Territoires, incubateurs de santé ? Les Cahiers de l’IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014 Construire des territoires en santé Des réponses par l’aménagement urbain ©Brigitte Lacombe L’architecte, créateur de la ville saine de demain Interview La ville contemporaine ne peut plus être pensée comme la ville ancienne : une ville pavée entourée de murailles, qui se protégeait de la campagne environnante. Aujourd’hui, les enceintes physiques ont disparu, la ville est très étendue, et de plus en plus d’habitants la quittent à la recherche de la nature et sa proximité. Voilà pourquoi la ville étendue, la métropole, ne peut plus être pensée comme la ville classique ancienne. L. C. – Quel est le rôle de l’architecte et/ou de l’urbaniste dans ce processus ? P. C. – Leur rôle, c’est d’y réfléchir, de s’informer, d’essayer et, quand ce n’est pas raté, de continuer. Si c’est raté, de retenir la leçon et de faire mieux la fois suivante. Il ne faut pas s’obstiner dans l’échec comme on le voit tous les jours. Aujourd’hui, l’ennui c’est que les valeurs de la ville sont plutôt épidermiques : il y a tout un travail sur l’épiderme des bâtiments et ce n’est pas l’essentiel. Beaucoup d’architectes s’investissent dans l’élaboration des façades et très peu travaillent vraiment sur le bâtiment en lui-même : la conception des intérieurs, des extérieurs, des espaces libres, des espaces privatifs et des fonctions diverses. On n’arrête pas de parler de la mixité sociale. C’est un slogan un peu creux parce que les riches n’aiment pas vivre trop près des pauvres et que les pauvres ne vivent pas comme les riches. Il ne faut donc pas se tromper d’objectif. Par contre, la mixité des fonctions est une nécessité absolue et c’est la seule condition pour que différentes personnes à différents moments de la journée, de différents statuts sociaux et avec des activités différentes puissent se croiser et se rencontrer. L. C. – Vous avez conçu un nouveau quartier écologique sur le site de l’ancien hôpital Boucicaut. De quelle manière la vocation hospitalière initiale des bâtiments a-t-elle influencé le concept du projet ? P. C. – Boucicaut était un hôpital assez central, qui a été fermé parce que l’hôpital européen ©SemPariSeine Paul Chemetov est un architecte et urbaniste français. Il participe à la fondation de l’AUA (1960-1985). En 1980, il reçoit le Grand Prix National d’Architecture et a présidé le Comité Scientifique du Grand Paris en 2009. Vice-président du Plan Construction (1982-1987), il a enseigné à l’École nationale des ponts et chaussées (1978-1989) et à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Parmi ses réalisations, on peut citer les Équipements publics souterrains des Halles, le ministère des Finances et la rénovation de la Grande Galerie du Muséum national d’Histoire naturelle en association avec Borja Huidobro. Il a été lauréat du concours international de la prolongation de l’axe historique de Paris. Récemment, il a réalisé les médiathèques de Labège et de Chartres, le Vendespace. Aujourd’hui, il travaille à Montpellier sur le quartier de la gare Saint-Roch, à Amiens sur le projet Gare-la-Vallée, à Chambéry sur la traversée historique, à Ivry-Confluences et à Paris sur la restructuration du secteur de la Porte de Vincennes et l’aménagement de l’hôpital Boucicaut où il vient d’achever un hôtel d’entreprises. Les Cahiers – Pour un architecte à l’expérience aussi riche que la vôtre, comment penser la ville pour qu’elle contribue au bien-être physique, mental et social des habitants ? Paul Chemetov – La ville de demain se crée très lentement. Elle est, pour l’essentiel, la ville d’aujourd’hui : penser la ville de demain, c’est donc pouvoir modifier la ville d’aujourd’hui. Par exemple, pour diminuer la pollution et le bruit dans la ville, il faut commencer par augmenter les surfaces des espaces libres et des espaces verts. Ces espaces publics sont les seuls endroits où les gens se rencontrent et se mélangent dans la ville. Paris, comparée à Londres, Berlin, Moscou ou Rome, est une ville pauvre en espaces publics. Voilà pourquoi il est très positif qu’un grand parc soit installé, aujourd’hui, dans le quartier des Batignolles. De la même façon, je suis content d’avoir réussi à préserver un square public dans le quartier Boucicaut car le xve arrondissement n’est pas très pourvu en espaces verts (en dehors du parc André-Citroën) or, c’est l’arrondissement le plus peuplé de Paris. Le quartier écologique à l’emplacement