l’appeler
cognitif. ‘‘C’est, en fait, une pure perception intellectuelle de la manière dont certaines choses doivent être
appelées — net, juste, spirituel, et ainsi de suite. Un tel état d’esprit critique doit vraiment être classé parmi les
sentiments conscients de vérité ; c’est un acte cognitif’’ [Note 50 : Psychology, Vol. II, p.471]. Il n’y a aucun
doute sur sa façon de fonctionner comme un acte cognitif, mais dans des situations où il n’y a et ne peut y avoir
aucune cognition de découverte. De tels sentiments, dits les affects généraux, ont en vérité des références
caractérisantes et dispositionnelles à la fois à des objets et à des séries passées de jugements. Ils ont, en d’autres
termes, des présuppositions cognitives »3.
On retrouve également, dès 1910, le refus jamésien d’un dualisme entre le schème et
le contenu, articulé et dirigé précisément contre les « défauts de la méthode analytique » : « la
dissociation complète de la forme mentale et du contenu mental est », selon Locke
« dépourvue de sens tant du point de vue psychologique que du point de vue du sens
1
Ce n’est toutefois qu’avec l’article Value que Locke reconnaîtra ouvertement l’influence et l’importance de
Spinoza pour sa réflexion sur les valeurs (cf PAL, p.112).
2
« The universe of discourse to which a value judgment refers, and in consequence the order of reality in which
it places the object valued, is indicated by the value-feeling, it is the way in which the thing is actually felt to be
real or true. There is some refinement and clarification of this ‘reality-feeling’ of the context of valuation in
value predication, this indeed is the object of the judgment, but there should be no doubt as to how and where it
originates. Later we shall need to make much of this fact in accounting for value-norms as ways of building up
and maintaining universes of discourse on the basis of some selected refinements of the feeling-characteristics of
value contexts. At present we simply wish to establish the fact that the value judgment gets the predicate from
some qualitative description of the value-feeling, some interpretation of the way consciousness feels at the time
when a given relationship establishes itself. As against this view, or rather as not having considered it as an
interpretation of the relation between the value-feeling and the value-judgment, we have the thesis of Meinong,
that the value judgment is necessary » (OT, pp.95-96).
3
« Feeling is at least capable of becoming so fused with an abstract object that it becomes a mere form quality.
So characterizing is this form feeling that James is inclined to call it cognitive. ‘‘ It is, in fact, a mere intellectual
perception of how certain things are to be called — neat, right, witty, generous, and the like. Such a judicial state
of mind is really to be classed among awarenesses of truth ; it is a cognitive act’’ [note 50 : James : Psychology,
Vol.II, p.471]. There can be no doubt about its functioning as a cognitive act, but in situations where there is and
can be no found cognition. Such feelings, the so-called ‘affective generals’, do have characterizing and
dispositional references to both objects and to past series of judgments. They have, in other words, cognitive
presuppositions » (OT, pp.132-133).
150
151
commun »1. Si l’influence du régime axiologique existe donc en filigrane dans la thèse
d’Oxford, elle devient prépondérante dans celle d’Harvard ; il n’est alors plus question de
penser les caractéristiques psychologiques des sentiments en termes exclusivement formels et
logiques2, mais bien en termes génétiques et fonctionnels. Il s’agit de mettre à la fois en
évidence, dans l’expérience immédiate, leurs processus de construction et leurs processus de
différenciations ; — de montrer comment du sentiment génère de la valorisation, mais aussi
pourquoi il existe plusieurs types de valorisation et des sentiments de valeur différents ; et
c’est désormais cette démarche qui prévaudra dans le reste de son œuvre3.
La thèse d’Harvard laisse également poindre, dans une certaine mesure, l’empreinte du
naturalisme spinozien et jamésien, ainsi que le phénoménisme qui en découle. En présentant
successivement, dans son grand tableau des différentes théories de la valeur, les conceptions
instrumentalistes, biologiques et behavioristes de John Dewey, Robert Eisler et Ralph Barton
Perry, ce n’est rien d’autre que la physiologie vitaliste du conatus et son activité axiologique
que Locke discute4.
1
OT, p.164.
Cf OT, pp.90-94.
3
C’est en effet l’efficacité de cette perspective génétique et fonctionnelle que Locke mettra systématiquement en
avant dans ses articles. C’est ainsi qu’il écrit, en 1935 : « la façon traditionnelle de rendre compte des différents
genres de valeur, en prenant son point de départ du côté de l’évaluation, repose trop fortement sur la définition
logique. Elle substitue la terminologie des prédicats au véritable différentiel, qui est fonctionnel. [...] Une
schématisation des valeurs en termes de mécaniques des sentiments de valeur épouse bien plus nettement les
faits que les approximations grossières de la classification logique traditionnelle. Bien plus, une telle
classification non seulement formule la base sur laquelle reposent génériquement les groupes premiers de
valeurs, mais elle révèle de surcroît le processus dont ils proviennent génétiquement » [The traditional way of
accounting for the various kinds of value, [...], starting out as it does from the side of evaluation, leans too
heavily upon logical definition. It substitutes the terminology of predicates for the real functional differential.[...]
A schematization of values in terms of the mechanics of value-feelings fits the facts much more neatly than the
rough approximations of the traditional logical classification. More than this, such a classification not only states
the basis on which the primary value groups generically rest, but reveals the process out of which they
genetically arise] (« Values and Imperatives », op.cit., p. 41). « Une approche fonctionnelle », réitèrera Locke en
1945, « traite les variétés de valeurs en termes d’interrelations qu’on peut découvrir entre elles, garantissant une
approche comparative et un type plus réaliste d’analyse de valeur. En effet, l’évidence la plus lumineuse, pour ce
qui concerne la nature des genres de valeur et de leurs valeurs terminales systématiques, promet de venir d’un
examen des parallélismes dans leur fonctionnement, ainsi que d’analyses de cas tels que leur chevauchement ou
leur interchangeabilité occasionnels. [...] Le formalisme en est privé. Bien plus, il conduit très facilement, dans la
théorie de la valeur, à un fondamentalisme de la valeur et à ses dogmatismes » [A functional approach [...] of
necessity treats the value varieties in terms of their interrelationships, guaranteeing a comparative approach and a
more realistic type of value analysis. Indeed, the most illuminating evidence as to the nature of the value genres
and their systematic end values promises to come from the examination of parallelisms in their functioning, as
well as from case analyses of their occasional overlapping and interchangeability. [...] But value formalism has
[...] deprived of this. Formalism in value theory, moreover, leads so easily to value fundamentalism and its
dogmatisms] (« A Functional View of Value Ultimates », op.cit., pp.81-82).
4
The Problem of Classification in the Theory of Value, « Chapter II : Types of Classification in Theory of
Values » : la « section I » (« Logical system of Value ») traite de « la philosophie instrumentaliste et de la
logique de Dewey » (HT, pp.35-39), et la « section II » (« Biological Types of Value Definition and
Classification ») du biologisme d’Eisler (Studien zur Werttheorie, Leipzig, Duncker & Humblot, 1902, 118 p.) et
du behaviorisme de Perry (HT, pp.43-58).
2
151
152
Tous ces auteurs partagent en effet un projet commun : ils recherchent, au moyen
d’une « méthode génétique », « les corrélations des valeurs avec la vie organique et ses
principes vitaux de développement »1. Dans cette perspective, les valeurs apparaissent
comme « les corrélats d’un fonctionnement organique », sinon comme « la relation
fonctionnelle entre un organisme et l’environnement, établie à travers l’adaptation et
l’ajustement », et elles sont ainsi tout à la fois la « conscience des fonctions » et « des
fonctions de la conscience »2. La notion de préférence est, de cette manière, directement liée à
la polarisation psycho-physiologique plaisir / douleur ; et la notion d’intérêt joue un rôle non
moins fondamental, puisqu’elle constitue « un pont entre les fonctions organiques et les
fonctions mentales », et permet de rendre compte des divers types de valeurs, depuis les
« intérêts simples » qu’on découvre au niveau fruste des « fonctions organiques et des
instincts » jusqu’aux « intérêts complexes », plus abstraits, et qui dépendent d’une
« conscience qui se réfléchit elle-même à travers son intérêt »3. Il s’ensuit ainsi une partition
entre les valeurs strictement organiques et les valeurs supra-organiques, ou encore, dans la
terminologie de Dewey, les « valeurs économiques » dites également « valeurs-moyens » et
les valeurs « éthiques », dites « valeurs-fins »4.
La discussion critique que Locke oppose à ces théories utilitaristes est toutefois plus
intéressante encore que la restitution détaillée qu’il en propose. Il leur adresse essentiellement
trois reproches.
1. Il souligne, tout d’abord, la rigidité de leur biologisme : en interprétant en termes
strictement physiologiques la polarisation joie / souffrance, ce parti pris ne parvient pas à
restituer ni même à expliquer de façon convaincante, les modulations et les variations
d’intensité de cette même polarisation ; et il ne propose ainsi qu’une conception tristement
1
« As genetic in method, [...] they are searching for value on a lower genetic level than even conscious organic
desire, [...] the correlation of values with organic life and its vital principles of development » (HT, p.50).
2
« Values [are] correlates of organic functioning or [...] functions of organic adjustment in so far as the
adjustment of the organism attains consciousness of itself or requires the collaboration of conscious effort. [...]
Two biological views may be phrased, the one as value as the consciousness of functions, and the other, values
of the functions of consciousness in organic functionings » (HT, p.43).
3
Locke s’attarde en effet sur l’article de Perry, « The Definition of Value », mentionné plus haut, et dont nous
avions souligné l’inspiration ouvertement spinoziste. « Professor Perry’s conception of ‘interest’ is an important
phase of the behaviourist doctrine », concède-t-il, avant de se livrer à cette scrupuleuse paraphrase : « He frankly
proposes the conception of values as “interests” as a bridge between ‘organic functions’ and ‘mental
functions’ », et après une citation idoine, Locke reprend son commentaire : « One distinguishes, then, in his
terms ‘simple interests’ and ‘complex interests’ to account, presumably for the differences between that type of
interest which is connected with organic functions and instincts, and that type which is relatively more abstract
and more dependent upon a consciousness of itself qua interest. [...] Professor Perry, quite consistently with the
biological basis of his theory, construes all value characters that cannot be accounted for in terms of the specific
characters of organic functions as logical in nature and reflective in origin, and as such, matters of ‘judgment
about values’, evaluative reconstruction of values » (HT, pp.53-54).
4
HT, p.37, p.46 et p.51.
152
153
binaire, sinon schopenhauerienne, des changements de valeur : « il n’y a que deux directions
fondamentales du changement de valeur : de la valeur négative à l’indifférence, et de
l’indifférence à la valeur positive »1.
2. Le second reproche est le corollaire du premier : les valeurs qui ne sont pas
strictement organiques, telles que les valeurs esthétiques, religieuses ou morales sont certes
mentionnées, mais elles sont plus souvent négligées que véritablement étudiées : comment,
par exemple, est-on passé, dans l’évolution, de l’hédonisme et de la jouissance physiologique
au sentiment esthétique ? Ni Dewey, pour qui les valeurs esthétiques sont antérieures au
jugement, ni Perry, pour qui elles sont essentiellement réflexives, ni Eisler, pour qui elles
n’entrent pas en ligne de compte, ne fournissent à ce sujet de réponses véritablement
satisfaisantes2.
3. Le troisième reproche est, enfin, la suite logique des deux autres : « Toutes les
valeurs sont traitées comme s’il s’agissait de corrélats de fonctions strictement organiques,
alors que les valeurs au-dessus du niveau organique, et qui n’y sont pas biologiquement
connectées, [...] constituent une large partie des faits dont une théorie de la valeur doit rendre
compte »3.
Il s’ensuit dès lors trois conséquences possibles :
1. Ou bien l’on ignore, comme Eisler, « toutes les distinctions de forme et de types
parmi les valeurs qui fonctionnent eux-mêmes consciemment dans la valorisation comme des
critères de valeurs »4.
2. Ou bien l’on néglige le contexte immédiat de la valorisation, à l’instar de Perry, et
l’on ne caractérise plus les « intérêts complexes » « dans les termes des processus et des
1
« There are only two fundamental directions of value change : from negative value to indifference, from
indifference to positive value » (HT, p.46).
2
Cf HT, p.36 (sur Dewey), p.47 (sur Eisler), p.54 et p.56 (sur Perry). On trouve en revanche, chez George
Santayana et Georg Simmel, des explications évolutionnistes qui concordent. L’un et l’autre, respectivement
dans The Sense of Beauty et dans La Philosophie de l’argent, décrivent en effet le sentiment esthétique à la fois
comme une objectivation, c'est-à-dire comme un transfert du plaisir dans la chose, ou l’association de celui-ci
avec les qualités de celle-là, et comme une forme dérivée de notre conscience hédoniste : « Beauty is pleasure
regarded as the quality of a thing. [...] It is pleasure objectified » (« § 11 : The Definition of Beauty », op.cit.,
pp.31-33) ; « Le Beau serait donc d’abord pour nous ce qui se révéla utile à l’espèce, ce dont la perception nous
donne ainsi du plaisir, sans que nous ayons, comme individus, un intérêt concret à cet objet — [...] on pourrait
dire que pareil sentiment de plaisir, détaché de la réalité de sa cause première, est devenu en fin de compte une
forme de notre conscience » (La Philosophie de l’argent, op.cit., p.41-42). Notre mention ici, de Santayana et
Simmel n’est pas seulement anecdotique, car nous verrons bientôt comment ces deux penseurs se situent
précisément, à l’instar d’Alain Locke, à la croisée, ou plutôt, dans l’interstice des deux régimes conceptuels que
nous avons précédemment identifiés.
3
« all values are treated as if they were the correlates of strictly organic functions, whereas values above the
organic level, and not biologically connected, [...] are a large part of the facts for which value theory must
account » (HT, p.47).
4
« Eisler’s biological theory of value [...] ignores all distinctions of form and type among values which
themselves function consciously in valuation as criteria of values » (HT, p.47).
153
154
facteurs de valorisation, mais dans les termes d’un processus d’évaluation qui survient
soudain »1 : en d’autres mots, on se rallie implicitement au régime dominant, puisque l’on
rapporte à nouveau les valeurs à des critères logiques et formels, et qu’ainsi l’on détermine
leur nature au moyen d’un jugement strictement intellectuel et mental2.
3. Ou bien l’on hypostasie la réaction physiologique (et sa valorisation spontanée de
tout ce qui concourt au maintien de la vie organique) à l’ensemble des activités et des
processus de valorisation. Mais cela revient à supposer qu’« il y a une valeur intrinsèque à
l’entretien de la vie organique pour elle-même, et que celle-ci imprègne toutes les valeurs et
leur confère leur caractère efficace »3, et l’on débouche ainsi sur un paradoxe saillant :
« Comme Rickert le montre clairement, la supposition d’une telle valeur intrinsèque de la conservation
organique comme la tonalité ou la connotation de toutes les formes immédiates de valeur renvoie en vérité la
signification de la valeur à une ‘valeur de la vie’ supposée être ‘un bien en soi’ et qui, étant ainsi une valeur
commune et abstraite, ne peut être combinée avec le caractère intrinsèquement spécifique de la valeur organique
immédiate »4.
La mention d’Heinrich Rickert, et l’utilisation qui est faite ici de son article intitulé
« Lebenswerte und Kulturwerte »5, ne sont évidemment pas anodines. Outre qu’elles révèlent
la parfaite intégration de Locke aux débats philosophiques de son époque, et notamment sa
familiarité presqu’avant-gardiste avec la revue Logos — nouvellement créée sous des
auspices aussi divers que Georg Simmel, Max Weber, Wilhem Windelband et Edmund
Husserl, pour servir de tribune à leurs idées et de forum à leur discussion —, ces allusions
manifestent également deux réflexes caractéristiques de la pensée de Locke.
Le premier réflexe, c’est son insistance systématique sur l’importance de la culture
dans la constitution des valeurs, et par voie de conséquence, son accentuation sur le caractère
déterminant du contexte culturel et historique, qu’il s’agit pour lui de ne jamais oublier au
1
« One discovers very shortly that the basis of this distinction [between simple and complex interests] is to be
characterized, not in terms of processes and factors of valuation, but in terms of a supervening process of
‘evaluation’ » (HT, p.53).
2
« The question at issue is : — shall we know a complex interest in terms of a specific character with reference
to valuation process, or merely as an index of the value in its relation to other values and as a product of
evaluative reconstruction ? Professor Perry’s definition of a complex interest is invariably in terms of the
latter ? » (HT, p.55).
3
« There is in biological theories [...] the assumption of an intrinsic value of organic maintenance itself which
permeates all values and gives them their efficient character » (HT, pp. 45-46).
4
« As Rickert makes clear, the assumption of such an intrinsic value of organic maintenance as an overtone or
connotation of all immediate forms of value really refers the significance of value to a ‘life-value’ or ‘assumed
‘good in itself’, which being a common and abstract value, it is impossible to compound with the specific
intrinsicality of immediate organic value » (HT, pp. 47-48).
5
Ce texte avait paru dans le second numéro de la revue Logos (pp.131-166 ; Logos 1911/12, Tübingen, Verlag
von J.C.B. Mohr / Paul Siebeck, 1912, 380 p). Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, unter
Mitwirkung von Rudolf Eucken, Otto von Gierke, Edmund Husserl, Friedrich Meinecke, Heinrich Rickert,
Georg Simmel, Ernst Troeltsch, Max Weber, Wilhem Windelband, Heinrich Wölfflin, herausgegeben von Georg
Mehlis, Band II, 1911/12, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1912, 380 p.
154
155
profit d’un principe explicatif unique, ou d’un mot d’ordre philosophique unilatéral. Nous
reviendrons bientôt sur les motivations et les ressources de cette contextualisation ; pour
l’heure, ce constat nous suffit : face à la propension naturaliste à tout expliquer en termes
biologiques, Locke oppose la nécessité de prendre en compte la dimension culturelle à
l’intérieur même du schéma évolutionniste, et il suggère implicitement que des valeurs
culturelles peuvent avoir plus d’emprise sur les comportements et les choix d’un individu ou
d’une collectivité que la conservation de leur propre existence, et qu’ils peuvent ainsi les
inciter à agir au risque même de leur vie.
Le second réflexe s’apparente au premier, bien qu’il soit en réalité plus complexe.
Locke semble en effet avoir un tour d’esprit particulièrement paradoxal : il dénonce, d’un
côté, la résurgence, chez Perry, d’habitudes intellectuelles propres au régime philosophique
dominant — à savoir, son inclination à privilégier l’évaluation sur la valorisation ; mais de
l’autre, il fait lui-même appel à ce régime conceptuel, ou se réfère en tout cas, avec Rickert, à
l’un des plus illustres représentants de l’idéalisme néo-kantien, pour cautionner sa propre
prise de distance avec le biologisme radical du régime conceptuel minoritaire1.
Nous touchons là un point crucial, puisqu’il s’agit d’un « pli » proprement lockien : de
la même façon qu’il refusait le geste transcendantal, et qu’il modérait cette radicalisation du
régime dominant en faisant intervenir le régime turbulent — et son retour à l’affect comme au
pays natal de l’immanence, cette fois, c’est la radicalisation du régime minoritaire qu’il
tempère, et c’est son naturalisme qu’il refuse, en faisant advenir la nécessité d’un certain
idéalisme à l’intérieur même de la turbulence. Cette stratégie philosophique, qui consiste à
jouer tour à tour un régime contre l’autre, loin d’être contradictoire, s’apparente ainsi de plus
en plus clairement à une démarche volontaire : plutôt que de choisir un régime au rebours de
l’autre, Locke cherche précisément à se situer dans leur interstice, dans leur pli, dans cette
zone de transition où leurs directions se croisent ou s’inversent, dans cette ligne de partage
qui est à la fois ce qui les sépare et qui les unit. Nous allons donc montrer, dans les pages qui
suivent, comment l’originalité du philosophe afro-américain réside précisément dans la
conciliation qu’il expérimente entre les deux régimes, et nous verrons ainsi comment cette
tentative donne lieu à une véritable pensée du paradoxisme, c'est-à-dire à un agencement
1
cf ce propos ironique de Rickert : « Die Modephilosophie unserer Zeit, jedenfalls soweit sie den Anspruch
erhebt, Wissenschaft zu sein, den Charakter eines naturalistischen Biologismus trägt. Auch das Wort
‘‘Vitalismus’’ wäre geeignet, ud zweifellos hängen die dadurch bezeichneten Bestrebungen mit der allgemeinen
Beliebtheit des Lebensbegriffes zusammen » [La philosophie à la mode, dans notre époque, dans la mesure où
elle prétend être une science, porte le caractère d’un biologisme naturaliste. Le mot ‘‘vitalisme’’ lui serait
également inhérent, et sans aucun doute les tentatives que nous venons de caractériser se rattachent à la
prédilection générale pour les concepts de la vie] (« Lebenswerte und Kulturwerte », op.cit., p.133 — nous
traduisons).
155
156
philosophique résolument moderne, puisqu’abolissant l’opposition traditionnelle de l’ancien
et du nouveau.
SECTION III : LE NOUVEL ORDRE CONCEPTUEL
§ 18. Locke et la conciliation des deux régimes
Tout le problème de Locke est le suivant : comment rester dans l’immanence et dans
l’expérience immédiate sans demeurer pour autant dans l’indétermination d’un présent
perpétuel ? Ou, si l’on change de perspective : comment extraire de l’immanence la possibilité
d’une transcendance, sans pour autant rapporter celle-ci à une structure préexistante, a priori
ou transcendantale ? Il s’agit de s’en tenir à la valorisation, sans rapporter la constitution des
valeurs qui s’y opère à une activité strictement mentale, rationnelle et réflexive ; mais son
ambition jamésienne, c'est-à-dire son désir de montrer comment le sentiment est lui-même
cognitif, doit néanmoins rendre compte d’une différenciation des sentiments et des modes de
valorisation au cœur même de l’expérience, et par là mettre en évidence un processus de
formalisation interactive — de l’affect par l’expérience, et de l’expérience par l’affect.
La citation que nous avions reproduite afin de souligner l’influence de James sur la
pensée de Locke nous fournit, de fait, un indice déterminant sur la solution qu’il propose :
certains sentiments, affirme-t-il, sont véritablement et spontanément cognitifs parce qu’ils
sont le produit d’une évolution affective : ils sont ainsi devenus des « formes affectives » ou
des « affects généraux », c'est-à-dire des sentiments qui ont des « références caractérisantes et
dispositionnelles à la fois à des objets et à des séries passées de jugements »1.
Cette notion d’« affect général » mérite d’être creusée, car elle pourrait bien nous
révéler l’originalité des agencements conceptuels de Locke.
Ce dernier n’en est certes pas le créateur, puisqu’il l’emprunte à Théodule Ribot,
auteur de La Logique des Sentiments qu’il cite à plusieurs reprises2. Bien qu’il soit
aujourd’hui largement ignoré, Ribot (1839-1916) avait à l’époque un prestige et une influence
considérables : normalien et agrégé, pourvu d’une formation philosophique et d’un doctorat ès
lettres sur L’Hérédité Psychologique (1873), il avait été le grand initiateur, en France, de la
1
2
OT, p.133. Voir supra.
Cf OT, pp.118, 135 ; HT, pp.110, 189, 263.
156
157
psychologie empirique anglaise, et par voie de conséquence, le précurseur de la psychologie
expérimentale1. Ses travaux affirmaient notamment la primauté de la vie affective et des
tendances inconscientes2, tout en cherchant à démontrer que celles-ci, loin d’être absolument
irrationnelles, obéissaient au contraire à une logique propre : le « raisonnement émotionnel »,
ou logique des sentiments3. Ribot s’intéressait ainsi tout particulièrement aux « formes
mixtes », entre sentiments et jugements, affects et concepts, qu’il caractérisait, selon une
formulation délibérément oxymorique, comme des « jugements affectifs »4 donnant lieu à des
« abstraits émotionnels »5. Pour lui, ces formes hybrides, ces produits d’une logique affective
constituaient précisément le domaine des valeurs6.
Cette thèse de Ribot, et sa notion corollaire d’« abstrait émotionnel » sera d’abord
réappropriée et transcrite en anglais par Wilbur Urban, sous la double expression des
« affective abstracts » (ou « affective generals »)7 et des « functional constants » (dits encore
« dispositional constants »)8 ; et sous ces formes variées, elle constitue également un mot-clé
et un concept opératoire crucial dans la théorie axiologique d’Alain Locke9. Ce n’est pas
1
Voir son ouvrage : La psychologie anglaise contemporaine, Paris, Ladrange, 1870, 432 p.
« Outre l’activité consciente de l’âme, il y a son activité inconsciente, dont la sphère est beaucoup plus large ;
la conscience est l’accompagnement habituel mais non nécessaire de notre vie mentale ; il n’y a peut-être pas un
seul de ces phénomènes, instinct, sentiment, perception, mémoire, etc., qui ne puisse être tour à tour conscient et
inconscient » (L’hérédité, étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses conséquences, Paris,
Ladrange, 551 p. ; pp.33-34).
3
« La logique des sentiments », écrivait-il, « ne peut [...] être assimilée à une forme embryonnaire [de la logique
rationnelle], à un arrêt de développement ni même à une survivance, car elle a son organisation propre et sa
raison d’être. Elle est au service de notre nature affective et active et elle ne pourrait disparaître que dans
l’hypothèse chimérique où l’homme deviendrait un être purement intellectuel. On peut d’ailleurs affirmer sans
crainte que dans le cours ordinaire de la vie individuelle et sociale, le raisonnement affectif est de beaucoup le
plus fréquent. [...] Les groupes humains se forment et se maintiennent par la communauté de croyances,
d’opinions, de préjugés, et c’est la logique des sentiments qui sert à les créer ou à les défendre » (La Logique des
Sentiments (1905) ; Paris, Félix Alcan, 1920, pp.IX-X).
4
« Un des caractères essentiels du raisonnement affectif, c’est qu’il se compose [...] de concepts et de jugements
à coefficient émotionnel, variable en degrés. [...] On peut donc dire qu’il se compose de jugements affectifs »
(ibidem, p.31).
5
« Les abstraits émotionnels [...] sont plus qu’une simple notation intellectuelle fixée par un mot. Ce sont des
extraits d’émotions analogues, antérieurement éprouvées, conservant leur caractère affectif, leur ton émotionnel,
mais moins intenses, plus vagues, moins définis que les émotions originelles qu’ils résument » (ibidem, p.41).
6
« Dans les concepts ou jugements que nous appelons affectifs, la représentation est un élément secondaire dont
le seul rôle est de servir de substratum à l’état de conscience, de le fixer, de donner à la fluidité du sentiment une
forme concrète, et, pour ainsi dire, de le coaguler. [...] Entre la logique des sentiments et la logique de la raison,
il n’y a pas de séparation naturelle. [...] Ainsi donc un rôle analogue à celui des idées générales ou abstraites dans
la logique rationnelle est dévolu dans la logique émotionnelle à ces états de conscience particuliers que nous
venons de mettre à part et de fixer grossièrement. Je les désignerai désormais sous les noms de concepts-valeur
ou jugements de valeur ou simplement valeurs » (ibidem, pp.32-33).
7
Voir son ouvrage Valuation, Its Nature and Laws, op.cit., pp.77-78, p.120, p.131, p.133 sq, p.244 : « Certain
phases of feeling acquire a generic meaning [...]. These generic forms of affectivity represent the acquired or
funded affective-volitional meaning of particular emotional reactions, and have a functional rôle in worth
determination independent of their intensity, analogous to the rôle of the general concept in cognitive judgment »
(op.cit., p.120).
8
Ibidem, p.132 et p.201.
9
Voir notamment OT, p.133 ; HT, pp.110-111 ; PAL, pp.38-39, p.47 et p.55.
2
157
158
toutefois pas notre objectif de retracer plus avant l’exacte paternité des concepts invoqués, ni
leur généalogie capricieuse, qui varie en fonction des cautions intellectuelles dont se
réclament respectivement Ribot et Urban1. Il nous suffit de noter que Locke, à l’instar d’Henri
Bergson2, s’inscrit dans une mouvance philosophique qui cherche précisément à proposer une
voie médiane, un régime conceptuel intermédiaire entre les deux pôles antagonistes que nous
avons caractérisés. Plusieurs raisons, nous le verrons en détail, vont ainsi le conduire à se
réclamer le plus fréquemment de Wilbur Urban, dans ses thèses comme dans ses articles, mais
la première est sans nul doute la suivante : c’est que la théorie axiologique d’Urban lui
apparaît
très
exactement
comme
une
médiation
entre
l’approche
aprioriste
et
présuppositionnelle de Brentano et Meinong et l’approche génétique et fonctionnelle de
Spinoza et James3, et pour ce qui concerne la nécessité d’un tel positionnement médian,
Locke, cette fois, ne variera jamais plus.
Son objectif n’est-il pas de « découvrir, dans la valorisation ou l’expérience ellemême, la source de ces éléments normatifs et catégoriques qui ont été, des siècles durant,
arbitrairement et artificiellement construits comme des absolus rationnels »? Dans cette
optique, la plus explicite formulation de la démarche à suivre est probablement l’article de
1935, « Values and Imperatives », comme en témoigne ce large extrait :
« Il y a peu, sinon aucun espoir qu’on puisse l’obtenir [cette découverte] via une théorie de la valeur qui
nous intime de chercher, hors des processus primaires de la valorisation, l’objectivité et l’universalité (quelles
qu’elles soient) que les valeurs peuvent avoir, que ce soit par exemple dans les confirmations de l’expérience ou
dans les affirmations des jugements évaluatifs. Car si loin qu’on pousse l’appréhension directe des valeurs, ces
positions ne peuvent mener qu’à un relativisme protagorien — chaque homme étant la mesure et chaque
situation étant l’aune de la valeur, ou tout au contraire à un saut abyssal vers le critère objectif des vérités de la
science, valables pour toutes les situations, tous les hommes et toutes les époques.
Ce dont nous semblons avoir le plus besoin, c’est d’un moyen terme entre ces deux extrêmes du
subjectivisme et de l’objectivisme. Les distinctions naturelles des valeurs et leurs critères fonctionnels se situent
certainement à mi-chemin du relativisme atomiste d’une échelle plaisir-douleur et du critère fade et uniformisant
de la logique [...]. Les valeurs en chair et en os peuvent bien n’être pas aussi universelles ou objectives que les
1
Ribot nous renvoie tantôt à Auguste Comte, pour l’idée d’une logique des sentiments, tantôt aux travaux
psychologiques de Frédéric Paulhan pour ce qui concerne la « mémoire affective » et la substitution d’émotions
abstraites aux émotions concrètes (voir notamment ses ouvrages intitulés : Les phénomènes affectifs, Paris, Félix
Alcan, 1901 ; Psychologie de l’invention (1901), Paris, Félix Alcan, 1930, IV-185 p. ; et La Fonction de la
mémoire et le souvenir affectif, Paris, Félix Alcan, 1904, 177 p.). Outre qu’il est un contemporain oublié de
Bergson et Ribot, Paulhan a cet autre intérêt qu’il prêtait une attention toute particulière à l’influence sociale sur
la psychologie (voir ses ouvrages L’activité mentale et les éléments de l’esprit, Paris, Félix Alcan, 1889, 586 p.
— notamment pp.503-545 ; La transformation sociale des sentiments, Paris, Flammarion, 1920, 288 p.) Urban se
réfère tantôt à Paulhan, tantôt à Ribot, tantôt à ses propres travaux (voir Valuation, op.cit., p.XI, pp. 106-107 et
pp.113-116).
2
L’auteur des Données Immédiates de la Conscience, s’il ne semble pas avoir subi leur influence directe, se
réfère néanmoins volontiers à Ribot, Paulhan et Gabriel Tarde, chez qui il trouve des échos, des prolongements
et des cautionnements de ses propres vues (voir le volume des Mélanges, Paris, PUF, 1972).
3
« Urban’s insistance upon the mediation of divergent but not necessarily conflicting formulations of value
theory has been one of his chief services to the science. Though an adherent of the school that defines value in
terms of feeling, he has insisted on the correlation of the analytical and the functional methods, and consequently
a coordination of all branches of the psychology theory of value » (HT, p.80). Sur la nécessité de cette médiation,
voir également HT, pp.11-12, p.17, p.91.
158
159
vérités logiques et les jugements schématisés, mais elles n’en sont pas pour autant privées d’une relative
objectivité et d’une certaine universalité qui leur sont propres. Les qualités premières des valeurs n’auraient
jamais dues être cherchées dans des classes logiques, car elles s’apparentent à des catégories psychologiques.
Elles n’ont pas leur fondement dans des types de champs de valeur, mais elles s’enracinent dans des modes ou
des manières de valoriser.
En fait, le mode de valeur établit pour lui-même, directement au moyen du sentiment, une catégorie
qualitative qui, en tant qu’elle se distingue par sa qualité affective appropriée, constitue une forme d’expérience
émotionnellement médiatisée. Dans cette perspective, les premiers jugements de valeur sont des jugements
émotionnels, et la référence initiale pour la prédication de valeur est basée sur la qualité formelle révélée dans le
sentiment et qui opère, dans la valorisation, à travers le sentiment. Bien qu’elles soient en dernier ressort validées
de différentes manières et selon différents critères, la beauté, la bonté, la vérité (comme approbation ou
acceptation), la vertu sont connues dans des appréhensions qualitatives immédiates. Les types génériques de
valeur sont des modes affectifs élémentaires et fondamentaux, chacun ayant son propre critère de forme
caractéristique, au niveau même de la perception de valeur. [...] Du point de vue d’une psychologie empirique
des valeurs, il faut les approcher directement par le biais du sentiment et des attitudes de valorisation, et les
distinguer à nouveau non pas selon une définition formelle, mais en fonction d’une description technique de
leurs dimensions et de leurs facteurs affectifs et volitionnels »1.
Encore une fois, c’est bien la nature même de l’objet de réflexion qui, comme chez
Ribot et Bergson, génère la méthode à suivre. Le sentiment peut en effet devenir lui-même
une forme de raisonnement, c'est-à-dire une « opération médiate qui a pour terme une
conclusion »2. Dans cette situation, le rôle de la valeur est d’être, à la manière du percept, une
médiation entre l’affect et le concept, et la description méthodique de cette constitution des
valeurs se doit donc d’être à son tour un mi-chemin, — une médiation, en somme, entre les
deux régimes conceptuels ; son objectif est d’ainsi mettre en évidence les processus de
formalisations inhérents aux divers sentiments de valeur engendrés dans et par l’expérience.
Nous retrouvons donc les questions que se posait initialement Locke : comment les modes de
valorisation se génèrent-ils dans les faits ? Quel est le processus de constitution d’un affect
général ? Comment un sentiment se différencie-t-il d’un autre ? Quelles sont les fonctions les
plus constantes que remplissent nos divers sentiments, selon quelles modalités guident-ils
notre action ? Si la valorisation est un processus et l’évaluation une fonction, comment
interagissent ces deux activités de la conscience ? Comment se caractérise, enfin, la théorie
qui rend compte de cette interaction, et qui tâche à la fois d’expliquer les lois affectives et les
normes constantes qui en découlent ?
1
« Values and Imperatives », op.cit., pp.38-39. Nous traduisons.
Cf ce propos de Ribot : « Evidemment, ces deux formes que nous opposerons sans cesse l’une à l’autre —
logique affective, logique rationnelle — doivent être très différentes. Pour les réunir légitimement sous une
dénomination commune, il faut donc qu’elles aient un fond commun : c’est le raisonnement, c'est-à-dire le fond
propre de toute logique. [...] Dans les deux cas il conserve sa marque propre, la seule qui importe au
psychologue, c’est d’être une opération médiate qui a pour terme une conclusion » (op.cit., p.23). On retrouve là
la problématique jamésienne du continuum affectif de l’expérience, allant de la stimulation sensorielle à la
terminaison conceptuelle, en passant par la médiation perceptuelle.
2
159
160
§ 19. La théorie lockienne des valeurs :
une anthropologie phénoménologique ?
Tout en se présentant, nous l’avons vu, comme une « psychologie de la valorisation »,
la théorie lockienne de la valeur se fixe deux objectifs complémentaires.
1. Elle veut, d’une part, décrire de la façon la plus exhaustive possible notre être-aumonde, et par-là caractériser la constitution singulière, dans l’expérience, de notre
comportement préférentiel : en ce sens, elle pourrait, à première vue, s’apparenter à une
phénoménologie de la valorisation1.
2. Elle cherche, d’autre part, à présenter ce comportement préférentiel dans ses modes
les plus divers comme dans ses attitudes les plus courantes, les plus caractéristiques : dans cet
effort, elle s’apparenterait donc à un discours sur la nature humaine, c'est-à-dire à une
anthropologie.
C’est afin de souligner la présence conjointe de ces deux objectifs dans l’approche
lockienne que nous nous proposons dans l’immédiat, mais de façon strictement provisoire, de
caractériser sa théorie comme une anthropologie phénoménologique. Une telle dénomination
est évidemment un parti pris, dans la mesure où Locke n’a jamais lui-même défini ainsi sa
démarche philosophique ; mais nous le faisons avec précisément un double dessein : pouvoir
de cette façon mettre en évidence, d’une part, l’alternative que Locke propose entre, d’un
côté, l’anthropologie turbulente de Spinoza et la psychologie naturaliste de James, et de
l’autre côté, la psychologie intentionnelle et aprioriste de Brentano et Meinong ; et d’autre
part, pouvoir révéler par là l’originalité de cette alternative lockienne par rapport à un projet
qui lui est contemporain et qui, s’inscrivant également à la croisée de Brentano et de James, a
connu un retentissant succès philosophique au XXe siècle — à savoir : la phénoménologie
transcendantale d’Edmund Husserl2.
1
C’est ainsi, en tout cas, qu’Ernest D. Mason, l’un des premiers commentateurs de Locke philosophe, interprète
la thèse d’Harvard : « Locke’s approach », écrit-il, « is phenomenological. [...] Phenomenologically, it attempts
to explore and describe the psychological phenomena of valuational experiences » (« Alain Locke’s Philosophy
of Value », op.cit., p.4).
2
Sur les rapports entre Brentano, James et Husserl, voir l’ouvrage de Jocelyn Benoist : Phénoménologie,
sémantique, ontologie : Husserl et la tradition logique autrichienne (Paris, PUF, épiméthée, 1997, 310 p.), en
particulier pp.260-268 et p.304. Sa phénoménologie transcendantale constitue en effet un prolongement direct de
la psychologie empirique brentanienne ; mais dans sa manière de comprendre et de se réapproprier celle-ci, elle
est également profondément influencée par James et son antireprésentationnalisme, et se situe ainsi à l’opposé de
Meinong (sur la « confrontation Husserl-Meinong » et les raisons d’une « rencontre avortée », voir Benoist,
op.cit, pp.169-196). Sa position peut alors sembler d’autant plus difficile à caractériser qu’elle est elle-même,
nous allons le voir, tension permanente entre deux pôles antagonistes, écartèlement constant entre idéalisme
convaincu et empirisme radical, et par là une stratégie complexe pour conserver à la logique une autonomie
160
161
§ 20. Urban, Locke et Husserl :
« phénoménologie de la valorisation »
et « phénoménologie transcendantale »
Alain Locke n’a jamais employé le nom de « phénoménologie » pour qualifier son
projet de « description des phénomènes d’appréciation », et pourtant, Wilbur Urban, le
philosophe dont il s’inspire le plus dans ses deux thèses, n’hésitait pas, quant à lui, à présenter
son travail comme une « phénoménologie de la valorisation ». Voici ce qu’il affirmait en effet
dans l’introduction de son ouvrage Valuation :
« La construction normative est un produit de la communication appréciative et de la description. Ainsi,
la norme a une genèse et un caractère psychologique. Mais d’un autre côté, son caractère objectif n’apparaît
véritablement que dans la mesure où, ayant dépassé le contrôle subjectif de l’immédiateté pour devenir, en tant
que présupposition de croyance, la condition nécessaire pour de nouvelles appréciations subjectives, [la norme]
exerce ainsi, en retour, un contrôle sur les sentiments. [...] Il est clair que la question de la validité d’une
distinction subjectif/objectif est intégralement liée au problème de savoir si l’objectivité ainsi postulée remplit sa
fonction de présupposition nécessaire pour la continuité de la valorisation, dans son double aspect d’acquisition
et de conservation de valeur. [...] Il est également évident qu’un tel critère demeure tout à fait abstrait et général
tant qu’on ne développe pas une phénoménologie de la valorisation, de ses processus, de ses objets et de ses lois.
[...] Il est clair, dès lors que les valeurs, qu’elles soient subjectives ou objectives, sont fondées sur un certain
processus, que l’ultime question concernant leur validité est de savoir si elles sont bien fondées ou pas. Et ce
problème de leur fondement dépend de leur conformité à certaines lois fondamentales. Toute assertion d’une
valeur implique en même temps une assertion de sa conformité avec les lois du sentiment et de la volonté. [...]
S’il est vrai qu’il n’y a pas de description et de communication sans son stimulus et son contrôle dans
l’appréciation, il est tout aussi vrai qu’il n’y a pas d’appréciation sinon à travers les média et le contrôle des
descriptions objectives »1.
Si nous voulons donc identifier en quoi consiste, pour Alain Locke, la singularité de
son projet, et surtout, en quoi il diffère précisément de celui d’Urban, il nous faut comprendre
totale et conférer à la philosophie un statut de méta-science, tout en se situant exclusivement dans l’immanence
de l’expérience sensible.
1
« Norm construction is a product of appreciative communication and description. As such the norm has a
psychological genesis and character. [...] Its objective character is apparent, on the other hand, in that, having
passed beyond the subjective control of the moment and become, through its character as a presupposition of
belief, the condition of further subjective appreciations, it in turn exercises control over these feelings. [...] It is
clear that the question of the validity of any such distinction [between subjective and objective] is bound up
wholly with the question whether the objectivity postulated fulfills its function as the necessary presupposition of
the continuity of valuation, in its two aspects of acquirement and conservation of value. [...] It is also evident that
such a criterion must remain wholly abstract and general until the phenomenology of valuation, its processes, its
objects and laws, has been developed. [...] It is clear, then, since all values, whether subjective or objective, are
founded on some process, that the ultimate question as to their validity is whether they are well-founded or not.
It is also clear that whether they are well-founded or not depends upon their conformity to certain ultimate laws.
Every assertion of a value implies at the same time an assertion of its continuity to the laws of feeling and will. If
it is true that there is no description and communication without its stimulus and control in appreciation, it is also
true that there is no appreciation except through the media and control of objective descriptions. But what is
reflective evaluation but the highest form of appreciation, and how can that reflective evaluation proceed in its
task of distinguishing between [...] values without a study of the genesis of these differentiations ? » (Valuation,
op.cit., pp.18-19).
161
162
les raisons de sa réticence aussi foncière qu’évidente à l’égard de la terminologie
phénoménologique, et nous expliquer également ce qui motive réellement son occultation
totale du projet husserlien. Jamais en effet, dans toute son abondante production
philosophique, Locke n’a daigné citer un seul texte d’Edmund Husserl, ni même mentionner
son nom une seule fois. On ne saurait mettre pourtant son indifférence à l’égard de la
phénoménologie husserlienne sur le compte d’une simple ignorance ou d’une coupable
négligence bibliographique car Locke, on l’a vu, était un lecteur de philosophie non seulement
insatiable, mais de surcroît familier des défenseurs de l’idéalisme allemand autant que de la
revue Logos : il ne pouvait donc ignorer le nom d’Husserl, et l’on peut même, sans trop
s’avancer, présumer qu’il avait lu l’un de ses textes de vulgarisation, La Philosophie comme
Science rigoureuse1. Il eût dû, enfin, être à tout le moins sensible à l’exigence de scientificité
que prônait Husserl, et qu’il plaçait très précisément au niveau d’une description des
phénomènes de la conscience dans l’expérience.
Le propos d’Urban (cité précédemment) met effectivement en relief trois thèmes qui
constituent également les enjeux principaux de la phénoménologie husserlienne : le retour,
tout d’abord, à l’expérience immédiate, mais la nécessité, ensuite, de son dépassement, c'està-dire le développement d’une capacité d’anticipation ; enfin, une double confrontation :
confrontation, d’une part, de nos capacités d’anticipation avec de nouvelles expériences, qui
viennent les infirmer ou les confirmer ; confrontation, d’autre part, de nos normes ainsi
acquises avec leurs propres règles de structuration et de fonctionnement, puisque seule cette
confrontation est garante d’objectivité. En procédant de la sorte, le projet phénoménologique
peut alors parvenir à combler son ambition véritable, qui est de découvrir, au sein même de
l’expérience, le fondement qui nous la rend à la fois possible, compréhensible et objective —
en bref, le fondement qui nous donne simultanément l’expérience à connaître et la
connaissance vraie de l’expérience. Que l’objectif final soit de « fonder les valeurs » plutôt
1
Ce texte, traduit en français une première fois en 1955 (et republié dans une nouvelle traduction de Marc de
Launay, Paris, PUF, 1989, 91 p.), avait paru en 1911 dans le premier numéro de la revue Logos (« Philosophie
als strenge Wissenschaft », pp.289-341 ; Logos, Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, unter
Mitwirkung von Rudolf Eucken, Otto von Gierke, Edmund Husserl, Friedrich Meinecke, Heinrich Rickert,
Georg Simmel, Ernst Troeltsch, Max Weber, Wilhem Windelband, Heinrich Wölfflin, herausgegeben von Georg
Mehlis, Band I, 1910/11, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1910/11, 418 p.). Dans sa thèse
d’Harvard, Locke cite un texte de Rickert (HT, p.47), paru dans la seconde livraison de Logos, ainsi qu’un article
de Meinong paru dans le troisième volume (HT, pp.12-13); il y discute également les vues de Simmel et de Lipps
(HT, pp.59-62) ; dans la thèse d’Oxford, ainsi que dans l’article Value, il fait régulièrement référence à
Münsterberg, mais aussi Rickert et Windelband. Sur les rapports entre Husserl et ces derniers, ainsi que sur le
dialogue Simmel/Husserl/Lipps, voir pp.36-42 de l’ouvrage de François Léger : La Pensée de Georg Simmel,
Contribution à l’Histoire des Idées au début du XXe siècle, Paris, Kimé, 1989, VI-374 p.
162
163
que de « fonder l’objectivisme et les sciences exactes de la nature »1 ne constitue ainsi qu’une
différence minime, puisque dans les deux cas, la recherche de l’objectivité absolue découvre
semblablement sa fondation dans les modes de fonctionnement de la subjectivité, ou plus
précisément dans « la question en retour sur la subjectivité qui rend possible de façon ultime
toute validité-du-monde avec son contenu »2.
Sur le plan pratique, cette démarche phénoménologique s’accomplit donc
prioritairement, dans la lignée de Descartes et de Brentano, au moyen d’une suspension de la
croyance et d’une introspection : il s’agit de rompre avec l’état naturel de la conscience, ou
son orientation primaire, et de privilégier l’orientation secondaire pour permettre ainsi à la
conscience de voir son point de départ. Ce qu’Edmund Husserl appellera l‘« épochè », ou
encore la « réduction phénoménologique transcendantale »3, c’est ce qu’Alain Locke semble
également proposer, dans la thèse d’Oxford, comme « la nécessité d’une révision si complète
du point de vue du sujet dans l’expérience concernant les valeurs, qu’elle apparaît parfois
comme la plate contradiction de ce point de vue »4.
De façon intéressante, ce que cette « réduction » fait alors apparaître à la conscience,
c’est son propre « flux » comme dirait James5, — ou ce que Husserl désigne quant à lui
comme « le courant multiforme de sa vie intentionnelle »6 et ce que Locke appelle, après
James et Urban, la « continuité de l’expérience »7. Mais réciproquement, c’est ce même flux
qui permet justement à la conscience d’exister comme activité intentionnelle, ou de se
constituer comme conscience objectivante, désirante et valorisante.
Nous allons toutefois montrer qu’il demeure, par-delà l’évident parallélisme de leurs
démarches, une différence fondamentale entre Locke et Husserl dans l’interprétation même de
ce flux de la conscience et de son fonctionnement. A partir d’un projet similaire d’hybridation
1
Husserl : La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p.95 (Paris, Gallimard,
1976, collection Tel, IX-589 p.).
2
Husserl : La Crise..., p.80.
3
Cf ses Méditations Cartésiennes, pp.17-18 (Paris, Vrin, 1986, 136 p.). Sur la réalisation de cet époché par
Descartes, puis sa réinterprétation phénoménologique par Husserl, voir La Crise..., §§ 17-18. Le moi « dans sa
plénitude concrète » est ainsi réduit à son orientation secondaire ou « expérience transcendantale » : « Moi, qui
demeure dans l’attitude naturelle », écrit Husserl dans ses Méditations, « je suis aussi et à tout instant moi
transcendantal, mais je ne m’en rends compte qu’en effectuant la réduction phénoménologique » (op.cit., p.31).
4
OT, p.49 ; voir également Urban : Valuation, pp.49-54. Le « point de vue du sujet dans l’expérience » [the
experient’s point of view] correspondrait ainsi à ce que Husserl appelle l’ego monadique (la monade, au sens
figuré où l’emploie Husserl n’a cependant rien de substantiel, au rebours de Leibniz, puisqu’elle correspond au
« moi dans le courant multiforme de sa vie intentionnelle ») et le « point de vue du psychologue » [the
psychologist’s point of view] à l’ego transcendantal (cf Méditations Cartésiennes, p.57 et La Philosophie
comme Science rigoureuse, p.44).
5
Voir, dans ses Principles of Psychology le chapitre intitulé « The Stream of Thought », WWJ, pp. 21-74.
6
Méditations cartésiennes, p.57.
7
Cf James : « The Continuity of Experience », A Pluralistic Universe, WWJ, pp.292-301 ; Urban : Valuation,
passim, notamment p.15, p.193, p.404 sq, et tout le chapitre V ; Locke : HT, passim, notamment p.83 et p.158.
163
164
entre deux régimes conceptuels — le régime gnoséologique, aprioriste et finaliste ; le régime
turbulent, génétique et causaliste, Locke et Husserl finiront ainsi par se situer aux antipodes
l’un de l’autre, et la source même de leur divergence réside dans un point « crucial », au sens
propre du terme : tandis qu’Edmund Husserl choisit, dans sa démarche phénoménologique,
d’insister prioritairement sur la dimension fondamentalement intentionnelle du flux, Locke va
mettre l’accent, quant à lui, sur sa dimension essentiellement temporelle. Il n’inclinera donc
pas à rapporter au même régime de prédilection les découvertes faites dans et sur
l’expérience, et dès lors, ce ne seront plus les mêmes influences qui primeront, et ce ne sera
pas la même logique d’hybridation, ni la même conception philosophique qu’il proposera.
§ 21. L’apriorisme téléologique d’Husserl,
ou l’oubli du temps et les tourniquets de l’idéalisme transcendantal
La réduction phénoménologique husserlienne trouve en effet son impulsion dans le
régime, et son geste inaugural, à savoir : le scepticisme radical et la recherche d’un fondement
véritablement apodictique de nos connaissances ; et ce qu’un tel geste découvre, c’est
précisément, comme chez Brentano, un double a priori : l’intentionnalité comme a priori de
l’orientation première, le « moi transcendantal » comme a priori de l’orientation secondaire.
L’intentionnalité husserlienne est a priori est parce qu’elle est générée de façon immédiate, en
même temps que l’expérience et que la conscience ; elle est, pourrait-on dire, l’expérience de
la conscience elle-même dans son vivre premier, sa structure intrinsèque. Bien sûr, elle ne
saurait exister sans son objet, c'est-à-dire, prioritairement, sans l’apparaître dans sa dimension
matérielle — ce que Husserl nomme la hylè et qui, structurant notre perception, constitue ce
que Jocelyn Benoist appelle judicieusement une « grammaire de l’immanence »1. Il existe
donc une différence radicale avec Brentano et une ressemblance profonde avec James : dans
ses conditions sensibles, l’apparaître ne peut en effet, pour Husserl, être pensé en termes de
représentation, ou de « contenu mental qui laisserait en suspens l’existence de l’objet »
1
(op.cit., p.256). Cette dimension passive de l’intentionnalité, qu’Husserl nomme encore « genèse passive de
l’ego » (Méditations, §38), fait qu’il va jusqu’à parler de « vécus non intentionnels » pour désigner « les
sensations et complexes de sensations » (Recherches Logiques, tome II/2, Paris, PUF, p.171 ; cité par Benoist,
p.284). L’immanence pour Husserl étant l’expérience où la conscience éprouve sa facticité de « laisser apparaître
de l’apparaître », « les contenus véritablement immanents, qui appartiennent à la composition réelle des vécus
intentionnels, ne sont pas intentionnels : ils constituent l’acte, ils rendent l’intention possible en tant que points
d’appui (Anhaltspunkte) nécessaires » (ibidem, p.176 ; Benoist, p.291). En même temps, on peut y découvrir une
« région d’a priori inné » que constitue « l’ensemble des lois essentielles de l’intentionnalité qui président à la
constitution concrète de l’ego pur » et qui fonctionnent selon la « gravitation psychique » de l’association
(Méditations, § 39, p.68).
164
165
comme le dit Benoist ; « l’intentionnalité va directement à l’objet, à l’apparaître duquel elle
est ordonnée ; [...] l’intentionnalité est ce par quoi on ne peut plus raisonner en termes de
représentations » 1.
Par-delà, toutefois, sa structuration par son objet, c'est-à-dire par-delà cette « genèse
passive de l’intentionnalité » comme ouverture au donné, la conscience n’en demeure pas
moins elle-même foncièrement une activité, sinon une action : son rôle, en tant que visée, est
dès lors de conférer de la signification [Bedeutung] ; et cette dimension active de
l’intentionnalité nous fait alors retrouver la problématique de l’a priori kantien. Notre
conscience structure ce dont nous faisons l’expérience, son rôle s’apparente ainsi à une
syntaxe qui permet à l’expérience de « faire sens ». Voir un lapin, c’est le reconnaître comme
un lapin plutôt que comme un canard, par exemple. Il faut donc qu’au moment même où
l’objet nous est donné dans sa matérialité, quelque chose soit ajouté par la conscience : ce
quelque chose en plus, qui structure également notre expérience, c’est ce que Husserl appelle
le noème (noema).
A cet endroit, une remarque s’impose : s’il y a bien, chez Husserl comme chez James,
une attention prioritaire pour l’orientation première de la conscience, c'est-à-dire primauté de
la relation au monde sur la relation de la conscience à elle-même, et s’il y a ainsi interaction
constante entre le flux de notre conscience et le flux de l’expérience, on ne peut cependant
qu’être étonné en constatant que la dimension temporelle est complètement négligée au profit
de la dimension intentionnelle, et qu’elle n’intervient qu’aussi tardivement, de manière
secondaire pour ainsi dire. Notre noème, ou notre façon de structurer l’objet dépend en effet,
fondamentalement et inéluctablement, de nos expériences antérieures : si nous avons grandi
« entouré de canards, mais que nous n’avons jamais entendu parler de lapins, il est plus
probable que nous verrons un canard plutôt qu’un lapin dans le dessin [de Jastrow] »2. Si
quelque chose oriente notre noème sans pour autant constituer une détermination univoque (il
est en effet toujours possible de changer de noème, je puis percevoir d’abord un canard puis
un lapin), c’est ce cadre général que Husserl appelle notre « horizon ». « Chaque état de
conscience », explique-t-il, « possède un « horizon » variant conformément à la modification
de ses connexions avec d’autres états et avec ses propres phases d’écoulement. C’est un
horizon intentionnel, dont le propre est de renvoyer à des potentialités de la conscience qui
appartiennent à cet horizon même »3. Sous l’influence de notre horizon, notre noème se
1
op.cit., p.287 ; sur l’antireprésentationnalisme de Husserl, voir pp.272-306.
Ibidem, p.108.
3
Méditations Cartésiennes, p.38 ; Paris, Vrin, 1986, 136 p.
2
165
166
caractérise ainsi comme l’unité synthétique d’une série d’anticipations sur notre expérience à
venir. Nous nous attendons ainsi à trouver, par exemple, des plumes sur le canard, une
fourrure sur le lapin. Si ces attentes sont confirmées dans le flux de l’expérience, il y aura
« remplissage » (Erfüllung) de notre noème, processus qui lui confèrera toujours davantage
d’évidence. Mais imaginons à présent que ce que je croyais être un lapin s’envole, que le
canard se mette à bondir dans tous les sens sur quatre pattes, ou que la belle glaneuse que
j’apercevais au loin s’avère être un épouvantail : il y a aussitôt « explosion » de mon noème
et, à défaut de remplissage, remplacement par un autre noème. Non seulement j’ai désormais
de nouvelles attentes et de nouvelles anticipations quant à l’objet dont je suis conscient, mais
j’ai également une signification nouvelle qui est conférée rétroactivement à mon expérience
passée par l’interprétation de mon nouveau noème1.
En insistant sur l’orientation première de la conscience comme « conscience de
quelque chose », mais aussi sur l’action signifiante de l’intentionnalité, Husserl tâche donc de
maîtriser une extraordinaire tension, puisqu’il se veut fidèle, conjointement et simultanément,
à Brentano et à James.
Fidèle à Brentano, tant dans sa façon de faire de l’intentionnalité un a priori de toute
connaissance, que dans sa démonstration de la contingence et de la relativité de nos
perceptions externes. Mais dans le même temps, fidèle à James, puisqu’il se refuse à endosser
le représentationnalisme brentanien, et si l’on retrouve chez lui, comme chez Meinong un
dédoublement de l’intentionnalité, ce serait une erreur d’assimiler le pré-vécu (Vorerlebnis) et
le jugement (Urteil) meinongiens avec la synthèse matérielle et la synthèse noématique
husserliennes2.
1
Ibidem, p.39.
De même, Husserl prend tout à fait au sérieux le phénomène des « représentations sans objet » qui
préoccupaient tant Brentano et Meinong : c’est ainsi qu’il souligne à de nombreuses reprises qu’« à chaque
expérience réelle et aux modes généraux de sa spécification — perception, rétention, souvenir et autres, —
correspond aussi une fiction pure, une « quasi-expérience » (eine « Erfahrung als ob ») possédant des modes de
spécifications parallèles » (Méditations Cartésiennes, p.23). Mais la différenciation qu’il établit entre « les
modes de conscience de position et les modes de conscience de « quasi-position » (du comme si, des Als ob) de
l’imagination »(ibidem, p.50) n’est plus posée dans les termes représentationnalistes qui conduisaient Meinong à
établir une hiérarchie ontologique et une polarisation logique entre les représentations sérieuses et les
fantomatiques, les positives et les négatives. Chez Husserl, ce qui relève de la « quasi-expérience » possède de
fait déjà une positivité puisqu’il s’agit d’un mode de conscience, d’une manière où elle s’actualise, et donc d’une
réalité empirique. Par ailleurs, cette capacité d’inventer des objets, d’anticiper sur leur existence, de les imaginer,
n’est pas seulement trompeuse, mais au contraire riche de potentialités infinies qui vont trouver leur avènement
dans la science, laquelle procède précisément à l’éclaircissement (Klärung) de ce genre d’intuition « préfigurante » (vorverbildlichende Anschauung) et cherche à réaliser pleinement son évidence par un processus de
confirmation et de remplissage (Erfüllung). En ce sens, la quasi-expérience joue bien le rôle d’un a priori, au
même titre que les « représentations sans objet » chez Meinong, mais l’a priori, au rebours de Kant, Brentano et
Meinong, n’est plus strictement conçu par Husserl sous la forme d’une représentation.
2
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Qu’il s’agisse de la synthèse matérielle, du noème ou de la quasi-expérience, l’a
priori, les conditions de possibilité de toute évidence et de toute connaissance procèdent,
selon Husserl, de notre interaction avec le monde, des relations que nous établissons avec les
objets qui le constituent, des relations que nous constituons entre ces objets eux-mêmes, et des
autres relations possibles que nous inventons. En ce sens, Husserl semble, une fois encore,
fidèle à James : l’a priori découlerait d’une mise en relations, et de par son origine, il serait
un a posteriori ; il n’y aurait aucune évidence de garantie sinon celle de la croyance ; et il n’y
aurait aucune stabilité, aucune caractéristique ni aucune vérité intrinsèque de la croyance
sinon cette adéquation de la conscience avec son acte intentionnel et avec l’objet ainsi visé, —
sinon cette capacité qu’elle possède de toujours se transformer, de s’intégrer sans cesse à de
nouveaux réseaux de croyances.
Il ne faut toutefois pas se laisser abuser par une telle résonance et un tel écho du
régime turbulent dans le discours husserlien. Tous ses motifs antireprésentationnalistes sont
mis au jour, rappelons-le, au sein même — et comme la conséquence « logique » — d’une
préoccupation résolument fondationnaliste. Husserl ne se départit jamais du préjugé
intellectualiste kantien, et si pour lui l’a priori ne consiste plus tant dans des catégories ou des
formes de représentation que dans une structure téléologique, il n’en demeure pas moins un
présupposé inconditionné, et sa conception de la philosophie continue d’être par là, une
gnoséologie.
