Globalisation et métissage

publicité
Globalisation et métissage
Approche comparée de la population antillaise
en France et en Grande-Bretagne
Questions Contemporaines
Collection dirigée par JP. Chagnollaud,
B.PéquignotetD.Rolland
Chômage, exclusion, globalisation.. . Jamais les « questions
contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à
appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines»
est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs,
militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées
neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective.
Dernières parutions
Jean-Luc CHARLOT, Le pari de la participation, 2006.
Stéphane
ENCEL,
Histoire
et religions:
l'impossible
dialogue ?, 2006.
Patrick GREPINET, La crise du logement, 2006.
Jacques RAYMOND,
Comprendre les crises alimentaires,
2006.
Raymond MICOULAUT, Tchernobyl, 2006.
Daniel ARNAUD, La Corse et l'idée républicaine, 2006.
Jacques DUPÂQUIER, Yves-Marie LANLAU, Immigration /
Intégration. Un essai d'évaluation des coûts économiques et
financiers, 2006.
Olivier ESTEVES, Une histoire populaire du boycott, tome 1
1880-1960 L'armée du nombre, 2006.
Olivier ESTEVES, Une histoire populaire du boycott, tome 2
1989-2005 La mondialisation malheureuse, 2006.
Cyril LE TALLEC, Les sectes politiques. 1965-1995,2006.
Allaoui ASKANDARI,
L'évolution
du marché foncier
à
Mayotte, 2006.
Samuel PELRAS, La démocratie libérale en procès, 2006.
Gérard KEBADJIAN, Europe et globalisation, 2006.
Alice
LANDAU,
La globalisation
et les pays
en
développement:
marginalisation et espoir, 2006.
Vincenzo SUSCA, A l'ombre de Berlusconi. Les médias,
l'imaginaire et les catastrophes de la modernité, 2006.
Francis PAVÉ (sous la direction de), La modernisation
silencieuse des services publics, 2006.
Anaïs FAVRE
Globalisation
et métissage
Approche comparée de la population antillaise
en France et en Grande-Bretagne
L' Hannattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
FRANCE
LHarmattan
Hongrie
Konyvesbolt
Kossuth
L. u. 14-16
1053 Budapest
Espace
L'Harmattan
Kinshasa
Fac. .des Sc. Sociales, Pol. et
Adm. ; BP243, KIN XI
Université
de Kinshasa
- RDC
L'Harmattan
Italia
Via Degli Artisti,
10124 Torino
IT ALlE
15
L'Harmattan
Burkina
1200 logements
Faso
villa 96
12B2260
Ouagadougou
12
À Sadela.. .
www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
[email protected]
cg L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-00723-6
EAN : 9782296007239
REMERCIEMENTS
Je souhaite remercier en premier lieu Madame le ProDanièle
Vazeilles, ma directrice de recherche, pour avoir su me guider
par ses conseils, sa confiance et ses encouragements dans
l'élaboration de ce travail.
Ensuite, je remercie l'équipe I.D.E.S, pour avoir été
inspiratrice de mon travail, à travers les différents séminaires
organisés au long de ces années de recherche.
Mes remerciements s'adressent également à tous mes
informateurs antillais et caribéens, en France comme en
Grande-Bretagne et parmi eux, la famille Tweed, qui m'a
accueillie à chacun de mes séjours à Birmingham.
Ce travail n'aurait pu exister sans les nombreuses
discussions critiques que j'ai pu avoir avec Catherine et Daniel
Favre.
INTRODUCTION
En travaillant avec des informateurs antillais au cours d'une
autre enquête de terrain effectuée en 1999 portant sur la
présence d'une identité rastafarienne en France, nous avions
perçu chez certains un mal-être dans leur rapport à la culture
occidentale. Par la suite, au cours d'une visite en Angleterre, au
Carnaval Caribéen de Notting Hill, nous avons été intriguée par
l'énergie libérée dans les relations interpersonnelles entre
individus de culture antillaise (afro-caribéenne) et de culture
occidentale. La passion, les conflits et les métissages réunis
pour un temps défini dans une culture de la fête ont achevé de
nous orienter vers l'étude de la population antillaise en Europe.
