méthode - «devenir comme maître et possesseur de la nature» -, on parle de l’appropriation, de la tutelle
jetée sur la nature qui fait le drame profond de Descartes. Ceci culmine dans la théorie de l’animal-
machine. Ce dispositif autoritaire et violent nous coupe en deux.
Probablement que Descartes, par la puissance de son instauration, a permis à l’Occident de prendre ses
distances avec la religion, ce qui est positif. En effet, il devient difficile de se jeter dans les superstitions
alors qu’on est à même de douter. Descartes est la grammaire minimale et universelle d’une pensée
laïque. Descartes a rendu possible le corps post-humain ; n’oublions pas qu’il cherchait une santé
soutenue par et dépendant d’un projet mécaniciste. Ce Descartes a créé une fracture, celle de la terre, de
la nature, et son extraordinaire puissance s’est mise au service d’un dessein conduisant aux catastrophes
naturelles. Il faut relire Descartes en se disant qu’il a touché à l’équilibre entre l’homme et la nature,
qu’il a projeté l’humanité dans une vie artificielle qui a réussi, qui nous enivre, nous menace en
permanence.
Descartes, formé par les Jésuites, connaît très bien l’ancienne philosophie qu’il détruira entièrement. Les
Jésuites du collège de la Flèche affirmaient que, pour être fidèle à Aristote, il faut être attaché à la notion
organisant la pensée aristotélicienne : les formes substantielles. Ce mot forgé au Moyen-âge à partir de
l’Arabe rend compte de passages difficiles chez Aristote (Métaphysique, Z, 10). Il a été transmis en
Europe par la tradition d’Averroès et devient le credo de la philosophie. C’est une traduction d’ousia.
Une ousia est une réalité existante, mais cette existence se définit comme un acte. Le réel est mélange
d’acte et de puissance ; le monde est un échelonnement d’actualisation progressive de la puissance. Les
réalités vivantes sont une combinaison d’acte et de puissance, et Aristote précise que la part d’acte d’une
réalité est sa forme, ce qui permet de la définir. La forme actualise ce qui est en puissance, à savoir la
matière. L’ontologie d’Aristote est une ontologie de la forme et de la puissance. L’union de ces deux
réalités (forme et matière) produit l’ousia, qui est donc la domination d’une matière par une forme.
Ce mot de «formes substantielles» se méfie de Platon : car prétendre que la réalité n’est que l’acte d’une
forme risque de nous faire tomber dans la théorie des Idées de Platon. Et inversement, si l’on abandonne
les formes, on devient matérialiste, et on ne voit pas comment une matière devient quelque chose de
vivant. Il ne faut être ni enfermé dans le culte des formes, ni dans le culte brutal des chocs matériels.
Mais il faut une forme qui s’engage dans une matière, il faut une forme agissant sur un substrat (la
matière). Cette union des contraires produit le réel vivant, organique, disposé d’une vie intérieure. La
notion de «formes substantielles» est une forme qui s’engage dans un substrat matériel et qui comme tel
constitue la structure ontologique de toutes les substances. C’est l’hylemorphisme : la philosophie qui
propose une ontologie mixte entre le matérialisme de Démocrite et le platonisme. La forme substantielle
désigne l’axe hylemoprhique des individus.
Descartes apprend cette doctrine par la lecture de Thomas d’Aquin ou de Suarez, disciple de Thomas
d’Aquin. Or, avec une lucidité extraordinaire, Descartes sait que, pour opérer la révolution spatiale qui
est la condition de la physique mathématique, il doit détruire les formes substantielles, produire une
philosophie qui abolisse les formes substantielles. Descartes a déterminé le petit point qu’il suffisait de
faire tomber pour détruire tout le reste. Il a cassé le nœud de connexion qui permettait de comprendre la
nature autrement que comme un espace techno-maîtrisable.
Ceci est devenu critique par l’argumentation de Descartes : il dit adorer les formes substantielles, mais
en demande une définition claire. Car il existe pléthore de théories des formes substantielles, et l’on se
battait sur la définition exacte de la forme substantielle. Descartes décide alors de nommer les formes
substantielles : les qualités du monde. Et, comme on ne sait les définir, ce sont des qualités occultes. La
thèse qui apparaît alors est que tout le monde construit sur la forme substantielle n’est qu’un résidu de
magie que Descartes désigne sous le nom de qualité occulte. D’un coup, l’ancien monde scolastique fut
réduit au rang de qualité occulte, c’est-à-dire au rang de rémanence de magie mal digérée de l’Occident
incapable de devenir plus lucide. Descartes est le premier penseur non magique de l’Occident. La seule
chose qui soit claire et non occulte, c’est la quantité et non la qualité. Désormais règne l’équivalence
entre quantité et clarté. Le règne de la quantité est la victoire totale de Descartes après avoir rendu
équivalents les termes «occulte» et «qualité».