Christianisme et transmission à l`heure des reconfigurations

publicité
Faculté de théologie et de sciences des religions
Chaire christianisme et transmission
Christianisme et transmission
à l’heure des reconfigurations
Quelles avenues pour accompagner la recherche actuelle ?
Actes du colloque du 6 septembre 2002
Sous la direction de
Jean-Marc Charron et Suzanne Desrochers
Christianisme et transmission
à l’heure des reconfigurations
Quelles avenues pour accompagner la recherche actuelle ?
Faculté de théologie et de science des religions
Université de Montréal © 2007
Sommaire
Introduction
Suzanne Desrochers . ............................................................................................
2
Les questions et les défis posés à l’Église en regard de la transmission,
dans un contexte social et ecclésial en mutation : point de vue pastoral
Mgr Anthony Mancini . ...........................................................................................
6
Christianisme et transmission, à l’heure des reconfigurations scolaires
Jean-Marc Charron . ..............................................................................................
12
Christianisme et transmission : une perspective ecclésiale
Jacques Racine ........................................................................................................
27
Théologie pratique et questions de transmission
Solange Lefebvre . ...................................................................................................
42
Une transmission qui nous (s’)échappe
Jean-François Roussel .............................................................................................
73
Un témoignage de « tradition vivante » - Postface
Extrait de l’allocution prononcée par Françoise Darcy-Bérubé . ...............................
91
Introduction
Suzanne DESROCHERS
Faculté de théologie
Université de Montréal
Dans le cadre de son rassemblement annuel, la Faculté de théologie de l’Université de Montréal a
tenu, le 6 septembre 2002, un colloque sur le thème «Christianisme et transmission, à l’heure des
reconfigurations scolaires, ecclésiales et sociales». Un tel rassemblement avait pour but de poser
des jalons pour accompagner la réflexion sur la transmission du christianisme au Québec, à un
moment important de transformation. En effet, la déconfessionnalisation des structures scolaires,
par la loi 118, en juin 2000, expression d’une nouvelle compréhension de la place du
christianisme dans notre société, a également provoqué une remise en question de ce qu’il
appartient à l’école et aux Églises de transmettre en matière de religion. L’Église catholique de
chez nous a vu, dans ces changements scolaires et sociaux, l’occasion de repenser en profondeur
sa mission catéchétique dans le monde d’aujourd’hui, à l’instar de ses relations avec la société
québécoise, ses institutions et sa culture. Aussi est-elle engagée activement dans un processus de
réflexion et de transformation de ses pratiques d’éducation de la foi.
Dans ce contexte, le colloque a rassemblé non seulement des étudiants, des diplômés et des
professeurs de la Faculté, mais également des membres d’autres institutions de recherche et de
formation, des représentants d’organismes ecclésiaux impliqués dans la réflexion catéchétique,
des responsables pastoraux et des membres des communautés religieuses: tous des gens
impliqués dans la recherche de nouvelles voies pour la transmission du christianisme et ce, à
partir de leur point de vue particulier. Le colloque visait donc à rassembler ces différents acteurs
2
autour d’une réflexion commune et à identifier de nouvelles voies à entreprendre. En outre, cette
initiative s’inscrivait dans un projet à plus long terme, toujours actuel: la Faculté de théologie de
l’Université de Montréal travaille, depuis septembre 2001, à poser les bases d’une chaire
d’enseignement et de recherche sur le thème «Christianisme et transmission». Par ce projet, la
Faculté souhaite encore aujourd’hui contribuer, à sa manière, et en collaboration avec d’autres
partenaires, à l’effort collectif de recherche dans le domaine de l’éducation chrétienne et, plus
largement, dans divers champs de la transmission du christianisme.
Le présent ouvrage propose donc à ses lecteurs de reprendre le parcours amorcé à l’occasion du
colloque de septembre 2002. L’itinéraire proposé dans les pages qui suivent s’inscrit d’entrée de
jeu dans le champ pastoral: les acteurs pastoraux sont en effet concernés au premier chef par la
recherche de nouvelles avenues pour la transmission du christianisme. Leurs préoccupations,
ainsi que leur lecture de la conjoncture actuelle, constituent la trame de fond des questions posées
à la réflexion théologique. Dans cette perspective, Mgr Anthony Mancini, évêque auxiliaire du
diocèse de Montréal, livre sa réflexion sur les questions et les défis posés à l’Église en matière de
transmission, dans le contexte actuel. Il pose un regard à la fois lucide et serein, voire
enthousiaste, sur le tournant dans lequel l’Église s’engage. Ce faisant, il dévoile des convictions
personnelles qui fournissent autant de points de repères pour guider la recherche en cours.
Les trois textes qui suivent proposent autant de lectures des défis de la transmission du
christianisme aujourd’hui. Chacun s’y emploie sous un angle particulier, scolaire, ecclésial ou
social. En premier lieu, Jean-Marc Charron, professeur à la Faculté de théologie de l’Université
de Montréal et alors président du Comité sur les affaires religieuses (jusqu’en juin 2005), propose
une réflexion sur les enjeux et les défis de l’éducation religieuse dans une perspective scolaire,
alors que le cadre de référence et les règles du jeu ont subi une profonde transformation: quels
3
sont les impacts de cette reconfiguration scolaire sur la transmission du christianisme dans notre
société et quelles questions se posent aux protagonistes ecclésiaux de l’éducation de la foi,
appelés à se repositionner par rapport à l’école, quant à la tâche d’éducation chrétienne? En
second lieu, Jacques Racine, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de
l’Université Laval, inscrit son propos dans une perspective ecclésiale: il examine certains textes
de l’Église qui proposent des orientations pour l’éducation de la foi au tournant du deuxième
millénaire, et qui ont voulu donner une impulsion à de nouvelles pratiques de proposition de la
foi. Il en dégage des interpellations pour la recherche théologique, notamment la place privilégiée
que doit y occuper la christologie, dans une perspective trinitaire, et l’importance d’inscrire la
réflexion sur la transmission dans la trame des relations entre le christianisme et la culture. En
troisième lieu, Solange Lefebvre, professeure à la Faculté de théologie et directrice du Centre
d’Études sur les Religions de l’Université de Montréal, déploie la pertinence d’une réflexion sur
la transmission du christianisme, et ce, du point de vue anthropologique et social: la question que
porte le projet de chaire s’inscrit dans une controverse au sujet du concept de transmission,
disqualifié tant dans les discours ecclésiaux que dans ceux de la culture. Participant au débat, elle
montre la complexité de ce concept, et déploie les interrelations entre christianisme, tradition et
modernité dans la culture. L’auteure soumet quelques avenues pour la théologie pratique, qui sont
autant de voies à explorer par les protagonistes de la transmission du christianisme.
Ce bref parcours s’achève sur un point d’orgue: Jean-François Roussel, professeur à la Faculté de
théologie et membre du Centre d’Études sur les Religions de l’Université de Montréal, propose
une synthèse des questions, des défis et des idées qui émergent de la discussion amorcée lors du
colloque, synthèse qui, loin de clore les débats, ouvre la voie à d’autres délibérations.
4
En postface, le propos prend un tour plus personnel et se pose lui-même comme un acte de
transmission: à l’occasion de l’hommage qui lui a été rendu, après le colloque du rassemblement
facultaire, Madame Françoise Darcy-Bérubé a livré un véritable testament spirituel par lequel non
seulement elle retrace son propre parcours de recherche et de réflexion, mais elle évoque
également les nombreux protagonistes qui ont contribué, à ses côtés, à marquer les grands
passages qu’a traversés la catéchèse en Amérique. Ancienne professeure à la Faculté de théologie
de l’Université de Montréal et de Fordham University, à New-York, Mme Darcy-Bérubé est
auteure, avec son mari, Jean-Paul Bérubé, de nombreux ouvrages catéchétiques, dont les parcours
de la collection En route avec Jésus (1996), le guide de la vie chrétienne pour les jeunes Grandir
dans l’amitié de Jésus Christ ( 2001), ainsi que le fascicule L’initiation chrétienne, pour quoi
faire? (2001). Son témoignage a l’heur d’inscrire la réflexion actuelle sur la transmission du
christianisme dans une perspective historique, non seulement en tant qu’héritière d’un riche
passé, mais porteuse d’une promesse, pour autant que les différents acteurs de cette réflexion s’y
engagent dans un esprit de collaboration, avec confiance et lucidité.
5
Les questions et les défis posés à l’Église en regard de la transmission,
dans un contexte social et ecclésial en mutation:
point de vue pastoral
Mgr Anthony MANCINI, v.g.
évêque auxiliaire à Montréal, coordonnateur général et modérateur de la Curie
Archidiocèse de Montréal
Chers amis,
Être ici avec vous pour lancer ce colloque d’exploration de voies de transmission de l’héritage
chrétien, est pour moi une joie et un défi. C’est donc avec simplicité que je vous partagerai mon
expérience de pasteur, à l’affût de moyens pour assurer un avenir aux valeurs qui ont fait vivre
des générations et pour lesquelles j’ai engagé ma vie.
Avant de vous faire part de quelques questions et défis que pose la transmission pour l’Église
d’ici, je vous parlerai de la mutation que le contexte actuel provoque dans le rôle du pasteur. Il
me semble important de mentionner que les préoccupations pastorales concernant la transmission
se déplacent du souci de conserver, d’enclore, de « garder sous son giron », à celui de veiller à ce
que le pâturage soit bon, la nourriture « mangeable » et qu’il y en ait pour tous les goûts et tous
les appétits. Une parole de Jérémie me revient: « Je vous donnerai des pasteurs selon mon cœur,
qui vous paîtront avec un savoir-faire plein d’attention ». (Jr 3,15).
6
L’expérience de la JMJ1 a été pour moi révélatrice de ce souci pastoral et m’a confirmé dans mes
intuitions. La suite du propos que je tiendrai au sujet des questions et des défis posés à l’Église
par la transmission, sera marquée par cette nouvelle perspective. J’ai vu que « l’enclos », les
conventions, la tradition rituelle avaient peu d’importance. Lors de l’arrivée de la croix de la JMJ
à l’Oratoire St-Joseph, à Montréal, j’ai assisté à une véritable liturgie spontanée de vénération de
la croix. J’étais en clergyman, dans le chœur, avec un confrère tout aussi étonné que moi du
caractère impromptu de cette manifestation de considération pour le symbole premier du
christianisme. Même impression lors de la messe à Toronto: sur l’estrade, la transmission se
faisait par un rituel conventionnel; dans la foule, la réponse était tout à fait informelle, diversifiée.
J’ai vécu une soirée « rap » d’évangélisation suivie d’un Salut au St-Sacrement. Personne parmi
les jeunes ne s’est posé de question sur l’incongruité de la chose. Auriez-vous été embarrassés de
vivre l’accueil de la croix de la JMJ, après son arrivée à Dorval, au Centre d’achats Fairview?
Des jeunes m’ont convaincu de les suivre, d’être aussi « fou » qu’eux et nous avons osé. Nous
avons vu l’étonnement, le questionnement et l’émotion de ceux qui reconnaissaient un signe de
leur foi sur la place publique. Seul, il est difficile d’innover dans les voies de transmission. En
lien avec d’autres, c’est possible!
Cette capacité des jeunes d’être à l’aise avec plusieurs formes de transmission, pourvu qu’il y ait
un message, une nourriture accessible, me frappe et me révèle que l’authenticité a meilleur goût
que toutes les stratégies de communication. À ce propos, il me semble prioritaire de travailler
l’attitude profonde des « passeurs du Message », à commencer par les pasteurs et les agents de
pastorale, plutôt que de mettre l’accent sur la révision de la manière traditionnelle de faire. Ce
défi est de taille, car il amène une insécurité de plus dans l’univers déjà bouleversé du prêtre et de
1
Journée Mondiale de la Jeunesse, à Toronto (été 2002).
7
son rôle, ou pour des agents de pastorale cherchant leur place dans une institution encore portée à
trouver son réconfort dans le nombre, plutôt que dans la qualité de vie qui circule.
Ma participation à la JMJ m’a également fait vivre une expérience de catholicité. La diversité des
expressions de la foi des Églises venues de partout m’a fait prendre conscience de l’importance
de nous interroger sur notre propre manière d’être Église. Il me semble qu’un exercice de
purification, d’élimination de l’accessoire s’impose, pour viser juste et éviter la surdose de
religion dont quelques générations n’ont pas encore fini de se remettre. Revenir ainsi sur le sens
littéral du mot Credo: do, dare, donner et cor, cordis, cœur. Transmettre que croire, c’est donner
son cœur, et en témoigner par sa propre vie, présente moins de problèmes que de s’attarder
minutieusement à tous les points de la doctrine. En pastorale, on insiste encore trop souvent sur
des problèmes de structure, de maintien de l’institution et on ne met pas assez l’accent sur le
cœur à donner, sur la transmission du message comme un coup de cœur. L’effet que le pape a
produit sur les jeunes présents à Toronto est une affaire de cœur. Le mot courage a la même
étymologie.
J’évoquais tout à l’heure mon étonnement devant la ferveur dont était entourée la croix. Il me
semble que pour la transmission de l’héritage, il serait bon de revisiter les symboles de la religion
populaire pour y chercher ce qui fait sens et y cueillir ce que l’Esprit souffle au cœur des
personnes. La croix a du sens dans un monde où il y a démarcation entre les gagnants et les
perdants. La croix a du sens pour les écartelés du divorce, parents et enfants. La croix a du sens
pour ceux qui désespèrent. Transmettre la capacité de s’identifier à Jésus sur la croix me semble
possible dans un tel contexte. Nous manquons parfois d’audace. La peur de faire vieux jeu nous
lie.
8
Tant que nous nous laisserons questionner, nous serons en mesure de transmettre. Dans une
relation, on ne donne pas une réponse s’il n’y a pas eu de question, sinon il y a saturation et
ennui. Le problème de l’Église d’ici est de voir les problèmes en bloc, au lieu d’entendre les
questions sous-jacentes à ces problèmes, ce qui constitue pour elle un défi. On est pressé
d’annoncer le message; on dit de la transmission par la catéchèse: «enfin on va s’occuper de nos
affaires ». Cette attitude peut nuire à la réception dans l’acte de transmettre. Je disais tout à
l’heure qu’il n’y a pas transmission s’il n’y a pas d’amour: cela vaut pour tous. La transmission
des valeurs chrétiennes est difficile dans une famille brisée, dans une société individualiste. Il en
est de même pour notre Église: sans un souci ardent de la charité fraternelle, pas de transmission
possible, car plus que jamais le monde est sensible au témoignage. « Qu’ils soient un afin que le
monde sache. » (Jn 17,23). L’Église existe pour l’annonce de la Bonne Nouvelle de l’Évangile.
Pendant longtemps, elle l’a fait par des mots, par l’enseignement. Le défi de la transmission est
d’y adjoindre des exemples perceptibles par nos contemporains. Cela est difficile pour les deux
ou trois dernières générations, alors que l’inconscient collectif porte encore beaucoup de
blessures au plan religieux.
Du point de vue pastoral, il me semble qu’il faille cultiver l’art de se laisser questionner et
surprendre. Dans la quête de Dieu, prétendre, comme pasteurs, avoir un accès complet au mystère
et posséder toute la vérité, c’est se fourvoyer et tromper les autres. Vouloir reproduire dans les
sous-sols d’église la catéchèse de notre enfance reçue à l’école, c’est mépriser le réel. Selon la
génération des interlocuteurs, la communication devient problématique ou stimulante. Il me
semble nécessaire, pour les personnes qui ont la responsabilité de la transmission, de discerner,
de sonder les lignes de force de leur propre mission pour mettre leurs talents au service de tel ou
tel type de personnes ou de tel groupe d’âge. Quand le message ne va pas de soi, dans un
9
environnement sécularisé, il faut mettre toutes les chances de son côté, respecter ce que l’on est,
respecter aussi la réalité complexe de la rupture dans le rapport au religieux et cibler ses
interventions.
