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« L’art contemporain comme "document" sur le social », Comment peut-on être Socio-
anthropologue aujourd'hui ? Autour de Jean-Olivier Majastre, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 65-75.
SYLVIA GIREL
2
« Si la sociologie peut prétendre engager un dialogue avec l’œuvre d’art, et si les sociologies veulent pouvoir
communiquer entre elles, c’est à coup sur en se défiant du discours de vérité propres aux sciences
humaines, et en empruntant aux sciences dites exactes quelque chose d’une modestie qu’elles ont mis
longtemps à reconnaitre comme étant au fondement même de leur efficacité. »
Jean-Olivier Majastre, Approche de la représentation, Paris, L’Harmattan, p. 50.
Les objets et formes que les artistes produisent aujourd’hui dans les arts visuels contemporains et plus
particulièrement quand ils s’intéressent à des problèmes sociaux majeurs et transversaux dans les sciences
humaines, le corps, la mort, la violence sont intéressants en tant qu’œuvres d’art, faits artistiques, mais
constituent par ailleurs des « documents » particulièrement intéressants pour l’analyse sociologique et la
compréhension de nos sociétés contemporaines. Si l’art actuel, ni plus ni moins que l’art moderne ou ancien
d’ailleurs, n’est un miroir de la société, les artistes, comme les sociologues, mais avec des intentions et des
productions bien différentes, artistiques pour les uns, sociologiques pour les autres, explorent le social, le
donnent à voir autrement qu’on ne le voit dans la routine de nos vies quotidienne. C’est dans cette
perspective que se développent aujourd’hui mes recherches, cherchant à comprendre le social au prisme de
l’art, et l’art au prisme du social, recherches initiées au début des années 90 à Grenoble, au département de
sociologie, et au contact de celui que ce colloque de socio-anthropologie met aujourd’hui à l’honneur. Les
œuvres sont dans mes recherches et comme Jean-Olivier Majastre nous l’a enseigné, « des prétextes à
démonstration » et l’art considéré comme « un partenaire épistémologique de la sociologie »
1
. Si nous
sommes nombreux en sociologie de l’art, pour des objets distincts, comme je viens de le faire, à reprendre
certaines de ces formules, à les intégrer dans nos travaux, ce n’est pas à mon sens et contrairement à ce que
Jean-Olivier Majastre laisse entendre
2
parce qu’elles sont générales et imprécises, ou parce qu’il y aurait un
malentendu sur le sens qu’il leur donnait, mais bien parce qu’elles font écho à des préoccupations propres à
notre champ et spécifiques à notre objet, et parce qu’une fois énoncées elles se révèlent d’une efficacité qui
invite à se les approprier et à les réutiliser quand bien même ce serait dans un sens autre que celui proposé
par leur auteur. L’œuvre sociologique de Jean-Olivier Majastre est ouverte, au sens de Umberto Eco, et
comme les œuvres artistiques « elle peut être envisagée selon des perspectives multiples, ou elle manifeste
une grande variéd'aspects et de résonances, sans jamais cesser d'être elle-même
3
». C’est de ce point de
vue que je propose d’aborder la question posée par ce colloque en articulant mon propos autour de l’œuvre
majastrale de Jean-Olivier afin d’évoquer ce qui fait à mon sens l’originalité et la spécificité de son
approche, son actualité, et, dans un même temps, ce qui, dans sa posture scientifique, est transversal et
commun à un certain nombre de sociologues de l’art aujourd’hui.
Avec le recul il est évident que Jean-Olivier Majastre a distillé chez les étudiants qui l’ont eu en cours, qu’il
a suivi dans le cadre de dossiers, de mémoires, une manière de penser, de travailler, une curiosité
sociologique qui imprègne nombre de leurs travaux. Pour ma part, je dirai que son enseignement a participé à
façonner ma manière de faire de la sociologie de l’art, et qu’au regard de mon parcours universitaire il est
1
Majastre J.-O., Approche de la représentation, Paris, L’Harmattan, p. 14 et 47.