de l’ancien hôpital Boucicaut, Paris xve. 124 C. Demonfaucon George-Pompidou a été ouvert en périphérie de la ville. Ce qui est intéressant dans ce nouveau projet d’urbanisme que j’ai conduit avec la Société d’économie mixte (SemPariSeine), c’est, tout d’abord, qu’une partie des bâtiments a été conservée (ce qui représente la mémoire physique de l’ensemble), mais surtout qu’une partie des programmes reste charitable : il y a une école, une crèche, des logements pour des femmes maltraitées, des logements pour des handicapés, une structure pour seniors dépendants… La Santé, ce n’est pas que la construction des hôpitaux, c’est toute une série d’institutions, toute une série de services et non uniquement la cure des maladies. La prise en charge des déficiences, des dépendances, des maltraitances fait partie intégrante de la Santé. Ce qui a influencé le concept du projet, ce n’est pas seulement la vocation initiale des bâtiloin de la ville, d’emprunter des moyens de ments. Ce qui le caractérise notamment, c’est transports individuels ou collectifs, qui eux sont qu’au regard de sa surface, nous n’avons polluants (les transports collectifs ne sont pas construit, à dessein, que la moitié de ce que le tous électriques). Plan local d’urbanisme (PLU) autorisait. Nous Je suis très heureux d’avoir pu contribuer à la avons pu ainsi, garder, un espace vert central réalisation de ce quartier écologique, mais sur– le square – ainsi que tout l’îlot sans aucune tout à la conception écologique des maisons circulation automobile à l’intérieur. L’ancienne elles-mêmes, dans leur habitabilité, dans la circulation interne de l’hôpital est devenue une qualité de l’isolation, la végétalisation des toits, circulation piétonne interne à l’îlot. Par ailleurs, la présence d’espaces extérieurs et même des nous avons cherché à exprimer la variété des ruches et des nichoirs fonctions d’un ancien pour les oiseaux. Ces hôpital en créant une Il faut s’interroger sur la valeur derniers points pourmixité fonctionnelle sur des choses, la valeur du vert, la raient passer pour le site : la pépinière d’envaleur de l’eau, de la vie humaine, anecdotiques, mais je treprises représente, par la valeur du désir de vivre… pense qu’ils ne sont exemple, la recherche pas tout à fait anecdodans l’ancien hôpital. tiques. Il est nécessaire que la nature, même De la même façon, en plus de la construction dans son sens le plus civilisé, s’invite un peu de logements, ont été réalisés des programmes en ville. Ainsi, nous avons pris en compte, dans publics : une école, une crèche, un institut la conception de ce projet, la lumière naturelle, médico-éducatif pour des enfants et des adoles plantations, le maintien des bâtiments exislescents atteints de troubles neuropsychiatants en liaison avec les bâtiments neufs, etc. triques. Il est à noter que l’hôtel-pépinière est Par ailleurs, la démolition n’est pas une action consacrée aux entreprises informatiques de neutre écologiquement, il faut la réfléchir. Elle pointe dont certaines sont dans le domaine de entraîne une consommation d’énergie pour la la santé. démolition, mais aussi pour le recyclage. En outre, des décharges sont nécessaires quand L. C. – Que doit-on prendre on ne peut pas recycler. Au total, la non-démoen compte dans la conception lition ou la récupération sont tout aussi écolod’un quartier écologique ? giques que la préservation des oiseaux ou des P. C. – Tous les quartiers devraient être, petites fleurs. L’écologie, c’est comme l’éconoaujourd’hui, écologiques ainsi que tous les bâtimie : la logique écologique doit être une ments. Le problème des écoquartiers, c’est logique économique. Il faut s’interroger sur la qu’ils peuvent devenir un alibi pour la valeur des choses, la valeur du vert, la valeur construction de mauvais logements dans la rue de l’eau, de la vie humaine, la valeur du désir d’en face. Je trouve que les logements actuelde vivre et la valeur de l’argent, aussi. Si on lement construits sont trop petits et ne sont pas consomme moins d’argent, c’est plutôt positif, très écologiques, parce qu’ils sont trop chers. car l’argent ce n’est pas seulement une monLa capacité des gens à acheter ou à louer est naie qui tourne, c’est la contrepartie du travail, faible et ils n’arrivent pas à se loger sur Paris et des ressources… sa région. Ils sont donc obligés de partir vivre ZAC Boucicaut, l’incubateur d’entreprises conçu par AUA Chemetov. “ ” 125 Territoires, incubateurs de santé ? Les Cahiers de