La transmission n’est donc pas seulement une question de langue, mais de langage. S’initier à un
langage multiple et rejoindre ou se laisser rejoindre par des gens pour qui l’héritage chrétien est
inconnu relève d’un sérieux défi. La rupture a été rapide. Je ne peux qu’admirer le courage de
ceux et celles qui s’attellent chaque matin à l’apprentissage de la transmission, sans désespérer y
parvenir, même si l’âge enlève quelque souplesse. Le langage du cœur franchit bien des barrières
et s’affine avec l’âge, paraît-il! Le défi de la transmission est confié aux personnes qui acceptent
de le relever, avec leurs capacités et leurs limites.
Le contexte montréalais, multiculturel et multireligieux offre la richesse de sa diversité à notre
«imaginaire pastoral». L’inculturation devient ici une nécessité afin que rien ne se perde de cette
expérience de catholicité et de mission auprès des différents groupes culturels qui vivent dans
notre diocèse. C’est par respect pour la diversité des modes de transmission de la foi que nous
avons privilégié, pour la catéchèse, des approches multiples, adaptées autant que possible aux
divers milieux. Faire Église et donner une vision commune à cette impulsion nouvelle qu’est la
catéchèse, constitue en soi un défi, vous en conviendrez!
Enfin, à propos de cette vision, nous avons pensé que l’esprit de la démarche catéchuménale
pouvait favoriser une transmission s’enracinant dans l’être et pas seulement dans les oreilles ou la
mémoire. Les divers éléments entrant dans ce mode de transmission qu’est l’initiation, initiation
à l’identité chrétienne, aux sacrements qui sont des lieux de rencontre du Dieu de Jésus-Christ et
à la nouvelle famille ainsi rassemblée, nous semble correspondre aux sensibilités de notre temps.
10
L’apprentissage se fait en « marchant avec », en faisant appel à la participation, à la discussion, à
la recherche communautaire d’un sens et d’un Visage et à l’expression de tout l’être par la
célébration. La transmission se fait dans le temps, par étapes ponctuées de fêtes, en groupe. On a
vu l’importance du sentiment d’appartenance à un groupe lors de la JMJ! On se sent alors moins
minoritaire dans un monde de non-chrétienté. La transmission se fait dans un contexte de
compagnonnage, comme à Emmaüs. En temps de crise, les racines doivent s’enfoncer
profondément par une relation attentive allant jusqu’au partage du pain.
L’inculturation, le geste et le témoignage semblent les mots clés de toute cette aventure de
recherche que nous vivons ensemble afin que la suite des âges jouisse du trésor qui est entre nos
mains. Comment rétablir la continuité? Les voies seront sans doute multiples, inédites, comme
pour ce jeune sociologue qui a découvert l’Église par le biais de son mentor, Fernand Dumont. La
précarité institutionnelle que nous vivons, est peut être une chance pour l’avenir. La perte d’un
pouvoir, de l’influence que nous avions peut s’avérer un gain pour la transmission. Sommes-nous
en train de vivre une expérience, comme celle que saint Paul a vécue avant nous, dans ses efforts
de transmission? «Lorsque je suis dans la faiblesse, c’est alors que je suis fort» (2 Cor 12,10).
C’est peut-être à travers notre pauvreté que Dieu va faire ses miracles!
11
Christianisme et transmission
A l’heure des reconfigurations scolaires 2
Jean-Marc CHARRON, professeur titulaire
Faculté de théologie et de sciences des religions
Université de Montréal
Faire écho à la situation de l’éducation de la foi en Amérique du Nord demanderait plus que les
quelques pages dévolues à un article tellement les contextes culturels, linguistiques et ecclésiaux
y sont variés. Je me limiterai donc à rendre compte de la seule situation québécoise, en mettant
surtout l’accent sur les défis particuliers de l’éducation de la foi des enfants et des adolescents. Ce
chantier, puisqu’il en est un, représente le projet catéchétique le plus important dans la mesure
où, à l’heure actuelle, il soulève les plus graves préoccupations et sollicite les plus nombreuses
ressources. Je suis conscient que, ce faisant, je laisse dans l’ombre bien d’autres aspects de
l’éducation de la foi au Québec et des enjeux qu’ils soulèvent. Trop brièvement, je rappellerai les
éléments majeurs du nouveau contexte scolaire et ecclésial, je situerai les changements survenus
sur le fond de scène de la situation de l’Église au Québec et je terminerai avec l’identification de
certains défis qui m’apparaissent plus cruciaux.
2
Ce texte a déjà fait l’objet d’une présentation dans le cadre du colloque La catéchèse dans un
monde en pleine mutation organisé par l’Institut supérieur de pastorale catéchétique (Paris,
février 2003) ainsi que d’une publication dans la revue Catéchèse no 172, 2003/3, p. 83-96, sous
le titre La transmission de la foi au Québec à l’heure des reconfigurations scolaires, sociales et
ecclésiales. Nous remercions monsieur Denis Villepelet, directeur de la revue Catéchèse, pour
son aimable autorisation à publier ce texte.
12
Le nouveau contexte scolaire.
En juin 2000, le gouvernement du Québec adoptait le projet de loi 118 modifiant les articles de la
Loi sur l’instruction publique relatifs à la confessionnalité scolaire. Ces modifications avaient
comme conséquence d’abolir le statut confessionnel de tout le système scolaire public, privilège
accordé aux Églises catholique et protestante et inscrit dans la constitution canadienne depuis
1867. En pratique, cela signifiait l’abolition des instances gouvernementales relatives à la gestion
de la confessionnalité (sous-ministres associés de foi catholique et de foi protestante, comités
catholique et protestant, service des enseignements catholiques et protestants), l’abolition du
statut confessionnel des commissions scolaires et des écoles publiques, la transformation des
services de pastorale scolaire, la diminution significative du temps alloué à l’enseignement moral
et religieux dans les écoles primaires et secondaires. Le projet de loi 118 maintenait, en effet, la
possibilité d’un enseignement moral et religieux catholique et protestant pour les élèves des
écoles primaires et pour ceux des deux premières années de l’enseignement secondaire. De plus,
il créait le service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire, en remplacement du
service d’animation pastorale et le rendait obligatoire, tant pour les écoles primaires que
secondaires. Enfin, le projet de loi 118 créait le Secrétariat aux affaires religieuses, chargé des
opérations administratives à l’interne du ministère de l’Éducation et le Comité sur les affaires
religieuses, dont le mandat principal consiste à conseiller le ministre de l’Éducation sur toutes
questions relatives à la place de la religion à l’école. J’ai eu le plaisir, depuis décembre 2000, de
présider les travaux de ce comité3.
3
Depuis la parution de ce texte, dans la revue Catéchèse, le gouvernement québécois a adopté la
loi 95 (juin 2005) abolissant le régime confessionnel de l’enseignement et instaurant un
programme commun d’éthique et de culture religieuse.
13
Le projet de loi 118 a représenté un changement radical quant aux orientations de l’école
publique québécoise en matière de religion, tout autant que pour l’avenir de la transmission de la
tradition chrétienne dans la culture et l’éducation de la foi des enfants et des adolescents,
jusqu’alors essentiellement assumée par l’école. Pour bien prendre la mesure éducative, sociale et
ecclésiale de ces changements, il faut tenter de se représenter ce qu’a pu signifier pratiquement et
symboliquement le «régime scolaire confessionnel» au Québec. Il englobait beaucoup plus que le
simple fait de pouvoir dispenser des enseignements religieux à tous les cycles de la formation
académique et d’offrir un service d’animation pastorale dans les écoles. L’école était
confessionnelle et, à ce titre, elle se devait, en principe, d’imprimer à son projet éducatif un
caractère catholique ou protestant, tout comme les commissions scolaires (structures
administratives régionales) qui, dans certains cas, se sont fait fortes —jusqu’à un passé pas si
lointain et particulièrement dans le monde catholique —de défendre les valeurs et visions du
monde de la tradition chrétienne. Ces engagements n’étaient pas toujours des plus heureux. À
titre d’exemple, des débats houleux ont eu cours, durant les années 1980, dans l’ancienne
Commission des écoles catholiques de Montréal, sur la pertinence d’installer, dans les écoles
secondaires, des distributrices automatiques de condoms afin de diminuer les risques de
transmission des MST et du Sida, ou encore, sur la possibilité de louer des locaux à des groupes
associatifs homosexuels, la direction de la commission scolaire faisant alors valoir que ces
pratiques ou ces associations allaient à l’encontre de la morale catholique. Le plus souvent, par
ailleurs, le statut confessionnel des écoles se traduisait quasi exclusivement par l’offre des
services d’enseignement ou d’animation pastorale imposés par la loi.
Au niveau des instances gouvernementales, les comités catholique et protestant détenaient un
pouvoir de réglementation qui dépassait les seules frontières de l’enseignement religieux. C’était
14
tous les niveaux d’enseignement et toute la vie de l’école qui, théoriquement, pouvaient faire
l’objet d’une attention de la part de ces comités dont les membres étaient nommés par le ministre
de l’Éducation suite à une consultation des instances religieuses concernées. Ainsi, de par les
pouvoirs reconnus par la loi, les Églises disposaient d’un instrument de contrôle sur l’ensemble
du système scolaire et d’un outil privilégié et longtemps exclusif pour l’éducation de la foi des
enfants et des adolescents. Par ailleurs, dans la pratique, la réalité demeurait plus complexe et
ambiguë et j’oserai dire, depuis les trente dernières années, de plus en plus complexe et de plus
en plus ambiguë. Avec le temps, le maintien du «régime scolaire confessionnel » était devenu un
artifice qui gommait l’évolution de la réalité religieuse des différents milieux, qui emprisonnait
les acteurs de la chose éducative dans un carcan lourd à porter et qui, ultimement, aura fini par
déposséder les Églises de leurs responsabilités premières à l’égard de l’éducation de la foi. Cette
dépossession aura eu pour effet de paralyser, depuis les vingt dernières années, toute la créativité
catéchétique qui avait caractérisé les années soixante au Québec, comme à l’étranger.
C’est cet univers et cet équilibre intenable qu’est venu bousculer le projet de loi 118, obligeant le
monde scolaire et les Églises à repenser leurs responsabilités et leurs pratiques à l’égard de la
religion et du christianisme dans son rapport à la culture, pour les uns et, pour les autres, l’avenir
de la foi et de l’Évangile en sol québécois. C’est à ce remue-ménage et aux défis qu’il engendre
que j’aimerais faire écho dans les pages qui suivent.
L’état des lieux.
Au cours des quarante dernières années, le Québec a connu une transformation majeure de son
paysage socioreligieux. D’une société relativement homogène ou, à tout le moins, bien découpée
au plan des appartenances linguistiques et religieuses, le Québec est passé à une société
15
multiculturelle et multi-religieuse où se côtoient les pratiques et les références les plus diverses.
Si cela n’a rien d’original en comparaison aux autres sociétés occidentales, la particularité de la
situation québécoise réside assurément dans la rapidité et la radicalité des ruptures et de la
fragmentation. Déjà, dans les années 70, le sociologue Fernand Dumont soulignait combien les
mutations de la société québécoise se vivaient sous le mode accéléré et sans temps de répit entre
chacune des vagues de changement. C’est sur ce fond de scène qu’il faut comprendre l’état du
christianisme au Québec.
Les différentes enquêtes menées sur l’état du religieux au Québec mettent en relief certains traits
caractéristiques du paysage actuel4. À plus d’un égard, les conclusions de ces travaux recoupent
celles des recherches de Danièle Hervieux-Léger en France ou de Grace Davie en Angleterre. Si
les dimensions affectives et pragmatiques apparaissent comme des traits spécifiques de la quête
religieuse et spirituelle de nos contemporains, sa volonté d’affranchissement à l’égard des
institutions et des encadrements trop rigides apparaît comme un des aspects qui rendent plus
ardue la compréhension des expériences et itinéraires religieux particuliers. Par voie de
conséquence, elle rend aussi plus complexe la tâche d’accompagnement et d’éducation de la foi.
Nos contemporains sont des nomades plus à l’aise dans les démarches inscriptives que
prescriptives où ils se bricolent un cocktail personnel de croyances sur fond de scène judéo4
Raymond LEMIEUX et Micheline MILOT (dir.), Les croyances des Québécois. Esquisses pour
une approche empirique, Québec, Université Laval, Les cahiers de recherche en sciences des
religions, 1992. Jacques GRAND’MAISON, Lise BARONI et Jean-Marc GAUTHIER, Le défi des
générations. Enjeux sociaux et religieux du Québec d’aujourd’hui, Montréal, Fides, 1995. Sur
l’état du catholicisme québécois, voir Raymond LEMIEUX et Jean-Paul MONTMIGNY, Le
catholicisme québécois, Québec, Les éditions de l’IQRC, 2000.
16
chrétienne. Dans cette reconfiguration du religieux, on peut assurément noter une baisse
significative de la pratique religieuse (en particulier, de la pratique dominicale) qui ne
s’accompagne pas nécessairement d’un abandon de la référence chrétienne.
En 1991, plus de 86 % de la population québécoise s’identifiait comme « catholiques » et plus de
45% de cette même population se considérait comme « catholiques pratiquants», même si le taux
de fréquentation des offices religieux ne dépassait pas les 20 %. L’identification à un groupe
religieux et, en l’occurrence, à la communauté catholique, conserve encore une importance réelle,
malgré le fait que cette référence n’implique pas de soi une adhésion au système de croyances et
une participation active à une communauté. À cet effet, la persistance d’une référence à l’Église
catholique pour l’ensemble des rites de passage (naissance, mariage et mort) est révélatrice de
cette ambiguïté. Il en va de même des débats sociaux qui ont entouré —et qui entourent encore
—tout le processus de déconfessionnalisation du système scolaire au Québec. À titre d’exemple,
la commission parlementaire qui a précédé la préparation du projet de loi 118 est une de celles
qui ont reçu le plus de mémoires et de demandes d’audition, manifestant ainsi que la chose
religieuse demeure toujours sensible et délicate au pays de Maria Chapdelaine. Au cours de
l’automne et de l’hiver 2002 —la déconfessionnalisation du système scolaire s’est opérée en juin
2000 —, un événement somme toute assez anecdotique a secoué le monde scolaire et suscité des
débats publics importants. Un élève d’origine sikh a réclamé le droit de porter son kirpan —
couteau rituel dans la tradition sikh que doivent porter les hommes à partir d’un certain âge —à
l’intérieur de l’école. Les autorités scolaires voulaient lui en interdire le port. La cause s’est
retrouvée devant les tribunaux qui ont tranché en faveur de l’élève et de sa famille au nom de la
liberté de conscience et de religion. Dans plusieurs milieux, la réaction fut vive: « Vous avez sorti
les crucifix de nos écoles et vous laissez maintenant entrer la religion des autres», clamaient des
17
parents qui se sentaient floués par les autorités scolaires et gouvernementales. Le christianisme,
comme référence identitaire collective, demeure une question sensible au Québec.
