SYLVIA GIREL – DOCTEUR EN SOCIOLOGIE – C

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« L’art contemporain comme "document" sur le social », Comment peut-on être Socioanthropologue aujourd'hui ? Autour de Jean-Olivier Majastre, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 65-75.
SYLVIA GIREL
1
« Si la sociologie peut prétendre engager un dialogue avec l’œuvre d’art, et si les sociologies veulent pouvoir
communiquer entre elles, c’est à coup sur en se défiant du discours de vérité propres aux sciences
humaines, et en empruntant aux sciences dites exactes quelque chose d’une modestie qu’elles ont mis
longtemps à reconnaitre comme étant au fondement même de leur efficacité. »
Jean-Olivier Majastre, Approche de la représentation, Paris, L’Harmattan, p. 50.
Les objets et formes que les artistes produisent aujourd’hui dans les arts visuels contemporains – et plus
particulièrement quand ils s’intéressent à des problèmes sociaux majeurs et transversaux dans les sciences
humaines, le corps, la mort, la violence… – sont intéressants en tant qu’œuvres d’art, faits artistiques, mais
constituent par ailleurs des « documents » particulièrement intéressants pour l’analyse sociologique et la
compréhension de nos sociétés contemporaines. Si l’art actuel, ni plus ni moins que l’art moderne ou ancien
d’ailleurs, n’est un miroir de la société, les artistes, comme les sociologues, mais avec des intentions et des
productions bien différentes, artistiques pour les uns, sociologiques pour les autres, explorent le social, le
donnent à voir autrement qu’on ne le voit dans la routine de nos vies quotidienne. C’est dans cette
perspective que se développent aujourd’hui mes recherches, cherchant à comprendre le social au prisme de
l’art, et l’art au prisme du social, recherches initiées au début des années 90 à Grenoble, au département de
sociologie, et au contact de celui que ce colloque de socio-anthropologie met aujourd’hui à l’honneur. Les
œuvres sont dans mes recherches et comme Jean-Olivier Majastre nous l’a enseigné, « des prétextes à
démonstration » et l’art considéré comme « un partenaire épistémologique de la sociologie »1. Si nous
sommes nombreux en sociologie de l’art, pour des objets distincts, comme je viens de le faire, à reprendre
certaines de ces formules, à les intégrer dans nos travaux, ce n’est pas à mon sens et contrairement à ce que
Jean-Olivier Majastre laisse entendre2 parce qu’elles sont générales et imprécises, ou parce qu’il y aurait un
malentendu sur le sens qu’il leur donnait, mais bien parce qu’elles font écho à des préoccupations propres à
notre champ et spécifiques à notre objet, et parce qu’une fois énoncées elles se révèlent d’une efficacité qui
invite à se les approprier et à les réutiliser quand bien même ce serait dans un sens autre que celui proposé
par leur auteur. L’œuvre sociologique de Jean-Olivier Majastre est ouverte, au sens de Umberto Eco, et
comme les œuvres artistiques « elle peut être envisagée selon des perspectives multiples, ou elle manifeste
une grande variété d'aspects et de résonances, sans jamais cesser d'être elle-même3 ». C’est de ce point de
vue que je propose d’aborder la question posée par ce colloque en articulant mon propos autour de l’œuvre
majastrale de Jean-Olivier afin d’évoquer ce qui fait à mon sens l’originalité et la spécificité de son
approche, son actualité, et, dans un même temps, ce qui, dans sa posture scientifique, est transversal et
commun à un certain nombre de sociologues de l’art aujourd’hui.
