Rencontre professionnelle Quel avenir pour le disque et le spectacle vivant jeune public ? Compte-rendu Table ronde organisée par les Jeunesses Musicales de France (JMF) dans le cadre du festival Mino En partenariat avec le Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles (Irma) Le mercredi 5 décembre 2007 Au Petit théâtre, Espace Cardin 1 avenue Gabriel, 75008 Paris Présentation Aujourd’hui le secteur musical "jeune public" bouge. Vite et fort. Tel label ouvre son département Enfants. Telle Smac intègre des spectacles jeune public à sa programmation. Tel tourneur accueille dans son catalogue une offre de concert pour kids. Tout cela est très nouveau et encourageant. Il reste qu’en dépit de ces signaux plutôt positifs, dans un monde musical gagné par la morosité, le salut de la création jeune public n’est pas encore assuré. Et beaucoup de questions restent en suspens. Cette rencontre entre professionnels du secteur jeune public s’est tenue à Paris le 5 décembre 2007. Elle a été l’occasion de mettre en débat ces interrogations et d’en dégager des perspectives pour l’avenir de ce secteur spécifique. Intervenants Blandine Baufumé : Naïve - Responsable jeunesse Eric Jiroux : Victorie Music - Directeur de Label et producteur Jacques Haurogné : Artiste/Administrateur de l’Adami Gilles Avisse : Programmateur jeune public Festival de Marne/Journaliste/Artiste Jeanine Roze : Jeanine Roze Production - Productrice Fabrice Prouff : W2 - Producteur de spectacle Dominique Boutel : France Musique – Productrice Modérateur : Bruno Boutleux : JMF - Directeur général Rapporteur : Mathias Milliard : Irma – Chargé d’information-ressource Introduction Le secteur jeune public fonctionne avec des artistes et des professionnels identifiés depuis de nombreuses années, mais également avec de nouveaux artistes spécialisés jeune public et de nouveaux entrants venus de secteurs musicaux "pour adulte". On assiste ainsi à l’ouverture de catalogues jeune public dans certains labels, ou à l’intégration d’une programmation pour enfants dans les scènes de musiques actuelles. Malgré ce dynamisme, il semble difficile de prévoir l’avenir des musiques jeune public. Certains l’annonce radieux, d’autres en crise. C’est ce qui se dégage de deux articles contradictoires publiés récemment dans Le Monde et dans Libération suite à la parution d’une étude Gfk sur le secteur jeunesse. Dans l’article Embellie jolie de Ludovic Perrin (Libération, 30 novembre 2007), le disque jeune public est présenté comme "le seul segment à connaître une progression", alors que dans celui de Véronique Mortaigne (Le disque pour enfant, un secteur à prendre, Le Monde, 4 décembre 2007), il est évoqué une chute de 20% des ventes sur ce marché, récession qui devrait se poursuivre et s’amplifier… A partir de là, comment y voir plus clair sur le situation du secteur jeune public ? La situation du disque Un marché de niche Le disque jeune public est un marché de niche (1% des ventes à la Fnac) qui semble plutôt en bonne santé. Il échappe à la politique des MidPrice et est relativement épargné par le téléchargement illégal. Au-delà de l’aspect "phénoménal" du Soldat Rose (près de 400 000 exemplaires vendus), de beaux projets voient le jour et font l’objet d’un développement intéressant. C’est par exemple le cas du livre- disque "Comptines et berceuses du Baobab" (Didier Jeunesse) sorti en 2000, dont les ventes ont progressé régulièrement et qui vient de recevoir un disque d’or (75 000 exemplaires vendus). Tous les producteurs n’ont cependant pas les mêmes marges de manœuvre. Des maisons d’édition comme Naïve Jeunesse peuvent presser entre 3 000 et 10 000 exemplaires d’un disque (avec un point mort situé entre 3 000 et 8 000 exemplaires vendus) alors que des projets portés par des acteurs d’une économie plus artisanale produiront entre 300 et 1 000 copies. Il faut noter également qu’au sein de certains labels, le succès de projets à fort potentiel (comme Henri Dès chez Victorie Music) permet aux structures de prendre des risques sur des projets à forte valeur artistique mais pas nécessairement économique ; et cela contribue à établir une ligne éditoriale identifiée et exigeante. La distribution via le réseau des disquaires Les incertitudes qui pèsent sur le marché du disque jeune public relèvent plus de la distribution que de la production des œuvres. La réduction des espaces disques dans les grandes surfaces spécialisées (Fnac, Virgin, etc.) est une problématique qui touche toute la filière phonographique ; tout particulièrement le marché de niche du jeune public qui réalise peu de ventes en ligne et travaille autour des