Si une grande majorité des Québécois d’origine catholique demeure attachée affectivement et
symboliquement à son héritage religieux, sa connaissance de cet héritage va en décroissant. La
déculturation religieuse est un phénomène marqué dans toutes les couches de la société. Elle est
radicale chez les plus jeunes générations. À cet effet, la situation québécoise s’apparente à celle
mise en évidence par Régis Debray dans son rapport qu’il remettait au ministre de l’Éducation
nationale, ici en France, en mars 20025. Les jeunes Québécois, à l’instar de beaucoup de jeunes
français, ne sont plus en mesure de comprendre ni les œuvres de la culture occidentale, ni les
repères socioculturels de leur propre société qui mettent en scène des éléments religieux (et Dieu
sait s’ils sont nombreux au Québec!), tout simplement parce qu’ils ne maîtrisent plus les codes
les plus élémentaires de la tradition chrétienne. Mes collègues historiens, à l’Université de
Montréal, ont produit un glossaire à l’intention de leurs étudiants de baccalauréat en histoire. Une
centaine de concepts de base pour les aider à comprendre les textes historiques qu’ils doivent
étudier. Il ne s’agit pas ici de notions complexes comme la transsubstantiation ou la
parthénogenèse mais plutôt de notions aussi élémentaires que: sacrement, eucharistie, prêtre,
évêque, conclave, concile, etc. Imaginons maintenant ce qu’il peut en être de la symbolique
liturgique ou des pratiques et discours ecclésiaux. Pour eux, tout cela relève de l’ésotérisme et
d’une culture dont ils ne possèdent plus le code. Ce qu’ils connaissent du christianisme relève le
plus souvent soit des préjugés, soit des dévotions populaires qui se transmettent à l’intérieur du
cadre familial. Il y a, à l’égard du christianisme et de la culture chrétienne, un devoir de mémoire
qui certes ne relève pas strictement de l’éducation de la foi ou de la catéchèse mais qui n’en
5
Régis DEBRAY, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, Odile Jacob, 2002.
18
demeure pas moins une responsabilité ecclésiale importante, responsabilité qui appelle aussi une
créativité communicationnelle et pédagogique adaptée au nouveau contexte. À ce chapitre,
l’école, dans le cadre d’un rapport non confessionnel à la religion, peut contribuer efficacement à
combler ce déficit culturel.
La déconfessionnalisation du système scolaire au Québec apparaît comme le point final d’un
processus de sécularisation et de laïcisation des institutions publiques, processus amorcé au début
des années 60 et qui coïncide avec ce que l’on a appelé chez-nous la «révolution tranquille »,
période d’élan collectif et de modernisation accélérée de la société. Cette révolution sociale et
culturelle, concomitante au concile Vatican Il, a marqué un moment de rupture entre l’Église et la
société, ses institutions, ses élites, ses lieux de créativité et de changement. Petit à petit,
l’institution ecclésiale a perdu son pouvoir sur les organisations de santé, de services sociaux et
d’éducation où elle pouvait, il n’y a pas si longtemps encore, exercer une influence sur les
pratiques individuelles et collectives, ainsi que sur les mentalités. Si, à plus d’un égard, cette
perte de pouvoir ecclésial a pu apparaître comme salutaire, tant pour l’Église que pour la société,
elle a comporté par ailleurs un mouvement de repli sur soi des communautés chrétiennes qui se
traduit, encore aujourd’hui, par un confinement dans la seule sphère de la pastorale
sacramentelle, dans les seules limites de l’espace liturgique. L’Église est de moins en moins
présente dans l’espace public et lorsqu’elle s’y retrouve, c’est le plus souvent soit pour y être
caricaturée, soit parce qu’elle est l’objet d’une controverse.
La situation du christianisme au Québec —et, plus spécifiquement, du catholicisme —n’est pas
particulièrement réjouissante. L’Église québécoise est une Église vieillissante, tant du point de
vue de ses effectifs que de son membership. Certes, au cours des années 1980, suite à l’adoption,
par l’Assemblée des évêques du Québec, des orientations pastorales visant à rapatrier dans les
19
paroisses les catéchèses préparatoires aux sacrements (pardon, première communion,
confirmation), un personnel pastoral nombreux a été engagé dans les paroisses et les diocèses. Ce
sont essentiellement des femmes qui se sont donné une formation théologique de base et qui ont
mis en place des parcours catéchétiques adaptés à la nouvelle situation. Déjà, au début des années
1990, on pouvait constater un essoufflement de ce projet qui avait suscité beaucoup d’espoir pour
la relance des communautés chrétiennes6. Essoufflement aussi du projet d’éducation de la foi des
adultes que les évêques du Québec avaient mis en avant au début des années 1990 et qui n’aura
pas porté les fruits attendus. Aujourd’hui, plusieurs diocèses renoncent petit à petit à
l’engagement de personnel pastoral qualifié, tout autant qu’à une formation théologique minimale
faute de ressources financières adéquates. Le nouveau chantier catéchétique s’impose à l’Église
de chez-nous à un moment de son histoire où les ouvriers se font de moins en moins nombreux,
ont peu de ressources et de formation et, pour dire vrai, apparaissent quelque peu démobilisés. On
peut comprendre que la tentation du «prêt-à-porter» catéchétique soit grande.
C’est dans ce contexte, peu encourageant il faut bien le reconnaître, que l’Église du Québec se
voit confrontée aujourd’hui à reprendre en main les responsabilités qui sont les siennes à l’égard
de l’éducation de la foi.
Les défis de l’éducation de la foi.
L’adoption du projet de loi 118 par le gouvernement du Québec a eu un effet choc dans la
majorité des milieux ecclésiaux. Pour certains, ce changement signifie la perte d’un lieu
privilégié de transmission de la foi et la conscience vive d’une pauvreté de moyens catéchétiques
6
Voir, à ce propos, Jean-Marc CHARRON et Jean-Marc GAUTHIER (dir.), Entre l’arbre et l’écorce.
Des pratiques pastorales en tension, Montréal, Fides, 1992.
20
à l’intérieur même de l’Église. Pour d’autres, il représente la clarification d’une situation ambiguë
peu propice à l’éducation de la foi et l’inauguration d’un temps de reprise en main des
responsabilités ecclésiales. Par ailleurs, tous s’entendent pour reconnaître que les défis sont
énormes.
À l’automne 2001, l’Office de catéchèse du Québec rassemblait plusieurs centaines de
représentantes et de représentants de tous les milieux ecclésiaux (agents de pastorale, membres de
communautés religieuses et du clergé, représentants des facultés de théologie, etc.) autour du
chantier catéchétique qui s’offre à nous. Le colloque Passages a représenté un temps de prise de
parole sur l’état de la situation, sur la nécessité d’un changement de paradigme, sur les
orientations souhaitées pour l’éducation de la foi hors du milieu scolaire. Il a aussi permis de
prendre la mesure de la tâche qui nous attend.
En octobre 2002, l’Assemblée des évêques du Québec rendait public le texte des Orientations
pour la formation à la vie chrétienne7. Ce « document de référence » fait suite à d’autres prises
de position de l’Assemblée relatives à l’évangélisation et à l’éducation de la foi, en particulier
Annoncer l’Évangile dans la culture actuelle au Québec (1999) ainsi que Proposer aujourd’hui
la foi aux jeunes. Une force pour vivre (2000). Il s’inspire largement du Directoire général pour
la catéchèse. Prenant bonne mesure du contexte ecclésial et socioreligieux qui est le nôtre, ce
texte d’orientation situe le projet d’éducation de la foi dans une perspective essentiellement
évangélisatrice où l’enjeu est de permettre à nos contemporains de relire les défis d’humanisation
à la lumière de l’Évangile: «Il incombe à l’Église, souligne le texte, de manifester comment le
7
Il s’agit d’une version provisoire des orientations, qui ont par la suite été publiées sous le titre
Jésus Christ, chemin d’humanisation, Montréal, Médiaspaul, 2004.
21
salut offert en Jésus Christ propose un chemin d’humanisation tout à fait particulier; notamment
par le moyen des activités de formation à la vie chrétienne8. ». Et ce chemin d’humanisation
passe prioritairement par une solidarité effective avec « les petits, les cœurs brisés, les exclus et
les pécheurs9 », ce qui signifie une ouverture du cœur et de l’intelligence aux joies et aux espoirs,
aux tristesses et aux angoisses des femmes et des hommes d’aujourd’hui. Cette orientation de
base interpelle les diverses communautés chrétiennes dans leurs façons de faire Église tout autant
que dans leurs rapports à la société civile. C’est dans la mesure où les communautés chrétiennes
seront animées de cet esprit qu’elles seront réellement évangélisatrices et initiatiques à la vie
chrétienne.
Ce texte d’orientation est riche en propositions de démarches que l’on devrait aujourd’hui
favoriser. La catéchèse sera « orientée vers la foi adulte », elle sera axée sur la proposition et
l’accompagnement plutôt que sur la transmission, elle sera souple mais non moins structurée,
intégrative de la dimension rituelle, communautaire, ouverte à la mission, intergénérationnelle,
différenciée selon les cheminements personnels et les contextes particuliers. Autant de chemins
qui expriment la sensibilité que nous avons aujourd’hui à la complexité du travail d’annonce,
d’initiation et d’approfondissement de l’expérience chrétienne. Ce texte de référence pointe dans
une direction en proposant des chemins. Certains nous sont un peu plus familiers; je pense, en
8
ASSEMBLÉE
DES
ÉVÊQUES
DU
QUÉBEC, Orientations pour la formation à la vie chrétienne,
(version provisoire), 2002, p. 5.
9
AÉQ, Orientations …, 2002, p. 9.
22
particulier, à l’éducation de la foi des adultes pour laquelle notre collègue Paul-André Giguère10 a
développé, depuis déjà un bon moment, une expertise de pointe. C’est aussi le cas pour
l’accompagnement dans le cadre des différentes démarches préparatoires aux sacrements:
préparation au baptême ou au mariage. D’autres, par contre, appellent des clarifications. Je pense
plus spécifiquement aux démarches dites intergénérationnelles, terminologie dans l’air du temps,
mais qui renvoie à bien peu d’expériences concrètes.
Des chantiers à entreprendre.
Ce bref tour d’horizon de la situation québécoise illustre bien le fait qu’à l’instar des autres
sociétés occidentales, le Québec vit aussi à l’heure des mutations. Celles-ci, par ailleurs, sont
caractérisées non seulement par un essoufflement des intuitions catéchétiques des dernières
décennies mais aussi par une transformation radicale de l’environnement dans lequel, jusqu’ici,
s’est vécue l’éducation de la foi, en particulier celle des enfants et des adolescents. Encore une
fois, il s’agit pour nous de reprendre en main une responsabilité que, depuis plus de 20 ans, nous
avons abandonnée à l’État. En pratique, cela signifie se redonner des lieux d’expertise et de
formation, reconstruire des réseaux nationaux d’échange d’expérience, faire travailler ensemble
les catéchètes, les pédagogues et les théologiens. Tout cela demandera du temps, de la patience et
surtout de l’humilité dans la mesure où il nous faut aujourd’hui faire le deuil des certitudes et des
solutions globales en matière d’éducation de la foi.
10
Auteur de Une foi d’adulte, Ottawa, Novalis, 1991 (nouvelle édition 2005) et de Catéchèse et
maturité de la foi, Montréal/Bruxelles, Novalis/Lumen Vitae, Coll. « Théologies pratiques »,
2002.
23
La nouvelle configuration culturelle nous impose, entre autres choses, de bien prendre note de la
position de l’Église et du christianisme dans l’espace social et culturel. L’Église doit se
comprendre comme une institution parmi d’autres qui n’a plus le monopole de la définition des
valeurs, des visions du monde et des pratiques morales et spirituelles. Ne plus prendre le
christianisme et son langage comme allant de soi. Cette conscience de l’érosion rapide de la
référence chrétienne, elle, est bien affirmée dans les prises de position officielles de l’Église au
Québec. Elle traverse des documents comme Annoncer l’Évangile dans la culture actuelle au
Québec (1999) et Orientations pour la formation à la vie chrétienne (2002). Cette conversion du
regard appelle un changement de posture, d’attitude à l’égard de nos contemporains, attitude qui
relève davantage de la mission d’évangélisation, d’annonce ou de proposition que d’entretien
d’une foi perçue comme acquise. Cela étant entendu et compris, reste à définir les modalités
concrètes de cette perspective missionnaire, évangélisatrice. À cet égard, la priorité retenue par
l’Assemblée des évêques du Québec est assez claire. À l’instar de Paul VI et des textes
conciliaires, en particulier la Constitution pastorale Gadium et spes, les évêques nous proposent
d’associer l’évangélisation aux tâches d’humanisation de la société, et ce en donnant la priorité à
la solidarité avec les plus démunis. La proposition de l’Évangile passe par des pratiques
évangéliques de justice et de construction d’un monde plus humain.
Sur une autre scène, celle des communications de masse, un chantier demeure ouvert. Un des
traits caractéristiques de la culture contemporaine reste, tout le monde en convient, le rôle
prépondérant des médias dans la diffusion de l’information et la définition des valeurs. Qui n’est
pas dans les médias n’existe pas. À l’inverse, la présence dans les médias assure une vaste
audience et une répercussion massive du message. Je n’insiste pas, tout cela ayant déjà fait l’objet
24
de nombreuses analyses, même au plan théologique et pastoral11. Au Québec, le rapport entre
l’Église et les médias demeure problématique. La présence du religieux en général et du
christianisme en particulier reste anémique. Il me semble que la proposition de la foi, par un biais
qui resterait à définir, ne peut s’épargner d’une présence significative au sein des lieux de
communication et d’élaboration de la culture.
Quelques remarques concernant les attentes que l’on peut conserver à l’égard de l’école quant à
la transmission de l’héritage chrétien. Un enseignement religieux scolaire, dédouané de ses
objectifs de proposition ou d’éducation de la foi, peut paradoxalement être une chance pour
l’éducation de la foi. L’école demeure une institution crédible qui a pour fonction d’introduire les
enfants et les adolescents aux «outils de la culture». Je suis toujours étonné de l’intérêt que les
adolescents manifestent pour les autres traditions religieuses. Après une seule année d’étude sur
le bouddhisme, l’hindouisme ou l’islam, ils sont souvent plus en mesure de dire quelque chose
d’intelligent sur ces traditions qu’après dix années d’enseignement religieux confessionnel. Peutêtre qu’une présentation systématique, dans le cadre scolaire, correspond davantage à leur soif
d’intelligence qu’une réflexion anthropologico-expérimentale éclairée d’une parole d’Évangile
souvent répétitive. Danièle Hervieux-Léger souligne que l’intérêt pour la culture s’offre comme
une porte d’entrée dans l’univers chrétien pour beaucoup de nos contemporains. Il y a assurément
ici une piste à explorer pour l’avenir de la place de l’enseignement religieux en milieu scolaire.
Malgré la décroissance rapide et dramatique de la pratique religieuse, les Québécois demeurent
attachés aux grands rites de passage qui ponctuent le cycle de vie. La sacralité inhérente à la
11
À titre indicatif, voir Guy MARCHESSAULT, Médias et foi chrétienne. Deux univers à concilier,
Montréal, Fides, 2002.