Même s’il s’agit de remonter jusque dans « la présupposition inexprimée de la pensée
de Kant : le monde-ambiant de la vie accepté d’avance comme une évidence »1, la démarche
phénoménologique consiste bien à introduire volontairement de la distance entre la
conscience et ce dont elle est conscience : Husserl n’ignore certes pas le caractère artificiel de
cette démarche, par rapport à l’état naturel de la conscience qui ne s’observe pas elle-même,
mais il propose justement de rompre avec cette inconscience de la conscience. C’est en effet
cette rupture qui constitue le début de la science véritable : il s’agit ainsi pour lui de penser
l’impensé de la science elle-même2.
1
La Crise des sciences européennes, §28, p.117.
Cet impensé est ce que, tout d’abord, Husserl appelle « le monde ambiant de la vie quotidienne », « ce monde
dans lequel nous tous, y compris chaque fois le « moi » qui philosophe, possédons une existence consciente, et
tout autant les sciences en tant que faits-de-culture dans ce monde, avec leurs savants et leurs théories. Nous
sommes dans un tel monde objets parmi les objets, [...] considérés comme étant ici et là, dans la simplicité de la
certitude de l’expérience, avant toute constatation scientifique, qu’elle soit physiologique, psychologique,
sociologique ou autre » (La crise, p.119). Mais il correspond également au monde-de-la-vie, ou ce que nous
pourrions également désigner comme le plan d’immanence : « Toute pensée scientifique et toute problématique
philosophique comportent des évidences préalables : que le monde est, qu’il est toujours « d’avance » là, que
toute correction d’une visée, que ce soit une visée d’expérience ou toute autre sorte de visée, présuppose déjà le
monde dans son être, je veux dire comme horizon de tout ce qui vaut-comme-étant indubitablement » (p.126).
2
167
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En cela, la phénoménologie husserlienne manifeste clairement, d’une part, que son
ambition philosophique est d’être scientifique : elle se veut science de la conscience dans son
rapport au monde, science de notre rapport au phénomène. Et réciproquement, elle montre
que son ambition scientifique est d’être gnoséologique : elle se veut discours sur la
connaissance, mais au niveau théorétique et méta-discursif d’un discours sur les langages de
notre connaissance (tels les mathématiques et la psychologie)1.
Il n’est donc guère besoin d’aller plus avant dans le détail des Méditations
Cartésiennes pour tirer les conclusions qui s’imposent. Par rapport au régime dominant, la
question « comment connaissons-nous ce que nous connaissons ? » a effectivement changé de
sens, dans la mesure où elle n’est plus envisagée par Husserl dans une perspective
représentationnaliste. Mais la question « comment connaissons-nous que nous connaissons ce
que nous connaissons ? » n’a, elle, changé ni de sens ni de forme. Sa forme continue d’être
une perspective représentationnaliste et transcendantale, son sens continue d’être un
fondationnalisme. C’est pourquoi Husserl affirme que sa phénoménologie est un idéalisme :
un idéalisme certes amendé de sa tentation représentationnaliste quant à sa conception du
fonctionnement de la conscience au niveau de l’expérience sensible, mais un idéalisme
inévitablement fondationnaliste (par sa nature transcendantale même) et absolutiste (dans la
mesure où il a tendance à se considérer comme la vérité absolue)2. A la suite de Descartes et
de Kant, Husserl continue de confondre la question : « comment la connaissance est-elle
possible ? » avec la question : « quel est le lien originel, quel est le fondement inconditionné à
la source de toutes nos représentations du monde ? ». Il continue d’envisager l’enquête sur les
moyens de produire de la certitude et de l’évidence, sur leurs modes de fonctionnements, avec
la recherche d’un point de vue transcendantal, d’un point de vue inconditionné où la
conscience recouvre la mémoire de sa propre origine, et redécouvre ainsi la raison d’être de
toute la connaissance qu’elle peut ensuite construire sur ce monde-qui-vaut pour elle. Par la
1
Méditations Cartésiennes, § 41 ; La Philosophie comme science rigoureuse, pp.29 et 50 à 59.
« Une véritable théorie de la connaissance ne peut avoir de sens qu’en tant que phénoménologique et
transcendantale », écrit Husserl dans sa quatrième méditation. « Au lieu de chercher, d’une manière absurde, à
conclure de l’immanence imaginaire [la représentation] à une transcendance — qui ne l’est pas moins — de je ne
sais quelles « choses en soi » essentiellement inconnaissables, la phénoménologie s’occupe exclusivement
d’élucider systématiquement la fonction de la connaissance, seul moyen de la rendre intelligible en qualité
d’opération intentionnelle. Par là l’être aussi devient intelligible, qu’il soit réel ou idéal ; il se révèle comme
« formation » de la subjectivité transcendantale, constituée précisément par ses opérations. Cette espèce
d’intelligibilité est la forme la plus haute de rationalité. [...] La phénoménologie est, par là même, idéalisme
transcendantal, bien que dans un sens fondamentalement nouveau. [...] Ce n’est pas un idéalisme kantien qui
croit pouvoir laisser ouverte la possibilité d’un monde de choses en soi, ne fût-ce qu’à titre de concept-limite.
C’est un idéalisme qui n’est rien de plus qu’une explicitation de mon ego en tant que sujet de connaissances
possibles. [...] Il est l’explicitation du sens de tout type d’être que moi, l’ego, je peux imaginer ; [...] ce qui veut
dire : dévoiler d’une manière systématique l’intentionalité constituante elle-même » (Ibidem, pp.71-72).
2
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réduction phénoménologique, Husserl pense en effet découvrir l’essence de la conscience et
nous révéler ses modes opératoires, les « présuppositions » par delà « les évidences
préalables », l’enracinement de toutes les « validités-préalables » dans un « élément
subjectif »1 :
« Ce sont de part en part des phénomènes purement subjectifs, mais il ne faut pas entendre par là de
simples factualités, de simples processus psycho-physiques concernant des data sensuels, ce sont au contraire des
processus d’esprit, lesquels s’acquittent par une nécessité d’essence de constituer les formations de sens. Mais
c’est là ce qu’ils font toujours à partir d’un « matériau » d’esprit déterminé, lequel se révèle toujours à nouveau,
par une nécessité d’essence, comme étant une certaine figure de l’esprit, comme constitué, de même que tout ce
qui vient nouvellement d’apparaître comme figure est appelé à devenir matériau — c'est-à-dire à fonctionner
comme formation d’une figure »2.
Nous avons vu à quels résultats il parvient dans son analyse de la conscience au niveau
de l’expérience sensible, mais nous pouvons voir également, dans cette citation, comment ces
résultats sont réinterprétés, en définitive, dans un schème idéaliste qui « élève » les opérations
du pur sentir à une nature transcendantale immaculée, laquelle ressemble fort en définitive à
la réalité nouménale ou surnaturelle de Kant. La conscience en tant que phénomène est bien
un processus (influence empiriste, jamésienne), mais un processus d’esprit (influence
noologiste, cartésienne et brentanienne), et Husserl refuse catégoriquement tout physicalisme,
toute naturalisation en termes de processus psycho-physiques : pour autant que la conscience
trouve une condition de possibilité dans un « matériau », pour autant qu’elle a elle-même une
« dimension matérielle », ce matériau, cette dimension matérielle n’ont rien à voir avec les
stimulations de cellules nerveuses ni avec des états neuronaux comme chez James — à cet
égard, la neuro-biologie lui apportera un démenti sans appel3. De même, l’a priori a beau
n’être qu’une capacité d’anticipation qui s’actualise en un processus, les vécus de conscience
ont beau avoir une possibilité infinie de variations, d’un instant à l’autre (à l’intérieur d’une
même conscience) ou d’une conscience à l’autre (à l’intérieur d’une communauté
intersubjective), la possibilité de structuration de la conscience n’en demeure pas moins
limitée à quelques formes inconditionnées (la synthèse matérielle, la synthèse noématique, les
modalités de vécu : mémoire, désir, etc...) qui ont une « nécessité d’essence ». Le
transcendantalisme husserlien ne se départit donc aucunement, en définitive, du dualisme
cartésien ni du formalisme kantien, et encore moins de la préséance qu’ils accordent à la
raison sur le sentiment ou l’imagination.
1
La Crise, pp.126-127 (nous soulignons).
La Crise..., pp. 127-128 (nous soulignons).
3
Tout en reconnaissant, dans La Crise..., que « le spirituel dans l’homme est certainement fondé sur la phusis
dans l’homme », Husserl refuse jusqu’au bout la possibilité d’une régression « jusqu’à l’infrastructure
corporelle » (p.349) et entérine en revanche « le dualisme psycho-physique » (p.376).
2
169
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L’auteur de La Crise des sciences européennes s’oppose, certes, clairement et
explicitement, à l’idéalisme représentationnaliste qui, de Platon à Kant, pensait que le
manteau d’idées dont nous habillons le monde constituait la vérité de ce dernier et nous
permettait d’accéder à l’Etre vrai1. Mais il n’en appelle pas moins, systématiquement, à une
« transformation de l’attitude naturelle en attitude transcendantale » et, en réponse à Kant, à
un véritable « renversement copernicien »2, qui consiste dans l’exploration de la « subjectivité
anonyme », du « domaine de l’évident que présupposent toute pensée et toute activité vitale à
travers tous les buts qu’elles poursuivent et toutes les fonctions dont elles s’acquittent »3. En
faisant ainsi de cette subjectivité anonyme un fondement, ou le « sol » de son
fondationnalisme, Husserl se situe, certes, au niveau de l’immanence ; mais il ramène aussitôt
sa « découverte » à un inconditionné, à quelque chose qui échappe à toute origine causale,
bref : il continue de la rapporter à une réalité préexistante, transcendantale et permanente.
Force est alors de constater le rapport mimétique entre la conscience, qui dans son
fonctionnement est recherche perpétuelle de permanence, anticipation et à ce titre poursuite de
fins, et la science ou la philosophie husserlienne qui n’en finissent pas, elles non plus, de
vouloir « platoniser », pour parler comme Bergson4, de couler les choses dans des essences et
d’ainsi oublier la dimension proprement temporelle de toute réalité5. Il y a là d’étranges effets
de miroir. On retrouve, chez Husserl, l’obsession téléologique, un finalisme démesuré qui se
fixe pour objectif de trouver l’ultime fondement, de parvenir ainsi à un terme, un savoir
absolu — et qui, de fait, « découvre » comme fondement la visée téléologique dont il a
précisément besoin pour justifier sa propre existence, sa propre compulsion. Or cette spirale
téléologique où s’enferme l’idéalisme transcendantal, à force de tourner sur elle-même,
1
Sur cette métaphore du « vêtement d’idées », voir La Crise des sciences européennes..., p.60.
Méditations Cartésiennes, §61, p.123.
3
La Crise..., pp.128-129.
4
op.cit., p.1312.
5
La conscience fonctionne toujours par « réductions éidétiques », selon Husserl, c'est-à-dire qu’elle cherche à
réduire son objet à un pôle d’identité, et pour cela elle le vise dans ses propriétés, qui se rapportent à un
ensemble fixe d’« essences » (La Philosophie comme science rigoureuse, p.49). Par ailleurs, les rapports qu’elle
établit entre les objets du monde sont des rapports de similitude : des objets sont groupés ensemble ou mis en
rapport parce qu’ils partagent un certain nombre d’essences ou propriétés communes. Ce type de réduction
trouve l’une de ses manifestations les plus accomplies dans les mathématiques ou la logique, par exemple, et
Husserl n’a d’autre ambition que de faire de sa phénoménologie une science aussi assurée que les mathématiques
(ibid.,pp.60-61). Les deux concepts d’identité (« le même ») et d’équivalence (« le semblable »), ainsi que leur
négation (le « non-identique » et le « différent ») impliquent toutefois deux postulats. Le premier, c’est la
possibilité d’une mise en relation : pour pouvoir constater une régularité, il faut qu’une chose déjà expérimentée
soit comparée avec une seconde expérience qui, à l’intérieur d’une séquence d’expériences, ne coïncide pas tout
à fait avec la première. La seconde, c’est une capacité de mémoire, ou de conservation d’une expérience sous la
forme d’un « habitus » qui induit une anticipation. Mais qu’il s’agisse de la mise en relation ou de la
remémoration configurante, ces deux opérations préalables ne sont possibles que parce qu’il y a précisément,
durée, c'est-à-dire une succession temporelle qui génère l’impression de permanence.
2
170
171
s’accélère et finit par se transformer inévitablement en turbulence, puisqu’elle ne parvient
jamais à échapper à sa propre historicité, à ses propres déterminations, à sa propre nature
téléologique, — où, d’une part, le commencement de la science est un finalisme, et le
finalisme un (re)commencement perpétuel de la science, et où, d’autre part, l’ultime et
véritable philosophie est un idéalisme transcendantal, et l’ultime version de l’idéalisme
transcendantal est la véritable philosophie. Il y a là un retournement symptomatique de la
tension qui traverse la phénoménologie, laquelle ne cesse d’être aspirée dans les tourbillons
du paradoxe qu’elle tente précisément de dépasser, renouvelant ainsi l’impulsion du contrecourant. Ce que montre en effet Husserl, c’est que la science doit toujours déjouer sa propre
naïveté, afin de s’établir des fondements plus stables, elle est donc antifondationnaliste tout en
ne pouvant échapper à son propre fondationnalisme ; réciproquement, elle est toujours encore
plus « naïve » qu’elle ne le soupçonne déjà. Et de fait, on ne saurait trouver de meilleure
illustration à ce constat que la phénoménologie husserlienne elle-même. Elle semble, en effet,
volonté de prendre conscience des présuppositions et des préalables de toute activité réflexive,
autant que des limitations conceptuelles et représentationnalistes inhérentes à l’horizon
philosophique et mathématique traditionnel, mais c’est dans le cadre et le langage même de
cet horizon qu’elle parvient à cette élucidation des présuppositions préalables. De là,
l’orientation fondationnaliste de la démarche husserlienne, qui tend constamment vers
l’inconditionné ; de là, la terminologie fondationnaliste de la description phénoménologique,
où il n’est question que d’« évidence », d’« apodicticité », d’« essence », d’« a priori », de
« transcendantal », de « conscience pure », de « logique pure », — rhétorique qui finit par
confiner à un certain dogmatisme, sinon un rationalisme intransigeant1.
Tout en soulignant que la science prend son départ dans le saisissement de son propre
horizon, Husserl manifeste clairement combien il est difficile, en même temps, d’opérer ce
retour critique, puisqu’il ne semble à aucun moment prendre conscience des déterminations
que font peser les mathématiques sur sa méthodologie et sur sa terminologie. L’ironie
suprême, c’est qu’il montre que la conscience est affaire de langage, soumission à la
grammaire de l’expérience et, inversement, organisation syntaxique de l’expérience,
1
« La seule orientation philosophique légitime [est] : la fondation phénoménologique de la philosophie. En
outre, et dans la mesure où la recherche phénoménologique est recherche des essences, donc recherche a priori
au vrai sens du terme, elle prend en compte d’emblée tous les mobiles justifiés de l’apriorisme. [...] la méthode
phénoménologique [...] conduit vraiment à une théorie scientifique de la Raison » (La Philosophie comme
science rigoureuse, p.59). Il y a évidemment là un écho du dogmatisme de Kant, pour qui la voie critique qu’il
avait ouverte restait la seule voie [philosophique] possible » (voir l’« Histoire de la raison pure », en conclusion
de la Critique).
171
172
recherche et production de signification1, tout en demeurant incapable d’effectuer sa
« réduction phénoménologique » sur les modes d’opération de son propre langage, ou du
langage en général comme acte intentionnel, constitutif de sa réalité.
L’erreur d’Husserl, en définitive, est double : elle relève d’abord de la négligence,
puisqu’il n’interroge jamais les implications et les orientations fondationnalistes et
téléologiques du langage mathématique ni celles de son propre langage philosophique ; elle
consiste, ensuite, en un excès de confiance, aussi bien dans l’adéquation de ce langage que
dans sa propre maîtrise supérieure de cette adéquation. En reprenant la rhétorique
fondationnaliste et idéaliste de Kant, Husserl croit pouvoir la corriger, et lui conférer un autre
sens que son représentationnalisme, — un autre sens qui serait son véritable sens, et serait,
enfin, le plein accomplissement de l’idéalisme transcendantal, la pleine adéquation de ce
langage avec la réalité. Sa tentative de sortir du représentationnalisme s’achève ainsi,
méthodologiquement, dans une impasse, puisqu’elle a lieu dans le vocabulaire même du cadre
qu’elle conteste, et elle débouche épistémologiquement sur un malentendu, puisque la
phénoménologie laisse entendre, tel un écho infini, la pleine résonance métaphysique de l’a
priori et résiste, en permanence, aux remises en question et aux retour sur ses propres
présupposés — autant de retraites et de débâcles où l’entraînerait le contre-courant qu’elle se
refuse à suivre.
Pour conclure, Husserl se situe bel et bien dans la disjonction et l’interstice des deux
régimes conceptuels dont nous avons précédemment caractérisé les économies contraires,
mais tous ses efforts intellectuels semblent en définitive uniquement motivés par la volonté
presque désespérée de récupérer, au bénéfice du régime gnoséologique majoritaire, les acquis
conceptuels du régime minoritaire, installé au cœur de l’immanence et d’ainsi les inscrire, une
fois de plus, au crédit du point de vue transcendantal.
1
« La recherche doit être orientée vers la connaissance scientifique de ce qui fait l’essence de la conscience, vers
ce qu’« est », conformément à son essence, la conscience elle-même à travers toutes ses structurations
différentes ; mais la recherche doit en même temps s’intéresser à ce que signifie la conscience, comme aux
différentes modalités selon lesquelles, obéissant à la nature de ces structurations, elle vise le monde des objets
[...] » (La Philosophie comme science rigoureuse, op.cit., p.28) ; « Tout cogito, en tant que conscience, est, en un
sens très large, « signification » de la chose qu’il vise, mais cette « signification » dépasse à tout instant ce qui, à
l’instant même, est donné comme explicitement visé » (Méditations Cartésiennes, §20, p.40) ; « Le noème n’est
rien que la généralisation de la notion de signification [Bedeutung] au champ de tous les actes » (Ideen (1913),
volume III ; in H.L.Van Breda (éd) : Husserliana, volume 5, Dordrecht, Kluwer, 1980, p.89 ; cité par Føllesdal :
« Husserl, Edmund », pp.574 et 578, — nous traduisons).
172
173
§ 22. L’approche génétique et fonctionnelle d’Alain Locke,
ou les cristallisations de la mémoire affective et le changement perpétuel
Dans sa façon de concilier les deux régimes conceptuels, c'est-à-dire dans
l’agencement des influences respectives qu’ils exercent sur sa pensée, Alain Locke se situe,
on va le voir, à l’opposé de Husserl, et sa théorie générale de la valeur, si nous lui prêtions
l’attention qu’elle mérite, pourrait ainsi constituer une alternative complète à la
phénoménologie transcendantale.
Locke, on le sait, répugne autant qu’Husserl à une explication exclusivement
naturaliste et biologique des opérations de la conscience, mais dans le même temps il se
refuse à accomplir le geste transcendantal, et cette résistance se retrouve, de fait, dans sa
propre version de la « réduction phénoménologique ». S’il y a bien, chez lui, distinction entre
le point de vue du sujet dans l’expérience et celui de l’analyste, cette distinction repose
exclusivement, non pas sur l’accès retrouvé (ou l’élévation enfin réalisée) à un point de vue
transcendantal, mais sur la prise de conscience des processus de subjectivation et
d’objectivation inhérents au rapport fondamental de valorisation que nous établissons avec le
monde. Néanmoins, cette prise de conscience n’implique pas tant une rupture qu’une
réconciliation avec l’état naturel de la conscience ; il s’agit de comprendre que les incessants
débats sur la nature subjective ou objective des valeurs sont imputables au phénomène même
de la valorisation, comme constitution d’une relation sujet / objet et transfert sur ce dernier
d’une qualité affective propre au sujet. La démarche lockienne consiste à analyser la
« construction » de la valeur1, dans son immédiateté effective, au lieu d’en chercher le
« fondement » au moyen d’une « suspension » au-dessus du processus lui-même ; et cette
approche constructiviste plutôt que réductionniste repose, précisément, sur la nature même de
la conscience comme flux, — tout à la fois continuité de sentiment et sentiment de continuité.
Contrairement, en effet, à la croyance spontanée du sens commun (que Locke
dénonce), et avant même la « croyance en la croyance » sur laquelle James et Husserl
semblent vouloir tant insister, la conscience dans son vivre premier — c'est-à-dire dans sa
réalité fondamentalement affective— n’est aucunement pour lui « d’abord visée » ou regard,
ni même prioritairement un « apparaître ». La dimension primitive de la conscience,
indissociable de l’expérience sensible, c’est pour Locke — comme pour Henri Bergson, la
durée, c'est-à-dire la temporalité des données sensibles, qui ne sont précisément sensibles et
1
OT, p.1 ; HT, pp.13 et 19.
173
174
éprouvées qu’en tant qu’elles se succèdent, et dans la mesure où l’impression d’un état de
conscience perdure, s’accroît ou s’amenuise dans le suivant. Si l’on se souvient de la
description qu’il faisait, dans la thèse d’Oxford, d’une expérience esthétique, ce qui
transparaissait au premier abord, ce n’était pas seulement la dimension intentionnelle de cette
expérience, mais avant tout sa dimension temporelle ; la durée était la condition même de son
propre morcellement sous l’action de l’esprit, dans son effort d’interprétation de l’expérience.
Ce lien consubstantiel entre la nature affective de la conscience et sa dimension
temporelle, c’est précisément ce qui différencie Locke de Husserl, puisque de cette manière il
s’ancre prioritairement, non plus (comme nous le disions initialement) dans le régime
dominant, mais en réalité dans le régime turbulent. Cette conscience temporelle, en tant
qu’elle distingue un passé, un présent et un avenir, est en effet une « distinction elle-même
acquise », comme disait Bergson, puisqu’« elle se ramène, en dernière analyse, à celle de
l’agir et du pâtir »1 : il y a donc un conditionnement réciproque de l’affect et de la durée.
Avant même qu’une intentionnalité ne se manifeste, c'est-à-dire avant qu’une projection du
présent dans l’avenir ne soit elle-même possible sous la forme d’une anticipation, il faut
nécessairement qu’il y ait cette expérience de la succession, cette « impression de l’état
précédent dans l’état suivant » dont parle Bergson ; et pour qu’il y ait une telle impression, il
faut avant tout qu’il y ait un acte subjectif de conservation, — qu’il y ait, en un mot, mémoire.
« Conscience signifie d’abord mémoire », « conservation et accumulation du passé dans le
présent », et c’est ainsi seulement qu’elle peut être « anticipation de l’avenir » ; « la
conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et
l’avenir » : telle est la thèse bergsonienne2, et telle est également la position qu’adopte Locke.
A l’instar de Bergson, il cherche à « ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité
1
Dans ce propos, Bergson commente en réalité un livre de G. Guyau (La Genèse de l’idée de temps, Paris, Félix
Alcan, 1890, XXXV-142 p.), lequel écrivait précisément : « Quand nous éprouvons une douleur et réagissons
pour l’écarter, nous commençons à couper le temps en deux, en présent et en futur. Cette réaction à l’égard des
plaisirs et des peines, quand elle devient consciente, est l’intention » (p.31). Nous ne prétendons nullement que
Locke était particulièrement influencé par Guyau (il semble néanmoins l’avoir lu avec un grand intérêt, comme
en témoignent les références élogieuses qu’il fait, dans la thèse d’Harvard, à l’un de ses ouvrages : Esquisse
d’une Morale, sans obligation ni sanction (1905); — cf HT pp.225 et 261) ; nous voulons simplement souligner
qu’il participe, avec lui et Bergson, de la même inspiration philosophique et conceptuelle, que nous avons
identifiée comme une logique initialement spinozienne.
2
Bergson en a probablement fourni sa formulation la plus concise dans sa conférence intitulée « La conscience
et la vie », donnée en anglais à Birmingham University le 29 mai 1911, et publiée dans l’Energie Spirituelle
(Œuvres, op.cit., pp.818-819). Il n’est pas exclu que Locke, alors Rhodes Scholar à Oxford, ait assisté à cette
conférence, après celles que Bergson fit auparavant à Oxford même les 26 et 27 mai sur « La perception du
changement ».
174
175
originelle », et c’est ainsi qu’il parvient à découvrir, nous allons le voir, les phénomènes de
« cristallisation de la perception », ou de « solidification en vue de la pratique »1.
En expliquant donc la continuité de l’expérience par sa conservation2, Bergson et
Locke la font reposer, eux aussi, sur un acte de synthèse, mais cet acte de synthèse immanente
n’a pas besoin d’a priori, et il n’est pas même une intentionnalité ; au lieu de postuler un
inconditionné, et avant même d’être une projection, il est une action inconsciente et un
processus de contraction, dont on sent l’effet mais dont on ne saurait identifier la cause pour
elle-même, — sinon dans le mouvement vital. C’est l’expérience elle-même, en tant que
processus d’acquisition et de conservation, qui effectue la synthèse et qui se prolonge ainsi
indéfiniment ; nous ne sommes donc plus dans la logique aprioriste et substantialiste d’une
objectivité donnée à une subjectivité déjà constituée, mais bien dans une logique causaliste et
dynamique de subjectivation et d’objectivation. Le problème de la conscience n’est plus celui
de la constitution des objets et de leurs propriétés, mais celui de son propre changement
perpétuel (en fonction des contextes), et donc de ses propres qualités ; sa dualité n’est plus
seulement une partition entre orientation primaire et secondaire, mais surtout entre continuité
et discontinuité, — ou la séparation et la distinction, pour des besoins pratiques et
fonctionnels, d’états de conscience qui par ailleurs se fondent les uns dans les autres.
Le processus de subjectivation peut être la transformation d’un stimulus ou d’une
sensation en émotion, et donc l’acquisition d’une qualité de sentiment ; le processus
d’objectivation peut être l’acquisition d’une signification déterminée : ce ne sont là, pour
Locke, que les deux versants d’une même opération, celui de la « continuité de la
valorisation » comme continuité éprouvée du processus de transformation » et « continuité
1
« La perception du changement », op.cit., p.1376. Dans sa deuxième conférence, Bergson fait ce commentaire
qui nous permet, par comparaison, de comprendre l’originalité même de la théorie lockienne de la valorisation :
« En fait, il n’y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant. [...] Mais tout le mécanisme de notre
perception des choses, comme celui de notre action sur les choses, a été réglé de manière à amener ici, entre la
mobilité externe et la mobilité intérieure, [...] l’apparence particulière que nous appelons un « état ». Et une fois
en possession d’« états », notre esprit recompose avec eux le changement. Rien de plus naturel, je le répète : le
morcelage du changement en états nous met à même d’agir sur les choses, et il est pratiquement utile de
s’intéresser aux états plutôt qu’au changement lui-même. [...] Les difficultés et contradictions de tout genre
auxquelles ont abouti les théories de la personnalité viennent de ce qu’on s’est représenté, d’une part, une série
d’états psychologiques distincts, chacun invariable, qui produiraient les variations du moi par leur succession
même, et d’autre part, un moi, non moins invariable, qui leur servirait de support. [...] Mais la vérité est qu’il n’y
a ni un substratum rigide immuable ni des états distincts qui y passent comme des acteurs sur une scène. Il y a
simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, — mélodie qui se poursuit et se poursuivra, indivisible,
du commencement à la fin de notre existence consciente. Notre personnalité est cela même » (op.cit., pp.13811384). De cette « continuité indivisible de changement », il s’ensuit donc que « le passé se conserve de luimême, automatiquement » : dès que notre attention « lâche quelque chose de ce qu’elle tenait sous son regard,
aussitôt ce qu’elle abandonne du présent devient ipso facto du passé », mais dans le même temps, la fonction de
la conscience consiste à prolonger, ou ramener « sous forme de ‘‘souvenirs’’, telle ou telle simplification de
l’expérience antérieure, destinée à compléter l’expérience du moment » (op.cit., pp.1385-1387).
2
Cf OT, p.34 ; HT, pp.83, 86, 158 ; PAL, p.46.
175
176
d’acquisition de signification »1. Si la valorisation est d’abord l’acquisition d’une
signification, la signification n’est nullement le produit d’une visée — celle-ci ne saurait
intervenir qu’avec la réactualisation de cette signification par le truchement d’un nouvel objet,
ou dans un nouveau contexte. Il n’y a donc pas, chez Locke, de « dualisme du signe » entre
par exemple, un objet (comme signifié) et sa représentation (comme signifiant), ou entre un
sujet producteur de sens et un monde significatif : la signification réside dans la relation ellemême, et elle vaut ainsi pour elle-même. A l’articulation de la discrimination sujet/objet, la
« signification acquise » [acquired meaning] pourrait ainsi sembler elle-même un
paradoxisme : elle est tout à la fois une opération qui a eu lieu (acquise) et qui est néanmoins
toujours réactualisée (comme processus de signification) puisqu’elle redevient à tout moment
à nouveau active dans l’interprétation de l’expérience immédiate :
« Toute signification qui est acquise, c'est-à-dire tout concept vu génétiquement, est ipso facto sujet à
une formulation selon les processus mêmes par lesquelles elle fut dérivée, et tout caractère acquis de valeur
possède fonctionnellement ce lien de connexion avec son contenu »2.
« La valeur est la signification (affective et volitionnelle) « fondée » et acquise d’un objet pour un sujet.
Le sens de la valeur est donné dans le sentiment, mais dans des attitudes affectives plutôt que dans de purs états
émotionnels. Ce sont des sentiments immédiats avec, en plus, cette signification affective et volitionnelle,
acquise dans des processus psychiques antérieurs, qui se reflète en eux. Ainsi, la signification acquise est,
génétiquement parlant, « dispositionnelle », mais elle est représentée (ou actualisée dans la conscience
immédiate de la valeur) dans des facteurs affectifs spécifiquement conditionnés à travers des significations
acquises. Ce sont là les « présuppositions » de la valeur. Tous les sentiments de valeurs sont des goûts
appréciatifs avec une base présuppositionnelle acquise, un caractère, et une référence, que le sentiment dérive
des processus inhérents à la présentation de l’objet de valeur, ou bien à la réalisation de l’état de valeur »3.
Ces deux citations nous permettent également de voir en quoi l’approche
phénoménologique de Locke diffère de celle d’Edmund Husserl.
On pourrait en effet croire que l’opération de synthèse inhérente à l’acquisition et la
conservation de significations procède, elle aussi, d’une double genèse : une synthèse
matérielle (ou l’impression passive) et une synthèse noématique (ou l’interprétation active).
Mais ce serait là maintenir une distinction du contenu et de la forme, et par là rétablir un
dualisme du signe : or il n’en est rien, synthèse matérielle et synthèse noématique ne font
1
« Felt continuity of the process of transformation » (HT, p.158) ; « continuity of acquirement of meaning »
(HT, p.83).
2
« Any meaning that is acquired, that is to say, any concept viewed genetically, is ipso facto subject to statement
in terms of the processes by which it was derived, and any acquired character of value has functionally this bond
of connection at least with its content » (HT, p.13).
3
« Value is the ‘funded’ or acquired affective-volitional meaning of an object for a subject. The sense of value is
given in feeling, but in ‘feeling-attitudes’ rather than mere feeling states. These are immediate feelings plus that
affective-volitional meaning acquired in antecedent psychical processes which is reflected into them. Thus,
acquired meaning is, gentically speaking, ‘dispositional’, but is represented or actualized in the immediate
consciousness of value in feeling factors specifically conditioned through acquired meanings. These are the ‘presuppositions’ of the value. All value-feelings are appreciative tastes with an acquired presuppositional basis,
character, and reference, which the feeling derives from the processes involved in the presentation of the value
object, or the realization of the value state » (HT, p.81).
176
177
qu’une chez Locke, et c’est ce qu’il appelle précisément la « qualité affective »1. Il est en cela
absolument fidèle à James, pour qui la qualité d’un sentiment est précisément adéquation avec
son objet et, par là, cognition ; mais il est également inspiré par Ribot pour qui, d’une part,
l’activité de synthèse est de nature fondamentalement affective2, et pour qui, d’autre part, la
nature de la valeur comme jugement affectif est précisément d’être un indissociable doublet
émotionnel et formel3.
On retrouve toutefois la dimension intentionnelle, ainsi que la distinction entre
passivité et activité, sous deux formes :
1. Tout d’abord, dans la nuance qui est faite entre l’état affectif [feeling state] et
l’attitude affective [feeling attitude], entre le sentiment et le désir ou la volition ;
2. Dans le double rôle que joue la « signification acquise » en tant que présupposition
ou « habitude dispositionnelle » et en tant que valorisation actuelle ou (ré)actualisée.
Le désir diffère en effet du sentiment en ce sens qu’il constitue une réactualisation de
ce dernier, sous deux formes possibles : soit comme appétit conscient de lui-même, — car
suscité par un objet familier, dont on attend donc le renouvellement d’une certaine
satisfaction ; soit comme recherche de cet objet (alors absent) dans le but de combler un
besoin ou obtenir la satisfaction convoitée. Dans les deux cas, il s’immisce bel et bien, avec le
désir, un élément de représentation à l’intérieur même du sentiment, mais il serait faux,
toutefois, d’interpréter cette « représentation » sur un mode spéculaire et cartésien : de même
que le sentiment est simple adéquation de la conscience avec son contexte, le désir est, en
termes spinozistes, la simple adéquation d’une idée avec une impression — il est
représentation, non pas d’un objet, mais d’une impression. Encore une fois, nous ne sommes
pas dans une logique prioritairement intentionnelle mais nécessairement temporelle ; et la
représentation ne doit donc pas se concevoir sur un mode exclusivement symbolique, mais
bien affectif et temporel, comme l’empreinte d’une expérience et sa conservation, sa trace
dans la mémoire affective.
1
« The empirical justification of a feeling-quality establishing independently of cognitive association of content
a unity or similarity, immediately felt or sensed, between experiences quite incommensurable in terms of their
sensory content, is sufficient evidence for a property of feeling basic for a genetic affective theory of value »
(HT, p.107).
2
« La logique des sentiments [...] est constituée par des « valeurs », c'est-à-dire des concepts ou jugements
variables d’après les dispositions du sentiment et de la volonté. [...] Dans les cas pratiques, les seuls accessibles
aux deux modes de raisonnement [...], la logique rationnelle procède plutôt par analyse, la logique des sentiments
plutôt par synthèse » (op.cit., pp.61-62).
3
« Le concept ou jugement de valeur contient deux éléments : l’un représentatif, constant, invariable : par là il
ressemble aux concepts purement intellectuels ; l’autre émotionnel, variable, instable, à caractère dynamique »
(op.cit., p.36).
177
178
La « signification acquise » est précisément cette empreinte : l’intensité de la qualité
sensible s’est atténuée, il y a eu abstraction de l’affect et formalisation d’une tendance, mais
ce qui est ainsi représentée et réinvestie dans l’expérience immédiate, c’est le souvenir d’une
impression, la marque laissée en nous par l’expérience. Encore une fois, c’est bien la
dimension temporelle qui prime. Pour qu’il y ait, tout d’abord, acquisition d’une signification,
il faut qu’un processus de synthèse soit accompli, et la valeur comme signification est donc,
pour Locke, à l’instar de James, une double totalisation : totalisation de divers éléments
sensoriels dans l’unité d’un sentiment, et par conséquent, totalisation de l’expérience dans ou
avec ce même sentiment unifié.
« Une des premières choses que nous devrions attendre d’un sentiment de valeur, c’est l’unité, une
‘totalisation’ de ses éléments, aussi complexes fussent-ils. [...] L’appréciation d’une valeur commence
véritablement quand les complexes affectifs fusionnent dans l’unité d’un sentiment. Et n’est-il pas clair qu’une
fois que cette totalisation des éléments a lieu, l’appréciation se prolonge avec autant de variation, de complexité
et d’attention aux éléments qu’il est possible d’avoir sans interrompre l’unité du sentiment ? L’expert unifie, et
totalise plus rapidement que l’amateur, et peut maintenir intact une plus grande complexité d’éléments sans la
désintégration du contenu en tant qu’unité émotionnel »1.
Si l’expert a cet avantage sur l’amateur, c’est précisément parce qu’une fois la
signification acquise, la valeur éprouvée, la totalisation effectuée, elle peut bien devenir
inactive : elle se conservera néanmoins dans la mémoire affective sous la forme d’une
systématisation2.
Cette perte d’intensité constitue alors, chez Locke comme chez James ou Bergson, tout
à la fois une déperdition d’énergie mais aussi un gain fonctionnel : c’est en effet ainsi que se
génèrent précisément l’« habitude dispositionnelle » ou « l’attitude pratique », qui ne sont
plus simplement une appréciation, mais plutôt une appréciation normée pour l’action3.
1
« One of the first things we should expect of a value-feeling is unity, a ‘totalization of its elements no matter
how complex. [...] The value appreciation [...] does begin whenever the feeling complexes fuse into a feeling
unity. And is it not clear also that once this totalization of elements takes place the appreciation lasts through as
much variation, complexity and attention to elements as is possible without disrupting the feeling-unity of the
content ? The expert unifies, totalizes more quickly than the amateur, and can hold intact as much greater
complexity of elements without the disintegration of the content as an emotional unit » (OT, pp.126-127).
2
Cf HT, p.103, où il est question du « conditionnement affectif du contenu sensoriel de façon à devenir les bases
de systématisations pour l’ensemble de ces types d’expériences sensorielles » [affective conditioning of
sensation content so as to become the bases of systematizations for the whole range of those types of sensory
experience] ; cf Ribot : « Dispositions ou tendances sont la cause immédiate du groupement stable ou instable
des images ou concepts. Elles déterminent une systématisation partielle, une représentation à base affective »
(op.cit., p.14).
3
Cf OT, p.30 et p.172 : « Values as claims [...] tend to become habitual and dispositional », « The desire arises
out of a dispositional habit, which is a feeling disposition and based therefore on acquired affective meanings
and habits » ; cf également PAL, p.124 : « When the valuation of an object has been repeated and has grown
familiar, [...] an immediate apprehension of value results ». La disposition implique évidemment une dimension
plutôt passive et l’attitude pratique une dimension plus active, elles s’apparentent respectivement à une aptitude
à réagir et à une aptitude à poursuivre et anticiper, mais elles constituent en réalité les deux versants d’un même
processus, celui de l’habitude.
178
179
La dimension passive et active de l’intentionnalité se retrouve ainsi réinterprétée par
Lockeau sein même du processus de la valorisation. La signification acquise joue en effet un
rôle fondamental, elle est tout à la fois passive et active, dans la mesure où la synthèse qu’elle
incarne produit, dans l’expérience immédiate, un effet toujours sensible (même s’il est
inconscient, ou plutôt : précisément parce qu’il est inconscient ; la marque de cet acte de
synthèse, le signe qu’il a eu lieu, c’est son effacement de notre conscience, la preuve de sa
conservation c’est son « oubli »), et dans la mesure où cet effet nous aide à agir plus
efficacement, à obtenir une satisfaction renouvelée. C’est en ce sens qu’elle est, nous dit
Locke, « présuppositionnelle » : cela ne veut pas dire qu’elle constitue, comme chez Husserl,
une forme a priori, ou qu’elle est, comme chez Meinong, le produit d’un jugement rationnel,
la manifestation et la préséance de l’orientation secondaire et réflexive dans l’orientation
affective et première. La présupposition n’est plus, avec Locke, une question de jugement
logique sur l’existence (ou non) d’un objet, elle est question de croyance en l’adéquation du
sentiment avec la réalité, et sous l’effet d’une confirmation dans l’expérience, elle est
l’acquisition d’un rapport causal d’habitude et d’anticipation1.
« De tels processus, qui sont eux-mêmes génétiquement le produit d’une valorisation antérieure,
refléchissent la signification acquise des ‘modes de valorisation’ dans l’expérience immédiate, — qui, bien que
directement appréciables comme des modifications du sentiment, n’en sont pas moins analysés comme des
inférences cognitives ou quasi-cognitives. Les présuppositions doivent par conséquent être traitées dans l’analyse
comme présentant le caractère de jugements ou de relations équivalentes, — telles que les assomptions. Bien que
fonctionnels dans le sentiment, elles ne sont pas nécessairement cognitives de façon opératoire, étant plutôt des
implications sur la nature de l’objet de valeur en fonction de la signification acquise par le processus affectif, et
en fonction du type de sentiment ou d’attitude affective qui est constitutif de la valorisation »2.
Quand Husserl ramenait les acquis du régime turbulent au crédit du point de vue
transcendantal, la conciliation que Locke opère entre les deux régimes consiste au contraire à
se réapproprier la doctrine aprioriste des présuppositions ainsi que l’insistance rationaliste sur
le jugement, et à « traduire cette doctrine en termes fonctionnels », puis à transformer, de cette
manière, le jugement en une cognition affective dont (à la suite d’une confirmation dans
l’expérience) la version logique ne constituerait qu’une dérivation et qu’une rationalisation
ultérieure.
1
« These implicit processes of valuing are judgments or assumptions about the character of the value objects
made on the basis of the representative content of the value feeling. These are the ‘presuppositions’ of the feeling
and value » (HT, p.64).
2
« Such processes, themselves the product genetically of previous valuation, reflect the acquired meaning of
‘modes of valuing’ into immediate experience, — which, though directly appreciable as modifications of feeling,
are nevertheless only to be analyzed as cognitive or quasi-cognitive inferences. Presuppositions, therefore, in
analysis, must be treated as judgmental in character, as as judgments or their equivalents, — assumptions,or the
like. Yet as functional through feeling, they are not necessarily cognitive in character or operation, being rather
implications about the nature of the value object in terms of the funded meaning or acquired significance of a
feeling-process, according to whatever type of feeling or feeling-attitude is constitutive of the valuation » (HT,
p.82).
179
180
« Meinong procède à une analyse introspective excessivement détaillée des distinctions de valeur, sans
aucune référence, toutefois, à ce qui est ordinairement entendu comme type de valeur, ou comme classe
construite sur la base d’un contenu. [...] En d’autres mots, sa procédure est purement analytique et se fait
exclusivement en fonction de caractères abstraits. [...] Mais lorsque la doctrine des présuppositions est traduite
en termes fonctionnels, il y a si peu de divergence avec les vues de la psychologie fonctionnaliste qu’elle peut
être considérée comme le socle de la théorie psychologique de la valeur dans son intégralité »1.
« Nous avons besoin de quelque chose pour caractériser la valeur aussi bien que ses processus de
dérivation, même si ce n’est que dans le but d’en retracer l’origine et de l’identifier comme un tel produit. Et
c’est pourquoi les termes et les unités de l’analyse psychologique structurale sont nécessaires, même dans une
explication fonctionnelle de la valeur. [...] Ainsi notre adoption de la méthode génétique et fonctionnelle, à
travers la rétention des facteurs structurels et des termes de l’analyse, maintient une large portion de l’ancienne
psychologie analytique et de sa théorie de la valeur, qu’il est néanmoins nécessaire de reconstruire, pensonsnous, sur la base d’une analyse génétique et fonctionnelle »2.
En conciliant ainsi deux régimes conceptuels, qu’il appelle respectivement « méthode
structurale » et « méthode génétique et fonctionnelle », Locke donne nettement l’avantage,
comme on le voit, à la seconde sur la première ; du régime dominant, il conserve toutefois
l’insistance sur la logique, et la préoccupation constante pour la recherche d’un « fondement »
et la mise au jour de présupposés, mais ces deux caractéristiques sont réinvesties dans
l’examen d’une logique affective et d’une activité de présupposition inhérente à son
fonctionnement. La logique de la valorisation, ou le raisonnement émotionnel de la préférence
s’actualisent donc, dans l’expérience, sur les deux modes complémentaires du désir et de la
croyance3, et l’activité gnoséologique ne consiste dès lors plus à exhumer un inconditionné ni
à révéler un point de vue transcendantal qui seraient inhérents à la dimension téléologique de
la logique affective4 : son objectif, c’est, plus sobrement, d’expliciter, du côté du désir, ses
1
« Meinong proceeds to an exceedingly detailed introspective analysis of value distinctions, without reference at
all, however, to what is ordinarily understood as value-type, or class construed on the basis of content. [...] In
other words, his procedure is purely analytic and in terms wholly of abstract characters. [...]With the doctrine of
presuppositions translated into functional terms, there is so little divergence from the ‘functional-psychological’
views that it may be regarded the groudn-position of the psychological theory of value in its entirety » (HT,
p.64).
2
« We need something in terms of which to characterize the value, as well as its process of derivation, if only for
the purpose of tracing and identifying it as such a product. And it is for this purpose and reason that the terms
and units of structural psychological analysis are necessary, even in a functional account of value. [...] So our
adoption of the genetic-functional method, through the retention of structural factors and terms of analysis,
maintains a point of contact with the great bulk of the older analytical psychology and theory of value, which it
nevertheless thinks it necessary to reconstruct upon the basis of a genetic and functional analysis » (HT, p.98).
3
« Dans le premier cas, le raisonnement affectif poursuit la solution d’un problème ; [...] dans le deuxième cas,
le raisonnement affectif a l’allure apparente d’une démonstration » (Ribot : La Logique des Sentiments, op.cit.,
p.47). Ribot et Locke sont donc bel et bien prioritairement enracinés dans le régime turbulent.
4
Il ne s’agit pas en effet d’éluder la perspective téléologique, mais de la débarrasser de toute implication
finaliste : « Le principe qui confère [de l’] unité et régit la logique des sentiments tout entière est le principe de
finalité », reconnaissait volontiers Ribot, mais il rajoutait aussitôt en note : « les mots fin, finalité sont employés
ici dans un sens tout empirique, comme synonyme de but, indépendamment de toute théorie transcendante sur
les causes finales [...]. J’élimine donc toute hypothèse propre à la métaphysique ou à la théorie de la
connaissance, entre autres celle-ci “que la finalité consiste à envisager l’effet nécessaire d’une cause opérante
comme étant un but qui sollicite cette cause à agir, un motif l’incitant sans cesse à renaître” » (op.cit., pp. 49-50).
Il enlève ainsi d’avance toute légitimité à l’entreprise phénoménologique transcendantale, qui fait de
l’intentionnalité (en tant que motif téléologique) un a priori.
180
181
conditions de possibilité et ses lois de fonctionnement, et du côté de la croyance, la
constitution de significations et de normes et leur fonction dans la pratique. Et si cette
entreprise gnoséologique est rebaptisée démarche génétique et fonctionnelle, c’est parce
qu’elle met l’accent prioritairement sur la dimension temporelle et sur la dimension causale,
veillant à nous fournir ainsi une connaissance adéquate et non plus a priori de la constitution
de nos divers jugements de valeur.
Ce double processus d’acquisition et de présupposition, est-il néanmoins suffisant
pour constituer ce qu’Alain Locke appelle un « mode de valorisation » [mode of valuation,
mode of valuing, value-mode]1 ? On pourrait le penser, puisque nous avons vu comment une
signification était acquise, puis orientait l’expérience, et que par ailleurs il est établi que la
valorisation réside dans une « qualité affective », appelée encore « forme qualitative du
sentiment » ou « affect général ». Mais s’en tenir là, ce serait oublier deux choses essentielles,
car elles concernent précisément la qualité du sentiment dans sa temporalité et dans sa
relation à son entour ou son contexte.
La première caractéristique d’un sentiment, c’est son orientation — ou ce que Locke
préfère appeler (à la suite d’Urban) sa « direction », car cette notion conserve implicitement
une dimension temporelle. Nous avions vu, au début de ce chapitre, qu’un des principaux
problèmes de Locke, dans son intérêt pour les valeurs, consistait dans la nécessité d’expliquer
leur polarisation antithétique, et d’autre part, les conditions de leur changement : qu’est-ce qui
confère aux valeurs leur polarité, et comment passe-t-on, par exemple, d’une valeur négative
à une valeur positive (ou inversement, d’une positive à une négative) ou encore d’une valeur à
une autre ?2 La même expérience peut en effet être diversement appréciée : une cérémonie
peut ainsi éveiller un sentiment religieux, ou bien un sentiment esthétique, et ce sentiment
peut lui-même se différencier, d’une relative indifférence à une certaine répulsion ou
attraction, ou encore d’une attraction à une véritable passion et jubilation, ou inversement...
Tout cela procède, pour Locke, de la direction du sentiment : on a ainsi coutume
d’opposer la joie à la peine, le plaisir à la douleur, mais ces antithèses ressemblent en vérité à
une construction logique, qui procèderait d’une opération du jugement, comme chez
Brentano, Meinong, Ehrenfels : une telle opposition est ainsi tributaire, sinon caractéristique
du régime conceptuel dominant. Spinoza proposait, quant à lui, de la réinterpréter selon une
1
Locke utilise indifféremment ces trois expressions : cf HT, pp.1-5, pp.13-16, p.61, p.81-82, p.111, pp.247-251 ;
cf également les articles « Values and Imperatives », pp.34-47 et « A Functional View of Value Ultimates »,
pp.84-86.
2
Il ne s’agit plus, rappelons-le, d’une interrogation sur ce qu’est le beau, le laid, le juste, l’injuste, etc., mais
d’une réflexion sur ce qui se passe dans le sentiment du beau, du laid, etc..
181
182
différenciation de l’agir et du pâtir, et cette redescription présentait, de fait, de nombreux
avantages : d’abord parce qu’elle impliquait une dimension affective spontanée, et non plus
médiatisée ou reconnue par le jugement, mais surtout parce qu’elle suggérait des variations de
degré et d’intensité ainsi que la possibilité d’un changement, ou d’une transformation de la
situation ou de l’expérience. La joie et la peine, la douleur et le plaisir ne constituaient plus
des états intentionnels et contraires mais des états contrastés, différenciés, jusqu’au point de
devenir autres. Or, c’est précisément dans cette logique spinozienne que se positionnera
Ribot, et à sa suite, Urban et Locke1.
Leur notion d’une « direction affective » déborde toutefois la sphère immédiate du
pâtir et de l’agir, dans la mesure où elle implique que la nécessité de l’agir puisse elle-même
induire une polarisation d’abord négative du sentiment. William James (maître penseur de
Locke, lui aussi, et qui participe, on l’a vu, d’une logique spinozienne), est probablement celui
qui a, le premier, explicité cette ambivalence de l’agir : dans ses essais, il rattache en effet le
sentiment éthique à l’instinct de conservation, et le sentiment esthétique à cette fonction de la
conscience qui est de produire du sens pour l’action. Tant que ce besoin n’est pas satisfait,
nous sommes dans un état de perplexité, ou nous produisons un effort qui, s’il se prolonge,
peut devenir réellement douloureux. Mais lorsque l’effort parvient à sa fin, lorsque le sens est
produit, lorsque la règle pour l’action est maîtrisée, nous éprouvons alors un sentiment de
satisfaction, de quiétude et de repos. George Santayana reprendra, dans The Sense of Beauty,
cette opposition jamésienne entre sentiment éthique (ou mélioriste) et sentiment esthétique,
mais en radicalisant sa polarisation binaire2, et il n’est donc pas étonnant qu’on la retrouve
chez Locke qui, tout en prenant ses distances à l’encontre du naturalisme de ses maîtres, ne
s’en réclame pas moins d’une approche génétique et fonctionnelle voisine de la leur.
1
L’auteur de La logique des sentiments affirme en effet à plusieurs reprises, que « contraire, contradictoire sont
des notions intellectuelles, étrangères à la vie affective et qu’on lui applique indûment. Nous les employons pour
la commodité de notre pensée qui intellectualise tout » (op.cit., p.61) et il explique ainsi la genèse de cette
opposition : « Ces passages du contraire au contraire [...] sont l’effet de l’énergie de notre système nerveux qui
est limitée. Si une action durable l’épuise en une direction, l’organisme exige du repos ou une excitation
différente. Dans la vie affective, il n’existe en fait et positivement que des états qui réciproquement s’entravent,
s’excluent, se détruisent. Tant qu’on n’en sort pas, les phénomènes sont différents, dissemblables ; ils ne sont
posés comme contraires que par le sujet qui connaît et pense ; c'est-à-dire par un acte intellectuel. [...] Même
pour le plaisir et la douleur qui sont toujours présentés comme absolument antithétiques, une hypothèse très
soutenable pourrait les réduire à deux moments d’un processus fondamental unique » (op.cit., pp.15-16).
2
« The relation between esthetic and moral judgments, between the spheres of the beautiful and the good, is
close, but the distinction between them is important. [...] While aesthetic judgments are mainly positive, that is,
perceptions of good, moral judgments are mainly and fundamentally negative, or perceptions of evil. Another
factor of the distinction is that whereas, in the perception of beauty, our judgment is necessarily intrinsic and
based on the character of the immediate experience, and never consciously on the idea of an eventual utility in
the object, judgments about moral worth, on the contrary, are always based, when they are positive, upon the
consciousness of benefits probably involved » (The Sense of Beauty, §3, op.cit., p.18).
182
183
Cette polarisation est en effet réinvestie dans la seconde caractéristique du sentiment
par rapport à son contexte, et que Locke nomme, à la suite de Wilbur Urban, sa « référence ».
La référence est le complément de la direction — un peu comme sa « signification acquise » ;
elle est comme une cristallisation de l’orientation dynamique qu’a pris le sentiment dans sa
continuité et dans son intensité1, et elle devient ainsi le présupposé qui sera contenu dans son
actualisation2. Elle est, en bref, la conservation du dynamisme affectif qui vient, en quelque
sorte, orienter la perception même.
La référence se dédouble ainsi en deux mouvements possibles : il y a, d’une part, la
référence qu’Urban désigne sous le néologisme de « référence transgrédiente » , et il y a,
d’autre part, celle qu’il appelle « référence immanente ». La référence transgrédiente se
manifeste lorsque le sentiment s’apparente à un effort, une tension3, et qu’il renvoie la
situation présente à quelque chose qui n’est plus ou qui n’est pas encore là, qui la dépasse ou
qu’il reste à atteindre (ou rétablir) dans un à-venir4 ; la référence immanente, c’est au
contraire « une signification que le sentiment obtient lorsque la tendance conative ou la
disposition, présupposée, a atteint le stade d’une habitude après satisfaction » —elle se
caractérise par un sentiment de « repos, relaxation, et expansion », lequel ne renvoie donc pas
la situation présente à un au-delà d’elle-même, mais à « quelque chose qui est plus
profondément contenu en elle » : « l’objet du sentiment occupe toute la conscience, mais dans
la signification de l’objet est enchâssée toute la signification accumulée des processus de
satisfaction dont la disposition tient lieu à présent »5.
La thèse d’Harvard est probablement le texte où Locke développe à son tour le plus
explicitement cette idée d’une double référence. Il la rattache en effet, dès l’introduction, à
« l’économie plaisir-douleur des tendances et des dispositions affectives purement
1
« Ce sont les différentes nuances de mouvements du type crescendo ou diminuendo [...]. Du point de vue du
contenu ces formes de mouvement sont probablement des complexes fondés sur des relations d’intensité et de
durée [...]. Ils décrivent des aspects transitionnels de l’expérience, transitions d’un aspect à l’autre du contenu par
lesquelles la signification est acquise » [It is different nuances of movements of the crescendo or diminuendo
type [...]. From the point of view of content such forms of movement are probably complexes founded on
relations of intensity and duration [...]. They describe transitional aspects of experience, transitions from one
aspect of content to another by which meaning is acquired] (Urban : Valuation, op.cit., p.60).
2
« Certain references of the attitude beyond the present experience [...] are always references of the present state
to something presupposed » (Valuation, p.9).
3
«The general terms tension, restlessness, and perhaps contraction » (Valuation, p.60).
4
« In the present feeling there is a transgredient reference to a past or future attitude. The present experience is
always the foreground of a background, past or future, which is still, or already felt » (Valuation, p.61).
5
« This immanental reference of repose, with is cognate expansion of feeling, is a meaning which the feeling
gets when the conative tendency or disposition, presupposed, has reached the stage of habit after
accommodation. The objet of the feeling occupies the whole consciousness, but into the meaning of the object is
taken up all the accumulated meaning of the processes of accommodation for which the disposition now stands.
The reference of the feeling is not beyond the present state, but to something more deeply involved in it »
(Valuation, p.61).
183
184
organiques »1, et il la caractérise, par ailleurs, comme une double postulation de l’agir, où les
deux orientations sont à la fois complémentaires et contradictoires, et correspondent
respectivement au sentiment moral de l’obligation et au sentiment esthétique de l’empathie :
« La tonalité affective appelée le sentiment d’obligation, qui est à la racine de la valorisation éthique et
morale, et le sentiment esthétique, du moins en tant que simple ‘empathie’ et peut-être également dans ses
formes les plus conscientes d’elles-mêmes, semblent être respectivement la référence transgrédiente et la
référence immanente dans leur effet qualitatif et leur nature opératoire dans la valorisation. Le mouvement de
valeur qui développe la « référence transgrédiente » dans le sentiment a, comme terminaison consciente ou
comme construction finale de valeur, une « disposition » idéale ; toutefois, son caractère émotionnel direct, dans
le sentiment de valeur, est un appel approfondi de l’objet ou de la situation envers le sujet de la valorisation [...].
La référence immanente est généralement caractérisée comme un transfert, dans la référence affective
immédiate, de l’objet valorisé vers la valorisation même des activités impliquées dans sa présentation ou dans la
réaction qu’il suscite. Elle est, semble-t-il, mieux décrite en termes d’empathie, parce qu’elle est en vérité une
projection dans l’objet ou la situation du sentiment dispositionnel de l’activité valorisée réflexivement. Il se
trouve que les émotions et les qualités esthétiques sont les plus susceptibles d’un tel processus, et en tant que
processus de développement cette référence immanente est leur caractéristique primordiale »2.
« Il existe entre les types de processus affectifs transgrédient (ou éthique) et immanent (ou esthétique)
une incompatibilité psychologique presque absolue. [...] Cela est dû à une composition contradictoire de leur état
affectif, ou simplement à une opposition dispositionnelle de leurs réactions. Il incombe à la théorie génétique de
la valeur d’expliquer ces types de processus affectifs en tant qu’ils fondent les valeurs de certains types avec
leurs caractéristiques qualitatives dans le sentiment »3.
Cette idée d’une double postulation affective (« et la notion d’un « mouvement de
valeur » qu’elle implique)4 mérite que l’on s’y attarde car elle constitue, selon nous,
l’articulation même et le dénominateur commun des divers projets de Locke soulignés dans
1
« Upon the basis of our analysis, there seemed to be two fundamental ‘value-economies’ among the formal or
affectively abstract, supra-organic types of values, — that of the ‘transgredient’ value feeling and valuemovement, and that of the ‘immanental’ feeling-reference and movement. As the process-feelings of moral and
aesthetic valuation respectively, the ranges of these psychological modes can warrantably be called the ‘moral’
and the ‘aesthetic’ economies, although embracing other than the moral and aesthetic values in the strict
normative sense. These, with the ‘pleasure-pain economy’ of the purely organic sense-tendencies and
dispositions seem to constitute the groundplan of any psychologically descriptive system of values. The two
former are undoubtedly genetic developments of the latter ; to which, indeed, all value contexts may be
referred » (HT, p.6).
2
« The feeling tone called the feeling of obligation, which is at the root affectively of ethical and moral valuation,
and the aesthetic feeling, at least simple “empathy” and perhaps also in the more self-conscious forms, seem to
be respectively the transgredient and the immanental reference in their qualitative effect and operative nature in
valuation. The value movement which develops the “transgredient reference” in feeling has as a conscious
terminal or value-construct, an ideal “disposition”, its direct emotional character, however, in value-feeling is a
deepened appeal of the object or situation to the value-subject [...]. The immanental reference is generally
characterized as a transfer in immediate affective reference from the value object to the valuation of the activities
involved in its presentation or in reacting to it. It is really better defined, it seems, in terms of empathy, for it is
actually a projection into the object or situation of the dispositional feeling of the activity reflexively valued. It
happens that the aesthetic emotions and qualities are most susceptible to this process, and as a process of
development it undoubtedly characterizes them preeminently » (HT, p.164 ; voir également HT, p.86 et
Valuation, op.cit., p.206).
3
« There exists between the transgredient or ethical and the immanental or aesthetic types of feeling process an
almost absolute psychological incompatibility. [...] This is due to a component contradictoriness of affective
state, or merely to the dispositional opposition of their reactions [...]. It is only incumbent upon value theory to
explain these types of feeling-process as endowing values of certain types with their characteristic qualities in
feeling » (HT, p.165).
4
cf HT, p.86 : « The value-movement toward the disposition, or transgredient reference ; [...] the valuemovement toward the intrinsic valuing of the activity, the immanental reference ».
184
185
notre introduction ; elle manifeste, par ailleurs, l’émergence du régime turbulent dans le
régime dominant, et elle est, en définitive, au cœur du double projet de maîtrise de la forme et
de déformation de la maîtrise.