2
Op. cit., p. 47.
3
Eco U, L'Œuvre ouverte, éd. Point, Seuil, n°107, 1979.
3
parmi ceux qui sont à l’origine du processus intellectuel qui m’a conduit à la problématique sur laquelle se
fonde mes recherches actuelles, problématique qui considère le social comme un matériau de création des
arts visuels contemporains et qui appréhende l’art comme un document sur le social. Etre ici aujourd’hui me
replonge donc quelques années en arrière, en 1991 particulièrement, année des premres rencontres
internationales de sociologie de l’art à Grenoble, année aussi de la mise en place d’une licence pré-
professionalisante aux tiers des arts et de la culture, licence dans le cadre de laquelle et en parallèle aux
cours nous avions à effectuer un stage dans une structure artistique et culturelle afin de nous frotter non
seulement aux tories mais aussi au monde professionnel de l’art et de la culture. La mise en place de cette
nouvelle licence, inédite à l’époque (les premiers IUP faisaient à peine leur apparition), s’est prolongé par la
mise en place d’une maitrise elle aussi professionnalisante. Ce cursus qui liait cours, rédaction d’un mémoire
et stage longue durée (trois mois en maitrise) permettait de nous confronter à la réalité concrète des mondes
de l’art, de nous engager sous un angle progfessionnel et non seulement sociologique et cognitif sur un
terrain, mais aussi dobserver comment la sociologie, le sociologue y étaient perçus. Autant d’éléments qui
engagent à aborder d’une manière spécifique le travail d’enquête et le rapport au terrain. Du point de vue des
connaissances, en termes d’enseignements, ceux de Alain Pessin, Ewa Bogalska, Henri Leroux, Bernard
Poche, entre autres, Jean-Olivier Majastre bien sur, parce quils portaient sur les arts, la culture, la littérature
et pour une large part sur la sociologie de la connaissance, et sur des traditions sociologiques différentes
(américaine, allemande, polonaise), en même temps qu’ils nous faisait couvrir des auteurs que nous ne
connaissions pas (parmi ceux qui m’ont marqué Schütz, Cassirer, Sheler…) nous ont permis d’appréhender
la dimension transversale d’un objet d’étude tel que l’art. Après les cours sur l’histoire de la discipline et ses
auteurs emblématiques dispensés en Deug les premiers cours de Jean-Olivier Majastre s’ils avaient de prime
abord de quoi surprendre, restent inoubliables en termes de formes et de contenus. Je me souviens être
arrivée en retard et avoir pris en route celui consacré à la locomotive cela m’a laissé à l’époque plus que
perplexe… difficile de saisir l’implicite de ce qu’il exposait, de comprendre les enjeux de son analyse au-
delà de l’objet lui-même (la locomotive). Aujourd’hui, ce qui me semble m’avoir marquée, c’est le choix du
sujet et son traitement bien sur, mais c’est aussi l’opportunité d’avoir été confrontée à trois manières
successives de parler dun même sujet (sous la forme d’un cours pour des étudiants, peu après sous la forme
d’une communication orale lors d’un colloque, puis enfin sous la forme écrite d’un article dans les actes
publiés), cela donnait à voir les différentes facettes du travail d’un socio-anthopologue, mais aussi, d’une
certaine manière, mettait à jour le processus cognitif et interactif qui se met en place dans un travail de
recherche, travail à la fois individuel, fait par le chercheur, mais aussi collectif, par le jeu des interactions et
échanges auquel il donne lieu : « la sociologie, disait à peu près Howard Becker, tout comme l'art, se fait à
plusieurs
4
. »
1991 c’était aussi l’inauguration des premières rencontres internationales de sociologie de l’art, aujourdhui
devenues incontournables, et réunissant régulièrement les spécialistes du champ. A ce premier colloque, il
était bien étonnant pour nous, étudiants de licence, de voir filer les auteurs cités dans nos bibliographies de
4
Majastre J.-O., L’Art, Le corps, Le désir, Cheminements anthropologiques, LHarmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2008,