25
naissance, à l’amour et à la mort continue de s’exprimer en référence à la symbolique chrétienne
et à la ritualité proposée par l’Église. Malgré toutes les ambiguïtés qui entourent la demande des
sacrements, ces temps d’expérience de la transcendance s’offrent comme des lieux
potentiellement riches d’éducation de la foi. Les bouder sous prétexte qu’elle ne s’inscrivent pas
dans une démarche et une expérience de foi éclairée (et qui sommes-nous pour en juger?) relève,
à mon avis, de l’aveuglement. Il faut développer nos expertises, à ce chapitre, lesquelles
demeurent trop souvent cantonnées dans l’improvisation. Plus encore, il nous faut investir, de
façon urgente, dans la qualité de nos rassemblements liturgiques avec la conviction, pour
reprendre l’expression de Paul Ricœur, que le symbole donne à penser.
Le parent pauvre de nos réflexions sur l’éducation de la foi demeure la communauté chrétienne.
L’avenir de la foi passe par l’avenir des communautés chrétiennes. Pas de transmission de la foi
sans communauté de foi qui partage une tradition commune. Or, la situation de nos communautés
chrétiennes est aujourd’hui dramatique, leur vitalité faisant pour le moins défaut. On ne saurait
poursuivre longtemps une réflexion sur les nouveaux paradigmes de la catéchèse sans poser la
question centrale de la vie et du futur de nos communautés, de leur définition tout autant que de
leur organisation. Mais peut-être que cette question reste trop troublante pour être directement
affrontée.
26
Christianisme et transmission: une perspective ecclésiale
Jacques RACINE, professeur titulaire
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval
Alors que, depuis quelques années, bon nombre de mes travaux ont porté sur la place de la
religion à l’heure des reconfigurations scolaires et sociales, j’ai été invité à prendre la parole sur
le thème de ce colloque, «Christianisme et transmission», dans une perspective ecclésiale. J’ai
accepté avec quelque naïveté de relever le défi et de plonger dans un certain inconnu.
Dans un premier temps, je refusai de me livrer à ce qui m'était le plus accessible et sur lequel
j'avais passablement pris la parole: l'analyse de la reconfiguration de l'Église du Québec, de ses
appauvrissements et faiblesses, de ses réaménagements et de ses nouvelles pousses, du contexte
culturel et politique dans laquelle elle œuvre. De multiples diagnostics sont disponibles et doivent
rester présents aux choix d'action pour en préciser les stratégies, mais il ne me parait pas
opportun de les reprendre ou de tenter d'en suggérer de nouveaux dans le contexte de cette
rencontre.
J'ai choisi plutôt d'analyser les textes de l'Assemblée des évêques du Québec intitulés: Proposer
aujourd'hui la foi aux jeunes; Annoncer l'Évangile dans la culture actuelle au Québec; La
catéchèse: une vision commune; Proposer Jésus-Christ: un chemin de liberté et de
responsabilité. J'ai procédé de la même façon avec des textes de l'archevêque de Québec tels
Pour une véritable action catéchétique: l'Église de Québec se mobilise et L'évangélisation au
cœur du projet pastoral de l'Église.
27
Mon hypothèse de départ était de trouver là, la perspective ecclésiale des responsables: évêques,
directeurs et directrices de l'éducation ou de l'initiation chrétienne, théologiens et formateurs
spécialisés qui ont contribué pour leur part à ces rédactions et d'en tirer une interpellation qui
pourrait se traduire en voies de recherches pour la chaire Christianisme et transmission. Mieux
cerner la perspective ecclésiale et en déduire des axes d'étude pour les théologiens et
théologiennes constitueront les deux parties de mon exposé.
1. La perspective ecclésiale: enfanter des disciples du Christ dans une période de désert.
Pour rendre compte de la revue de ces textes pastoraux officiels, j'évoquerai brièvement la lecture
de situation qui y est faite, je soulignerai la définition de la mission qui y est donnée et
j'entrouvrirai la porte sur certains moyens envisagés pour atteindre celle-ci.
La lecture de situation: une période de désert.
«Le contexte social auquel notre Église québécoise est confrontée en ce tournant du XXIe siècle
peut être ressenti comme une période de désert religieux, particulièrement sur le plan des
connaissances de foi12», écrit Mgr. Couture, qui appuie son diagnostic sur la modification des
rapports entre l'Église et la société dont la loi 118 n'est qu'une retombée et sur la difficulté d'un
grand nombre d'adultes à dire leur foi et à en témoigner auprès des générations montantes. À ce
12
Mgr Maurice COUTURE, Pour une véritable action catéchétique: l'Église de Québec se
mobilise! Archidiocèse Québec, no 4, 2002.
28
thème du désert, s'ajoutent les thèmes de l'appauvrissement de l'Église13 et celui de la confiance et
du pari d'Abraham et de Moïse lorsqu'ils ont quitté leur pays pour suivre l'appel de l'Esprit14.
Cette référence à la Bible pour définir la situation présente fait en sorte que les évêques, dans ces
textes, ne sont portés ni à se plaindre de la situation qui est faite à l'Église, ni à se lancer dans de
grands réquisitoires, mais bien plutôt à considérer cet état de fait comme une grâce, une chance,
une occasion de revenir à l'essentiel, de réinterpréter l'histoire du Dieu avec nous, de mieux saisir
leur mission, de comprendre qu'il faut «s'évangéliser pour évangéliser15.» Le désert devient un
appel à la conversion, à une démarche, à un parcours. Les évêques cherchent du même coup à
déceler déjà des signes de la présence de Dieu à son Peuple, des signes du petit Reste en évoquant
«le témoignage exceptionnel des personnes qui, dans leur communauté, multiplient des initiatives
généreuses en faveur de l'éducation chrétienne….(Ils donnent entre autres, en exemple,) les
familles dont la vie chrétienne est devenue un art de vivre… les travailleurs et travailleuses qui
manifestent leur sens de la solidarité chrétienne16.» « Ainsi, (s'exprime Mgr Couture,) plutôt
qu'un lieu de désolation et de sécheresse, le désert peut devenir, pour nous aussi, aujourd'hui, le
lieu privilégié où le Seigneur conduit son Église pour lui parler cœur à cœur17.»
13
ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES DU QUÉBEC (AÉQ), La catéchèse: une vision commune, AÉQ, no 4.
2001.
14
Ibid., no 13.
15
M. COUTURE, Pour une véritable action catéchétique…, no 4.
16
AÉQ, ibid., no 7.
17
M. COUTURE, ibid., no 7.
29
Si l'on désire, de la part de l'épiscopat, une étude un peu plus sociologique de la culture dans
laquelle baigne l'Église et de ses effets sur l'annonce de l'Évangile, il faut retourner au premier
chapitre du texte Annoncer l'Évangile dans la culture actuelle au Québec où il explicite, en ce
sens, six traits culturels. Mais, là n'est pas mon propos comme je l'ai expliqué au départ. Restonsen à une lecture plus spirituelle de la situation telle que je l'ai brièvement esquissée.
La mission: enfanter des disciples du Christ.
Cette lecture conduit à des redéfinitions de la mission et de la catéchèse que l'on trouve
clairement exprimées dans les textes.
L'Assemblée des évêques du Québec, en octobre 2001, affirme «Comme Église, nous avons à ce
moment-ci de notre histoire, une mission à accomplir: enfanter des disciples du Christ, engendrer
des chrétiens et mettre au monde des enfants de Dieu». Les évêques se demandent comment
privilégier l'expérience de la rencontre du Christ plutôt que le seul enseignement de vérités à
transmettre18.
Mgr Couture, pour sa part, appelle à
la mise en œuvre d'une action catéchétique de grande intériorité, soucieuse de laisser
(la) Parole faire son œuvre. Il peut être fort éclairant de retrouver l'expérience intime,
profonde, que cherche à désigner le mot catéchèse. Sa racine grecque signifie "faire
retentir" ou encore "faire écho de haut en bas". Ainsi la Parole proclamée retentit, fait
écho dans le cœur de la personne à qui elle s'adresse, un écho qui dispose à la foi ou
la fait croître. Dans cette perspective, on peut comprendre mieux (et ici Mgr Couture
18
AÉQ, La catéchèse: une vision commune, nos 2 et 4.
30
reprend le mot à mot du Directoire général pour la catéchèse) que le "but définitif de
la catéchèse est de mettre quelqu'un non seulement en contact, mais en communion,
en intimité, avec Jésus-Christ." C'est la raison pour laquelle on peut également dire
que la catéchèse est "une initiation chrétienne intégrale, qui permet une vie
authentique à la suite du Christ, centrée sur sa Personne." Elle invite à dépasser
certaines approches pédagogiques orientées vers l'acquisition des connaissances pour
développer aussi le désir de la rencontre du Christ et d'un engagement concret à sa
suite19.»
Ces deux textes, au delà des formulations, se rejoignent et nous mettent au cœur de notre thème:
transmission et christianisme. Nous en tirerons d'ailleurs les principaux axes de recherche qui
s'offrent aux théologiens et théologiennes, mais avant d'y venir, arrêtons-nous aux conclusions
qu'en tirent eux-mêmes les évêques sur certaines avenues à favoriser pour réaliser la mission.
Les avenues de la mission.
Reconnaissant que, dans un passé pas si lointain, l'Église au Québec a réservé l'activité
missionnaire aux pays dits de mission, a délégué une grande part de l'activité catéchétique aux
écoles et s'est limitée à l'activité pastorale, les évêques expriment l'urgence de «remettre le cap
sur les deux premiers champs d'activité qui constituent l'évangélisation au sens strict: l'activité
missionnaire (première annonce de l'Évangile) et l'activité catéchétique20.»
19
M. COUTURE, Pour une véritable action catéchétique..., no 8.
20
AÉQ, La catéchèse: une vision commune, no 11.
31
Concernant l'activité catéchétique proprement dite, les évêques font appel à la créativité et se
demandent comment favoriser «une intelligence du cœur, inquiète de se nourrir de l'essentiel de
la foi et de favoriser une relation "cœur à cœur"21.» Dans son appel aux équipes pastorales, aux
CPP, aux assemblées de fabrique, aux mouvements de prière et d'apostolat, Mgr Couture exhorte
chacun à «vivre personnellement et en équipe, des temps de silence, de méditation, de prière et de
partage afin d'accueillir la Parole du Seigneur au plus profond (d'eux-mêmes) et de la laisser faire
écho pour découvrir comment y répondre en vérité22?» Les évêques du Québec s'interrogent sur
la manière d'«éduquer la foi à travers l'expérience personnelle et communautaire de la rencontre
de Jésus-Christ (…en rejoignant) autant les adultes que les jeunes23.» Ils sont très conscients que
les chemins sont diversifiés et inattendus, qu'il n'y a ni formules magiques, ni plan directoire qui
tienne. Mgr Couture écrit «Le projet catéchétique diocésain ne sera pas un "programme" bien
détaillé, […] à appliquer de façon identique dans tout le diocèse. Ce projet est (dit) diocésain
parce qu'il met à contribution toutes les ressources ecclésiales et communautaires24.»
Outre ces grandes orientations, on retrouve dans les textes certaines constantes. On va parler de
l'importance des parcours plus que des cours, de la proposition de la foi plus que de la
transmission des connaissances. On va insister sur la Parole de Dieu, la force des récits,
l'importance des témoins.
21
M. COUTURE, Pour une véritable action catéchétique..., no 12.
22
Ibid., no 13
23
AÉQ, La catéchèse: une vision commune, no 4.
24
M. COUTURE, ibid., no 17.
32
Terminons ici ce regard sur la perspective ecclésiale telle qu'élaborée par l'épiscopat et divers
partenaires. Je n'en marquerai ni les forces, ni les faiblesses; ni les silences faits sur certaines
réalités ecclésiales qui rendent plus difficile ce chantier, ni les obstacles que présente la culture
ambiante.
Je me contenterai d'en tirer deux axes de recherche pour les théologiens et théologiennes et
particulièrement pour ceux et celles qui seront rattachés plus immédiatement à la chaire
Christianisme et transmission.
2. Des axes de recherche: la christologie et la transmission.
Priorité à la christologie.
Le premier axe de recherche dans le contexte d'une chaire sur le christianisme et d'une éducation
de la foi qui cherche à favoriser la rencontre et la suite du Christ concerne certes la christologie.
Cette dernière doit éclairer la «production d'orientation catéchétique et d'outils pédagogiques qui
permettent l'accompagnement individuel ou communautaire.» Sans être d'aucune façon un
spécialiste en ce domaine, il me semble que trois défis doivent être en ce sens relevés par les
théologiens et théologiennes.
a) Un premier défi consiste à préciser des voies qui aident l'autre, à partir de ses propres
questions, à comprendre l'articulation des sources25 qui concernent la personne de Jésus-Christ et
la portée des affirmations sur son action; autrement dit, des voies qui l'aident à concilier le
Prologue de l'évangile de Jean et les généalogies de Matthieu et de Luc, le Christ et le Jésus
25
Inspiré du plan de cours Le croire chrétien II: le Christ du professeur Anne Fortin de la Faculté
de théologie et sciences religieuses de l'Université Laval.
33
historique, le Verbe et le Crucifié, Jésus-Christ et la quête de Dieu. À partir de l'Écriture,
comment peut-on favoriser chez l'autre une compréhension de Jésus-Christ qui s'inscrit dans sa
vision globale du monde et le rend capable de rendre compte de son engagement à sa suite?
Au cours des siècles, de nombreuses articulations des différentes facettes de Jésus-Christ ont été
présentées, certaines ont fait l'objet de définitions conciliaires et de disputes légendaires. Elles
étaient la plupart du temps déterminées par autorité. Dans une société où s'est développée la
conscience du sujet, le théologien et la théologienne ne peuvent traiter de telles questions
uniquement entre eux et avec le Magistère. Ils doivent être constamment en dialogue avec les
chrétiens et chrétiennes qui cherchent à rendre compte de leur foi.
Il n'y a pas de témoins crédibles et de prises de parole signifiantes sur la place publique et même
dans la famille si le sujet est incapable de témoigner de sa foi en Jésus-Christ avec cohérence, en
référence à une vision évolutive du monde26, un véritable souci du devenir de l'être humain et une
réflexion sur Dieu.
Marcel Gauchet affirmait récemment que «la question la plus fondamentale pour les chrétiens, est
de savoir comment dans le monde actuel et la culture de notre temps, penser Dieu à travers ce que
dit le Christ27.»
b) La théologie des religions et les relations entre ces dernières occupent une place tout à fait
centrale dans les débats contemporains. Si certains, dans les échanges, se réfugient dans un
déisme un peu mou, le véritable défi à relever est celui d'une approche du Christ qui se révèle
26
Karl RAHNER, Traité fondamental de la foi, Paris, Le Centurion, 1983, p. 205-230.
27
Marcel GAUCHET, « Peut-on être moderne et chrétien?», Le Devoir, 31 août 2002, p. D 7.
34
comme un don gratuit de Dieu à tous, comme une grâce sans bornes et sans frontières. L'identité
chrétienne, en ce sens, est pour une large part cachée28. Elle est l'œuvre de l'Esprit qui seul
«enfante des disciples du Christ, engendre des chrétiens et met au monde des enfants de Dieu29».
Il est la source véritable de la vie chrétienne. Si l'identité chrétienne se vit à l'intérieur d'une
communauté, elle n'est pas limitée par celle-ci. Elle est suite du Christ et vie dans l'Esprit, dans et
hors l'Église. En cela, elle demeure cachée, même chez celui qui est identifié comme fidèle. Ce
constat impose la tolérance dans nos rapports les uns avec les autres et l'écoute de ce qui est
accueilli du don débordant de Dieu chez les hommes et les femmes de notre temps, peu importe
leurs traditions, leurs religions et leurs cultures.