Déjà, l'ombre de la colonisation, le malaise, la culpabilité et la
colère que celle-ci a suscités et suscite encore, planaient sur nos
recherches. Notre choix nous apparut heuristique de par la
dynamique des représentations et des enjeux qui s'y
rattachaient, mais également en fonction du défi que nous
tentions alors de relever: étudier une culture qui a appris à se
méfier du Blanc depuis des siècles et qui ne lui donne que
difficilement sa confiance. À plusieurs reprises, nous avons
ressenti la distance qui nous séparait de nos informateurs,
distance exprimée ouvertement - sous forme de racisme - ou de
manière plus voilée - sous des allures de méfiance.
En outre, la minorité antillaise faisait l'actualité en France et
en Grande-Bretagne par la croissance de ses revendications. Par
ailleurs les D.O.M (toujours rattachés à la France) faisaient
parler d'eux. On retiendra notamment la "Marche Noire"!,
1 Cette marche noire était calquée sur la Million Man March, manifestation
appelant tous les Noirs des États-Unis à défiler contre la suprématie du monde
occidental blanc. Elle a eu lieu à Washington D.C, le !6 octobre 1995. The
Alarm (nO 15, novembre 1995), revue noire britannique, écrit à ce sujet: "One
million black voices declaring a new commitment to themselves, their women
and their communities", ("Un million de voix noires prenant un nouvel
engagement par rapport à eux, leurs femmes et leurs communautés.")
7
première manifestation rassemblant des Africains et des
Antillais à Paris, le 20 mai 2000, date du I52e anniversaire de
l'abolition de l'esclavage, visant à réclamer l'institution de
quotas (dans le domaine professionnel, administratif, dans les
médias, pour les subventions locales...), à l'exemple des ÉtatsUnis ou de la Grande-Bretagne. En Angleterre, il y eut les
manifestations de la communauté afro-caribéenne ("AfroCaribbean minority"), suite à des bavures policières sur de
jeunes Caribéens, en octobre 1999 et juin 2000, à Londres et à
Liverpool.
Les interrogations surgissaient de toute part. Quelles étaient
les origines de ces tensions entre Antillais et Européens? : Des
politiques intérieures trop rigides? Une identité antillaise trop
aliénée? Quelle place donner à la migration?
Ceci nous conduisit à défmir notre problématique:
les politiques européennes traitent-elles la minorité
sur leur territoire?
Et en quoi ces politiques
déterminantes dans les changements culturels et les
identitaires adoptés par la population antillaise?
Comment
antillaise
sont-elles
stratégies
Nous avons ciblé nos recherches sur la France et la GrandeBretagne.
Pour traiter une problématique bidimensionnelle comme
celle-ci, il faut poser dans un premier chapitre le cadre
théorique d'un tel propos. Comme en toute situation de
multiculturalité, les comportements individuels, culturels ou
interculturels, suivent des mécanismes et des trames. Ces
comportements sont particuliers aux types de contacts culturels
et aux cultures proprement dites ainsi qu'à l'époque postmoderne dans laquelle nous nous inscrivons depuis une
trentaine d'années maintenant (que certains ont appelé
glQbalisation ou encore mondialjsation). Dans le premier
chapitre de ce travail intitulé "Identité, culture et changement
culturel", nous avons d'abord cherché à caractériser la position
de notre discipline, l'ethnologie, qui répond au choix
épistémologique entre une vision culturaliste et une vision
universaliste des cultures. Notre terrain recouvre deux pays
8
européens où les écoles d'anthropologie ne sont pas axées sur la
même conception de la culture, ce qui, on le verra, fait débat.