Avec le recul il est évident que Jean-Olivier Majastre a distillé chez les étudiants qui l’ont eu en cours, qu’il
a suivi dans le cadre de dossiers, de mémoires, une manière de penser, de travailler, une curiosité
sociologique qui imprègne nombre de leurs travaux. Pour ma part, je dirai que son enseignement a participé à
façonner ma manière de faire de la sociologie de l’art, et qu’au regard de mon parcours universitaire il est
1 Majastre J.-O., Approche de la représentation, Paris, L’Harmattan, p. 14 et 47.
2 Op. cit., p. 47.
3 Eco U, L'Œuvre ouverte, éd. Point, Seuil, n°107, 1979.
2
parmi ceux qui sont à l’origine du processus intellectuel qui m’a conduit à la problématique sur laquelle se
fonde mes recherches actuelles, problématique qui considère le social comme un matériau de création des
arts visuels contemporains et qui appréhende l’art comme un document sur le social. Etre ici aujourd’hui me
replonge donc quelques années en arrière, en 1991 particulièrement, année des premières rencontres
internationales de sociologie de l’art à Grenoble, année aussi de la mise en place d’une licence préprofessionalisante aux métiers des arts et de la culture, licence dans le cadre de laquelle et en parallèle aux
cours nous avions à effectuer un stage dans une structure artistique et culturelle afin de nous frotter non
seulement aux théories mais aussi au monde professionnel de l’art et de la culture. La mise en place de cette
nouvelle licence, inédite à l’époque (les premiers IUP faisaient à peine leur apparition), s’est prolongé par la
mise en place d’une maitrise elle aussi professionnalisante. Ce cursus qui liait cours, rédaction d’un mémoire
et stage longue durée (trois mois en maitrise) permettait de nous confronter à la réalité concrète des mondes
de l’art, de nous engager sous un angle progfessionnel et non seulement sociologique et cognitif sur un
terrain, mais aussi d’observer comment la sociologie, le sociologue y étaient perçus. Autant d’éléments qui
engagent à aborder d’une manière spécifique le travail d’enquête et le rapport au terrain. Du point de vue des
connaissances, en termes d’enseignements, ceux de Alain Pessin, Ewa Bogalska, Henri Leroux, Bernard
Poche, entre autres, Jean-Olivier Majastre bien sur, parce qu’ils portaient sur les arts, la culture, la littérature
et pour une large part sur la sociologie de la connaissance, et sur des traditions sociologiques différentes
(américaine, allemande, polonaise), en même temps qu’ils nous faisait découvrir des auteurs que nous ne
connaissions pas (parmi ceux qui m’ont marqué Schütz, Cassirer, Sheler…) nous ont permis d’appréhender
la dimension transversale d’un objet d’étude tel que l’art. Après les cours sur l’histoire de la discipline et ses
auteurs emblématiques dispensés en Deug les premiers cours de Jean-Olivier Majastre s’ils avaient de prime
abord de quoi surprendre, restent inoubliables en termes de formes et de contenus. Je me souviens être
arrivée en retard et avoir pris en route celui consacré à la locomotive… cela m’a laissé à l’époque plus que
perplexe… difficile de saisir l’implicite de ce qu’il exposait, de comprendre les enjeux de son analyse audelà de l’objet lui-même (la locomotive). Aujourd’hui, ce qui me semble m’avoir marquée, c’est le choix du
sujet et son traitement bien sur, mais c’est aussi l’opportunité d’avoir été confrontée à trois manières
successives de parler d’un même sujet (sous la forme d’un cours pour des étudiants, peu après sous la forme
d’une communication orale lors d’un colloque, puis enfin sous la forme écrite d’un article dans les actes
publiés), cela donnait à voir les différentes facettes du travail d’un socio-anthopologue, mais aussi, d’une
certaine manière, mettait à jour le processus cognitif et interactif qui se met en place dans un travail de
recherche, travail à la fois individuel, fait par le chercheur, mais aussi collectif, par le jeu des interactions et
échanges auquel il donne lieu : « la sociologie, disait à peu près Howard Becker, tout comme l'art, se fait à
plusieurs4. »
1991 c’était aussi l’inauguration des premières rencontres internationales de sociologie de l’art, aujourd’hui