C'est, me semble-t-il, en développant la christologie dans une perspective trinitaire que l'on
pourra se situer avec le plus de justesse dans le dialogue avec les autres religions et spiritualités.
c) À partir de la compréhension qu'ils ont de Jésus-Christ dans une perspective trinitaire, les
théologiens et théologiennes ont aussi à s'interroger sur les conditions de la suite du Christ
aujourd'hui et sur ses incompatibilités. Le Christ est venu pour le salut des hommes et des
femmes de ce temps. Mgr Rouet dans la préface d'un livre intitulé Huitième sacrement30 écrit:
28
Jürgen MOLTMANN, « La plénitude des dons de l'Esprit et de son identité chrétienne»,
Concilium 279, 1999, p. 47-53.
29
AÉQ, La catéchèse: une vision commune, no 4.
30
Cité dans Mgr Albert ROUET, Faut-il avoir peur de la mondialisation? Enjeux spirituels et
mission de l'Église, Paris, DDB, 2000, p. 12.
35
«l'identité évangélique ne consiste pas à se montrer, mais à montrer les racines de l'humain». Il
faut «entendre l'exigence d'humanité31».
Dans un petit livre où il traite des enjeux spirituels et de la mission de l'Église dans le contexte de
la mondialisation, il s'interroge «sur l'aptitude de la foi chrétienne à s'énoncer de façon
satisfaisante à une société finalement opulente32.» Il met l'Église en garde contre une
revendication de droits pour elle-même, attitude qui correspondrait à ce que la société libérale
comprend des religions, associations comme les autres de la société civile. Il l'invite plutôt à
«l'urgence de penser à frais nouveaux l'homme et la société, en contradiction avec l'esprit de ce
monde», selon une prière liturgique (Laudes, Vendredi 1). Plus qu'une question de morale, il
s'agit d'une question existentielle33.»
Les théologiens de la libération ont attiré l'attention sur la solidarité avec les pauvres,
destinataires premiers du message biblique en insistant sur les liens entre Jésus et le pauvre34. Ils
ont dénoncé l'in-humain là où ils le rencontraient. Ils ont cherché à redonner sens à des hommes
et à des femmes exclus, à les rendre aptes à «boire à leur propre puits35» et à se libérer par la foi.
Les théologiens des pays développés ont abondamment réfléchi sur les termes d'universalisme, de
globalisation, de généralisation et d'homogénéisation et y ont opposé le terme de catholicité,
comprise comme articulation de l'universel et du particulier dans le local. En ce sens, William
31
Mgr Albert ROUET, Faut-il avoir peur de la mondialisation?, p. 27.
32
Ibid., p. 56.
33
Ibid., p. 63.
34
C. BOFF, J. PIXLEY, Les pauvres, choix prioritaire, Paris, Cerf, 1990.
35
Gustavo GUTTIERREZ, La libération par la foi. Boire à son propre puits, Paris, Cerf, 1985.
36
Cavanaugh, professeur de théologie à l'Université Saint-Thomas aux États-Unis a même opposé
dans un volume intitulé Eucharistie et mondialisation, la géopolitique de la mondialisation à la
géopolitique de l'Eucharistie. «Le vrai village planétaire ce n'est donc pas le village abstrait,
grossi à l'image du monde (la mondialisation vécue par les élites), c'est cette assemblée ici et
maintenant, où en tout lieu et en tout temps nous sommes faits un en Celui qui a dit " là ou deux
ou trois se trouvent en mon nom, là je serai présent au milieu d'eux." Mt 18,2036.» Dans
l'Eucharistie, on ne communie pas à une idée de l'humanisme, mais au Corps du Christ qui est un
corps organique qui exige le partage, la fraternité universelle, la solidarité et le pardon.
Pour leur part, des éthiciens ont appelé à un dépassement de la pensée binaire qui facilement
conduit à l'exclusion d'une des parties. Ils ont favorisé une approche ternaire qui ouvre à l'autre
dans sa différence en s'inspirant de l'approche trinitaire et d'une relecture des relations entre le
Père, le Fils et l'Esprit37. En soulignant les limites que l'être humain doit se donner à lui-même
dans ses relations avec les autres et le cosmos, il est bon aussi de rappeler les propres limites que
Dieu s'est données en Jésus.
Ce ne sont là que quelques exemples d'un travail qui reste à faire pour cerner les conditions et
les conséquences de la suite du Christ dans un Québec qui n'échappe pas aux influences d'une
36
William CAVANAUGH, Eucharistie et mondialisation. La liturgie comme acte politique, Suisse,
Ad Solem, 2001, p. 95.
37
Anne FORTIN, Michel BEAUDIN, « Lecture et relecture inconclusives», Des théologies en
mutation. Parcours et trajectoires, Montréal, Fides, Collection « Héritage et projet », 2002, p.
403-408.
37
pensée unique qui est largement dominée par l'économique et qui réduit l'être humain à une
dimension marchande, fermée à toute transcendance.
Et la transmission…
Je m'attarderai beaucoup moins au second axe de recherche que j'ai retenu, celui de la
transmission. Je l' ai déjà effleuré en parlant des défis en christologie. Cet axe n'est pas exclusif
aux théologiens et théologiennes. Il intéresse tous les spécialistes des sciences humaines. Il
déborde les questions liées à l'éducation de la foi. Il interpelle les sociétés comme en fait foi le
rapport de Régis Debray sur L' enseignement du fait religieux dans l'École laïque.
Des considérations préalables.
À peu près tout le monde s'entend maintenant pour dire que l'on ne transmet pas la foi. Elle est un
don que l'on accueille et c'est à partir de l'histoire de la rencontre du don et de son accueil chez
une personne que doivent se faire l'éducation de la foi, l'accompagnement spirituel, la catéchèse
proprement dite. Ces démarches se déroulent dans un dialogue où il n' y a pas un éduquant et un
éduqué, mais deux personnes qui prennent le risque de la parole et de l'écoute, le risque de l'Autre
avec tous les déplacements qu'il peut susciter.
En conséquence, depuis un certain temps, et on retrouve cela dans les textes des évêques, on
remplace le terme de transmission par celui de proposition ou d'accompagnement et l'on prend
une distance certaine vis-à-vis la transmission des connaissances qui ne peut certes tenir lieu de
catéchèse. Cette dernière, comme on l'a vu, a pour but de mettre quelqu'un en contact, en
communion, en intimité avec le Christ.
38
Pour votre part, vous avez retenu pour la dénomination de la chaire: le terme transmission. Vous
aurez à vous en expliquer.
Quant à moi, je ne traiterai pas ici des défis posés à la proposition première de l'Évangile et à
l'accompagnement des personnes. Ils sont prioritaires et peuvent utilement faire l'objet de travaux
de recherche. Dans ma réflexion, j'ai plutôt essayé de comprendre pourquoi vous avez retenu le
terme de transmission et d'en déduire l'approche qui pourrait être la vôtre.
Une tâche liée à l'humanisation.
Malgré la reconnaissance de la liberté des personnes et la diversité des générations et des
contextes historiques, il est tout à fait normal de vouloir assurer des continuités et des filiations et
de s'inquiéter des meilleures façons de le faire pour le bien même des descendants. Ce n'est pas
parce qu'il y a un effondrement des lieux habituels de transmission qu'étaient la famille nucléaire,
l'école catholique, la paroisse, une certaine culture publique homogène que l'on doit taire cette
aspiration tout en sachant bien que ce qui sera laissé en héritage sera transformé par le jeu des
nouveaux acteurs.
Tout en valorisant en priorité la suite personnelle du Christ chez le croyant, on ne peut pas mettre
en sourdine l'aspect essentiellement communautaire de la foi et la tâche d'évangélisation des
cultures. Raymond Lemieux répète régulièrement dans ses interventions que le problème n'est
pas le «Je crois», mais le «Nous croyons». On doit admettre que la crise de la transmission à
laquelle on réfère n'est que la conséquence d'une crise plus grave: celle de la perte des liens
sociaux qui crée l'exclusion au sein des sociétés et la fracture entre générations. C'est cette
dernière crise qui s'attaque aux «racines de l'humain» selon l'expression de Mgr Rouet.
39
Les chrétiens, dans leur suite du Christ, ne peuvent se contenter d'être en réseaux entre «mêmes»
ou simplement situés par rapport à une cartographie ecclésiale qui couvre l'ensemble du territoire.
Ils sont appelés à constituer un regroupement de communautés locales ouvertes à tous et unifiées
par l'Esprit. Ces communautés diversifiées ont à se développer comme des lieux d'éducation de la
foi par le témoignage, l'échange, l'engagement, la célébration. Elles ont aussi à exprimer des
solidarités concrètes en se liant aux efforts des hommes et femmes de bonne volonté.
Développer la réflexion sur la formation des communautés ou des liens communautaires dans le
contexte actuel apparaît une tâche importante pour la chaire tant dans une perspective ecclésiale
que dans une perspective sociale. Il est tout aussi nécessaire de chercher à voir comment la force
de l'Évangile, vécue chez les personnes et dans les communautés, peut bouleverser « les critères
de jugement, les valeurs déterminantes, les points d'intérêt, les lignes de pensée, les sources
inspiratrices et les modèles de vie de l'humanité qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le
dessein du salut38.» Cette tâche est encore plus exigeante qu'au temps où Paul VI prononçait ces
paroles, à cause même de l'extension et de l'influence mondiale d'une industrie culturelle à
vocation marchande. Mais, elle est encore plus indispensable, non en fonction de l'Église, de la
nation, de l'idéologie de l'axe du bien, mais en fonction du devenir de tout être humain.
J'ai fait l'hypothèse que c'est l'intérêt pour ces deux questions (la crise du lien social et
l'évangélisation de la culture) qui vous a fait choisir le terme de transmission pour désigner votre
projet. Si ce n'est pas le cas, considérez cette hypothèse comme un procédé oratoire pour vous
proposer des axes de recherche.
38
PAUL VI, Evangelii nuntiandi, 1975, no 19.
40
Permettez en terminant que je souhaite plein succès aux responsables de la chaire Christianisme
et transmission. Les résultats de vos premiers travaux, comme vous le constatez, sont déjà
attendus.
41
Théologie pratique et questions de transmission39
Solange LEFEBVRE
Faculté de théologie et de sciences des religions
Université de Montréal
Dans cet article, nous réfléchissons sur la transmission comme défi central de la théologie
pratique. Certaines controverses concernant la transmission y seront examinées, dans le but de
dégager des pistes qui permettraient d’y réfléchir de façon féconde en théologie. Il nous paraît en
effet que la question de la transmission est transversale: elle renvoie à des défis catéchétiques
permanents pour la foi chrétienne et à des débats fondamentaux sur la culture, à laquelle
appartient la dimension religieuse; elle se répercute aussi dans la majeure partie des défis
auxquels font face actuellement les divers champs de la théologie pratique, notamment la relève
dans les communautés chrétiennes ou les groupes de chrétiens engagés socialement. Il ne s’agit
toutefois pas de proposer des pistes d’intervention, mais plutôt de reprendre à nouveaux frais la
question de la transmission, assez disqualifiée dans les milieux théologiques et pastoraux
présentement, au nom des défis d’une « nouvelle évangélisation », d’une catéchèse de la
proposition, ou de la vision de l’éducation de la foi comme accompagnement ou communication.
Certes pertinents, ces discours, réflexions et pratiques gagneraient, nous semble-t-il, à ne pas
39
Ce texte a été publié dans le Laval théologique et philosophique, vol. 60, no 2, juin 2004, p.
251-268. Il consiste en la version revue et améliorée de la communication prononcée lors du
colloque de la rentrée facultaire de septembre 2002. (Note à l’éditeur: Une démarche est en cours,
pour demander à la revue l’autorisation de publier cet article.)
42
purement et simplement reléguer le concept de transmission à une logique de reproduction ou de
relation enseignant-enseigné.
Une première section de cet article s’attachera à la clarification de deux enjeux fondamentaux
concernant le concept de transmission. Premièrement, les rapports entre la tradition et la
modernité seront discutés à la lumière des conceptions de la transmission. Nous proposons de
mieux voir la complexité des rapports entre la tradition et la modernité, ce qui permet de
réexaminer
la
transmission.
Deuxièmement,
nous
examinons
quelques
effets
de
l’individualisation religieuse sous l’aspect critique de la désinstitutionnalisation de la religion en
Occident. Critique mais aussi dynamique, dans la mesure où cette individualisation a un sens
proprement chrétien: elle appartient à l’héritage occidental, elle est donc transmise.
Une seconde section précisera les conséquences de ces enjeux sur la théologie pratique, en trois
temps: 1) les défis actuels de la transmission du christianisme; 2) l’examen de l’importance
accordée au XXe siècle à l’engagement des chrétiens dans « la sphère temporelle », comme source
d’une dévaluation de certaines institutions de transmission; 3) l’attention aux réseaux de
transmission dans des recherches qualitatives, qui offre des pistes de recherche particulièrement
prometteuses pour la théologie pratique.
1. Le concept de transmission, entre tradition et modernité.
Cette section aborde diverses questions critiques en ce qui a trait à l’usage du concept de
transmission. Certains auteurs optent pour l’évacuer, estimant qu’il a perdu sa pertinence en
même temps que s’effondraient les cadres de la continuité dans la modernité avancée. À
l’opposé, d’autres s’en prennent à la conception réductionniste de la culture, du savoir et de
l’éducation qui se trouve en jeu, à l’horizon de cette évacuation.
43
1.1. La transmission, un concept controversé.
Aborder le problème de l’éducation ou de l’initiation chrétienne en termes de transmission ne va
pas de soi. On assiste souvent, dans la réflexion générale sur l’éducation, l’apprentissage et la
catéchèse, à l’évacuation du concept de transmission. Quand il n’est pas dénié, on le remet en
question, on le discute, il suscite certains malaises. Ou encore, on en fait usage sans trop le
définir. Depuis une dizaine d’années, nos études anthropologiques sur les enjeux de formation
professionnelle et des rapports de générations, nous ont amenée à constater qu’un déni de la
transmission était fréquent40. On parlera plutôt de « construction des savoirs », de « proposition »,
de « négociation ». Ces questions supposent des débats philosophiques redoutables.
En effet, depuis les années 1970, plusieurs approches des questions d’apprentissage et de
formation ont délibérément évité le terme de transmission, pour diverses raisons. L’une de cellesci tient au changement supposé de paradigme dans l’étude des enjeux de transmission, alors que
l’on passerait d’une société traditionnelle où dominent la continuité et la transmission unilatérale,
à une société moderne où domineraient le changement et l’expérimentation. Selon cette
distinction, les questions de transmission seraient habituellement envisagées sur l’horizon de
cultures dites « traditionnelles », cultures de reproduction et de continuité. Les cultures ou
habiletés à transmettre seraient relativement fixes, ou du moins perçues comme telles. Dans un tel
contexte, les plus âgés adhèrent à une tradition religieuse, détiennent une expérience et un savoirfaire qui n’ont pas à être mis en cause, car la reproduction va de soi. Dans le champ de la foi
40
Voir par exemple Solange LEFEBVRE, Esther CLOUTIER, Élise LEDOUX, Céline CHATIGNY,
Yves SAINT-JACQUES, « Transmission et vieillissement au travail », Vie et Vieillissement, Vieillir
au travail, 2, 1 et 2 (avril 2003), p. 67-76.
44
religieuse, la transmission serait alors de type « dogmatique », mais surtout, elle s’opérerait par
imprégnation et par imitation.