Cela nous a amenée à prendre position en nous réclamant d'un
troisième courant, la pensée métisse. Dès lors, il nous fallait
répondre à la question suivante: comment se construit notre
rapport à l'autre? Notre réponse impliquait une analyse aussi
minutieuse que possible des représentations, des identifications
et des identités culturelles.
L'étude de la population antillaise exige que l'on s'interroge
sur l'acculturation (définie plus loin) qui est à la base même de
l'édification de sa culture. Comprendre les changements
culturels dûs à l'acculturation permet de définir à leur tour les
changements culturels survenus avec la migration de la culture
antillaise dans un pays d'accueil européen, étant donné que
celle-ci produit elle aussi une situation d'acculturation pour le
groupe qui la vit.
Aborder cette situation d'interculturalité, en attribuant des
visages à ses acteurs, fut la deuxième tâche à laquelle nous nous
sommes consacrée. Dans le deuxième chapitre, "Les rapports
entre les métropoles européennes (la France et la GrandeBretagne) et les Antillais. De la colonisation à nos jours", la
variable historique domina notre travail d'enquête, qui se fit à
partir de sources historiques en provenance des deux cultures,
afin de nous permettre une lecture des relations entre politiques
gouvernementales et colonisés, devenus citoyens antillais.
Claude Lévi-Strauss a été un des premiers anthropologues à
défendre la complémentarité de l'Histoire et de l'Ethnologie
[Anthropologie structurale, 1974 : 39]. L'étude de la population
antillaise en métropole ne pouvait se réaliser sans remonter le
temps, à la recherche des éléments de compréhension du passé,
pour comprendre les interactions du présent. Nous avons tenté
de retracer la genèse des relations entre les "mères patries" et
leurs colonies, devenus respectivement des Etats nations et des
ex-colonies.
Nous
avons
inventorié
les
rapports
colons/colonisés dans les tous premiers temps de la colonisation
jusqu'à l'abolition de l'esclavage, puis jusqu'aux politiques
migratoires qui ont légiféré sur les relations entre métropoles et
migrants antillais.
9
La seconde dimension de notre problématique, objet du
troisième chapitre, suggérait d'observer dans un premier temps
la culture antillaise. En tant que production métisse, la culture
antillaise peut-elle être comprise par l'un des deux termes
dichotomiques qui sont ceux de société traditionnelle ou de
société moderne? La culture antillaise possède-t-elle une
identité unifiée ou une identité à plusieurs facettes? Comment
tant de microcosmes sociaux tels que les îles de l'arc antillais
(nous avons exclu les Caraïbes espagnoles) parviennent-ils à se
constituer une identité singulière? Nos recherches sur l'identité
antillaise
se sont effectuées à partir de données
démographiques, bibliographiques (notamment des études
économiques et politiques et des recherches ethnopsychiatriques sur les Antillais) et d'entretiens libres avec des
informateurs antillais en France et en Grande-Bretagne. Afin de
déterminer les stratégies identitaires et les changements
culturels qui caractérisent la culture antillaise une fois
implantée en métropole, nous avons étudié la migration en tant
que mouvement de population, mais aussi en tant que facteur de
bouleversement sur le plan culturel et individuel auquel se
rattachent un certain nombre de représentations, d'enjeux et de
motivations qui influent sur les déterminants au départ.
Sur le terrain nous avons observé les relations et les
échanges culturels entre Antillais et métropolitains en Europe,
dans le but de définir si la situation d'acculturation est vécue de
manière positive, négative ou incertaine par les migrants
antillais en Europe. Dans le but aussi de déterminer si la
manière de vivre une acculturation est particulière à la culture
dominée ou si elle peut être influencée ou manipulée par les
politiques des pays d'accueil.