1. C’est en effet l’incarnation du dynamisme affectif et le produit de sa cristallisation,
et elle remplit à cet égard une double fonction d’orientation et de présupposé. C’est donc elle
qui va permettre à Locke d’indexer régime dominant et régime turbulent, et d’ainsi
poursuivre la préoccupation gnoséologique et fondationnaliste traditionnelle (pour les
présuppositions et les fondements de nos idées ou de nos représentations — en l’occurrence,
ici, de nos « jugements de valeur »), tout en manifestant, simultanément, la nouvelle volonté
pragmatique et antifondationnaliste de souligner l’instabilité foncière et le caractère
fondamentalement artificiel de ces « produits », puisqu’ils ne sauraient trouver d’autre
justification à leur permanence ou à leur maintien que leur efficacité pratique et fonctionnelle
dans l’expérience.
2. Elle apparaît au cœur d’une « phénoménologie de la valorisation », mais dans le
même temps, elle engage celle-ci, on le verra, dans la voie d’une « anthropologie
turbulente » ; elle constitue une réinterprétation de la double orientation de la conscience
(primaire et secondaire) et, parallèlement, une redescription de la double postulation du
conatus (passion et action, intériorisation et extériorisation). Elle va ainsi, tant sur le plan
pratique que théorétique, nous garantir la maîtrise de la forme — c'est-à-dire qu’elle va nous
donner les différents types de valeur possibles à travers la connaissance adéquate de leur
genèse — et par ailleurs elle va rendre compte de la déformation de la maîtrise — c'est-à-dire
qu’elle va nous situer prioritairement dans la turbulence, ou les processus de transformation
perpétuelle des valeurs, et nous permettre ainsi de comprendre la nature de ces changements.
3. Elle va ainsi souligner comment les jugements de valeur qui se présentent comme
stables, définitifs et universels, sont en réalité la rationalisation de processus affectifs et de
comportements préférentiels ; mais dans le même temps elle va également s’apparenter ellemême à une rationalisation des préférences personnelles d’Alain Locke pour l’éthique et
l’esthétique, et comme le moyen théorique de penser sa propre activité pratique et d’assurer
son succès — à savoir : une transformation des valeurs de sa société.
Cette notion de double postulation affective, immanente et transgrédiente, est en effet
d’autant plus importante qu’elle ne saurait se restreindre à caractériser une économie
strictement individuelle et subjective des sentiments, mais elle prend également en compte la
185
186
dimension sociale, et l’influence que l’intersubjectivité ou la collectivité peut exercer sur la
constitution des modes de valorisation1.
Locke, on l’a vu, présente cette double référence sous la forme d’une incompatibilité
entre deux dispositions antagonistes ; en cela, il est fidèle, dans une large mesure, à
Santayana, tout en différenciant sa propre perspective de deux manières. Tout d’abord, sur le
sentiment moral : celui-ci n’est plus conçu en termes strictement négatifs et individuels, mais
en termes prioritairement sociaux, et la description lockienne de la postulation transgrédiente
s’apparente, à cet égard, à la définition que donnait Simmel du sentiment moral comme
« mode d’obligation », ainsi qu’à sa description du rapport de la valeur au sujet comme
« exigence » et « appel à être reconnue »2. Sur le sentiment esthétique, ensuite : en présentant
ce dernier, non plus comme l’objectivation d’un plaisir, mais comme une « empathie » (ou
une fusion, une absorption dans l’immédiateté), il caractérise non seulement la nature
strictement immanente de cette expérience, mais il indique de surcroît la racine commune
entre les deux postulations que Santayana sous-entendait sans explicitement la formuler. Pardelà son aspect individuel, l’empathie a en effet une dimension fondamentalement sociale ;
dans son expérience affective, l’individu ne se lie pas seulement à des objets, mais surtout
avec d’autres individus, ou d’autres modes de valorisation : ce sont les « processus psychiques
de participation, d’imitation, de projection sympathisante ou d’Einfühlung » qui génèrent
précisément une autre dynamique affective — celle de l’intériorisation et de l’extériorisation
du feeling-in, par laquelle « de nouvelles significations émergent » et sont acquises3.
Commentant Urban, Locke écrit en effet que
1
Urban insistait déjà sur cet aspect social de la référence, en soulignant que les jugements de valeur, en tant que
« descriptions appréciatives », sont précisément des manières de communiquer et de décrire « certaines
références de l’attitude par-delà l’expérience présente, des significations acquises dans des processusindividuels
et sociaux » qui sont précisément la référence transgrédiente et la référence immanente [When we ask what it is
that this appreciative description seeks to communicate, [...] we find it to be certain references of the attitude
beyond the present experience, meanings acquired in individual and social processes. [...] They may be described
[...] as transgredient and immanental] (Valuation, op.cit., p.9).
2
Cf Philosophie de l’argent, op.cit, p.33, précédemment cité ; cf ce développement de Locke : « As we conceive
it, the “moral self” is simply the abstract or formalized pre-suppositional construct of dispositionally intrinsic
‘transgredient’ feeling and valuation ; — ‘society at large’ or the ‘over-individual demand’, the formal valueconstruct, similarly of that same type of valuation and feeling fundamentally, — ie ‘transgredient’, when it is
extrinsically and dispositionally grounded. [...] A distinguishing psychological character can be discovered and
established for moral and ethical valuation throughout all its varieties. Hitherto we have referred to this factor
[...] as the ‘sense’ or ‘feeling of obligation’. As such, it is a more or less recognizable feature or quality in moral
valuation [...] as ‘feeling of tension’. [...] The theory of moral value as psychologically and fundamentally the
mode of trangredient value-movement and feeling-reference is, therefore, a developed aspect of that type of
theory of which Rickert’s ‘Gefühl des Sollens’, Simmel’s category of ‘Das Sollen’, and Guyau’s mode of
obligation’ are representative » (HT, pp.221-225).
3
« The question of immediate interest is, accordingly, the study of the psychical processes of participation in
which these new meanings emerge. These have been variously described as imitation, sympathetic projection or
Einfühlung. [...] The self and the alter are ideal constructions, the material of which are the sensations, ideas,
186
187
« Les facteurs d’explication véritablement dynamiques dans ce système génétique et fonctionnel sont
les ‘mouvements de valeur’ et, en ce qui concerne les valeurs personnelles et sociales, ces processus
d’Einfühlung « sympathique » et « réflexive » dont parle Urban. [...] Urban considère que les processus
d’Einfühlung, selon un sens très étendu du terme, constituent la nature même des processus psychologiques qui
sont sous-jacents à la formation des valeurs personnelles et sociales, des attitudes et des points de vue du « soi »
et supra-individuel » — ‘l’Autre’ et la ‘Société’ »1.
C’est précisément là que s’introduit la perspective sociologique dans la théorie
lockienne des valeurs ; et nous allons donc voir à présent comment cette dernière fait
intervenir la psychologie sociale pour renforcer et conforter son double projet de maîtrise de
la forme et déformation de la maîtrise.
§ 23. Locke et la psychologie sociale
L’originalité d’Alain Locke, la spécificité de sa théorie, réside en effet dans l’intérêt
qu’il manifeste pour la dimension sociale sans enfermer pour autant la constitution des valeurs
dans une explication strictement sociologique : cela seul suffirait à le démarquer de
l’influence brentanienne comme de l’influence jamésienne, mais Locke va plus loin.
La thèse d’Harvard, certes, ne nous renvoie guère qu’à trois penseurs qui, issus de la
philosophie, ont réorienté ou focalisé leur réflexion sur le fait social : il s’agit de Georg
Simmel, d’Emile Durkheim et de Gabriel Tarde. A première vue, leurs approches ne sont pas
directement commensurables, pas plus que l’influence qu’ils exercent respectivement sur
notre jeune philosophe : pour avoir suivi son cours à Berlin, Locke se réfère plus souvent à
Simmel, qu’il discute volontiers, qu’à Durkheim ou Tarde, qu’il ne fait que citer2. On ne
saurait toutefois juger d’une inflexion par les seuls renvois bibliographiques ; la démarche
lockienne, on l’a vu, est faite de stratégies autant que de constantes — ce sont donc ces
dernières qu’il s’agit d’identifier chez Simmel, Durkheim et Tarde afin d’en mesurer l’exact
impact sur Locke. Les trois sociologues peuvent ainsi se caractériser, nous allons le montrer,
emotions, desires of the individual. [...] This construction is a social process in which imitation and opposition,
or contrast are at work as the functional, genetic causes. [...] Royce has emphasized the importance of contrast in
the process, and Tarde, from the sociological point of view, has shown the equal importance of imitation and
opposition in the generation of new content in the individual and society. [...] Viewed in the conative and
affective side, the process is seen to be one of Einfühlung, a process of “feeling-in”, in which feeling attitudes
are sympathetically projected into another, re-read back in the self, thus becoming the objects [...] of new
feelings of value. It is, therefore, a value-movement in which new values are acquired » (Valuation, op.cit.,
pp.234-235).
1
« The really dynamic factors of explanation in this genetic-functional system are the ‘value-movements’, and
for the personal and social values, what Urban construes as processes of « sympathetic » and « reflective »
Einfühlung. [...] Urban considers processes of Einfühlung, used in a very extended sense, as the nature of those
psychological processes which underlie the formation of personal and social value constructs, the attitudes and
points of view of the ‘Self’ and the ‘Over-individual’ — the ‘Alter’ and ‘Society’ » (HT, p.83).
2
Pour Simmel, voir HT pp.59-62 et p.225; pour Durkheim, voir HT, p.237 ; pour Tarde, voir HT, p.263.
187
188
par leur idée commune d’une dualité ou d’une double postulation et par leur semblable
volonté de se situer à l’intersection des deux régimes conceptuels qui constituent le partage
fondamental de la philosophie.
Commençons par Georg Simmel. Sa pensée a été fréquemment caractérisée comme
« une synthèse peu orthodoxe du néokantisme (l’opposition entre les formes et les contenus)
et du vitalisme (le principe de l’interaction) » dont « la combinaison dialectique [...] est à la
base de son épistémologie relationniste, de sa sociologie formelle et de sa métaphysique
vitaliste »1. On voit déjà, dans un tel propos, comment l’originalité de Simmel réside dans une
logique d’hybridation : sur le plan philosophique, celle-ci consista, précisément, à historiciser
et à naturaliser les formes a priori de Kant, afin de mettre en évidence comment la
structuration de la vie sociale (les « formes d’association » de sa sociologie formelle2)
procédait de la « cristallisation a posteriori des énergies ou des interactions dans des objets
culturels et des institutions sociales (les formes de l’esprit objectif de Hegel, comprises ici soit
comme des sphères de valeurs culturelles — par exemple, l’art, la science, le droit, etc. — soit
comme des institutions sociales aliénées et aliénantes) »3. Ce qu’il importe dès lors de
montrer, c’est un relationnisme intégral4, d’où il suit que les diverses manières de sentir et de
penser génèrent des formes d’interaction sociale différentes, établissant un perspectivisme
fondamental, où la multiplicité des points de vue sur le réel ne peut être dépassée qu’au
moyen d’un « relativisme méthodique » fonctionnant, précisément, comme « mise en
relation » entre les différentes perspectives. Ce perspectivisme et ce relativisme suscitent
précisément un commentaire élogieux de la part de Locke, qui reconnaît en Simmel (et son
concept de Denkmodus) un précurseur de son approche génétique et fonctionnelle :
« Pour Simmel, chaque mode fondamental de valorisation est une catégorie psychique ultime ou un
‘Denkmodus’, sui generis et possédant son propre ‘principe de sanction’ — nous dirions son critère normatif. Ce
sont toutefois pour Simmel des modes fonctionnels, qui doivent être interprétés comme des attitudes qu’il s’agit
d’expliquer génétiquement et dont la fonction peut être identifiée. Simmel suggère et esquisse à peine leur
nombre et leur caractère exclusif, son intérêt analytique portant tout particulièrement sur le mode qui sous-tend
les réactions et les émotions morales — celui du ‘das Sollen’, le seul, peut-être, pour lequel des conclusions
1
Frédéric Vandenberghe : La Sociologie de Georg Simmel, Paris, La Découverte, 2001, 124 p., citations p.18 et
p.21 ; sur les rapports entre kantisme et vitalisme chez Simmel, voir surtout l’essai magistral de Vladimir
Jankélévitch : « Georg Simmel, Philosophe de la Vie » (Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, A. Colin,
1925, pp.213-257 et pp.373-386 ; reproduit pp.11-85 dans Georg Simmel : La Tragédie de la Culture, Paris,
Rivages, 1988, 257 p.).
2
Voir l’ouvrage classique de Simmel intitulé Sociologie : Etude sur les formes de la socialisation (traduit de
l’allemand par Lilyane Deroche Gurcel et Sibylle Muller, Paris, PUF, 1999, XII-756 p.).
3
Vandenberghe, op.cit., p.24.
4
« Tout se trouve dans un rapport quelconque avec tout, entre chaque point du monde et chaque autre point il
existe des forces et des relations mutuelles » (Über soziale Differenzierung (1890), cité dans Vandenberghe,
op.cit., p. 29).
188
189
définitives ont été obtenues. [...] L’influence principale de Simmel est d’avoir donné leur essor aux concepts et
aux types d’analyse fonctionnels »1.
Tout en regrettant, chez Simmel, une théorisation incomplète des modes de
valorisation dans leur diversité, Locke utilise ainsi très volontiers sa description du sentiment
moral pour caractériser le dynamisme transgrédient de l’affect ; or, c’est précisément là qu’on
peut découvrir non seulement la première emprise de la dimension sociale sur l’individu, mais
également un point de convergence entre Simmel et Durkheim.
Ce dernier, en effet, insistait semblablement sur le caractère obligatoire du sentiment
moral, et il y voyait, à l’instar de Simmel, la preuve que les valeurs existent avant tout
socialement, en dehors de l’individu, pour s’imposer à lui comme une exigence ; mais dans le
même temps il soulignait son « autre caractère, non moins essentiel que l’obligation », et qu’il
appelait la « désirabilité de l’aspect moral »2. Cette nature paradoxale pouvait, de fait,
s’étendre à toutes les valeurs qui apparaissaient fondamentalement comme une contrainte
(puisque « les individus trouvent en dehors d’eux une classification tout établie, qui n’est pas
leur œuvre, qui exprime tout autre chose que leurs sentiments personnels et à laquelle ils sont
tenus de se conformer ») tout en s’apparentant à une expérience largement esthétisée (puisque
« ces mêmes valeurs qui, par certains côtés, nous font l’effet de réalités qui s’imposent à nous,
nous apparaissent en même temps comme des choses désirables que nous aimons et voulons
spontanément »)3. Ayant mis en évidence la dualité fondamentale de la valeur comme
« subjectivation » de normes « objectives », Durkheim se refusait toutefois à expliquer
l’existence de ces dernières en vertu de leur seule « utilité sociale », car une telle perspective
se ramenait à une conception strictement biologique et réductrice de la société, « présentée
comme un système d’organes et de fonctions, [...] comme un corps vivant dont toute la vie
consiste à répondre d’une manière appropriée aux excitations venues du milieu externe : or en
fait, elle est, de plus, le foyer d’une vie morale interne dont on n’a pas toujours reconnu la
puissance et l’originalité »4. Les valeurs s’apparentaient précisément à cette « vie psychique
d’un genre nouveau » produite par la « synthèse des consciences individuelles » ; elles
1
« For Simmel each fundamental value mode is an ultimate psychical category or ‘Denkmodus’, sui generis and
with its own ‘principle of sanction’, — normative criterion we would phrase it. They are for Simmel, however,
functional modes, to be accounted for as modes of attitudes for each of which a genetic account can be given and
a general functional use discriminated. The number and mutual exclusiveness of these modes, Simmel states
only very suggestively and tentatively, — his special concern being the analysis of the mode underlying moral
reactions and emotions, — that of ‘das Sollen’, — which is perhaps the only one for which a conclusive case has
been made out. [...] The chief influence of Simmel [...] upon theory of value has been in the impetus [...] given to
functional concepts and tendencies of analysis » (HT, p.61 ; voir également Urban : Valuation, op.cit., p.207).
2
« La Détermination du fait moral » (1906), in Philosophie et Sociologie, op.cit., p.52.
3
« Jugements de valeur et jugements de réalité », ibidem, pp.106-107.
4
Ibidem, p.114.
189
190
constituaient ainsi, pour Durkheim, un « ensemble d’idéaux collectifs » qu’il assimilait à
« l’âme » animant le « corps social », mais « ces idéaux », précisait-il, « ne sont pas des
abstraits, de froides représentations intellectuelles, dénuées de toute efficace. Ils sont
essentiellement moteurs ; car derrière eux, il y a des forces réelles et agissantes : ce sont les
forces collectives, forces naturelles, par conséquent, quoique toutes morales »1.
Pour bien comprendre ce propos de Durkheim, il faut nous reporter à l’un de ses
premiers articles sur la question des valeurs, intitulé « représentations individuelles et
représentations collectives »2, où le sociologue prenait position dans les débats qui opposaient
alors diverses écoles psychologiques, et où il présentait en particulier son propre
« naturalisme psychologique » comme une voie intermédiaire « entre l’idéologie des
introspectionnistes et le naturalisme biologique »3.
La théorie durkheimienne était, de fait, très proche de la psychologie bergsonienne ;
elle impliquait en effet un « continuum psychique »4 qui rendait à la fois possible une activité
de « synthèse » et de « conservation du passé »5, dans le même temps qu’elle permettait une
autonomisation relative de la « liaison mentale » :
« Si les sensations, ce fonds premier de la conscience individuelle, ne peuvent s’expliquer que par l’état
du cerveau et des organes — autrement, d’où viendraient-elles ? — une fois qu’elles existent, elles se composent
entre elles d’après des lois dont ni la morphologie, ni la physiologie cérébrale en suffisent à rendre compte. De là
viennent les images, et les images, se groupant à leur tour, deviennent les concepts, et, à mesure que des états
nouveaux se surajoutent ainsi aux anciens, comme ils sont séparés par de plus nombreux intermédiaires de cette
base organique sur laquelle, pourtant, repose toute la vie mentale, ils en sont aussi moins immédiatement
dépendants. Cependant, ils ne laissent pas d’être psychiques ; c’est même en eux que peuvent le mieux
s’observer les attributs caractéristiques de la mentalité »6.
La psychologie durkheimienne débouchait ainsi sur deux thèses :
1
Ibidem, p.114 et pp.116-117.
Publié en 1898 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, et compilé dans Philosophie et Sociologie, op.cit.,
pp.13-50.
3
« L’ancien introspectionnisme se contentait de décrire les phénomènes mentaux sans les expliquer ; la
psychophysiologie les expliquait, mais en laissant de côté, comme négligeables, leurs traits distinctifs, une
troisième école est en train de se former qui entreprend de les expliquer en leur laissant leur spécificité » (ibidem,
p.48). On reconnaît là l’opposition entre noologisme et physicalisme que nous avons identifiée à l’origine de la
partition entre régime dominant et régime turbulent, et la volonté de se situer précisément dans leur interstice.
4
« Tout prouve que la vie psychique est un cours continu de représentations, qu’on ne peut jamais dire où l’une
commence et où l’autre finit. Elles se pénètrent mutuellement. Sans doute l’esprit parvient peu à peu à y
distinguer des parties. Mais ces distinctions sont notre œuvre ; c’est nous qui les introduisons dans le continuum
psychique » (ibidem, p.25 ; cf également p.32).
5
« Ce qui nous dirige, ce ne sont pas les quelques idées qui occupent présentement notre attention ; ce sont tous
les résidus laissés par notre vie antérieure ; ce sont les habitudes contractées, les préjugés, les tendance qui nous
meuvent sans que nous en rendions compte » (Ibidem, p.19) ; « La vie mentale n’est rien [...] en dehors de la
mémoire » (p.22) ; « Les représentations passées persistent en qualité de représentations, le ressouvenir, enfin,
consiste, non dans une création nouvelle et originale, mais seulement dans une nouvelle émergence à la clarté de
la conscience. [...] Nos états antérieurs et nos états actuels [...] interagissent les uns sur les autres et [...] le
résultat de cette action mutuelle [peut], dans certains conditions, relever assez l’intensité des premiers pour qu’ils
deviennent de nouveau conscients » (p.28).
6
Ibidem, pp.46-47.
2
190
191
1. Face au matérialisme physiologique et à l’épiphénoménisme psychologique, elle
cherchait à défendre la réalité et l’importance des représentations mentales, dont les
meilleures preuves consistaient, précisément, dans leur interaction et dans leur influence sur
le comportement humain et par là, leur action sur la réalité1.
2. Face à l’introspectionnisme et contre son hypertrophie de la réflexion, elle
soulignait en revanche le caractère « acquis », habituel et dispositionnel de ces phénomènes,
et par là leur fonctionnement inconscient2.
Durkheim proposait alors d’hypostasier ces lois psychologiques, établies à un niveau
individuel, au niveau de lois sociologiques3 ; mais une telle démarche n’était pas sans
soulever quelques problèmes qui tenaient, d’une part, à la nature même du concept de
représentation (et à son corollaire, celui de substrat), et d’autre part, à l’étrange synthèse qu’ils
servaient à caractériser.
La représentation gardait en effet une dimension fondamentalement spéculaire et
réflexive ; elle renvoyait prioritairement au sujet dans sa dimension consciente, et devenait
ambiguë dès lors qu’elle était utilisée pour caractériser un dispositif inconscient — ou ce que
Durkheim appelait les « représentations inconscientes » ; parallèlement, le « substrat »
conservait un caractère substantiel, et tout cela faisait oublier le dynamisme initialement mis
en avant : on n’était plus loin du dualisme cartésien, et son représentationnalisme ne semblait
1
« Puisque l’observation révèle l’existence d’un ordre de phénomènes appelés représentations, qui se distinguent
par des caractères particuliers des autres phénomènes de la nature, il est contraire à toute méthode de les traiter
comme s’ils n’étaient pas. Sans doute, ils ont des causes, mais ils sont causes à leur tour » (p.16) ; « Pour en
admettre la réalité, il n’est pas du tout nécessaire d’imaginer que les représentations sont des choses en soi ; il
suffit d’accorder qu’elles ne sont pas des néants, qu’elles sont des phénomènes, mais réels, doués de propriétés
spécifiques et qui se comportent de façons différentes les uns avec les autres, suivant qu’ils ont, ou non, des
propriétés communes » (p.29) ; « Une représentation ne se produit pas sans agir sur le corps et sur l’esprit »
(p.30).
2
« Si donc il nous est donné de constater que certains phénomènes ne peuvent être causés que par des
représentations, c'est-à-dire s’ils constituent les signes extérieurs de la vie représentative, et si, d’autre part, les
représentations qui se révèlent ainsi sont ignorées du sujet en qui elles se produisent, nous dirons qu’il peut y
avoir des états psychiques sans conscience. [...] Nos jugements sont à chaque instant tronqués, dénaturés par des
jugements inconscients ; nous ne voyons que ce que nos préjugés nous permettent de voir et nous ignorons nos
préjugés. [...] Nous n’apercevons pas tout ce que ces représentations renferment ; c’est qu’il s’y trouve des
éléments, réels et agissants, qui, par conséquent, ne sont pas des faits purement physiques, et qui, pourtant, ne
sont pas connus du sens intime. La conscience obscure dont on parle n’est qu’une inconscience partielle. [...]
Pour éviter ce mot d’inconscience et les difficultés qu’éprouve l’esprit à concevoir la chose qu’il exprime, on
préférera peut-être rattacher ces phénomènes inconscients à des centres de conscience secondaires, épars dans
l’organisme et ignorés du centre principal, quoique normalement subordonnés à lui ; ou même on admettra qu’il
peut y avoir conscience sans moi, sans appréhension de l’état psychique par un sujet donné » (pp.34-37).
3
« La vie collective, comme la vie mentale de l’individu, est faite de représentations ; il est donc présumable que
représentations individuelles et représentations sociales sont en quelque manière comparables. [...] Les unes et
les autres entretiennent la même relation avec leur substrat respectif » (p.14) ; « Quand nous disons psychologie
tout court, nous entendons psychologie individuelle [...] ; la psychologie collective, c’est la sociologie tout
entière » (p.49).
191
192
abandonné qu’à regret, comme en témoigne la gêne évidente de Durkheim face à son concept
oxymorique1.
Le transfert opéré de l’individuel au collectif posait à son tour une épineuse difficulté :
Durkheim soulignait en effet que « les représentations collectives sont extérieures aux
consciences individuelles », parce qu’« elles ne dérivent pas des individus pris isolément,
mais de leur concours »2, et il affirmait ainsi que « le rapport qui [...] unit le substrat social à
la vie sociale est de tous points analogues à celui qu’on doit admettre entre le substrat
physiologique et la vie psychique des individus, [...] l’indépendance, l’extériorité relative des
faits sociaux par rapport aux individus est même plus immédiatement apparente que celle des
faits mentaux »3.
La sociologie de Durkheim, comme sa psychologie, se limitait dès lors à ne proposer
qu’un simple constat plutôt qu’une véritable explication, avec pour seul principe heuristique
celui de la ressemblance (et son corollaire, l’association) : ressemblance des faits passés et
des faits présents4 et, par conséquent, association des idées entre elles selon une logique qui
leur est propre mais qui nous est inconnue, et sur laquelle on ne peut donc que s’interroger ou
formuler des hypothèses5 ; ressemblances des faits psychiques individuels et sociaux, dans
leur « autonomie relative » à l’égard de leur substrat, sans que l’on puisse expliquer l’exacte
nature de la dérivation qu’elles incarnent ou des « forces propres » qu’elles manifestent par
rapport à lui6, et sans que l’on puisse déterminer leurs relations réciproques, sinon comme une
double postulation (à proprement parler affective) — à savoir : le paradoxe de l’obligation et
de la désirabilité.
1
« Au fond la notion d’une représentation inconsciente et celle d’une conscience sans moi qui appréhende sont
équivalentes. Car quand nous disons qu’un fait psychique est inconscient, nous entendons seulement qu’il n’est
pas appréhendé. Toute la question est de savoir quelle expression il vaut le mieux employer. Au point de vue de
l’imagination, l’une et l’autre ont le même inconvénient. Il ne nous est pas plus facile d’imaginer une
représentation sans sujet qui se représente, qu’une représentation sans conscience » (p.37).
2
« Les sentiments privés ne deviennent sociaux qu’en se combinant sous l’action des forces sui generis que
développe l’association ; [...] une synthèse chimique se produit qui concentre, unifie les éléments synthétisés et
par cela même, les transforme » (p.40).
3
Ibidem, p.39.
4
« Il n’y a aucune raison pour que la ressemblance ne développe pas une propriété sui generis en vertu de
laquelle deux états, séparés par un intervalle de temps, seraient déterminés à se rapprocher » (op.cit., p.29).
5
Durkheim pousse ainsi son paradoxe jusqu’à affirmer que c’est précisément sa discrétion qui trahit ce
« mécanisme mental » : « Pourquoi cette ressemblance non aperçue ne produirait-elle pas des effets qui
serviraient précisément à la caractériser et à la faire apercevoir ? [...] Pourquoi n’y aurait-il pas un mécanisme
mental (mais non exclusivement physique) qui rendrait compte de ces associations sans faire intervenir aucune
vertu occulte ni aucune entité scolastique ? » (op.cit., pp.29-30).
6
Encore une fois, Durkheim surmonte la difficulté par une question rhétorique : « Si l’on ne voit rien
d’extraordinaire à ce que les représentations individuelles, produites par les actions et les réactions échangées
entre les éléments nerveux, ne soient pas inhérentes à ces éléments, qu’y-a-t-il de surprenant à ce que les
représentations collectives, produites par les actions et les réactions échangées entre les consciences élémentaires
dont est faite la société, ne dérivent pas directement de ces dernières, et par suite, les débordent ? » (op.cit.,
p.39).
192
193
Tandis que Durkheim semblait donc vouloir concilier les deux régimes conceptuels en
s’enracinant prioritairement, par son insistance sur la représentation, dans le régime dominant,
Gabriel Tarde instituait, de son côté, une autre logique d’hybridation, ancrée, à l’inverse, dans
le régime turbulent ; et si sa sociologie procédait initialement, à l’instar de Durkheim, d’une
psychologie, elle se fondait, à proprement parler, dans l’antithèse presque métaphysique
qu’elle y découvrait, et s’articulait, non plus sur la représentation, mais sur les forces motrices
de la croyance et du désir.
Tout le projet tardien était en effet animé par une dualité fondamentale — celle de
« l’opposition universelle » — comme principe vital de variation et de répétition inversée1
s’apparentant au dynamisme de l’agir et du pâtir, et se générant comme la polarisation de
deux tendances, ou processus de différenciation constante2.
Cette loi des « oppositions sérielles, qualitatives » se retrouvait donc « en psychologie,
comme partout »3, où elle se recoupait toutefois avec « deux quantités irréductibles » — et
que Tarde appelle croyance et désir :
« Sous ces couches stratifiées de jugements sensitifs immédiats et subconscients que nous appelons
presque indifféremment sensations ou perceptions, tous les phénomènes intimes, et par suite, tous les
phénomènes sociaux dont ils sont les sources, se résolvent en croyances et en désirs. La croyance et le désir sont
de véritables quantités, dont les variations en plus et en moins, positives ou négatives, sont essentiellement, sinon
pratiquement, mesurables, soit dans leurs manifestations individuelles, soit plutôt et avec beaucoup plus de
facilité dans leurs manifestations sociales »4.
L’opposition que Durkheim établissait entre « représentations inconscientes » et
« représentations conscientes » est donc présente également chez Tarde, à cette différence
près — mais non la moindre — que c’est la puissance de l’affect (et non la représentation
1
« D’un premier coup d’oeil jeté sur l’univers, il nous semble que tout s’y répète, [...] d’innombrables séries,
compliquées et entrelacées à l’infini, d’actions similaires [...]. Or d’un simple regard aussi [...], nous croyons voir
que tout s’y oppose : antipodes, [...] équilibres des forces qui se neutralisent, réaction partout égale et contraire à
l’action [...]. La vérité est que l’opposition, cette contre-répétition, cette répétition renversée, n’est, comme la
répétition elle-même, qu’un instrument et une condition de la vie universelle, mais que le véritable agent de
transformation est quelque chose à la fois de plus vague et de plus profond qui se mêle à tout le reste, imprime
un cachet individuel à tout objet réel, différencie le similaire, et s’appelle la variation » (L’Opposition
Universelle, Essai d’une théorie des contraires [1897, désormais abrégé OU] ; Paris, Les Empêcheurs de penser
en rond, Institut Synthélabo, 1999, 408 p. ; citations p.51 et p.53 ).
2
« Nous définirons donc ainsi l’opposition : quand deux termes variables sont tels que l’un ne peut être conçu
comme devenant l’autre qu’à la condition de parcourir une série de variations qui aboutissent à un état zéro, et de
remonter ensuite cette même série de variations précédemment descendue, ces deux termes sont opposés » (OU,
p.62) ; « Les opposés, les contraires, forment donc toujours un couple, une dualité, et ils sont opposables non pas
en tant qu’êtres ou groupes d’êtres, choses toujours dissemblables et sui generis par quelque côté, non pas même
en tant qu’états d’un même être ou d’êtres différentes, mais en tant que tendances, en tant que forces ; [...] toute
opposition vraie implique donc un rapport entre deux forces, deux tendances, deux directions » (Les Lois
Sociales [1898, désormais LS], p.81 ; Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, 1999, 151
p.).
3
OU, p.186.
4
La Logique Sociale [1895, désormais LLS], p.76 ; Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo,
1999, 603 p.
193
194
comme faculté du jugement) qui constitue cette dimension inconsciente ; c’est sa polarisation
qualitative (ou les variations du plaisir et de la douleur) qui suscite la différenciation
quantitative (ou la puissance de la croyance et du désir), et c’est par conséquent cet « élément
affectif et différentiel » qui joue le rôle moteur et déterminant1, y compris dans nos
dispositions les plus « conscientes » — telles que la volonté, ou le jugement2.
Cette primauté de l’élément affectif, en inscrivant la psychologie tardienne dans une
pensée de la turbulence, avait évidemment plusieurs conséquences pour l’approche
sociologique.
Le rapport au monde devait, tout d’abord, s’envisager comme une relation
fondamentalement axiologique : la valeur se situait précisément à l’articulation de
l’opposition qualitative et de la dualité quantitative ; elle était, dans ses variations, la
manifestation de ces processus et leur produit. Mais surtout, il y avait un lien dynamique entre
les consciences individuelles : avant d’être intersubjectivité, c'est-à-dire une représentation
mentale de l’individu et la synthèse collective d’éléments singuliers, la relation à autrui était,
pour Tarde, une intersubjectivation. Ce que Durkheim appelait « l’âme » du corps social ne
devait donc plus être envisagée comme « un ensemble de représentations » mais comme un
réseau de croyances et de désirs en interaction ; elle ne relevait plus d’une « psychologie
intra-cérébrale » mais d’une « psychologie inter-cérébrale » qui étudiait « la mise en rapports
conscients de plusieurs individus » comme la circulation des croyances et des désirs sous la
forme de valeurs3. La société n’était donc pas le dépassement ni la sublimation du côté
affectif et différentiel, mais son déplacement, son extension, sa diffusion et sa transmission ;
1
« Les phénomènes de conscience ne se résolvent pas entièrement en croyances et en désirs, en jugements et en
volontés : il y a toujours en eux un élément affectif et différentiel, qui jouent le rôle actif et principal dans les
sensations proprement dites et qui, dans ces sensations supérieures appelées sentiments, même les plus
quintessenciées, agit d’une action dissimulée mais non moins essentielle » (LLS, p.589) ; « Dans les sentiments,
comme dans les percepts et les concepts (car les sentiments sont en quelque sorte des percepts ou des concepts
moraux, et les percepts ou les concepts des sentiments intellectuels), nous remarquons toujours une polarité
positive ou négative, c'est-à-dire un caractère de joie et de tristesse » (LLS, p.80).
2
La croyance se manifeste comme une puissance d’affirmation ou de négation, et le désir comme la
reconnaissance de l’utile, et par conséquent il est attraction ou répulsion (OU, p.180) ; le jugement est ainsi « la
croyance mobilisée par le désir » ou le « désir caché sous le soulèvement de la croyance », et la volonté, quant à
elle, « le désir mobilisé par le jugement » (OU, pp.185-186).
3
« La sociologie devenait une sorte d’associationnisme anglais agrandi et extériorisé, et perdait son originalité.
Ce n’est point à cette psychologie intra-cérébrale précisément ou uniquement, c’est, avant tout à la psychologie
inter-cérébrale, à celle qui étudie la mise en rapports conscients de plusieurs individus [...] qu’il convient de
demander le fait élémentaire. [...] Ce que deux sujets peuvent se communiquer, [...] ce sont leurs notions et leurs
volitions, leurs jugements et leurs desseins. [...] L’énergie de la tendance psychique, d’avidité mentale, que
j’appelle le désir, est, comme l’énergie de saisissement intellectuel, d’adhésion et de constriction mentale, que
j’appelle la croyance, un courant homogène et continu qui, sous la variable coloration des teintes de l’affectivité
propre à chaque esprit, circule identique, tantôt divisé, éparpillé, tantôt concentré, et qui, d’une personne à une
autre, aussi bien que d’une perception à une autre dans chacune d’elles, se communique sans altération » (LS,
pp.54-57).
194
195
et la sociologie en tant que « science de la croyance et du désir » (au niveau intersubjectif)
devait ainsi se présenter sous deux formes privilégiées : une « psychologie sociale », et une
« psychologie
économique ».
En
tant
que
psychologie
sociale,
elle
s’intéressait
prioritairement aux phénomènes d’empathie qui permettaient d’« accorder les désirs et les
croyances » : le sentiment esthétique était ainsi décrit comme le moyen d’accorder les désirs
selon un plaisir immédiat, et l’art comme un médium fondamental où « l’élément affectif fait
tomber en communauté les sensations des hommes »1 ; le sentiment moral permettait quant à
lui d’accorder les désirs selon un plaisir à venir, d’où l’effort et la tension qu’il nécessitait. En
tant que psychologie économique, c’est en revanche « une concurrence de désirs et de
croyances » qu’il lui fallait considérer, et « généralisant cette lutte, l’étendant à toutes les
formes linguistiques, religieuses, artistiques, morales, aussi bien qu’industrielles de la vie
sociale », elle révélait alors que
« La vraie opposition sociale élémentaire doit être cherchée au sein même de chaque individu social,
toutes les fois qu’il hésite entre adopter ou rejeter un modèle nouveau qui s’offre à lui, une nouvelle locution, un
nouveau rite, une nouvelle idée, une nouvelle école d’art, une nouvelle conduite. [...] S’il y a des oppositions
extérieures [...], elles ne sont rendues possibles que parce qu’il y a ou qu’il peut y avoir des oppositions internes.
Par là je suis loin de vouloir identifier les luttes extérieures avec les luttes internes. En un sens, elles sont
incompatibles ; en effet, c’est seulement quand la lutte interne a pris fin [chez l’individu], [...] que la guerre
devient possible entre lui et les individus qui ont fait un choix opposé. [...]. Il faut en outre que cet individu sache
que les autres individus ont choisi le contraire de ce qu’il a choisi. [...] Pour qu’il y ait [...] lutte [...] il faut que
cette négation [...] se juxtapose dans sa conscience à sa propre affirmation dont elle redouble l’intensité »2.
Au lieu de simplement postuler un parallélisme entre individu et société, la sociologie
tardienne portait ainsi toute son attention sur leur interaction dynamique. En mettant l’accent
sur la croyance et le désir, non seulement Tarde identifiait ces « forces réelles et agissantes »
dont parlait Durkheim, mais il retrouvait en elles la « relative autonomie » que ce dernier
accordait aux « représentations » (individuelles ou collectives)3. Par ailleurs, tout en
découvrant, avec elles, le lien précis entre individu et communauté, il se donnait également les
moyens d’étudier les « lois » (évoquées par Durkheim sans plus d’élaboration) qui
manifestaient le « concours » des individus, c'est-à-dire aussi bien leur coopération collective
que leur contribution singulière : nous voulons parler, bien sûr, des lois de l’imitation et de
l’invention, aussi étroitement liées que la croyance et le désir.
D’un point de vue psychologique, l’invention relevait d’un « apparaître » ou d’un
étonnement de la conscience face à l’expérience, qui permettait alors d’en produire une
1
LLS, p.590.
LS, pp.79-80 et pp.85-86. On retrouve, dans cette « hésitation » et ce conflit intérieur dont parle Tarde l’idée
spinozienne de flottement de l’âme [fluctuatio animi] qui apparaît chaque fois que nos amours et nos haines
habituelles sont contrariés par l’imitation de celles d’autrui (Ethique, Partie III, Proposition XXXI).
3
Par-delà l’« action dissimulée » de l’« élément affectif et différentiel », « La croyance et le désir manifestent, à
l’égard des sensations et des images, une indépendance qui peut aller jusqu’à la séparation » (LLS, p.589 et
p.80).
2
195
196
nouvelle synthèse1 ; d’un point de vue sociologique, elle s’apparentait donc à la
différenciation qu’introduisait un individu dans l’agencement nouveau ou l’association inédite
de pratiques ou de croyances existantes2. L’imitation était, quant à elle, ce « réapparaître de
l’invention » et l’influence exercée par la synthèse, une fois produite ; elle en constituait la
répétition (au niveau individuel) et la diffusion (au niveau collectif) et elle permettait ainsi, à
travers l’habitude et la coutume, d’en assurer la conservation : dans sa conception des
processus psychologiques immédiats, Tarde était ainsi lui-même très proche de Bergson, qui
lui rendra des hommages appuyés après sa disparition3.
Tarde parlait volontiers d’un « rayonnement imitatif » par lequel les individus
intériorisaient, relayaient et diffusaient des croyances et des désirs, et participaient ainsi à la
constitution du corps social comme un réseau mobile, où des forces s’associaient ou
s’opposaient — de la même manière qu’elles interféraient ou se complétaient entre elles à
l’intérieur d’un même individu4. Au vu de cet exposé, la théorie lockienne de la valeur peut
donc nous apparaître, dans sa volonté de prendre en compte la dimension sociologique,
comme un réinvestissement de la psychologie sociale, et tout particulièrement comme une
réinterprétation de l’approche tardienne.
1
« Distinguons bien l’apparaître et le réapparaître mental ; cette distinction est fondamentale en psychologie,
comme celle de l’invention et de l’imitation en sociologie. [...] Il n’y a d’important mentalement que les
apparitions réapparues, remémorées, conservées dans le sous-moi, dans le sous-sol en quelque sorte de l’être
conscient. A la différence des apparitions, ces réapparitions, ces images, ont une facilité et une tendance
extrêmes à se fusionner et à se coordonner. Aussi est-ce entre elles que notre logique interne [...] travaille à nouer
des liens systématiques » (OU, pp.183-4).
2
« Par invention j’entends une innovation quelconque ou un perfectionnement, si faible soit-il, apporté à une
innovation antérieure, en tout ordre de phénomènes sociaux, langage, religion, politique, droit, industrie, art »
(Les Lois de l’imitation [1890, désormais LI], p.62 ; Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2001, 447
p.) ; « L’essentiel d’une invention est de faire s’utiliser réciproquement des moyens d’action qui auparavant
paraissaient étrangers ou opposés [...]. D’autre part, toute invention, en créant un nouvel emploi des produits
connus, établit des liens nouveaux de solidarité, une société consciente, ou inconsciente, entre les producteurs,
souvent très distants de ces articles » (OU, p.394). Voir également La Logique Sociale, op.cit., chapitre IV :
« Les lois de l’invention ».
3
« L’imitation », affirmait en effet Gabriel Tarde, « se trouve correspondre exactement à la mémoire ; elle est en
effet la mémoire sociale, aussi essentielle à tous les actes, aussi nécessaire à tous les instants de la vie en société,
que la mémoire est constamment et essentiellement en fonction dans le cerveau. Quand elle consiste dans la
répétition d’une idée nouvelle, d’une découverte, [...] elle se nomme préjugé, notion sociale ; s’il s’agit de la
répétition d’un procédé nouveau, d’une invention, elle prend le nom d’usage » (LLS, p.224). Sur cette question
de l’imitation comme « mémoire sociale », et sur les rapports entre Tarde, Ribot et Bergson à ce sujet, voir
également p.94, p.204 et p.255 dans Les Lois de l’imitation [1895], Paris, Les Empêcheurs de Penser en rond,
2001, 447 p. ; l’ouvrage de Maurizio Lazzarato : Puissances de l’invention, la psychologie économique de
Gabriel Tarde contre l’économie politique (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2002, 407 p.)
propose d’intéressantes analyses sur Tarde et Bergson (pp.178-182 et 215-222). A la mort de Tarde, en 1904,
Bergson devint le nouveau titulaire de sa chaire de Philosophie moderne au Collège de France ; par la suite, il
salua fréquemment la « grande pensée » et l’œuvre de Tarde (voir Mélanges, op.cit., pp.799-801 et pp.811-813).
4
« La totalité de rayons de ce genre qui s’échappent d’un inventeur, d’un initiateur, d’un novateur quelconque,
dont l’exemple s’est propagé, est ce que j’appelle un rayonnement imitatif. La vie sociale se compose d’un
entrecroisement touffu de rayonnements de ce genre, entre lesquels les interférences sont innombrables » (LS,
p.87).
196
197
On retrouve en effet, chez Locke, la problématique durkheimienne d’une influence des
présuppositions sociales et des représentations collectives sur nos comportements ; mais
celles-ci sont explicitées en termes clairement tardiens, et définies comme des croyances et
des désirs dont la réalité est diffuse et participative, mais dont l’effet peut être concrètement
observé dans les valeurs qui guident nos pratiques. Locke ne cesse, dans ses deux thèses, de
souligner le caractère ambivalent de l’attitude psychologique, qui peut être créée par le
contexte social : l’individu est incité à se diriger vers certains objets, à poursuivre certains
buts et privilégier certains modes de valorisation ou jugements de valeur1. Mais surtout, il
insiste sur une différenciation constante de nos valeurs où la dimension temporelle se recoupe
avec une dimension sociale.
Locke distingue ainsi (après Urban) trois niveaux de valeurs — les valeurs
d’appréciation simple et spontanée, ou valeurs-conditions, les valeurs personnelles (liées à
l’histoire individuelle), et les valeurs sociales ou supra-individuelles, mais une telle
distinction n’a de sens que si elle permet de montrer que « dans des différenciations de
signification, progressivement, les objets de valeur et la valorisation elle-même passent d’un
niveau à l’autre »2.
« Si l’on admet, par exemple, qu’il y a une valeur pratique [means-value] de l’art, de la religion, et ainsi
de suite, il ne s’ensuit pas pour autant que la valeur pratique de l’art est une valeur esthétique, ou celle de la
religion une valeur religieuse ; les valeurs pratiques de certains types de valeur religieuses sont sociales, quand
pour d’autres, elles relèvent de la valeur hédoniste ou de la valeur personnelle : celles de l’art et de la
valorisation esthétique sont dans certains cas, culturelles et socialement représentatives, en d’autres, elles sont
sociales dans la mesure où elles nous incluent dans une participation, dans d’autres cas, toujours, elles sont
économiques, et ainsi de suite »3.
Deux processus complémentaires sont ainsi mis en évidence, tant dans la thèse
d’Harvard que dans les articles : celui de « l’objectivation » et celui de « l’empathie ». Tous
deux relèvent (bien que différemment) de l’interaction individu/société, c'est-à-dire de la
dialectique intériorisation/extériorisation — mais si le processus d’objectivation semble décrit
1
cf OT, p.131 : « Many value-subjects like the ethical attitude, the aesthetic attitude, the personal, impersonal
and ‘social points of view’ are mental constructions based upon certain assumptions that experience makes
possible to see that they only exist as dispositional attitudes » ; cf HT, p.129 : « There is a social influencing of
valuation, dispositional in its effects, if not in its causes. A great many valuations [...] are developed under social
constraint and influence, and by the very nature of their objects or objectives are subject to the influences of
interacting and counteracting valuations on the part of others. [...] It is merely the recognition of this sort of
conditioning of valuation which now concerns us ».
2
« There are 3 levels : 1. Values of simple appreciation or ‘condition-values’, 2. Personal values and 3. Social
or over-individual values. [...] Yet in the differentiations of meaning progressively [...] value-objects and
valuation pass from one level to another » (HT, p.83).
3
« Granting, for instance, that there is a means-value of art, of religion, and so forth, it does not follow that the
means-value of art is an aesthetic value, or of religion, a religious value. The means-value of some types of
religious values are social, of others, hedonic or personal condition value : those of art and aesthetic valuation,
some, cultural or socially representative, others, social in another sense as ‘participational’, still others, economic
and so on » (HT, p.177).
197
198
en termes tantôt simmeliens1 tantôt durkheimiens2, le processus d’empathie est, pour sa part,
résolument tardien. La grande originalité de Locke, c’est alors de recouper la « double
référence » d’Urban, ou sa propre conception d’une « double postulation » (immanente ou
transgrédiente, esthétique ou éthique), avec l’idée tardienne d’une interaction entre l’individu
et la société. Cette influence de la « psychologie sociale » se manifestera fortement dans la
thèse d’Harvard, puis deviendra déterminante dans les articles des années trente (où la double
référence sera explicitement réinterprétée en termes dynamiques d’introversion et
d’extraversion), comme ces deux propos de Locke peuvent, à titre de conclusion, nous en
fournir l’illustration :
« Une valeur de condition qui, par exemple, prend une tonalité transgrédiente, devient une « valeur
morale », comme lorsque le sentiment de puissance (mais non la volition) est confronté à un obstacle, il devient
alors un sentiment d’obligation et de capacité morale : ou lorsque des présuppositions religieuses, éprouvées de
façon transgrédiente, deviennent explicitement des sanctions et des variétés mêmes de l’attitude morale, des
devoirs et des obligations à l’égard d’un être ou d’un environnement non-social. Ou encore, pour illustrer le
clivage des économies [de valeur], lorsque des relations sociales, à l’accoutumée vécues sur un mode de
participation, sont éprouvées comme une tension, et par conséquent comme une obligation ou des devoirs
moraux, alors que les mêmes contextes et les mêmes situations éprouvées de façon immanente peuvent prendre,
dans des rituels ou des cérémonies de groupe, un type de motivation et une projection de valeur esthétique »3.
« Il y a, pour chaque mode de valorisation, des sous-divisions déterminées par la polarité habituelle des
valeurs positives et négatives, mais aussi [...] par l’élan directionnel du sentiment de valeur. Celui-ci distingue,
pour chaque type de valeur, une variété ‘introvertie’ ou ‘extravertie’ de la valeur, selon que la référence affective
renvoie la valeur vers une intériorité, c'est-à-dire comme une valeur individualisée par le moi, ou selon qu’elle la
projette vers une extériorité, comme une valeur à partager dans un plan d’action socialisée. On peut illustrer cela
d’abord avec les valeurs morales. [...] Quand la référence de la valorisation est introvertie ou dirigée
intérieurement vers le moi, cette tension s’exprime comme une compulsion de restriction intérieure ou ce que
l’on appelle la « conscience », mais lorsque la référence extravertie dirige la tension vers une compulsion à
l’action extérieure, la tension est alors éprouvée comme un devoir ou une obligation »4.
1
« If an object is constantly valued in a particular way its value adheres to it and [...] it then emancipates itself
from the personal valuation and makes its valuation look like a mere recognition of an already existing value »
(« Value », op.cit., p.123).
2
« Objects which have obtained social recognition as valuable come to rank as objective values. A value that has
risen to be objective may then maintain itself without continuing to be valued, and even though, under the
circumstances, its value may have been converted into the opposite » (« Value », op.cit., p.123).
3
« For example, transgrediently toned condition value becomes a ‘moral value’, as when sense of power —
obstructed, but not volitionally obstructed, becomes a sense of obligation and moral capacity : or when religious
presuppositions, felt transgrediently, become explicitly sanctions and varieties even of moral attitudes, duties and
obligations, though toward a non-social Being and environment. Or again, as illustrating the cleavages of the
economies, where social relations otherwise merely participational are felt in tension, and therefore, in obligation
or as moral duties, whereas the same contexts and situations felt immanently take on as in ritual and group
ceremonial an aesthetic rather than a moral type of motivation and cast of value » (HT, p.250).
4
« There are sub-divisions for each value mode determined by the polarity of positive and negative values, [...]
or related to the directional drive of the value-feeling. This latter discriminates for each type of value an
‘introverted’ and an ‘extroverted’ variety of the value, according as the feeling-reference refers the value inward
toward an individualized value of the self or projects it outward toward value-sharing and the socialized plane of
action. We may illustrate first in terms of the moral values. [...] Where the value reference is introverted or
directed inwardly toward the self, this tension expresses itself as a compulsion of inner restraint or as
« conscience » : where an extroverted reference directs the tension toward a compulsion outward to action, the
tension becomes sensed as « duty » or obligation » (« Values and Imperatives », op.cit., pp.41-42).
198
199
§ 24. La classification des valeurs
L’originalité du projet d’Alain Locke et le fil directeur qui sous-tend ses écrits
philosophiques nous apparaissent de plus en plus clairement.
Lorsqu’il s’intéresse, dès 1910, au « concept de valeur », lorsqu’il s’essaie, dans ses
thèses et ses articles, à une classification des valeurs à partir de leur constitution et de leur
fonctionnement dans l’expérience, lorsqu’il tâche de penser plus particulièrement, à compter
des années trente, le lien entre la contingence (ou la relativité) de nos valeurs et la nécessité
d’impératifs ou de principes finaux et universalistes1, c’est bien une seule et même intuition,
et c’est une unique justification qui se trouvent simultanément à la source et dans le
déploiement même de ces diverses entreprises intellectuelles. Cette intuition, cette
justification, nous y avons fait allusion à de nombreuses reprises, car c’est elle qui permet à
Locke (ainsi que nous l’annoncions dans le § 3) de découvrir comment la valorisation rend
possible le jugement de valeur, c'est-à-dire en quoi elle est elle-même déjà du jugement ; mais
aussi d’expliquer comment le jugement de valeur prolonge la valorisation, c'est-à-dire en quoi
il est lui-même encore du sentiment. L’effort philosophique, dans cette optique, consiste donc
à exposer et suivre dans ses ramifications cette logique affective qui oriente constamment
l’appréciation de notre rapport au monde physique, moral et social — c'est-à-dire qu’il revient
à mettre au jour ce « mariage sacrilège de la pensée et du sentiment » dont il était question dès
1910, ou cette « pensée de la valorisation » dont parle encore l’article Value en 19352.
Si les valeurs sont « des façons de percevoir la réalité »3, toute l’originalité d’Alain
Locke réside dans sa volonté de penser, à travers elles, l’union de l’affect, du percept et du
concept){ XE "Valeur (union de l'affect, du percept et du concept)" } : celle-ci se manifeste,
sur le plan pratique, dans la constitution d’affects généraux dont vont procéder, en dernier
1
Voir en particulier les deux essais « Values and Imperatives » et « A Functional View of Value Ultimates »,
sur lesquels nous allons revenir.
2
« Quand il est question des valeurs, en termes psychologiques, on ne peut que proposer l’union sacrilège de la
pensée et du sentiment. [...] Pourquoi ne pas dire, dès lors, que les valeurs sont les conditions affectives de la
pensée, les normes affectives des idées et des apparitions, les formes affectives au sens de moules dans lesquels
se coule la pensée ? » [When it comes to value in general psychological terms one can only propose the unholy
matrimony of thought and feeling. [...] Why not say, then, that values are the feeling conditions of thought, the
feeling norms of ideas and presentations, the feeling forms in the sense of the feeling moulds of thought ?] (OT,
p.181 et p.184) ; « La pensée dont on ne peut se défaire, c’est la pensée qui valorise, qui vise des fins et
sélectionne des moyens, qui accepte, rejette, et manipule diversement les données qui lui apparaissent au sein de
son processus de ‘reconnaissance’ de la réalité » [The thought which cannot be rooted out is a valuing thought,
which is aiming at ends and selecting means, and accepting, rejecting, and variously manipulating the data
presented to it in the whole process of ‘recognizing’ reality] (« Value », op.cit., p.118).
3
« Values are psychologically to be regarded as different ways of “perceiving” facts ; [they are ] psychologically
involved, attendent upon the perception of facts » (OT, p.14 ; voir également p.35).
199
200
ressort, nos divers jugements de valeur1. Ces derniers sont ainsi directement liés à la nature du
sentiment éprouvé2, tandis que les valeurs sont générées par une différenciation progressive3 ;
leur caractère premier est donc d’être fondamentalement inscrites dans un processus temporel
— tant au niveau collectif d’une évolution de l’espèce humaine ou des sociétés qui la
composent, qu’au niveau individuel d’une fluctuation de nos modes de valorisation dans
l’expérience immédiate.
Si Locke s’intéresse au problème gnoséologique de la classification des valeurs, ce
n’est donc pas pour faire saillir, avec l’école brentanienne, leur fondement absolument
objectif dans une définition logique ou dans l’emprise exercée par le jugement sur le
sentiment, mais au contraire, pour souligner la constitution, dans l’expérience, de « types
affectifs » qui déterminent, dans leur forme, nos jugements de valeur4.
Cette notion de type est particulièrement intéressante, parce qu’elle reprend l’idée
d’une abstraction émotionnelle, telle que la défendait Ribot, tout en la combinant avec l’idée
d’une formalisation esthétique et pratique de l’expérience, telle que Santayana décrivait
l’évolution et le fonctionnement de la conscience5. C’est donc cette notion qui va permettre
1
« Logical criteria in valuation work upon a psychological foundation : and [in order ] to be of a kind in value,
value must have been felt in a particular way, or construed as such upon the basis of generalizations made
possible by feeling modes » (HT, p.15).
2
« Type character must be explained with reference to primary processes of valuation and their psychological
factors. [...] this referential character of the value feeling, [...] the ‘value-reference’ of a value, is integrally a part
and product of the processes of valuation.[...] True and false, right or wrong, beautiful and not-beautiful, are
primarily modes of valuation. They are felt as qualities in the actual context of valuations. [...] taken thus, values
become so to speak the psychological basis of their own classification » (HT, p.19).
3
« Value [is] a derivative of the processes which perceives it, the characteer which it has in its immediate
perception is necessarily regarded as a product or result of other experience of a similar kind or psychologically
associated character » (HT, p.102).
4
Voir à cet égard le chapitre IV de la thèse d’Harvard : « The Value Types : an Outline of a genetic System of
Values ». Locke y propose notamment une description très précise de la spécificité de sa démarche : « We have
insisted accordingly that — 1. The psychological differentiae of values as types are inherent in the processes of
valuation itself, are immediate to valuation, even when they require reflective analysis for conscious recognition,
and are discriminable in some way in terms of affective factors independently of such consciously reflective
factors of valuation. 2. That value types are properly to be defined from the point of view of general value
psychology as progressive differentiations of a common process, and valuations of a specific type genetically
correlated for the most part with the sort of content to which they representatively refer. 3. That even value
criteria by which value objects eventually become the selective criterion of their corresponding value attitudes
are originally psychological in nature and development, and products merely of the ways in which we value.
Some specific psychological character in valuation is thus regarded the ground and source of all logical
groupings and normative references to which values are subsequently liable. 4. And further that unless the
characters of the logical systematization and standardization of values are carried back and correlated with such
psychological processes and factors, and expressly treated as their derivatives and extensions, all definitions and
systematization of value types and classes is formal, non-descriptive, and really subversive of the proper motives
and principles of classification » (HT, p.172).
5
Voir à ce sujet la troisième partie de The Sense of Beauty, en particulier le § 29, où Santayana explique
« l’origine des types » comme « un résidu de l’expérience » — qui garde toutefois la capacité de se transformer
et de s’adapter à de nouvelles expériences —, et où les notions de « type », de « percept » et de « concept »
deviennent pour lui synonymes : « Particular impressions have, by virtue of their intrinsic similarity or of the
identity of their relations, a tendency to be merged and identified, so that many individual perceptions leave but a
200
201
d’indexer la classification des valeurs sur la différenciation appréciative que nous effectuons
dans l’expérience, et c’est, réciproquement, cette différenciation affective qui va permettre de
rendre compte des « relations des valeurs avec d’autres valeurs, ou de types avec d’autres
types » — relations qui relèvent traditionnellement de « l’évaluation » ou du jugement
logique1.
« Nous n’allons pas chercher », écrit Locke à ce sujet, « les caractères typiques des groupes de valeur en
fonction d’un seul et unique facteur [sous-entendu : le jugement réflexif] : procéder ainsi, ce serait dogmatiser
sur la nature du type de valeur, et s’en remettre à un schème de classification arbitraire et formel. [...] Il nous faut
découvrir les divers types qui manifestent la même sorte de référence affective parce qu’ils sont génétiquement
liés avec le même mouvement de valeur — comme par exemple les valeurs esthétiques et mystiques ou les
valeurs religieuses personnelles ; mais dans de tels cas, en fonction d’autres facteurs tout aussi essentiels, il se
découvrira d’autres éléments de différenciation »2.
Locke parvient ainsi à distinguer six catégories générales de valeur, qui vont se
différencier sur la base des types affectifs, ou des affects généraux sur lesquelles elles
reposent.
1. En premier lieu, il y a les valeurs dites « hédonistes » ou « de condition » : elles
relèvent du plaisir et de la douleur, au sens strictement physique, et sont associées à la
satisfaction des besoins physiologiques ou des instincts sexuels3.
2. Viennent ensuite les « valeurs économiques » : directement rattachées aux valeurs
hédonistes, elles sont toutefois liées aux « dispositions conatives » — en particulier le désir —
et au concept plus général d’« utilité » individuelle ou sociale4.
single blurred memory that stand for them all. [...] The mass of our experience has to be classified, if it is to be
available at all. Instead of a distinct image to represent each of our original impressions, we have a general
resultant. [...] A generic idea or type usually presents to us a very inadequate and biassed view of the field it
means to cover. As we reflect and seek to correct this inadequacy, the percept changes on our hands. The very
consciousness that other individuals and other qualities fall under our concept, changes this concept, as a
psychological presence, and alters its distinctnesss and extent » (op.cit., pp.74-75).
1
Cf cette critique vigilante de Locke : « In terms of evaluation, the relation of values to other values — type to
type, must be considered, but to confuse principles of type-relation with principles of relation to type, or to
convert one into the other, without the closest scrutiny, is, to say, the least, far from scientific » (HT, p. 93).
2
« We are not to look for type-characters of value groups in terms of any one single factor : to do so would be to
dogmatize about the nature of value type, and to commit oneself to an arbitrary and formal scheme of
classification. [...] We shall find several types exhibiting the same general sort of feeling-reference because
genetically connected with the same value-movement, — as for example the aesthetic and the mystical or
personal-religious values ; but in all such cases, in terms of other factors just as essential, there will be some
further elements of differentiation » (HT, p.173). Au terme de son exposé sur les différents types de valeurs,
Locke proposera alors de les regrouper également en fonction de leurs économies respectives : l’économie
plaisir/douleur génère les valeurs hédonistes, l’économie esthétique engendre les modes de valorisation
immanents, tels que les valeurs esthétiques, les valeurs religieuses personnelles, le système logique, et les valeurs
métaphysiques noétiques ; l’économie moral donne lieu aux modes de valorisation transgrédients, tels que les
valeurs d’échange économique, les valeurs éthiques, morales et religieuses qui relèvent du social, et les valeurs
de vérité (HT, p.251).
3
OT, chapter XII, pp.220-234 ; HT, « Part IV : Values by Genus and Species : A Critical Classification »,
Section B, chapter 1, pp.179-189b ; « Value », p.117.