valeurs de l’objet-disque. En parallèle des linéaires qui réduisent, les coûts d’entrée en magasins ont augmenté (pour être référencé, pour la publicité sur lieux de vente, pour les points écoute et les partenariats). Comme ces coûts sont payants (ou contre accord de surremise), peu de projets jeune public peuvent se permettre d’être présents dans l’hyperdistribution. Cette dernière propose ainsi une offre peu diversifiée sur ce créneau musical. Pour la majorité des productions jeune public, les disquaires indépendants et de proximité constituent un canal de distribution plus adapté aux projets. Mais ils sont rares et ne représentent pas un réseau assez dense de points de vente pour peser économiquement de manière significative. Diversifier les canaux de distribution Pour se développer et devenir moins dépendant de la distribution en magasins de disques, les producteurs multiplient les voies d’accès au public, notamment dans les lieux de diffusion et dans les librairies. - Salles de spectacles Traditionnellement, le concert est un lieu privilégié de distribution. Pour certains artistes, le nombre de disques vendus à la fin des spectacles peut s’avérer supérieur à celui écoulé chez les disquaires. Il est fréquent que les producteurs (comme Victorie Music par exemple) accordent d’ailleurs des remises conséquentes à l’artiste de manière à ce qu’il puisse réaliser une marge plus importante à la revente sur les lieux de diffusion. - Librairies En parallèle d’une réflexion menée sur le format du produit (le livre-disque), des labels et des distributeurs indépendants comme Harmonia Mundi développent depuis plusieurs années les points de vente dans les librairies. De plus en plus de libraires disposent aujourd’hui de bacs de disques (environ 250 magasins), ce qui représente une part importante du faible réseau de distribution des disques jeune public. Les producteurs apprécient par ailleurs particulièrement ce nouveau vecteur en raison de la qualité du conseil apporté par les libraires, et de leur compétence à savoir défendre les productions. Le livre-disque : supports et fiscalité(s) L’évolution du marché de la distribution s’est accompagnée d’une réflexion sur le produit à adapter aux publics des librairies. Le livre-disque est ainsi un format qui s’est beaucoup développé dans le secteur jeune public. La gestion fiscale de ce support est en revanche complexe. Le livre (5,5%) et le disque (19,6%) n’étant pas soumis au même taux de TVA, les maisons de disques ont plusieurs options : - appliquer 5,5% de TVA : le disque est alors "offert" avec le livre mais ne peut être vendu qu’en librairie (option peu appréciée des producteurs) appliquer 19,6% de TVA et se retrouver, dans les librairies, en concurrence avec des produits moins taxés appliquer une double TVA (5,5% sur une partie et 19,6% sur une autre) qui permet d’accroître les ventes mais qui nécessite un suivi comptable compliqué. Si les pouvoirs publics décidaient d’un aménagement établissant un même taux de TVA mixte pour tous les livres-disques, cela permettrait de faciliter la gestion fiscale de ces produits. Musique en ligne et conséquences Historiquement, le disque jeune public est en décalage avec le marché du disque généraliste. Il y a cinq ans, quand l’industrie du disque a définitivement retiré les cassettes du circuit de distribution, les productions jeune public se vendaient toujours deux fois plus en cassettes qu’en CD. Aujourd’hui, à l’heure où l’on prédit la mort du CD et une longue vie au numérique, le secteur s’inscrit à contre-courant de ces idées. Ainsi, le disque jeune public se vend assez mal sur les plateformes de musique en ligne (et est relativement peu "piraté"). Internet et le format digital ne semblent pas adaptés aux spécificités de ces produits et des publics concernés. Cependant, le développement de la musique en ligne provoque une dépréciation de valeur symbolique de l’objet-disque, ce qui touche tout particulièrement le secteur jeune public qui voit là une dévalorisation de son principal outil. En réponse, la stratégie des producteurs s’oriente donc vers un travail spécifique autour du format, du support et du packaging (comme c’est le cas pour le livre-disque) en cherchant à redorer les valeurs du "bel objet" et de l’objet-cadeau. Les faibles ventes de DVD Des projets de DVD musicaux jeune public existent mais ils ne génèrent que peu de ventes (difficile de dépasser les 2 000 exemplaires vendus). Ce support vidéo limite en partie l’importance de l’audio et n’apparaît pas nécessairement adapté aux spécificités d’un produit qui cherche à développer l’imaginaire et le vocabulaire sonore