Nous avons effectué une recherche de terrain, caractérisée
par une triple méthode, sur les changements culturels
intervenant dans une situation d'acculturation. Nous avons
mené un certain nombre d'entretiens semi-directifs et libres,
méthode à laquelle nous avons ajoUté celle de l'observation
directe et participante. Enfin, nous avons constamment mis en
dialectique les résultats obtenus dans l'un et l'autre pays, afm
de saisir quelques informations générsles, voire généralisables
10
(à d'autres cultures migrantes peut-être). Nous avons adressé
les entretiens semi-directifs à deux types d'informateurs: les
migrants antillais2 de la première vague d'immigration (que
nous avons située dans les années 1950-1975) et les migrants
antillais de la deuxième vague d'immigration (que nous avons
située des années 1975 à nos jours). Deux guides d'entretien
ont été proposés à la fois aux migrants de la première et de la
deuxième vague, l'un concernant le vécu de l'émigré et de sa
culture, et l'autre l'interrogeant sur la transmission de cette
culture. Nos informateurs ayant souhaité être cités par leur seul
prénom ou pseudonyme dans la plupart des cas, nous nous
sommes pliée à leur exigence.
Nous avons également pratiqué l'observation directe et à
quelques reprises, l'observation participante, notamment en
nous rendant au NOlting Hill Carnival à Londres, avec un
groupe de Caribéens, deux années consécutives (groupe
différent chaque année) en 1999 et en 2000. En Angleterre, à
chacun de nos séjours, nous avons été accueillie par une famille
caribéenne, qui a d'ailleurs été notre plus constante source
d'information. L'observation participante permet au bout d'un
certain laps de temps de réduire la distance entre l'observateur
et l'observé. En France, nous avons également vécu le carnaval
antillais de Montpellier avec un groupe d'Antillais, à plusieurs
reprises. Mais surtout, nous avons fréquenté toutes sortes de
manifestations culturelles antillaises dans les deux pays:
sound-system (soirée musicale reggae), marchés, expositions,
etc., en scrutant spécifiquement les interactions interculturelles
quotidiennes dans des lieux publics et notamment dans les
quartiers antillais des différentes villes où nous nous sommes
rendue. C'est à ces occasions, en situation d'observation directe
ou participante, que nous avons effectué nos entretiens libres,
mais aussi avec nos informateurs "officiels".
2 Il faut comprendre dans le terme générique d'Antillais, l'ensemble des
Antillais français et Caribéens anglais; lorsque la distinction doit être faite
entre les deux, c'est quand il y a comparaison entre les deux populations.
Il
Le bénéfice que nous avons tiré de la mise en relation des
données acquises chez les Antillais et les Caribéens a été une
certaine rigueur. Recueillant une information, capitale ou
minime (de premier abord), dans un pays auprès de sa
population antillaise immigrée, nous essayions toujours de la
replacer dans le contexte de l'autre pays et d'y interroger nos
informateurs quant à sa validité.
Cependant il nous fallait reconnaître les limites de nos choix
méthodologiques, qui ont exclu malheureusement des
techniques d'enquête telles que le récit de vie, qui nous apparaît
pourtant comme un outil fondamental de la compréhension
ethnologique. Par ailleurs, nous ne nous sommes intéressée
qu'à la première génération de migrants, qu'ils soient issus de
la première ou deuxième vague (définies plus haut); la
deuxième et la troisième générations de migrants sont
maintenant celles qui préoccupent le plus le ministère de
l'Intérieur en France et le Home Office en Angleterre, en raison
de la hausse de la criminalité qu'elles connaissent. Toutefois
c'est probablement en s'attachant dans un premier temps à
l'étude des premiers migrants que l'on peut parvenir à
comprendre leurs descendants.
Une dernière précision s'impose: notre objet d'étude étant
la population antillaise émigrée en Europe (en France et en
Grande-Bretagne), nous nommerons « Antillais» les originaires
des D.O.M français, et «Caribéens» les ressortissants de la
Caraibe anglophone, utilisant aussi, çà et là, le terme générique
d'« Antillais» pour désigner l'ensemble des deux populations.