4
OT, chapter XIII ; HT, Part IV, Section B, chapter 2, pp.190-199 ; « Value », p.117.
201
202
3. La troisième catégorie est celle des « valeurs esthétiques »1. Elles procèdent, selon
Locke, de la « totalisation du contenu et de suspension ou d’absorption dans le contenu
immédiat de l’expérience », et à ce titre, elles présentent les traits les plus caractéristiques de
la référence ou de la postulation immanente2. Locke insiste volontiers sur la dimension
esthétique de l’existence, et il est en cela profondément fidèle aux divers penseurs qui l’ont
influencé — tels James, Santayana, Simmel ; même s’il se refuse à leur explication
strictement évolutionniste de la constitution du sentiment esthétique dans l’histoire humaine3,
il ancre, comme eux, les valeurs esthétiques dans « un sentiment de plénitude, de repos et
d’équilibre » qui peut se consommer, de façon passive, dans la contemplation, et de façon
active, dans la création artistique4.
4. Assez proches des valeurs esthétiques, puisque le sentiment qui les génère
initialement est ce que James appelait le « sentiment de la rationalité » — à savoir une
expérience de détente, de repos et d’acquiescement — viennent ensuite pour Locke les
« valeurs logiques » du vrai et du faux5.
5. Les « valeurs morales » relèvent, en revanche, on l’a déjà vu, d’une économie
affective différente : elles s’éprouvent en effet au travers d’un sentiment de tension
caractéristique de la référence transgrédiente6.
6. Viennent enfin, les « valeurs religieuses » qui participent, dans leur dimension
mystique, de la référence immanente et, dans leur dimension sociale et ritualisée, de la
référence transgrédiente, mais qui se caractérisent fondamentalement comme un « sentiment
d’exaltation »7.
Même si les différentes tables des valeurs qu’il propose ne semblent guère différer, en
définitive, des classifications traditionnelles, Locke rappelle avec insistance que ce sont les
« modes affectifs » qui constituent, en vérité, le facteur principal de différenciation entre les
1
OT, chapter XIV ; HT, Part IV, Section B, chapter 3, pp.200-213 ; « Values and Imperatives », pp.41-43 ;
« Value », pp.117-118.
2
HT, p.204.
3
Une telle explication pouvait en effet déboucher, comme chez Santayana et, plus tard, Freud, sur une analyse
du sentiment esthétique comme sublimation de l’attirance sexuelle (The Sense of Beauty, § 13, op.cit., pp.37-40).
L’homosexualité de Locke rendait difficile, pour lui, l’acceptation d’une telle réduction physiologique ; par
rapport à une explication naturaliste, il préférait donc expliquer son propre tempérament d’esthète et ses
inclinations homosexuelles en termes culturalistes, comme une « préférence acquise ».
4
HT, p.206 ; « Values and Imperatives », p.42.
5
OT, chapter XVI ; HT, Part IV, Section B, chapter 6, pp.240-245 ; « Values and Imperatives », pp.41-43 ;
« Value », p.118.
6
OT, chapter XV ; HT, Part IV, Section B, chapter 4, pp.214-232 ; « Values and Imperatives », pp.41-43 ;
« Value », p.118.
7
OT, chapter XIX ; HT, Part IV, Section B, chapter 5, pp. 233-239 ; « Values and Imperatives », pp.41-43 ;
« Value », p.118.
202
203
valeurs1, et qu’ainsi ce n’est plus la recherche de catégories logiques et formelles qui doit
primer, mais bien l’observation des économies affectives dont les modulations génèrent les
différents jugements de valeur.
Ces économies sont au nombre de trois, et se recoupent dans une large mesure : il y a
l’économie plaisir/douleur, l’économie référence immanente/référence transgrédiente, et
l’économie intersubjective de participation (ou imitation) et de dépassement (ou invention)2.
Ce sont elles qui génèrent, pour un même type, les différents niveaux de valeur (conditionnel,
personnel et supra-individuel)3 ainsi que les divers mouvements de la valorisation, d’un type
affectif à un autre4. Or, ce sont avant tout ces phénomènes de transformation, de conversion et
d’inversion des valeurs qui intéressent Alain Locke. « Par-delà une plus grande précision
descriptive dans l’analyse », sa théorie de la valeur présente en effet cet autre avantage de
« rendre compte de la genèse et du dynamisme des valeurs » ; et elle peut ainsi « expliquer les
conversions et les oppositions de valeur », leurs « fusions, transferts et conflits » :
« C’est dans ce champ de phénomènes que les théories logiques de la valeur éprouvent leurs plus
grandes difficultés. Nous connaissons bien ces situations où, par exemple, une séquence de raisonnement logique
va prendre un caractère esthétique — c’est la « belle preuve » ou la « belle démonstration », où lorsqu’une
qualité ou une disposition morale n’est pas seulement appréhendée comme « bonne » mais comme « noble », où
encore lorsqu’un rituel religieux est une « réalité » mystique pour le croyant quand elle n’est qu’un spectacle
esthétique et symbolique pour le non-croyant qui y assiste. La manière logique d’expliquer de telles situations
suppose un changement des présuppositions du jugement qui sert d’intermédiaire entre les valeurs, ou en
d’autres cas, elle propose cette explication plus faible encore d’un transfert des prédicats à travers la métaphore
et l’analogie. Mais avec la théorie selon laquelle les valeurs sont constituées par la qualité modale primaire du
sentiment actuel et concret, il n’est pas besoin de chercher par-delà ce dernier pour expliquer les prédicats
inhabituels ou la réalité de l’attitude dans la valorisation. Sentiment, attitude et prédicats sont en relation et en
accord directs. Telle un quod erat demonstrandum, la preuve ou la démonstration devient la consommation
joyeuse d’un processus, et par là même, elle devient esthétique. De la même manière, la contemplation d’un acte
éthique, lorsque la tension de l’acte n’est pas partagée, devient une appréciation détachée, bien qu’il suffise
qu’on partage la tension pour se convertir à une valorisation de type moral. Lorsqu’il devient, en fait,
dispositionnel, avec l’adoucissement de la courbe affective que génère l’habitude et l’équilibre intérieur, le
comportement moral prend une qualité quasi-esthétique, telle qu’elle est réfléchie dans le critère de goût ou de
noblesse oblige plutôt qu’à travers le critère plus sévère de la contrainte ou du devoir. Et bien évidemment, pour
le spectateur désintéressé, le rituel religieux ne diffère pas de n’importe quelle autre œuvre d’art — c’est l’objet
d’une projection reposante et équilibrée. Dès qu’une forme affective différente est évoquée, la situation et le type
de valeur sont ipso facto transformés. Changez l’attitude, et sans considération du contenu de l’expérience, vous
changez le type de valeur ; et les nouveaux prédicats appropriés s’ensuivent automatiquement. Ce sont les
mêmes principes qui permettent d’expliquer les conflits et les incompatibilités des valeurs »5.
Cette longue citation explicite très clairement ce qui constitue le motif majeur de la
théorie lockienne des valeurs, — à savoir : « l’interchangeabilité et la convertibilité de
1
« Values and Imperatives », pp.41-42.
HT, p.251.
3
HT, p.133.
4
HT, pp.4-5, pp.82-85, pp.157-158 et pp.249-251. « A value-movement in general is any reconstruction of a
value object or a valuation which is traceable as a characteristically transformative change of meaning for
valuation » (HT, p.157).
5
« Values and Imperatives », p.44 (nous traduisons).
2
203
204
différents genres de valeur », mais aussi son corollaire : leur « incompatibilité » dans certains
cas1. Par ailleurs, elle révèle également la distance ambiguë que prend Locke à l’égard de
l’impulsion initialement fondationnaliste de son projet : il s’agit bien, dans la lignée de
Brentano, Meinong et Husserl, d’« analyser le lien entre notre schéma représentationnel et le
contenu de nos représentations », ou de « fonder quelque principe ou critère normatif à la
validité objective de nos valeurs »2 ; mais dans le même temps, on a pu constater qu’il ne
saurait y avoir pour Locke de distinction autre que fonctionnelle entre la forme et le contenu.
Pour satisfaire cet enjeu gnoséologique, souligne-t-il dès lors, il n’est donc pas besoin de
chercher en deçà du sentiment3. Au lieu de rapporter les valeurs à une instance transcendante,
il convient au contraire de les expliquer dans l’immanence de leur apparition, et si l’on peut
déceler chez Locke quelque apparente contradiction entre sa volonté, d’une part, d’esquisser
un cadre stable ou une catégorisation fixe des valeurs et son insistance, d’autre part, sur leur
labilité constante, ce n’est là qu’un nouvel avatar de cette formidable tension spinozienne
entre le dynamisme, ou la turbulence fondamentale de l’immanence, et la tentative d’en
fournir une connaissance génétique et adéquate, more geometrico.
S’il est en effet un thème récurrent chez Locke, dans ses thèses comme dans ses
articles, c’est bien cette idée d’une instabilité fondamentale des valeurs4. « Les valeurs n’ont
pas de contenu fixe »5, elles peuvent ainsi s’adapter et accueillir diverses expériences, aussi
disparates fussent-elles, à l’intérieur d’un même cadre affectif et qualitatif (lequel couvre dès
lors un champ plus large de l’expérience), tandis qu’« un genre de valeur échappe [lui-même]
souvent à sa définition et brise ses barrières logiques pour inclure des contenus qui ne lui sont
1
« Values and Imperatives », p.42. Cette corrélation du sentiment et de la valeur dans le changement était
présente dès la thèse d’Oxford : « value changes are consequent on feeling changes » (OT, p.165).
2
« To my thinking, the gravest problem of contemporary philosophy is how to ground some normative principle
or criterion of objective validity for values without resort to dogmatism and absolutism » (ibidem, p.36).
3
Voir à ce sujet le développement de l’argumentation, pp.36-41 : « The fundamental value-modes have a way of
setting up automatically or dispositionally their end-values prior to evaluative judgment » (ibidem, p.36) ; « If
values are thus normatively stamped by form-qualities of feeling in the original experience, then the evaluative
judgment merely renders explicit what was implicit in the original value sensing, at least as far as the modal
quality of the value is concerned » (ibidem, p. 39) ; « The changed feeling-attitude creates a new value ; and the
type-form of the attitude brings with it its appropriate value category. The modes co-assert their own relevant
norms » (ibidem, p.41).
4
« Stable values are exceptions rather than the rule. [...] Their stability is always more or less a construction for
methodological purposes, like the extraction of stable objects in the flux of happenings. It is always to some
extent a fiction, because it is never absolute, and because there are no eternal values, none that endure unchanged
and untransformed by new valuations » (« Value », p.125).
5
« There is no fixity of content to values » (« Values and Imperatives », p.40) ; « Value content is observably
variable and transposable with regard to its value norms. There is no warrant of fact for considering values as
fixed permanently to certain normative categories or pegged in position under them or attached intrinsically by
nature or « essence » to that mode of valuation to which they may be relavantly referred » (« A Functional View
of Value Ultimates », p.83).
204
205
pas habituellement associés »1. Mais dans le même temps, et sur l’autre versant du processus,
toute mutation de la valorisation, ou toute conversion de la valeur ne peuvent véritablement
s’opérer que s’il y a changement d’affect, car c’est « la qualité affective, sans considération du
contenu, qui fait la valeur d’un genre donné ; une transformation de l’attitude a pour effet un
changement de type dans la situation de la valorisation »2.
Une telle position entraîne plusieurs conséquences, qui seront explicitement formulées
dans les articles que publie Locke à partir des années trente, et que nous voudrions donc
exposer à présent.
§ 25. Première conséquence :
le fonctionnalisme comme anthropologie de la turbulence et de la variation
En articulant sa classification des valeurs autour d’une double postulation affective et
des « quatre modes affectifs fondamentaux » qui lui sont afférents3, ce que Locke semble
nous proposer, c’est bel et bien un « discours sur la nature humaine » (anthropou-logos), mais
son approche philosophique a ceci d’original qu’elle tient prioritairement compte de la
dimension sociale : les grands types de valeur qu’elle distingue sont, à cet égard, « les
propriétés les plus générales de la nature humaine qui surnagent dans le phénomène social »,
comme dirait Durkheim4. Ce sont à la fois des attitudes et des dispositions, c'est-à-dire des
manières de percevoir et d’agir. Locke insiste par ailleurs sur deux points complémentaires —
le caractère fonctionnel et génétique des valeurs ; il s’agit donc d’en bien comprendre les
implications du point de vue de son anthropologie.
1
« The most corroborative cicumstantial evidence is to be found in the interchangeability or rather the
convertibility of the various kinds of value. [...] A value-genre often evades its definition and breaks through its
logical barriers to include content not usually associated with it » (« Values and Imperatives », p.40). Voir
également OT, p.165 et HT, pp.119-121, où Locke commente de façon exhaustive les « fusions et les
diversifications des sentiments de valeur, ainsi que les chevauchements et les différenciations des attitudes de
valorisation » [fusions and diversifications of value feelings and overlappings and differentiations of value
attitudes] ; voir HT, p.250, où il commente les « analogies, les transferts et, d’un point de vue logique, les
« confusions » de valeur, qui suivent les lignes des attitudes psychologiques dans le sentiment et par conséquent
les principes des économies de valeur » [Almost all of the analogies, transfers, and from the logical point of view
‘confusions’ of values follow the lines of the psychological attitudes in feeling, and the principles, therefore, of
the value-economies].
2
« The feeling-quality, irrespective of content, makes a value of a given kind, and a transformation of the
attitude effects a change of type in the value situation » (« Values and Imperatives », p.40).
3
« Taking feeling-modes as the basic factor of differentiation, the religious and ethical, moral, logical and
aesthetic types of value differentiate very neatly on the basis of four fundamental feeling-modes of exaltation,
tension, acceptance, and repose or equilibrium » (« Values and Imperatives », p.41).
4
« Représentations individuelles et représentations collectives », op.cit., p.41.
205
206
Tout d’abord, les sentiments de valeur varient parce que les économies affectives qui
les caractérisent fonctionnent différemment, bien que de façon exclusive. C’est là ce que nous
fait découvrir l’approche fonctionnelle des valeurs, qui se focalise sur « leurs interrelations »
afin de mettre en évidence « leurs parallélismes » mais aussi leurs « incommensurabilités
émotionnelles »1. Par delà la diversité des valeurs, on peut ainsi observer des règles similaires
de production et de fonctionnement qui constituent autant de « constantes fonctionnelles »2 ;
celles-ci génèrent des affects généraux qui sont autant de potentiels « universaux
qualitatifs »3. Mais dans le même temps, chaque économie affective ne peut se développer
que de manière univoque ; on découvre ainsi une même propension de tous les modes de
valorisation à constituer « une totalisation » de l’expérience, et à conférer par là même un
caractère d’absolu à la prédication de valeur qui les accompagne4.
Le caractère fonctionnel des valeurs ne saurait toutefois résider uniquement dans les
processus par lesquels nos divers modes de valorisation les produisent. Ceux-ci ont en effet
surtout un rôle, ils remplissent une fonction, puisqu’ils servent à déterminer nos choix et à
orienter notre comportement dans la pratique ; ils sont directement liés à notre interaction
avec notre entour, à la pression qu’il exerce sur nous ou à l’emprise que nous voulons exercer
en retour, et les valeurs fonctionnent alors comme des « normes pour l’action » ou des
1
« A functional approach [...] of necessity treats the value varieties in terms of their interrelationships,
guaranteeing a comparative approach [...] from the examination of parallelisms in their functioning, as well as
from case analyses of their occasional overlapping and interchangeability » (« A Functional View of Value
Ultimates », p.81) ; « there is not necessarily irresolvable conflict between separate value modes if, without
discounting the emotional and functional incommensurability, we realize their complementary character in
human experience » (« Values and Imperatives », p.46 ; voir aussi p.42).
2
« We are able to discover through objective comparison of basic human values certain basic equivalences
among them, which we may warrantly call “functional constants” to take scientifically the place of our outmoded
categoricals and our banned arbitrary “universals” » (« Pluralism and Intellectual Democracy », p.55) ; voir
également « Values and Imperatives », p.47.
3
« If the value type is given in the immediate apprehension of the particular value, some qualitative universal is
given » (« Values and Imperatives », p.39).
4
Locke rappelle en effet que « les valeurs ne totalisent qu’un aspect de l’expérience et ne sont représentatives
que d’un ordre de réalité existant. Elles ne devraient pas être confondues avec l’objectivité même de la réalité.
[...] Ce caractère de totalisation est purement fonctionnel dans la valorisation, et c’est se moquer des faits que de
l’élever au niveau d’un culte transcendantal ou de leur conférer une universalité objective » [Values totalize
merely an aspect of human experience and stand only for a subsistent order of reality. They should not confuse
themselves with that objective reality nor attempt to deny or disparage its other value aspects and the subsistent
order they reflect. This totalizing character is purely functional in valuation, and it is a mockery of fact either to
raise it to the level of transcendantal worship or to endow it with objective reality] (« Values and Imperatives »,
p.47). Il n’en demeure pas moins « un fondamentalisme chronique et presque universel des valeurs dans
l’action », puisque « le commun des mortels, que ce soit dans son comportement individuel ou social, instaure
des normes privées, personnelles ou collectives, en standards et en principes, et à tort ou à raison il les hypostasie
au rang d’universaux valant pour toutes les conditions, toutes les époques et tous les hommes » [The practical
life confronts us with the problem of [...] a chronic and almost universal fundamentalism of values in action. The
common man, in both his individual and group behavior, [...] sets up personal and private and group norms as
standards and principles, and rightly or wrongly hypostasizes them as universals for all conditions, all times and
all men] (ibid., p.35).
206
207
« impératifs pour des choix d’action »1. D’un point de vue social, des individus n’ayant pas
les mêmes croyances ni les mêmes désirs (et ne partageant par conséquent ni les mêmes
perceptions ni les mêmes desseins) ne pourront donc pas avoir les mêmes sentiments ni les
mêmes valeurs. Celles-ci et ceux-là varieront fondamentalement, et n’existeront qu’en
fonction d’un contexte (matériel, social, culturel) et de sa dimension temporelle (ou
historique).
Il s’ensuit que chaque type affectif (ou chaque mode de valorisation) est acquis, et
qu’il est ainsi fondamentalement contingent.
Il est le produit d’un processus génétique qui peut être favorisé ou, au contraire,
entravé par les circonstances environnantes ; c’est pourquoi Locke soulignait, dès sa thèse
d’Oxford, que
« Certaines personnes sont incapables de certaines valeurs parce qu’ils sont dans l’incapacité d’éprouver
certaines émotions : l’incapacité esthétique est fréquente, ainsi que l’incapacité éthique. Ne semble-t-il pas en
définitive, que le sentiment modèle la pensée de certaines façons ? »2.
Si un mode de valorisation peut ne pas exister, il peut également, tout au contraire,
dominer les autres modes et empêcher leur développement, ou bien résister à sa propre
révision et freiner toute remise en question. C’est là l’autre versant de l’acquisition et de
l’habitude dispositionnelle : elle est fondamentalement une force d’inertie, tout en étant
susceptible, nous allons le voir, d’un devenir-actif et d’une optimisation.
§ 26. Deuxième conséquence :
relativisme et optimisation chez Alain Locke
Un tel fonctionnalisme et une telle insistance sur la contingence a évidemment ses
conséquences sur le plan épistémologique. Locke parle ainsi volontiers d’un « relativisme
fonctionnel » pour qualifier sa théorie des valeurs, et va jusqu’à évoquer à cet égard la
« rupture épistémologique » dont son projet participerait :
« Une rupture théorétique s’est produite, qui semble être partie de plusieurs côtés simultanément. Vues
de façon panoramique, la convergence de ces tendances indique un nouveau centre pour la pensée et la réflexion
1
« Their primary normative character reside in their functional rôle as stereotypes of feeling-attitudes and
dispositional imperatives of action-choices » (« Values and Imperatives », p.36).
2
« Some people are incapable of certain values because incapacitated for certain emotions, aesthetic incapacity
is frequent, and ethical incapacity as well. Does it not seem, after all, that feeling moulds thought in certain cases
and in certain ways ? » (OT, p.188).
207
208
de notre présente génération, et qui serait, semble-t-il, une philosophie et une psychologie, et peut-être même une
sociologie, qui pivotent autour d’un relativisme fonctionnaliste »1.
Locke a évidemment conscience, en avançant cela, que l’idée de relativisme n’a
généralement pas très bonne presse. Tout en rejetant l’objectivisme scientiste (auquel tend
l’analyse strictement logique des valeurs), il fait donc un effort vigilant pour bien différencier
sa position du « relativisme protagorien où chaque homme est la mesure de toute chose et
chaque situation l’aune de la valeur » ainsi que de « l’anarchisme en matière de valeurs »
auquel conduirait un subjectivisme intégral2. Ce qu’il propose, c’est un « relativisme plus
systématique » qui puisse constituer une voie intermédiaire « entre le subjectivisme et
l’objectivisme » ainsi qu’une alternative entre des positions aussi opposées que
l’instrumentalisme et l’idéalisme, ou le behaviorisme et le nominalisme3 :
« Les distinctions naturelles des valeurs et les critères fonctionnels se situent quelque part entre le
relativisme atomiste d’une échelle plaisir-douleur et le terne critère uniformitaire de la logique [...]. Les valeurs
en chair et en os peuvent bien n’être pas aussi universelles et objectives que les vérités logiques et les jugements
schématisés, mais elles n’en sont pas pour autant dépourvues d’une objectivité relative et d’une universalité qui
leur est propre. Les qualités de base des valeurs n’auraient jamais dues être cherchées dans des classes logiques,
car elles relèvent de catégories psychologiques. [...] Elles sont enracinées dans des modes ou des genres de
valorisation »4.
En formulant cette hypothèse d’une acquisition de « caractères affectifs abstraits,
fonctionnant de façon dispositionnelle comme substituts du jugement formel »5, le
fonctionnalisme lockien s’apparente donc très largement, nous l’avons vu, à une logique des
sentiments, ou encore à une réappropriation spinozienne et jamésienne de la psychologie des
formes6. Mais s’il met ainsi l’accent sur les interrelations, les équivalences et les oppositions
entre les modes de valorisation, il souligne, parallèlement, que les jugements de valeur ne
1
« A theoretical break has come, and seems to have set in simultaneously from several quarters. Panoramically
viewed, the convergence of theses trends indicates a new center for the thought and insight of our present
generation, and that would seem to be a philosophy and a psychology, and perhaps too, a sociology, pivoted
around functional relativism » (« Values and Imperatives », p.50). Voir également « A Functional View of Value
Ultimates », pp.83-84.
2
« Values and Imperatives », p.36 et p.38 ; ibidem, p.47 ; voir également « Pluralism and Intellectual
Democracy », p.55 et « Cultural Relativism and Ideological Peace », p.74.
3
« Values and Imperatives », pp.35-38 ; « Pluralism and Intellectual Democracy », p.55.
4
« The natural distinctions of values and functional criteria lie somewhere in between the atomistic relativism
of a pleasure-pain scale and the colorless, uniformitarian criterion of logic [...]. Flesh and blood values may not
be as universal or objective as logical truths and schematized judgments, but they are not thereby deprived of
some relative objectivity and universality of their own. The basic qualities of values should never have been
sought in logical classes, for they pertain to psychological categories. They are [...] rooted in modes or kinds of
valuing » (« Values and Imperatives », p.38).
5
« Some abstract feeling-character fonctioned dispositionally as a substitute for formal judgment » (ibidem,
p.39).
6
« The Gestalt psychology has demonstrated the factual reality of a total configuration functioning in perceptual
recognition, comparison and choice. There is therefore nothing scientifically impossible or bizarre in assuming a
form-quality felt along with the specific value context and constituting its modal value-quality and reference »
(ibidem, p.40).
208
209
constituent jamais qu’une rationalisation de préférences affectives ou de croyances largement
inconscientes1, et que cette rationalisation, inscrite elle-même dans un processus de
continuité, n’a pas d’autre but que de nous fournir des « normes pour l’action » qui peuvent
ainsi se transformer en fonction des besoins ou de l’efficacité pratiques :
« Ce qui est révélé ou développé dans l’expérience comme meilleur devient le nouveau bien,
s’appropriant ainsi la position d’acceptation normative et d’insistance impérative qu’occupait précédemment
l’ancien contenu de valeur. La continuité de processus du caractère normatif des valeurs n’est pas seulement
démontrée par cette procédure de substitution qui transforme l’ancienne positivité en négativité relative. Ce qui
est éprouvé ou jugé comme meilleur est normalement préféré et devient ainsi un impératif normatif. Il est alors
réarrangé dans la pensée évaluative lorsqu’intervient un jugement explicite »2.
Cette insistance sur les processus de rationalisation inhérents aux jugements, et cet
intérêt pour les phénomènes de réévaluation, voire d’inversion des valeurs, rendent alors le
relativisme lockien très proche de la généalogie nietzschéenne et du pragmatisme de William
James ; mais des différences fondamentales persistent néanmoins, qui révèlent la profonde
lucidité critique d’Alain Locke. C’est qu’il ne suffit pas, pour lui, de dévoiler l’origine des
valeurs, puis de proclamer la nécessité de leur inversion comme le fait Nietzsche pour que
cette explication généalogique soit acceptée, et pour que les modes de comportement soient
immédiatement transformés. Locke prend bien soin de noter, à cet égard, que
« Personne, toutefois, ne peut raisonnablement s’attendre à un changement soudain et complet de notre
comportement axiologique d’une transformation, même radicale, de notre théorie de la valeur. Le relativisme
devra apprivoiser lentement la farouche force de nos impératifs. Il n’y aura pas de soudain désaveu de nos
absolutismes traditionnels et chroniques, pas de sape complète des orthodoxies, pas d’énorme accès ni de
déferlement de tolérance. Mais l’absolutisme est condamné par la variété croissante de l’expérience humaine »3.
L’enthousiasme de Nietzsche, sa condamnation des valeurs religieuses et son
intransigeance à l’égard des valeurs morales témoigneraient plutôt, au contraire, de la
puissance de l’affect et d’une prégnance de l’absolutisme, inéluctable dans nos modes de
1
« Their primary normative character reside in their functional rôle as stereotypes of feeling-attitudes and
dispositional imperatives of action-choices, with this character reinforced only secondarily by reason and
judgment about them as ‘absolutes’ » (ibidem, p.36) ; « Our varied absolutes are revealed as largely the
rationalization of our preferred values and their imperatives. Their tap-root, it seems, stems more from the will to
power than from the will to know » (ibidem, p.46) ; voir également « Cultural Relativism and Ideological
Peace », p.71 et p.76.
2
« What is revealed or developed in experience as better becomes the new good, shifting to the position of
normative acceptance or urgency formerly occupied by the older value content. The process continuity of the
normative character of values is demonstrated not merely by the substitution of new value content for the old, a
procedure which transforms yesterdays’ good into a relatively bad. That which is felt or judged as relatively
better (or truer to the systematic value quality in the case of other types of value than the ethical) is normally
preferred and so becomes normatively imperative. When explicit judgment ensues, it is revamped in evaluative
thought accordingly » (« A Functional View of Value Ultimates », p.84).
3
« However, no one can sensibly expect a sudden or complete change in our value behavior from any
transformation, however radical, in our value theory. Relativism will have to slowly tame the wild force of our
imperatives. There will be no sudden recanting of chronic traditional absolutisms, no complete undermining of
orthodoxies , no huge, overwhelming accessions of tolerance. But absolutism is doomed in the increasing variety
of human experience » (« Values and Imperatives », p.48).
209
210
valorisation ; mais on peut également y reconnaître l’antagonisme fondamental des économies
affectives. De la même manière, si Locke partage avec James une préoccupation constante
pour les « conséquences pratiques de nos attitudes dans la détermination de nos actions » et
pour une « sanction pragmatique de nos valeurs »1, il ne s’en défie pas moins, pour autant,
d’un optimisme naïf croyant à la correction spontanée de nos croyances, de nos désirs et de
nos valeurs. Sa prudence et sa modération sont remarquablement formulées à plusieurs
reprises :
« Le comportement humain, il est vrai, est expérimental, mais il est également sélectivement
préférentiel, et pas toujours en termes d’ajustements avec la réalité extérieure ou en fonction de résultats
concrets. Les réactions, en matière de valeurs, sont guidées par des préférences émotionnelles et des affinités qui
sont aussi puissantes, dans la détermination de nos attitudes, que les conséquences pragmatiques le sont dans la
détermination de nos actions »2.
« Car il est des situations où les inhibitions et les dogmatismes de l’habitude bloquent la révision et la
correction du contenu évaluatif. Dans de tels cas, l’intelligence ou le sentiment, ou bien les deux, restent
retranchés dans une fixation irrationnelle sur le contenu orthodoxe, et refusent de s’en détacher »3.
La théorie lockienne des valeurs pourrait ainsi s’apparenter à une réorientation du
méliorisme jamésien, avec une contribution originale et non négligeable, puisque le nouveau
méliorisme, tel qu’il est envisagé par Locke, consiste dans le développement expressif de tous
nos modes de valorisation, et qu’il concerne, par là même, l’ensemble des valeurs : c’est bien
en effet la même logique d’optimisation qu’il exprime lorsqu’il propose, dans Values and
Imperatives, de « porter au maximum le mode de valorisation lui-même comme attitude et
comme activité » [maximizing the value-mode itself as an attitude and activity] ou de « porter
les valeurs au maximum » [maximizing values]4. On retrouve ainsi, dans ce devenir-actif et
dans cette logique d’optimisation, la dimension proprement éthique de l’axiologie, telle que
nous l’avions décelée chez Spinoza. C’est là, en somme, le véritable sens de la référence
transgrédiente dont serait alors susceptible chaque mode de valorisation, car c’est là la seule
transcendance qui soit véritablement inhérente à l’immanence ; c’est donc le seul
dépassement qui puisse également tout à la fois s’opérer et se justifier de façon réflexive, car il
correspond très exactement à un regain de l’élan vital ou un accroissement de la puissance
d’agir — tant sur le plan de l’activité que de la capacité d’action. Il n’est donc guère étonnant
1
« James did not advocate sterilizing the ‘will to believe’ or abandoning the search for pragmatic sanction for
our values » (« Pluralism and Intellectual Democracy », p.54).
2
« Human behavior, it is true, is experimental, but it is also selectively preferential, and not always in terms of
outer adjustments and concrete results. Value reactions guided by emotional preferences and affinities are as
potent in the determination of attitudes as pragmatic consequences are in the determination of actions »
(« Values and Imperatives », p.37).
3
« For they are situations where the inhibitions and dogmatisms of habit block the corrective revision of the
value content. In such cases either the intelligence or feeling or both, intrenched in irrational fixation on the
orthodox content, refuses to follow through » (« A Functional View of Value Ultimates », p.85).
4
op.cit., p.38 et p.50.
210
211
que Locke y reconnaisse, dans ses effets positifs, la force même et la validité expérimentale
de sa théorie fonctionnelle et génétique. Les deux propos qui suivent en sont une illustration
marquante, et nous autorisent, pensons-nous, à comparer, dans sa fécondité conceptuelle, la
théorie axiologique de Locke à l’Ethique de Spinoza.
« Etant des aspects dérivés d’une même réalité, les ordres de valeurs ne peuvent raisonnablement entrer
en compétition et devenir des réalités rivales. Créatures d’un mode d’expérience, elles ne devraient pas se
construire ou s’incarner de telle manière qu’elles contredisent ou déshumanisent le mode dont elles sont une
expression particulière.
Qu’une telle vue puisse être établie — et je considère cela comme une réelle possibilité pour une théorie
empirique de la valeur, nous aurions alors le droit de centrer notre loyauté à la valeur non plus sur le culte des
définitions et des formules ni sur le monopole compétitif vers lequel tendent les différentes assertions de valeur,
mais sur cet objectif qui consiste à optimiser le mode de valorisation lui-même comme attitude et comme
activité »1.
« Avec ma façon de construire la situation, c’est la réévaluation rétrospective de la valeur qui, en
assurant la stabilité de la valeur et du système qu’elle soutient, manifeste le plus clairement la force et le
caractère réellement fonctionnels du principe normatif. Il semble paradoxalement, dans la pratique actuelle, que
cela soit cette capacité de se corriger progressivement, caractéristique de toute norme en matière de valeur, qui,
bien plus que la stabilité d’un contenu de valeur spécifique, confère leur nécessité impérative à nos valeurs
abstraites »2.
§ 27. Troisième conséquence :
pluralisme et relativisme culturels
En rapportant les valeurs à des modes affectifs, en exposant la logique totalisante de
ces derniers et en soulignant la complémentarité de leurs économies respectives, le relativisme
d’Alain Locke a pour but de combattre l’absolutisme et le dogmatisme autoritaire de nos
valeurs, et de nous inviter, par contraste, à une optimisation de nos modes affectifs dans toute
leur extension possible et dans toute leur diversité. Nous sommes bel et bien là dans un
régime de l’expression plutôt que de la représentation ; mais un problème se pose dès lors :
s’il peut être difficile, pour un individu, d’aller au-delà de ses dispositions initiales et de leurs
limitations pour concilier une multitude d’expressions affectives et de modes de valorisation
1
« As derivative aspects of the same basic reality, value orders cannot reasonably become competitive and rival
realities. As creatures of a mode of experience, they should not construe themselves in any concrete embodiment
so as to contradict or to stultify the mode of which they are a particularized expression. Should such a view
become established, — and I take that to be one of the real possibilities of an empirical theory of value, we shall
then have warrant for taking as the proper center of value loyalty neither the worship of definitions or formulae
nor the competitive monopolizing of value claims, but the goal of maximizing the value-mode itself as an
attitude and activity » (« Values and Imperatives », p.48).
2
« To my way of construing the situation, it is the retrospective revaluation of the value which, by guaranteeing
the stability of the norm and the value system it supports exhibits most clearly the really functional force and
character of the normative principle. Paradoxically, in actual practice, it seems to be the progressively corrective
character of the value norm more than stability of specific value content which endows our abstract values with
normative ultimacy. It is by such a criterion, for example, that we can best explain why a lesser evil becomes a
comparative good » (« A Functional View of Value Ultimates », p.84).
211
212
différents, comment, a fortiori, faire coexister de façon harmonieuse une pluralité de
croyances, de désirs et de valeurs entre des individus différents ? C’est là où le relativisme
fonctionnel doit, selon Locke, dépasser son strict niveau cognitif et épistémologique pour se
transformer en relativisme et en pluralisme culturels.
Il y a en effet, chez Locke comme chez Tarde, un lien intrinsèque entre nos luttes
internes et nos confrontations externes, puisqu’elles ont leur source commune dans notre
double postulation fondamentale, et ce rapport causal fait l’objet d’un long développement
dès 1935 :
« De notre point de vue, nous voyons ces grands principes [le Beau, le Vrai, le Bien], condamnés à une
opposition logique perpétuelle en dépit de leur affirmation d’une harmonie fraternelle, parce que les attitudes
valorisantes qui les sous-tendent sont, à la base, psychologiquement incompatibles. Le repos et l’action,
l’unification et le conflit, le consentement et la prévision créent, en tant qu’attitudes, des antinomies naturelles,
des ordres de valeur insolubles, et la seule paix qu’une vision scientifique des valeurs puisse établir entre eux est
basée non pas sur la priorité ou la préséance mais sur la parité et la réciprocité. [...] Ces élans directionnels,
déterminés émotionnellement dans la majorité des cas, et qui décident si la valeur, dans son orientation,
s’intériorise ou s’extériorise, s’individualise ou se socialise, sont de la plus haute importance. Elles sont en effet
à la racine de ces dissensions civiles, à l’intérieur des diverses provinces de la valeur, entre le saint et le
prophète, le mystique et le réformateur, le théoricien spéculatif et l’expérimentateur pratique qui tous deux
cherchent la vérité, l’esthète et le dilettante face au créateur ou à l’artiste professionnel, et finalement le fanatique
moral et le réformateur. [...] Assurément, l’opposition fondamentale des modes de valorisation et des attitudes
qui leur sont concomitantes a toujours constitué l’une des plus grandes sources de division et de conflit entre les
hommes. Le rôle du sentiment ne peut pas être compris ni contrôlé lorsqu’il est minimisé ; admettre cela, c’est le
début de la sagesse pratique. [...] Sans nul doute de nombreuses attitudes sont, en tant qu’expériences distinctes,
incompatibles et antithétiques en matière de valeurs, mais nous tous, en tant qu’individus, nous réconcilions ces
incompatibilités lorsque nous passons, par goût de la variété autant que par nécessité, d’un mode de valeur à un
autre. Le véritable antidote à l’absolutisme des valeurs consiste dans une démonstration systématique et réaliste
que les valeurs ont leur racine dans des attitudes, et non dans la réalité, et se rapportent à nous-mêmes plutôt
qu’au monde. Un pluralisme consistant, en matière de valeurs, pourrait éventuellement rendre possible un
loyalisme qui ne soit pas fondé sur le sectarisme, et qui impose une trêve des impératifs, non pas en dénigrant les
facteurs catégoriques liés à la valorisation et qui, on l’a vu, sont fonctionnels, mais en insistant sur la réciprocité
de ces normes. Il n’y a pas nécessairement de conflits insolubles entre des modes de valorisation distincts si, sans
pour autant négliger leur incommensurabilité émotionnelle et fonctionnelle, nous réalisons leur caractère
complémentaire dans l’expérience humaine »1.
Est-ce à dire pour autant que toutes les valeurs sont égales, ou que toutes les manières
de valoriser se valent ? Absolument pas : nous avons déjà vu qu’une optimisation était
possible, et qu’ainsi il y a des degrés dans l’expression des modes affectifs. Ceux-ci sont en
effet d’autant plus actifs qu’ils peuvent s’adapter à de nouvelles situations, transformer leurs
anciennes « significations acquises » pour en développer de nouvelles. De la même manière
qu’on peut découvrir, au niveau de la valorisation immédiate, des règles de fonctionnement
qui permettent de passer d’un mode à l’autre ou d’une polarisation de la valeur à son opposée,
il peut exister, au niveau de l’évaluation, des « principes actifs » qui remplissent une fonction
de « médiation entre les divergences et les conflits de valeur » ; de la même manière qu’il
1
« Values and Imperatives », pp.45-46.
212
213
transformait le méliorisme de William James en augmentant son champ d’action, Alain Locke
radicalise la portée de son pluralisme en lui conférant une plus grande exigence :
« James transposa le pluralisme métaphysique traditionnel, basé sur la reconnaissance d’une pluralité de
principes et d’éléments, au niveau de la découverte et de la défense d’un pluralisme psychologique, procédant
d’une pluralité de valeurs et de points de vue. Dans cette perspective, c’est l’homme lui-même qui est, en partie
du moins, responsable pour l’irréductible variété de l’expérience humaine, en faisant un plurivers à partir d’un
substrat commun de l’expérience —le monde objectif. [...] Pour une mise en œuvre complète de la philosophie
pluraliste, il n’est pas suffisant de saper l’autoritarisme et ses absolus ; un développement plus positif et plus
constructif du pluralisme peut et doit établir certains principes effectifs de médiation pour les situations
fondamentales de divergence et de conflit en matière de valeurs »1.
Ces principes de médiation, Locke les exposa à de multiples reprises. Dans le même
geste qu’il soulignait, en 1935, le relativisme des valeurs, il insistait sur les « principes de
réciprocité et de tolérance »2, et le même esprit prévaut en 1947 dans « Pluralism and
Ideological Peace ». Mais c’est probablement dans la présentation qu’il fit, en 1944, lors de la
« Conférence sur la Philosophie, la Science, la Religion et leur Relation à la vie
démocratique », qu’il a précisé ces principes de la façon la plus complète et la plus
intéressante, parce qu’il les rattache, d’une part, directement au développement des sciences
sociales (et par là, aux enseignements que la sociologie et l’anthropologie nous apportent), et
parce qu’il les situe, par ailleurs, non plus seulement au niveau intersubjectif, mais dans une
dimension interculturelle :
« Ce n’est qu’en ayant une base objective et factuelle dans les sciences de l’homme et de la société que
le relativisme culturel peut accomplir sa tâche de reconstruction de nos loyautés sociales et culturelles
fondamentales, et qu’il peut ainsi les élever, par une nouvelle perspective, au niveau d’une compréhension
mutuelle élargie. [...] Trois principes actifs peuvent être dégagés, pour une compréhension plus objective et
scientifique des cultures humaines et pour un contrôle plus raisonnable de leurs interrelations.
1. Le principe d’équivalence culturelle, selon lequel nous intensifierions la recherche de similarités
fonctionnelles dans nos analyses et nos comparaisons des cultures humaines, désamorçant ainsi notre insistance
traditionnelle et excessive sur la différence culturelle. De telles équivalences fonctionnelles, qu’on pourrait
appeler « analogies de culture » [culture-cognates], ou « corrélats de culture » [culture-correlates], étant
découvertes sous les divergences institutionnelles qui sont trompeuses et superficielles, fourniraient des
dénominateurs communs objectifs et raisonnablement neutres pour la compréhension et la coopération
interculturelle.
2. Le principe de réciprocité culturelle, qui en reconnaissant de façon globale le caractère réciproque de
tous les contacts entre cultures, ainsi que le fait que toutes les cultures modernes sont extrêmement composites,
invaliderait la grossière évaluation des cultures en termes d’hypothèses générales et massives de supériorité et
d’infériorité, en lui substituant des comparaisons scientifiques, point par point.
3. Le principe de convertibilité culturelle limitée, selon lequel les éléments constitutifs d’une culture,
bien que largement interchangeables, doivent être bien distingués, comme les formes institutionnelles de leurs
valeurs ou les valeurs de leurs formes institutionnelles, de telle sorte que la sélectivité organique et la capacité
d’assimilation d’une culture empruntant à une autre devient un critère de limitation de l’échange culturel.
Inversement, l’acculturation forcée et la transplantation massive d’une culture [...] sont contre-indiquées, étant
donné qu’elles sont contre les intérêts de l’efficience culturelle et les tendances naturelles de la sélectivité
culturelle »3.
1
« Pluralism and Ideological Peace », p.96.
« Values and Imperatives », p.47.
3
« Cultural Relativism and Ideological Peace », p.73.
2
213
214
Une formation culturelle, à l’instar de la constitution psychologique, doit donc
s’envisager prioritairement dans sa dimension temporelle, et l’on retrouve ainsi, au niveau
social, la même démarche qu’au niveau individuel : il s’agit d’une « reconstruction des
attitudes et des rationalisations »1 et d’une « approche historique et comparatiste »2 qui assure
la découverte ou la recherche de « dénominateurs communs et d’équivalences de base »3 et
qui permet, de cette manière, une « meilleure compréhension des valeurs et de leur corrélation
effective »4 en même temps qu’une « amélioration de notre appréhension appréciative » et
qu’un « élargissement de notre goût »5.
Le relativisme de Locke, qu’il soit épistémologique ou culturel, a donc pour effet de
générer une « unité fluide et fonctionnelle plutôt que fixe et irrévocable », ses normes sont
« l’équivalence et la réciprocité plutôt que l’identité ou l’accord complet »6 ; mais loin de
prôner « le laissez-faire d’un individualisme extrême »7 qui déboucherait sur le particularisme
ou le nihilisme, il maintient au contraire une exigence d’unification et tend ainsi vers un
universalisme concret :
« Un tel pluralisme de la valeur, avec son corollaire qui est la relativité, [...] exige, en premier lieu, une
résolution ou du moins un affaiblissement du conflit chronique de nos absolus, qui est de part et d’autre
destructeur et pris au piège d’une contradiction mutuelle sans issue possible à l’heure actuelle. Ce n’est pas qu’il
doit y avoir, conséquemment à cette perspective relativiste, une anarchie ou un effondrement total des valeurs,
mais tout au contraire, elles devraient en retirer une validité toute relative et fonctionnelle, sans aucun trône ou
souveraineté absolue à se disputer. [...] Car si jamais cette approche relativiste et plus ouverte était établie, elle
pourrait découvrir, sous les prévisibles différentiels culturels liés au temps et à l’espace, les « universaux »
fonctionnels qui s’y trouvent en effet, et ces dénominateurs communs ressortiraient comme étant
pragmatiquement confirmés par l’expérience humaine. L’observation de leur généralité ou leur équivalence
comparativement établie leur conféreraient un statut bien au-delà de n’importe quels ‘‘universaux’’ affirmés par
des dogmatismes orthodoxes. Et le standard de la justification de la valeur ne serait dès lors plus tellement
différent du critère d’acceptation d’une preuve scientifique — l’invariabilité confirmable dans l’expérience
humaine concrète. Après un apparent effondrement et une mise au ban temporaire, la plupart de nos
‘‘universaux’’ les plus prisés réapparaîtraient sous de nouveaux habits, avec une vitalité nouvellement acquise et
une validité pragmatique ou une concurrence générale. Ainsi confirmés, ils seraient alors plus largement
acceptables et plus objectivement justifiés qu’il n’est possible de le faire par l’arbitraire fiat de la croyance ou le
critère fragile de la cohérence logique. De façon assez paradoxale, l’approche pluraliste ouvre aux valeurs la voie
d’une universalité et d’une objectivité qui va bien au-delà des assertions a priori et des exigences dogmatiques
qui caractérisent leurs promulgations rationalistes et orthodoxes »8.
1
« Cultural Relativism and Ideological Peace », p.71.
« The Need for a New Organon in Education », p.273.
3
« Cultural Relativism and Ideological Peace », p.76. On retrouve dans cette idée des dénominateurs communs
la logique proprement spinozienne des « notions communes ».
4
« A Functional View of Value Ultimates », p.92.
5
ibidem, pp.91-92.
6
« Cultural Relativism and Ideological Peace », p.71.
7
« Values and Imperatives », p.47.
8
« Pluralism and Intellectual Democracy », pp.56-57.
2
214
215
SECTION IV
THÉORIE DES VALEURS
ET THÉORIE LITTÉRAIRE
§ 28. Résonances :
Alain Locke et Mikhaïl Bakhtine
Nous venons d’exposer les trois conséquences majeures qu’Alain Locke tire de sa
théorie générale de la valeur. Mais par-delà le fonctionnalisme, le relativisme et le pluralisme,
son approche contient également des implications pour la théorie du langage ; il importe donc
de les élucider dès à présent afin de mieux comprendre, par la suite, l’influence que sa
réflexion philosophique a exercée sur sa conception du discours et sur sa pratique de la
critique littéraire. Certes, Locke n’a jamais lui-même véritablement développé les
perspectives linguistiques de sa théorie des valeurs : mais s’il se contente, à cet égard, de
simplement réfuter l’idée que les changements de valeur sont dûs à des « changements de
prédicats » 1, une telle position sous-entend, inversement, que les changements de prédicats
sont liés à des changements de valorisation. Il y aurait ainsi une corrélation directe entre
perspective axiologique et expression linguistique. Ribot en avait proposé une première
analyse, puisqu’il avait étudié comment, dès l’Antiquité, la logique des sentiments avait
imprégné l’usage et les procédés de la rhétorique — dont la finalité même était de générer et
d’orienter des émotions, et dont la distinction du discours en genres distincts (le démonstratif,
le judiciaire, le délibératif) s’opérait notamment en fonction de critères axiologiques (le beau,
le noble vs le laid et le vil, le juste ou le bien vs l’injuste ou le mal, l’utile ou le vrai vs
1
Dès la thèse d’Oxford, il refusait de compromettre l’analyse des jugements de valeur dans leur réalité
existentielle par la considération de la « nature grammaticale des prédicats et des adjectifs » : « We wish also to
consider wat makes specific judgments of value psychologically attributive or existential, and not compromise
the situation by the grammatical nature of predicates and predicate-adjectives » (OT, p.74). Sa logique des
sentiments le conduit ainsi, même en 1935, à juger « plus faible encore que la logique aprioriste » « l’explication
du transfert des prédicats de valeur par la métaphore et l’analogie » [the still weaker explanation of the transfer
of value predicates through metaphor and analogy] (« Values and Imperatives », p.44). Le système de discours
n’est envisagé que de façon spéculaire, comme un simple reflet plutôt qu’également une construction de la
valorisation : « For the valuation the universe of discourse of its proposition is nothing but the condensation of
whatever type of reality-feeling pervades the context in which it appears or is asserted » (OT, p.83).
215
216
l’inutile ou le faux...)1. Mais pour prendre l’exacte mesure du rôle qu’a exercé la théorie de la
valeur sur la conception du langage et la critique de la littérature, le plus court chemin est
probablement, une fois encore, un détour : nous voudrions, à cet effet, présenter, dans les
pages qui suivent, les résonances qui se laissent le plus aisément découvrir entre la réflexion
philosophique d’Alain Locke et celle d’un de ses immédiats contemporains, Mikhaïl Bakhtine
(1895-1975), qui resta lui-même longtemps ignoré.
Avant d’être célébré comme le théoricien du « dialogisme » et comme un critique de
référence sur Dostoïevski ou sur Rabelais, Mikhaïl Bakhtine a, en effet, consacré lui aussi une
importante réflexion à la psychologie : nous voulons parler de ses premiers essais, écrits entre
1920 et 1924, et qui s’intitulent respectivement « Vers une philosophie de l’acte », « Art et
responsabilité », « L’auteur et le héros », et « Le Problème du contenu, du matériau et de la
forme dans l’œuvre littéraire »2. On a souvent présenté ces textes de Bakhtine comme étant
l’œuvre d’un phénoménologue3, mais ce qu’on peut y découvrir, en réalité, c’est un penseur
profondément influencé, lui aussi, par la lecture d’Henri Bergson. Le concept dominant de sa
« philosophie de l’acte » est en effet le concept d’inachèvement ou d’infinitude
[nezavershennost’]4, qui insiste sur une évolution créatrice et une nouveauté permanente de la
« prose de la vie quotidienne »5, au moyen d’infimes mais infinies variations. Bakhtine
privilégie ainsi la notion de processus, inhérente à l’idée même de « l’élan vital », et que l’on
retrouvera à nouveau plus tard dans sa conceptualisation du discours comme « impulsion
vivante » [napravlennost]6 ; dans le même temps, il souligne le rôle crucial de la mémoire
1
Voir La Logique des Sentiments, chapitre III : « Les principales formes de la logique des sentiments », en
particulier les sections IV et V. Voir également le petit ouvrage de Georges Forestier : Introduction à l’analyse
des textes classiques, éléments de rhétorique et de poétique du XVIIe siècle, Nathan Université, collection 128,
1993, 128 p.
2
« Vers une philosophie de l’acte » [K filosofii postupka] a été publié en 1986 dans Filosofiia i sotsoiologiia
nauki i tekhniki, Moscou, Nauka, 1986, pp.80-160 ; « Art et Responsabilité » [Iskusstvo i otvetstvennost] est
reproduit dans S.G. Bocharov (ed) : M.M. Bakhtin, Estetika slovesnogo tvorchestva, Moscou, Iskusstvo, 1979,
pp.5-6 ; les articles « L’auteur et le héros » et « Le Problème du contenu, du matériau et de la forme » sont
disponibles en traduction française, et sont respectivement publiés dans les volumes Esthétique de la création
verbale (Paris, Gallimard, 1984, 402 p.) et dans Esthétique et théorie du roman (1975, Paris, Gallimard, 1978,
489 p.). Sur les textes de jeunesse dans l’œuvre de Bakhtine, voir le chapitre II (« The Shape of Career ») de
l’ouvrage de Gary S. Morson & Caryl Emerson : Mikhaïl Bakhtin : Creation of a Prosaics, Stanford (Calif.),
Stanford University Press, 1990, XX-530 p.
3
Voir notamment la préface de Tzvetan Todorov à Esthétique de la création verbale.
4
Morson et Emerson traduisent nezavershennost par « unfinalizibility » (op.cit., pp.36-40) ; Alfreda Aucouturier
par « événement ouvert, non achevable par le dedans, que constitue la vie » (« L’auteur et le héros », op.cit.,
p.31, p.35, p.37 et p.209), ou encore par « infinitude » (ibidem, p.150 ; « Les Carnets 1970-1971 », p.366).
5
Iskusstvo i otvetstvennost, p.5 ; cité par Morson et Emerson, p.40 et p.183.
6
Ce concept de « napravlennost », qui apparaît dans l’étude sur « Le Discours romanesque », est très mal traduit
en français, et confine même au contresens, puisqu’il est restitué par l’expression « fixation naturelle » ou
« fixation vivante » (cf Esthétique et Théorie du roman, op.cit., p.102 et p.113). Nous préférons donc la version
anglaise du texte de Bakhtine, proposée par Gary Saul Morson et Caryl Emerson, qui traduisent notamment
« napravlennost » par « living impulse » : voir à cet égard Michael Holquist (ed) : The Dialogic Imagination,
216
217
dans la mise en forme de l’expérience1, et il met ainsi en avant la contingence et l’historicité
fondamentale de toute réalité vivante et, par conséquent, de tout produit de l’activité
humaine2. C’est à ce titre qu’il dénonce ce qu’il appelle, à l’époque, le « théorétisme », — ou
toute perspective « gnoséologique» qui se met en quête de structures figées et ahistoriques, et
qui se focalise sur une conception strictement unitaire et univoque de la vérité et de la
connaissance3. Cette critique préfigure largement la condamnation qui sera faite, quelques
années plus tard, du « monologisme », mais elle rend également Bakhtine très proche d’Alain
Locke qui dénonçait lui-même les approches formalistes et structurales : l’opposition que ce
dernier établissait entre théorie analytique et théorie génétique peut notamment se retrouver,
chez Bakhtine, dans sa distinction, par exemple, entre « type biographique analytique » et
« type biographique énergétique »4. A l’instar de Bergson, Locke et Bakhtine s’enracinent
donc prioritairement, tous les deux, dans un régime philosophique de la turbulence. S’ils
partagent ainsi, du point de vue psychologique, une même conception du moi comme « flux
temporel »5, ils ont également en commun, du point de vue philosophique, une même
préoccupation majeure pour l’articulation, dans la vie, de l’éthique et de l’esthétique. Dans
son essai sur « Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire »,
Bakhtine rejoint en effet Locke dans son analyse de l’expérience comme « mise en forme
esthétique », et il souligne, dans le même temps, que son évaluation éthique est elle aussi
préexistante à toute connaissance ; le rapport au monde devient ainsi, pour Bakhtine comme
pour Locke, fondamentalement axiologique :
Austin, University of Texas Press, 1981, p.292 ; voir également Gary S. Morson & Caryl Emerson : Mikhaïl
Bakhtine : Creation of a Prosaics, op.cit., p.141.
1
« Le processus de mise en forme est un processus de remémoration », écrit-il dans « L’auteur et le héros »,
avant de préciser que « la mémoire [doit être] comprise comme tension qui s’exerce sur les valeurs et comme
fixation et accréditement qui s’opèrent » (op.cit., p.139).
2
A ce sujet, voir Morson et Emerson, op.cit., pp.43-45.
3
« La théorie de la connaissance est devenue le modèle de toutes les théories de la culture : qu’il s’agisse de
l’éthique, ou théorie du comportement, on y substituera la théorie de la connaissance des actes déjà accomplis,
qu’il s’agisse de l’esthétique, on y substituera la théorie de la connaissance d’une activité déjà accomplie [...]. La
conscience gnoséologique, la conscience scientifique est seule et unique conscience ; [...] en ce sens elle ne
saurait établir un rapport avec une autre conscience qui serait autonome et qui ne fusionnerait pas avec elle.
Toute unité est sa propre unité et elle ne peut admettre à ses côtés une unité autre, indépendante d’elle »
(« L’auteur et le héros », p.101, voir aussi p.124).
4
« Formes du temps et du chronotope, section III : biographie et autobiographie antique », dans Esthétique et
Théorie du roman, op.cit., pp.287-288.
5
« La personnalité », écrit Bakhtine, « doit être responsable de bout en bout ; tous ses aspects doivent non
seulement s’arranger eux-mêmes tout au long du flux temporel de sa vie, mais ils doivent également
s’entrecouper les uns avec les autres dans l’unité du blâme et de la responsabilité » (« Art et Responsabilité »,
pp.5-6 ; cité dans Morson et Emerson, op.cit., p.31 et p.183). Voir également « Vers une philosophie de l’acte »,
où l’unité du moi réside dans « l’affirmation indivisible de moi-même dans l’existence » (op.cit., p.112 ; Morson
& Emerson, p.179). Voir enfin, « L’auteur et le héros », où Bakhtine se réfère explicitement à Bergson pour
défendre sa conception du vécu de la conscience comme « continuité purement intérieure » (p.62, mais
également p.133).
217
218
« Il faut se rappeler, une fois pour toutes, qu’on ne peut opposer à l’art aucune réalité en soi, aucune
réalité neutre : par le fait même d’en parler, de l’opposer à quelque chose, nous la définissons et l’apprécions
d’une façon ou d’une autre ; il faut seulement arriver à être au clair avec nous-mêmes, et comprendre
l’orientation réelle de notre appréciation. [...] La connaissance n’accepte pas l’évaluation éthique et la mise en
forme esthétique du vécu, elle s’en écarte. [...] La réalité, en pénétrant dans la science, se dépouille de toutes ses
valeurs pour devenir la réalité nue et pure de la connaissance, où seule est souveraine la vérité ‘‘une’’. [...] Ainsi
l’acte de la connaissance a une attitude purement négative à l’égard de la réalité préexistante de l’acte et de la
vision esthétique »1.
Si la dimension esthétique relève d’un rapport de la conscience au monde, la
dimension éthique relève, quant à elle, d’un rapport de la conscience à elle-même ; mais cette
réflexivité n’advient cependant pas de façon directe : elle n’existe que médiatisée, elle ne peut
se produire que parce qu’elle est, précisément, l’effet d’une intersubjectivation, d’une
interaction et d’une relation avec autrui qui naît au cœur même de la dimension esthétique.
C’est ici que Bakhtine, par son insistance sur le « sentiment de l’obligation »
[dolzhestvovanie] retrouve, une fois de plus, la problématique d’Alain Locke : la moralité,
pour l’un comme pour l’autre, ne saurait en effet résider dans la simple conformité avec un
impératif catégorique ou bien des normes extérieures ; « il n’y a pas de normes morales
signifiantes en soi », il n’y a, dit Bakhtine, que « le sujet moral avec sa structuration
spécifique [...] sur laquelle on doit se reposer »2, et qui consiste, d’une part, dans le lien
intrinsèque entre un acte et une personnalité, ou ce que Bakhtine appelle sa « signature »3, et
d’autre part, dans le lien interactif entre une personnalité et une autre personnalité. Bakhtine
introduit sur ce point un intéressant concept, celui de « l’intériorisation active » [vzhivanie] ou
du « vivre dans l’autre », et il réactualise ainsi la notion d’« empathie» qu’Alain Locke
découvrait aussi bien dans le sentiment esthétique que dans le sentiment éthique, et qui
constituait, pour lui, leur racine commune :
« J’entre activement, en tant qu’être vivant [vzhivaius’] dans une individualité, mais conséquemment, je
ne me perds pas un seul instant ou complètement ma place singulière hors de cette individualité. Ce n’est pas le
sujet qui prend à l’improviste possession d’un moi passif, mais c’est moi qui entre activement en lui ; vzhivanie
est mon acte, et ce n’est qu’en lui qu’il peut y avoir productivité et innovation »4.
« Je dois m’identifier à l’autre et voir le monde à travers son système de valeurs, tel qu’il me voit, me
mettre à sa place, puis de retour à ma place, compléter son horizon de tout ce qui se découvre depuis la place que
j’occupe, hors de lui, l’encadrer, [...] à la faveur du surplus de ma vision, de mon savoir, de mon désir et de mon
1
« Le problème du contenu... », Esthétique et Théorie du roman, pp.42-43.
« K filosofii postupka », p.85 ; cité par Morson & Emerson, p.69 ; voir également cet autre propos : « il n’y a
pas de personne en général, il y a moi, il y a un autre, concrètement défini : mon proche ami, mon contemporain
(l’humanité sociale), le passé et le futur des êtres qui constituent la réalité de l’humanité historique » (ibidem,
p.117 ; cité par Morson & Emerson, p.182).
3
« L’unité de la responsabilité » est en effet la seule chose qui puisse garantir « les connexions internes parmi les
éléments d’une personnalité » (Art et Responsabilité, p.5). Sur la « signature », voir Morson & Emerson, pp.6971, p.111, p.179-181.
4
« K filosofii postupka », p.93 ; cité par Morson & Emerson, op.cit., p.54 (nous traduisons). Cf également
« L’auteur et le héros », op.cit., p.113.
2
218
219
sentiment. Que j’aie devant moi un homme qui souffre, l’horizon de sa conscience se remplit de ce qui fait sa
douleur et aussi de ce qu’il a devant les yeux [...]. Mon acte esthétique consiste à le vivre »1.
L’activité de la conscience, chez Bakhtine comme chez Locke, est donc
nécessairement axiologique, et nécessairement intersubjective, et ce n’est évidemment pas un
hasard si, dans son essai intitulé « L’auteur et le héros », Bakhtine retrouve les quatre
catégories axiologiques fondamentales qu’étudie Alain Locke dans « Values and
Imperatives », ou plutôt, s’il les reconstruit à partir des relations entre consciences et du
dialogisme potentiel qui les relie2.