devenues incontournables, et réunissant régulièrement les spécialistes du champ. A ce premier colloque, il
était bien étonnant pour nous, étudiants de licence, de voir défiler les auteurs cités dans nos bibliographies de
4 Majastre J.-O., L’Art, Le corps, Le désir, Cheminements anthropologiques, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2008,
p. p. 205
3
cours, mais plus simplement de voir comment s’organisait un colloque et de découvrir un pan du métier de
sociologue autre que celui d’enseignant, d’assister à des débats entre pairs, d’entrevoir des différends
théoriques, ou à l’inverse saisir des sensibilités partagées, d’observer une forme de hiérarchie dans la
distribution des rôles et des notoriétés… Sollicités pour aider à l’organisation nous étions aussi occupés à
servir les cafés et à surprendre lors des pauses les commentaires des uns et des autres, des uns sur les autres,
nous étions aussi prompts à donner un avis - critique évidemment - sur chacun des intervenants. N’en
déplaise à Jean-Olivier Majastre, c’est peut-être là justement, devant les portes de l’amphi, dans les couloirs,
lors des pauses, que se jouait le plus important…
Pour revenir à son approche socio-anthropologique, ce qui me parait se démarquer c’est cette manière toute
personnelle dont théories et terrains se croisent et se superposent dans ses écrits. C’est bien une certaine
conception et approche du terrain qui nous a été transmise, et qui a façonné nos parcours. Conception au
travers de laquelle il est présenté comme indissociable et inhérent au métier de chercheur. Etudier la
sociologie de l’art à Grenoble c’était privilégier une approche de terrain, via les stages obligatoires, via les
dossiers d’enquêtes ethnographiques, via l’Atelier 138 où nous nous improvisions organisateurs
d’exposition… mais aussi par la confrontation et la rencontre avec les artistes, les galeristes, les responsables
de musées et particulièrement à l’Espace Vallès dirigé par Anne Abou, et au musée Dauphinois. Cette
importance et primauté accordée au « terrain » (qu’on est loin de retrouver dans tous les cursus
universitaires), j’en saisirai toute la mesure et la retrouverai quelques années après à Marseille, sous une
autre forme et dans un autre contexte en DEA à l’EHESS et avec l’équipe de Jean-Claude Passeron. L’idée
de terrain telle que Jean-Olivier Majastre l’enseigne, dans tous les cas ce que j’en ai retenu, dépasse bien
largement l’idée de « terrain d’étude » (ce cadre spatial et temporel, que le chercheur construit et délimite
pour mener à bien une recherche spécifique) le terrain, c’est le social dans sa complexité, c’est ce qui est
dans le cadre (terrain d’étude), mais tout autant ce qui est à la lisière du cadre et hors du cadre… Comme
pour le tableau où le cadre « doit servir d’intermédiaire entre l’œuvre d’art et son milieu, que tout à la fois il
relie et sépare5 », pour une étude sociologique, la délimitation du terrain, si elle est nécessaire à la
construction de l’objet, ne doit pas faire oublier que ce qui est au-delà du cadre existe aussi, et joue, même
marginalement, un rôle ; les découpages se justifient par la nécessité du raisonnement scientifique et de
l’analyse sociologique, mais il va de soi qu’ils sont construits et donc relèvent d’une sélection opérée
chercheur. Par analogie, si le contenu de l’œuvre telle que délimité par son cadre est ce qui focalise l’intérêt
du spectateur, l’œuvre n’a de sens que parce qu’il y a un « autour » à ce cadre, Jean-Olivier Majastre se plait
à nous montrer qu’il en va de même pour tout ordre de réalité, objet ou fait social étudié par le sociologue.
Ainsi, lorsque nous nous rendions au musée Dauphinois, le parcours, la situation du lieu, les modes de
transports pour s’y rendre, le cursus professionnel du conservateur, les ouvrages qu’il a écrit, la vue sur la
ville… tout avait son importance, et non seulement le bâtiment et sa fonction muséale, les objets qu’il
présentait. C’est une conception du terrain qui engage à saisir les différents points de vue des différents
acteurs, et si tout n’a pas le même poids pour comprendre un phénomène dans l’analyse sociologique
produite, tout y a sa place, même secondaire, même très diffuse. Il y a cette idée, que l’on retrouve chez