12
CHAPITRE I
IDENTITÉ, CULTURE ET CHANGEMENT
CULTUREL
«Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m'est
étranger. »
Térence, poète carthaginois
L'ethnologie
a développé en son sein, et plus
particulièrement ces vingt dernières années, un débat
épistémologique qui oppose deux postulats fondamentaux
auxquels choisissent de se rattacher les chercheurs ou
sympathisants de la discipline, à savoir opter soit pour une
vision universaliste, soit pour une vision relativiste des cultures.
Afin de discuter de la culture, des résurgences identitaires et des
représentations qui sont à l'origine ou les conséquences directes
de tout fait social, au sens où l'entendait Marcel Mauss, il faut
en définir le cadre théorique. L'Anthropologie au sens global de
son champ d'étude, n'est pas abordée de façon identique en
France et en Grande-Bretagne. Les recherches des Cultural
Studies (Études Culturelles) britanniques font la distinction
entre deux périodes dans 1'histoire contemporaine de la
discipline: la période moderne et la période post-moderne.
Nombre d'anthropologues à travers le monde ont négligé la
variable historique de leur objet d'étude, excluant par là même
la dimension non négligeable des facteurs de causalité. L'heure
était alors au discours folkloriste, à l'étude monographique, à la
théorie culturaliste ou relativiste, ou bien encore à l'analyse
structuraliste. C'est sans nier l'apport de ces différentes
approches que nous tenterons néanmoins d'en percevoir les
limites. L'Anthropologie britannique fonctionne, depuis le
milieu des années 70, sur une division dichotomique moderne et
13
post-moderne de la civilisation occidentale. Le modernism ou
modernity s'est achevé dans les années 70/80, suivi par le postmodernism ou post-modernity. Jonathan Friedman, chercheur
en Études Culturelles (Cultural Studies), relate: "Ensuite, au
milieu des années 70 et dans les années 80, ce projet
essentiellement moderniste s'est soudainement effondré. Ce ne
fut pas dû à des raisons intellectuelles mais plutôt parce que le
futur des sociétés occidentales commença à faiblir car l'identité
moderniste elle-même commença à se dissoudre dans un
postmodernisme cynique ou une recherche des racines. J'ai
soutenu ailleurs que c'était beaucoup plus le réflexe d'un réel
déclin de 1'hégémonie occidentale et la fragmentation
grandissante du système monde, la décentralisation de
l'accumulation du capital ou plus généralement de la "richesse"
(au sens weberien du terme), une fragmentation politique et
l'affirmation d'identités locales et régionales et des autonomies
politiques" [1994: 70]. Stuart Hall, un des plus éminents
chercheurs britanniques dans le domaine des Études culturelles,
confiait en 1998 à un journaliste de la BBC3 : «Le sujet postmoderne n'a pas d'identité fixe ou permanente; le sujet au
contraire assume différentes identités à différents moments; ce
peut être des identités contradictoires qui peuvent ne pas être
unifiantes. Le sujet n'a pas d'identité fIXe, biologiquement
déterminée. Ce qui est typiquement post-modeme c'est que
toutes ces identités marquent un manque de cohérence ou
d'intégrité du moi, un manque d'unité. »
En définitive, l'Anthropologie anglo-saxonne témoigne d'un
changement de masse intervenu au cours des années 70, avec la
naissance des mouvements de contre-culture au sein de la
civilisation occidentale. Selon les théoriciens, ce changement
dénote un massif retour aux racines, une recherche des origines,
un retour à la tradition, à la culture particulière, également
accompagnés d'une dynamique de retour à la nature. On passe
d'un stade très capitaliste, rationaliste, où la société est encore
sous l'emprise traditionaliste de son passé et où l'individu est
3 Documentaire Windrush, 1998 de la BBC.
14
dépendant de ses différentes
professionnelles), c'est-à-dire
post-moderne, individualiste,
un développement de la forme
des relations et de la recherche
attaches (religieuses, familiales,
d'un stade moderne à un stade
culturellement parlant associé à
et des apparences, de la formalité
du contrôle.
