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RECMA REVUE INTERNATIONALE DE LÉCONOMIE SOCIALE N °285
L’économie sociale et solidaire,
s’associer pour entreprendre autrement
Danièle Demoustier. Syros, Alternatives
économiques, 2001, 189 p.
Danièle Demoustier signe un ouvrage important
sur l’économie sociale et solidaire qui, d’une part,
tente de cerner de façon rigoureuse cet ensemble
complexe et, d’autre part, le replace dans les
différents espaces dans lesquels il s’inscrit: poli-
tique, économique, social.
L’ouvrage comprend quatre parties : l’histoire,
l’unité de l’économie sociale et solidaire, les débats
théoriques et les enjeux politiques, et les enjeux
des mutations de la société.
Dans la premièrepartie, l’auteur montre que
l’économie sociale et solidaire, née au lendemain
de la révolution de 1789, a géré des secteurs d’ac-
tivités économiques plutôt que contré le capita-
lisme, devenant ainsi un « moteur auxiliaire de la
croissance fordiste ».Rappelant ensuite ce qui fait
l’unité de l’économie sociale et solidaire, l’auteure
décrit ses interfaces avec les activités domestiques,
les entreprises capitalistes et l’Etat. La troisième
partie aborde les problèmes théoriques et poli-
tiques, de la thèse du tiers secteur de Jacques
Delors au rapport Lipietz sur l’économie soli-
daire. Elle privilégie l’analyse des associations,
s’interrogeant en particulier sur leur rapport avec
l’Etat et avec l’intérêt général.
En quatrième partie, D. Demoustier aborde les
principales questions que pose à l’économie sociale
et solidaire l’évolution complexe de la société: les
nouvelles formes de participation (dont le multi-
sociétariat),les nouvelles formes d’organisation
(dont les groupes), le développement social, le
développement local et l’insertion européenne.
L
’ouvrage est, on s’en doute, très bien documenté
et constitue une première tentative d’articulation
théorique entre l’économie sociale telle que la défi-
nit Thierry Jeantet et l’économie solidaire théo-
risée au sein du Crida. Comme ces deux autres
interprétations, il se situe à mi-chemin entre l’ana-
lyse théorique et le projet politique, ne s’interdi-
sant pas de revêtir l’habit de conseiller du prince.
L’un des intérêts majeurs du travail de Danièle
Demoustier réside sans doute dans la multipli-
cité des approches poursuivies: sa partie histo-
rique donne à comprendrela situation actuelle
et les enjeux de la mutualité ou des coopéra-
tives agricoles; la quantification économique per-
met de mesurer le poids du secteur analysé ;la
critique théorique l’amène à considérer les rela-
tions entreles différentes approches de l’écono-
mie solidaire, de l’économie sociale et du secteur
non lucratif. Sur ce dernier point, l’ouvrage
montre bien les complémentarités possibles entre
les différentes définitions, mais également leurs
oppositions. L’auteure souligne que celles-ci por-
tent en particulier sur l’analyse des logiques éco-
nomiques: les théories développent des conceptions
différentes et contradictoires du comportement
économique et du système économique d’en-
semble (p. 122).
Rédigé dans un style clair et alerte, l’ouvrage se
lit facilement et s’adresse aussi bien aux spécia-
listes de l’économie sociale et solidaire qu’aux étu-
diants et au public sensibilisés à l’existence
d’une autre économie. La succession d’entrées
multiples est rendue nécessaire par un objet,
l’« économie sociale et solidaire », dont la défini-
tion encore mal assurée donne parfois une impres-
sion d’éclatement. Mais n’est-ce pas le lot de toutes
les théories nouvelles, qui montrent par là même
qu’elles valent la peine d’être approfondies?
Jean-François Draperi
NOTES DE LECTURE
Bibliographie
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N°285 RECMA REVUE INTERNATIONALE DE LÉCONOMIE SOCIALE
La Bellevilloise (1877-1939)
Jean-Jacques Meusy. Creaphis, 2001, 232 p.
La Recma areçu un magnifique ouvrage publié
sous la direction de Jean-Jacques Meusy, direc-
teur de recherche au CNRS, avec les collabora-
tions de Christiane Demeulenaere-Douyère,
Michel Dreyfus, André Gueslin, Louis Héliès,
Nicolas Kssis, Jean-Louis Robert, Danièle Tar-
takowsky et Alain Weber. Cet ouvrage étudie de
façon très approfondie la coopérative de consom-
mation emblématique du mouvement ouvrier,
La Bellevilloise, de sa naissance en 1877 à sa dis-
parition en 1939.
« Une page de l’histoire de la coopération et du mou-
vement ouvrier »:ainsi que le précise le sous-titre,
c’est en effet à une plongée dans l’univers men-
tal et social des militants ouvriers de la coopéra-
tion de consommation que l’ouvrage nous invite.
André Gueslin résume d’entrée la portée de la
coopération de la findu XIXesiècle à la veille de
la Seconde Guerremondiale. Avec la collabora-
tion de Serge Wolikow, Michel Dreyfus se penche
sur la coopération communiste, dont il décrit
l’évolution contrairla mutualité:les coopéra-
tives de consommation communistes disparais-
sent dans les années 30, au moment où la
mutualité impulsée bénéficie d’un investissement
militant croissant. Mais, s’interroge l’auteur, « dans
quelle mesure l’action menée au sein de La Belle-
villoise et d’autres coopératives communistes n’a-t-
elle pas servi d’expérience pédagogique à des pratiques
qui devaient contribuer à donner au syndicalisme
une assise de masse pendant les Trente Glorieuses ? »
(p. 39).