Des théories plus récentes mettent l’accent sur l’action et la représentation comme modèles pour
comprendre la culture. On parle de la culture comme d’une construction constante réalisée par
ceux qui y participent, ou de la culture comme représentation que l’on ne comprend que
lorsqu’on y participe. La réflexivité du sujet — son aptitude à assumer, à rejeter et à créer
consciemment les diverses dimensions de sa vie — serait première par rapport à un héritage, à un
donné reçu. On oppose cette modernité rationnelle, créative et expérimentatrice, à la tradition. En
tel contexte, la foi religieuse ne serait plus transmise sur un horizon de continuité, mais elle serait
volontairement rejetée ou assumée, à divers moments de la vie.
Or, c’est là un schéma simpliste qui n’éclaire en rien les manières dont s’élabore une culture,
notamment une culture religieuse, une culture du travail, une culture tout court. Les analyses
fines de la religion ou de tout savoir transmis constatent bien sûr des ruptures et des créations,
mais aussi des continuités et des adaptations. Pour éclairer ces rapports subtils, un travail
rigoureux et approfondi sur la transmission du christianisme devrait notamment tenir compte de
l’anthropologie des mondes contemporains.
1.2. Complexité des rapports entre tradition et modernité.
L’intérêt particulier de l’anthropologie des mondes contemporains réside dans son enracinement
dans des sociétés traditionnelles. Si bien que plusieurs analyses anthropologiques des mondes dits
« contemporains », c’est-à-dire occidentaux et modernes, reprennent notamment les concepts de
tradition, de religion et de transmission. Ils contribuent à la critique de la réflexion sur la
45
modernité, qui évacue parfois trop rapidement ces questions. Citons à ce sujet ces propos
importants de l’anthropologue J. Pouillon:
Toute culture est traditionnelle […]. Mais alors à quoi rime la distinction entre les
sociétés dites traditionnelles et celles dont on prétend ou qui prétendent qu’elles ne le
sont pas parce qu’elles seraient historiques, changeantes et toujours à caractériser par
leurs modernités successives? En fait, elles ne sont pas moins traditionnelles les unes
que les autres et même, selon A.M. Hocart (1927), la balance ne pencherait pas du
côté des premières: aux enfants occidentaux les coutumes sont inculquées dès le plus
jeune âge, si tôt qu’ils oublient ensuite cet apprentissage et finissent par croire que la
raison ou l’ordre présent des choses dicte leurs conduites. Apprenant plus tard, les
Mélanésiens dont parle Hocart intériorisent à un moindre degré leurs préceptes
traditionnels; aussi sont-ils parfois capables de prendre plus de libertés avec eux que
nous avec les nôtres […]. Toutefois il serait vain de vouloir doser, pour chaque
société, le poids des traditions […] les traditions étant la plupart du temps
inconscientes ou du moins implicites, on constate celles de l’autre, on ignore les
siennes et corrélativement, on est sensible chez soi au changement qu’on valorise,
chez l’autre au conservatisme qui nous permet de l’identifier41.
41
J. POUILLON, « Tradition », dans Pierre BONTE et Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 19922, p. 711. Cite A.M. HOCART, « Are Savages
Custom-bound? », Man, XXVII, p. 220-221. Renvoyons aussi à la sociologue du catholicisme
Danièle HERVIEU-LÉGER qui, dans La religion pour mémoire (Paris, Cerf, 1993), tente de
repenser la transmission, la religion et la modernité, sur l’horizon des réflexions sur la mémoire
collective.
46
Et de manière apparentée, « si la culture est tout ce qui s’apprend en pouvant se communiquer il
n’est rien de culturel qui ne fasse l’objet d’une transmission42».
L’étude de la transmission exige donc de porter attention aux interactions entre la modernité et la
tradition. Voyons un autre exemple de cela. Elbaz attire l’attention sur la confusion entre
modernisme et modernité, le telos historiciste, la logique hégélienne ou néo-évolutionniste dont
les sciences sociales demeurent tributaires. Il observe que nous distinguons des séquences, des
constellations socioculturelles telles que tradition, modernité, postmodernité, sans insister sur les
déplacements et les traces, les coprésences spatiales et temporelles, les discontinuités. Nous
pensons la tradition comme un passé en ruines, occultant ce qui dure et se transmet, se remémore
et se commémore43. À cet égard, Andrée Fortin observe trois grands déplacements de la
recherche en histoire du Québec: le paradigme spatial rural/urbain domine durant les
années 1950, relayé par celui des classes sociales. Plus récemment, on a envisagé la tension
dynamique entre tradition et modernité comme un moteur de la société québécoise, quittant de la
sorte une vision historique linéaire de progrès44. Les chercheurs interrogent le paradigme
persistant de la tradition pour définir le Québec d’avant la Révolution tranquille, en trop nette
opposition avec un Québec qui se moderniserait enfin après les années 1960.
42
Gérard LENCLUD, « Transmission », dans Pierre BONTE et Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie, p. 713.
43
Mikhaël ELBAZ, « Bifurcations postmodernes et frontières de l’identité », dans Mikhaël ELBAZ,
Andrée FORTIN et Guy LAFOREST (dir.), Les frontières de l’identité. Modernité et
postmodernisme au Québec, Sainte-Foy, PUL; Paris, L’Harmattan, 1996, p. 235.
44
Andrée FORTIN, « Les trajets de la modernité », dans Mikhaël ELBAZ, Andrée FORTIN et Guy
LAFOREST (dir.), ibid., p. 24-25.
47
Cet impératif de changement et cette conception évolutionniste du temps se manifestent aussi à
travers les préoccupations constantes à l’égard des transformations sociales. Les enquêtes
socioreligieuses par exemple s’efforcent de lire les manières de croire à travers une succession de
recherches empiriques. Certes précieuses, ces recherches présentent aussi une précarité, une
fragilité: elles captent une expérience et une réflexion très partielles et fugitives, puisqu’elles
nous échappent et s’explicitent très difficilement. Devant cette masse de données, dont on refait
périodiquement l’analyse, on est parfois tenté de référer à un mot de Chou En-lai, au
e
XX
siècle,
compagnon de Mao Zedong. À la question, « Que pensez-vous de la Révolution française? », il
avait répondu: « Il est trop tôt pour le dire45 ».
Lorsqu’on voit la manière dont on révise successivement, par exemple, le rapport entre religion et
modernité, on est tenté de s’en remettre à ce sage conseil de Chou En-lai. En l’espace de 40 ans,
on a eu droit à tous les slogans: fin, déclin ou retour de la religion par exemple. Michel Foucault
fait à cet égard une observation très juste sur l’image du « retour », qui peut concerner les autres
mentionnées:
La description des énoncés et des formations discursives doit donc s’affranchir de
l’image si fréquente et si obstinée du retour. Elle ne prétend pas revenir, par-delà un
temps qui ne serait que chute, latence, oubli, recouvrement ou errance, vers le
moment fondateur où la parole n’était encore engagée dans aucune matérialité, n’était
vouée à aucune persistance, et où elle se retenait dans la dimension non déterminée
de l’ouverture. Elle n’essaie pas de constituer pour le déjà dit l’instant paradoxal de la
45
(1896-1976); a étudié en France entre 1920-1923, après quoi il est devenu communiste. Cité
dans Leonard I. SWEET, « Straddling Modernism and Postmodernism », Theology Today,
juillet 1990, p. 159-164.
48
seconde naissance; elle n’invoque pas une aurore sur le point de revenir. Elle traite au
contraire les énoncés dans l’épaisseur du cumul où ils sont pris et qu’ils ne cessent
pourtant de modifier, d’inquiéter, de bouleverser et parfois de ruiner46.
Dans une synthèse récente sur la modernité comme tournant axial au plan religieux, Yves
Lambert concluait ceci: « On n’a pas observé de changement religieux d’ampleur comparable à
l’émergence des religions universalistes de salut. Le christianisme reste nettement dominant sur
la scène religieuse occidentale (et les religions de salut dans l’ensemble du monde). Les trois
quarts des Européens et les neuf-dixièmes des Américains déclarent appartenir au christianisme.
Un cinquième se dit culturellement chrétien sans croyance, un autre cinquième affirme avec
vigueur sa conviction47 […] ». Lambert attire l’attention sur les continuités qui traversent la
modernité. Par là, il ne s’agit pas de nier les changements et les innovations, mais de demeurer
attentifs aux dimensions de la continuité, de mieux réfléchir sur les rapports complexes entre la
tradition et la religion dans la modernité.
2. L’individualisation religieuse.
Nous aborderons ici les effets et le sens de l’individualisation religieuse moderne en Occident,
notamment dans le domaine religieux. L’attention à cette dimension est fondamentale, car
l’individualisation contribue à la désinstitutionnalisation du religieux. Elle modifie le rapport aux
traditions et aux organisations religieuses, et donc aussi la dynamique de la transmission. Le
46
Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 163-164.
47
Yves LAMBERT, « Nouveau tournant axial de la modernité religieuse », Archives de sciences
sociales des religions, no 109, 2000, p. 106.
49
premier point concerne l’affaiblissement de l’institution du religieux, le second examine le sens
que peut revêtir cette individualisation du religieux.
2.1. Signes d’une désinstitutionnalisation de la religion occidentale.
Ce qui, très certainement, a changé, est la relation de l’individu à la communauté. Sur le plan
religieux, ce changement se comprend à travers le phénomène de l’individualisation. Abordons-le
d’abord empiriquement. Il ne s’agit pas ici d’enquêtes concernant la conscience religieuse mais la
participation institutionnelle. Après tout, cet enjeu d’une participation régulière aux activités
communautaires est parmi les plus préoccupants pour les institutions religieuses. Partout en
Occident, et même aux États-Unis, cet individualisme semble s’accroître progressivement. Il
suscite le détachement d’une communauté d’appartenance, de participation et d’engagement.
Référons-nous brièvement à trois recherches menées respectivement aux États-Unis, au Canada
et en Europe. Dans les trois cas, depuis Vatican II, il y aurait déclin de plusieurs éléments de la
vie institutionnelle catholique: vocations religieuses, assistance à la messe, conversions.
Au Canada on note une baisse généralisée de la pratique religieuse rituelle, même sur une base
annuelle. En outre, les confessions protestantes constituant l’Église Unie, très importantes au
pays voilà 70 ans, de même que l’Église anglicane affichent une décroissance numérique: à la
fois leurs membres vieillissent et de moins en moins de jeunes s’y identifient. Quant à la
fréquence de la participation aux services religieux des personnes âgées de 15 ans et plus, elle a
chuté partout au pays au cours des 15 dernières années. À l’échelon national, seulement le
cinquième (20 %) des personnes âgées de 15 ans et plus prenaient part aux services religieux de
façon hebdomadaire en 2001, comparativement à 28 % en 1986. En 2001, 4 adultes sur 10 (43 %)
50
ont déclaré ne pas avoir pris part à un service religieux au cours des 12 mois ayant précédé
l’enquête, comparativement à 26 % en 198648.
Aux États-Unis, dans les années 1970, 46 % des catholiques se disaient « fortement
catholiques », contre 37 % dans les années 1990; 48 % pratiquaient chaque semaine, contre 29 %
dans les années 1990. Du côté protestant, surtout à cause de la vitalité et de la croissance des
Églises de type pentecôtiste, il y aurait stabilité de l’appartenance, alors que dans les années 1970
elle était un peu moindre que du côté catholique. Elle est devenue équivalente dans les
années 199049. En Europe, on observe un phénomène similaire. Par exemple, en France s’opère
souvent une individualisation progressive de la religion chez les jeunes, comprise comme une
prise de distance à l’égard de la communauté pratiquante, même au sein des familles pratiquantes
et engagées dans leur communauté religieuse50. Et des recherches comparatives européennes, de
type qualitatif, observent un peu partout l’amenuisement du poids de la dimension religieuse dans
la formation de l’identité. Certes, le choix de quelques individus pour un engagement religieux
est d’autant plus affirmé, parfois même radical, notamment chez les jeunes adultes. On en conclut
48
Ces données de Statistique Canada sont tirées des recensements suivants: 2001 (échantillon
de 1/5), 1991 (échantillon de 1/5), 1981 (échantillon de 1/5), 1971 (échantillon de 1/3). Elles sont
regroupées et analysées sur le site Internet de l’organisme, dans le document intitulé « Religion ».
49
Voir Tom W. SMITH, « American Catholics; Report on General Social Survey Results, 1998 »,
University of Chicago, National Opinion Research Center, 1999; et Dean HOGE, William
DINGES, Mary JOHNSON, Juan GONZALES, Young Adult Catholics. Religion in the Culture of
Choice, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 2001.
50
Voir Vincent TOURNIER, « La socialisation politique et religieuse des adolescents en France.
Permanences et mutations », Lumen Vitae, 2001/2, p. 159-174.
51
à l’ébranlement de toutes les institutions de la transmission religieuse, qu’il s’agisse de la famille,
l’Église, la société et les médias51.
Les réflexions portant sur la modernité comme discontinuité et effritement des institutions de
transmission renvoient à ces grands résultats de recherche. Mais on peut y réfléchir autrement, en
tentant de comprendre ce que signifient ce phénomène d’individualisation et ses conséquences
sur la transmission religieuse.
2.2. Débats autour du sens de l’individualisation, selon Charles Taylor.
Charles Taylor présente une perspective plus nuancée, notamment dans Sources of the Self. Cet
ouvrage fait état de la controverse qu’engage le philosophe avec les philosophies morales
rationalistes et utilitaristes52. Taylor se penche sur la question de l’autonomie du sujet et son
rapport à la tradition. Il cherche à éclairer les profondeurs du Soi (Self) et de l’identité moderne,
contre leur réduction à ce qu’il désigne le neutral self, le sujet du contrôle rationnel, totalement
désengagé. Il désigne ce sujet des philosophies rationalistes et utilitaristes aussi par le concept de
« soi ponctuel » (punctual self), à savoir le soi défini en abstraction d’une tradition, d’une
préoccupation ultime ou d’une aspiration profonde, et de toute orientation morale fondamentale
vers le Bien ou le Bon (Good). Les philosophies les plus importantes du
e
XX
siècle se seraient
employées à réfuter cette image du sujet désengagé, dépris de l’histoire, d’une tradition, du
monde.
51
Voir par exemple Roland CAMPICHE, Cultures jeunes et religions en Europe, Paris, Cerf, 1997.
52
Charles TAYLOR, Sources of the Self, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press,
1989.
52
Mais une fois les termes du débat posés, il reste à éclairer le sens de l’individualisation du sujet.
Taylor réfléchit en particulier sur l’autonomie moderne, valeur très prisée en Amérique du Nord.
Il lui paraît évident qu’il serait illusoire de penser cette autonomie comme le détachement
complet d’un horizon collectif et d’une tradition. D’ailleurs, cette autonomie proviendrait
notamment de la tradition protestante puritaine, selon laquelle être autonome veut dire « quitter la
maison », « se prendre en main », « refaire ses propres choix religieux », et appartenir ainsi à la
communauté, en tant qu’adulte. Ces affirmations de l’individu se trouvent donc mises en valeur,
et elles sont transmises aux jeunes. Elles s’enracinent dans une tradition, une manière sociale,
culturelle et religieuse de voir.