Quant à ce qui concerne l'individu lui-même, on assiste à
une perte des repères, à une auto-libération et une volonté de
communier avec l'autre: c'est ce que les élites intellectuelles
nomment la mondialisation ou globalisation (anglicisme du
terme anglais globalization). Comme le reconnaît Hall dans ce
même documentaire (Windrush), la globalisation, qui est une
compression de l'espace-temps ainsi qu'une accélération du
changement dans la fin de la période moderne, serait à l'origine
de la dislocation du moi; selon lui la globalisation est
l'ensemble de ces processus opérant sur une échelle globale, qui
dépasse les frontières nationales intégrant et connectant des
communautés et des organisations grâce à de nouvelles
possibilités de se déplacer dans l'espace et grâce au
raccourcissement des durées de transport des personnes, des
objets et des informations, rendant le monde bien plus
interconnecté. Elle annonce un déclin des Etats nations et le
règne des multinationales. Ainsi, l'incertitude, la dissolution
rapide des relations et l'accélération du changement semblent
justifier l'idée que le moi, socialement dépendant, doit avoir
aussi perdu le sens de la continuité et de l'identification qui
caractérise les sociétés traditionnelles. Ce qui entraîne
logiquement de nouvelles formes d'organisation et de nouvelles
technologies qui émergent dans des laps de temps de plus en
plus courts.
L'anthropologie française s'est depuis rapprochée de cette
vision de la civilisation occidentale sans toutefois faire une
réelle distinction entre ères moderne et postmodeme. Cela
explique en partie que la France et la Grande-Bretagne aient
une approche tout à fait différente dans l'abord du phénomène
ethnique et/ou culturel. Le fondement r~publicain de la société
française empêche une conception séparatiste ou ethniste de la
15
race comme le souligne justement Jean-Loup Amselle dans la
préface de Logiques Métisses4: "... il ne faut jamais oublier que
la République a toujours fait bon ménage avec la Race et que
les idées d'assimilation, d'intégration et d'insertion sont
indissociables d'un contexte raciologique, c'est-à-dire d'une
approche fusionnelle des différents segments de la population.
La position républicaine repose sur le postulat de la fusion entre
les Francs et les Gaulois, donc sur l'unité raciologique du corps
national. "
La Grande-Bretagne, elle, traite le phénomène ethnique sur
le modèle américain culturaliste et utilise encore la notion de
race.
Cette disparité d'opinion entre les deux pays trouve donc une
explication tout à fait ethnocentriste relevant des deux positions
socio-politiques respectives. Ainsi cette différence se situe au
niveau de la situation interculturelle, elle se vit différemment
d'un pays à l'autre et influe donc sur l'observation de ces
interactions, c'est-à-dire au sein même de l'approche
anthropologique.
Dès lors, il faut commencer par justifier notre choix pour
une approche comparée (France/Grande-Bretagne) avant de
nous pencher sur les concepts même d'altérité, de culture,
d'identité culturelle et de changement culturel.
A- POUR UNE APPROCHE COMPARÉE DE LA
CULTURE
UNE ALTERNATIVE
ENTRE
LE
COMPARATISME ET LE RELATIVISME
Pour certains spécialistes,
l'anthropologie
apparaît
régulièrement toutes les décades comme une discipline qui
touche à sa fin, car déficiente et discutée quant à sa pertinence
4 AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en
Afrique et ailleurs. Paris, Bibliothèque Scientifique Payot, 1999 (1990), page
III de la préface.
16
dans le champ d'étude des sciences de l'homme. Mais il se
trouve finalement toujours un chercheur pour inverser la
tendance du processus nihiliste de la discipline. Si notre
discipline éprouve épisodiquement un certain "mal-être", c'est
peut-être dû à son ambivalence intrinsèque, survenue dès son
émergence; l'ethnologie est née en parallèle de la colonisation.