Le propre de l’activité artistique, c’est dès lors de transposer, dans une forme
esthétique donnée (qu’elle soit musicale, littéraire, picturale, sculpturale, etc.), cette union de
l’affect, du percept et du concept, ainsi que cette interaction intersubjective qui constituent la
valeur ; le rôle de la forme esthétique, c’est de renouveler le « mouvement axiologique et
sémantique de l’acte », de l’incarner, en somme, en l’extériorisant3. C’est là toute la
puissance que confère à l’auteur son « exotopie » par rapport au héros ou à l’œuvre qu’il
produit4 ; et c’est là, par conséquent, toute la problématique que doit développer une
esthétique qui s’intéresse à la « création verbale », comme Bakhtine ne cesse de le rappeler
dans « L’auteur et le héros », et comme il le souligne explicitement dans « Le problème du
contenu, du matériau et de la forme » : le matériau, le « fond » sur lequel « l’art crée une
nouvelle forme comme une nouvelle relation axiologique », c’est « le monde reconnu et
éprouvé »5, et dès lors, « l’activité de l’auteur devient l’activité d’une évaluation exprimée »6;
« l’unité de la forme esthétique, c’est donc l’unité de la position d’une âme et d’un corps
actifs, d’un homme complet, actif, s’appuyant sur lui-même »7. De même que le sentiment a,
chez Locke, une « tonalité » qui vient qualitativement colorer, en quelque sorte, notre rapport
au monde, et lui confère ainsi une « forme appréciative », l’acte de la conscience [postupok]
1
« L’auteur et le héros », op.cit., p.46. Voir également pp.113-114
Ainsi que le soulignent Morson et Emerson, L’auteur et le héros dans l’activité esthétique propose « une
typologie des événements humains en fonction du nombre de consciences qui y participent, et en fonction de
leurs interrelations » (op.cit., p.74). Bakhtine discerne ainsi « quatre catégories de base » : « L’événement
esthétique, pour s’accomplir, nécessite deux participants, présuppose deux consciences qui ne coïncident pas. Là
où le héros et l’auteur coïncident ou bien se situent côte à côte, partageant une valeur commune, ou encore
s’opposent en tant qu’adversaires, l’événement esthétique prend fin et c’est l’événement éthique qui prend place
[...] ; là où il n’y a pas de héros, fût-ce potentiel, on aura l’événement cognitif [...] . là où l’autre conscience est
celle d’un dieu omnipotent, on aura l’événement religieux » (« L’auteur et le héros », op.cit., p.43).
3
« Le Problème du contenu... », p.47.
4
« L’auteur et le héros », op.cit., p.34.
5
« Le Problème du contenu... », p.45.
6
Ibidem., p.77.
7
Ibidem, p.76.
2
219
220
et le mot [slovo] qui en est l’expression ont tous deux, chez Bakhtine, un « côté intonatif » qui
est la manifestation même d’une activité de valorisation :
« La tonalité émotive-volitive, bien que rattachée au mot et rivée, dirait-on, à son image phoniqueintonatoire, ne se rapporte pas, bien entendu, au mot mais à l’objet visé par le mot ; [...] seul l’objet permet de
penser la tonalité émotionnelle »1.
« L’activité génératrice du mot pénètre et se reconnaît axiologiquement dans le côté « intonatif » du
mot, s’enrichit d’un jugement de valeur dans le sentiment de son intonation active. Nous entendons par « côté
intonatif » du mot sa capacité d’exprimer la multiplicité des jugements de valeur du locuteur à l’égard du
contenu de l’énoncé (au plan psychologique : la multiplicité des réactions émotionnelles et volontaires du
locuteur). [...] Ce n’est pas la pensée logique qui crée l’unité, c’est le sentiment d’une activité valorisante »2.
L’essai sur « Les genres du discours » propose également des analyses déterminantes
sur « l’intonation », ou sur la « coloration émotionnelle », et sur le rapport entre « l’émotion,
le jugement de valeur, l’expression » et « la signification »3 ; Bakhtine y insiste sur les
« harmoniques dialogiques » pour mieux souligner l’importance de l’interaction avec la
pensée d’autrui4. Si, d’autre part, les valeurs sont, pour Alain Locke, des « significations
acquises », c'est-à-dire des cristallisations de la mémoire affective, réactualisées dans
l’expérience immédiate, les « points de vue » constituent, pour Bakhtine, « les résidus
sclérotiques du processus des intentions, des signes laissés pour compte par le labeur de
l’intention »5. Il y a ainsi un lien consubstantiel entre l’axiologie et la sémantique, entre la
psychologie et la linguistique, que Bakhtine souligne à de multiples reprises6, et qui constitue
1
« L’auteur et le héros », p.106.
« Le Problème du contenu... », p.77.
3
Voir Esthétique de la création verbale, pp.290-294.
4
« Les genres du discours », op.cit., p.300. Ces métaphores musicales (tonalité, harmonique, etc...) ne sont
évidemment pas anodines, et manifestent clairement l’influence du régime turbulent et du modèle sensoriel de
l’ouïe. Voir infra, notre chapitre V.
5
« Discours poétique, discours romanesque », op.cit., p.113. Voir également « L’auteur et le héros », où
Bakhtine insiste clairement sur la primauté de la conscience immédiate et sur sa nature axiologique, par contraste
avec la conscience réflexive et sa posture gnoséologique : « Le vécu [...] est orienté vers le sens, l’objet, et non
vers lui-même [...]. Le vécu correspond à une visée axiologique de tout mon moi par rapport à l’objet, et la
‘‘pose’’ que je prendrai en fonction de cette visée ne m’est pas donnée. [...] Pour faire que mon vécu en soi, ma
chair intérieure, devienne mon propre objet, je dois sortir du contexte des valeurs dans lequel s’effectuait mon
vécu, je dois me situer dan sun autre horizon des valeurs. Il me faudra devenir l’autre par rapport à moi-même »
(op.cit., pp.122-123).
6
Ce lien consubstantiel réside notamment dans leur nécessité commune d’appréhender leur objet dans
l’actualisation de l’expérience. Bakhtine rappelle en effet, contre les pratiques formalistes, qu’« étudier le
discours en lui-même, en ne sachant pas vers quoi il tend en dehors de lui-même, c’est aussi absurde que
d’étudier une souffrance morale hors de la réalité sur laquelle elle est fixée et qui la détermine » (ibidem,
pp.113-114 — une fois encore, la traduction française est incorrecte, puisque Bakhtine ne parle nullement de
« souffrance morale », mais d’« expérience psychologique » dans le texte original : voir à cet égard la traduction
de Morson et Emerson dans The Dialogic Imagination, op.cit., p.292). On retrouve, dans La Poétique de
Dostoïevski, cette intuition fondamentale, mise cette fois au crédit de l’auteur des Possédés : « Pour lui, l’unité
de base indivisible est non pas la pensée, la position, l’affirmation isolée et objectalement limitée, mais l’option
et l’attitude globales d’une personnalité. Pour lui, la signification d’un objet est inséparable de l’attitude d’une
personne à son égard. [...] C’est pourquoi combiner les pensées revient, pour lui, à combiner les attitudes
globales des personnes. On peut dire, à la manière d’un paradoxe, que la pensée de Dostoïevski ne procédait pas
par des pensées, mais par des options, des consciences, des voix » (op.cit., pp.143-144).
2
220
221
précisément le point focal ou le thème central de toutes ses analyses du plurilinguisme et du
dialogisme :
« Tous les langages du plurilinguisme, de quelque façon qu’ils soient individualisés, sont des points de
vue spécifiques sur le monde, des formes de son interprétation verbale, des perspectives objectales sémantiques
et axiologiques. Comme tels, tous peuvent être confrontés, servir de complément mutuel, entrer en relations
dialogiques ; comme tels, ils se rencontrent et coexistent dans la conscience des hommes et, avant tout, dans la
conscience créatrice de l’artiste-romancier ; comme tels, encore, ils vivent vraiment, luttent et évoluent dans le
plurilinguisme social »1.
De même qu’il peut donc y avoir, pour Alain Locke, des degrés dans l’activité de la
valorisation, c'est-à-dire, une plus ou moins grande capacité d’intégrer de nouvelles
significations et, proportionnellement, une plus ou moins grande ouverture (ou tolérance) à
l’égard d’autres modes de valorisation (capacité et tolérance qui restent toutefois toujours
susceptibles d’une optimisation), il y a semblablement, chez Bakhtine, des degrés du
dialogisme, depuis un dialogisme plutôt passif — qui s’avère une pure intériorisation, ou au
mieux, une simple appropriation d’autres modes de parler et de sentir, jusqu’à un dialogisme
pleinement actif, — lequel peut prendre diverses formes lui aussi : le dialogisme actif, c’est
par exemple manifester, à l’intérieur de l’énonciation elle-même, la présence d’une autre
perspective axiologique, ou d’une autre voix, comme dans le cas de la stylisation ou de la
parodie2, ou c’est encore anticiper une réplique, qui vient dès lors influencer la formulation de
notre propre point de vue3. Bakhtine met ainsi en relief une « double orientation du mot »
puisqu’il distingue tantôt « l’orientation vers l’objet du discours, comme il est de règle, et
[l’orientation] vers un autre mot, vers le discours d’autrui »4, tantôt « l’orientation vers la
langue parlée et l’orientation vers le mot d’autrui »5 : mais dans l’un et l’autre cas, cette
« double orientation » correspond bel et bien à ce qu’Alain Locke appelait la double
orientation de la valeur, ou sa bifurcation entre « référence immanente » et « référence
transgrédiente ».
1
« Discours poétique, discours romanesque », op.cit., p.113.
Sur tout cela, voir le chapitre V de La Poétique de Dostoïevski, en particulier pp.252-282.
3
Bakhtine appelle cette stratégie dialogique « la polémique cachée » : « dans la polémique cachée, le mot est
donc bivocal, bien que les relations entre les deux voix soient un peu spéciales. Ici, la pensée d’autrui ne pénètre
pas elle-même à l’intérieur du mot, mais s’y reflète seulement, déterminant son ton et sa signification. [...] Le
mot intérieurement polémique, avec un « coup d’oeil de côté » sur le mot d’autrui hostile, est extrêmement
répandu, aussi bien dans la langue quotidienne qu’en littérature. [...] La manière personnelle dont un homme
construit son discours est dans une large mesure déterminée par sa sensibilité au mot d’autrui et par sa façon d’y
réagir » (La Poétique de Dostoïevski, op.cit., p.271).
4
Ibidem, p.257.
5
Ibidem, p.266.
2
221
222
§ 29. Perspectives : Pluralisme et polyphonie
La réflexion d’Alain Locke et la pensée de Mikhaïl Bakhtine nous apparaissent ainsi
singulièrement complémentaires dans leur interprétation de la conscience. Si Locke propose
avant tout une « psychologie de la valorisation », et s’il se concentre tout particulièrement sur
le fonctionnement axiologique, sans oublier pour autant la dimension intersubjective et
dialogique, Bakhtine élabore, quant à lui, non pas une poétique, mais une « prosaïque de la
valorisation », et il met l’accent, de son côté, sur la dimension dialogique, sans négliger pour
autant la dimension axiologique. Le philosophe noir américain insistait essentiellement sur le
dynamisme affectif, et le théoricien russe traite prioritairement des modalités de son
expression verbale, mais dans l’un et l’autre cas, il ne saurait y avoir de dualisme du contenu
et de la forme ; et par conséquent, aucune scission de l’affect et de son prédicat, aucune
distinction de la personnalité et du point de vue qu’elle exprime ne sauraient être envisagées
dans l’expérience, sinon de manière fonctionnelle, pas plus qu’il n’est possible de concevoir
l’union de l’affect et du concept, la superposition du mot et de l’idée, ou la coïncidence d’un
être et d’une perspective en dehors, d’une part, d’un devenir temporel permanent, et
indépendamment, d’autre part, d’une contextualisation sociale, historique ou culturelle.
Si leurs théories de la valeur et du langage se complètent, on peut également découvrir
des échos supplémentaires dans les conséquences qu’ils tirent de leurs approches respectives.
Sur le plan méthodologique, tout d’abord. Tous deux cherchent à mettre en évidence
les règles qui président à la constitution et à l’interaction d’une pluralité de points de vue,
d’attitudes, de perspectives axiologiques ; on peut ainsi relever chez Bakhtine l’intervention
du « principe génétique » et du « principe fonctionnel » qui permettaient à Alain Locke de
distinguer les modes de valorisation :
« Entre eux tous existent des distinctions méthodologiques profondes. En effet, à leur base se trouvent
des principes de sélection et de constitution totalement dissemblables (dans certains cas, il s’agit de fonction,
dans d’autres, de contenus thématique, dans un troisième, de principe proprement socio-dialectologique). Aussi,
les langages ne s’excluent-ils pas les uns les autres, ils s’intersectent de diverses façons »1.
Sur le plan culturel, à présent, cette approche méthodologique débouche sur une
semblable réalité « pluraliste », que Bakhtine définit comme le « plurilinguisme des parlers »,
l’« hétéroglossie » [raznorechie] ou encore « la polyphonie ». Il est d’ailleurs intéressant de
noter, à cet égard, qu’une même métaphore kaléidoscopique vient spontanément sous la
plume d’Alain Locke et de Mikhaïl Bakhtine :
1
« Discours poétique et discours romanesque », p.112-113. Là aussi, la traduction de Morson & Emerson est
sans doute plus explicite, puisqu’elle restitue clairement l’idée d’un « principe fonctionnel » au lieu de parler
simplement de « fonction » (voir The Dialogic Imagination, p.291 ; Morson & Emerson : op.cit., p.141).
222
223
« Il y a peu de sens, et il y a encore moins besoin d’opposer les faits et les valeurs les uns contre les
autres tels des ordres antagonistes ; nous devrions plutôt envisager la réalité comme un fait central, et comme
une blanche lumière brisée par le prisme de la nature humaine en un spectre de valeurs »1.
« La représentation littéraire, « l’image » de l’objet, peut également être sous-tendue par le jeu des
intentions verbales, qui se rencontrent et s’entremêlent en elle ; elle peut ne pas les étouffer, mais, au contraire,
les activer et les organiser. Si nous nous représentions l’intention de ce discours, autrement dit, son orientation
sur son objet comme un rayon lumineux, nous expliquerions le jeu vivace et inimitable des couleurs et de la
lumière dans les facettes de l’image qu’ils construisent par la réfraction du ‘‘discours rayon’’, non dans l’objet
lui-même [...], mais dans un milieu de mots, jugements et accents ‘‘étrangers’’, traversé par ce rayon dirigé sur
l’objet : l’atmosphère sociale du discours qui environne l’objet fait jouer les facettes de son image »2.
Si leurs visions de la culture concordent, et se rejoignent, sous la bannière du
pluralisme, dans un même combat contre l’absolutisme, le dogmatisme, ou le monologisme,
elles cherchent toutefois à se distinguer très nettement d’un relativisme qui serait destructeur,
à force d’individualisme, de laxisme et de nihilisme3. Leurs objectifs, à cet égard, convergent
donc explicitement vers la mise en œuvre d’un universalisme concret, et la recherche de
dénominateurs communs ou de perspectives complémentaires. Il s’agit, en premier lieu, de
mettre au jour la prégnance d’une « idéologie » dans le développement historique des formes
culturelles, — ce qui revient à exposer, pour chaque culture, une logique des impressions
collectives et le discours qu’elle produit sur la réalité, mais aussi sur elle-même4. Mais il s’agit
également d’explorer, par ailleurs, de façon comparatiste, les nouvelles interprétations du
monde et les nouvelles « profondeurs sémantiques » que proposent les autres cultures5. Dans
les deux cas, les moyens ou les principes de médiation dont on dispose pour instaurer cette
perspective comparatiste ne varient guère : sur le plan individuel, l’optimisation de nos modes
de valorisation, pour Locke, « l’intériorisation active » [vzhivanie] et le dialogisme actif pour
1
« There is little sense and less need to set facts and values over against each other as antagonist orders ; rather
should we think of reality as a central fact and a white light broken up by the prism of human nature into a
spectrum of values » (« Values and Imperatives », p.47).
2
« Discours poétique, discours romanesque », p.101.
3
« At the same time that it takes sides against the old absolutism and invalidates the summum bonum principle ;
this type of value pluralism does not invite the chaos of value-anarchy or the complete laissez-faire of extreme
value individualism. It rejects equally trying to reduce value distinctions to the flat continuum of a pleasure-pain
economy or to a pragmatic instrumentalism of ends-means relations. [...] It should be possible to maintain some
norms as functional and native to the process of experience, without justifying arbitrary absolutes, and to uphold
some categoricals without calling down fire from heaven. Norms of this status would be functional constants and
practical sustaining imperatives of their correlated modes of experience ; nothing more, but also nothing less »
(Alain Locke : « Values and Imperatives », p.47) ; « Il nous semble inutile de prouver en détail que l’approche
polyphonique n’a rien à voir ni avec le relativisme, ni avec le dogmatisme. Notons simplement que ceux-ci
excluent l’un et l’autre toute discussion, tout dialogue authentique, en le rendant soit inutile (relativisme), soit
impossible (dogmatisme) » (M.Bakhtine : La Poétique de Dostoïevski, op.cit., p.116).
4
C’est ce que Bakhtine appelle « l’idéologie génératrice de formes » (voir La Poétique de Dostoïevski, p.131,
mais aussi passim, pp.124-145) ; on retrouve le même processus décrit par Alain Locke dans son essai intitulé
The Need for a new Organon in Education, op.cit., pp.271-274.
5
L’idée d’une « sémantique culturelle » se trouve conjointement chez Locke et chez Bakhtine (The Need for a
New Organon..., op.cit., p.274 ; « Les études littéraires aujourd’hui, Réponse au Novy Mir », dans Esthétique de
la création verbale, op.cit., p.348).
223
224
Bakhtine ; sur le plan intersubjectif, interculturel, le relativisme fonctionnel pour Locke, et la
« compréhension active » pour Bakhtine1.
Dans leur approche de la littérature, enfin, leurs conceptions pluralistes (tant dans la
constitution axiologique que dans l’expression sémantique des visions du monde) vont
semblablement amener nos deux théoriciens à mettre l’accent sur l’émergence de nouveaux
points de vue, et à se focaliser sur les perspectives qui sont traditionnellement minorées par le
discours dominant, pour mieux souligner le dynamisme du dialogue social et culturel, et
révéler les conflits qui l’entravent ainsi que les causes internes de ces derniers. Locke et
Bakhtine seront à cet égard parmi les défenseurs les plus enthousiastes et les plus précoces
d’une pratique polyphonique de la littérature, et ils restent ainsi, encore aujourd’hui, parmi les
théoriciens les plus féconds de la littérature comparée.
§ 30. Positionnements et stratégies
Nous pourrions poursuivre notre comparaison de Bakhtine et de Locke sur d’autres
plans, en analysant par exemple leur intérêt commun pour les cultures populaires, et les outils
conceptuels que leurs analyses, en ce domaine, ont permis de forger. Mais ce serait nous
écarter de notre projet initial, — qui était de déterminer les implications de leurs convergences
de vues (et de leurs pratiques du discours philosophique), afin de mieux comprendre, plus
tard, la nature et la pratique du discours noir.
Tout d’abord, on peut constater, chez Locke et Bakhtine, un même positionnement
philosophique. Il s’agit, pour tous deux, de s’opposer à un régime dominant dans la
philosophie — le rationalisme intransigeant — ainsi qu’à l’orthodoxie autoritaire qui le
soutient, et qui se manifeste, pour ce qui est de Locke, dans la perspective gnoséologique de
Descartes à Brentano en passant par Kant, et pour ce qui est de Bakhtine, dans la perspective
monologique et univoque de la dialectique, qu’elle soit hégélienne ou marxiste2. Mais dans le
même temps, il leur faut, pour assurer une certaine réception à leurs vues, et garantir à terme
leur succès, ne pas entrer dans une confrontation directe avec l’ordre intellectuel dominant,
car l’issue de celle-ci risquerait de se solder dans une fin de non-recevoir ou, au mieux, dans
1
« Une compréhension active ne renonce pas à elle-même, à sa propre place dans le temps, à sa propre culture ;
et elle n’oublie rien. L’important dans l’acte de compréhension, c’est, pour le comprenant, sa propre exotopie
dans le temps, dans l’espace, dans la culture — par rapport à ce qu’il veut comprendre. N’en va-t-il pas de même
pour le simple aspect extérieur de l’homme que ce dernier ne peut voir ni penser dans sa totalité, et il n’y a pas
de miroir, pas de photographie qui puissent l’y aider ; son aspect extérieur, seul un autre peut le capter et le
comprendre, en vertu de son exotopie et du fait qu’il est autre » (« Les études littéraires », op.cit., p.348).
2
cf La Poétique de Dostoïevski, p.130 ; « Les Carnets 1970-1971 », Esthétique de la Création Verbale, p.368.
224
225
une impasse. On peut ainsi observer, tant chez Locke que chez Bakhtine, ce que ce dernier
appelait la « polémique cachée » : leurs vues sont intérieurement élaborées dans une volonté
de réfuter des conceptions opposées et dominantes, mais elles sont formulées dans le cadre
d’un projet de légitimation, comme en témoignent, d’une part, le corpus des auteurs (somme
toute « canoniques ») qu’ils discutent, et, d’autre part, l’esprit dialogique de leur propos. Face
au dogmatisme de la perspective gnoséologique, ils optent ainsi, spontanément, pour un
régime conceptuel de la turbulence : Locke veut découvrir la logique immanente à la
valorisation ; Bakhtine prolonge ce projet (qu’il désigne lui-même comme une « description
phénoménologique de la conscience des valeurs »1) en se proposant d’explorer, quant à lui,
« la logique immanente à la création, et avant tout, [...] le contexte dans lequel l’acte créateur
est pensé »2. Dans les deux cas, toutefois, leur projet reste double : il ne saurait s’agir, en
effet, d’opposer simplement un nouveau monologisme à un ancien, ni de proclamer la
supériorité d’une logique conceptuelle sur l’autre, mais plus précisément de s’établir dans la
ligne de partage qui sépare et unit à la fois deux régimes philosophiques, « l’idéalisme » et le
« naturalisme »3 — tout l’enjeu consistant dès lors à les mettre en situation de dialogue, à
réaliser leur conciliation en insistant précisément sur la réalité fondamentale de la conscience
et du langage comme médiation. Dans cette optique, leur préférence va évidemment au
régime turbulent, puisque celui-ci se génère dans les paradoxes mêmes du régime dominant
ou dans les « tourniquets de [sa] mauvaise foi », comme dirait Jean-Paul Sartre4. Mais nos
deux penseurs ne négligent pas, pour autant, les préoccupations du régime dominant, et son
intérêt pour la possibilité d’une transcendance et la recherche de « régularités ». Qu’il soit
question de la constitution des valeurs, du « rapport de l’auteur au héros », ou de la création
verbale, Locke et Bakhtine mettent semblablement l’accent sur un « principe vital et
dynamique », une « dynamique vivante »5, et ce faisant, ils n’en cherchent pas moins à
élaborer une « architectonique stable »6 ou une « classification » qui s’articulent sur la mise
au jour de « catégories » et sur le dévoilement de « constantes », de « formes types et
relativement stables, de structuration d’un tout »7. Dans le même temps, leur réinterprétation
1
« L’auteur et le héros », op.cit., p.193. Bakhtine y propose également cette définition de l’existence que ne
renierait pas Locke : « Vivre signifie occuper une position de valeurs dans chacun des aspects de la vie, signifie
être dans une optique axiologique ».
2
Ibidem, p.198.
3
Ibidem, p.120.
4
Saint-Genet, Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1972, p.368.
5
« L’auteur et le héros », op.cit., p.36 et p.27.
6
Ibidem, p.27.
7
« Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, op.cit., p.284. Voir également « L’auteur et le
héros », pp.188-190, où il est également question du « type », ou des possibles « formes du tout signifiant d’un
héros », ainsi que des « principes abstraits, les extrêmes vers lesquels tendent les modalités concrètes ».
225
226
du régime dominant reste profondément originale, puisque la transcendance ne saurait être un
inconditionné, ni relever d’une abstraite forme a priori: en résidant fondamentalement dans
une intersubjectivation, dans le rapport à l’autre, la transcendance s’immanentise dans le
même mouvement que l’immanence se transcende, elle demeure ainsi concrète, existentielle et
potentiellement riche de « nouvelles significations », d’un « surplus de sens ». Ce qu’il
importe de penser, tant pour Bakhtine que pour Locke, c’est donc bien la médiation comme
un pli, comme un processus de mise en forme du réel, lequel génère, tant du point de vue
existentiel que du point de vue théorétique, l’existence d’une frontière créant un intérieur et
un extérieur, un régime de l’immanence et un régime de la transcendance. Bakhtine est, à cet
égard, probablement le penseur contemporain qui a le mieux problématisé, au début du XXe
siècle, ce que Gilles Deleuze appellera plus tard la « synthèse disjonctive » ou le « pli », et
que nous retrouvons dans la ligne de partage, l’interstice entre les deux régimes conceptuels
de la philosophie ; nous en voulons pour preuve cet extrait de son essai « L’auteur et le
héros » :
« La forme est une frontière qui résulte d’un traitement esthétique. [...] Il s’agit autant des frontières du
corps que des frontières de l’âme et des frontières de l’esprit (de la visée du sens). Les frontières sont vécues de
façon essentiellement différentes : du dedans, à travers la conscience de soi-même et du dehors à travers le vécu
d’un autre. Chacun de mes actes, tant intérieur qu’extérieur, dans l’orientation matérielle de ma vie, procède du
dedans de moi-même, je ne rencontre jamais quelque frontière signifiante dans ses valeurs qui m’assure un
achèvement positif, j’avance et je traverse mes frontières que je puis, du dedans, percevoir comme obstacle mais
non comme achèvement ; les frontières d’autrui, que je vis au plan esthétique, lui assurent son achèvement
positif, l’enserrent en entier, resserrent toute son activité, se referment sur celles-ci. [...] Cette signification
bivalente des frontières sera plus claire dans la suite de notre exposé. Nous ouvrons les frontières du héros
lorsque nous le vivons du dedans et nous les refermons lorsque, du dehors, nous assurons son achèvement
esthétique. Si dans le premier mouvement, du dedans, nous sommes passifs, dans le second mouvement, du
dehors, [...] nous sommes actifs, nous édifions quelque d’absolument nouveau, d’excédentaire. C’est justement
cette rencontre de deux mouvements s’opérant sur la surface de l’homme qui donne sa consistance aux valeurs
de ses frontières »1.
Dans la même perspective, Bakhtine fut également le premier théoricien à souligner,
dans tout dialogue effectif, la référence implicite à un possible tiers, un intermédiaire qui
pourrait être juge sans être partie, qui serait ainsi un médiateur dont l’importance ne réside pas
tant dans sa transcendance désincarnée que dans son actualisation immanente. Le
monologisme découle précisément de la propension de tout énonciateur à s’identifier
spontanément, arbitrairement, et abstraitement à ce tiers, et le véritable dialogisme, ou la
« compréhension active », consiste précisément à « devenir le troisième dans un dialogue », à
incarner concrètement le « sur-destinataire [nadadresat] supérieur (le troisième) dont la
compréhension responsive absolument exacte est présupposée soit dans un lointain
1
op.cit., p.103.
226
227
métaphysique, soit dans un temps historique éloigné »1. Leur volonté commune de s’ancrer
dans l’interstice des deux régimes conceptuels dominant la philosophie, leur semblable
insistance sur la médiation qui débouche, chez Bakhtine, sur une problématisation explicite de
la « frontière » et du « tiers », font donc non seulement d’Alain Locke et de Mikhaïl Bakhtine
des esprits jumeaux, mais aussi des théoriciens particulièrement précieux et féconds pour
approcher les textes qui sont eux-mêmes produits à l’intersection de plusieurs univers
culturels2.
La similitude de leur positionnement philosophique entraîne, par ailleurs, chez nos
deux auteurs, une semblable stratégie discursive : on peut ainsi observer, chez Locke comme
chez Bakhtine, une double stratégie de maîtrise de la forme et de déformation de la maîtrise.
A y regarder de plus près, celle-ci est néanmoins plus complexe qu’on ne croit : car la
déformation de la maîtrise ne consiste pas simplement à contester et saper l’ordre intellectuel
dominant en faisant advenir un nouvel ordre — minoritaire, certes, mais tout aussi
monologique ; et la maîtrise de la forme ne consiste pas seulement à maîtriser la forme
canonique du discours universitaire, mais bel et bien la nature polymorphe et polyphonique du
discours tout court. C’est donc précisément cette polyphonie qui est mise en pratique pour
déformer la maîtrise : si l’on veut faire advenir un « parler neuf », comme dirait Bakhtine,
celui-ci ne peut s’établir qu’en réponse ou en réplique à un autre parler ; et si l’on espère
engager une « rupture épistémologique », comme dirait Foucault, celle-ci ne saurait provenir
de nulle part ; elle peut en revanche s’opérer grâce à l’entrecroisement de diverses
perspectives, par la convergence de différentes pratiques discursives, dans l’hybridation de
plusieurs disciplines ou de plusieurs « genres » de discours. C’est ici qu’on pourrait rejoindre
la problématique foucaldienne d’une archéologie du savoir, mais d’un savoir propre à la
littérature ; c’est également de cette manière qu’on peut efficacement l’indexer à la théorie
bakhtinienne du discours comme énonciation dialogique. La caractéristique essentielle de
Locke et de Bakhtine, c’est d’articuler leur point de vue théorique et critique à la croisée de la
philosophie, des sciences humaines (sociologie, anthropologie) et de la littérature ; mais ce
qui est vrai d’Alain Locke et de Mikhaïl Bakhtine l’est tout autant des discours littéraires
1
« Le Problème du texte », Esthétique de la création verbale, op.cit., p.336 ; voir également « Les Carnets 19701971 », op.cit., p.364 ; voir enfin Morson & Emerson, op.cit., pp.135-136.
2
Toute la problématique des « études postcoloniales », telles qu’elles sont notamment défendues par des
intellectuels indiens (Spivak, Bhabha) ou africains (Mudimbe, Mbembe) n’est-elle pas également de proclamer,
contre le dualisme colonial, la nécessité d’une marge, d’un espace de parole et d’un champ discursif
intermédiaire ? Voir à cet égard, Gayatri Spivak : In Other Worlds, London, Methuen, 1987, XIX-309 p. ; Homi
K. Bhabha : The Location of Culture, New York, Routledge, 1994, XIII-285 p. ; V.Y. Mudimbe : The Invention
of Africa, op.cit., pp.4-5 et pp.175-176 ; Achille Mbembe : Afriques Indociles, op.cit.
227
228
auxquels ils se sont personnellement intéressés, ou dans l’interprétation desquels leurs
analyses peuvent être mises à contribution.
§ 31. Conclusions
Nous l’avions dit dès le préambule : s’il est un trait caractéristique de la pensée
d’Alain Locke, c’est son goût du paradoxisme. Par sa situation historique, sociale, culturelle,
Locke était prédisposé à développer une pensée des contraires et des postulations
contradictoires, qu’on retrouve également chez d’autres intellectuels noirs, notamment Du
Bois et sa notion de « double conscience ». Mais parmi ses contemporains, probablement nul
intellectuel noir n’a plus que Locke supporté cette situation à l’extrême, et par conséquent nul
n’a mieux que lui su porter le paradoxisme à son paroxysme.
S’il refuse l’absolutisme, c’est parce que celui-ci ne constitue jamais qu’une tentation
univoque et qu’une fixation réactive, et qu’il n’offre, en somme, qu’une unité tronquée sinon
truquée1. L’absolutisme n’est jamais que la manifestation, dans nos valeurs et nos modes de
comportement, de la force disciplinaire des sociétés et de leurs systèmes de pensée établis. A
rebours, Locke poursuit un idéal double et qui n’est contradictoire qu’en apparence : il s’agit
d’obtenir une maîtrise de la forme (dans ses processus constitutifs), et par là, de réaliser une
déformation de la maîtrise, c'est-à-dire d’opérer une transformation des rapports de force en
privilégiant, au cœur même de notre double postulation, immanente et transcendante, nos
devenirs les plus actifs — tant au niveau individuel qu’au niveau intersubjectif sinon
interculturel.
Locke pratique donc constamment, à cet effet, la possibilité de l’alternative, il la
mesure jusque dans ses ultimes conséquences, et c’est pourquoi il développe une pensée de la
« turbulence systématique ». Là encore, c’est un paradoxisme, qui naît précisément de
l’hybridation des deux régimes conceptuels dominant traditionnellement le discours
philosophique. En définitive, le « relativisme critique » de Locke, ainsi qu’il aimait à
1
« Absolutism in all its varieties — religious, philosophical, political, and cultural — despite insistent linking
together of unity and universality, seems able, so far as historical evidence shows, to promote unity only at the
cost of universality. For absolutism’s way to unity is the way of orthodoxy, which involves authoritarian
conformity and subordination. From such premises, dogmatism develops sooner or later, and thereafter, history
shows us, come those inevitable schisms which disrupt the parent dogmatism and try to deny it in the name of a
new orthodoxy. Relativism, with no arbitrary specifications of unity, no imperious demand for universality,
nevertheless enjoins a beneficent neutrality between divergent positions, and, in the case of the contacts of
cultures, would in due course promote, step by step, from an initial stage of cultural tolerance, mutual respect,
reciprocal exchange, some specific communities of agreement and finally, with sufficient mutual understanding
and confidence, commonality of purpose and action » (« Cultural Relativism and Ideological Peace », p.70).
228
229
caractériser sa propre théorie, relève à la fois d’une logique de l’expression et d’une logique
de la représentation, mais au rebours de Spinoza, l’expression n’est jamais univoque, et par
contraste avec Descartes ou Kant, la représentation n’est jamais spéculaire ; tandis que la
première doit viser à l’optimisation et à l’harmonisation des tendances intra- et
intersubjectives, la seconde doit essentiellement s’envisager comme une description, mais une
description non exclusive, et certainement jamais définitive, puisque l’expérience humaine est
un incessant processus de différenciation ou de variation : une description, en somme, qui
puisse à son tour générer chez les individuations et les socialisations humaines de nouvelles
redescriptions d’elles-mêmes.
De la même manière, si Locke continue d’envisager la philosophie comme une
science, elle n’est pas tant pour lui une science spécialisée dans des problèmes et des objets
particuliers (la connaissance, la conscience, ou plus récemment le langage), mais bien une
science humaine, le forum où se rencontrent diverses pratiques discursives, pour collaborer
ensemble à une rupture épistémologique. C’est précisément là où sa théorie de la valeur
diffère du projet phénoménologique d’Urban, et plus encore de celui d’Edmund Husserl. Ce
qu’expose en effet Locke, c’est un pluralisme et une contingence fondamentale des structures
noématiques ; par ailleurs, en rapportant strictement ces dernières à des modes affectifs (dont
l’actualisation, pour virtuelle qu’elle soit, n’en demeure pas moins constamment possible)
plutôt qu’en entérinant, à l’instar d’Urban, la dimension proprement réflexive du jugement
comme référence à des normes idéales et éternelles, Locke refuse en bloc la partition entre
valorisation [valuation] et évaluation [evaluation] que son maître penseur finissait par
rétablir1. Dès lors, les constantes ne sont plus pensées, chez lui, en termes d’a priori mais
plutôt comme des fonctions vitales et culturelles ; plus encore que le problème de l’horizon,
c’est celui du « monde de la vie » (lebenswelt) qui l’intéresse immédiatement et
prioritairement, quand Husserl n’y prêtera attention que de façon tardive et pour ainsi dire
secondaire. Son but n’est donc pas de fonder une « psychologie pure » comme l’auteur de La
Philosophie comme Science rigoureuse, ni de fonder « l’axiologie » comme une science
nouvelle, en remplacement de la traditionnelle épistémologie, ainsi que le voulait Urban2. Au
1
Sur la critique d’Urban et de sa distinction entre « méthode génétique et présuppositionnelle » (pour l’analyse
de la valorisation) et « méthode axiologique » (pour l’analyse de l’évaluation), voir HT, pp.90-92.
2
Wilbur Urban maintenait en effet une exigence logiciste contre les « tendances alogiques et misologiques »
(Valuation, op.cit., p.VIII) ; et c’est dans cet esprit qu’il fut le créateur, ainsi que nous le disions en introduction,
d’un néologisme philosophique, à savoir le terme d’axiologie, passé aujourd’hui de son acception technique à un
usage plus familier : « Le terme d’épistémologie est trop étroit pour inclure le problème de l’évaluation des
valeurs, et nous pouvons à cette fin avoir besoin d’un terme spécial [...]. Sur l’analogie du terme épistémologie
nous avons construit le terme axiologie, et nous pouvons ainsi parler de la relation du point de vue axiologique
au point de vue psychologique » [the term epistemology is too narrow to include the problem of the evaluation of
229
230
rebours de ces derniers, Locke ne croit pas, en effet, que le discours philosophique soit
exceptionnel au point d’échapper à son propre horizon, ni qu’il puisse être lui-même autre
chose qu’une expérience de valorisation et de rationalisation, ou de préférence accordée à
certains modes affectifs sur les autres1. A cet égard il partage, avec James, Santayana et
Simmel, une conception de la philosophie comme Weltanschauung, et il assume sans
vergogne un anthropologisme certain et un évident historicisme, tout en proclamant sans
complexe, à l’instar de Ribot, la nécessité d’un psychologisme réaliste2. Son indifférence
totale à l’égard d’Edmund Husserl, et sa volonté conséquente d’esquisser une « psychologie »
plutôt qu’une phénoménologie de la valorisation nous semble dès lors pleinement justifiée,
même si son héritage et son influence dans l’histoire littéraire du discours noir s’exprimera
par la suite sous des avatars et une rhétorique plus explicitement phénoménologiques, ainsi
que nous le verrons plus loin.
Il y a, pour finir, un indéniable côté « Renaissance » chez Alain Locke : c’est le même
enthousiasme qui anime sa passion pour les humanités, son éloge de la diversité, son
insistance pour la pensée rigoureuse et sa préoccupation fondamentale pour l’éducation. Ce
n’est à cet égard certainement pas un hasard si Locke baptisa « Renaissance Nègre » le
mouvement littéraire et artistique dont il se fit le promoteur dans les années vingt et trente, ou
s’il intitulait en 1950 sa présentation d’un nouvel « humanisme scientifique » The Need for a
New Organon in Education — pastichant ainsi dans son titre le célèbre texte de Francis Bacon
— pour exposer sa nouvelle science socio-culturelle et son approche à la fois « génétique et
fonctionnelle », « historique et comparative »3. Nous reviendrons ultérieurement sur la
spécificité de sa théorie de la culture ; il nous suffit ici de noter, en conclusion de ce chapitre
values, and we may therefore make use of a special term to define the problem as it here presents itself. On the
analogy of the term epistemology we have constructed the term axiology, and may hereafter speak of the relation
of the axiological to the psychological point of view] (Valuation, op.cit., p.16).
1
Cf le propos que nous mettions en exergue.
2
« Le culte de la logique formelle, comme type de la perfection, a été la règle dans l’antiquité et au moyen âge.
L’induction a été surtout l’œuvre des modernes. Actuellement l’invasion de la psychologie dans les ouvrages de
logique, « le psychologisme », comme l’appellent les purs logiciens qui protestent, est un pas de plus vers la
réalité et vers la vie », écrivait Ribot en 1905, visant directement Husserl et ses Recherches Logiques dans une
note précisant l’identité des « logiciens » (La Logique des sentiments, op.cit., p.29). Locke critique à son tour,
dans la thèse d’Harvard (HT, pp.11-14), l’arbitraire de la distinction entre valorisation et évaluation (ou
induction et déduction) qui ne devrait selon lui jamais être autre que fonctionnelle, et il dénonce le faux procès
du psychologisme tel qu’Husserl l’intentait à Meinong, et tel que ce dernier en accusait à son tour Urban (voir
son article « Für die Psychologie und gegen den Psychologismus », p.1).
3
« One need only cite the priority of inductive logic which the scientific Renaissance instated [...]. one might
mention such later departure asthe genetic-functional approach which initiated evolutionary theory and scientific
naturalism, the historico-comparative and statistical methodologies which combined to produce our modern
social science » (op.cit., p.266) ; « We face, accordingly, a type of scientific humanism, with an essentially
critical and relativistic basis. Its normative potential can issue only from the more objective understanding of
difference and the laying down of a scientific rather than a sentimental kind of tolerance and understanding »
(ibidem, p.272).
230
231
sur sa théorie des valeurs, que son projet philosophique fut, sa vie durant, sous-tendu par
l’idée paradoxale que ce n’est pas seulement un manque de rationalité, mais également un
manque de sentiment qui gêne la compréhension entre les hommes, et qu’il reste ainsi
constamment motivé par la « nécessité de nous éduquer nous-mêmes » :
« Il est ironique de parler de ‘‘civilisation’’ lorsqu’on n’a pas encore atteint la civilité idéologique — un
ingrédient nécessaire de l’interaction et de la coopération civilisées, et tout particulièrement maintenant que nous
sommes engagés dans un contact et une communication à l’échelle mondiale. [...] Pour cela, il nous faut une
compréhension réaliste et sympathique des bases de nos différences de valeur — dont certaines relèvent du
tempérament, la plupart de l’expérience, et bien plus encore d’une dérivation culturelle. [...] En dépit d’un
nivellement de nombreuses différences actuelles sous l’impact de la science, de la technologie, et d’une
intercommunication accrue, nous ne pouvons nullement envisager raisonnablement dans un futur proche quelque
affaiblissement que ce soit des différences dans nos systèmes de valeur, qu’ils soient culturels ou philosophiques.
La seule alternative qui semble viable, par conséquent, ce n’est pas d’attendre que les autres changent mais de
changer nos attitudes à leur égard, et chercher le rapprochement non par l’éradication des différences telles
qu’elles existent mais en nous éduquant nous-mêmes à n’en pas faire tant de cas. Ces différences, puisqu’elles
sont aussi réelles et concrètes que des ‘‘faits’’, devraient être acceptées sans plus d’émotivité et avec autant
d’objectivité que nous acceptons un fait »1.
1
« It is ironical to talk of “civilization” without as yet having acquired ideological civility — a necessary
ingredient of civilized intercourse and co-operation, especially now that we are committed to contact and
communication on a world scale. [...] For this we need a realistic but sympathetic understanding of the bases of
our value differences, and their root causes — some of them temperamental, more of them experiential, still
more, of cultural derivation. [...] In spite of the leveling off of many present differences under the impact of
science, technology, and increased intercommunication, we cannot in any reasonably near future envisage any
substantial lessening of the differences in our basic value systems, either philosophical or cultural. The only
viable alternative seems, therefore, not to expect to change others but to change our attitudes toward them, and to
seek rapprochement not by the eradication of such differences as there are but by schooling ourselves not to
make so much of the differences. These differences, since they are as real and hard as « facts » should be
accepted as unemotionally and objectively as we accept fact » (« Pluralism and Ideological Peace », pp.96-97).
231
232
CHAPITRE III
LES SCIENCES HUMAINES ET LA QUESTION
RACIALE : UN CHANGEMENT DE
PERSPECTIVE THÉORIQUE ET PRATIQUE
« What modern social science needs most is an analysis of social forces, attitudes and
traditions rather than a rehearsal of facts ; even though the record stands badly in need of
rewriting » (Alain Locke)1.
« Il n’y a qu’un moyen d’être un individu moral : c’est de choisir sa cause, puis de la
servir, — avec l’esprit de tous les hommes fidèles » (Josiah Royce)2.
1
2
« The Saving Grace of Realism », The Critical Temper of Alain Locke, op.cit., p.223
Philosophie du Loyalisme, Paris, Aubier, 1946, p.63.
232
233
§ 1. Introduction
Si la notion de valeur nous a permis d’entrer dans l’œuvre d’Alain Locke, et de
proposer ainsi une première articulation de sa pensée, le concept de race constitue un thème
non moins fondamental de sa réflexion, et comme l’autre versant de son cheminement
philosophique, — dont la démarche se situerait précisément à l’inverse de la théorie générale
de la valeur.
L’intérêt de Locke pour cette dernière relevait en effet d’un projet personnel, où le
questionnement philosophique rencontrait la réalité sociale, et débouchait ainsi sur une
problématisation sociologique. Avec la théorie de la race, c’est en revanche la question
sociale qui devient un problème philosophique, ou plutôt : c’est un problème social (la
discrimination raciale) qui va se découvrir des racines conceptuelles. La structure raciste de la
société américaine, héritage de l’esclavage, est une réalité incontournable ; il y a, en ce sens,
une « extériorité objective » qui impose à l’individu noir sa « différence » comme un fait brut,
et les rapports sociaux sont à la fois régis par l’intériorisation de cette extériorité, et justifiés
par cette rationalisation de l’inégalité que constitue alors l’idée de race. La théorie de la race,
telle qu’elle existe à l’époque de Locke, révèle ainsi la puissance des croyances et leur forte
emprise sur les rapports sociaux. Comment les transformer positivement, comment rompre
avec la mentalité raciste et combler les inégalités qu’elle génère et légitime ? Telle est la
question qui se pose à l’intellectuel noir. Si Locke se trouve nécessairement déterminé par une
situation historique, sociale, et culturelle, il n’entreprendra pas seulement, en retour, de
l’étudier dans ses pratiques, mais il tâchera également d'explorer les croyances qui y sont
attachées, et il cherchera à découvrir les origines de « l’idée de race » dans les fondements
primordiaux des relations sociales : en ce sens, la perspective sociologique va bel et bien
s’enrichir d’un enjeu philosophique, et la théorie de la race va constituer pour lui l’autre
moyen de proposer un changement de perspective dans les habitudes conceptuelles, ainsi que
dans les rapports humains.
Pour bien comprendre toutefois cet entrecroisement spontané de la démarche
sociologique et de la perspective philosophique, quelques rappels biographiques s’avèrent
utiles : l’idée d’une « étude comparative du problème de la race » naît probablement à Oxford,
en 1909-19101, dans le cadre du Cosmopolitan Club ; elle est confortée par la tenue, à
1
C’est ce que révèle la correspondance de Locke avec Booker T. Washington, en particulier la lettre qu’il lui
adresse le 15 juin 1910 (in Booker T. Washington Papers, 408-Li, Library of Congress, Washington D.C.).
233
234
Londres, du Premier Congrès Universel des Races, auquel le jeune Rhodes Scholar assiste en
1911, mais ce projet ne verra finalement le jour qu’avec la série des cinq conférences sur Les
Contacts de race et les relations interraciales que Locke donne, en 1915 puis en 1916, sous
les auspices de la N.A.A.C.P. (National Association for the Advancement of Colored People)
et du Social Sciences Club d’Howard University1. Comme on peut le constater, l’écriture des
conférences sur la race s’intercale donc exactement entre les deux thèses de philosophie sur la
théorie générale de la valeur, et une telle concomitance ne fut évidemment pas sans générer
des échos conceptuels : la thèse d’Harvard manifestera ainsi une plus grande prégnance de la
perspective sociologique que la thèse d’Oxford, mais réciproquement, les conférences sur la
race participeront de la négociation et de l’hybridation que Locke a entreprises entre les deux
régimes conceptuels de la philosophie ; faute de financements, la perspective ethnographique
(ou l’expérience de terrain initialement envisagée) sera remplacée, nous allons le voir, par une
inspiration anthropologique et historique, ainsi que par une maîtrise remarquable de la
psychologie sociale, mais en retour, la situation américaine, ou les relations raciales qui s’y
développent, vont constituer un laboratoire privilégié et « un champ fécond pour l’observation
et la recherche sur la sociologie des groupes »2.
Si la théorie de la race prolonge et complète la théorie générale de la valeur, ce
chapitre s’inscrit dès lors, par ses enjeux, dans la continuité du précédent, et notre démarche
sera donc sensiblement la même.
Nous nous proposons en effet de dégager les constantes de la réflexion de Locke sur
« l’idée de race », et d’ainsi montrer qu’elle ne connaît pas tant des ruptures que le
développement continu d’une logique intellectuelle singulière, et qu’elle procède donc moins
par radicalisation que par raffinement et précision de positionnements qui, bien que de prime
abord contradictoires (puisque Locke dénonce le racisme dans le même temps qu’il défend la
nécessité
d’un
« racialisme
culturel »),
apparaîtront
en
définitive
profondément
1
Craignant qu’une approche scientifique d’un sujet aussi controversé que la question raciale ne prive Howard
University du soutien financier des associations négrophiles ou de donateurs blancs, le Comité des Doyens
(Board of Deans) et le Conseil d’Administration refusèrent à Locke l’autorisation de délivrer ses conférences
dans le cadre d’un cours de sciences sociales intégré au curriculum régulier ; les conférences de Locke ne firent
ainsi l’objet d’aucune reconnaissance universitaire ni d’aucune publication, sinon à titre privé, sous la forme
d’un syllabus intitulé Race Contacts and Interracial Relations : A Study in the Theory and Practice of Race,
lequel contenait, sous la forme de phrases nominales, un résumé détaillé des principaux arguments ainsi que des
références bibliographiques (voir annexes). En 1928, Locke redonnera à nouveau ses conférences à Fisk
University, et il les mentionnera systématiquement dans sa bibliographie (voir notamment The New Negro,
op.cit., p.415 ; Le Rôle du Nègre dans la Culture des Amériques, op.cit., p.136 ; When Peoples Meet, p.734).
Malgré cela, l’importance de sa réflexion sociologique sur la question raciale est encore aujourd’hui largement
ignorée, et l’on doit à Jeffrey Stewart l’immense service d’avoir édité en 1992 une version intégrale des cinq
conférences.
2
Race Contacts and Interracial Relations, op.cit., p.43 [désormais abrégé RCIR].
234
235
complémentaires. Pour cela, nous nous appuierons prioritairement sur les cinq conférences du
volume Race Contacts and Interracial Relations1, tout en tenant compte, simultanément, des
articles et des textes sur les théories et les pratiques raciales que Locke publia ou écrivit
ultérieurement, et dont la plupart sont actuellement disponibles dans les deux volumes
d’essais respectivement édités par Jeffrey Stewart2 et Leonard Harris3, voire dans d’autres
ouvrages ou encore dans les archives personnelles d’Alain Locke à Howard University4. Nos
développements suivront donc, une fois encore, un ordre plus thématique que linéaire, et nous
ne nous référerons que très occasionnellement aux travaux qui existent à ce jour sur les
conférences ou les articles de Locke concernant l’idée de race : essentiellement animés par un
esprit de redécouverte et par une ambition de vulgarisation, la plupart d’entre eux limitent en
effet leur propos à n’être qu’un simple résumé des essais de Locke5. Nous tâcherons en
1
« The Theoretical and Scientific Conceptions of Race » [Lecture I, RCIR, op.cit., pp.1-19], « The Political and
Practical Conceptions of Race » [II, ibid., pp.20-40], « The Phenomena and Laws of Race Contacts » [III, pp.4162], « Modern Race Creeds and Their Fallacies » [IV,, pp. 63-83], « Racial Progress and Race Adjustment » [V,
pp. 84-104].
2
Voir dans The Critical Temper of Alain Locke, op.cit. [désormais abrégé CT], les textes suivants : « Race
Contacts and Interracial Relations : A Syllabus », pp.407-413 ; « The Concept of Race as Applied to Social
Culture », pp.423-431 [CRapSC, initialement publié dans Howard Review 1, june 1924, pp.290-299] ; « The
American Literary Tradition and the Negro », pp.433-438 [ALTN, initialement publié dans The Modern
Quarterly 3, May-July 1926, pp.215-222], « The Negro’s Contribution to American Art and Literature », pp.
439-450 [NCAAL, initialement publié dans Annals of the American Academy of Political and Social Science, 140
(1928), pp.234-247], « The Negro’s Contribution to American Culture », pp.451-458 [NCAC, initialement publié
dans The Journal of Negro Education 8, July 1939, pp.521-529].
3
Voir dans The Philosophy of Alain Locke, op.cit. [désormais abrégé PAL] les textes suivants : « The Problem of
Race Classification », pp.164-173 [PRC, initialement publié dans Opportunity 1, 1923, pp. 261-264], « The
Concept of Race as Applied to Social Culture », pp.188-199 ; « The Contribution of Race to Culture », pp.202206 [CRC, initialement publié dans The Student World 23, 1930, pp.349-353], « Who and What is ‘Negro’? »,
pp.209-228 [WaWiN, initialement dans Opportunity 20, 1942, pp.36-41 & 83-87].
4
Nous nous référerons en particulier aux textes suivants : The Negro in America, Chicago, American Library
Association, 1933, 64 p. [NiA] ; « The High Cost of Prejudice » [HCoP, initialement publié dans The Forum,
October, 1927, LXXXVIII, pp. 500-510 et 542-543 et repris pp.554-565 dans l’anthologie d’Herbert Aptheker
(ed) : A Documentary History of the Negro People in the United States, 1910-1932, From the Emergence of the
N.A.A.C.P. to the Beginning of the New Deal, Secausus (N.J.), The Citadel Press, 1973, XXII-754 p. ; « Race,
Culture et Démocratie », « L’héritage africain et sa signification culturelle », « La position sociologique du
Nègre aux Etats-Unis », trois des six conférences délivrées en Français par Locke à Haïti en 1943, et publiées la
même année dans un volume intitulé Le Rôle du Nègre dans la Culture des Amériques, Port-au-Prince (Haïti),
Imprimerie de l’Etat, 1943, 141 p. ; « Separation or Fusion » (stenographic notes on lecture by Dr. Alain Locke)
[SoF, Howard University, Moorland-Spingarn Research Center, Manuscript Division, Alain Locke Papers, Box
164-127, folder 6] ; « Worldmindedness, Cultural Change » [WMCC, MSRC, Manuscript Division, Alain Locke
Papers, Box 164-141, folder 30] ; « Class and Color, Assimilation and Racialism » [CC, MSRC, Manuscript
Division, Alain Locke Papers, Box 164-141, folder 31] ; « Stretching our Social Mind » (Speech given by Dr.
Alain Locke, professor of Philosophy, Howard University at the Hampton Commencement, August 18, 1944)
[SoSM, MSRC, Manuscript Division, Alain Locke Papers, Box 164-127, folder 30]. Nous signalerons enfin, par
de simples références paginées, la reprise de certains arguments dans les introductions que Locke rédigea pour
les quinze chapitres de l’anthologie qu’il édita en 1942 avec Bernhard J. Stern : When Peoples Meet, A Study in
Race and Culture Contacts, New York, Progressive Education Association, 1942, XII-756 p.
5
Si une telle démarche peut se justifier dans le cas de Jeffrey Stewart, dont l’introduction aux Lectures on Race
Contacts and Interracial Relations abonde par ailleurs en précisions historiques et en informations
biographiques, ainsi que dans le cas de Leonard Harris, dont la nécessité première est de contextualiser les textes
de son anthologie, elle ne saurait toutefois constituer une approche critique suffisante, et les commentaires de
235
236
revanche d’expliciter aussi souvent que possible l’insertion de Locke dans les problématiques
majeures que développent l’anthropologie et la sociologie de son époque ; et partant, nous
préciserons ses positions dans les débats qu’entretiennent les penseurs des sciences sociales
ainsi que les intellectuels noirs qui lui sont contemporains, tels W.E.B. Du Bois, Charles S.
Johnson ou E. Franklin Frazier1. Notre objectif sera de mettre en relief l’originalité de ses
contributions, mais aussi de souligner la profonde pertinence de ses analyses de « la relation à
l’Autre » dans la pensée sociale. Pour finir, ce chapitre devrait constituer une nouvelle étape
déterminante pour comprendre, par la suite, les thèses et le rôle d’Alain Locke dans la
Renaissance de Harlem.
Nancy Fraser (« Another Pragmatism : Alain Locke, Critical ‘‘Race’’ Theory, and the Politics of Culture », in L.
Harris (ed) : The Critical Pragmatism of Alain Locke, op.cit., 1999, pp.3-20) ou de Johnny Washington
(« ‘‘Black’’ or ‘‘African American’’ : What’s in a Name ? », « Criteria of Race : an Anthropological
Perspective », « Race, Ethnicity and Culture », « Racial Dilemmas and Paradoxes », « Racial Integration or
Segregation : Which is Desirable ? », A Journey into the Philosophy of Alain Locke, op.cit., 1994) ne sont à cet
égard pas d’une grande utilité pour les études lockiennes, puisqu’ils ne font que paraphraser les textes de Locke
dans une problématique qui leur est profondément étrangère : la défense d’un renouveau du pragmatisme
américain, pour ce qui est de Fraser, et le débat sur les modalités de « l’Affirmative Action » ou sur les marottes
terminologiques des Noirs Américains pour ce qui est de Washington. Par contraste, l’essai de Leonard Harris
intitulé « Identity : Alain Locke’s Atavism » (in Transactions of the C.S. Pierce Society, Winter 1988, Vol
XXIV, N°1, pp. 65-84), ou celui de Clevis Headley intitulé « Alain Locke : A Sociocultural Conception of
Race » (in L. Harris (ed), op.cit., 1999, pp.199-208) présentent à tout le moins l’intérêt de souligner les
insuffisances théoriques de certains points de vue contemporains sur l’idée de race, qu’il s’agisse de
l’essentialisme afrocentriste dans la ligne de mire chez Harris ou du cosmopolitisme bon teint d’Anthony
Appiah, à l’horizon des réflexions de Headley. Une des plus anciennes présentations de la réflexion lockienne
sur la question raciale demeure ainsi l’une des meilleures, puisque dans son essai « Alain Locke on Race and
Race Relations » (Phylon, The Atlanta University Review of Race and Culture, volume XL, number 4, 1979, pp.
342-350), Ernest D. Mason adoptait déjà une approche thématique et se référait opportunément à des essais fort
divers.
1
Du Bois, on le sait, a publié en 1899 une des premières études sociologiques sur le problème racial (The
Philadelphia Negro, A Social Study) qui lui vaudra d’être reconnu et salué par Max Weber lui-même (cf pp.9192, et p.294 in Dominique Schnapper : La Relation à l’Autre au cœur de la pensée sociologique, Paris,
Gallimard, 1998, 562 p.). Charles Spurgeon Johnson (1893-1956) étudia à l’université de Chicago où il soutint
en 1918 un Ph.D. de sociologie sous la direction de Robert Park. Sur la commande de la « Commission de
Chicago sur Les Relations Raciales », il dirigea l’année suivante l’étude classique de sociologie urbaine intitulée
The Negro in Chicago : A Study of Race Relations and a Race Riot ; et après avoir lancé le Magazine
Opportunity, il fut ensuite le directeur du Département de Sociologie de Fisk University, mais aussi un auteur
reconnu (The Negro in American Civilization : a Study of Negro Life and Race Relations in the light of Social
Research [1930] ; Shadow of the Plantation [1934], Growing Up in the Black Belt [1967]). Edward Franklin
Frazier (1894-1962) étudia lui aussi avec Robert Park à l’Université de Chicago, où il obtint son Ph.D de
sociologie en 1931 grâce à une étude sur « la famille nègre à Chicago ». Professeur à Howard University, son
travail fut « unanimement reconnu » comme le souligne Dominique Schnapper (op.cit., p.296-301), en
particulier ses ouvrages The Negro Family in the United States [1934] et The Negro in the United States [1949].
236
237
§ 2. Vers une sémiologie de l’idée de race
Pour bien comprendre ce qui motive Alain Locke, et les desseins qu’il se propose en
s’intéressant à la théorie de la race, on ne saurait trouver de meilleure introduction que
l’incipit de sa première conférence.
« Depuis que la possibilité d’une étude comparative des races m’est venue à l’esprit au Congrès des
Races à Londres en 1911, j’ai eu le courage d’entretenir l’inébranlable croyance optimiste qu’avec une approche
scientifique de la question raciale, on rendait possible une rédemption de ces attitudes erronées de l’esprit qui ont
malheureusement tellement compliqué l’idée et la conception de la race qu’un grand nombre de personnes
s’imaginent que la meilleure chose à faire, c’est, dans la mesure du possible, de mettre la race au ban des
catégories de la pensée humaine.
[...] Je vous accorderai que la pensée sociale qui s’est focalisée sur le concept de race s’est avérée, dans
la plupart des cas, très paradoxale, et dans certains cas pernicieuse. Et cependant je ne vois pas comment nous
pourrions séparer le bon grain de l’ivraie sinon par un rigoureux examen scientifique des diverses significations
de la race, pour tenter ainsi, si possible, de les distinguer et de perpétuer ces significations — ces concepts — qui
sont sains et qui promettent à l’avenir une meilleure façon de penser. Je suis fondamentalement convaincu que
le terme ‘‘race’’, que la pensée de la race, représente une catégorie plutôt fondamentale de la pensée sociale et
qu’il s’agit d’une idée dont nous pouvons difficilement nous passer. [...] La seule manière de traiter le sujet
scientifiquement est de le regarder comme un centre de signification. [...] C’est dans le champ des sciences
sociales que nous devons espérer une clarification de l’idée et l’avènement d’une signification finale claire. [...]