5 Simmel G., Le Cadre et autres essais, Paris, Le Promeneur, 2003, p. 40.
4
d’autres, et selon laquelle « la connaissance courante de la vie quotidienne est la toile de fond non
questionnée mais toujours questionnable à l’intérieur de laquelle s’origine l’investigation et bien le seul lieu
où elle puisse être menée6. »
Il y a aussi dans les textes et interventions qu’il propose ce que j’appellerai un implicite culturel et théorique
qui attise la curiosité et requière pour le suivre de partager un fond commun de connaissances
anthropologiques, sociologiques, artistiques, culturelles mais tout aussi bien appartenant à d’autre domaines
sciences naturelles, physique, littérature, histoire de l’art… Jean-Olivier Majastre se lit autant dans le texte,
entre les lignes, derrière le texte et à coté du texte. Son approche sociologique tend à croiser des registres
cognitifs et des domaines de compétences variés, de fait, ses cours, peut-être plus que d’autres, étaient en
eux-mêmes un objet à investiguer, à compléter, à documenter. Mais il ne s’agit pas pour le suivre d’acquérir
une culture érudite, intellectuello-artistique, les références qui nourrissent ses cours appartiennent à des
univers culturels des plus populaires aux plus savants, des plus communs aux plus marginaux, il s’agit de
saisir le cheminement et « l’archéologie » de son raisonnement. La compréhension de l’implicite théorique
des analyses et interprétations proposées par Jean-Olivier Majastre, quand bien même son propos oral ou son
texte écrit - sous couvert d’humour et avec un style qui n’appartient qu’à lui – peuvent paraitre facile
d’accès, appellent des connaissances et une familiarité avec la sociologie, l’anthropologie, l’art, la science en
général et réfère à une culture générale aussi riche qu’éclectique. A titre d’exemple, lorsqu’il convoque le
principe d’incomplétude de Gödel, ou encore le chat de Schrödinger pour expliciter son propos : « L’œuvre
d’art est cet "objet" problématique et problématisé, qui n’existe qu’en fonction des valeurs que les acteurs et
la culture leur attribuent, dans le même temps où elle contribue à créer et perpétuer ces valeurs. L’espace
d’interrogation de l’œuvre est donc un espace fictif et problématique, un espace de l’entre deux, ni
entièrement du coté de l’œuvre, ni totalement du coté du spectateur, mais entièrement du coté du chercheur
qui construit son objet, qui définit un espace qui comme le chat de Schrödinger existe pleinement, bien qu’il
ne soit ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant 7. » C’est ainsi une accumulation de savoirs et une convergence
d’éléments dispersés qui transparaissent dans ses analyses, au travers d’une superposition et d’une
sédimentation de connaissances qui appartiennent à des univers différents, dont les liens sont parfois ténus, et
qu’il agrège pour donner à comprendre un phénomène social dans toute sa complexité.
Il a aussi un style, une « maniera » pour reprendre l’expression des peintres italiens, personnelle, jouant
sociologiquement (comme d’autre le font d’autres en poésie, avec l’humour…) sur les mots, leur forme et
leur sens illustrant l’idée selon laquelle « l’art nous dit que le langage n’est pas simple décodage mais
création8 ». Maniera qui lui permet de tenir ensemble des niveaux de réalité habituellement séparés et
distingués les uns des autres par une permanence de la référence à la vie quotidienne, avec des exemples
aussi personnels et « ordinaires », faussement naïfs et anodins dans leur énoncé, hautement significatif dans
sa pensée. Certains des exemples et métaphores qu’il propose pour éclairer son point de vue en témoignent,
6 Schutz A., Le Chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 2008, p. 77.
7 Majastre J.-O., « Sociologues, encore un effort pour être scientifique », dans Sociologie des arts. Sociologie des sciences, Paris,
L’Harmattan, p. 17-20.