Elle a, selon des auteurs comme Amselle5 et M'Bokolo,
construit son objet d'étude en opérant notamment en Afrique le
"découpage ethnique". Par ailleurs, l'ethnologie est toujours
plus ou moins critiquée pour son empirisme, pour son manque
de scientificité et de rigueur. Certains même ont cru, et
notamment lors de l'âge d'or du relativisme culturel, qu'on
pouvait prétendre à une lecture quasiment mathématique des
cultures; ce qui s'est avéré n'être qu'une illusion. Mais peutêtre était-ce un besoin ou une réponse au comparatisme qui
apparaissait comme laxiste et aisé?
Le comparatisme
L'évolutionnisme, qui entendait donner une explication au
monde et à I'humanité a tenté de réduire la diversité humaine en
intégrant les disparités culturelles aux différents stades de
schémas d'évolution; ce qui a amené les chercheurs à
privilégier la méthode comparative, souvenons-nous de Tylor
ou Morgan, puis Frazer. Une première faille est alors visible:
on décontextualise certains traits culturels afm de les comparer.
Cette logique fut suivie par les penseurs diffusionnistes qui
pensaient qu'il y avait une diffusion dans l'espace d'un certain
nombre de traits culturels et elle imprégna la méthode de
l'ethnocartographie.
L'anthropologie sociale (social anthropology) de RadcIiffeBrown et le structuralisme n'ont pas rompu avec l'analyse
comparative (notamment dans Le cru et le cuit de Lévi-Strauss,
sur l'analyse des mythes, datant de 1964). Bien que leur
5 Cf. AMSELLE Jean-Loup, M'BOKOLO Eliki~ Au coeur de l'ethnie:
ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1985), 226
pages.
17
concours à l'évolution de la discipline, comme celui de leurs
prédécesseurs d'ailleurs, soit primordial, on peut néanmoins
affirmer que le structuralisme cherchait à faire apparaître des
lois universelles, notamment avec les "principes structuraux" de
Radcliffe-Brown, qu'il considérait comme "lois sociologiques"
[Radcliffe-Brown, 1958, Method in Social Anthropology :
Selected Essays, p. 54]. L'analyse structurale de Lévi-Strauss,
surtout en ce qui concerne les mythes, reste une approche très
éclairée et pourrait entraîner, selon les mots de son propre
théoricien, une véritable "science du mythe" [1964 : Il], qui
gommerait les frontières culturelles.
Finalement la philosophie universaliste des Droits de
l'Homme ne se désolidarise pas d'avec une telle philosophie, et
par sa volonté de ne pas classifier les groupes culturellement
et/ou religieusement, abandonne l'idée de discrimination futelle négative ou positive.
Le relativisme
"Parallèlement à ce courant, que l'on pourrait qualifier
d'universaliste ou de comparatiste, l'anthropologie sociale a vu
se développer une tendance qui, en réaction radicale à
l'évolutionnisme du XIXe siècle, niait toute universalité et
afflTffiaitque toute pratique, toute croyance n'avait de sens qu'à
l'intérieur d'un contexte culturel spécifique." [Deliège : 233]6.
L'observation participante devenait l'instrument de recherche
approprié, ardemment défendu par les anthropologues
culturalistes tels que Boas, Mead et Benedict.
Mais, considérant chaque culture comme une entité unique,
les relativistes en sont venus à prôner la fermeture de chaque
culture, théorie extrême qui a parfois conduit au nihilisme pur
des cultures. "Finalement, tout en feignant la tolérance et
6 Cf. DELIÈGE Robert, "Les aléas de la méthode comparative en ethnologie",
in Le comparatisme dans les sciences de l'homme. JUCQUOIS, G., VIELLE,
C. De Boeck Université, 2000.
18
l'ouverture, le relativisme exalte la fermeture", affirme
justement Deliège 7. Attitude qui peut conduire vers le
différentialisme, voire le racisme.