p. p. 205
4
cours, mais plus simplement de voir comment s’organisait un colloque et de découvrir un pan du métier de
sociologue autre que celui d’enseignant, d’assister à des débats entre pairs, dentrevoir des différends
théoriques, ou à l’inverse saisir des sensibilités partagées, d’observer une forme de hiérarchie dans la
distribution des rôles et des notoriétés… Sollicités pour aider à l’organisation nous étions aussi occupés à
servir les cafés et à surprendre lors des pauses les commentaires des uns et des autres, des uns sur les autres,
nous étions aussi prompts à donner un avis - critique évidemment - sur chacun des intervenants. N’en
plaise à Jean-Olivier Majastre, c’est peut-être là justement, devant les portes de l’amphi, dans les couloirs,
lors des pauses, que se jouait le plus important
Pour revenir à son approche socio-anthropologique, ce qui me parait se démarquer c’est cette manière toute
personnelle dont tories et terrains se croisent et se superposent dans ses écrits. Cest bien une certaine
conception et approche du terrain qui nous a été transmise, et qui a façonné nos parcours. Conception au
travers de laquelle il est présenté comme indissociable et inhérent au métier de chercheur. Etudier la
sociologie de l’art à Grenoble c’était privilégier une approche de terrain, via les stages obligatoires, via les
dossiers d’enquêtes ethnographiques, via l’Atelier 138 nous nous improvisions organisateurs
d’exposition… mais aussi par la confrontation et la rencontre avec les artistes, les galeristes, les responsables
de musées et particulièrement à l’Espace Vallès dirigé par Anne Abou, et au musée Dauphinois. Cette
importance et primauté accordée au « terrain » (qu’on est loin de retrouver dans tous les cursus
universitaires), j’en saisirai toute la mesure et la retrouverai quelques années après à Marseille, sous une
autre forme et dans un autre contexte en DEA à l’EHESS et avec léquipe de Jean-Claude Passeron. L’idée
de terrain telle que Jean-Olivier Majastre l’enseigne, dans tous les cas ce que j’en ai retenu, passe bien
largement l’idée de « terrain d’étude » (ce cadre spatial et temporel, que le chercheur construit et délimite
pour mener à bien une recherche spécifique) le terrain, c’est le social dans sa complexité, c’est ce qui est
dans le cadre (terrain détude), mais tout autant ce qui est à la lisière du cadre et hors du cadre Comme
pour le tableau où le cadre « doit servir d’intermédiaire entre l’œuvre d’art et son milieu, que tout à la fois il
relie et sépare
5
», pour une étude sociologique, la délimitation du terrain, si elle est nécessaire à la
construction de l’objet, ne doit pas faire oublier que ce qui est au-delà du cadre existe aussi, et joue, même
marginalement, un rôle ; les découpages se justifient par la nécessité du raisonnement scientifique et de
l’analyse sociologique, mais il va de soi quils sont construits et donc relèvent d’une sélection opérée
chercheur. Par analogie, si le contenu de l’œuvre telle que délimité par son cadre est ce qui focalise l’intérêt
du spectateur, l’œuvre n’a de sens que parce qu’il y a un « autour » à ce cadre, Jean-Olivier Majastre se plait
à nous montrer qu’il en va de même pour tout ordre de réalité, objet ou fait social étudié par le sociologue.
Ainsi, lorsque nous nous rendions au musée Dauphinois, le parcours, la situation du lieu, les modes de
transports pour s’y rendre, le cursus professionnel du conservateur, les ouvrages qu’il a écrit, la vue sur la
ville tout avait son importance, et non seulement le bâtiment et sa fonction muséale, les objets qu’il
présentait. C’est une conception du terrain qui engage à saisir les différents points de vue des différents
acteurs, et si tout n’a pas le même poids pour comprendre un phénomène dans l’analyse sociologique
produite, tout y a sa place, me secondaire, même très diffuse. Il y a cette idée, que l’on retrouve chez
5
Simmel G., Le Cadre et autres essais, Paris, Le Promeneur, 2003, p. 40.
