Mauvaise Nouvelle - Quelques mots sur la philosophie juive au Moyen Âge
Quelques mots sur la philosophie juive au
Moyen Âge
Par Jean-Marie Keroas
Plusieurs penseurs juifs ont essayé de concilier la raison avec leur foi dans le Dieu d’Abraham. Le premier nom qui
apparait est Isaac Israéli (865-955) déjà évoqué plus haut. Grand compilateur, il sera énormément cité par les
auteurs médiévaux, dont Thomas d’Aquin. Mais son œuvre reste moins brillante que celle de Salomon ibn Gebirol
(1021-1058) qui expose des analyses purement intellectuelles d’inspiration platonicienne sans référence à la foi
juive, mais qui présente un univers intelligible suspendu au Dieu de l’Ecriture. D’autres auteurs juifs rédigent
également des traités philosophico-théologiques : Ibn Pakuda (XIème siècle), Ibn Caddiq de Cordoue (1080-1149),
Ibn Daoud de Tolède (1110-1180). Ces auteurs tentent une interprétation rationnelle du donné révélé juif (en
grande partie accepté dans le catholicisme).
Un auteur va réagir contre cette intrusion de la raison dans la foi juive : Juda Hallévi (né en 1085), dont l’œuvre
semble un peu comme l’antithèse de celle de Gebirol : son Khozari est une somme apologétique juive qui minimise
au maximum l’outil philosophique, et donc rationnel. Son nationalisme est comme une conséquence de son
particularisme spéculatif : la Révélation divine s’adresse exclusivement au peuple juif. La foi juive est strictement
séparée de la raison universelle.
Au XIIème siècle, un auteur va redynamiser l’analyse rationnelle du donné révélé juif : Maïmonide (1135-1204)
rédige son Guide des Indécis. On traduit souvent cet ouvrage Guide des Egarés mais il semble que la traduction
fidèle soit plutôt Guide des Perplexes : il s’adresse aux juifs qui restent dubitatifs devant les tentatives de
conciliation de la foi (juive ici) et de la raison. Alors qu’avant lui les philosophes et théologiens prenaient surtout
comme tuteurs Platon (et les néoplatoniciens) et bien entendu Aristote, Maïmonide donne la primauté à ce dernier,
surtout concernant les voies de démonstrations rationnelles de l’existence de Dieu. Chez lui, sans aucun doute, la
philosophie n’est qu’une servante de la théologie juive, et rien de plus. Plus tard, Spinoza1 (1632-1677) reprendra
la définition toute intellectualiste du salut selon Maïmonide : il s’agit de développer autant que possible ici-bas ses
potentialités intellectuelles par la philosophie, ici réduite à des spéculations intellectuelles.
Mais pour Maïmonide, on peut dire de Dieu qu’Il est et exclusivement ce qu’Il n’est pas. Aucune définition précise
de Dieu n’est envisageable. La théologie juive ne peut établir que des attributs négatifs de Dieu. « Nous savons de
Dieu qu’il est, nous ne savons pas ce qu’il est (…) On retrouve sous cette doctrine la préoccupation éminemment
judaïque d’éliminer tout ce qui pourrait sembler une atteinte, même apparente, à la rigoureuse et totale unité de
Dieu » (Etienne Gilson : La Philosophie au Moyen Âge. Payot, 1952, p. 374).
Maïmonide est jugé par Etienne Gilson bien en-dessous des sommes chrétiennes de l’époque malgré son
immense autorité chez les élites juives d’aujourd’hui. On ne s’étonnera pas de lire que Maïmonide affirme que
l’usage de la raison sans la Révélation est impuissant à établir des vérités naturelles : nous trouvons chez lui une
formulation du fidéisme juif2. Chez ce théologien juif, donc, et il est important de le souligner de cette façon : la
philosophie n’établit pas les vérités révélées, thèse contradictoire avec l’enseignement de saint Thomas, sauf
concernant la création du monde dans le temps.
Bref, le juif Maïmonide, de concert avec ses prédécesseurs et à travers des ouvrages monumentaux, s’acharne à
séparer la philosophie et la théologie, la raison et la foi. Il faut tout de même préciser que ces écrits de type
« philosophique » n’auraient pas été possibles en milieu juif sans les travaux des arabes. « Dans Avicenne, et
surtout dans Averroès, les philosophes juifs ont trouvé tout un matériel technique de concepts et de synthèses
partielles, empruntés aux Grecs, et qu’il ne leur restait plus qu’à utiliser. » (E. Gilson, opus cité, p. 375)
Pour rendre à chacun ce qui lui est dû, avant les corrections salutaires de saint Thomas (né en 1225, 21 après la
mort de Maïmonide), c’est Abélard (1079-1142), chercheur breton né au Pallet, près de Nantes, qui va restaurer
l’induction-abstraction d’Aristote dans les recherches scolastiques, participant ainsi à la réconciliation de la raison
et de la foi.
Pour rappel, nous citons Jean-Paul II dans Fides et Ratio (1998) quand le pape insiste sur l’orientation universelle
de la philosophie réaliste : « c'est la voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s'étend actuellement
dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements déviants répandus dans
notre société » (n°83).