La race a tant de significations que [...] lorsque nous réfléchissons sur la possibilité d’une confusion scientifique
de ces significations, nous entrevoyons dans ce problème de la race l’un des plus complexes et des plus
déconcertants qui se posent au penseur des sciences sociales. [...] Le seul moyen pour l’esprit d’influencer la
pratique, c’est de comprendre les significations irrationnelles ou de clarifier les significations qui ne sont que des
rationalisations. La pratique qui est un renforcement de la raison doit prévaloir. Quand la raison commence à
fermenter dans les significations d’une idée, nous observons une tendance à la clarification »1.
Un tel propos suscite immédiatement plusieurs remarques. Locke souligne d’emblée
trois choses :
1. L’idée de race est une « catégorie fondamentale de la pensée », dont les
« significations » varient toutefois en fonction des « attitudes de l’esprit » : il y aurait ainsi
des « significations irrationnelles » comme il y a des « attitudes erronées », ou des
significations qui ne sont que des « rationalisations » comme certains points de vue s’avèrent,
nous le verrons plus loin, « pseudo scientifiques ».
2. Une « approche scientifique » de ce concept est néanmoins possible, sinon
souhaitable : elle relèverait de la sociologie, puisqu’il s’agit d’une catégorie de la pensée
sociale, et elle s’apparenterait à une sémiologie, puisqu’elle consiste en un « rigoureux
examen des diverses significations » que possède ce terme dans le contexte social.
3. Cette sémiologie est un rationalisme, et ce rationalisme est un méliorisme : la
clarification qu’elle génère dans les significations permet l’optimisation des concepts, et ce
« renforcement de la raison » doit nécessairement se manifester dans la pratique, c'est-à-dire
dans l’amélioration des relations sociales.
1
RCIR, I, pp.1-2 (nous traduisons).
237
238
A l’horizon de ces trois points, on voit d’ores et déjà s’esquisser la rencontre de deux
préoccupations, sinon de deux logiques conceptuelles différentes dans la réflexion
sociologique d’Alain Locke : d’une part, une logique formaliste ou structurale, et une
préoccupation (de nature plutôt kantienne) pour les catégories fondamentales de la pensée
humaine (et partant, pour les formes fondamentales des relations sociales) ; et d’autre part,
une logique génétique, et une préoccupation (de nature plus spinozienne) pour la constitution
des croyances et pour leurs effets sur la pratique, — préoccupation qui débouche alors sur la
détermination d’idées adéquates, ou la dissipation des idées irrationnelles et le développement
de concepts enveloppant leurs causes de production, et assurant ainsi la rationalité des
pratiques — c'est-à-dire une plus grande puissance d’agir. Deux obstacles font néanmoins
barrage à ces deux préoccupations : l’actuelle confusion scientifique entre les diverses
significations de la race, et la tentation forte de se débarrasser d’un concept fondamental,
mais entaché par ses acceptions pernicieuses. En soulignant que l’irrationnel peut se masquer
sous la forme d’une rationalisation, Locke révèle l’emprise des raisonnements faux sur la
réalité, dans le même temps qu’il met l’accent sur les limitations inconscientes que peut
rencontrer, malgré elle, la rationalité : une profonde ambiguïté peut ainsi exister au cœur
même de la démarche scientifique, et la réflexion sociologique doit nécessairement s’y
confronter. Pour autant qu’elle s’apparente à une herméneutique ou qu’elle s’envisage comme
une recherche d’objectivité impartiale, elle ne saurait donc rester indifférente aux implications
de ses analyses, et sa pertinence se justifiera surtout à l’aune de l’expérience, puisqu’elle se
mesurera à la différence et à l’optimisation qu’elle introduira dans la pensée et, si possible,
dans la réalité pratique :
« Développer un concept rationnel de la race est l’une des opportunités que la science sociale a laissées
en friche. [...] La plupart des concepts fondamentaux des sciences ont tendance à se débattre dans le tourbillon
d’un maelström des significations, pour à la longue laisser émerger une signification supérieure aux autres.
Vous pouvez voir que nous approchons le sujet avec peut-être le parti pris d’une personne intéressée à
voir le concept de race bien ouvré et serti dans une signification simple et claire ».1
Pour aller plus avant, il nous est à présent nécessaire de creuser, dans une première
section, ce qu’il faut entendre par les « diverses significations de la race », avant d’analyser,
dans un second mouvement, ce que Locke cherche à caractériser lorsqu’il critique « la nature
souvent très paradoxale de la pensée sociale sur l’idée de race », et mieux comprendre ainsi
l’alternative qu’il propose et le changement de perspective qu’il opère.
1
RCIR, I, p.2 (nous traduisons).
238
239
SECTION I
LES DIVERSES SIGNIFICATIONS DU CONCEPT DE RACE
§ 3. Le sens dominant :
la conception biologique de la race
Le concept de « race » auquel est immédiatement confronté Locke, c’est l’acception
strictement biologique du terme.
On pourrait, à première vue, fort bien s’accommoder des « classifications descriptives
en classes d’humanité », lesquelles distinguent plusieurs races humaines en fonction de
« différences physiques »1 : il n’y a là rien de répréhensible en soi, constate-t-il, en se référant
élogieusement à Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) qui, dans son ouvrage Sur la
variété naturelle de l’humanité (1775), affirmait l’unité du genre humain, tout en établissant
une classification en cinq races ou « variétés »2. Même les critères de classification
(pigmentation ou mesures crâniennes) ne lui importeraient guère, pourvu, affirme-t-il, que
l’objectif restât « strictement descriptif et ethnographique »3.
Le « Problème de la Classification raciale » intervient néanmoins lorsque
l’anthropologie physique commence à postuler une invariabilité des types, et par là, l’absolue
rigidité des caractères héréditaires, ainsi que leur permanence à travers les âges et les
milieux : dès sa première conférence, en 1915, Locke dénonce expressément cet essentialisme
; et dans la recension qu’il fait, en 1923, du livre de Roland Dixon (The Racial History of
Man), il souligne l’inconsistance de ce dernier dont « l’approche strictement anatomique » et
1
RCIR, p.4 et p.5.
RCIR, p.4. Les cinq races de Blumenbach étaient le type Caucasien, l’Ethiopien, le Mongolien, l’Américain, et
le Malais. Dans ses positions, Blumenbach est tout à fait représentatif de l’esprit des Lumières qui mettent tout à
fois l’accent sur « l’unité de l’humanité et la diversité des races », selon Philippe Raynaud (voir son introduction
à Kant : Opuscules sur L’Histoire, Paris, GF, 1990, p.12). La même année, en 1775, Kant publiait lui-même un
essai intitulé « Des différentes races humaines », où il distinguait quant à lui quatre races (la race des Blancs, la
race des Nègres, la race des Huns — Mongols ou Kalmouks, la race des Indiens — ou Hindoustans) et dérivaient
à partir d’elles « tous les autres caractères héréditaires des peuples » (Opuscules sur l’Histoire, pp.51-52). Kant,
à l’instar de Blumenbach, professait toutefois que les différences physiques étaient le produit de « germes » ou
de « dispositions naturelles variées » qui se trouvèrent « développés ou entravés » selon les circonstances et par
l’action des conditions environnementales (op.cit., p.56), ce qui ne remettait nullement en cause l’unité du genre
humain.
3
RCIR, I, p.4.
2
239
240
craniologique des classifications humaines devient « l’index de l’hérédité raciale », tout en
ignorant, « sur le plan pratique, les modifications liées aux conditions environnementales »1.
Le problème que lui pose le déterminisme de l’anthropologie physique va toutefois
plus loin que la seule question de la nature permanente ou variable des types raciaux. En
filigrane de la conception strictement biologique de la race, il y a en effet l’idée d’un
parallélisme du physiologique et du psychologique, et la thèse d’une stricte corrélation entre
les traits mentaux et les caractéristiques physiques, ou d’une totale superposition des traits
culturels et des caractéristiques raciales. C’est précisément et avant tout cela que dénonce
Locke dans sa recension de Dixon :
« Ayant averti son lecteur (p.401) qu’il fallait considérer les termes de ‘‘Proto-Négroïde, Méditerranéen,
etc., comme des noms conventionnels [...] pour une série de types purement arbitraires qui pourraient tout aussi
bien être caractérisés par des nombres ou des lettres de l’alphabet’’, le Professeur Dixon, en flagrante
contradiction avec lui-même, continue en traitant ces mêmes types abstraits, presque hypothétiques, comme de
« véritables » races, joyeusement assuré que ces types ont joué des rôles historiques reconnaissables et qu’ils ont
manifesté des capacités culturelles caractéristiques. [...] Le Professeur Dixon voudrait nous faire accepter comme
scientifiques des types raciaux qui, dans un contexte, sont d’abstraits noms de classification, et dans un autre,
représentent des lignées ou des races historiques et concrètes, [...] qui maintiennent des traits et des capacités
culturels suffisamment caractéristiques de telle sorte qu’ils ont dans tous les environnements des effets
remarquablement similaires sur la civilisation »2.
Une telle conception déterministe présente, de fait, un évident danger. Dans un
premier temps, elle dispose en effet les esprits à considérer l’histoire humaine comme le
terrain où les caractéristiques raciales déterminent et expliquent les accomplissements
culturels3. Ce parti pris incline alors, dans un second temps, à réinterpréter « le succès
historique des peuples en termes de supériorité et d’infériorité »4, pour finalement justifier en
termes de « hiérarchie naturelle » la domination que les Européens et leurs descendants
américains exercent sur les hommes de couleur, en particulier l’Afrique et sa diaspora5. Ce
que Locke dénonce dans l’anthropologie physique, ce sont donc les implications du
« naturalisme du XIXe siècle »6 et de « l’évolutionnisme spencérien »7, dont les postulats sont
arbitraires, ou moins scientifiques qu’idéologiques, et dont les applications herméneutiques
sont moins objectives que falsificatrices.
« Bien que cette notion de la race comme un facteur premier et déterminant dans la culture fut
historiquement établie par la théorie et l’influence de Gobineau, sa justification scientifique a été associée avec
1
PRC, p.165.
PRC, p.168.
3
« According to Professor Dixon, the sudden advance in culture which marks the early dynastic period in Egypt
(pp.186-187) is supposedly due to the leavening influence of the higher cultural capacities of the Mediterranean
type ; a thin stream of Alpine blood trickling into the Nile Valley, associated with the Caspian, suggests the
explanation for the cultural development of the period of the Middle Kingdom (pp.188-189) » (PRC, p167).
4
RCIR, I, pp.2-3 ; II, p.22.
5
« The Concept of Race as applied to Social Culture », PAL, p.197.
6
« Worldmindedness, Cultural Change », MSRC, ALP, HU, Box 164-141, folder 30, p.3
7
« CRapSC », PAL, p.189.
2
240
241
les doctrines d’une interprétation strictement évolutionniste de la culture, et tout spécialement avec l’influence de
l’évolutionnisme social de Spencer. L’usage scientifique premier de cette corrélation entre la race et la culture
fut de justifier le schème évolutionniste classique d’une série de paliers dans la progression historique du
développement culturel. Cette connexion a joué dans la théorie de la société un rôle analogue à celui du facteur
héréditaire dans le domaine de la biologie. [...] Depuis la naissance du mythe indo-germanique, et de sa
bessonne, l’hypothèse Aryenne, le désir et l’objectif cachés de nombreuses investigations ont été de construire
une pyramide sociale avec une progression strictement linéaire des différents stades, et de subtiles variations de
ce point de vue n’ont fait qu’introduire des erreurs les unes après les autres dans l’interprétation des cultures, et
tout spécialement dans l’interprétation des cultures primitives ou étrangères, qui ont naturellement payé le prix
fort en se trouvant déformées et remodelées de façon à s’aligner avec les formules préconçues »1.
Dans sa conception de la race comme réalité fondamentalement biologique,
l’anthropologie physique ne semble donc pas, selon Locke, autre chose qu’une rationalisation
scientifique des préjugés du comte Arthur de Gobineau (1816-1882), — ou plutôt : une
entreprise de légitimation des hypothèses non démontrées de son Essai sur l’inégalité des
races humaines (1853-1855).
Gobineau est en effet resté tristement célèbre pour avoir développé l’idée d’une
« inégalité des races en force et en beauté », à laquelle se superposait une « inégalité
intellectuelle »2. Il établissait également, dans cette perspective, une rigoureuse hiérarchie des
races et des peuples : au sommet trônait la race blanche, douée de « la plus grande force
physique » et de « l’intelligence la plus énergique », tandis qu’après « les tendances à la
médiocrité » de la race jaune, le Nègre gisait « au bas de l’échelle »3. Mais la thèse qu’il
cherchait à défendre, par delà « l’immense supériorité des blancs », c’était la vision tragique
d’une dégénérescence fatale de l’humanité dans le mélange des races4, — thèse dont on
1
« CRapSC », PAL, p.189 et p.197.
Voir les chapitres XI à XVI, Livre Premier, de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (2 Vol.), Paris,
Firmin-Didot, 1884 [deuxième édition], XXXI-561 p. (Vol. I) & 566 p. (Vol. II).
3
« Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de sa
conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n’est cependant pas une brute pure et
simple, que ce nègre à front étroit et fuyant qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de
certaines énergies grossièrement puissantes. Si ses facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède
dans le désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. [...] Mais là, précisément, dans l’avidité
même de ses sensations, se trouve le cachet frappant de son infériorité. [...] A ces principaux traits de caractère il
joint une instabilité d’humeur, une variabilité de sentiments que rien ne peut fixer, et qui annule, pour lui, la
vertu comme le vice. [...] Enfin il tient également peu à sa vie et à celle d’autrui ; il tue volontiers pour tuer, et
cette machine humaine, si facile à émouvoir, est, devant la souffrance, ou d’une lâcheté qui se réfugie volontiers
dans la mort, ou d’une impassibilité monstrueuse » (Ibidem, Chapitre XVI, pp.214-215).
4
« Si les trois grand types, demeurant strictement séparés, ne s’étaient pas unis entre eux, sans doute la
suprématie serait toujours restée aux plus belles des tribus blanches, et les variétés jaunes et noires auraient
rampé éternellement aux pieds des moindres nations de cette race. C’est un état en quelque sorte idéal, puisque
l’histoire ne l’a pas vu. Nous ne pouvons l’imaginer qu’en reconnaissant l’incontestable prédominance de ceux
de nos groupes demeurés les plus purs. [...] Quand bien même on voudrait admettre que mieux vaut transformer
en hommes médiocres des myriades d’êtres infimes que de conserver des races de princes, [...] il resterait encore
ce malheur que les mélanges ne s’arrêtent pas ; que les hommes médiocres [...] s’unissent à de nouvelles
médiocrités, et que de ces mariages, de plus en plus avilis, naît une confusion qui [...] aboutit à la plus complète
impuissance, et mène les sociétés au néant auquel rien ne peut remédier. C’est là ce que nous apprend l’histoire.
Elle nous montre que toute civilisation découle de la race blanche, qu’aucune ne peut exister sans le concours de
cette race, et qu’une société n’est grande et brillante qu’à proportion qu’elle conserve plus longtemps le noble
2
241
242
pouvait alors aisément déduire la nécessité d’assurer la « sauvegarde de la civilisation » par la
préservation de la race blanche et par la domination des types « les plus purs », représentés
par « les races germaniques et anglo-saxonnes ».
Locke ne pouvait rester insensible aux implications d’une telle théorie, et c’est
pourquoi il dénonce, dès sa première conférence, l’importation dans l’anthropologie de
« l’hypothèse hiérarchique » comme principe heuristique et, pire encore, comme base de
« principes normatifs de l’humanité » :
« Un standard vicié semble avoir contaminé la base entière de la science sociale. Nous ne prétendons
pas que celle-ci n’a pas été, dans une très large mesure, scientifique tant dans sa méthode que dans ses données.
De fait, la théorie de la race, depuis l’œuvre de Gobineau, a été je pense plutôt irréprochable pour ce qui
concerne ses méthodes et ses données. Et cependant nous pouvons tous faire la différence entre une science qui
est saine dans sa méthode et une science qui est saine dans ses conclusions. C’est pour cette raison que nous
pensons qu’en dépit de la précision de ses méthodes, une telle science est largement pseudo-scientifique tant
dans ses postulats que dans ses conclusions. Elle s’est en effet donnée pour objectif de prouver quelque chose qui
avait déjà été constitué comme le présupposé de base de la science en question. Elle a consacré sa recherche et sa
méthodologie non pas à une fin descriptive, mais à la démonstration d’une supériorité effective de certains types
raciaux, face à l’infériorité patente de certains autres, et elle s’est évertuée à montrer que toute l’histoire humaine
confirme cette classification, originellement introduite par Gobineau dans la pensée scientifique de la race. [...]
Nous n’aurions aucune objection si les termes dominants de la race étaient simplement utilisés comme des
catégories descriptives. Mais lorsqu’ils sont étendus jusqu’à devenir la base de principes normatifs de
l’humanité, ils deviennent les conclusions scientifiques les plus iniques d’une époque qui, dites ce que vous
voulez, nous a pour le moins fourni autant de fausse que de véritable science »1.
Si le scientisme raciologique suggère une normalisation de l’humanité, le plus grand
danger vient toutefois du fait qu’il risque de se normaliser lui-même, en devenant banal et
institutionnalisé. Lors de ses séjours en Angleterre, puis en Allemagne, en 1911-1912, Locke
avait déjà pu constater le succès inquiétant que les thèses de Gobineau rencontraient en
Europe, y compris dans les cercles intellectuels ; et lorsque la première Guerre Mondiale
éclatera, en septembre 1914, Locke n’hésitera pas à reprendre ironiquement la théorie
gobinienne, pour souligner que « les deux bras de la race teutonique, les Germains et les
Britanniques » étaient à présent engagés dans une lutte fratricide dont la « rivalité impériale »
était la cause principale, mais que cette rivalité était inévitable dans la mesure où chacun des
protagonistes affirmait avec la « même hystérie » qu’il incarnait « la civilisation », et qu’il
entendait ainsi exercer à lui seul la domination impériale2. Nous reviendrons un peu plus loin
groupe qui l’a créée, et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus illustre de l’espèce » (ibidem,
pp.217-220).
1
RCIR, I, pp.2-3.
2
« The imperial rivalry is the ground cause of the present conflict, particularly the rivalry as between two arms
of the teutonic race, the Germans and the Britons. [...] To my mind the most certain proof that this is the main
issue between Germany and Great Britain is the hysterical assertion of each that they are fighting for the same
thing. ‘‘We fight for civilization’’. Civilization in that sense is no national ideal, even in the hysteria of war
propaganda. It is not a conflict over differing aims or systems. It is a quarrel over a leadership that only one can
exercise. This is the essence of the imperial idea : it is not as nations but as empires that Germany and Britain
rival each other. [...] Many have said the war is a war of cliques, of emperors and dynasties. It would be nearer
242
243
sur cette surprenante équivalence que Locke propose entre l’idée impériale et l’idéologie
raciste ; mais pour bien la comprendre, il faut nous en tenir, pour l’heure, à ce qui, en 1915, le
concernait plus immédiatement et directement que la situation européenne, à savoir la
situation américaine.
Ce n’est pas seulement un concours de calendrier si notre jeune intellectuel délivre
pour la première fois ses conférences en 1915, l’année même où paraît aux Etats-Unis une
seconde traduction du texte de Gobineau1. Depuis les années 1880, et les premières lois
instituant la ségrégation raciale dans les transports en commun et les endroits publics2, la
discrimination à l’encontre des Noirs Américains n’a fait qu’empirer, et Woodrow Wilson
vient même de l’institutionnaliser à l’échelle nationale en établissant la séparation entre Noirs
et Blancs à l’intérieur des Services du Gouvernement Fédéral3. Les publications visant à
justifier les pratiques racistes se multiplient, parmi lesquelles l’ouvrage de Theodore Lothrop
Stoddard, The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy (1921) deviendra un
célèbre best-seller : s’inspirant de Gobineau, son auteur défendra la ségrégation et la « ligne
de couleur » au nom des « différences raciales innées » entre les Noirs et les Blancs, et se fera
l’ardent promoteur du « biracialisme », c'est-à-dire d’un modèle séparatiste de développement
économique et social, « selon une ligne verticale tracée dans la société de haut en bas, et
permettant aux individus de s’élever aussi haut que leur permettent leurs talents, mais de leur
côté de la ligne »4. Si l’obsession de la « pureté raciale » sévit dans le Sud, avec ses fantasmes
de « contamination sexuelle par le biais du viol et du mariage » 5, elle se manifeste également
the truth to say it was a war of peoples — a race war — but truest of all, and worst of all, it is a war of ideas, for
the utopia of empire and the dream of an unlimited and permanent overlordship. [...] The epithet of barbarian and
enemy of civilization is hurled at blood brothers ; the idea of Empire, the nemesis of alien races, has turned upon
its authors » (« The great Disillusionment », conférence donnée par Alain Locke le 26 septembre 1914 devant la
Yonkers Negro Society for Historical Research, à Yonkers ; Etat de New York, Appendice in RCIR, p.108).
1
The Inequalities of Human Races, traduction par Adrian Collins, New York, G.P. Putnam & Sons, 1915.
2
L’Etat du Tennessee fut le premier, en 1881, à modifier sa Constitution afin d’instaurer une « séparation
raciale » ; et deux ans plus tard, en invalidant l’Acte des Droits Civiques de 1875, la Cour Suprême avalisera les
pratiques de la ségrégation dans le Sud, dont l’infâme réalité sera renommée sous l’appellation de « loi Jim
Crow » (cf David Lewis : W.E.B. Du Bois, 1868-1919, op.cit., p.60 et p.595 pour de plus amples références).
3
Cf J. Stewart, « Introduction », RCIR, p.XXI ; voir aussi les « Lettres Ouvertes à Woodrow Wilson » de W.E.B.
Du Bois : Writings, op.cit.pp.1141-1147. Stewart rappelle également, pour l’anecdote (fort significative), qu’en
1915, Wilson fera projeter à la Maison Blanche « le film raciste de D.W. Griffith sur la Reconstruction, intitulé
La Naissance d’une Nation [The Birth of a Nation] », film qui conduira, « la même année, le Colonel William
Joseph Simmons à ranimer le Ku Klux Klan ».
4
Alain Locke : « The High Cost of Prejudice », op.cit., p.563. Dans cet article, paru en décembre 1927, Locke
discute âprement les thèses de Stoddard, et se fait en cela l’émule et l’écho de Du Bois. Ce dernier avait en effet,
le 23 septembre 1927, confondu Stoddard dans un débat public qui eu lieu devant 4000 personnes au Coliseum
de Chicago, et qui fut simultanément radiodiffusé à New York, suscitant un extraordinaire intérêt parmi les Noirs
Américains (voir David L. Lewis : W.E.B Du Bois, The Fight for Equality and the American Century, 19191963, pp. 235-237).
5
George M. Fredrickson : « Fortune et Décadence du racisme scientiste », Le Courrier de L’Unesco, septembre
2001, p.22.
243
244
au niveau de l’Etat civil, avec l’instauration de distinctions raciales et la règle implacable de
« la goutte de sang »1, et jusque dans les Services d’Immigration qui commanditent des
enquêtes visant à prouver l’infériorité naturelle de certains types raciaux, afin de pouvoir
limiter ainsi le nombre des immigrants asiatiques et celui des Européens du Sud, tout en
favorisant par ailleurs l’immigration des Européens du Nord tels que les Suédois.
Dans ce contexte où les pratiques racistes s’intensifient, il n’importe plus seulement de
les dénoncer, il faut combattre l’idéologie qui les sous-tend, et pour cela, il s’agit de bien la
caractériser en comprenant, d’une part, son mode de fonctionnement, et d’autre part, ses
causes de production.
§ 4. La déconstruction du Nordicisme
et les métamorphoses du régime dominant
Locke n’est évidemment pas le seul ni le premier à engager la discussion contre les
thèses de Gobineau, ou contre la raciologie qui sévit aux Etats-Unis et qui est désignée par ses
détracteurs sous le nom de « Nordicisme ». En adoptant lui-même ce terme à partir des années
vingt, il rejoint implicitement les rangs des ennemis du racisme idéologique et scientifique,
parmi lesquels il faut compter l’éminent Franz Boas, alors professeur d’Anthropologie à
Columbia University, mais aussi ses disciples Melville Herskovits et Ruth Benedict, ou des
intellectuels noirs comme W.E.B. Du Bois et Charles S. Johnson, tous deux docteurs en
sociologie, et qui se retrouveront à la tête des deux principaux organes de presse noirs, Du
Bois dirigeant The Crisis pour le compte de la N.A.A.C.P., et Johnson le magazine
Opportunity, récemment créé par la National Urban League2. Que Locke participe d’« un
assaut militant contre la citadelle du Nordicisme », ainsi qu’il décrira plus tard cette collusion
1
« One Drop Rule » : il suffisait d’avoir un seul ancêtre noir ou métis dans sa généalogie pour être aussitôt
classifié dans la catégorie « Negro ». Aujourd’hui encore, un individu de type « Caucasian » peut sans difficulté
choisir de s’affilier à l’appartenance raciale « African American » (cette pratique est courante — notamment en
Floride, car elle permet sur le plan professionnel d’obtenir des postes « réservés », en raison de « quotas », aux
Afro-Américains), mais la réciproque n’est pas vraie.
2
A propos du consensus interracial sur la dénonciation du « Nordicisme », cf Du Bois : « The Superior Race »,
pp.470-477 in David L. Lewis (ed) : W.E.B. Du Bois : A Reader, New York, Henry Holt, 1995, XIV-801 p. ; de
Charles S. Johnson, voir « Public Opinion and the Negro », pp.430-443 in Sondra Kathryn Wilson (ed) : The
Opportunity Reader, New York, The Modern Library, 1999, XXVI-541 p. ; sur Herskovits et Boas, voir Walter
Jackson : « Melville Herskovits and the Search for Afro-American Culture » (notamment p.99) in George
Stocking (ed) : Culture and Personality, Malinowski, Rivers, Benedict and Others, History of Anthropology,
Volume IV, .Madison, University of Wisconsin Press, 1986, VIII-257 p.
244
245
entre l’école boasienne et les écrivains ou intellectuels noirs1, cela ne saurait impliquer un
simple rôle d’épigone ou de relais. Nous voudrions, tout au contraire, souligner son originalité
par rapport à ses modèles (en particulier Boas) ou ses alliés intellectuels (notamment Du
Bois), et pour faire apparaître ces contrastes, présenter conjointement leurs vues et les siennes.
Pour réfuter le racisme de l’idéologue Gobineau, la première autorité convoquée dans
les conférences de 1915 est, de façon assez ironiquement significative, un autre idéologue
français, l’écrivain Jean Finot (1858-1922)2. Né à Varsovie, mais naturalisé citoyen français
après des études à la Sorbonne, publiciste renommé et polémiste redouté (il animait
notamment la Revue des Revues), Finot était devenu le chef de file des antiracistes en France
1
« The Eleventh Hour of Nordicism : Retrospective Review of the Negro Literature of 1934 » (originellement
publié dans Opportunity 13, january and february 1935, 8-12 ; 46-48, 59 ; voir CT pp.228-235). La citation que
nous faisons se trouve p.229 ; voir également p.232, où Locke souligne le rôle crucial joué par « l’école
d’Anthropologie, militante mais incontestablement scientifique, dont le Professeur Boas est le capitaine », et
dont les membres « ont été les premiers à mettre la citadelle du Nordicisme à portée d’un siège et d’un
bombardement scientifique » : « La libéralisation progressive des historiens et des sociologues américains est
très largement due », souligne-t-il, « à l’infiltration des conclusions de l’anthropologie culturelle, et à ses mises
en perspective qui ont permis d’invalider les présupposés de base du racialisme historique ».
2
Si nous voyons un dessein ironique dans ce choix, c’est que Locke semblait associer prioritairement le « point
de vue français » à une perspective assimilationniste (et partant, égalitariste et universaliste) sur la question
raciale, tandis qu’il assimilait le « point de vue allemand ou anglo-saxon » à une perspective séparatiste, et donc
hiérarchique et différentialiste. Dès les Conférences de 1915, on trouve en effet cette opposition entre le
« sentiment racial du Français [...] qui vous apprécie et s’associe avec vous de plus en plus, au fur et à mesure
que vous rapprochez de son type de civilisation, tandis que le Colonial Britannique (ces Anglais dans leurs
colonies), de pair avec l’Australien et l’Américain, semble être en règle général du type opposé : vous leur
répugnez d’autant plus violemment que vous vous rapprochez de plus en plus de leur type de civilisation »
(RCIR, III, p.55 — notre traduction). Quelques trente ans plus tard, dans ses conférences haïtiennes sur Le Rôle
du Nègre dans la Culture des Amériques, il signalera à nouveau « de grandes différences entre les codes Anglosaxons et latins de la race et les institutions sociales et les coutumes de chacun de des groupes », expliquant que
« le Triple héritage de la Révolution Française, de l’Universalisme catholique et de la tolérance sociale latine » a
donné une « tradition libérée du préjugé a prioriregardant d’abord l’individu en lui accordant comme tel une
juste opportunité », tandis que « le code anglo-saxon de la race est basé sur un préjugé a priori, [...] préjugé de la
valeur de l’individu sur la base arbitraire du statut de la masse de son groupement, [...] qui n’établit de
différences que comme des exceptions et souvent oblige, d’une manière cruelle, les parties avancées du groupe à
retourner à un niveau et aux limitations des groupements moins avancées » (RNCA, p.131 ; voir également When
Peoples Meet, p.89 & p.387). Dans d’autres textes (« High Cost of Prejudice », « Class and Color »), il
caractérisera ce dernier phénomène [« to throw the balked intelligence of a group back upon the repressed
masses » (HCoP, p.560), « to turn the mulatto or half-caste group back very forcibly upon the minority mass »
(CC, p.12)] comme « le paradoxe général du Nordicisme, une myopie tactique, et un trait typiquement américain
dans ses implacables excès » (CC, p.12). La vérité du Gobinisme serait donc d’être un Nordicisme, et dans le
même esprit sarcastique que Finot raillant le culte des Allemands pour les arguties de Gobineau, Locke affirmera
avec insolence, dans les années vingt, que « sur les questions sociales, une once de bon sens français vaut une
livre de raisonnement allemand ou de controverse anglo-saxonne » [« On social questions an ounce of French
sanity is worth a pound of German reasoning or Anglo-Saxon argument »] (« ‘‘As Others see Us’’, Review of
‘‘La Question des Noirs aux Etats-Unis’’, by Frank L. Schoell ; April 1924, p.109). Quand on sait que Locke
n’était pas sans ignorer, grâce à son ami René Maran, la réalité des traitements racistes infligés aux Noirs
Africains par de nombreux Coloniaux français, un tel parti pris ne manifeste pas seulement l’amertume d’un
intellectuel de couleur face à la discrimination qu’il expérimente chaque jour aux Etats-Unis, mais un trait de ce
qu’on pourrait appeler, tout simplement, de l’humour noir.
245
246
depuis la publication, en 1905, de son ouvrage sur Le Préjugé des races1. Dénonçant la
division de l’humanité en « fractions inégales », les « barrières fictives et imaginaires » entre
les peuples qu’établissaient des « conceptions factices de race » ou « une sorte de pseudoscience, avec ses lois problématiques, ses faits non contrôlés ou ses généralisations
injustifiables », Finot mettait ses lecteurs en garde contre les effets d’un tel déterminisme et
contre les dérives auxquelles il pouvait conduire : « C’est au nom de la science », écrivait-il,
« qu’on parle aujourd’hui de l’extermination de certains peuples et races »2. A rebours des
thèses inégalitaires de Gobineau, et contre les nouvelles théories racistes comme l’eugénisme
défendu par Georges Vacher de Lapouge (1854-1936)3, Finot développait au contraire sa
« conviction de l’égalité organique et mentale des peuples et des races », en soulignant que
« le facteur dominant de l’évolution humaine » n’était pas tant l’hérédité que « le milieu »4 ;
et il promulguait la nécessité d’« ériger en principe le mélange de tous avec tous, la
‘‘panmixie’’ générale, le ‘‘métissage’’ universel » en soulignant les effets toujours positifs du
« croisement des races » dans l’histoire humaine5.
En manifestant un évident retour à l’esprit des Lumières, la thèse environnementaliste
de Finot ne pouvait qu’intéresser Locke, et ce d’autant plus qu’elle était corroborée par les
récents travaux de Franz Boas en anthropologie.
Allemand d’origine juive, ce dernier avait, après des études de physique et de
géographie, émigré aux Etats-Unis afin d’échapper à l’antisémitisme latent dans l’Allemagne
de Bismarck. Bien que formé dans la tradition des Naturwissenschaften, l’intérêt fondamental
de Boas pour « l’interaction entre l’organique et l’inorganique, mais surtout entre la vie d’un
peuple et son environnement » l’avait très tôt conduit à s’interroger sur la validité d’un strict
déterminisme mécaniste6 ; et après s’être tourné vers l’ethnologie comme champ de ses
1
Paris, Félix Alcan, 1906 [deuxième édition], 518 p. ; traduction américaine par Florence Wade-Evans : The
Race Prejudice, Dutton & Co, 1907. Sur l’utilisation de cet ouvrage par Locke, voir RICR, pp.4-5 & pp.33-34 ;
CT, pp.407-408 ; CRapSC, PAL, p.189.
2
Le Préjugé des races, passim, pp.1-15.
3
Aristocrate obsédé, à l’instar de Gobineau, par la supériorité de la race aryenne et par le rôle de l’hérédité dans
l’histoire humaine, farouche antisémite, Vacher de La Pouge avait mis à profit ses activités de bibliothécaire à
l’Université de Montpellier pour la recherche et l’écriture d’articles et d’ouvrages racistes comme « L’Hérédité
dans la Science Politique » (Revue d’Anthropologie, 1888) Les Sélections Sociales (Paris, A. Fontemoing, 1896)
ou L’Aryen : son rôle social (Paris, A. Fontemoing, 1899), dans lesquels il préconisait, entre autres mesures
sanitaires, « l’augmentation du type bienfaisant et l’élimination du type ‘‘régressif’’ et nuisible », grâce,
notamment à « la reproduction zootechnique et scientifique » « où l’on choisira un petit nombre de reproducteurs
d’hommes d’élite et on se servira de leurs spermatozoïdes pour une génération artificielle chez des femmes
supérieures dignes de cet honneur » ! (Le Préjugé des races, pp.39-40 ; RCIR, p.103).
4
Le Préjugé des races, « Introduction », p.4 ; Deuxième partie : chapitre I, pp.211-246.
5
Le Préjugé des races, « Introduction », p.11 ; Deuxième partie, chapitre II, pp.247-273.
6
Dans une lettre du 10 avril 1882 à son oncle Abraham Jacobi, établi comme médecin à New York, Boas
écrivait en effet : « la direction de mon travail et de ma recherche fut fortement influencée par ma formation dans
les sciences naturelles, en particulier la physique. Au fil du temps, je devins convaincu que ma Weltanschauung
246
247
investigations scientifiques, Boas avait, dans l’un de ses premiers articles parus aux EtatsUnis, introduit un principe de relativité à l’intérieur même du déterminisme causal : alors que
les plus importants ethnologues américains considéraient, à l’époque, que « dans la culture
humaine, à l’instar de la nature tout entière, des causes similaires produisent des effets
similaires », et qu’ils expliquaient donc les « inventions similaires éparses à travers le globe »
grâce à « la migration d’une certaine race de peuples inventifs », Boas avait invalidé ce
principe en montrant qu’en matière d’inventions culturelles, précisément, « des causes
dissemblables peuvent produire des effets semblables »1. Cette formule apparemment anodine
constituait en réalité un véritable bouleversement épistémologique. Elle soulignait, tout
d’abord, que le mécanisme défendu par les anthropologues était plus souvent une projection
de l’esprit qu’une réalité objective, et elle nous prévenait donc contre la propension de notre
esprit à altérer nos perceptions des choses, en fonction de nos habitudes conceptuelles ou
linguistiques, pour les faire entrer dans des cadres préconçus2. En faisant ainsi renoncer
l’anthropologie à la méthode déductive (qui prévalait jusque là) pour rétablir les bénéfices de
l’induction, Boas réintroduisait, par ailleurs, deux perspectives fondamentales : la perspective
temporelle, qui allait donner lieu aux développements de l’historicisme, et la perspective
géographique, dont le contextualisme déboucherait notamment sur le concept d’« aire
culturelle »3. Tout cela revenait, en définitive, à limiter, d’une part, l’influence du point de
initialement matérialiste [...] n’était pas tenable, et je parvenais à un nouveau point de vue qui me révéla
l’importance d’étudier l’interaction entre l’organique et l’inorganique, mais surtout entre la vie d’un peuple et
son environnement. C’est ainsi que prit forme ma décision de consacrer ma vie à l’interrogation suivante : dans
quelle mesure peut-on considérer les phénomènes de la vie organique, et tout spécialement ceux de la vie
psychique, d’un point de vue mécaniste, et quelles conclusions peut-on en tirer ? Afin de résoudre de telles
questions, j’ai à tout le moins besoin d’une connaissance générale de la physiologie, de la psychologie et de la
sociologie, qu’à l’heure actuelle je ne possède pas et que je dois acquérir » (p.44, in George Stocking (ed.) : A
Franz Boas Reader : The Shaping of American Anthropology, 1883-1911, Chicago, The University of Chicago
Press, 1989, XI-354 p.).
1
« Unlike causes produce like effects » : voir son article intitulé « The Principles of Ethnological classification »
(1887), The Shaping of American Anthropology, op.cit., p.61.
2
Boas défendra cette idée deux ans plus tard, en 1889, dans un article intitulé « On Alternating Human Sounds »
(The Shaping of American Anthropology, op.cit., pp. 72-77), qui mettait en évidence un certain phénomène de
« cécité auditive » [sound-blindness], ou « l’incapacité à percevoir les particularités essentiels de certains sons »
(p.72). En montrant qu’un auditeur ne percevait pas toujours « les sons comme les avait prononcés le locuteur »,
mais « au travers des sons semblables qu’il avait entendus auparavant », Boas allait même jusqu’à constater
qu’on pouvait « aisément reconnaître la nationalité d’observateurs bien entraînés » à travers les différentes
orthographes de mêmes mots indiens, « les sons alternatifs n’étant en réalité que des apperceptions alternatives
d’un seul et même son » (ibid., pp.75-76). Cet essai allait avoir des conséquences épistémologiques majeures
pour la pratique anthropologique : si la perception auditive était relative à la langue maternelle de l’observateur,
sa compréhension conceptuelle s’avérait nécessairement tout autant conditionnée par les habitudes intellectuelles
de cette même langue.
3
Dans une conférence sur « L’Anthropologie » donnée à Columbia University le 18 décembre 1907, Boas
définira ainsi les buts de la Science de l’Homme : « Nous sommes intéressés par la diversité des traits
anatomiques, physiologiques et mentaux des groupes humains dans différentes aires géographiques et dans
différentes classes sociales. C’est notre tâche de rechercher les causes qui ont généré la différenciation que l’on
247
248
vue de l’observateur (ou de sujet) pour se rapprocher le plus possible de celui de
l’interlocuteur (ou de la culture objectivée), tout en privilégiant, d’autre part, l’observation
empirique de la distribution des phénomènes plutôt que la confirmation de définitions
préexistantes, favorisant ainsi le comparatisme plutôt que l’essentialisme.
C’est avec cet esprit scientifique que Boas se fit alors connaître de Locke lorsqu’il
prononça, en 1911, une conférence au Congrès Universel des Races, où il défendait la thèse
d’une « instabilité des types humains » : ayant constaté, dans le cadre d’une enquête effectuée
pour les services d’immigration américains, que les caractéristiques craniologiques des
enfants d’immigrés différaient de celles de leurs parents nés en Europe, il put mettre en
évidence l’influence du milieu, et saper par là le dogme d’une « stabilité absolue des types
humains », ainsi que « la croyance à la supériorité héréditaire de certains types sur d’autres »1.
Plus tard, lui-même auteur d’une recension du livre de Dixon, Boas prendra soin de rappeler
« le principe mendélien des variations de type »2. Ce sont toutefois des raisons plus
complexes qui amenèrent Locke à adopter Boas comme référence et comme modèle.
Dans une large mesure, en effet, le scientisme de la raciologie gobinienne ou de
l’anthropologie physique pouvait s’apparenter à un réinvestissement, dans la théorie de la
race, du régime conceptuel dominant l’épistémè européenne. Derrière les présupposés
essentialistes et hiérarchiques, on pouvait aisément reconnaître une préoccupation
fondamentale pour les structures permanentes, les catégories a priori, ainsi qu’une logique
binaire de l’identité et de la différence ; quant à l’évolutionnisme linéaire et ses corollaires (le
darwinisme social, sinon l’eugénisme), ils constituaient des avatars dévoyés de l’obsession
téléologique du régime dominant, et de sa philosophie de l’histoire comme perfectionnement
devant obéir à une Idée régulatrice, ou comme rationalisation de l’histoire universelle selon
un mécanisme dialectique de négation de la négativité3. Il se découvrait, pour finir, un parti
peut observer, et d’enquêter sur la séquence des évènements qui ont conduit à l’établissement d’une telle
diversité de formes de vie humaine » (The Shaping..., p.267).
1
« The old idea of absolute stability of human types must, however, evidently be given up, and with it the belief
of the hereditary superiority of certain types over others » (Ibidem, p.218). L’essai « The Instability of Human
Types » fut initialement conjointement publié dans Gustav Spiller (ed) : Papers on Interracial Problems
Communicated to the First Universal Races Congress Held at the University of London, July 26-29, 1911,
Boston, Ginn & Co, 1912 et dans l’ouvrage de Boas intitulé the Mind of Primitive Mind, New York, MacMillan,
1911. Voir Locke, CRIR, IV, p.75 ; CT, p.408. Voir également la correspondance de Boas avec l’Economiste
Jeremiah Jenks (« Changes in Immigrant Body Form », Ibidem, pp.202-214) où Boas discute notamment
l’épineuse question du métissage des Blancs et des Noirs, et où il préconise, pour pallier au racisme (et donc à
rebours des thèses dominantes), « le processus graduel d’éclaircir [la large population noire socialement
inférieure] grâce à l’influx de sang blanc » (p.213).
2
« Review of Roland Dixon : The Racial History of Man », in New York Times Book review, april Ist, 1923, p.13
; Science, vol.57, may 18, 1923, pp.587-590 ; reproduite pp.160-164 dans Franz Boas : Race, Language and
Culture, New York, MacMillan Company, 1940, XX-647 p. Voir Locke, PRC, PAL p.165.
3
Sur tout cela, voir infra, chapitre IV.
248
249
pris inhérent au biais téléologique, lequel fonctionnant à rebours ou avançant à reculons, avait
inévitablement tendance à considérer son dernier stade comme l’accomplissement suprême, à
l’aune duquel il fallait juger l’imperfection des stades antérieurs : si ce biais pouvait prêter à
sourire, lorsqu’il se manifestait dans les rodomontades kantiennes, hégéliennes ou
husserliennes, dont l’idéalisme transcendantal se présentait invariablement, dans sa nouvelle
version, comme le cheminement philosophique absolu et indépassable, il ne pouvait que faire
grincer des dents ou grimacer d’étonnement lorsqu’il se muait en identification du destin de
l’humanité avec celui de l’Europe, c'est-à-dire en une attitude condescendante dont
l’association de la civilisation avec la seule race blanche n’était qu’une version ultime mais à
peine caricaturale1.
Face à ces conceptions, l’alternative que constituait l’anthropologie de Boas pouvait,
quant à elle, s’apparenter à une résurgence du régime conceptuel turbulent2. A l’instar de
Johann Herder qui avait, dès 1774, dénoncé « l’injustice manifeste du point de vue de
l’Europe » parce qu’il n’aboutissait qu’à une « caricature déformée des autres cultures » 3,
Boas se défiait des « lunettes culturelles » [Kulturbrille] de ce qu’il appelait le « Nordicisme »
: tout en les rapportant au caractère spontané de l’ethnocentrisme, et à l’inévitable sentiment
de supériorité que sa maîtrise des forces de la nature conférait à l’homme blanc4, il soulignait
que l’avènement véritable du point de vue scientifique consistait précisément à corriger ces
myopies conceptuelles et à se débarrasser des illusions finalistes considérant l’homme blanc
1
Les propos condescendants que tient Hegel sur l’Afrique, dans La Raison dans l’Histoire, sont tristement
célèbres ; ils sont à mettre en parallèle avec le mépris d’un Edmund Husserl pour l’Inde et ses envolées lyriques,
par contraste, sur « le Telos spirituel de l’humanité européenne, dans lequel est inclus le telos particulier des
diverses nations et des hommes individuels » (voir « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie »
[1936], p;354, dans La Crise des Sciences Européennes..., op.cit.) ; voir aussi Roger-Pol Droit : L’oubli de
l’Inde, une amnésie philosophique [1989], Paris, Le Livre de Poche, 1992, 253 p.
2
Les critiques radicales de Boas contre le gobinisme, l’apriorisme, et l’évolutionnisme spencérien (voir
notamment ses articles « The Aims of Ethnology » [Die Ziele der Ethnologie, 1889], pp.67-71 et « Human
Faculty as Determined by Race » [1894], pp.221-242 in The Shaping..., op.cit.) exerceront une influence
déterminante sur Melville Herskovits, dont Locke cite opportunément un article dénonçant à son tour « le
schème a priori du développement par étapes » [this a priori scheme of stage development] et l’anthropologie de
Tylor et Spencer (« The Cultural Approach to Sociology », American Journal of Sociology 29, p.195 ; cité dans
CRapSC, p.196).
3
« Offenbares Unrecht », « Man sieht, zumal aus Europa her, die verzogenste Fratze » (Auch eine Philosophie
der Geschichte (1774), Une autre Philosophie de l’Histoire, Traduction de Max Rouché, Paris, Aubier, 1964,
p.144 et pp.141-142).
4
« It is but natural that, in the study of the history of culture, our own civilization should become the standard,
that the achievements of other times and other races should be measured by our own achievements. In no case is
it more difficult to lay aside the Kulturbrille » (« The History of Anthropology », The Shaping..., p.28) ; « Proud
of his wonderful achievements, civilized man looks down upon the humbler members of mankind. He has
conquered the forces of nature and compelled them to serve him. [...] What wonder if civilized man considers
himself a being of higher order as compared to primitive man ; if it is claimed that the white race represents a
higher type than all others. When we analyze this assumption, it will soon be found that [...] the achievement and
the aptitude for an achievement have been confounded » (« Human Faculty as Determined by Race », The
Shaping..., pp.221-222).
249
250
« comme un empire dans un empire ». C’était là manifester de toute évidence, par-delà
l’inspiration herdérienne, la continuation profonde d’une tradition anthropologique remontant
à Spinoza1. Dans cette perspective, Boas privilégiait en effet une logique dynamique, basée
sur l’interaction avec le milieu et sur les processus de différenciation, mais il développait
également une approche génétique, indexée sur une logique vitaliste de la croissance et de la
ramification, et basée, du point de vue méthodologique, sur la recherche des causes de
production et de leur enchaînement, tâchant d’émonder ainsi son propos de toute implication
axiologique et de toute référence à des normes préétablies mais extérieures à la réalité étudiée.
C’est donc la primauté de son ancrage dans le régime turbulent qui nous apparaît la
raison fondamentale de l’intérêt qu’Alain Locke porte à l’anthropologie boasienne, comme en
peuvent témoigner les extraits suivants :
« Selon cette première génération de théoriciens de la race [Tylor, Morgan, Spencer], il n’y a pas un
seul facteur anthropologique qui manifeste le moindre signe de dynamisme. Tous sont statiques. Tous sont
considérés comme s’ils n’étaient pas variables, quand tout le poids de l’évidence montre qu’ils ne sont que les
résultats d’une adaptation environnementale, qui est bien évidemment le facteur variable dans la science de
l’évolution. [...] Il y a eu une reconnaissance croissante du caractère dynamique de ces données de la race ».
« La fausseté de la permanence des types raciaux est une croyance sur la race qui a été largement
discutée et disqualifiée, en particulier par Franz Boas dans son livre The Mind of Primitive Man. [...] Les facteurs
changent à la fois sous l’effet de ce que nous connaissons comme l’adaptation environnementale et sous l’effet
de la croissance et du développement social moderne »2.
Si Locke s’associe, de toute évidence, avec Boas, ce sera toutefois en donnant une
nuance capitale à son propre positionnement.
Dans la logique naturaliste du régime turbulent, l’anthropologue défendait en effet
l’idée d’un strict parallélisme entre le physiologique et le mental, et s’il soulignait volontiers
que « les généralisations [sur la race] ne tiennent pas suffisamment compte des conditions
sociales des races, et confondent ainsi la cause et l’effet »3, c’est néanmoins sur le plan
biologique que sa thèse de l’instabilité des types faisait porter ses principaux efforts, et c’est
en définitive sur la base d’une corrélation du psychique et du physiologique qu’il tâchait
d’invalider la perspective dominante :
« Ces résultats obtenus par une comparaison grossière des gens nés en Europe avec ceux nés en
Amérique ont été corroborés par une comparaison directe de parents nés en Europe avec leurs propres enfants
1
Sur l’influence de Johann Gottfried Herder sur Franz Boas, voir de George Stocking : « The Culture Concept in
Historical Perspective : Franz Boas », pp.195-233 in Race, Culture and Evolution : Essays in the History of
Anthropology [1968], Chicago, University of Chicago Press, 1982, XXII-380 p. ; The Shaping of American
Anthropology, p.24 & p.26 ; Volksgeist as Method and Ethic : Essays on Boasian Ethnography and the German
Anthropological Tradition, Madison, University of Wisconsin Press, 1996. Sur l’influence spinozienne sur
Herder, voir infra, notre chapitre IV.
2
RCIR, I, p.5 ; RCIR, IV, pp.75-76.
3
« All such views [de Gobineau, Nott and Glitton, Waitz, Spencer and Tylor] are generalizations which either do
not sufficiently take into account the social conditions of races, and thus confound cause and effect, or were
dictated by scientific or humanitarian bias or by the desire to justify the institution of slavery » (« Human Faculty
as Determined by Race », op.cit., p.235).
250
251
nés en Amérique. [...] Ces observations semblent indiquer une plasticité évidente des types humains, dont les
limites ne sont pas connues. Il s’ensuit directement, toutefois, que si la forme corporelle connaît des
changements extrêmement importants sous un nouvel environnement, on peut s’attendre à des changements
concomitants de l’esprit. [...] Un changement d’environnement influencera ces parties du corps qui ont la plus
longue période de croissance et de développement. Je crois donc que les observations américaines nous amènent
à supposer que la constitution mentale d’un certain type humain peut être considérablement influencée par son
environnement social et géographique. Il est, bien entendu, extrêmement difficile de prouver effectivement cette
conclusion au moyen d’une observation, car nous savons que les manifestations mentales dépendent dans une
large mesure du groupe social dans lequel grandit chaque individu ; mais il est évident que la charge de la preuve
s’est déplacée vers ceux qui affirment l’absolue stabilité des caractéristiques mentales d’un même type, dans
toutes les conditions possibles où il puisse se trouver »1.
« Des différences de structure doivent s’accompagner de différences de fonction, tant physiologiques
que psychologiques, et dans la mesure où nous trouvons de toute évidence des différences de structure entre les
races, nous devons nous attendre à ce que l’on découvre des différences dans les caractéristiques mentales. [...] Il
semble probable que des différences de ce type seront découvertes entre le Blanc et le Nègre, par exemple, mais
elles n’ont pas encore été prouvées. Si les différences structurelles sont quantitatives, nous devons nous attendre
à décrire de la même manière les différences mentales, et étant donné que nous avons découvert que les
variations structurelles se chevauchaient, si bien que de nombreuses formes sont communes à des individus de
toutes les races, il faut nous attendre à ce que de nombreux individus ne diffèrent pas eu égard à leur faculté, bien
qu’une enquête statistique embrassant l’ensemble des races puisse révéler certaines différences »2.
Son propos se voulait « strictement scientifique » et se trouvait, de fait, complètement
libre de toute implication raciste3, mais en indexant ainsi sa thèse variabiliste sur la base du
parallélisme, Boas encourait bel et bien le risque de voir son relativisme et son naturalisme
interprétés dans le sens d’un différentialisme, et d’être finalement récupérés par les partisans
de l’essentialisme : comme l’avait noté James lui-même, les naturalistes pouvaient sur ce
point s’apparenter à des aprioristes, ou du moins être confondus avec eux, puisqu’ils
postulaient tantôt une relation de fixité, et tantôt une fixité de relation entre structure
organique et structure mentale4. A l’instar de Finot, dont la critique de la raciologie
1
« Instability of Human Types », op.cit., p.217-218.
« Human Faculty as Determined by Race », p.239.
3
Dans son article « Human Faculty as Determined by Race », Boas ne cesse de rappeler que les différences
physiques ne sauraient suffire pour déterminer « la supériorité anatomique d’une race sur les autres », ou que « le
chevauchement des variations est significatif dans la mesure où il montre que les différences existantes ne sont
pas fondamentales » (p.227), et contre la thèse raciste que le Nègre serait plus proche du singe que de l’homme,
il souligne qu’« au contraire, nous découvrons que les différences caractéristiques entre l’homme et le singe sont
souvent plus prononcées chez la race nègre que chez la race blanche » (p.228). Voir également la conférence que
Boas fit à Atlanta University, en 1906, à l’occasion de la cérémonie de remise des diplômes, et qui eut un
profond retentissement sur Du Bois (« The Outlook for the American Negro », The Shaping..., pp.310-316).
4
Dans ses Principes de Psychologie, James notait en effet que « la structure organique de l’esprit est supposée
être d’origine transcendantale pour les soi-disant aprioristes, et ne peut être, en tout cas, expliquée par
l’expérience ; tandis que pour les empiristes évolutionnistes, elle est censée découler de l’expérience, non pas
toutefois l’expérience de l’individu, mais celle de ses ancêtres ». James avançait, quant à lui, que « l’expérience
de la race, pas plus que l’expérience de l’individu, ne pouvait expliquer la nécessité de nos jugements a priori »,
mais qu’il y avait toutefois « de bonnes raisons de croire que nos réactions instinctives étaient les fruits de
l’éducation de nos ancêtres au cœur d’un même environnement, transmis à la naissance » et qu’il fallait donc
comprendre « les traits de notre structure mentale organique » comme « des variations congénitales,
‘‘accidentelles’’ en première instance, mais ensuite transmises comme des caractéristiques fixes de la race ».
James reconnaissait, par conséquent, qu’il était d’accord avec les aprioristes, bien qu’il défendît personnellement
une « vision naturaliste de leur cause » (WWJ, op.cit, pp.74-75). L’évolutionnisme de James était ainsi plutôt
lamarckien (ou partisan de l’hérédité des caractères acquis) et celui de Boas plutôt darwinien (ou partisan d’une
2
251
252
gobinienne revenait à dévaloriser l’idée de pureté raciale pour, à rebours, évaluer
positivement l’idée de métissage, l’environnementalisme de Boas constituait davantage une
simple inversion qu’un véritable renversement, et moins une réfutation du déterminisme
biologique qu’une reprise indéterministe du naturalisme.
Nous avons déjà vu, à propos de la théorie générale de la valeur, la distance que
prenait Locke par rapport au biologisme d’Eisler, et c’est bien la même attitude que nous
allons pouvoir observer dans la théorie de la race. Comme chez Boas, « la charge de la
preuve » [the burden of proof] incombe désormais, selon Locke, aux anthropologues racistes,
mais elle se déplace encore sous sa plume, et la lecture qu’il propose des thèses
indéterministes radicalise à cet égard les positions de Boas. Pour ce dernier, c’était en effet la
« fixité absolue des caractéristiques mentales » qu’il aurait fallu pouvoir démontrer, mais pour
le jeune intellectuel noir, c’est la thèse même d’une corrélation de l’organique et du mental,
ou du biologique et du social qui resterait à démontrer, et c’est à ce titre qu’il souligne le
caractère foncièrement incommensurable de l’histoire biologique et de l’histoire sociale :
« Les anthropologues modernes ont avancé l’idée que les différences physiques n’ont pas d’autre
signification que de servir des fins de classification descriptive. Ils ont conforté cette thèse en prouvant que ces
facteurs anthropologiques sont en eux-mêmes tout à la fois sujets au changement et point du tout fiables pour
servir d’index à une signification sociologique du terme race, quelle qu’elle soit. Parce qu’il est manifeste que si
ces facteurs sont variables au lieu d’être statiques — et qu’ils enregistrent simplement l’histoire biologique d’un
groupe particulier — alors il n’y a aucune base physique stable pour un concept sociologique de la race. Et étant
donné que l’histoire biologique se déroule en elle-même à une échelle qui la rend incommensurable avec
l’histoire sociale d’un même groupe, et qu’il n’y a, bien sûr, aucun parallélisme entre les facteurs
anthropologiques d’une race et sa position dans la culture sociale ou sa capacité d’adaptation à la culture sociale,
tout jugement sur l’influence des facteurs biologiques sur la culture sociale est une déduction fausse et vraiment
risquée. [...] Jusqu’à ce que puisse être établie une corrélation scientifique entre les facteurs biologiques et les
facteurs sociologiques, nous devons réaliser qu’une limite s’impose à la science de la race »1.
« Il semble que c’est dans la présupposition erronée de relations fixes entre les deux [la race et la culture
sociale] que résident la plupart des confusions et des difficultés sérieuses. Notre thèse, c’est que loin d’être
constants, ces aspects importants de la société humaine sont variables, et qu’ils ne vont pas même de pair dans la
majorité des cas, et bien qu’ils aient à toutes les époques des relations significatives et définies, ils ne sont
pourtant, d’aucune manière déterminée, connectés organiquement ou causalement. S’il devait en être ainsi, ce
sont des pans entiers de la théorie sociale, laborieusement construite, et des pans entiers de la philosophie
culturelle qui tombent avec la destruction de la supposition de base qu’ils ont en commun, et qui a été mise au
fondement de théorisations par ailleurs divergentes et même antagonistes »2.
Le raisonnement est extrêmement clair : si de la théorie boasienne, Locke retient l’idée
d’instabilité, c’est en mettant conjointement l’accent fondamental sur la dimension sociale et
culturelle, dont Boas se contentait de mentionner l’influence sans plus de développements ; et
s’il met ainsi l’accent sur la dimension sociale, s’il souligne ainsi son incommensurabilité
adaptation des caractères héréditaires), mais l’un et l’autre assurément déterministes et parallélistes quant à la
corrélation du physique et du mental.
1
RCIR, I, pp.5 & 8.
2
. CRapSC, p.188.
252
253
avec l’ordre biologique, c’est afin d’abandonner, une fois pour toutes, la perspective innéiste
que peuvent se partager régime laminaire et régime turbulent, c’est afin d’éradiquer, enfin,
cette habitude essentialisante qui peut conduire à réinterpréter les acquis du régime
minoritaire dans les termes du régime dominant. Locke semble, certes, rétablir volontairement
un dualisme ; mais ce faisant, il évite aussi le piège substantialiste dans lequel son aîné, Du
Bois, était lui-même tombé1. Il ne s’agit donc pas d’une volte-face, mais d’une prise de
conscience aiguë que si « le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de couleur »2,
le changement de perspective ne saurait simplement procéder d’une réhabilitation
scientifique, dans la théorie de la race, du « véritable naturalisme », c'est-à-dire d’un
parallélisme rigoureux mais tout à la fois flexible et évolutif, à l’opposé des préjugés du XIXe
siècle. Si « la plupart des doctrines de l’intégrité raciale, artificiellement stimulées et
favorisées par les idées de la race physique » s’avèrent effectivement « de malencontreuses
survivances d’un ancien régime [conceptuel] »3, il serait cependant faux de croire que ce
dernier a une forme simple, facilement identifiable, et qu’il est donc aisé de s’en débarrasser :
le régime dominant peut s’immiscer jusque dans le régime turbulent, et c’est ainsi que
« Certains des arguments les plus puissants contre le préjugé racial sont coupables des mêmes erreurs
conceptuelles, argumentant sur la même base de jugement erronée dont le préjugé racial est une expression. [...]