des enfants. C’est également un marché coûteux et risqué car les frais sont importants (prix de gros hors taxe élevé) et les oeuvres se retrouvent en concurrence avec des superproductions internationales comme celles de Walt Disney. Médias : promotion et prescription en berne Les disques jeune public ont du mal à se faire connaître et à être repérés du grand public. Au-delà des problèmes de distribution, cela s’explique par leur sous-exposition au niveau médiatique. En radio, les émissions où l’on chronique des CD jeune public sont inexistantes en dehors notamment de celles de Dominique Boutel sur France Musique (A do dièse, Keske). En presse, la page jeunesse du Figaroscope a été supprimée et les journaux qui offrent de l’espace aux disques jeune public sont rares (guide Paris Môme, magazine pour enfants). En télévision, certaines chaînes câblées ou numériques spécialisées en jeunesse semblent vouloir se démarquer en intégrant des programmes musicaux ; cela pourrait améliorer la visibilité des disques et des artistes jeune public qui, pour l’instant, ne bénéficient pas d’exposition télévisuelle. Les médias jouent peu le rôle de prescripteur… en dehors de l’exception du Soldat Rose qui a bénéficié d’une opération médiatique d’envergure (presse, radio, tv, Victoire de la musique jeune public –catégorie spécialement réouverte pour l’occasion) bien que le projet ne semble pas adapté à la caractéristique jeune public (majorité d’adultes dans la salle). Les éditeurs développent par conséquent d’autres stratégies adaptées aux niches de consommateurs. Par exemple le livre-disque "Comptines et berceuses du Baobab", qui ne dispose pas d’une riche revue de presse, s’est fait connaître par le bouche-à-oreille et par des biais détournés : une présence annuelle au Salon du livre jeunesse de Montreuil, le soutien des librairies via l’obtention du Prix Sorcière, l’appui des bibliothèques, etc. La situation du spectacle Genre et format artistiques La chanson jeune public est le genre dominant dans le secteur, au sens où c’est sur ce créneau que les productions les plus porteuses économiquement sont créées (avec l’appui des labels). Derrière, les autres esthétiques ont du mal à vivre. Les orchestres de musique classique tentent d’exister en ouvrant des départements jeune public, mais le jazz, les musiques traditionnelles, le rock ou le hip hop apparaissent comme les parents pauvres du genre jeune public. Par ailleurs, les formats proposés par les spectacles jeune public ont beaucoup évolué vers l’interdisciplinarité : des projets mêlant l’interprétation musicale au cirque marchent bien ; dans les pièces de théâtres, alors que ce n’était pas le cas il y cinq ou dix ans, la musique occupe une place prépondérante. Les créations les plus demandées par les producteurs de spectacles sont ainsi celles où un petit collectif d’artistes (deux ou trois - budget oblige) propose une forme musicale transversale et aboutie. Un public en demande, une offre disparate Aujourd’hui, il semble que plus il y a de productions, plus il y a de public. Les salles, que ce soit à Paris ou en régions, sur des jauges de 100 à 300 places (ce qui concerne la majorité des cas) ou de 400 à 1000 places, ne rencontrent pas de problème de remplissage. Les artistes trouvent notamment du succès auprès des familles, et les producteurs de spectacles axent leur stratégie sur une dynamique parents/enfants et pas uniquement jeune public. Mais cette réussite masque une disparité entre des productions très différentes. Ne disposant pas de CD et de label en soutien, les artistes diffusés dans des jauges de 200 places (souvent en location), avec un tarif de billetterie assez bas, ne dégagent pas assez de budget pour investir dans un projet artistique plus élaboré. Les salles de moyenne capacité proposent ainsi beaucoup de spectacles qui s’apparentent plus à de l’animation qu’à de la création. De nouveaux entrants venus du spectacle pour adultes Depuis plusieurs années, les concerts jeune public s’insèrent dans les programmations généralistes et les scènes de musiques actuelles. Des festivals ont été plus loin en créant des scènes dédiées comme aux Francofolies de La Rochelle (Francos Junior), ou en se voulant des événements 100% jeune public comme l’est le festival Mino. Des artistes venus de la chanson pour adulte s’essayent également au jeune public en proposant des créations inédites (Les têtes raides). Cette évolution est une opportunité pour le développement de la filière. Cependant, cette tendance en vogue s’est développée au point que d’importants tourneurs et producteurs privés se sont intéressés au jeune public