8 Majastre J.-O., L’Art, Le corps, Le désir, Cheminements anthropologiques, op. cit., p. 75.
5
et s’il ne s’agit pas de mettre sur un pied d’égalité savoir de sens commun et savoir scientifique (comme on
pourrait le croire) l’objectif est bien de montrer que le savoir scientifique est nécessairement corrélé au
savoir de sens commun parce qu’il porte sur des réalités et faits similaires, mais aussi parce qu’avant d’être
chercheur – et quand il n’est pas en situation professionnelle - le sociologue est un acteur qui pense sur le
mode du sens commun. En témoigne cet exemple : « Dans la matinée du dimanche 8 mars 1992, à peu près à
l’heure de la sortie de la messe, je traverse le point suspendu au-dessus de l’Isère, bâti sur l’emplacement du
premier pont de Grenoble qui fut édifié au IIIème siècle. Le quai Perrière est noir de monde. C’est le jour du
marché à la Brocante. En bout de pont je croise mon ami Bernard Poche qui vient d’acheter une assiette à
décor Floral fabriquée à Digoin, c’est écrit dessous. "Tu les accroches au mur ? – Je mange dedans."
Pourquoi pas ? Nous discutons un bref instant du prochain colloque de juillet puis je me mêle au flot des
badauds qui déambulent, caressant du regard les témoins abandonnés d’un grenier imaginaire défiant tout
inventaire9. ». Sous son apparente banalité, ce propos parle de la pluralité des temporalités à laquelle nous
sommes confrontés dans la moindre de nos activités sociales (le matin, un dimanche, le passé d’il y a
plusieurs siècles avec le pont, l’avenir avec un colloque prochain…), de la diversité des individus et des
groupes qui nous entourent (du monde, un ami, des badauds…), des espaces spatiaux et sociaux qui
composent notre quotidien (l’église, la place, la brocante, le pont…), des usages d’un même objet et leurs
implicites (l’assiette qui décore ou dans laquelle on mange…).
On pourrait évoquer aussi à partir de ses écrits une certaine vision de la sociologie, quelque chose d’une
modestie et « d’une remise à sa place » de la discipline dans l’histoire du savoir : « La sociologie est une
approche partiale et partielle d’une réalité complexe qui progresse comme toute discipline scientifique
d’erreur en erreur, par approximations successives. Bien que la vie sociale se révèle bien plus incertaine que
le monde physique, puisqu’habitée de subjectivités mouvantes inspirées par des rationalités partielles, et
révocables, nourries de croyances diffuses et friables, animées de tendances contradictoires, la plupart des
travaux sociologiques s’attachent à caractériser une réalité qu’ils n’ont pas pris soin de définir, comme si
son existence était évidente ou assurée10. » Loin d’une certaine conception de la discipline, nécessaire en son
temps pour qu’elle s’impose et trouve sa place parmi les autres, le chercheur porte ici un regard socioanthropologique sur la réalité, un regard nécessairement spécifique, cognitif et documenté, différent dans sa
construction et sa finalité de celui du sens commun, autant que de celui d’autres disciplines, mais qui n’a pas
de raison d’être mieux placé en termes de hiérarchie des savoirs et de légitimité. C’est avec l’art que cette
idée d’une sociologie qui n’embrasse pas tous les points de vue, mais en propose un spécifique, apparait
nettement. En effet, quand la sociologie se saisit de certains objets, et l’art en fait partie, elle suscite
agacements et attaques en règle, elle est perçue comme arrogante, déplacée par les disciplines qui en font
l’analyse depuis plus longtemps (esthétique, philosophie, histoire, etc.), comme « peu sérieuse, marginale »
dans la discipline au regard d’objets de recherche institués et légitimés dès ses débuts (travail, famille…) ou
encore elle est mal vue dans les milieux de l’art eux-mêmes (en témoignent la réception parfois plus que
polémiques de certaines études par les acteurs dont les sociologues de l’art analysent les activités et/ou les