Pour contredire le préjugé racial, il faut contredire la base de jugement. Vous pouvez contredire et flétrir le
1
Dans son célèbre essai intitulé The Conservation of Races [1897], Du Bois s’était déjà interrogé sur « la
véritable signification de la Race » et sur les leçons qu’on pouvait tirer des développements de ce concept dans
l’Histoire (Writings, op.cit., p.815) : mais après avoir lui aussi souligné qu’« en ce qui concerne les
caractéristiques purement physiques, les différences entre les hommes n’expliquent pas toutes les différences
dans leur histoire » (p.816), il avait fini par définir la « race » comme « une vaste famille d’êtres humains,
généralement du même sang et parlant le même langage, ayant toujours en commun la même histoire, les mêmes
traditions et les mêmes penchants, et qui, volontairement ou involontairement, luttent ensemble pour
l’accomplissement de certains idéaux de vie conçus plus ou moins vivement » [Race is a vast family of human
beings, generally of common blood and language, always of common history, traditions and impulses, who are
both voluntarily and involuntarily striving together for the accomplishment of certain more or less vividly
conceived ideals of life] (Writings, p.816). La confusion du biologique et du culturel, de l’organique et du
spirituel était ainsi subrepticement réintroduite : « Assurément, il nous faut reconnaître que les différences
physiques jouent un grand rôle et que [...] les huit grands races actuelles suivent les clivages des distinctions
physiques de la race. [...] Les différences les plus profondes sont des différences spirituelles, psychiques —
basées, sans nul doute, sur la réalité physique, mais les transcendant infiniment. Les forces qui lient les nations
teutonnes ensemble sont, tout d’abord, l’identité de race et la communauté de sang ; ensuite, de façon plus
importante, une histoire commune, des lois et une religion commune, de semblables habitudes de pensée et la
conscience d’un élan commun vers certains idéaux de vie. Le processus qui a amené ces différenciations des
races a été une croissance, et la grande caractéristique de cette croissance la différenciation des différences [sic!]
spirituelles et mentales entre les grandes races de l’humanité et l’intégration des différences physiques » (ibidem,
p.818). On peut, dans ce dernier extrait, voir qu’en dépit de sa volonté de s’ancrer prioritairement dans le régime
turbulent, Du Bois n’échappait pas tout à fait aux habitudes conceptuels du régime dominant, et aux
déformations ou aux cristallisations qu’il infligeait à la logique labile. Pour d’autres critiques de l’essentialisme
et du racialisme de Du Bois, voir Anthony Appiah : « Chapter Two : Illusions of Race », dans In my Father’s
House, op.cit., pp.29-42 ; voir également les deux volumes biographiques de David L. Lewis : W.E.B. Du Bois
1868-1919, op.cit., pp. 170-174, p.199, p.373 ; et W.E.B. Du Bois 1919-1963, op.cit., pp.344-345. .
2
Selon la formule de Du Bois, en introduction à The Souls of Black Folk (1903).
3
RCIR, V, p.86.
253
254
standard sur lequel le préjugé est appuyé et non simplement réagir à sa simple manifestation, car réagir à sa
simple manifestation, c’est souvent lui faire une concession »1.
L’objectif de Locke est donc le suivant : il s’agit de poursuivre la déconstruction du
Nordicisme en faisant advenir « une autre base de jugement » ; dans cette perspective, il
propose d’abandonner définitivement toute conception biologique de la race pour se
concentrer uniquement sur la « signification sociologique » du concept. Mais en quoi celle-ci
consiste-t-elle précisément ? Comment la faire primer sur la traditionnelle conception
biologique ? L’approche sociologique de Locke doit, pour cela, elle-même se dédoubler : pour
bien comprendre les origines, à travers l’idée de race, d’une telle confusion entre le
biologique et le social, il va falloir expliquer ce qui la motive au plan matériel, et développer
ainsi une sociologie matérialiste ; mais il va également s’agir, dans le même temps,
d’analyser ses racines affectives, et développer ainsi une psychologie sociale. Il y a en effet
une étroite corrélation, pour Locke, entre « les pratiques » et les « croyances raciales »2 : c’est
donc en allant des faits historiques ou économiques aux croyances sociales qu’ils génèrent, et
inversement, des croyances sociales aux attitudes et aux pratiques qu’elles engendrent que
Locke va, d’une part, poursuivre la démarche génétique du régime turbulent, et qu’il va,
d’autre part, élaborer un véritable changement de perspective.
§ 5. Le sens caché :
la réalité économique et politique de l’idée de race
Lorsqu’il prend ses distances avec Boas, Locke prend soin d’établir une distinction
fondamentale. Tandis que l’anthropologue s’intéressait prioritairement à la question des
« différences raciales », et à l’influence de particularités physiques ou anatomiques sur les
caractéristiques mentales, notre auteur porte, quant à lui, son attention sur la question des
« inégalités raciales », et son dessein est bien différent : il s’agit en effet de souligner tout à la
fois le caractère illusoire du parallélisme et la réalité fondamentalement sociologique de
l’inégalité.
« Les différences raciales sont parallèles […] dans la société humaine avec les inégalités raciales. [...]
C’est un parallélisme malheureux, mais c’est un fait. [...] Des causes historiques, économiques et sociales ont
conduit à certaines différenciations dans les cultures sociales et dans les types de civilisation, lesquelles
1
RCIR, IV, pp.71-72.
Les pratiques [race practices] font surtout l’objet de la seconde conférence (cf RCIR, II, notamment p.20-23) ;
et les croyances [race creeds] sont étudiées dans la quatrième conférence (cf RCIR, IV, notamment pp.63-66), la
troisième conférence constituant une transition entre la psychologie économique et la psychologie sociale.
2
254
255
coïncident malheureusement avec ces différences raciales de type physiologique et anthropologique. [...] Nous
devrions faire la distinction entre les différences raciales et les inégalités raciales, en expliquant les inégalités en
fonction de facteurs historiques, économiques, sociaux, et les différences en fonction de facteurs
anthropologiques et ethnologiques, et en établissant une autre base du rapport de cause à effet pour la relation
entre les deux. [...] Les inégalités raciales doivent avoir une explication historique, elles doivent être rapportées à
des causes historiques et considérées comme les facteurs de l’histoire d’un peuple. De telle sorte que nous
voyons les peuples traverser l’histoire en portant le stigmate de l’histoire. Nous les voyons garder les cicatrices
et les traces de presque tous les contacts et toutes les influences qu’ils ont subis. Et nous découvrons que ce que
nous connaissons comme le préjugé racial est en vérité fondamentalement basé sur les différences dans la culture
sociale et les différences de type de civilisation.
Toute histoire véritable de la race doit être une théorie sociologique de la race. [...] Elle doit interpréter
en fonction d’un seul et même principe les accomplissements de tous les groupes ethniques et de toutes les
civilisations, de façon à pouvoir expliquer de façon consistante les supériorités et les infériorités ou, pour parler
de façon véritablement plus scientifique, les succès et les échecs de tel ou tel groupe ethnique, de tel type de
civilisation comparé avec tel autre, de telle ou telle étape de civilisation comparée avec telle autre »1.
On ne saurait être plus clair : ce sont l’histoire et la sociologie qui priment désormais,
et il est aisé de reconnaître, derrière le « principe » explicatif des rapports de force, la
dialectique spinozienne de l’agir et du pâtir : c’est en effet ce même processus qu’on
retrouvera, un peu plus loin, comme moteur de l’histoire et comme facteur de différenciation
entre les groupes sociaux.
« La civilisation est quelque chose qui en soi semble impliquer très souvent ces [...] antagonismes, ces
luttes, ces actions et réactions, car après tout les réactions font tout aussi inévitablement partie du processus que
les actions positives elles mêmes. Si bien qu’à chaque fois que nous voyons des groupes se constituer dans une
société, nous devons nous attendre à voir des groupes se différencier et se séparer. [...] Il y a une logique
sociologique, [...] qui semble nécessiter cette dynamique d’action et de réaction, de thèse et d’antithèse, ce
résultat contradictoire d’un même principe et d’une même tendance »2.
Cette dialectique au fondement des différenciations sociales laisse ainsi découvrir une
lutte des conatus et révèle, par conséquent, la nature fondamentalement matérielle et
économique des rapports sociaux :
« L’examen le plus minutieux des toutes premières formes de différences des groupes dans la société
humaine montrent qu’ils dérivent, dans une large mesure, de raisons pratiques et économiques. [...] La différence
n’était pas appréhendée comme une différence raciale mais comme une différence de caste ou de classe. [...] De
telle sorte qu’en Orient, aujourd’hui, une caste représente une race, c’est-à-dire, sur le plan pratique, une
différence de sang, mais originellement elle ne représentait qu’une différence d’occupation et une différence de
classe, comme nous dirions aujourd’hui »3.
« Les groupes de race, comme les groupes de classe, se disputent le même bien social. Mais les luttes de
race et les problèmes raciaux génèrent un parfait tourbillon d’antagonismes plus fondamentaux qu’on considère
souvent à tel point définitifs et insolubles qu’ils semblent distincts des questions de classe ; mais il s’agit bien de
la même chose, avec simplement une différence de degré »4.
En superposant ainsi les concepts de « classe » et de « race », Locke semble, de fait,
nous proposer une « analyse marxiste des relations sociales », ainsi que le souligne Jeffrey
1
RCIR, I, pp.10-11.
RCIR, III, p.45.
3
RCIR, III, p.46.
4
RCIR, III, p.56.
2
255
256
Stewart1 ; mais pour bien comprendre l’originalité de son interprétation des rapports
économiques, il faut toutefois garder à l’esprit les nuances que Locke apporte à la dialectique
matérialiste. Car si les classes sociales résultaient, pour Marx, du mode de production
dominant dans une société, elles se transformaient néanmoins, historiquement, en fonction de
l’organisation de la production : c’est ainsi qu’on pouvait identifier plusieurs stades, depuis un
système d’esclavage à un système capitaliste, en passant par un système féodal. Or, ce que
Locke souligne d’emblée, c’est que l’évolution historique ne saurait être aussi linéaire,
puisque des formes anciennes d’exploitation économique peuvent refaire surface, ou bien
cristalliser un ordre économique inégalitaire en instaurant, à travers des notions nouvelles
comme « la croyance moderne de la race », une rigidité héréditaire du statut social2. Si
l’histoire nous enseigne en effet que les sociétés antiques pratiquaient toutes l’esclavage, le
statut d’esclave était alors le fruit de vicissitudes historiques (guerre, conquête, effondrement
économique) et ne s’identifiait pas pour autant à une catégorie humaine définie, ni au plus bas
statut social 3. S’il s’agit donc bien, pour Locke, de « souligner constamment l’analogie entre
les questions raciales et les problèmes de classe »4, il s’agit également de prendre en compte
les aspects résolument nouveaux et modernes de cette analogie, à savoir, d’une part,
l’identification d’un statut social avec certaines catégories anthropologiques et ethnologiques,
et d’autre part, l’organisation hiérarchique de la production selon une « ligne de couleur » :
« Le préjugé de race, au sens objectif [c'est-à-dire social], est quelque chose que nous avons pu, dans la
précédente conférence, faire remonter à la racine même de l’histoire. Mais le préjugé de couleur est une étrange
sorte d’aberration qui semble propre à l’esprit moderne. Le premier conflit impliquant des différences basées sur
la couleur est d’une facture relativement récente. Il est probable qu’il a connu un grand développement avec les
découvertes des quinzième et seizième siècles, combinées avec l’essor de la Traite des Noirs et l’ère d’expansion
et d’exploitation commerciale. [...] Les antécédents historiques du préjugé racial [...] exercé contre les races de
couleur par les races s’attribuant pour elles-mêmes une ascendance aryenne ou caucasienne ne remontent pas audelà de cette période »5.
Si la théorie marxiste de l’économie intéresse Locke, c’est donc parce qu’elle lui
permet de mettre en perspective la question raciale, et d’intégrer la question noire américaine
à une problématique historique et sociologique plus générale6 ; mais réciproquement, c’est la
question raciale qui permet à la théorie marxiste de trouver à son tour sa validité à l’intérieur
de cadres historiques plus vastes : celui, dans un premier temps, de la Traite des Noirs, liée à
1
RCIR, « Introduction », pp.XXVI-XXVII.
RCIR, IV, p.63.
3
« Although all early societies had their practices of slavery and upheld, or at least fell into the institution of
slavery, they did not always consider the slave status as the lowest social status » (RCIR, III, p.50).
4
RCIR, III, p.45. Voir également When Peoples Meet, pp.234-236.
5
RCIR, IV, pp.64-65.
6
C’est ce que soulignera Locke dans l’une de ses « retrospective reviews » : « The class theory must be credited
at least with this fundamental gain, — that it [...] links the Negro question into the general scheme and conditions
of society » (« God save Reality ! II », Opportunity 15, feb 1937, p.40).
2
256
257
la première phase d’expansion commerciale et coloniale de l’Europe, et celui, dans un second
temps, de l’impérialisme moderne. C’est en effet la transition historique — ou la lutte entre un
nouveau modèle économique, de type industriel, avec un ancien modèle, fondamentalement
agricole — qui constitue alors le dénominateur commun entre la première phase et la seconde
phase d’expansion, mais également entre la situation des Noirs américains et celle des autres
peuples colonisés1. La profonde originalité de Locke consiste donc à intégrer la question noire
américaine à une problématique internationale, pour étendre ainsi le problème de la ligne de
couleur à celui de l’impérialisme mondial, tout en élargissant, dans le même temps, la
problématique marxiste d’une lutte des classes à une dimension interraciale, pour la
développer elle aussi à l’échelle planétaire. Lorsqu’il dénonce en effet « l’exploitation
commerciale et l’impérialisme commercialisé »2, c’est pour aussitôt rappeler à ses congénères
noirs américains que « nous devrions nous sentir concernés si plus de la moitié des peuples de
couleur vivent en réalité sous l’influence directe et dans la sphère d’opération de l’empire »3.
Jeffrey Stewart a très bien commenté le caractère extrêmement novateur des propositions de
Locke : il souligne tout d’abord que ce dernier anticipait très largement, dès 1915,
l’argumentation que développera, cinq ans plus tard, Lénine dans ses Thèses préliminaires sur
la question nationale et coloniale, puis il montre que les conférences de Locke constituaient, à
cet égard, « l’une des premières analyses du colonialisme du point de vue du colonisé »4.
Nous divergeons toutefois de ses analyses lorsqu’il affirme que pour des raisons
pragmatiques, Locke allait très rapidement abandonner ses critiques de l’impérialisme qui,
formulées seulement devant un comité restreint, disparaîtraient ensuite de son propos
sociologique. C’est en premier lieu inexact d’un point de vue factuel, puisqu’en 1927 et 1928,
les textes de Locke sur « Le système des mandats, nouveau code de l’empire »5, ainsi que les
1
« A factual analysis of the Negro situation in American reveals in the first place an historical nucleus common
to all submerged economic non-industrial or peasant classes. The same situation inevitably grows out of agrarian
slavery or agrarian serfdom everywhere » (CC, pp.3-4). Voir également The Negro in America, op.cit.: « The
Problem of Slavery », pp.18-26 ; « The Economics of the Race Question », p.62 ; « The World Problem of
Color », p.64. Voir pour une comparaison l’ouvrage classique que publiera en 1949 le sociologue E. Franklin
Frazier, collègue et ami de Locke à Howard University : The Negro in the United States, New York, The
MacMillan Company, 1958 (3rd edition), XXXIII-769 p. (en particulier la première partie : « The Negro under
the Slave Regime », pp.1-99).
2
RCIR, II, p.27.
3
« We should be concerned if over half of the darker peoples of the world live actually in the direct sphere and
operation of empire » (RCIR, II, p.28) ; voir également la conférence du 7 février 1928 à Fisk University :
« Over one-half of the Colored people of the world live under active control of modern empire. The others are
under indirect control » (p.7 ; MSRC, ALP, HU).
4
RCIR, « Introduction », p.XXVII. Lors de son séjour à Oxford, qu’il caractérise comme une « Imperial
Training School » (RCIR, II, p.29), Locke noua des liens d’amitié très étroits avec le Sud-Africain Pa Ka Isaka
Seme et avec le penseur indien Har Dayal, qui ont probablement contribué à développer chez lui cette sensibilité
anti-coloniale, et son empathie avec le point de vue du colonisé (voir RCIR, ibidem, p.XXXVIII).
5
« The Mandate System : A New Code of Empire » (MSRC, ALP, HU, box 164-116, folder 26).
257
258
nouvelles conférences données à Fisk University sur la théorie de la race reprendront et
prolongeront dans une très large mesure la critique de l’impérialisme élaborée en 1915.
Certes, ces textes ne trouveront guère d’échos, et sont encore aujourd’hui très largement
confidentiels ; mais on ne saurait pour autant négliger les autres manifestations ou l’influence
de sa théorie de l’impérialisme sur les analyses sociologiques qu’Alain Locke fait de la
société américaine. Lorsqu’il affirme en effet, en 1915, que « l’empire ne fait pas que nous
concerner, il nous affecte »1, ou lorsqu’il souligne, en 1928, que « l’Amérique est dans le jeu
avec un sentiment impérial »2, ce qui est ainsi caractérisé, ce n’est pas seulement une pratique
ou une réalité économique, c’est en même temps, et c’est surtout, l’attitude dominatrice et
exclusive qui la sous-tend. La définition de l’impérialisme que propose Locke est à cet égard
tout à fait explicite :
« Afin de focaliser notre attention sur ce qu’est la véritable carrière d’un groupe dominant de gens,
j’appelle leur domination une domination impérialiste. Je caractérise leurs pratiques sous le nom d’impérialisme,
en dépit du fait qu’ils n’aient pas tous eu, dans la réalité, des empires ou des institutions impériales effectives.
[...] L’impérialisme est essentiellement, me semble-t-il, l’aspect pratique de ce que l’on pourrait appeler « la
pratique raciale », par distinction avec la théorie raciale, et tous les peuples qui dans la vie politique ont réussi à
dominer la vie politique des autres peuples sont des peuples impérialistes. C’est ce que nous voulons dire lorsque
nous utilisons le terme d’« impérialisme » dans ces conférences. [...] L’impérialisme moderne, par contraste avec
l’impérialisme antique, [...] est la croyance qu’il ne peut y avoir qu’une seule civilisation, en lieu de l’ancienne
croyance qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul empire. [...] Les partisans des politiques impérialistes modernes et
leurs gouvernements essaient même d’annihiler, quelle qu’elle soit, la culture sociale spécifique d’un groupe, et
de leur faire adopter, si possible en totalité, la civilisation du groupe qui vient à les dominer. La cause qui
conduisit en vérité les empires modernes à substituer leur civilisation à celle des groupes qu’ils avaient conquis
était en définitive une cause économique : [...] [il s’agissait de] développer, dans la vie du peuple subjugué, un
besoin pour les mêmes articles qui sont courants dans la vie du peuple dominant. La civilisation de l’Europe
s’efforce donc, du point de vue impérialiste, et sur la base économique d’une adoption de ses biens, de parvenir à
une imposition factice de la civilisation européenne sur la vie sociale des groupes qui tombent sous son contrôle
et son influence. La base concurrentielle et industrielle des systèmes modernes a conduit presque tous les
empires à adopter cette pratique »3.
Par delà les pratiques économiques, ce qui intéresse Locke, ce sont donc des attitudes,
et ce qui se laisse ainsi découvrir, sous la facture marxiste de son propos, c’est, plus encore
qu’une sociologie matérialiste, une véritable anthropologie spinozienne dont les motivations
cardinales demeurent les notions d’intérêt ou d’appétit4, et dont les attitudes spontanées sont
guidées par l’égoïsme économique et par une volonté de domination, ou bien encore par un
1
« Empire not only concerns us, it affects us » (RCIR, II, p.28) : et dans ce « nous », il faut comprendre tout à la
fois les Noirs et les Blancs américains.
2
« America is in the game with imperial sentiment. In form of economical relations or Anglo-Saxonism, it has
really traded America to modern imperialism. It behoves every American to have a very intelligent interest on
reasoning the developments of an economical imperialism. There is one fact that I cannot leave out and that is
the justification of a modern empire as supposed to be a profit » (« Lecture on Race », Fisk University, Feb 7,
1928, MSRC, ALP, HU, p.8).
3
RCIR, II, pp.22-26.
4
Voir Ethique, Quatrième Partie, Définitions I et VII, Propositions XIX et XXIV.
258
259
égocentrisme unilatéral que la notion d’imperium vient très précisément caractériser1. La
sociologie de Locke s’apparente ainsi davantage à une psychologie sociale qu’à un
matérialisme économique ou politique. Lorsqu’il souligne, en effet, qu’« un intérêt
quelconque peut toujours traverser les différences et jeter un pont à travers les antagonismes
de race et de classe, comme cela arrive souvent »2, c’est pour mieux souligner, a contrario,
l’intérêt que les peuples européens ou les blancs américains trouvent à cultiver et maintenir
les différences raciales ; et si « la domination est [ainsi] justifiée et pratiquée pour des raisons
politiques et économiques »3, ce qu’il importe parallèlement de comprendre, c’est que la
volonté de domination et le sentiment de supériorité sont des affects d’autant plus difficiles à
éradiquer qu’ils sont générés, encouragés et confortés par le succès et la persistance
temporelle des pratiques impérialistes4 : il y aurait ainsi comme une fatalité psychologique du
sentiment raciste ou du tempérament impérialiste, et comme un cercle vicieux où pratiques,
attitudes et croyances racistes se renforcent mutuellement dans une spirale sans fin, —dans les
périodes de prospérité et de suprématie comme dans les périodes de récession et de
concurrence5.
Si Locke préfigure donc, avec près de vingt ans d’avance, l’intérêt que son aîné, Du
Bois, portera plus tard au marxisme pour interpréter le problème international de la ligne de
couleur et pour expliquer, en termes d’utilitarisme économique, la persistance, voire
1
Voir Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXXIV et chapitre X ; sur la notion d’imperium, voir Troisième
Partie, « Préface », où Spinoza fustige l’unilatéralisme et l’anthropocentrisme de l’homme se prenant « pour un
empire dans un empire ».
2
RCIR, III, p.55.
3
RCIR, II, p.28.
4
« The sense of a dominant race [...] is something which is confirmed and developed through years of successful
political practices, so much so that modern civilization today is largely in the hands and control of peoples that
have had centuries of successful imperial practice behind them » (RCIR, II, p.28) ; « It is inevitable that peoples
ho have been successful in political practices and in social culture should assume certain superiorities and that
sense of superiority passes over into a creed a race superiority » (RCIR, IV, p.72).
5
Locke soulignera par la suite, à de multiples reprises, que le problème racial ou les pratiques racistes avaient
tendance à s’intensifier à mesure que s’accroissait la concurrence économique et sociale entre Blancs et Noirs.
C’est ainsi qu’il écrivait, en 1926 : « Résultant de la discussion ouverte par la période de la Reconstruction, la
« Suprématie blanche » est devenue plus qu’un slogan chez les chauvins du Sud, mais une douce hystérie sociale
généralisée. [...] Il est intéressant de constater combien le « problème du métissage » devint soudain important,
au moment même où il y avait le moins de métissage depuis les 125 années qui venaient de s’écouler. [...]
L’opinion publique se concentra sur la question du Noir qu’il fallait « remettre à sa place » ou qui « outrepassait
sa condition » [‘‘in’’ and ‘‘out his place’’] ; et les popularisations pseudo-scientifiques de l’évolutionnisme
vinrent ajouter leurs corollaires élaborés. Mais à la base, la vraie proposition soutenant tout cela, c’était le
sentiment diffus, pour la première fois, d’une compétition sérieuse et d’une rivalité constituée par l’effort social
du Nègre, et par le fait que son handicap social échouait à le contrecarrer dans les faits » (ALTN, CT, p.438).
Dans ses conférences haïtiennes, Locke commentera également dans le même sens « la position sociologique du
Nègre aux Etats-Unis » : « Ce que des observateurs à courte vue regardent et déplorent comme aggravation
soudaine du problème racial, n’est rien moins que l’inévitable et croissante réaction déterminée par le progrès
rapide et accéléré du Nègre et le développement d’une opinion bien consolidée de cette minorité » (RNCA, p.78).
259
260
l’exacerbation des croyances racistes1, il n’en refuse pas moins une inféodation
inconditionnelle à la dialectique matérialiste et à la théorie de la lutte des classes. Même si le
développement des opportunités économiques et sociales s’avère pour lui absolument
nécessaire2, et même dans l’hypothèse improbable d’un avènement du communisme en
Amérique, sinon d’un triomphe de l’internationalisme soviétique, Locke reste sceptique quant
à la possibilité d’éradiquer les inégalités raciales et les mentalités racistes par les seules voies
économiques3. Ainsi qu’il l’écrira en 1935, dans « Values and Imperatives » : « les classes
économiques peuvent être absorbées sans que nos tribus psychologiques soient par là
dissoutes »4 ; et c’est pourquoi il ne cesse de souligner, dès 1915, l’importance des facteurs
psychologiques dans la compréhension des phénomènes raciaux :
« Je pense qu’il ne faut pas négliger le fait qu’après tout, les facteurs psychologiques sont ceux qui
contrôlent les choses. [...] L’étude de la société dans les termes de ses facteurs psychologiques a bien
évidemment été tentée ; et cependant cet indice qui promet à lui seul d’avancer réellement dans notre
compréhension de la nature de l’esprit social a été, de façon inquiétante, négligé par les sociologues »5.
« Bien que j’admette l’importance de l’interprétation économique, je ne puis souscrire à quelque
interprétation que ce soit qui ignore les facteurs psychologiques et leur relative indépendance même à l’égard des
facteurs économiques dont ils tirent leur origine ou qui les conditionnent. Un être humain, et tout spécialement
un groupe social avec une attitude ou croyance, créera une situation qui corresponde à cette attitude ou qui la
justifie. Bien plus, ils peuvent même affirmer l’attitude avec une raisonnable effectivité même si la situation
s’avère en réalité contraire aux véritables faits »6.
C’est donc cette psychologie sociale qu’il nous faut à présent explorer, afin de mieux
comprendre, à travers l’idée de race, la pugnace emprise de nos croyances sur nos perceptions
de la réalité et sur nos comportements.
1
Voir à cet égard, dans la première autobiographie de Du Bois (Dusk of Dawn, 1940), le chapitre intitulé « The
Concept of Race » (Writings, op.cit., en particulier p.629 et p.649).
2
Voir son article « Dark Weather-Vane » (The Survey graphic 25, August 1936, pp.457-462 & 493-495, repris
pp.144-155 dans Herbert Aptheker (ed) : A Documentary History of the Negro People in the United States, ,
volume III, 1933-1945, Secausus (N.J.), The Citadel Press, 1974, XIX-607 p.) ; The Negro in America, op.cit. ;
voir également RNCA, p.90.
3
Voir, à ce sujet, p.116 de l’article de Tommy Lott : « Nationalism and Pluralism in Alain Locke’s Social
Philosophy », pp.103-118 in Lawrence Foster & Patricia Herzog (eds) : Defending Diversity, Amherst,
University of Massachusetts Press, 1994, VI-231 p.
4
PAL, p.49.
5
RCIR, IV, p.65.
6
CC, p.4. Voir également « Dawn Patrol » (1949) : « As we approach 1950, we come to the realization that
behind our economic and political problems, and in large part controlling them, are the more fundamental
psychological and cultural dilemmas of human group relations, and that our attitudes and reactions toward them
may well determine whether the mid-century decade shall witness the downfall of Western civilization or a dawn
of newly integrated cultures » (CT, p.337).
260
261
§ 6. Le sens réel :
la race comme réalité psychologique
Avant même de constituer une notion théorique ou une catégorie économique, la
réalité fondamentale de la race serait d’être, sur le plan social, la dérivation affective d’un lien
de parenté et sa concrétion psychologique dans un sentiment d’appartenance.
« La parenté est à la racine de la société humaine », nous rappelle Locke dans sa
seconde conférence1, et si de toute évidence la filiation est bien d’ordre biologique au niveau
cellulaire de la structure familiale, sinon d’ordre généalogique au niveau primitif de la
constitution des entités sociales2, la parenté n’en devient pas moins, très rapidement, un lien
plus affectif que physique, ou une appartenance plus imaginaire que véritablement biologique
; et c’est dans ce lien qu’on peut alors découvrir la manifestation originelle, et la nature
fondamentalement sociale et psychologique de l’idée de race.
« Le sentiment de la race, en vérité, anticipe presque tout ce qui se fait en son nom, [...] parce qu’aussi
loin que vous vouliez remonter, dès que vous avez des groupes de gens liés ensemble par un sentiment de
parenté, ou qui réalisent que leur société fonctionne selon des pratiques différentes de celles des autres sociétés
et qui déterminent leur traitement des autres groupes, alors vous avez en réalité, ce qui constitue le germe du
sentiment de la race.[...] Par conséquent, il nous faut retracer l’histoire des pratiques de la race à partir de ces
prémisses plutôt invisibles qui se manifestent dans le sentiment de groupe des divers peuples, parce que c’est en
lui que les distinctions réelles de la race, les distinctions pratiques, ont leur origine. Nous trouvons le tout
premier sentiment de race quand les gens éprouvent le sentiment qu’il y a, dans la relation de parenté, quelque
chose qui constitue une grande différence, et qui fait qu’un code domine chez eux tandis qu’un autre code
domine chez leurs voisins. [...] La base de toute organisation sociale se fait sur une sorte de parenté [...].
Maintenant, [...] quand l’histoire des groupes dans leur relation les uns avec les autres devient la chose
primordiale, l’influence principale, nous en arrivons à une conception des peuples qui après tout n’est rien
d’autre qu’un sentiment de groupes qui sont construits de façon ethnique. Notre groupement historique nous
transmet alors certains des sentiments ethniques de base, parce qu’à l’origine la plupart des groupes historiques
furent des groupes ethniques »3.
De cette généalogie du sentiment de race — dans les développements de la
socialisation, et dans les extensions de la parenté—, deux conséquences s’ensuivent qui, pour
sembler paradoxales, n’en sont pas moins intrinsèquement liées sinon consubstantielles. La
première revient en effet à constater que la race n’est jamais autre chose, ou jamais plus
qu’une « fiction ethnique », selon le mot de Locke ; mais dans le même temps, la seconde
conséquence nous permet d’établir, d’une part, le caractère inévitable de cette fiction, et elle
1
« The basis of all social organization is upon some sort of kinship ; in that sense, it is clear that kinship is really
at the root of human society » (RCIR, II, p.21).
2
« A primitive civilization made its kinship naturally, there being very little infusion of new blood. Anything
large enough to constitute a city or state or tribe had this ethnic relation and was of one kith and kin » (RCIR, II,
p.21).
3
RCIR, II, pp.20-21.
261
262
nous permet ainsi de comprendre, d’autre part, son maintien constant, en fonction,
précisément, de sa fréquente utilité sociale :
« En vérité, lorsque l’homme moderne parle de la race, il ne parle pas du tout de l’idée anthropologique
ou biologique. Il est en train de parler de la computation historique des succès ou des échecs d’un groupe
ethnique. Comme je l’ai signalé, ces groupes sont, du point de vue anthropologique, des fictions ethniques. Cela
ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais on peut aisément montrer que ces groupes n’ont pas comme
désignations permanentes ces facteurs mêmes sur lesquels ils basent leur fierté. Ils n’ont ni une pureté de sang, ni
une pureté de type. [...] Mais ils maintiennent toutefois, ne serait-ce qu’en nom, ce fétiche du biologique. La
race, telle qu’elle est appliquée aux groupes sociaux ou ethniques, n’a absolument aucune signification par-delà
ce sentiment d’appartenance, ce sentiment de parenté qui constitue sans aucun doute un grand avantage pour le
groupe ethnique qui parvient à le maintenir. Mais aussi utile qu’il soit, ce n’est pas dénier son utilité que de
l’appeler une fiction ethnique »1.
« Si vous voulez bien considérer un instant la notion de ‘‘peuple’’ comme une sorte de terme qui sert de
médiation entre le type familial de la parenté et un groupe ethnique plus large, alors ce que nous entendons par
‘‘peuple’’ au sens politique est simplement le groupe élargi ou l’unité collective des gens qui ont plus ou moins
une conscience commune. Cela peut être politique, mais c’est invariablement racial dans les premiers stades de
la civilisation. Par conséquent, l’association entre la race ou le sang et l’organisation politique est fondamentale
dans la société humaine, et les gens croient volontiers, même lorsqu’il ne peut exister aucun lien possible de
sang, qu’être membre d’une société politique présuppose, en vérité, une parenté biologique ou un lien de sang.
[...] La conception ethnique des groupes politiques est basée sur des coutumes et des pratiques primitives, et cette
conception ethnique n’a jamais été supplantée dans l’histoire. Même aujourd’hui, bien que les nations ne soient
pas des unités ethniques, elles conservent cette fiction ethnique, et croient qu’il s’agit d’une part essentielle de la
conception des peuples au sens politique »2.
Lorsqu’il souligne ainsi la nature affective et l’origine sociale de l’idée de race, Locke
vise en vérité deux objectifs complémentaires.
Sans nul doute s’agit-il, en priorité, d’exposer la véritable « signification
sociologique » du concept en la rapportant à une attitude psychologique fondamentale : la
postulation sociale de l’individu, et le sentiment d’appartenance qu’elle génère. Mais ce
faisant, Locke peut alors utilement différencier le sentiment racial du sentiment raciste, ou
encore distinguer le racialisme, qui serait « naturel », de sa dérivation pathologique, le
racisme, qui serait quant à lui strictement « culturel ».
« Le sentiment de la race, comme vous le voyez, n’est pas en soi quelque chose de vicieux, mais il peut
le devenir si des pratiques sociales injustes sont basés sur lui »3.
« Il ne faudrait pas croire que [l’antipathie raciale] est spontanée, parce qu’elle est instinctive dans son
appel initial et dans son fonctionnement. Elle ne l’est pas : elle est cultivée, très souvent délibérément cultivée, et
dans une large mesure pas seulement cultivée mais contrôlée et modifiée »4.
Une telle distinction dégage alors deux nouvelles perspectives conjointes et
simultanées : elle va, d’une part, permettre à Locke d’expliquer l’accentuation des distinctions
1
RCIR, I, pp.11-12.
RCIR, II, pp.21-22.
3
« The race sense, as you see, is something which is not vicious in itself, but which may become so if invidious
social practices are based upon it » (RCIR, II, p.20).
4
« Race antipathy is instinctive. ([...] It must not be argued, however, that because it is instinctive in appeal and
operation, that it is spontaneous. It is not : it is cultivated, very often deliberately cultivated, and much is not only
cultivated but controlled and modified » (RCIR, III, p.54).
2
262
263
raciales comme la conséquence directe d’un accroissement des contacts et des rivalités entre
les groupes sociaux ; mais d’autre part, elle va également l’encourager à développer une
conception positive du racialisme, et à croire ainsi au succès possible d’un volontarisme
optimiste et d’un méliorisme social. Comment Locke parvient-il à réunifier ces deux
démarches apparemment antithétiques, dont l’une consisterait à dénoncer le racisme en
exposant ses racines psychologiques, tandis que l’autre consisterait par contraste à souligner
les vertus du racialisme ? Y a-t-il là une insoluble contradiction, ou bien au contraire, une
autre « logique sociale » qui nous permettrait de comprendre le changement de perspective
opéré dans la théorie de la race ? Pour satisfaire à ces questions, tâchons d’exposer clairement
les deux mouvements, ou les deux perspectives, en les dissociant provisoirement.
§ 7. L’interférence des facteurs psychologiques et économiques,
et la fluctuation des frontières sociales et raciales
Dans un premier temps, Locke décrit en effet l’exacerbation des discriminations
racistes comme les répliques exponentielles d’un rapprochement économique ou culturel entre
les catégories sociales que représentent les groupes raciaux.
« En fait, vous trouverez relativement peu d’antipathie raciale sous un système d’esclavage. L’écrasante
domination d’une certaine classe signifie qu’elle ne se sent pas en danger [...]. Par conséquent, quand vous
trouvez une période d’antipathie effective, ou ce que nous appelons ‘‘le préjugé’’, vous êtes en présence non pas
d’une ère ou d’une période statique dans la société humaine, mais d’une période de changement.
La seconde, la plus subtile et la plus fréquemment remarquée des phases de l’antagonisme racial ne se
développe qu’avec l’émancipation et les rivalités qui s’ensuivent, et par lesquelles le statut d’un groupe est en
mesure d’être envahi ou remis en question par le statut d’un autre groupe. Il y a une violente intensification
lorsque les contacts de race passent d’un stade ou d’un niveau à l’autre, et tout spécialement lorsqu’ils passent
d’une base automatique à une base volontaire, — comme cela arrive par exemple lorsqu’un système d’esclavage
est aboli, ou lorsqu’une société s’attaque à une tout autre fonction, comme par exemple l’état d’une société dans
la paix et l’état d’une société en guerre. [...] La couleur ou tout autre signe cardinal de différence raciale ne sont
pas la base de ces distinctions. Ils compliquent les problèmes, mais n’en sont pas les causes. [...] Les problèmes
raciaux et les questions de classe des Etats européens, en particulier ceux du Sud de l’Europe, en sont la preuve.
[...] A chaque fois qu’un groupe est en train d’assimiler la culture d’un autre groupe, il y a souvent une vive
réaction [...] et vous aurez cet affleurement d’un violent sentiment de classe ou de race. [...] Le préjugé social
indique qu’un certain niveau avancé a été atteint dans le contact entre les groupes »1.
Le racisme apparaît également à la suite d’un nivellement politique, ou comme la
conséquence directe des processus de démocratisation : à l’instar de Finot ironisant sur le
1
RCIR, III, pp.54-57.
263
264
ressentiment aristocratique de Gobineau1, Locke soulignera à de multiples reprises
l’augmentation du préjugé raciste conjointement à l’évolution démocratique d’une société2.
Lorsque la race devient consciente, ou lorsque l’idée raciale est délibérément
manipulée et intervient dans les rapports sociaux, c’est donc qu’une « rationalisation » est en
cours, qui veut résister à l’évolution historique ou perpétuer un ancien rapport de domination
en générant à cette fin des croyances conservatrices, et en cherchant à les faire accepter et
partager par le groupe dominé. La lecture de l’histoire (sinon son écriture), ainsi que le
déchiffrement des relations sociales, donnent alors lieu à de véritables « mythologies » dont la
puissance effective et l’emprise sur le réel procèdent, précisément, de leur ancrage dans des
réflexes et des habitus sociaux « primitifs ».
Ces croyances conservatrices et ces mythes sont très finement analysés dans la
quatrième conférence, précisément intitulée « les croyances modernes sur la race et leurs
idées fausses » [Modern Race Creeds and Their Fallacies] et qui traite des « croyances sousjacentes aux pratiques », ou des « consolidations de positions irrationnelles »3. La principale
croyance conservatrice est évidemment celle d’une hiérarchie ou, chez le groupe dominant, un
sentiment de supériorité de plus en plus inquiet, et ravivé par la crainte d’une perte de statut,
laquelle peut être fantasmée comme une dégénérescence ; quant aux « mythes sociaux », ils
sont essentiellement au nombre de quatre : il y a, tout d’abord, le « mythe biologique », qui
« associe une race physique à tout groupement social pratique, en fonction de ses besoins », et
qui permet ainsi de défendre la nécessité d’une « pureté raciale », même si celle-ci « n’est
autre qu’un fétiche, qu’une fiction sociale »4 ; vient ensuite le « mythe des masses », qui
consiste à estimer les peuples « en termes de totalités » plutôt qu’en termes de collectivités
1
« Disons, du reste, que Gobineau n’avait point essayé de dissimuler les motifs qui l’ont poussé à écrire son
Essai. Il ne s’agissait pour lui, en somme, que d’apporter sa contribution à la grande lutte contre l’égalité et la
délivrance des prolétaires. Imbu des idées aristocratiques [...], il a cru utile d’opposer aux aspirations
démocratiques de son temps une série de considérations sur l’existence des castes naturelles dans l’humanité et
leur nécessité bienfaisante » (Le Préjugé des Races, p.21).
2
« Wherever legal and political disabilities are removed or changed suddenly, we find intensifying of the social
distinctions » (RCIR, III, p.52) ; « There seems to be, at least in the minds of the people, a need for arbitrary
class distinctions where class lines are relatively unstable. In a democracy, the social superiority of elites is
something which the forms of society do not guarantee to them except as they earn it. Consequently, you see
class feeling going to greater extremes in the more fluid kinds of society where class distinctions are more easily
passed over » (RCIR, IV, p.71).
3
« We are dealing now not so much with practices as with the creeds that lie in back of certain practices »
(RCIR, IV, p.63) ; « [We confront] iniquitous kind of reinforcement of irrational positions when we confront
anything like a modern race creed » (RCIR, IV, p.64).
4
« The first is the biological fallacy. It believes practically in race units. It believes, for example, that if the
French nation is a nation, there must be a Gallic race. [...] In other words, its predicates a physical race for every
practical social grouping that if finds necessary. Physical race integrity [...] is nothing more than a social fetish, a
social fiction » (RCIR, IV, p.75).
264
265
historiques1 ; intervient alors le « mythe de l’ascension raciale », dont « la manifestation la
plus significative est le sentiment [...] que la société devrait être organisée selon un système
biracial, et qu’un groupe racial devrait dupliquer l’organisation sociale à l’intérieur de luimême et la garder pour lui-même, ne maintenant sa solidarité avec le reste de la société qu’à
travers la forme la plus épurée de coopération économique nécessaire pour le fonctionnement
de la société »2 ; et il existe, pour finir, le « mythe d’un ajustement automatique » : le plus
faux de tous, souligne Locke, car « les distinctions de race sont délibérées, et c’est par
conséquent une erreur de considérer qu’elles sont automatiques dans leur fonctionnement et
qu’elles ne peuvent donc être sujettes à des mesures ou des remèdes »3.
Finalement, ce qui est ainsi caractérisé, c’est le développement simultané d’une
« frontière » économique et sociologique, et d’une « psychologie de caste »4 de part et d’autre
de cette frontière.
Locke prend en effet soin de souligner l’existence conjointe de ces mythes chez le
groupe dominé comme chez le groupe dominant : les formes peuvent varier, mais la
psychologie demeure, au fond, sensiblement la même. Si le complexe de supériorité peut bien
avoir, pour premier contrepoint, un complexe d’infériorité, il ne s’ensuit pas moins que le
racisme exercé contre un groupe social va générer à son tour une « réaction secondaire » c'està-dire une « réaction raciste »5. Cela conduit alors à penser la condition des noirs en termes de
1
« There is another fallacy — the fallacy of the masses, the estimation of peoples of terms of aggregates. [...]
Now, significant as that is from the point of view of statistics it proves nothing from the point of view of the
judgment of group characteristics because the essential factor is not the aggregate, but the distribution of a
characteristic in a population in the first place, and the proportionate rate of increase in the second place. In
history, in any sound history, we never judge people in aggregates : we judge them in terms of their
representative groups and their most representative people and often, perhaps, their most unique achievements »
(RCIR, IV, pp.74-75). Voir également When Peoples Meet, p.469.
2
« The fallacy of race ascendancy is the most practical fallacy of all. The most significant manifestation of it is
the feeling in modern society that society ought to be reorganized on a bi-racial system and that a race group
should duplicate the social organization within itself and keep it to itself, maintaining its solidarity with the rest
of society only through the merest sort of economic cooperation which seems necessary for the functioning of
society » (RCIR, IV, pp.76-77).
3
« The last fallacy [...] is that of automatic adjustment. Race distinctions are partly deliberate. Consequently, it is
a mistake to regard them as automatic in their operation and as not subject to remedial measures. All these
fallacies are false, but particularly this last fallacy, because it involves false habits of judgment as well as false
social standards » (RCIR, IV, p.78).
4
« What prevails at present, — dictated relations of inequality based on caste psychology and class
exploitation » (HCoP, p.558 ; pour une analyse détaillée, voir When Peoples Meet, pp.234-237).
5
« A secondary reaction that perhaps we are just in sight of in this country is the increasing sense of retaliatory
race pride and integrity which is developed in the other group as soon as it comes under the pressure of social
discrimination » (RCIR, III, p.57). Locke n’aura jamais de mots assez durs pour condamner les implications
souvent racistes elles-mêmes des réactions aux préjugés racistes, comme en témoignent ces deux propos : « The
cult of race is dangerous and reactionary if the implications of the old creeds of race are not disposed of or
revised » (CRC, CT, p.205) ; « Counter bias of minority is due to the reaction to the inveterate chronic bias of the
dominant majority group or groups ; it too is tainted / vitiated with the same irrationality and has the same
potentials with persecution conflict and disregard of equal rights. The scientific pedagogy calls therefore for
equal reconstruction of minority thinking and no separate norms policy. One of the tragedies of the persection
265
266
totalité, ou à parler globalement du « sort et de l’histoire du Nègre » sans différenciations
historiques, culturelles ou sociales1, et l’idée d’« intégrité raciale » peut de fait être à son tour
réinvestie à l’avantage du groupe dominé, sous couvert d’assurer sa protection : c’est ainsi
que Du Bois défendait, en 1897, la thèse d’une « conservation de la race » et d’un
« développement parallèle avec l’Amérique blanche », tout en partageant avec les racistes
blancs l’obsession du métissage et la thèse d’un nécessaire ségrégationnisme sexuel2. Même
le biracialisme peut finalement être intégré et avalisé, comme le souligne Locke avec
l’exemple de Booker T. Washington3.
A y regarder de plus près, la frontière semble toutefois plus rigide dans les esprits
qu’elle n’est stable et effective dans la réalité pratique.
Lorsqu’en effet Du Bois brocarde le sentiment d’infériorité qui anime de nombreux
Noirs américains, ou lorsqu’il dénonce (dans un célèbre article publié dans The Crisis)
« l’escapisme » et « la honte de soi-même » caractéristiques d’une « certaine aristocratie
sociale noire », déplorant cette « constitution de lignes de classe à l’intérieur de la race
Nègre »4, son constat psychologique se double bien d’un constat sociologique, et ces deux
constats réunis permettent alors de souligner tout à la fois la grande diversité des catégories
sociales et le caractère fluctuant de la frontière sociologique et économique. C’est précisément
cette diversité et cette fluctuation de la frontière que Locke ne cessera de rappeler durant sa
carrière intellectuelle, dénonçant catégoriquement, à cet égard, toute vision uniforme de ce
que serait sociologiquement « le Nègre » : dès son introduction à l’anthologie du New Negro,
situations of dominance is the way it provokes counter assertion, reverse counter claims, and the attempt to
reverse positions / reversal of roles without a / instead of reciprocity and equality / true correction of inequalities
and inequities. » (« Colonial Connection, Imperialism »,Alain Locke Papers, Box 164-142, Folder 12, p.6). Nous
reviendrons sur ce sujet un peu plus loin.
1
Cf Du Bois : The Negro [1915], Mineola (N.Y.), Dover Publications, 2001, IX-157 p.
2
« It is our duty to conserve our physical powers, our intellectual endowments, our spiritual ideals » (« The
Conservation of Races », Writings, p.822) ; voir également pp. 823-824 et l’« American Negro Creed », p.825.
3
« The advocates of white supremacy in this country have said : ‘‘ Let the Negro develop within and form a
separate and distinct society. Let society be reorganized by races and give him everything which is necessary for
such reorganization’’. The dominant race has stimulated and encouraged this notion [...]. Upon that basis, a
Negro leader in the United States, Mr Booker T. Washington, took and advocated what he regards as the existing
system of bi-racialism. [...] Mr Washington accepted it as a basis, as he thought, for constructive work of race
improvement in the South » (RCIR, IV, p.77).
4
Voir « On Being Ashamed of oneself, An essay on Race Pride » (The Crisis, September 1933 ; Writings,
op.cit., pp.1020-1025). « In the years between emancipation and 1900, the theory of escape was dominant »
(p.1020) ; « We are still ashamed of ourselves and are thus estopped from valid objection when white folks are
ashamed to call us human » (p.1021) ; « That involves, however, a drawing of class lines inside the Negro race
and it means the emergence of a certain social aristocracy, who by reasons of looks and income, education and
contact, [are ashamed of] the mass of untrained and uncultured colored folk and even of trained but ill-mannered
people and groups of impoverished workers » (p.1021). Voir également l’essai du sociologue noir E. Franklin
Frazier : « La Bourgeoisie noire » (1929) ; repris pp. 173-181 in David Levering Lewis (ed) : The Portable
Harlem Renaissance Reader, New York, Penguin Books, 1994, XLV-770 p.), ainsi que sa monographie
Bourgeoisie noire, traduction française, Paris, Plon, 1955, 232 p.
266
267
en 1925, il mettra ainsi un soin méticuleux à n’accorder qu’une valeur conventionnelle ou
qu’une acception limitée à ce terme, et son propos se fera plus explicite lorsqu’il répondra en
1942, aux critiques de Richard Wright qui assimilait, quant à lui, « le Nègre » à la masse des
prolétaires1.
Par-delà son intérêt pour les facteurs de variation sociologique —notamment les
« variations régionales » qui rendent la frontière absolument mouvante2 —, et par-delà la
diversité des attitudes vis-à-vis de la race3, un phénomène qui intéresse alors tout
particulièrement Locke d’un point de vue sociologique, c’est « la pratique du passing » ou
« le fait que quelques Nègres qui sont assez clairs perdent ou nient leur identité raciale pour
bénéficier du privilège du blanc » :
« Il est la manifestation d’une concurrence pragmatique, employant une arme naturelle contre le préjugé
racial de façon intentionnelle et justifiée. [...] Considérant les avantages immédiats, il est extraordinaire qu’il soit
proportionnellement si restreint parmi les milliers de Noirs à peau claire qui demeurent loyaux à leurs dépens à
leur appartenance raciale. [...] Dans d’autres groupes sujets à la persécution sociale et à l’ostracisme, il y a de
pareils comportements, avec une légère différence de degrés et de dépistage, par exemple, le phénomène
fréquent consistant à déguiser l’accent caractéristique d’une minorité, la renonciation et le désaveu d’une parenté
paysanne »4.
Si Locke insiste aussi positivement sur ce phénomène, c’est qu’il constitue
précisément l’envers du décor, ou la face cachée des relations interraciales et des fantasmes
qui les dominent : si pour certains individus le « passage de la frontière » est réalisable, c’est
précisément en raison d’une « pratique multiséculaire du métissage biologique », et son
existence enlève, dès lors, toute légitimité et toute efficacité à la ligne de couleur, puisqu’en
1
« With the Negro rapidly in process of class differentiation, if it ever warrantable to regard and treat the Negro
en masse it is becoming with every day less possible, more unjust and more ridiculous » (« Enter the New
Negro », CT, p.8) ; « The fallacy of the ‘new ’ as of the ‘older’ thinking is that there is a type Negro who, either
qualitatively or quantitatively, is the type symbol of the entire group. To break arbitrary stereotypes it is
necessary perhaps to bring forward counter-stereotypes, but none are adequate substitutes for the whole truth.
There is, in brief, no « The Negro ». More and more, [...] we must become aware of the class structure of the
Negro population, and expect to see, hear and understand the intellectual elite, the black bourgeoisie as well as
the black masses. To this common stratification is added in the Negro’s case internal splits resulting from
differential response to particular racial stresses and strains, divergent loyalties which constitue racial
distinctiveness, not by some magic of inheritance but through some very obvious environmental conditionings »
(« WaWiN », PAL, pp.210-211).
2
« La seule vue scientifique [...] en ce qui a trait au problème racial, en Amérique du Nord, devrait au moins être
conforme à une méthode scientifique de démonstration comme celle qui est appliquée dans la préparation d’une
carte en relief, et qui pourrait indiquer, d’une façon spécifique, l’ensemble des variations régionales qui existent
effectivement. [...] Les relations raciales offrent des différences assez marquées dans leurs manifestations, selon
les régions américaines, qui sont beaucoup plus complexes à envisager, que la division historique entre les Etats
du Nord et ceux du Sud » (RNCA, III, pp.52-53).
3
Y compris cette « division d’opinion néfaste » qu’est « le préjugé de couleur qui existe parmi les Nègres euxmêmes et qui est une sorte de projection du préjugé extérieur de la majorité, qui a divisé souvent les gens plus
clairs du groupe de ceux-là qui sont les plus foncés » (RNCA, IV, p.82).
4
RNCA, IV, p.82 ; voir également When Peoples Meet, p.468. La quatrième conférence de 1915 développait déjà
le parallélisme entre le ‘‘passing’’ et le déguisement d’un accent linguistique faisant office, dans certains pays,
de stigmate identique à la couleur (RCIR, IV, p.68).
267
268
raison même de cette possible indifférenciation, d’un côté rien ne saurait empêcher la
« contamination » de la race blanche par la race noire, et de l’autre, rien ne saurait interdire
la « mixité » des individus les plus pâles avec les plus foncés, ruinant ainsi toute possibilité de
« conservation physique » de la race. Mais dans le contexte des réactions presque hystériques
que suscite, à son époque, la question du « croisement des races » (miscegenation), Locke se
garde bien de trop argumenter contre le biracialisme sur une telle base biologique, préférant
développer une ligne critique d’ordre plus strictement économique, faisant tout à la fois appel
au « bon sens » et au « réalisme » ainsi qu’aux réflexes matérialistes et utilitaristes. « La
société qui pratique ce système biracial », souligne-t-il dès 1915, « en paie très cher le prix, et
se trouve pour ainsi dire dans la situation proverbiale de l’homme qui se coupe le nez pour se
contrarier la face »1 ; et dans cette même veine aphoristique, Locke rappellera toujours très
volontiers l’adage de Booker T. Washington, selon lequel « vous ne pouvez maintenir un
homme dans un fossé sans y demeurer avec lui »2. Il est dès lors aisé de souligner combien
cette idéologie séparatiste est « contraire aux faits », sinon démentie par les pratiques3, ou
combien la frontière est artificielle, et donc abondamment transgressée quand les
circonstances le permettent ou l’imposent4.
Si cette analyse des fluctuations de la frontière enlève toute pertinence aux mythes
sociaux5, démentis par la pratique, suffit-elle pour autant à leur enlever tout crédit ? La
réponse, on le sait, est hélas négative : il demeure, malgré tout, « une puissance du mythe dans
l’action sociale » 6, — ainsi que le manifeste, nous l’avons vu, la mobilisation de part et
d’autre de la « psychologie de caste », et dont témoignait déjà, un peu plus haut, le mythe
ultime d’un « ajustement automatique » des relations raciales. On en revient donc à la
1
« The society that practices this bi-racial system pays a very dear price and is almost in the proverbial position
of the man who ‘‘cuts off his nose to spite his face’’ » (RCIR, IV, p.77).
2
« You can’t hold a man down in the ditch without staying down there with him » (WaWiN, PAL, p.222 ; RNCA,
IV, pp.87-88). Le thème du « coût économique » de la ségrégation fut également abondamment développé par
Locke (voir en particulier « The High Cost of Prejudice », p.554 et p.558 ; « Wisdom de profundis : the
Literature of the Negro for 1949 », CT, p.349 ; « The High Price of Integration : A Review of the Literature of
the Negro for 1951 », CT, p.375).
3
HCoP, p.554.
4
RNCA, IV, pp.75-76 ; When Peoples Meet, p.237.
5
« In a plain phrase the confraternity of the Negro and the Anglo-Saxon elements of culture give the lie to the
claim of cultural superiority just as obviously as the facts miscegenation give the lie to the pretensions of blood
separatism and racial (ethnic) integrity » (CC, p.14).
6
« The people who hold these myths, for the most part still believe them ; they couldn’t act as they do, if they
didn’t. Such is the power of the myth in social action » (CC, p.14). L’analyse des « mythes sociaux » que Locke
effectue n’est pas sans rappeler ou préfigurer celle que proposera Roland Barthes dans Le Mythe aujourd’hui.
Pour Barthes, le mythe constitue également « un système sémiologique second », qui vient s’insérer dans notre
perception de la réalité, et remplace ainsi une signification première par « une signification de second ordre » ;
pour illustrer son propos, Barthes fait une comparaison avec le pare-brise, qui constitue un écran presque
invisible, et néanmoins une médiation réelle entre le paysage et nous (in Œuvres complètes de Roland Barthes,
Seuil, 1990, pp.691-692).
268
269
question des mesures à prendre : celles-ci ne sauraient être uniquement d’ordre économique
ou politique ; l’opportunisme économique et « l’accommodationnisme » de Booker T.
Washington n’ont en effet apporté, dans les faits, qu’une moindre amélioration de la situation
des Noirs, et ils ont plus conforté qu’ils n’ont remis en question les mythes sociaux ;
parallèlement, les lois décrétées par Franklin Delano Roosevelt, lors du New Deal puis lors de
l’effort de guerre, dans les années quarante, s’avéreront nettement insuffisantes pour favoriser
durablement l’éducation, ou pour lutter efficacement contre les discriminations racistes
exercées à l’encontre des Noirs américains dans les secteurs économiques de la production
industrielle1. Tout cela, Locke l’avait compris très tôt, et même avant l’heure pourrait-on
dire : un véritable changement ne saurait advenir, pour lui, sans une transformation radicale
des mentalités, et celle-ci ne saurait se faire sans l’avènement d’une nouvelle perception de la
réalité raciale et sans une nouvelle compréhension du rôle des populations noires dans la
société américaine. Comment induire ce changement ? Comment le stimuler de part et d’autre
de la ligne de couleur ? C’est ce que nous allons découvrir en explorant le sens ultime que
Locke découvre dans la notion de race.
§ 8. Le sens final : la race comme réalité sociale et culturelle
Au moment d’ouvrir, en 1915, sa cinquième conférence intitulée « Racial Progress and
Race Adjustment », Locke revient sur l’impulsion initiale de son projet. « Beaucoup d’entre
nous », reconnaît-il, « ont le sentiment que la race est un terme si odieux qu’il doit être effacé
de notre pensée et de notre vocabulaire » ; mais c’est pour aussitôt s’inscrire en porte-à-faux
avec cette opinion :
« Je crois qu’un mot ou une idée recouvrant un regroupement si indispensable, si utile et si nécessaire
dans la société humaine, ne disparaîtra pas et ne sera jamais supprimé, et que la seule manière de faire advenir un
changement consistera à substituer aux significations couramment en cours de meilleures significations. Durant
les deux dernières décennies, [...] il s’est assurément opéré, dans le champ de l’art et des lettres, une certaine
rédemption du terme — lequel était devenu, à cause de sa signification économique ou de sa signification sociale
erronée, un synonyme d’opprobre ; et dans quelle mesure cet aspect culturel de la race va se prolonger dans la
race en tant que catégorie de la vie sociale, nul ne peut à ce jour le dire. [...] Il nous faut donc dès lors aborder ce
sujet dans l’état d’esprit le plus optimiste et le plus progressiste, ce qui devrait nous amener à une interprétation
de la race pour la première fois vraiment constructive. La race comme unité de la pensée sociale a une constante
portée significative, son importance ne fait que croître, et elle ne saurait être remplacée sinon par une version
révisée d’elle-même »2.
1
2
Voir « Dark Weather-Vane », pp.149-155 ; RNCA, IV, pp. 74-80.
RCIR, V, pp.84-85.
269
270
Après avoir invalidé la conception strictement biologique de la race, et après avoir
souligné, d’une part, la réalité économique et, d’autre part, la disposition psychologique que
cette idée recouvre, il reste donc à faire advenir cette nouvelle signification sociale, à instaurer
cette « révision » pragmatique du concept. Les deux distinctions que Locke a établies (entre le
biologique et le culturel, entre le sentiment raciste et le sentiment racial) libèrent en effet la
notion de race de ses acceptions négatives ; par ailleurs, la démarche génétique qu’il a adoptée
implique une nouvelle logique, une logique de l’expression, laquelle se caractérise par une
attention constante aux processus historiques ainsi qu’à la dimension interactive de toute
réalité avec son milieu, ou son entour. C’est dans l’horizon de ces distinctions et de ces
préoccupations qu’il faut comprendre la redéfinition que Locke propose du concept de race.
Un changement de perspective est en effet intervenu avec la réfutation des conceptions
biologiques, qui consiste à renverser le rapport causal traditionnellement avancé entre les
notions de race et de culture : « au lieu de considérer la culture comme étant une expression
de la race, il faut selon cette interprétation considérer la race elle-même comme un produit de
la culture », écrira Locke en 1924, avant de préciser ainsi son propos :
« Ce que nous voulons dire par ce renversement d’accentuation, c’est qu’au lieu de faire de la race le
principe explicatif de la condition culturelle, ce sont les conditions culturelles qui doivent expliquer les traits
raciaux, et qu’au lieu d’avoir des unités artificiellement extraites qui représentent des types raciaux, la nouvelle
approche scientifique exige que nous traitions de types de culture qui sont souvent composites d’un point de vue
racial (même s’ils ne le sont pas toujours), et qui n’ont qu’une unité ethnique artificielle, de dérivation et de
manufacture historiques »1.
Cela redonne dès lors toute son autonomie à la conception de la race comme « réalité
sociale, culturelle et historique », conception qui est par trop souvent confondue, ou assimilée
avec les distinctions physiologiques qu’on peut établir dans le genre humain. Dans cette
perspective, la race est alors redéfinie par Locke d’une manière qui tient tout à la fois compte
de la dimension historique (ou des processus de croissance et de transformation), de la
dimension environnementale (ou des processus d’interaction et de variation), mais aussi de la
dimension structurale (ou des processus de stabilisation et de transmission).
« La race représente des caractères sociaux significatifs et des traits culturels, ou elle représente, dans
des contextes historiques donnés, des différenciations caractéristiques de type de culture. En revanche, cette
1
« Instead therefore of regarding culture as expressive of race, race by this interpretation is regarded as itself a
culture product » (CRapSC, PAL, p.193) ; « [...] What we mean then by this reversal of emphasis, [is ] that
instead of the race explaining the cultural condition, the cultural conditions must explain the race traits, and that
instead of artificially extracted units representing races types, the newer scientific approach demands that we
deal with concrete culture-types which as often as not are composite racially speaking, and have only an artificial
ethnic unity of historical derivation and manufacture » (CRapSC, PAL, p.194).
270
271
position insiste vraiment contre l’hypothèse d’une quelconque constance invariable, qu’elle soit intrinsèque ou
d’ordre historique »1.