et louent des théâtres et des salles de spectacles pour y diffuser des superproductions spécialisées (Oui Oui). Les acteurs du secteur pointent là un risque pour le jeune public : celui de voir l’ambition créative, artistique et pédagogique remplacée par une logique de rentabilité et de ratio offre/demande. Politique tarifaire et subventions Les spectacles jeune public sont soumis à une logique tarifaire spécifique au sein des arts vivants. Le prix des billets est généralement bas en raison des caractéristiques du public (des enfants invités, des parents qui se déplacent en famille) et de la politique de démocratisation culturelle dans laquelle certains spectacles s’insèrent (rendre accessible les concerts aux enfants de tous milieux sociaux). Les tarifs pratiqués oscillent ainsi entre 5 et 15 euros la place (selon les contrats de réalisation). Certains producteurs se débrouillent également pour que l’entrée soit gratuite pour les enfants de moins de 3, 5 ou 9 ans selon les cas. Cette politique tarifaire rend difficile la rentabilité des concerts jeune public et des producteurs tentent de trouver des ressources autrement. Des subventions (de l’Adami, de la Sacem…) aident certains projets mais les critères d’obtention ne permettent pas à toutes les productions d’être soutenues. Le sponsoring peut aussi représenter une opportunité financière, d’autant que les partenaires trouvent dans ce vecteur un moyen de toucher un public identifié et ciblé. Jeune public et société Le spectacle jeune public n’est pas uniquement un commerce : il est pensé et construit pour travailler sur de l’humain, du social, du pédagogique… La majorité des concerts produits dans les théâtres et salles de diffusion ressort de cette logique (d’où la politique tarifaire et la demande de subventions). C’est ce qui amène également les artistes à se produire dans des endroits décalés comme les hôpitaux ou les écoles. Depuis 1995, un projet comme Les enfants de la zique permet par exemple de faire découvrir la chanson jeune public en classe. Ce travail mené avec les enfants permet de les sensibiliser aux esthétiques sonores et de les accompagner dans la pratique (sous forme d’ateliers suivis d’une interprétation en public) ; tout cela concourrant par ailleurs à la formation des publics adultes de demain. C’est également la mission des JMF (500 000 spectateurs par an). Aujourd’hui, les spectacles jeune public agissent également sur le lien familial et intergénérationnel. Ils s’inscrivent dans une notion de partage entre parents et enfants, souvent dans un schéma où c’est par les enfants que les parents sont amenés à (re)venir aux spectacles. Dans cette perspective de partage entre générations, l’expérience du live est jugée très importante. Le financement des créations jeune public Le risque encouru par le secteur serait aujourd’hui celui d’un manque de diversité des œuvres jeune public, avec d’un côté un petit nombre de productions financées par l’éditeur et/ou le producteur, et de l’autre des spectacles s’apparentant plus à de l’animation qu’à de la création. Les subventions qui aident à financer une partie des créations sont faibles et peu demandées. Pour exemple : sur près de 900 projets soutenus annuellement par l’Adami, seule une vingtaine sont de répertoire jeune public. L’Adami enregistre en réalité un faible nombre de demandes sur ce créneau et accorde une subvention dans la majorité des cas (9 avis favorables sur 12 demandes en spectacle en 2007, 11 sur 14 en disque). Mais ces subventions ne concernent qu’indirectement l’aide aux créateurs. Le besoin de finances publiques se fait surtout ressentir sur le soutien aux oeuvres en train de se faire, aux ateliers et aux résidences de création. Il s’agit ici de préserver la création de la seule logique de marché (du moins avant que celle-ci ne prenne le relais). Cet élément apparaît comme un facteur clé du maintien de la diversité des formes jeune public et des valeurs humaines, pédagogiques et de démocratisation qu’elles portent. Conclusion Comme pour les autres filières musicales, le secteur jeune public est contrasté. Il représente un marché de niche au niveau du disque (avec de nouveaux formats et supports) et une économie du spectacle qui se porte bien (avec de nouveaux entrants). La rançon de ce succès est que les logiques mercantiles s’en emparent. C’est aux professionnels du secteur de rester vigilant quant à la qualité des projets artistiques et éducatifs proposés, mais c’est également aux médias de jouer un rôle de prescripteur indépendant et aux pouvoirs publics celui de garant d’une politique de diversité et d’accès aux œuvres.