9 Majastre J.-O., Approche de la représentation, op. cit., p. 54.
10 Majastre J.-O., « Sociologues, encore un effort pour être scientifique », op. cit. p.18.
6
productions). De ce point de vue, si la sociologie s’intéresse à l’art sans se soucier des discours et
connaissances (scientifiques, de sens commun, professionnels) qui contribue à le façonner c’est bien son
objet qui risque de lui échapper : « Il nous revient, en sociologie de l’art comme d’autres l’ont fait dans le
domaine de la physique, de partir de notre ignorance et de bâtir les outils de notre connaissance en affirmant
leur caractère hypothétique. L’œuvre d’art est cet "objet" problématique et problématisé, qui n’existe qu’en
fonction des valeurs que les acteurs et la culture leur attribuent, dans le même temps où elle contribue à créer
et perpétuer ces valeurs11. »
D’autres thèmes qui traversent l’œuvre majastrale pourraient faire l’objet d’approfondissement : un certain
souci du détail, un gout pour la « petite histoire » sur laquelle se construit l’histoire avec un grand « h », un
éclectisme des thèmes des plus nobles aux plus « contestables », des plus convenus aux plus anecdotiques,
des prises de positions donnant lieu à polémiques, une attention portée aux jeunes sociologues et à leurs
écrits, des activités artistiques personnelles… A l’image de l’art qu’il étudie et qui l’intéresse, son approche
socio-anthropologique est tout à la fois réflexive et exploratoire, multiforme, parfois déroutante, il explore et
interroge autant l’art que les manières (théoriques et méthodologiques) de faire de la socio-anthropologie, de
faire de la socio-anthropologie de l’art. C’est aussi dans les écrits d’autres, ceux qui le lisent ou l’ont entendu
que les effets de connaissances de ses réflexions sociologiques et de ses analyses se prolongent et le
conduisent parfois à les revisiter après qu’elles aient cheminé et acquis (comme l’œuvre) d’autres sens, futce à l’insu de leur créateur : « Les quelques auteurs qui me citèrent choisirent tous le même extrait :
"conférer à l’art un statut de partenaire épistémologique de la sociologie". On le retrouve cité chez Florent
Gaudez, Bruno Péquignot ou Pascale Ancel et on peut le lire également dans la préface du présent volume
par Alain Pessin. Pour faire bon poids je l’évoque aussi en quatrième de couverture. Un tel succès ne manque
pas d’être préoccupant 12. » C’est bien que la formule fait écho à des préoccupations sociologiques que nous
partageons les uns et les autres, quand bien même nous n’abordons pas la question avec les mêmes œuvres
(cinéma, littérature, arts plastiques, danse…) ni sous le même angle. Ainsi dans mes recherche si je
propose d’étudier le social au prisme de l’art, cela revient à aborder l’art comme tout autre phénomène
social, il est alors intéressant en lui-même par ce qui le singularise d’autres phénomènes, il est intéressant
aussi par tout ce qui l’en rapproche, et s’il est question de prendre les œuvres comme objets d’études ce qui
est en jeu dans l’analyse et la compréhension sociologique ne renvoie pas seulement à la singularité et à la
spécificité de l’œuvre, ou d’une œuvre en particulier, dans un contexte de « monde de l’art », bien au
contraire, ce qui intéresse mes recherches c’est ce qu’une œuvre, une forme de création, partage avec
d’autres objets, phénomènes sociaux, et comment elle constitue un « document sur le social ». Socialement
construit, l’art (les pratiques, représentations, comportements, expériences qui en relèvent) s’appuient sur les
représentations et constructions sociales de la réalité communes et partagées, socialement distribuées ; dès
lors étudier les objets, les pratiques, les acteurs de l’art et leurs interactions, est une manière de saisir
comment les individus conçoivent et construisent la réalité sociale dans laquelle ils vivent, c’est aussi une
manière d’interroger et de comprendre nos sociétés contemporaines.