On entre dans le vif du sujet avec la reproduc-
tion d’une conférence donnée par Louis Héliès,
directeur du Magasin de gros des coopératives,
dans la salle des fêtes de La Bellevilloise le 11 avril
1912, et qui retrace l’histoire de la coopérative
entre 1877 et 1912. Ce texte passionnant revêt
un double intérêt: il contient des informations
remarquables sur La Bellevilloise, et il est en tant
que tel une source historique intéressante. La
mise en « avant » de la coopérative n’est indiffé-
rente ni à la relation longtemps difficile entreles
deux fédérations de coopératives, la neutre (celle
de Charles Gide) et la fédération socialiste (la
Bourse, de Jaurès), ni, sans doute, au sentiment
gardé par de nombreux militants socialistes que
leurs représentants en avaient trop « lâché » à la
fédération neutre ou « bourgeoise ». Analysant
La Bellevilloise au cours de la Grande Guerre,
Jean-Louis Robert confirme le bénéfice que les
coopératives de consommation ont tiré du sou-
tien des pouvoirs publics. Il met en évidence une
relation mal connue, sinon ignorée, en montrant
que La Bellevilloise ne doit pas sa croissance à
l’essor des restaurants et magasins destinés aux
ouvriers des usines de guerre, ni plus largement
àl’économie de guerre, mais à son adaptation à
l’évolution de la consommation, dont témoigne
en particulier son lancement dans la boucherie
et la viande frigorifiée.
Dans les années 20, ainsi que le décrit Danielle
Tartakowsky, La Bellevilloise devient la « forte-
resse ouvrière » de la coopération de consomma-
tion. Après d’âpres luttes internes entre
communistes et neutres, elle est présentée, puis
se revendique, comme «le fleuron de la coopéra-
tion communiste »(p.76). Les coopérateurs
s’expriment, au nom de La Bellevilloise, sur les
sujets les plus brûlants de l’actualité comme le
fascisme ou la guerre du Maroc. Ils mettent en
place une école coopérative pour former des
«élèves administrateurs » (mars 1925). Comme
le disait déjà Jean Gaumont en 1924, La Belle-
villoise est le prototype de la coopération socia-
liste. Mais les suzerains, fussent-ils communistes,
n’aiment pas les forteresses: dès 1925, La Belle-
villoise inquiète, puis subit les attaques de plus
en plus fréquentes du parti lui-même. Les cri-
tiques concernent spécialement le maintien de la
ristourne, contre laquelle s’était prononcée l’Inter-
nationale communiste. Jean-Jacques Meusy
explique que La Bellevilloise s’efforce de la bais-
ser progressivement, mais « craint qu’une mesure
trop radicale et immédiate n’éloigne beaucoup de
sociétaires »(p.84).
Cette subordination ou cette instrumentalisa-
tion de la coopérative aux intérêts du parti ne
permet cependant pas de comprendrela crise et
Notes de lecture
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RECMA REVUE INTERNATIONALE DE LÉCONOMIE SOCIALE N °285
la disparition de La Bellevilloise ou d’autres
coopératives socialistes, comme on l’a parfois
affirmé dans les rangs de la coopération neutre.
Jean-Jacques Meusy détaille l’évolution écono-
mique et commerciale de la coopérative: la chute
de son bénéfice net à partir de 1920-1921, son
endettement croissant dans les années 1927-
1930, l’incapacité à mobiliser des capitaux pour
suivre les entreprises capitalistes dans leur créa-
tion de succursales (Félix Potin, par exemple),
une gestion sans doute plus lâche et des per-
sonnels plus nombreux entraînant des frais géné-
raux en élévation constante entre 1919 et 1931,
la faillite de l’Association régionale des coopé-
ratives ouvrières en 1929 (créée par la Banque
ouvrière et paysanne en 1926 pour concentrer
l’approvisionnement et la gestion de quatorze
coopératives), la chute de la BOP elle-même
en 1930, le départde Joseph Boyet… «La
Bellevilloise [est] morte de la difficile confronta-
tion d’une logique politique et sociale avec une
logique marchande »(p. 103).
Jean-Jacques Meusy reprend dans le chapitre VII
l’histoiredes magasins et locaux de La Bellevil-
loise (pas moins de vingt-deux succursales en
1929!), chapitre agrémenté de nombreuses pho-
tos, dessins et plans.
L’ouvrage présente ensuite l’ensemble des acti-
vités sociales de la coopérative: les œuvres sociales
avec, bien entendu, l’université populaire « La
Semaille du XXearrondissement », créée en 1899
et possédant une bibliothèque riche de cinq mille
volumes, le patronage laïque, la colonie de
vacances du château d’Automne, le cinéma
(d’abord « Ciné-club de La Semaille », puis
« Cinéma de La Bellevilloise »), le théâtre, les
concerts, le club sportif… Ces œuvres concer-
nent aussi la santé, puisque La Bellevilloise
crée sa propre société de secours mutuel en 1905.
Elle fonde également une caisse de prêt, une
caisse de secours accordant des dons en mar-
chandises. La solidarité s’exprime enfin par des
subventions à des œuvres extérieures, au niveau
local, comme au niveau du monde ouvrier en
général : soutien aux grévistes (de la verrerie
ouvrière d’Albi en 1920, par exemple), au jour-
nal L’Humanité (1905). Danielle Tartakowsky
conclut que La Bellevilloise fut «un instru-
ment de socialisation politique » (p. 199), dont
les fêtes nombreuses et populaires témoignent
de l’inscription de la coopérativedans la culture
populaire de l’avant-guerre.
Ce livrerigoureux, parfaitement documenté, est
un ouvrage magnifique. C’est aussi un travail qui
contribue à faire sortir de l’oubli des figures mili-
tantes auxquelles on doit souvent, en l’ignorant
parfois, une petite partie de soi-même.
Jean-François Draperi
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