Charles Taylor continue toujours son projet de compréhension du sujet moderne. Après Sources
of the Self, le philosophe paraît vouloir poursuivre son enquête sur le soi en tentant de
comprendre l’étonnante déprise du sujet d’une communauté religieuse, depuis une cinquantaine
d’années53. Dans Varieties of Religion Today, il aborde systématiquement la dimension religieuse
de la question, en relisant l’œuvre du psychologue et théologien William James. Celui-ci
exprimait son aversion à l’égard d’une religion trop identifiée aux Églises, et son parti pris pour
le primat de l’expérience intérieure54. Plus généralement, l’individualisation et l’autonomie
plongent leurs racines dans les grandes religions de salut, en particulier le christianisme.
53
Charles TAYLOR, « Une place pour la transcendance? », dans Pierre GAUDETTE (dir.),
Mutations culturelles et transcendance, Laval théologique et philosophique, Supplément (2000),
p. 5-15; Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge, Massachusetts,
Harvard University Press, 1989.
54
Voir C. TAYLOR, Varieties of Religion Today. William James Revisited, Cambridge,
Massachusetts; London, England, Harvard University Press, 2002.
53
Pour conclure cette section, insistons sur le fait que l’individualisation appartient pour une part à
la dynamique même de la foi chrétienne. On ne peut donc la réduire à l’« individualisme », forme
de repli sur soi, d’autosuffisance, contraire à l’éthique évangélique. Les études de Taylor
comportent en outre un grand intérêt pour une étude de la transmission chrétienne. Ses
perspectives permettent de sortir de l’opposition entre une société où dominent la transmission, la
communauté/institution et la continuité, et une autre dite « moderne », où dominent
l’expérimentation réflexive, l’individu et la rupture ou le changement. Taylor resitue
l’individualité: non seulement le sujet est-il traversé par les traditions, mais sa réflexivité
l’engage plus profondément dans un choix pour une foi ou une institution religieuse. Cela dit, un
plus grand détachement des pratiques communautaires comme fait social objectif doit être pris en
compte par le christianisme.
2.3. Conséquences pour la théologie pratique.
Cette section montre les conséquences des débats exposés jusqu’ici, dans des réflexions
appliquées sur la transmission. Premièrement, elle réfléchit sur les conceptions du sens même de
l’éducation scolaire, et quelques enjeux de l’éducation religieuse à l’école et dans les
communautés chrétiennes. Deuxièmement, elle soulève le problème d’une certaine dévaluation
des enjeux de transmission chrétienne dans les spiritualités d’engagement social. En troisième
lieu, elle propose un champ de recherche nouveau en théologie pratique, l’étude des « réseaux »
de transmission, qui peut par exemple donner à voir la complexité des rapports entre tradition et
modernité.
a) Les défis de la transmission du christianisme.
54
Un débat sur l’éducation scolaire servira d’illustration à la controverse fondamentale sur la
réduction du sujet moderne à un soi « neutre » ou « ponctuel ». Fernand Dumont observe que les
experts en éducation se drapent souvent dans une neutralité gestionnaire, « sous prétexte de
sauvegarder le pluralisme des convictions »:
On traite des compétences plutôt que des connaissances; on énumère des capacités
d’énoncer, de structurer, de critiquer, en contournant soigneusement les objets
auxquels pourraient s’appliquer ces exercices. Ce déplacement des valeurs vers les
opérations est symptomatique d’un cheminement où, sous prétexte de sauvegarder le
pluralisme des convictions, on transforme l’éducation en technologie des esprits55.
Le philosophe Jean-François Mattéi, qui fut haut fonctionnaire au ministère français de
l’Éducation, énonce une critique similaire, au sujet de l’approche clientéliste: « Réduire
l’éducation, serait-elle renforcée par le corset des sciences humaines, sociales et naturelles, à une
pédagogie des objectifs, c’est réduire l’enseignement à une mosaïque de procédures parcellaires
qui parcellisent en retour ses utilisateurs ». Il s’en prend aussi à l’« ouverture » de l’école à la
société, au détriment de la protection de l’espace éducatif, de sa mise à l’écart de la société. En
témoigne tout le vocabulaire clientéliste de l’éducation, qui répugne par exemple à parler de
l’importance du maître et de l’élève56.
Ces réflexions réductionnistes sur l’éducation, que discutent Dumont et Mattéi, centrées sur les
opérations, sont bien sûr peu à l’aise avec la question de la transmission, et encore plus, avec la
transmission d’une foi religieuse, lui dénient même toute pertinence. Elles puisent à ces
55
Fernand DUMONT, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 224-225.
56
J.-F. MATTÉI, La barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne, Paris, PUF, 1999, p. 169.
55
philosophies rationalistes et utilitaristes qui élaborent une idée du sujet dégagé de l’histoire et de
tout horizon de continuité.
Ces débats de fond sur l’éducation ont d’importantes conséquences sur la transmission du
christianisme, à l’école comme dans les communautés chrétiennes. En s’engouffrant dans une
logique opérationnelle de l’éducation, on modifie la nature même de la transmission et de la
culture. Présentement, les débats en éducation sur une certaine « inculture » des jeunes
concernent cette question. En contexte confessionnel ou non confessionnel, on voudrait repenser
la formation pour que les jeunes puissent reconnaître les signes culturels du christianisme dans la
littérature, l’histoire ou l’art par exemple. Or, comment pensera-t-on cette forme de transmission
culturelle? Posés en extériorité et en neutralité par rapport au sujet « apprenant », les aspects
religieux risquent d’être réduits à être des artefacts, des fragments détachés de leur horizon de
sens.
L’ennui est que certains experts réduisent le débat à une distinction entre confessionnalité et
neutralité, alors que c’est aussi la manière même dont on comprend ce qu’est « transmettre »,
« apprendre » et « comprendre » qui est en jeu. Surtout se trouve impliqué l’objet appréhendé: la
religion, le sacré, la transcendance, tant dans sa médiation chrétienne que non chrétienne. Le
débat concerne la conception même de la connaissance, les tenants d’une position non
objectiviste ou non réductionniste s’inscrivant dans la voie phénoménologique, qui appréhende la
chose en elle-même57. En effet, la phénoménologie rend compte par exemple du divin tel qu’il est
57
Sur ce débat entre lecture réductionniste ou phénoménologique du sacré, voir les ouvrages de
Michel MESLIN, Pour une science des religions, Paris, Seuil, 1973; L’expérience humaine du
divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, Cerf, 1988.
56
expérimenté et nommé, et non pas d’une autre chose qui se projetterait en lui, par exemple
l’autocompréhension de la société ou l’inconscient. Voilà le sens premier et profond d’une
approche dite « compréhensive » du phénomène religieux, concept provenant du théologien
protestant Schleiermacher58.
Mais l’éducation religieuse à l’école, même de type culturel et non confessionnel, et la catéchèse
ecclésiale ont-elles des défis communs? C’est paradoxal, dans la mesure où l’on insiste un peu
partout en Occident sur la différenciation grandissante entre l’éducation religieuse à l’école et
l’éducation de la foi, même en contexte confessionnel. Dans ce contexte en effet, l’éducation
religieuse à l’école serait de nature plutôt « culturelle », tout en étant chrétienne. L’éducation de
la foi aurait des objectifs plus immédiatement catéchétiques et d’intégration à une communauté
ecclésiale de foi. Si l’on en reste à cette distinction, en quoi les défis diffèrent-ils? Avant d’en
entrevoir les défis communs, rappelons leurs différences les plus évidentes.
L’éducation religieuse et culturelle de type confessionnel en milieu scolaire a un défi important
de légitimité, étant remise en question par les partisans d’un enseignement strictement culturel et
non confessionnel. Mais comme il vient d’être évoqué au sujet des conceptions divergentes du
sujet et de l’éducation, le débat va bien au-delà du clivage entre confessionnalité et non
confessionnalité. Selon le Comité catholique, qui fut aboli récemment, l’enseignement
confessionnel viserait une « interprétation religieuse et chrétienne de soi dans le contexte culturel,
58
Voir Friedrich SCHLEIERMACHER, Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont
des esprits cultivés, Paris, Aubier-Montaigne, 1944.
57
et une éducation interreligieuse dans les milieux pluralistes59». En 1994, cette visée est exprimée
en ces termes: aider les jeunes à « s’approprier la dimension religieuse de leur existence, cette
formation vise d’abord leur développement comme personnes et comme membres d’une société.
L’école n’a pas pour but de susciter l’adhésion de foi ou l’appartenance ecclésiale ». Ce n’est
donc plus une catéchèse60.
En distinguant ainsi l’enseignement religieux de l’enseignement catéchétique, on n’est pas sans
penser à l’approche phénoménologique du religieux, évoquée plus haut. Par ailleurs, un autre
débat spécifique est aussi en jeu à l’intérieur de l’option culturelle non confessionnelle, puisqu’à
travers la transmission du christianisme se trouve la clé d’accès à une large part des
quelque 2 500 ans d’histoire occidentale. En contexte non confessionnel, quelle place cette
inscription dans la généalogie de l’Occident tiendra-t-elle, quelle forme prendra-t-elle? Leroux
résume magnifiquement l’enjeu, renvoyant la théologie à sa tâche de « penser la transmission du
christianisme, saisi aussi bien en tant qu’expérience de la foi que dans la culture qui la recueille »,
ce qui revient à dire que la transmission du christianisme aurait deux volets: 1) la transmission de
la foi chrétienne, comme fondement d’appartenance à l’Église et à l’histoire du salut; 2) la
transmission de l’héritage du christianisme comme culture de l’Occident historique. Ce dernier
volet est vital, puisque l’autocompréhension de l’Occident dépend de la compréhension du
christianisme comme « symbolisme fondateur et référence vivante d’une expérience contingente
59
CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’ÉDUCATION (Comité catholique), L’enseignement moral et religieux
au secondaire: pour un enseignement mieux adapté aux jeunes et aux contextes actuels, avis au
ministre de l’Éducation, Direction des communications du Conseil supérieur de l’éducation,
1991, II-19 p.
60
ID., L’enseignement moral et religieux au primaire, 1994, II-29 p.
58
du monde » (contingente donc fragile, à préserver), et cette transmission est la responsabilité de
la société61.
Quels sont par ailleurs les défis de l’éducation de la foi? Celui d’une intégration à une
communauté de foi, ce qui est loin d’aller de soi. L’animateur ou l’animatrice de pastorale
paroissiale, par exemple, fait face pour une part à des problèmes similaires à ceux rencontrés par
l’enseignant de la religion chrétienne à l’école: notamment la diversité des demandes et des
attentes, le syncrétisme et le flou des croyances, les appels à l’œcuménisme et au dialogue
interreligieux, les questions polémiques (morale sexuelle, rapports hommes-femmes, violence).
On peut aussi se demander comment les communautés chrétiennes elles-mêmes peuvent
contribuer à l’inscription dans la généalogie chrétienne de l’Occident.
Enfin, l’individualisation est sans doute la plus grande source d’inquiétude dans les milieux
ecclésiaux présentement. Couramment, on évoque cette individualisation à travers la distinction
entre la spiritualité et la religion, entre l’autospiritualité et la religiosité. La première évoque en
général une expérience plus individuelle et plus libre, alors que la religion renverrait à une
systématisation, à une communauté historique et à des pratiques contraignantes. Mais au cœur
des préoccupations des milieux ecclésiaux, on rencontre cette question cruciale: comment former
des chrétiens qui appartiennent à la communauté de foi, de célébration rituelle et d’engagement?
Quant à la religion et son institution, cette question est bien sûr décisive. Sans doute faut-il
maintenant compter sur la dynamique d’un noyau engagé et sur un réseau élargi de croyants peu
61
Voir Georges LEROUX, « Messianisme et métaphysique. Les fondements du christianisme dans
la culture de notre temps », dans Solange LEFEBVRE (dir.), Religion et identités dans l’école
québécoise. Comment clarifier les enjeux, Montréal, Fides, 2000, p. 165-189.
59
communautaires, comme le suggèrent certaines ecclésiologies sensibles aux conditions de
l’urbanisation contemporaine62.
b) La transmission et l’engagement social.
Par ailleurs, du côté des mouvements chrétiens et de la pastorale sociale par exemple, comme du
reste dans les institutions d’enseignement de la théologie, l’éducation de la foi se pose de manière
cruciale, puisqu’on y vient de moins en moins comme chrétien initié, mais de plus en plus
souvent comme chrétien commençant ou « éventuellement intéressé ». Chaque groupe doit, d’une
manière ou d’une autre, se préoccuper à la fois d’une transmission de base et de la pluralité des
interlocuteurs, tout en poursuivant sa mission propre. Les tensions actuelles proviennent en partie
du fait que cette mission présuppose pourtant une culture chrétienne de premier niveau déjà
acquise, ce qui est de moins en moins le cas. Les défis communs que rencontrent les lieux
importants de transmission, soit la famille, l’école et la communauté chrétienne, sont donc les
suivants: travailler à une éducation chrétienne de premier niveau, tout en appréhendant la
complexité et la diversité des attentes.
L’investissement des Églises dans les institutions de transmission est constant. Mais le contexte
actuel présente une certaine nouveauté. Au Canada comme dans plusieurs pays d’Europe, la
reprise de la réflexion sur la catéchèse, ces dernières années, est assez révélatrice. Dans les
années 1960 et 1970, cet enjeu était abordé dans l’effervescence post-conciliaire et dans un
62
Voir par exemple Gérard DELTEIL et Paul KELLER, L’Église disséminée. Itinérance et
enracinement, Paris, Cerf, Lumen Vitae, Labor et Fides, Novalis, 1995; et Jean-Guy NADEAU et
Marc PELCHAT (dir.), Dieu en ville. Évangile et Églises dans l’espace urbain, Ottawa, Novalis,
Cerf, Lumen Vitae, Labor et Fides, 1999.
60
contexte encore très marqué par les chrétientés. Peu à peu, les supports sociaux de la foi
chrétienne se sont affaiblis, le pluralisme s’est affirmé, l’éducation religieuse confessionnelle à
l’école s’est orientée vers des objectifs davantage culturels que catéchétiques. La « nouvelle »
catéchèse affronte une crise de la transmission du christianisme considérable. Si bien qu’on
assiste presque à l’inversion de questions dominantes surgies depuis le
e
XIX
siècle, autour de
l’engagement du christianisme dans « le temporel », la « sécularité », le « monde », questions très
centrées sur l’agir du chrétien, la transformation du monde. Plusieurs réflexions en théologie
pratique avaient d’ailleurs mué le concept de pratique en « praxis », l’action pastorale avait une
visée essentiellement transformatrice du monde et de la communauté chrétienne orientée vers le
monde.
Ce rapport au temporel ou, plus concrètement, à l’engagement social, se posait comme impératif
d’un christianisme attaqué notamment par la critique ouvrière. L’adoption de cet impératif par le
christianisme a été facilitée par le fait que les intellectuels juifs russes ont eu un impact
considérable sur l’élaboration du projet socialiste et communiste, sous l’inspiration du Premier
Testament (Marx, Trotski). Dans la foulée, le christianisme lui-même s’est engagé dans un projet
émancipateur socio-politique. Le Social Gospel protestant et l’action catholique l’illustrent. Il
s’agit certes d’une dimension essentielle de la foi juive et aussi chrétienne, tel que l’illustrent
plusieurs textes bibliques.
61
Mais d’aucuns évoquent explicitement le problème de l’insistance sur l’engagement dans la
sphère temporelle, au détriment de la vie cultuelle, notamment des sociologues de la religion63.