l’IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014 Construire des territoires en santé Des réponses par l’aménagement urbain L. C. – Avez-vous, au quotidien, une réflexion sur l’impact de votre travail sur la santé des gens ? P. C. – J’essaie de faire des choses durables et de ne pas faire des choses inhabitables. Habitables, car cela joue sur la santé physique, mais tout autant sur la santé mentale. Une personne qui habite dans un environnement riche sur le plan sensoriel, formel, plus coloré, se développe mieux qu’une autre placée dans une cellule de prison grise, sans fenêtre ou avec des grillages. Or je constate avec déplaisir, en tant qu’architecte coordinateur sur cette ZAC, où un grand nombre d’architectes sont intervenus, que les premières esquisses de logements étaient souvent moyennement habitables, par exemple sans cuisine naturellement éclairée. À moins de n’avoir jamais cuisiné, on sait qu’on ne peut cuisiner dans un séjour hormis avec des plats surgelés et un four à micro-ondes. La place des déchets ménagers n’est pas non plus dans le séjour… Autre exemple : aménager de la place devant un ascenseur, c’est plus confortable et plus convivial car cela permet de discuter avec le voisin. Toutes ces petites choses jouent sur la santé physique et mentale des gens. L. C. – Avez-vous l’impression que l’importance de la relation entre santé et urbanisme a émergé récemment ou cette thématique existait déjà au début de votre carrière ? P. C. – Cette thématique a toujours existé mais elle était plus hygiéniste et fonctionnaliste. Ce qui a évolué – dans les meilleurs des cas – c’est une conception plus entière de la chaîne des actions qu’il faut conduire, des décisions qu’il faut prendre pour que la ville soit plus saine à vivre. Vaste programme… À ce jour inaccompli. Propos recueillis par Téodora Nikolova et Sophie Mariotte L’hôpital Boucicaut en recyclage Le projet de reconversion de l’îlot historique de l’hôpital Boucicaut en un quartier écologique et son aménagement a été confié à l’agence AUA Paul Chemetov en 2003. Le site est situé dans l’ouest du XVe arrondissement sur environ 3 hectares, délimités par les rues de la Convention, Lacordaire, des Cévennes et de Lourmel. Le programme global prévisionnel des constructions à édifier dans la ZAC est de 51 000 m2 SHON. Conçu à la fin du XIXe siècle par les architectes Legros père et fils, l’ensemble hospitalier se composait de 8 pavillons en briques, séparés les uns des autres pour éviter la contagion entre les services. Le projet de Paul Chemetov en a conservé 4 dont l’ancien pavillon d’accueil de l’hôpital transformé en école polyvalente, et le pavillon Lenègre qui abrite, aujourd’hui, une crèche et un institut médico-éducatif. L’activité hospitalière ayant pris fin en 2000, la reconversion du site a été scindée en 2 secteurs, correspondant à 2 phases d’aménagement. La 1re phase prévoyait la construction d’un centre d’accueil de jour pour adultes déficients intellectuels, des logements sociaux, une maison relais pour femmes en difficulté, une structure pour seniors dépendants ainsi que 2 immeubles accueillant des commerces. Les emprises de la phase 2 ont été libérées en totalité fin 2010 par les laboratoires de recherche de Jussieu. Les 6 bâtiments de logements sociaux compris dans cette phase et intégrés à un jardin public sont en cour de livraison depuis fin 2013. Considéré comme le 2e plus grand incubateur d’entreprises à Paris (6 000 m2), le bâtiment conçu par l’agence AUA Chemetov est une pépinière pour des entreprises innovantes. L’immeuble comprend aussi un hôtel d’entreprises de 2 500 m2. En matière de développement durable, le projet de la ZAC Boucicaut intègre de fortes exigences environnementales : performance énergétique des bâtiments (label Habitat et Environnement, respect du Plan Climat de la Ville de Paris) et gestion des ressources en eau (mise en place de panneaux solaires pour l’eau chaude). Cette opération d’aménagement est conçue pour être une opération pilote en matière de développement de la biodiversité dans la ville. Les espaces publics et privés seront végétalisés, des nichoirs à oiseaux et à chauves-souris, ainsi que des ruches, seront installés et près de 3 500 m2 de toitures végétalisées sont prévus. Par ailleurs, la SemPariSeine développe l’insertion sociale par l’activité économique sur cette opération et s’engage à intégrer une clause d’insertion sociale lors des consultations d’entreprises pour les marchés de travaux. Teodora Nikolova 126