5
d’autres, et selon laquelle « la connaissance courante de la vie quotidienne est la toile de fond non
questionnée mais toujours questionnable à l’intérieur de laquelle s’origine l’investigation et bien le seul lieu
où elle puisse être menée
6
. »
Il y a aussi dans les textes et interventions qu’il propose ce que j’appellerai un implicite culturel et théorique
qui attise la curiosité et requière pour le suivre de partager un fond commun de connaissances
anthropologiques, sociologiques, artistiques, culturelles mais tout aussi bien appartenant à d’autre domaines
sciences naturelles, physique, littérature, histoire de l’art Jean-Olivier Majastre se lit autant dans le texte,
entre les lignes, derrière le texte et à coté du texte. Son approche sociologique tend à croiser des registres
cognitifs et des domaines de compétences variés, de fait, ses cours, peut-être plus que d’autres, étaient en
eux-mêmes un objet à investiguer, à compter, à documenter. Mais il ne s’agit pas pour le suivre d’acquérir
une culture érudite, intellectuello-artistique, les références qui nourrissent ses cours appartiennent à des
univers culturels des plus populaires aux plus savants, des plus communs aux plus marginaux, il s’agit de
saisir le cheminement et « l’archéologie » de son raisonnement. La compréhension de l’implicite théorique
des analyses et interprétations proposées par Jean-Olivier Majastre, quand bien me son propos oral ou son
texte écrit - sous couvert dhumour et avec un style qui n’appartient qu’à lui peuvent paraitre facile
d’accès, appellent des connaissances et une familiarité avec la sociologie, l’anthropologie, l’art, la science en
général et réfère à une culture générale aussi riche qu’éclectique. A titre d’exemple, lorsqu’il convoque le
principe d’incomplétude de Gödel, ou encore le chat de Schrödinger pour expliciter son propos : « L’œuvre
d’art est cet "objet" problématique et problématisé, qui nexiste qu’en fonction des valeurs que les acteurs et
la culture leur attribuent, dans le même temps elle contribue à créer et perpétuer ces valeurs. L’espace
dinterrogation de l’œuvre est donc un espace fictif et problématique, un espace de l’entre deux, ni
entrement du coté de l’œuvre, ni totalement du coté du spectateur, mais entièrement du coté du chercheur
qui construit son objet, qui définit un espace qui comme le chat de Schrödinger existe pleinement, bien quil
ne soit ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant
7
. » C’est ainsi une accumulation de savoirs et une convergence
d’éléments dispersés qui transparaissent dans ses analyses, au travers d’une superposition et d’une
sédimentation de connaissances qui appartiennent à des univers différents, dont les liens sont parfois ténus, et
qu’il agrège pour donner à comprendre un phénomène social dans toute sa complexité.
Il a aussi un style, une « maniera » pour reprendre l’expression des peintres italiens, personnelle, jouant
sociologiquement (comme d’autre le font d’autres en poésie, avec l’humour…) sur les mots, leur forme et
leur sens illustrant l’idée selon laquelle « l’art nous dit que le langage nest pas simple codage mais
création
8
». Maniera qui lui permet de tenir ensemble des niveaux dealité habituellement séparés et
distingués les uns des autres par une permanence de la référence à la vie quotidienne, avec des exemples
aussi personnels et « ordinaires », faussement naïfs et anodins dans leur énoncé, hautement significatif dans
sa pensée. Certains des exemples et taphores qu’il propose pour éclairer son point de vue en témoignent,
6
Schutz A., Le Chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 2008, p. 77.
7
Majastre J.-O., « Sociologues, encore un effort pour être scientifique », dans Sociologie des arts. Sociologie des sciences, Paris,
L’Harmattan, p. 17-20.
8
Majastre J.-O., L’Art, Le corps, Le désir, Cheminements anthropologiques, op. cit., p. 75.
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