« Bien qu’une explication démontrable nous fasse pour l’heure défaut, il y a certains traits ethniques qui
ont un caractère stable et généalogique. Ils ne sont en aucun sens absolument permanents [...] Nous n’avons pas
besoin de nier l’existence de ces moules raciaux caractéristiques quand nous dénions l’idée qu’ils sont enracinés
dans ‘‘des traits inhérents et héréditaires de nature biologique ou psychologique’’. Si [...] les caractères ethniques
avaient fait davantage l’objet de l’attention scientifique, [...] la race aurait été prioritairement considérée comme
une sorte d’hérédité sociale, et ses caractéristiques distinctives auraient relevé d’un ‘‘ensemble’’ psychologique
et sélectif de réactions culturelles établies. Cela implique une certaine détermination sociale qui interprète et
explique bien plus rationnellement la relative stabilité »2.
« La race est un fait au sens social ou ethnique, qui a été associé de façon totalement erronée avec la
race au sens physique, et elle n’est donc pas scientifiquement commensurable avec des facteurs ou des
conditions qui expliquent ou ont produit les caractères et les différenciations physiques entre les races ; la race a
une relation vitale et significative avec la culture sociale, et elle doit être expliquée en fonction de causes
historiques et sociales qui ont généré des différenciations similaires du type culturel. [...] Le type de culture ou la
race sociale, c’est ce fait et c’est ce concept qui importent. La race, au sens vital et foncier, est simplement et
primordialement l’hérédité culturelle, et dans ses mélanges et ses différenciations elle est analysée de façon
adéquate sur la base de sa conformité ou de sa variation avec un type de culture »3.
« La race opère comme une tradition, comme des traits et des valeurs préférentiels, et quand ces choses
changent, alors culturellement un remodelage ethnique est en cours. La race, en ce qui concerne l’ethnologue,
semble résider dans cette préférence sélective particulière pour certains traits culturels et dans la résistance à
certains autres traits qui est caractéristique de tous les types et de tous les niveaux de l’organisation sociale. Et au
lieu de décroître à la suite des contacts, ce sentiment et ses résultats cumulatifs semblent dans l’ensemble
s’accroître, de telle sorte que nous avons un effet accumulatif. Cela s’intensifie avec les contacts et augmente
avec la complexité croissante des éléments culturels d’une aire particulière, quelle qu’elle soit. Une diversité des
types culturels accentue temporairement les tensions raciales, de telle sorte que lorsqu’une fusion se produit, elle
se déroule dans des conditions déterminées par la résistance développée par les divers éléments culturels, et par
leur force relative »4.
« Les traits des groupements Africains et les caractères raciaux du Nègre, doivent être considérés sur les
mêmes bases que ceux d’autres groupements et d’autres races. [...] Tout cela, nous le savons, provient d’une
1
« Race stands for significant social characters and culture-traits or represents in given historical contexts
characteristic differentiations of culture-type. However, it does insist against the assumption of any such
constancy, historical or intrinsic » (CRapSC, p.188).
2
« Though there is lacking for the present any demonstrable explanation, there are certain ethnic traits the
peculiarly stable and stock character of which must be interpreted as ethnically characteristic. They are in no
sense absolutely permanent [...]. We need not to deny the existence of these characteristic racial molds in
denying that they are rooted in ‘‘inherent hereditary traits either of a biological or a psychological nature’’. If
[...] the ethnic characters had been more in the focus of scientific attention, [...] race would have been regarded
as primarily a matter of social heredity, and its distinctions due to the selective psychological « set » of
established cultural reactions. There is a social determination involved in this which quite more rationally
interprets and explains the relative stability » (CRapSC, PAL, pp.190-191).
3
« Race is a fact in the social or ethnic sense, it has been very erroneously associated with race in the physical
sense and is therefore not scientifically commensurate with factors or conditions which explain or have produced
physical race characters and differentiation, it has a vital and significant relation to social culture, and it must be
explained in terms of social and historical causes such as have caused similar differentiations of culture-type »
(CRapSC, p.192).
4
« Race operates as tradition, as preferred traits and values, and when these things change culturally speaking
ethnic remoulding is taking place. Race then, so far as the ethnologist is concerned, seems to lie in that peculiar
selective preference for certain culture-traits and resistance to certain others which is characteristic of all types
and levels of social organization. And instead of decreasing as a result of contacts this sense and its accumulative
results seems on the whole to increase, so that we get accumulative effect. It intensifies therefore with contacts
and increases with the increasing complexity of the culture elements in any particular area. A diversity of
cultural types temporarily at least accentuates the racial stresses involved, so that even when a fusion eventuates
it takes place under the conditions determined by the resistance developed and the relative strength of the several
cultural components » (CRapSC, p.195).
271
272
série d’adaptations historiques, et ne survit, que comme des traditions sociales cultivées. Bien qu’ils soient
relativement stables ou typiques, tous ces caractères des groupes différents, présentent des exceptions, ils sont
tous modifiables par l’éducation ou par des changements prolongés du milieu »1.
On pourrait évidemment, à travers ces citations, reprocher à Locke cette étrange
superposition entre les notions de « race » et de « culture », ou cette rédemption du concept
qu’il semble proposer en assimilant la catégorie de groupe racial à celle de groupe culturel2.
Mais ce serait alors oublier l’approche sémiologique qui est la sienne : cette signification de la
race, Locke ne l’invente pas, il la découvre dans la société3, et comme toutes les
significations qu’il a précédemment passées en revue, il s’agit pour lui d’en interroger les
motivations ou les effets dans la pratique ; par ailleurs cette acception strictement
ethnologique ne lui est pas spécifique, puisqu’il la partage avec d’autres intellectuels (tels
Boas et Du Bois) engagés, comme lui, dans un même assaut contre le Nordicisme et dans un
même « combat pour le sens », ou qui s’inscrivent, comme lui, dans un même héritage
herdérien4. Etudions donc plus en détail les conséquences de cette assimilation de la race à un
1
RNCA, II, p.46.
Dans le même article, Locke reconnaît volontiers que « le changement d’accentuation et de signification est si
considérable qu’il semble parfois que la meilleure procédure à suivre serait de substituer au terme de race le
terme de groupe culturel » [So considerable is the shift of emphasis and meaning that at times it does seem that
the best procedure would be to substitute for the term race the term culture-group] (CRapSC, p.194).C’est
encore cette synonymie qu’il proposera en 1944 : « Nous devons considérer la race non pas au sens fasciste,
comme une question de sang et de clan, ce qui est tribal et fétichiste, mais la considérer comme une culture
commune et une fraternité » [We must consider race not in the fascist, blood-clan sense, which also is tribal and
fetishist, but consider race as a common culture and brotherhood » (« Moral Imperatives for World Order », The
Philosophy of Alain Locke, pp.151-152).
3
« En vérité, lorsque l’homme moderne parle de la race, il ne parle pas du tout de l’idée anthropologique ou
biologique. Il est en train de parler de la computation historique des succès ou des échecs d’un groupe ethnique »
(RCIR, I, p.11) ; « Ce que les hommes désignent par la ‘‘race’’ quand ils sont fiers de leur race, ce n’est pas la
race de sang, mais cette sorte d’unité nationale et de type national qui appartient à proprement parler non pas à la
race mais à la nation » [What men mean by ‘‘race’’ when they are proud of race, is not blood race, but that kind
of national unity and national type which belongs properly not to the race but to the nation] (RCIR, V, p.87).
4
Par-delà le substrat biologique (« common blood ») qu’il continue d’accorder au terme, Du Bois, faut-il le
rappeler, définit en effet la race comme « une vaste famille d’êtres humains partageant une histoire, des
traditions et des postulations communes », ou encore « des lois et une religion commune, de semblables
habitudes de pensée et la conscience de lutter ensemble pour certains idéaux de vie » (« The Conservation of
Races », op.cit., pp.817-818 ; voir également « The Concept of Race », op.cit., p.628). En rapportant la race aux
« caractères ethniques ou ethnologiques », tout en insistant sur le contexte historique et environnemental (avec
une allusion cristalline à la notion d’« aire culturelle »), Locke s’inspire par ailleurs directement de Boas, qui
définissait l’ethnologie comme « la connaissance des lois et du développement historique des caractères
physiologiques et psychologiques de l’humanité » et comme « l’étude préliminaire des environnements », ces
derniers étant constitués par « les conditions physiques d’un pays » et par « les phénomènes sociologiques, ou la
relation de l’homme à l’homme » (« The Principles of Ethnological Classification » [1887], The Shaping of
American Anthropology, p.64). En étudiant ces phénomènes dans une perspective historique et comparatiste
(« les contacts entre peuples »), Boas proposait de dégager des « substrats culturels », constitués par les
catégories, les idées et les pratiques dominantes chez un groupe, et qui n’étaient « a priori qu’au sens où elles se
développent dans chaque individu et dans le peuple entier de façon entièrement inconsciente, et qu’elles sont
néanmoins toutes puissantes dans la formation de nos opinions et de nos actions » (Ibid., p.8) : nous ne sommes
pas loin, ici, de la notion de la race comme « hérédité sociale » développée par Locke. Enfin, dans un essai sur
« L’Histoire de l’Anthropologie », Boas rattachait directement lui-même cette perspective aux conceptions du
2
272
273
« type de civilisation »1, ainsi que les implications de cette conception ethnologique défendue
par Locke à l’instar de Boas.
La première conséquence, c’est qu’elle permet de penser plus à fond la nature
psychologique de la réalité raciale, dans la mesure où le sentiment d’appartenance qui relie
tout individu à une communauté quelconque est pensé dans le cadre d’une psychologie
sociale dynamique et interactionniste, mais qui reste fondamentalement inconsciente : il y a,
certes, intériorisation d’une extériorité, dans la mesure où tout individu intègre
inévitablement les habitudes conceptuelles et morales du groupe où il évolue, mais
réciproquement, il peut aussi y avoir extériorisation d’une intériorité, dans la mesure où le
sentiment d’appartenance à une communauté donnée peut constituer la source même d’une
expression culturelle, où l’individuel rejoint et manifeste le collectif. C’est précisément cela
qui intéresse Locke, et c’est évidemment sur ce phénomène qu’il met l’accent dès
l’introduction de sa cinquième conférence :
« Certains des mouvements les plus somptueux qui ont été inaugurés dans l’art et les lettres ont tiré leur
inspiration de l’expression de l’idiome racial et de la vie de la race »2.
Cette évidente logique expressionniste et vitaliste, ainsi que cette analogie
typiquement herdérienne entre esprit et langage que manifeste l’idée d’un « idiome racial » 3
sont déterminantes, car nous les retrouverons par la suite au cœur de l’activisme culturel et de
la prise de parole nègre que Locke célèbrera dans son anthologie du New Negro. « Le génie
nègre », écrira-t-il alors en termes explicitement herdériens,
« repose sur le don [gift] de la race comme une vaste fondation spirituelle d’où proviennent et doivent
provenir nos meilleurs développements. [...] L’expression raciale n’a pas besoin d’être délibérée pour être vitale.
D’ailleurs, elle ne l’est jamais au meilleur d’elle-même. Ce fut le cas avec notre art populaire qui a jailli de façon
instinctive et qui demeure sans égal, et cela commence à être à nouveau le cas à mesure que nous nous
approchons de la maturité culturelle, dans une phase artistique qui promet à présent d’être intégralement
représentative. [...] Nos poètes ont cessé désormais de parler au nom du Nègre — ils parlent en tant que Nègres.
Quand autrefois ils s’adressaient à d’autres, et tentaient d’être des interprètes, ils parlent à présent pour euxmêmes et ils tâchent de s’exprimer. [...] La race n’est pour eux rien d’autre qu’un idiome d’expérience, une sorte
d’aventure et de discipline qui ne font qu’augmenter et enrichir l’existence, lui conférant des harmoniques
subtiles, la rendant plus belle et plus intéressante, même si elle apparaît également plus poignante. Ainsi
expérimentée, la race offre davantage un approfondissement qu’un rétrécissement de la vision sociale. Le
« peuple » [Volk] et de la culture [Bildung] défendues par Johann Gottfried Herder (The Shaping..., pp.24-25).
Nous reviendrons sur tout cela dans notre prochain chapitre.
1
« The only kind of race that is left to believe in and to be applied to modern problems is what we call the idea
of social race, defining it more narrowly as a conception of civilization type or civilization kind. This seems to
be the only thoroughly rational meaning of race, and if one could venture a prophecy in what is supposedly a
mere scientific treatment, it would be to say that this is to be the race concept of the future » (RCIR, V, p.88).
2
« Some of the most magnificent movements which have been recently inaugurated in art and in letters have
taken their inspiration from the expression of racial idiom and race life » (RCIR, V, p.85).
3
Voir Johann Gottfried Herder : « Wir denken in der Sprache » (Über die neuere Deutsche Literatur,
Fragmente, HWI, op.cit., p.79), voir également son Traité sur l’origine du langage [Abhandlung über der
Ursprung der Sprache, 1772], Paris, PUF, « Ecritures », 1992, pp.59-63 et pp.112-117 ; voir enfin Franz Boas :
The Handbook of American Indian Languages [1911], p.66 ; cité dans The Shaping..., p.7.
273
274
problème artistique du jeune Nègre n’est pas tant celui d’acquérir une maîtrise extérieure de la forme et de la
technique que celui d’accomplir une maîtrise intérieure du tempérament et de l’esprit »1.
C’est donc exactement et c’est uniquement en ce sens, ou selon cette « signification
sociologique », que « le stimulus que constitue le sentiment racial est une force motrice
supplémentaire pour la civilisation »2. Mais nous reviendrons sur tout cela plus tard, lorsque
nous traiterons de la théorie de la culture puis de la théorie du discours noir ; passons à
présent à la seconde conséquence.
Dans la même perspective interactionniste, cette conception sociologique de la race a
pour corollaire de favoriser le développement d’une conception pluraliste de la société.
Qu’est-ce en effet qu’une « culture », et qu’est-ce qu’un « type de civilisation » ? Dans l’un et
l’autre cas, il s’agit d’une réalité fondamentalement composite et qui évolue sans cesse, en
fonction du développement propre de ses divers éléments, mais aussi en fonction de leurs
relations mutuelles et de leurs réagencements interactifs : si, d’une part, « toute culture doit
être considérée comme spécifique et comme étant hautement composite, et chaque groupe
ethnique comme la résultante particulière de sa propre histoire sociale »3, de son côté « la
civilisation, par-delà ses affirmations de spécificité, est un vaste amalgame de cultures, et
toutes les difficultés de nos croyances et de nos pratiques sociales ont en grande partie
découlé de notre refus de reconnaître ce fait »4. La culture ne saurait donc être la « propriété »
d’un seul groupe5, ni la civilisation l’apanage du groupe social ou de la catégorie économique
dominant la société :
1
« Negro genius today relies upon the race-gift as a vast spiritual endowment from which our best developments
have come and must come. [...] Race expression does not need to be deliberate to be vital. Indeed at its best it
never is. This was the case with our instinctive and quite matchless folk-art, and begins to be the same again as
we approach cultural maturity in a phase of art that promises now to be fully representative. [...] Our poets have
now stopped speaking for the Negro — they speak as Negroes. Where formerly they spoke to others and tried to
interpret, they now speak to their own and try to express. [...] Race for them is but an idiom of experience, a sort
of added enriching adventure and discipline, giving subtler overtones to life, making it more beautiful and
interesting, even if more poignantly so. So experienced, it affords a deepening rather than a narrowing of social
vision. The artistic problem of the Young Negro has not been so much that of acquiring the outer mastery of
form and technique as that of achieving an inner mastery of mood and spirit » (« Youth Speaks », The New
Negro, CT p. 13). Le propos de Locke préfigure donc, dans une très large mesure, celui de Sartre dans Orphée
Noir, ainsi que nous le développerons un peu plus loin.
2
« The sociological meaning of race is growing in significance. [...] That the stimulus of race sense is an
additional incentive to civilization is no proof that civilization has developed merely according to the inherent
racial stimulus and not been projected onto the group really by their external objective fortunes » (RCIR, I, p.12).
3
« Each culture must be treated as specific and as highly composite, and each ethnic group as the peculiar
resultant of its own social history » (CRapSC, p.194).
4
« Civilization, for all its claims of distinctiveness, is a vast amalgam of cultures. The difficulties of our social
creeds and practices have arisen in great measure from our refusal to recognise this fact » (CRC, p.203).
5
« It has been the sense and practice of the vested ownership of culture goods which has been responsible for the
tragedies of history [...]. But do away with the idea of proprietorship and vested interest, — and face the natural
fact of the limitless interchangeableness of culture goods, and the more significant historical facts of their more
or less constant exchange » (CRC, p.203).
274
275
« Le type [de civilisation] institutionnel n’est pas uniquement la culture de la classe dominante. Il
représente en réalité un type composite, dans lequel presque tous les éléments de la société doivent être mêlés.
C’est un véritable processus de collaboration des races, un processus dans lequel, selon moi, les adoptions
raciales et l’assimilation de la culture sociale par d’autres groupes remplissent dans l’ensemble une fonction
plutôt vitale et favorable »1.
Au rebours des conceptions biologiques dominantes — telles celles de Gobineau et de
Vacher Lapouge, qui considéraient le croisement des races et l’assimilation de façon
exclusivement négative —, la conception sociologique de Locke veut insister, par contraste,
sur le rôle déterminant et fondamentalement positif du groupe dominé, et elle propose à cet
égard un réinvestissement intéressant de la notion de « contrat social » héritée de Rousseau et
des Lumières, où l’état de fait doit devenir un état de droit :
« Il y a invariablement deux partis dans un contact social. Le groupe le plus fort, ou le groupe dominant,
est dans l’illusion qu’il contrôle ses propres contacts sociaux, mais c’est une illusion. Le groupe le plus fort, par
la vertu de sa force, a le pouvoir, l’initiative, mais c’est tout. Il ne peut pas plus déterminer le degré
d’assimilation ou la tendance au fusionnement qu’un homme ne peut contrôler son pouls. [...] Le groupe
dominant dans la société ne peut stopper ces processus. Le facteur réellement effectif dans les contacts de race
réside dans la volonté des individus et dans la volonté collective du groupe étranger. [...] La société ne peut
maintenir l’exclusivité de ses standards et de ces types ni les préserver de l’imitation. En fait, elle ne fait jamais
qu’encourager l’imitation en les rendant exclusifs »2.
Le rôle du groupe dominé ne saurait toutefois simplement consister à assimiler la
culture sociale du groupe dominant ; il y a en retour une grande influence exercée par la
minorité sur le type de civilisation, — même si cette contribution n’est pas toujours reconnue
à sa juste mesure —, et c’est pour cette raison précise que Locke reviendra sur ce sujet de
façon si insistante durant toute sa carrière intellectuelle, faisant de la « reconnaissance
culturelle » [cultural recognition] l’un des fers de lance de son militantisme :
« L’influence psychologique du Nègre est, si l’on peut dire, plus grande encore. C’est pourquoi les
réactions culturelles du Nègre passent si facilement dans la vie de la nation, là où il n’y a aucune barrière
interposée par des moeurs culturels différents. De nombreux éléments de la psychè de la minorité se sont
complètement emparés de l’esprit de la majorité ; l’influence de la musique, de la danse, de l’humour et du
folklore nègres le démontre aisément. Tout cela est devenu en grande partie américain, de façon si
caractéristique que cela a même été exporté ailleurs comme un produit représentatif de notre culture national.
J’admets volontiers que cette expropriation et cette exportation des produits de la culture populaire noire a eu
1
« That institutional type is not the culture of the dominant class merely. It really represents a composite type
into which almost all elements of society must be blended. It is a process of real collaboration of the races, a
process in which, I fancy, racial adoptions and the assimilation of social culture by other groups perform on the
whole a rather healthy and favorable function » (RCIR, V, p.93).
2
« There are invariably be two parties [...] to social contact. The stronger or dominant group is under the illusion
that it controls its own social contacts, and that is an illusion. The stronger group, by virtue of the fact that it is
stronger, has the power, the initiative, but that is all. The stronger group can no more determine the rate or
tendency of assimilation or amalgamation than a man can control his heartbeat. [...] The dominant group in
society cannot stop the process of assimilation or amalgamation. [...] The real effective factor in race contacts
resides in the will of individuals and the collective will of the alien group. [...] Society cannot maintain its
exclusive standards and types free from imitation. In fact, it is encouraging imitation in making them exclusive »
(RCIR, V, pp.93-94).
275
276
quelque peu l’aspect d’un nouveau type d’exploitation, pour laquelle le Nègre n’a reçu, proportionnellement,
aucun crédit ni profit »1.
« C’est une erreur de croire que le suzerain influence le paysan mais n’est pas influencé par lui ; et dans
notre cas particulier, avec l’incorporation du Nègre au cœur de la vie domestique dans le Sud, la contre influence
devint particulièrement forte. [...] On ne saurait prédire ce qu’il va ressortir d’une interaction si délicate des
psychologies de groupe, on ne peut qu’attendre le résultat d’une situation unique sur le plan historique et
sociologique »2.
Ce qui intéresse donc tout particulièrement Locke dans la situation américaine, ce sont
les « problèmes fondamentaux de l’acculturation » ou « l’histoire de l’échange culturel et de
l’influence réciproque du Nègre sur le Blanc, et du Blanc sur le Noir » dans « leurs effets
complémentaires »3 ; et c’est dès lors dans le cadre de cette dialectique ou de cette
« interaction entre les forces de la survie et celles de l’assimilation culturelle »4 qu’il cherche
à penser « la question du progrès et de l’ajustement racial ».
Pour précipiter ce dernier, Locke se propose, de fait, une double stratégie : il va, d’une
part, préconiser une double postulation de la conscience raciale, et d’autre part, participer au
développement d’une nouvelle approche sociologique, l’approche interactionniste, inspirée de
Georg Simmel et de Gabriel Tarde.
§ 9. Un nouveau racialisme culturel
Du point de vue de la minorité noire, Locke prend tout d’abord acte de son
assimilationnisme, mais il ne l’encourage que dans une moindre mesure, manifestant en effet
un certain scepticisme au vu de ses effets pratiques immédiats : « tel que nous le voyons en
Amérique », souligne-t-il dès 1915,
1
« The Negro’s psychological leverage is if anything greater than his moral leverage. This is why Negro cultural
reactions pass over so readily into the common life of the nation, there being no barrier of differential cultural
mores. Many elements of the minority psyche have completely captured the majority mind ; the influence of the
Negro’s music, dance, humor, and folk-lore demonstrate that. A good deal of it has become characteristically
American and has been sent out as representative of the national culture. I admit this expropriation and
exportation of negro folk profucts has had somewhat the character of a secondary type of exploitation, and the
Negro has not enjoyed proportionate credit or profit » (CC, p.13).
2
« It is a fallacy that the overlord influences the peasant and remains uninfluenced by him ; and in this particular
case, with the incorporation of the Negro into the heart of the domestic life of the South, the counter-influence
became particularly strong. [...]for the general working out of such a delicate interaction of group psychologies
we cannot predict, but can only await the outcome of what is historically and sociologically a unique situation »
(NCAAL, CT pp.440 et 448). Sur la nécessité d’une reconnaissance culturelle, voir HCoP, pp.556-558.
3
« A story of reciprocal cultural interchange and influence, of Negro on White, and white on Negro, [...]
constitutes a contribution to the ground problems of acculturation » (WaWiN, p.225) ; « Both sociologists and
anthropologists are beginning to recognize the complementary effect of the Negro on whites as well as the
effects of the white on the Negro » (WaWiN, p.218)
4
« The interplay of forces of cultural survival and assimilation » (WaWiN, p.218).
276
277
« Le nègre ne réclame absolument aucune place réservée. Il est disposé à se conformer intégralement au
type de civilisation. Et quelle en est la conséquence ? [...] Une certaine réaction négative à l’égard du Nègre,
dont nous avons parlé dans notre précédente conférence. [...] Du point de vue de l’assimilation sociale, le
programme du Nègre Américain semble être une absolue conformité au type de civilisation, [...] et une adoption
sans réserve, mais qui est presque trop rapide pour l’ajustement vital qui devrait lui être parallèle. [...] Il faut se
conformer au type de civilisation, mais une simple imitation sociale est, malheureusement, inutile, pour la bonne
raison qu’elle implique des antagonismes et des réactions de la part du groupe dominant qui engendrent en
réalité la friction sociale que nous connaissons »1.
Sans pour autant abandonner cet effort d’assimilation et d’intégration, Locke insiste
donc sur la nécessité conjointe d’une stratégie alternative :
« Tandis que l’assimilation sociale est en cours, il semble nécessaire d’avoir une contre-théorie, ou
plutôt une contre-doctrine. Cette contre-doctrine, on la trouve dans la solidarité et la culture raciale. La
stimulation d’une conscience raciale secondaire à l’intérieur d’un groupe semble nécessaire. [...] Le groupe a
besoin, en premier lieu, d’avoir une conception positive de lui-même, et il ne peut réaliser cela qu’en stimulant la
fierté qu’il a pour lui-même. La fierté pour soi-même est la fierté raciale, et la fierté raciale est une loyauté plutôt
différente de la loyauté plus grande pour le type commun de civilisation. Mais cela n’est paradoxal qu’en
apparence. Ce n’est point du tout paradoxal quand cela est rendu effectif dans la pratique, car ainsi qu’on l’a
montré, la stimulation de l’activité collective que la fierté raciale ou le respect de soi peut fournir débouchera sur
un test de qualification et sur l’objectif de réussir ce test qui doit bien sûr se faire selon des standards communs.
[...] C’est une telle fierté raciale qui a été le trait caractéristique des renouveaux politiques et artistiques
européens qui sont intervenus avec la dernière génération »2.
En proposant ainsi de s’aligner sur le nationalisme culturel européen, Locke semble
donc vouloir substituer un pari (le développement culturel et sa possible reconnaissance) à un
jeu de dupe (la simple imitation sociale et ses résultats insatisfaisants), mais surtout, tout en
s’inscrivant dans la tradition d’activisme militant et de « fierté raciale » [race pride] prônée
également par d’autres intellectuels noirs, tel que les historiens Carter G. Woodson ou Arthur
Schomburg3, ou les sociologues W.E.B. Du Bois, Kelly Miller ou Charles S. Johnson1, il
1
« As we see him in America, [the Negro] makes absolutely no reservation. He is willing to conform to the very
iota with the civilization type. And what is the consequence ? [...] a certain negative social reaction towards the
Negro of which we have spoken in the preceding lecture. [...] From the point of view of social assimilation, the
program of the American Negro seems to be absolute conformity to civilization type, a rather rapid conformity at
that, and a wholesale adoption, that is almost too rapid an adoption for the healthy adjustment which should
parallel it.[...] One must conform to the civilization type, but mere social imitation is, unfortunately, useless, for
the reasons that it involves antagonisms and reactions on the part of the dominant group that actually engender
what we know as social friction » (RCIR, V, pp.95-96).
2
« While social assimilation is in progress there seems to be necessary some counter-theory, or rather some
counter-doctrine. This counter-doctrine one finds in racial solidarity and culture. The stimulation of a secondary
race consciousness within a group does seem necessary. [...] The group needs, in the first place, to get a right
conception of itself, and it can only do that through the stimulation of pride in itself. Pride in itself is race pride,
and race pride seems a rather different loyalty from the larger loyalty to the joint of common civilization type.
Yet it is only apparently paradoxical. It is not paradoxical when it is worked out in practice, because, as has been
pointed out, the very stimulation to collective activity which race pride or racial self-respect may give will issue
into the qualification test and the aim to meet the qualification test, which, of course, must be in terms of
common standards. [...] Such race consciousness has been a feature of national revivals in European politics and
European art in the last generation » (RCIR, V, pp.96-97).
3
Fils d’anciens esclaves, Carter Godwin Woodson (1875-1950) fit ses études à l’université de Chicago avant de
devenir en 1912 le second Afro-Américain (après Du Bois) à obtenir un Ph.D. en Histoire à l’université
d’Harvard. Il créa ensuite, en 1915, l’Association pour l’Etude de la Vie et de l’Histoire Nègre [Association for
the Study of Negro Life and History] et sa tribune académique, le Journal of Negro History en 1916. Collègue de
Locke à Howard University, il se retira de l’enseignement en 1922 pour se consacrer à ses activités d’édition et à
277
278
tâche d’en proposer une version débarrassée de toute réactivité négative, et par là de tout
caractère partisan ou de tout essentialisme revendicatif.
Au moment où il présente ses positions en 1915, Locke n’ignore pas, en effet, les
efforts déployés conjointement par ses congénères (Johnson, Woodson) et ses aînés (Du Bois,
Miller) ; sa cinquième conférence pourrait ainsi, dans une large mesure, s’apparenter à une
réponse aux questions soulevées par Du Bois au tournant du XXe siècle. Ce dernier avait en
effet, à de multiples reprises, présenté une version angoissée de la double conscience du Noir
Américain ou du conflit existentiel entre son être-pour-soi et son être-pour-autrui :
« On pourrait objecter, au vu de la situation raciale en Amérique, [...] que notre unique espoir de
salvation réside dans notre capacité à perdre notre identité raciale en mélangeant et en fondant notre sang dans
celui de la nation ; que tout autre tactique ne ferait qu’accroître la friction entre les races que nous appelons le
préjugé de race, et contre lequel nous nous sommes si ardemment battus depuis si longtemps. Voici donc le
dilemme, qui est un véritable casse-tête, je l’avoue, et aucun Nègre qui a sérieusement réfléchi à la situation de
son peuple en Amérique [...] n’a manqué de se poser à un certain moment ces questions : qui suis-je, après tout ?
Suis-je un Américain ou suis-je un Nègre ? Puis-je être les deux ? Ou est-ce mon devoir de cesser d’être un
Nègre aussi vite que possible afin d’être un Américain ? Si je m’évertue à être un Nègre, ne suis-je pas en train
de perpétuer cette menaçante fracture qui sépare l’Amérique Noire de l’Amérique Blanche ? [...] Mon sang noir
ne m’oblige-t-il pas à affirmer ma nationalité, plus impérieusement encore que ne le ferait du sang allemand,
irlandais ou italien ? C’est un tel auto-questionnement incessant qui fait de la présente époque une ère de
vacillation et de contradiction pour le Nègre Américain »2.
« Le Nègre est né avec un voile, et il est pourvu d’une double vue dans ce monde Américain, — un
monde qui ne lui accorde aucune véritable conscience de soi, et qui ne le laisse se voir lui-même qu’à travers la
révélation d’un autre monde. C’est une étrange sensation, cette double conscience, ce sentiment de toujours se
regarder soi-même à travers les yeux des autres, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui ne projette qu’un
regard plein de mépris amusé ou de pitié. On éprouve toujours sa dualité, — un Américain, un Nègre ; deux
âmes, deux pensées, deux postulations irréconciliées ; deux idéaux en lutte dans un même corps noir, dont seule
son activisme culturel (il créa notamment en 1926 la « Negro History Week », qui est demeurée depuis une
tradition américaine, et qui s’est étendue au mois de février (« Black History Month ») dans son intégralité).
Quant à Arthur A. Schomburg (1874-1938), il était d’origine porto-ricaine, mais avait émigré aux Etats-Unis en
1891, pour occuper un emploi de clerc dans une éminente firme de droit à New York. Il fut, avec le journaliste
John E. Bruce, le co-fondateur, en 1911, de la Negro Society for Historical Research, basée à Yonker (New
York), qui offrira à Locke sa première tribune publique puisqu’il vint y tenir, à son retour d’Europe en 1912, sa
première conférence américaine sur le thème de « The Negro and the American Tradition ». Schomburg fournira
une brillante contribution à l’anthologie du New Negro, intitulé « The Negro Digs Up His Past », sur laquelle
nous reviendrons. Enfin, bibliophile averti, il collectera un fonds d’ouvrages sur l’Afrique et le monde noir qui
sera racheté, en 1926, par la New York Public Library avec l’aide de la fondation Carnegie, pour fonder une
bibliothèque dont il restera le curateur jusqu’à sa mort, et qui est à l’origine du Schomburg Center for Research
in Black Culture, situé au cœur de Harlem.
1
Nous avons déjà présenté Du Bois et Charles S. Johnson (voir supra). Né la même année que Du Bois, Kelly
Miller (1863-1939) avait obtenu sa licence à Howard University (B.A. en 1886) avant d’étudier les
mathématiques et la physique à John Hopkins University. Ayant commencé en 1890 à enseigner ces disciplines à
Howard, Miller fit toute sa carrière dans cette université, qu’il termina en tant que directeur du département de
sociologie et doyen du Collège des Arts et des Sciences. Auteur de nombreuses publications (Race Adjustment
[1909], The Appeal to Conscience [1918]), il fut également un publiciste influent et renommé dans les années
vingt, et il contribua à l’anthologie du New Negro par un article sur Howard University. Il faut enfin noter que
Miller encouragea vivement Locke à donner ses conférences sur la race, qu’il y assista personnellement en 1916,
et qu’il proposa finalement à Locke de présenter sa réflexion sur l’idée de race dans le cadre d’un cours régulier
de sociologie l’année suivante : mais en 1917, Locke dut prendre un congé académique pour intégrer l’école
doctorale d’Harvard et y soutenir sa seconde thèse de philosophie, et c’est finalement Robert Park lui-même qui
vint assurer à Howard une partie du cours de sociologie sur les relations raciales (voir Stewart, « Introduction »,
pp.XX, XXXIV, XL-XLI).
2
« The Conservation of Races » (1897), Writings, pp.820-821.
278
279
la force opiniâtre l’empêche d’être mis en pièces. L’histoire du Nègre Américain est l’histoire de cette lutte, —
ce désir d’atteindre une humanité consciente d’elle-même, de fondre son double moi en une identité meilleure et
plus authentique. Dans cette fusion, il souhaite qu’aucun de ses anciens moi ne soit perdu. [...] Il souhaite
simplement qu’il soit possible pour un homme d’être tout à la fois un Nègre et un Américain, sans être maudit ni
insulté par ses compatriotes, et sans voir les portes de l’Opportunité se claquer brutalement devant lui »1.
Certes, de prime abord, Locke ne semble guère différer de cette analyse, sinon qu’il
choisit de redécrire en termes optimistes et mélioristes l’inquiétude existentielle que
dépeignait son aîné, et qu’il remplace les interrogations sceptiques de Du Bois par une
affirmation positive ; on va même jusqu’à retrouver chez lui un semblable mouvement
dialectique, inspiré, comme chez Du Bois, de Hegel et d’exemples historiques. Après avoir
décrit la « politique de la reconnaissance » du nationalisme polonais comme une « volonté
d’être reconnu dans les termes de sa propre compréhension de soi » et comme « la liberté de
maintenir et de faire valoir leur tradition culturelle dans ce qu’elle a de meilleur et de plus
pur »2, Locke pose à son tour cette question : « dans quel but », écrit-il, « trouverons-nous une
semblable nécessité de recréer le type racial ? ».
« Nous trouverons cela nécessaire dans le seul but de le fondre, en dernier ressort, dans le type général
de civilisation. Je crois que nous ne pouvons obtenir la reconnaissance de notre contribution que de façon
collective, et que cette reconnaissance n’est presque instinctivement donnée qu’à un type racial recréé, qui
s’exprime lui-même en termes de classe représentative et de produits représentatifs »3.
A y regarder cependant de plus près, de singulières différences apparaissent. Car ainsi
que nous l’avions dit et que nous pouvons à nouveau le lire, Du Bois indexe de façon évidente
la problématique raciale sur un substrat biologique (le « sang noir »), et l’activisme qu’il
préconise s’apparente de fait à un moment hégélien de la négativité, c'est-à-dire à une réaction
d’opposition ou un « racisme antiraciste », ainsi que Sartre présentera la négritude un demisiècle plus tard4. Mais Locke est, quant à lui, loin d’envisager en ces termes le moment racial :
au vu de l’expérience américaine, une telle approche réactive semble en effet n’avoir d’autre
résultat que de conforter la tendance au séparatisme et de corroborer « la ségrégation qui sévit
1
« Of Our Spiritual Strivings », The Souls of Black Folk (1903), Writings, pp.364-365.
« The Pole is recognized in Russian culture ; and the thing he is fighting for is the right to determine just what
kind of recognition he receives. He doesn’t want to be recognized until he is recognized in terms of his own
estimate of himself ; and to do that the Poles have had to institute a counter-doctrine and to express Polish
nationality under the Russian hegemony. [...] The Poles want to be free to maintain and to operate what is best
and noblest in their cultural tradition, and for the purpose of maintaining their own traditions and practices, they
have found it necessary to recreate the national type » (RCIR, V, p.97).
3
« We will find it necessary only for the purpose ultimately to merge it with general civilization type. I fancy
that we can only get recognition for our contribution collectively and only through a recognition which is almost
instinctively given to a re-created race type that expresses itself in terms of a representative class or
representative products » (RCIR, V, pp.97-98).
4
« Acculé à l’authenticité », écrira Sartre, « le nègre ramasse le mot de ‘‘nègre’’ qu’on lui a jeté comme une
pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. L’unité finale [...] doit être précédée [...] par
ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui
puisse mener à l’abolition des différences de race » (Orphée Noir, op.cit., p.XIV).
2
279
280
dans les esprits », sinon de justifier la propagande nordiciste. C’est pourquoi il condamne sans
ambiguïté cette interprétation essentialiste de la doctrine raciale, rappelant à son audience et à
ses congénères que cette dernière a été « très gravement prise à contresens de la manière dont
elle a été promulguée parmi nous dans ce pays » si bien que
« l’esprit américain [...] est devenu généralement tout à fait convaincu de cette doctrine de ce qu’il
interprète comme l’intégrité de la race, la solidarité de la race, la race à l’intérieur de la nation, etc..[...] L’esprit
américain est même désireux de payer des sommes considérables pour avoir ce type de propagande répandue
plus largement encore qu’elle ne l’est actuellement. Cela semblerait s’aligner avec la doctrine qui prône la
conservation de la race, ou plutôt la doctrine de la conservation de l’état social que nous avons proposée, [...] et
pour le moment elles semblent d’un point de vue pratique être la même chose. C’est donc plutôt avec une
meilleure construction ou une reconstruction de la politique [de reconnaissance] que je pense que nous devons à
l’avenir entreprendre nos mesures constructives concernant la race »1.
En déplaçant l’accent sur les aspects culturels de l’idée de race, et en défendant
uniquement le racialisme sur la base d’un culturalisme, c’est donc une tout autre interprétation
de la dialectique que propose Locke. Lorsqu’il parle, en effet, de « mesures constructives »
concernant la race, ou d’une « meilleure construction » de ce concept, Locke n’argumente pas
seulement contre, mais il plaide pour ; il ne se bat pas seulement contre une idéologie
dominante, mais en faveur d’une nouvelle façon de sentir et de penser. Le « moment racial »
ne saurait donc être exclusivement un « moment raciste », pas plus qu’un moment de la
négativité, mais bien en lui-même une pleine positivité, une médiation affirmative plutôt que
contradictoire, et il n’est « antithétique » que dans la mesure où il cherche à rompre,
précisément, avec cette conception dominante de l’idée raciale, et dans la mesure où cette
rupture s’accompagne également d’une mise à distance de la compréhension hégélienne de la
dialectique et de la lecture moniste de l’histoire qu’elle induit. Il n’y a pas, pour Locke, au
rebours de Sartre, qu’« une seule voie possible », et s’il prend en considération, dès 1915, la
réalité économique et politique des rapports raciaux, il ne saurait envisager la possibilité de la
synthèse dans l’unique cadre du matérialisme historique, avec « le passage de la notion
subjective, existentielle, ethnique de négritude dans celle — objective, positive, exacte — de
prolétariat »2. Même s’il fut un des premiers penseurs à conceptualiser les notions de « classe
1
« It seems to me the doctrine has been seriously miscontrued as it has been promulgated among us in this
country. Now this is wholly apart from whatever methods of propaganda have made necessary the promulgation
of an argument to justify segregation in the minds of the American public. The American public [...] has become
very generally convinced of this doctrine of what ir construes to be race integrity, race solidarity, race within the
nation, and so on. [...] The American public is willing to pay considerably to hace that propaganda more widely
spread than it is at present even. It would seem to be falling in line with that doctrine to advocate the doctrine or
race conservation, or rather the doctrine of social conservation which we have propounded. [...] They may seem
to amount to practically the same thing. It is rather in the better construction, or reconstruction of policy that I
think most of our constructive race measures will be undertaken in the future » (RCIR, V, pp.98-99).
2
Orphée Noir, p.XL.
280
281
de couleur » [color class] et de « prolétariat de la race » [race proletariat]1, Locke ne saurait
minimiser, comme le fera Sartre, « l’attitude existentielle » que génère la « race », ou toute
réalité culturelle, en tant qu’« idiome d’expérience », pas plus qu’il ne saurait mépriser
« l’apport noir dans l’évolution de l’Humanité »2 ou, à moindre échelle, dans la société
américaine. Locke conclue donc ses conférences sur une toute autre dialectique, où c’est bien
l’expression culturelle qui prime, mais à l’intérieur d’une vision pluraliste :
« Le prologue de la reconnaissance politique des nationalités déshéritées en Europe a été leur lutte
séparée pour l’expression artistique, une reconnaissance dans la musique, dans les arts (je veux dire les arts
plastiques), et les arts représentatifs des lettres. [...] Les mouvements celtiques et slaves dans les arts et les lettres
semblent être les avant-gardes de ce type de reconnaissance pour laquelle ils luttent en dernier ressort, à savoir
une reconnaissance de nature économique, civique et sociale, et ces mouvements sont les portes d’entrée par
lesquels la citoyenneté culturelle peut finalement être obtenue.
La citoyenneté culturelle, voilà l’objet. C’est dans ce but que nous pouvons accepter, de manière
unanime, tout ce qui a de la valeur dans la conception qu’une civilisation a d’elle-même. Avec le développement
et l’éducation d’un type de conscience raciale plus élevé, le type racial se mêle dans le ‘‘type de civilisation’’, et
quand le type racial se mêle au type de civilisation, alors la question raciale n’est pas seulement résolue, mais
elle a rempli une fonction sociale car elle a mélangé deux éléments hétérogènes dans une réalité homogène, ce
dont aucun des deux n’aurait été capable sans la collaboration et l’aide de l’autre »3.
S’il se découvre ainsi, dans ce propos, une évidente résurgence idéaliste, c’est un
idéalisme qui se veut néanmoins débarrassé de toute perspective absolutiste ou moniste ; et
s’il s’y manifeste, avec la notion de « fonction sociale », une certaine visée pragmatiste, c’est
un pragmatisme dont la préoccupation cardinale est désormais d’encourager un devenir actif,
en multipliant les alternatives et les perspectives culturelles, et dont « l’utilitarisme » consiste
à favoriser les échanges et la réciprocité. Pour bien comprendre la nature et l’originalité de
cette hybridation entre idéalisme et pragmatisme, il nous faut donc à présent revenir sur l’idée
récurrente du changement de perspective, et préciser les modalités de ce dernier.
1
« The Negro in the Three Americas », CT, p.468 ; « Le Nègre dans les trois Amériques », RNCA, VI, p.133.
Voir également Tommy Lott, op.cit., p.116.
2
Orphée Noir, p.XXXIX. En lisant chez Sartre cette allusion à l’apport du Noir, on ne peut que songer au texte
de Léopold Sédar Senghor : « ce que l’homme noir apporte » (1939), où se trouve la fameuse formule
« l’émotion est nègre et la raison héllène ». Par-delà l’interprétation essentialiste à laquelle se prête aisément un
tel propos, il faut y voir cependant une autre intention, sur laquelle Senghor s’est expliqué dans Ce que je crois,
parlant de « la Révolution de 1889 », à savoir la publication par Bergson de son Essai sur les données
immédiates de la conscience, qui défend l’importance de l’affect et de l’intuition : quand on sait l’importance
qu’eut la pensée de Bergson sur Alain Locke, mais aussi sur Senghor et Césaire (voir l’article pionnier et si
éclairant de Romuald Fonkoua : « l’Afrique en Khâgne », Paris, Présence Africaine, N°, pp.130-175), on peut
trouver une autre manière de contextualiser un tel propos : les penseurs noirs furent parmi les premiers à remettre
l’accent sur l’émotion et l’intuition. Sartre ne s’y était pas trompé, qui rattachait à Bergson la description
césairienne de l’être-au-monde du noir (« Il s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose, etc. », Orphée
Noir, p.XXXI).
3
RCIR, V, pp.99-100. Du point de vue du groupe dominant, le racialisme culturel implique donc la
reconnaissance des contributions du groupe dominé, et l’usage intégrant de ces dernières au titre d’idiomes
culturels alternatifs. Locke ne cessera de souligner que « l’idiome racial nègre » n’a rien d’atavique ni de
substantiel, mais qu’il peut être développé et enrichi par des artistes socialement et culturellement étrangers au
groupe historique des Noirs Américains : nous développerons ce point dans notre deuxième partie.
281
282
SECTION II
LA SOCIOLOGIE D’ALAIN LOCKE ET SES MODÈLES :
DES PARADOXES DU MONOLOGISME
AUX DIALOGUES DU PARADOXISME
§ 10. Le rôle des sciences sociales
Un renversement, on l’a vu, s’est opéré avec la sémiologie de l’idée raciale : « le sens
biologique de la race est tombé en désuétude, et le sens sociologique prend une importance
croissante »1. Mais le changement de perspective que préconise Locke doit, pour être effectif,
aller plus loin qu’un simple « déplacement de l’accent » (shift of emphasis) du biologique au
culturel2 ; il s’agit tout à la fois de « transformer notre psychologie erronée » et d’opérer une
véritable « révolution mentale » ou une « révision de la pensée », ainsi qu’il le rappellera en
1930 :
« J’ai souvent pensé que le plus grand obstacle qui a empêché le monde de réaliser l’unité a été une
fausse conception de ce que doit être l’unité dans ce cas précis. C’est une notion tout à fait caractéristique de
l’Occident que de croire que, pour ne faire qu’un dans les faits, nous devons être tous semblables, et que pour
être en paix, nous devons tous avoir les mêmes intérêts. Mais au contraire, outre l’impossibilité pratique d’une
telle uniformité, et son indésirabilité lénifiante, nous avons, avec la volonté même de l’imposer, la force
perturbatrice la plus active aujourd’hui dans notre monde moderne. Cette approche, qui implique des distinctions
entre ‘‘supérieur’’ et ‘‘inférieur’’, ‘‘dominant’’ et ‘‘arriéré’’, ‘‘légitime’’ et ‘‘bâtard’’, c’est la voie de la réaction
et le chemin de la défaite. Si cette psychologie qui prévaut aujourd’hui doit survivre, alors c’est un crime
moderne que d’encourager les minorités et de préserver les races, que cela soit au sens physique ou culturel ; car
on ne fait alors que multiplier les facteurs de discorde et de lutte. [...] Il est plus simple, et plus cohérent, de
transformer notre psychologie erronée que d’endiguer la vague déferlante des minorités renaissantes qui ont le
même droit et la même raison de s’exprimer que les majorités plus anciennement établies, et qui peuvent de
surcroît réclamer une compensation morale. [...] La révision de la pensée dont nous parlons aujourd’hui comme
d’une possibilité idéale sera demain une nécessité pratique, à moins que l’histoire ne soit tragiquement appelée à
se répéter elle-même, en termes de nouvelles luttes titanesques pour la domination et la suprématie. [...] Un
nouveau monde nécessitera une révolution mentale pour le changer »3.
1
« The biological meaning of race has lapsed and the sociological meaning of race is growing in significance »
(RCIR, I, p.12).
2
CRapSC, p.194.
3
« I have often thought that the greatest obstacle that has prevented the world from realizing unity has been a
false conception of what unity itself meant in this case. It is a notion, especially characteristic of the West, that to
be one effectively, we must all be alike and that to be at peace, we must all have the same interests. On the
contrary, apart from the practical impossibility of such uniformity, and its stagnant undesirability, we have, in
the very attempt to impose it, the greatest disruptive force active in the modern world today. That way, with its
implication of « superior » and « inferior », « dominant » and « backward », « legitimate » and « mongrel », is
the path of reactionism and defeat. If this all too-prevalent psychology is to survive, then it is a modern crime to
encourage minoirities and preserve races, either in the physical lor the cultural sense ; for one is only multiplying
the factors of strife and discord. But the modern world is doing just these things, hoping meanwhile for
282
283
Si cette transformation doit s’opérer au niveau psychologique — c'est-à-dire au cœur
même du sentiment racial, ou de la postulation sociale de notre réalité fondamentalement
affective—, il faut à cet effet, et afin d’éviter tout débordement raciste et toute exubérance
exclusive, développer dans le même temps une compréhension rationnelle du sentiment racial
dans ses modes de production, et de la relation interraciale dans ses modes de fonctionnement.
Le sentiment racial doit pouvoir se comprendre lui-même et se raisonner ; la « nouvelle
psychologie » raciale implique une dimension réflexive, c'est-à-dire « un changement de
pensée, de l’affectif à l’intellectuel »1; et le nouveau racialisme culturel doit dès lors
s’accompagner d’un développement conjoint des sciences sociales.
Que les intellectuels noirs engagés dans le mouvement culturel afro-américain soient
pour la plupart des sociologues n’est évidemment pas un hasard2 ; et s’il participe bien, lui
aussi, de cette collusion, Alain Locke va cependant occuper une place singulière dans la
coalition du « talented tenth », pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, son approche
sociologique ne consistera pas à développer un questionnement social à partir d’études de cas
ou de situations précises (comme le feront ses congénères), mais à argumenter, dès le départ,
sur une base philosophique ; et tout en agissant, dans sa carrière intellectuelle, comme un
promoteur, un vulgarisateur et un critique avisé des travaux de ses contemporains, Locke
cherchera toujours à les intégrer dans la problématique plus vaste d’une rupture
épistémologique qui deviendrait, selon lui, incontournable dans la configuration intellectuelle
des sociétés occidentales, et qui devrait accompagner leur évolution historique, ou fournir de
nouveaux modèles aux relations interraciales et internationales3. Par ailleurs, la
internationalism, peace and world cooperation. It is easier, and more consistent, to change our false psychology
than to stem the rising tide of resurgent minorities, which have every right and reason for self-expression which
the older established majorities ever had [...]. The new nations of Europe, Zionism, Chinese and Indian
Nationalism, the awakened American Negro and the awakening Africa have progressed too much to be pushed
back or snuffed out. The revision of thought which we are speaking about now as an ideal possibility, tomorrow
will be a practical necessity, unless history is tragically to repeat itself in terms of other huge struggles for
dominance and supremacy » (« The Contribution of Race to Culture » [1930], PAL, p.204).
1
« A shift of thought from the sentimental to the intellectual » : c’est ce que recommandera Locke aux étudiants
ouest-africains, lors de son allocution devant leur association nord-américaine en 1929 (« Afro-Americans and
West Africans : A New Understanding » ; in WASU, january 1929, 18-24 ; Alain Locke Papers, HU, MSRC, box
164-105, folder 29, p.20).
2
C’est le cas de Du Bois, Kelly Miller, Charles S. Johnson, E. Franklin Frazier.
3
Ses retrospective reviews annuelles rendront en effet systématiquement compte des réflexions sociologiques
sur le monde noir, et se feront notamment l’écho des travaux respectifs de E. Franklin Frazier et de Charles S.
Johnson (sur Frazier : The Negro Family in the United States, voir « Black Truth and Black Beauty », CT p.218 ;
« Dry Fields and Green Pastures II, CT p.293 ; « Dawn Patrol », CT, p.347 ; sur Frazier : The Negro in the
United States, voir « Wisdom de profundis », CT, p.359 ; sur Johnson : The Negro in American Civilization, voir
« This Year of Grace », CT, p.208 ; sur Johnson : Shadow of the Plantation, voir « The Eleventh Hour of
Nrodicism », CT p.233 & NCAAL, CT p.446 ; sur Johnson : Race Relations and Social Change, voir « Dry
Fields, Green Pastures II », CT p.294 ; Sur Johnson : Collapse of Cotton Tenancy, voir « Deep River Deeper Sea
283
284
compréhension sociologique ne sera jamais envisagée par Locke comme une fin en soi ni
comme un absolu objectif, mais comme un outil parmi d’autres, c'est-à-dire comme un
discours relatif à la pratique et comme un moyen permettant d’agir plus efficacement1.
Dans la mesure où elle vise simultanément la compréhension et le changement
intellectuel et social, la sociologie constitue donc pour Locke un nouveau terrain et une
nouvelle arme pour déployer sa double stratégie de maîtrise de la forme et de déformation de
la maîtrise, dans le même temps qu’elle manifeste sa démarche tout à la fois relativiste et
pragmatiste. « Ce que les hommes pensent de la race et de ce qu’elle est », affirme en effet
Locke dès 1915,
« dépend, dans une large mesure, de ce qu’ils pensent de la société humaine et de ce qu’elle est. Et pour
toute conception transformée de la société, il n’y a aucun doute qu’une accentuation transformée sur tel ou tel
aspect de la race s’ensuivra, aussi inévitablement qu’elle s’ensuit dans l’histoire elle-même »2.
Cette thèse précoce est extrêmement importante, car en soulignant la variabilité des
sociétés et des conceptions culturelles, Locke souligne du même coup la possibilité d’une
réorientation ; et la « relativité » sociale de la conception biologique de la race rend
simultanément possible une optimisation de sa conception sociologique :
« Là où il y a variabilité il y a ce que j’appellerai une marge de contrôle social. [...] Ainsi, bien que nous
ne puissions pas, en réalité, influencer les instincts sociaux, en tirant parti des variations de ces mêmes instincts,
nous pouvons en vérité les entraîner dans une direction ou dans l’autre. Et je crois que même si dans l’ensemble
cette éducation sociale s’est peut-être faite dans une direction défavorable, il y a la possibilité équivalente d’une
éducation favorable avec cette variabilité »3.
II », CT p.242, « God save Reality ! » , CT p.252 ; « Dry Fields and Green Pastures II », p.292 ; sur Johnson :
Growing Up in the Black Belt, « Who and What is ‘‘Negro’’ ? » , CT p.317). Locke présente systématiquement
ces textes comme des contributions à un nouvel ordre du savoir. Sur l’idée de rupture épistémologique, voir
« Values and Imperatives », PAL, p.50 : « A theoretical break has come, and seems to have set in simultaneously
from several quarters. Panoramically viewed, the convergence of theses trends indicates a new center for the
thought and insight of our present generation, and that would seem to be a philosophy and a psychology, and
perhaps too, a sociology, pivoted around functional relativism ». Voir également « A Functional View of Value
Ultimates », pp.83-84.
1
Au rebours d’ E. Franklin Frazier, qui deviendra en 1948 président de l’American Sociological Association, ou
de Charles S. Johnson qui, après avoir animé la revue Opportunity, viendra diriger à partir de 1926 le
département de sociologie de Fisk University, Locke ne cherchera pas fondamentalement à être reconnu sur le
plan académique, que ce fût en qualité de sociologue ou de philosophe (il ne publiera ni ses thèses ni ses
conférences), mais il se concentrera presque exclusivement sur son activisme culturel, et c’est essentiellement
dans ce cadre qu’il mobilisera ses compétences intellectuelles et théoriques.
2
« What men think race to be depends in a large measure upon what they practically think human society to be.
And with every changed conception of human society, undoubtedly a changed emphasis upon this or on that
aspect of the concept of race will follow, jus as inevitably as such emphasis follows in history itself » (RCIR, I,
p.7).
3
« Wherever there is variability there seems to be what I call a margin of social control. [...] So although we
cannot actually influence social instincts, by taking advantage of the variations in these instincts, we can actually
train them in one direction or another. And I fancy, even though most of this social cultivation has been, perhaps,
in the unfavorable direction, there is just as much possibility of favorable cultivation according to that
variability » (RCIR, III, pp.53-54).
284
285
Outre la stratégie pratique du racialisme, il apparaît ainsi nécessaire d’encourager
également « une conception corrective ou normative de la société qui viserait à améliorer ces
notions dominantes et ces idéaux qui prévalent » et qui constituerait, à proprement parler, un
« renforcement de la raison »1. La situation raciale, ou plutôt la structuration raciste de la
société impliquant « de fausses habitudes de jugement en même temps que des standards
sociaux erronés »2, l’activisme doit en effet se dédoubler : si d’un côté le racialisme culturel
permet de lutter « contre les faux standards sociaux » en « confirmant la pratique mais en
contestant le standard »3, il faut d’un autre côté « contredire la base de jugement pour
contredire le préjugé racial »4. Il s’agit donc, en somme, de faire advenir une sociologie
philosophique qui soit indexée sur une préoccupation mélioriste, et qui s’astreigne à décrire
l’actuelle « logique sociale » (et la « logique intellectuelle » qui la sous-tend) tout en rendant
possible, par cette même description, une nouvelle configuration. En dernier ressort, cette
sociologie philosophique devrait également permettre de comprendre la nécessité et de
déterminer les modalités positives du racialisme culturel, afin d’assurer son « devenir actif »
et par là même, son succès dans la praxis.
Nous allons par conséquent procéder en trois temps : dans un premier mouvement,
nous verrons en effet comment l’approche sociologique permet de révéler une série de
paradoxes caractéristiques du monologisme dominant, c'est-à-dire une logique sociale et
intellectuelle unilatérale et univoque ; dans un second mouvement, nous pourrons analyser
comment Locke réinvestit le régime turbulent pour proposer, sous la forme d’une nouvelle
logique — le paradoxisme —, un dialogisme social et intellectuel ; enfin, nous exposerons les
implications de cette nouvelle logique pour la défense et la pratique du racialisme culturel.
§ 11. La sociologie comme « révélateur »,
et les paradoxes du régime dominant
Au début de sa cinquième conférence, Locke établit un sévère constat.
1
« We should have a corrective or a normative conception of society which should aim to improve upon and
better those predominant notions and ideals which are prevalent » (RCIR, I, p.8) , « a reinforcement of reason
must prevail » (RCIR, I, p.2).
2
« It involves false habits of judgments as well as false social standards » (RCIR, IV, p.78).
3
« It is toward false social standards that ou activity must be directed [...]. Uphold the practice but controvert the
standard, though if possible make society jointly controvert the standard. So that the standard in some way or
other reaches the point at which it upsets the whole life of the society » (RCIR, IV, p.78).
4
« To contradict race prejudice you must contradict the basis of judgment » (RCIR, IV, p.72).
285
286
« La plupart des doctrines de l’intégrité raciale, doctrines qui peuvent être artificiellement stimulées et
favorisées par les idées de la race physique, sont simplement de malencontreuses survivances d’un ancien régime
[conceptuel et politique] qui ne peut plus être réhabilité »1.
Il y a par ailleurs deux termes qui reviennent de façon récurrente sous sa plume pour
caractériser le fonctionnement de ce régime dominant mais obsolète : c’est, sur le plan
intellectuel, la notion de « paradoxe » et, sur le plan social, celle d’« anomalie », qui ont
toutes deux pour racine « une idée commune mais fausse », à savoir la confusion du social et
du biologique2. C’est bien là l’épine dorsale du problème racial, sur laquelle ne cesse de
revenir Locke.
« La race est aujourd’hui, dans un état paradoxal. Elle s’avère sur le plan pratique un héritage social, et
néanmoins elle parade comme si elle était un héritage biologique ou anthropologique. Mais il ne s’agit que d’un
héritage social, favorable ou défavorable, qui a été attribué à des différences anthropologiques »3.
« Le préjugé racial tel qu’il existe aujourd’hui est simplement quelque chose qui a le statut d’un
paradoxe social, quelque chose qui, en dépit de sa prédominance et en dépit de son appel à des instincts humains
presque impossibles à éradiquer, peut néanmoins être réfuté par la science »4.
Une des premières réfutations que peut apporter la science consiste à montrer
comment les résultats obtenus par le régime dominant sont, tant du point de vue sociologique
que du point de vue historique, exactement à l’opposé des résultats escomptés :
« Les distinctions ne sont pas nuisibles par elles-mêmes, mais bien dans la seule mesure où elles sont
injustement perpétuées ou irrationnellement pratiquées. Et cependant c’est un étrange paradoxe qu’on peut
observer à ce stade, car si l’on était vraiment intéressé à ce qu’on pourrait appeler une pure perpétuation de la
race, de la classe, ou de la caste pour elle-même, on devrait, au vu de ce que nous répond à ce sujet l’histoire,
insister non pas sur de violentes distinctions de caste ou de race, mais plutôt sur leur antithèse. [...] L’un des
moyens les plus irréfléchis de s’amalgamer un peuple est d’en faire un esclave. L’un des moyens les plus
contradictoires de mettre fin à l’appartenance du sang et de la classe est de l’imposer avec rigidité. Car dans le
premier cas, la répression développe chez un groupe [oppressé] le désir de devenir comme l’autre groupe et
d’obtenir ses privilèges. Et dans le second cas, dans la plupart des systèmes que nous avons pu observer, cela
conduit à faciliter le métissage qui vient saper précisément de telles tendances. [...] D’une époque et d’une
société à l’autre, le maintien arbitraire de telles distinctions [rigides] de caste n’a fait que précipiter leur propre
chute et leur propre contradiction »5.
1
« Most of the doctrines of race integrity, doctrines which may be artificially stimulated and fostered by ideas of
physical race, 
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