Le point commun de ces théoriciens, prônant tour à tour le
comparatisme ou le relativisme, est d'avoir trop tenté de
transformer l'ethnologie en science exacte, objectiviste. Mais
dans le domaine de l'étude de l'homme, il n'y a pas de réalité
objective, toute approche de l'autre est représentation, c'est-àdire de l'ordre de la réalité subjective. Alors comment prétendre
à l'exhaustivité comme l'ont essayé les modèles culturels
(cultural patterns) ? Car les penseurs du post-modeme sont bien
les héritiers des relativistes: l'étranger doit-il rester étrange?
La différence doit-elle être exaltée? Non, nous en étions bien
certaine.
La pensée métisse
Nous avons emprunté le terme de pensée métisse à Serge
Gruzinski qui, avec Jean-Loup Amselle, François Laplantine et
Alexis Nouss, en a détaillé le concept en suivant, entre autres,
les traces de Roger Bastide.
Notre objet d'étude, une culture dite métisse, car fruit d'un
mélange entre des Européens et des esclaves ou leurs
descendants africains, nous a amené à nous interroger sur le
concept même de culture métisse. À partir de quels facteurs
peut-on parler de culture métisse?
Quand commence le
métissage? Peut-on parler de degrés de métissage? Mais si l'on
parle de degrés ou de stades de métissage, on tombe forcément
dans un concept de race ou même d'espèce, car qui présuppose
mélange, suppose deux éléments - au moins - « purs »...
À ce sujet, Laplantine et Nouss présentent le métissage
comme un concept qui met à bas "l'organisation binaire de
7 Op. cit., page 235.
19
notre espace mental", et conduit à "une répartition dualiste des
gens et des genres". Car il s'agit de rompre avec ces "deux
tendances rivales mais aussi fictives l'une que l'autre et qui se
rejoignent paradoxalement sur l'essentiel:
la pensée de la
séparation d'une part, pensée analytique de la décomposition en
éléments, mais aussi de la pureté qui va donner lieu à tant de
fictions identitaires ; la pensée de la fusion, d'autre part, pensée
cette fois synthétique qui vise à la réconciliation des contraires
et est souvent aussi à la racine de nombreux totalitarismes",
[1997 : 72]. Nos interrogations personnelles portèrent alors
logiquement sur l'épistémologie même de notre discipline:
nous travaillons parfois avec des matériaux créés de toutes
pièces lors de la colonisation mais nous savons que ces
matériaux, autrement dit les cultures, ne sont pas des entités
statiques et fermées. D'où la difficulté à envisager (puisque les
cultures communiquent entre elles et même plus: elles
échangent des traits culturels) le mélange, la notion de mixité.
Difficulté d'autant plus grande que notre terrain de recherche,
réparti sur la France et le Royaume-Uni, nous amenait à
rencontrer deux visions de pluriculturalité différentes, ainsi que
deux types d'anthropologie (abordés ci-dessus) et bien sûr deux
façons d'aborder les minorités ethniques présentes sur les deux
territoires: la vision intégrationniste française et la vision
séparatiste (qui se veut une discrimination positive) britannique.
Ce qui nous a conforté en tout premier lieu était que la
pensée métisse ou logique métisse "pourrait présenter cet intérêt
qu'elle résout le faux dilemme dans lequel nous sommes
actuellement empêtrés: celui qui oppose l'universalisme des
droits de l'homme au relativisme culturel" [J-L. Amselle, 1990 :
10].
Bien que la pensée métisse ne soit pas une pensée récente,
plusieurs auteurs nous ont pennis de mieux nous situer,
notamment Jean-Loup Amselle, François Laplantine et Alexis
Nouss, et Serge Gruzinski pour ce qui est du courant français et
R. J. C. Young en ce qui concerne le courant anglais. Mais à
nos yeux l'un des précurseurs, en anthropologie, de cette
idéologie qu'est la pensée métisse reste bien Roger Bastide.
Avec ses nombreux ouvrages sur l'étude des civilisations
20
Téléchargement