11 Majastre J.-O., « Sociologues, encore un effort pour être scientifique », op. cit. p. 17-20.
12 Majastre J.-O., Approche de la représentation, op. cit.., p. 47.
7
Ce que j’ai entendu et lu au travers des analyses de Jean-Olivier Majastre, et ce que j’en ai retenu, c’est bien
me semble-t-il, cette idée que la compréhension des phénomènes nécessite de penser les connexions et liens
que chaque phénomène établit avec d’autres, d’étudier et d’analyser la spécificité d’un phénomène social
sans le dissocier par le jeu de la construction sociologique de la complexité dans laquelle il prend place, mais
tout en se donnant les moyens de le circonscrire, de le donner à voir autrement, pour produire une analyse
sociologique, distincte des interprétations de sens commun mais qui ne soit pas une entreprise de
« déréalisation » du réel. Il s’agit alors pour chaque objet, de le mesurer et le comparer à d’autres, de
l’intégrer à une conception de la sociologie qui ne hiérarchise pas ses objets, mais qui les interroge par
différentes entrées, selon différents points de vue. L’art est une entrée possible, ni plus ni moins légitime
qu’une autre, parce qu’un phénomène lorsqu’il est social, n’est pas « plus ou moins social », « plus ou moins
intéressant », en fonction du nombre de personnes qu’il concerne ou de son « poids » dans la société. A
défaut donc, de focaliser sur un type d’approche théorique, un type d’approche méthodologique, un type
d’objet, mes recherches et projets dans la lignée de ce que j’ai appris au cours de mes études et notamment
au contact d’enseignant comme Jean-Olivier Majastre, engagent une approche sociologique transversale qui
cherche à dépasser les clivages (théoriques, méthodologiques et thématiques), à tout le moins qui cherche à
recentrer l’analyse sur des questions communes et transversales aux sociologues et à la sociologie (même si
elles sont abordées au travers de l’art), et où le questionnement épistémologique est consubstantiel de la
recherche à défaut d’être un regard critique que le chercheur poserait de manière ex post sur son travail. C’est
une manière de résoudre le problème évoqué quant à la légitimité de l’objet, de le dépasser au travers d’une
sociologie de l’art qui ne cherche pas à distinguer et différencier son domaine d’investigation des autres, et à
spécifier dans son champ, ses théories et méthodes, qui ne cherche pas non plus à se couper des disciplines
connexes qui ont-elles aussi en charge l’analyse de l’art. En m’intéressant de cette manière au caractère
épistémologique des questions que suscite l’approche sociologique de l’art, dans la lignée de la formule
majastrale, « l’art comme partenaire épistémologique », c’est aussi une volonté de construire une approche
sociologique qui ne cherche pas à s’imposer – s’opposer – à d’autres, mais qui joue sur la complémentarité
des approches et la pluralité des points de vue.
A l’issue de ce parcours où j’ai tenté d’expliciter ce qui me parait spécifique à l’approche de Jean-Olivier
Majastre, et dans un même temps ce que j’en ai repris (sans d’ailleurs toujours et avant d’y réfléchir plus
précisément pour ce colloque en être pleinement consciente), il me semble donc que sa socioanthropologique, dans tous les cas telle que je l’ai comprise et telle que je me l’approprie, est tout aussi
intéressante dans ce qu’il dit et écrit que dans les effets produits par ce qu’il dit et écrit, « il y a ce bricolage
par lequel il [son lecteur] s'approprie par les questions qui sont les siennes […] des correspondances entre le
monde des mots et les choses du monde13. »
Le style et le ton majastral vont certes déranger ceux qui mesurent la scientificité d’une analyse sociologique
à la rigueur, à la froideur et à la complexité du langage qui l’exprime, pourtant si la théorisation et la
conceptualisation n’occupent pas le devant de la scène dans ces écrits - ce que l’on observe, en revanche de
manière assez frappante et récurrente chez certains sociologues de l’art, chez qui la modélisation et la
13 Majastre J.-O., L’art, Le corps, Le désir, Cheminements anthropologiques, p. 76-77.
8
catégorisation du réel deviennent l’objet principal, le centre du propos, tendant à reléguer le réel lui-même au
rang d’exemple, exemple ne servant finalement qu’à justifier le bien fondé de la modélisation et
catégorisation créée -, c’est qu’il préfère [je cite] « la souplesse des associations et la licence des
rapprochements à la rigueur de la démonstration14 ». Il rappelle lui-même à plusieurs reprises, dans les textes
qui introduisent ses articles, les surprises et parfois les méprises qu’ont pu susciter ses choix d’objets, la
forme ou le ton de ses interventions : Jean-Olivier Majastre se joue du concept d’invention et de création en
sociologie comme d’autres en art, et s’expose face à son auditoire, ses lecteurs, ses pairs, aux mêmes risques
que l’artiste face à ses publics, l’effet sociologique en lieu et place d’effet esthétique étant bien de nature à
leur plaire, à les surprendre ou à les dérouter.
14 Ibid., p. 60.
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