Au Québec, par exemple, véritable laboratoire de l’évolution du catholicisme depuis la Deuxième
Guerre mondiale, ils observent que la contribution des élites chrétiennes à la modernisation de la
province dans les années 1960, est considérable. Ce projet émancipateur et sécularisant
s’enracine dans l’Action catholique qui a formé toutes les élites politiques et syndicales des
années 1960 et 1970. Si ces élites terminent leur vie en élaborant toujours leur action sociale et
politique de l’intérieur d’un projet croyant, il n’en va pas de même des générations qui leur
succèdent. Celles-ci ne conservent souvent du christianisme qu’une vision sécularisée de
l’engagement pour la justice64. Gauthier suggère même que la baisse dramatique de la pratique
rituelle est en partie due à cet investissement quasi exclusif de sens chrétien dans l’action sociale
ou, plus largement, dans la sécularité. Bélanger fait l’hypothèse que la rupture des élites
63
Voir Madeleine GAUTHIER, « Le phénomène religieux au Québec: le cas de deux cohortes de
jeunes », Nouvelles pratiques sociales, vol. 9, no 1, 1996, p. 43-58; et « Les associations de
jeunes », dans Fernand DUMONT (dir.), Une société des jeunes, Québec, IQRC, 1986, p. 337-369.
64
Voir Jean-Philippe PERREAULT, Enjeux de transmission et questions de relève dans les milieux
chrétiens d’engagement social. Essai d’analyse socio-théologique, M.A., Université de Montréal,
Faculté de théologie et de sciences des religions, automne 2002; voir aussi S. LEFEBVRE, « Le
catholicisme et la jeunesse: une préoccupation persistante », dans Pierre HAMEL, Louis MAHEU et
Jean-Guy VAILLANCOURT (dir.), Mouvements sociaux et fragmentation, à paraître.
62
québécoises a justement pris sa source dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC) qui, depuis les
années 1930, portait le projet de renouer les liens de l’Église catholique avec le monde65.
La sociologue Danièle Hervieu-Léger présente depuis les années 1990 une réflexion sur la
religion, insistant sur l’inscription dans une filiation croyante, ainsi que sur divers aspects de la
crise de la transmission de l’institution religieuse. La crise renverrait à l’éclatement de l’horizon
de la mémoire collective, garant d’une continuité66. Elle a aussi élaboré une réflexion sur les
nouvelles figures croyantes. La personne « chrétienne pratiquante » et « chrétienne discrète dans
le monde » ne dominerait plus le champ de la pratique religieuse, mais émergeraient notamment
les figures du « converti » et du « pèlerin », dont l’un des traits caractéristiques est l’affirmation
publique de la foi67. Dans la foulée, on peut évoquer une autre réflexion, celle sur les
mouvements sociaux, qui note un déplacement des causes mobilisatrices globales sociopolitiques à des causes plus diversifiées et souvent rattachées à un enjeu identitaire (mouvement
des femmes, des homosexuels, des minorités ethniques, affirmations religieuses68).
65
Voir André BÉLANGER, Ruptures et constantes, Montréal, Hurtubise HMH, 1977, p. 14. Cité
par M. GAUTHIER, « Les associations de jeunes », p. 339.
66
D. HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.
67
D. HERVIEU-LÉGER, Le converti et le pèlerin. La religion en mouvement, Paris, Flammarion,
1997. Voir aussi Monique HÉBRARD, De Mai 68 aux JMJ 97. Trente années vues par une
journaliste catholique, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
68
Voir Antimo L. FARRO, Les mouvements sociaux, Montréal, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2000; cité dans S. LEFEBVRE, « Le catholicisme et la jeunesse: une préoccupation
persistante », loc. cit.
63
c) Les réseaux de transmission.
Après ces réflexions sur la transmission dans la modernité, il serait utile de se pencher sur
certaines conditions concrètes. Au plan qualitatif, un champ de recherche paraît propre à
approfondir nos connaissances théologiques et empiriques de la transmission, celui s’attachant à
l’examen des « réseaux de transmission ». On peut d’abord tenter d’identifier les divers lieux qui
contribuent à l’éducation chrétienne: la famille, l’école, les médias, les communautés chrétiennes,
les écrits. Dans ces divers lieux, plusieurs personnes contribuent à l’éducation de diverses
manières, hommes ou femmes, gens d’âge différent. Dans ces quelques paragraphes, examinons
en particulier la question des rapports d’âge et de générations, auxquels se rapporte notamment la
filiation croyante. Plutôt que de décréter la rupture des filiations, peut-être faudrait-il mieux les
examiner, et de la sorte relire en elles les nouvelles compositions entre christianisme, modernité
et tradition.
Il est important de faire la distinction entre l’âge ou le cycle de vie, la génération sociologique et
la génération historique. L’âge et le cycle de vie réfèrent à l’étape psychologique et
physiologique que traverse un individu, l’adolescence ou la cinquantaine par exemple. La
génération sociologique renvoie à un groupe d’individus nés à la même période et ayant vécu leur
jeunesse dans un contexte social et culturel similaire. Une génération sociologique partage des
repères historiques et des expériences communs. Une génération historique se forme à la faveur
de plusieurs changements et événements simultanés expérimentés durant la jeunesse, avant
l’entrée dans l’âge adulte, ce qui arrive peu fréquemment. Les jeunes des années 1960 ont connu
cette combinaison particulière de changements multiples.
64
Maintenant, qu’en est-il, justement, du rapport entre générations et transmission? À ce sujet,
Claudine Attias-Donfut, l’une des rares sociologues des générations, parle en 1988 de la
transmission comme enjeu capital des rapports de générations69. Sa thèse est d’ailleurs fondée sur
les relations intergénérationnelles comme médiations du rapport au temps et à l’histoire. Plus
récemment, dans le champ des études intergénérationnelles, divers discours parlent plutôt de
dialogue, de négociation ou de co-éducation. S’agit-il alors d’évacuer la transmission?
Nullement, mais plutôt de reconnaître le fait que les sociétés modernes ne reposent plus
uniquement sur une transmission descendante, des anciennes aux nouvelles générations. On y
trouve aussi une transmission ascendante, des nouvelles aux anciennes. En quelque sorte, plutôt
que d’évacuer purement et simplement la question de la transmission, il s’agirait simplement de
renoncer à la logique d’« imposition unilatérale » des anciens aux plus jeunes, sans pour autant
nier les différences de générations et les apports spécifiques selon l’âge.
Lorsqu’il est question d’âge, de générations, de jeunes et de seniors, on décrète souvent
l’effacement pur et simple du mouvement de transmission, estimant que les plus jeunes
maîtriseraient mieux les nouveaux savoirs, les nouvelles techniques. Par exemple, la révolution
informatique dans les milieux de travail favorise de tels discours. Or, toute maîtrise de la
technologie ne peut être isolée d’une intelligence globale du travail. Si bien qu’il est plus
pertinent de parler des apports différenciés à la transmission au sein de tout milieu. Il est
préférable de parler d’abord d’un travail collectif de transmission, avec des touches différentes
69
Claudine ATTIAS-DONFUT, Sociologie des générations. L’empreinte du temps, Paris, PUF,
1988, 249 p.
65
selon l’âge, la génération, l’expérience et le cycle de vie70. Aucun collectif, qu’il soit de travail ou
religieux, ne se constitue sans mémoire, qu’elle soit implicite ou explicite. Surtout, on ne saurait
parler uniquement d’autoformation ou de déqualification de l’expérience acquise. Même dans les
milieux dits de haute technologie, les travailleurs d’expérience conservent une pertinence, on
parle en fait surtout d’une combinaison entre savoirs plus récents et scolaires, et savoirs liés à
l’expérience acquise. En outre, à l’observation, les pairs ont un rôle précieux d’accueil et
d’orientation des recrues, les personnes du mitan de la vie, surtout affectées à la forte production,
ont un rôle de leadership et de coordination, les seniors présentent un niveau d’intégration de
l’histoire du milieu, une appréhension particulière de la complexité du travail que les recrues
recherchent dans certaines circonstances. On voit ici se dessiner un collectif de travail et de
transmission, au sein duquel les apports se différencient selon l’âge, le statut et le niveau
d’expérience.
Un autre trait particulier réside dans la séparation des groupes d’âge. Les sociétés modernes
industrielles et post-industrielles ont tendance à regrouper les groupes d’âge dans des lieux et
activités différentes: les tout-petits en garderie, les enfants et les adolescents à l’école, les jeunes
adultes (18-25 ans) dans les institutions post-secondaires ou dans des emplois précaires et
mobiles. Le groupe d’âge des adultes actifs, cumulant responsabilités professionnelles et
familiales se rétrécit, on rencontre dans de nombreux milieux du travail une moyenne d’âge
élevée et, surtout, une différence d’âge se limitant parfois à dix ans. La principale conséquence de
cela est la formation de sous-cultures liées à l’âge, à la forte tendance chez les gens à se retrouver
70
Voir Esther CLOUTIER, Solange LEFEBVRE et Élise LEDOUX, « Transfert de connaissances entre
générations: le cas de l’usinage », dans Fernande LAMONDE (dir.) La gestion des âges. Face à
face avec un nouveau profil de main-d’œuvre, Québec, PUL, 2002, p. 57-68.
66
entre pairs71. En même temps persistent des défis intergénérationnels d’échange, notamment
autour de l’enjeu de la transmission culturelle, professionnelle et religieuse.
Étant donné ces traits actuels des rapports de générations, comment réfléchir sur les défis de
transmission du christianisme? Eu égard au réseau de transmission, on réfléchira davantage sur
certains enjeux familiaux: le rôle différencié des grands-parents et des parents, la génération
sociologique ou historique à laquelle appartiennent les divers groupes d’âge en présence. Quant
aux enjeux sociaux, extrafamiliaux, on les abordera en tenant compte de la dynamique à la fois
« entre-pairs » et « entre générations ». Premièrement, on ne s’étonnera pas de la fameuse
« absence des jeunes » dans les communautés chrétiennes vieillissantes. Une trop grande
concentration de gens du même âge rebute les individus appartenant à d’autres groupes d’âge,
habitués à une fréquentation des pairs plus nombreux, depuis la petite enfance. On s’assurera
aussi de donner des rôles d’accompagnateurs aux gens de tous âges, pour assurer l’accueil de tous
par leurs pairs. On fera intervenir jeunes et moins jeunes en interaction, selon une dynamique de
réciprocité et aussi d’apports distinctifs selon l’âge et le cycle de vie.
Que connaît-on de ces dynamiques de transmission dans nos communautés ecclésiales?
Comment peut-on analyser les dynamiques et les réseaux de transmission, en tenant compte des
fonctions et statuts, des âges, des générations et des sexes? En quelque sorte, il s’agirait de
donner à voir le réseau, donc le milieu de transmission, tel qu’il se déploie dans le temps et dans
l’espace. Le donner à voir en même temps que ses forces et ses faiblesses. Car il est un autre
enjeu concernant les rapports d’âge et de générations dans tout collectif, professionnel,
71
Vjenka GARMS-HOMOLOVA et al. (dir.) Intergenerational Relationships, Lewiston, New York,
Toronto, C.J. Hogrefe, Inc., 1984.
67
communautaire ou religieux. Les abandonner à l’espace informel peut soumettre le groupe à des
tensions inutiles, entraîner la sous-évaluation de la ségrégation des âges, priver le groupe en
somme de l’extraordinaire dynamique intergénérationnelle, notamment en lien avec la
transmission religieuse.
Conclusion: quelques pistes de recherche.
Plusieurs milieux ecclésiaux et pastoraux se défient présentement du concept de transmission. Or,
à la suite des réflexions effectuées dans cet article, nous pensons que ce concept mériterait d’être
examiné à nouveaux frais, notamment en regard de trois raisons invoquées pour le reléguer au
passé. Premièrement, dans le domaine catéchétique, on a souvent opposé les deux modèles
transmission-réception et éducation de la foi tenant compte de la personne et de son expérience.
Routhier par exemple suggère une réflexion moins polarisée à travers l’approche herméneutique
qui intègre à la fois la tradition et le sujet interprétant72. Il renvoie aussi à la pluralité des lieux
d’éducation de la foi dont les objectifs diffèrent, insistant plus ou moins sur la transmission de
contenus objectifs ou sur la dimension de l’expérience personnelle. Ce qui précède met aussi en
garde contre une occultation des continuités et des traditions qui continuent de traverser
l’expérience moderne du sujet. Surtout, la nécessité de prendre en compte l’expérience du sujet et
sa réflexivité est précisément un trait culturel moderne « transmis », au même titre que la valeur
d’autonomie.
72
Voir G. ROUTHIER, « L’éducation de la foi des adultes: un champ éclaté où l’on se retrouve
difficilement », dans G. ROUTHIER (dir.) L’éducation de la foi des adultes. L’expérience du
Québec, Montréal, Médiaspaul, 1996, p. 40.
68
Deuxièmement, on estime qu’un passage est nécessaire d’une pastorale de transmission et de
reproduction, à une pastorale de la proposition. De la sorte, on postule que les jeunes générations
ne se situent plus dans un horizon de continuité. À cet égard, nous renvoyons aussi à notre
relecture des rapports plus complexes entre tradition et modernité, entre continuité et innovation.
Les relations intergénérationnelles constituent un lieu où s’éprouvent ces continuités et ces
innovations.
Troisièmement, l’expression « transmission de la foi » paraît disqualifiée dès le départ, puisque la
foi ne se transmettrait pas, étant du ressort de la décision individuelle et non de la reproduction.
Certes, cela est vrai, mais en même temps on ne peut nier que la constitution même d’une religion
suppose le fait sociologique suivant: le petit groupe de croyants initial, dont l’adhésion était
fondée uniquement sur la décision personnelle, devient un groupe où cette adhésion se transmet,
aussi par reproduction et par institution historique de la foi. Le groupe des premiers initiés
devient « communauté de foi partagée », notamment à la faveur d’une transmission
intergénérationnelle et familiale de la foi. De plus, Taylor rappelle que la conception chrétienne
de la religion vue comme décision personnelle de foi est bel et bien transmise.
Nous avons aussi évoqué l’enjeu scolaire, surtout pour montrer que le débat sur l’éducation
religieuse ne se réduisait pas à un enjeu de confessionnalité ou de non confessionnalité. Il se
trouve aussi traversé par des conceptions divergentes de l’éducation et de la transmission
culturelle elles-mêmes. Quant à l’enseignement religieux à l’école au Québec, plusieurs questions
se posent sur cet horizon. Si l’enseignement se déconfessionnalise totalement, il serait pertinent
de se demander comment l’État gérerait les contenus, à partir de quels postulats. Quant à nous, il
nous paraît qu’un enseignement confessionnel et pluriconfessionnel, non catéchétique ou
initiatique à une communauté de foi spécifique, serait garant d’une reprise phénoménologique du
69
religieux à l’école. Cela satisferait d’une part la demande « confessionnelle » des parents reliée
au désir de transmettre à leurs enfants les aspects suivants: le sens de la vie et du sacré, un
sentiment de confiance fondamentale, une foi en Dieu, une culture chrétienne vivante. Par
ailleurs, on satisferait aussi le besoin d’ouverture à la diversité religieuse, souhaitée par la
majorité. Et cette diversité religieuse serait aussi appréhendée du dedans, avec considération des
dimensions croyantes donc, confessionnelles, des religions. Cette manière de voir renvoie en
quelque sorte au champ dit de « théologie des religions », aussi possible dans un contexte non
confessionnel. Elle évite à la fois le réductionnisme du phénomène religieux, et l’approche
descriptive objectiviste, non appropriée pour l’éducation des enfants et des adolescents.
Nous prêtons donc au terme « confessionnalité » un sens d’abord phénoménologique, à savoir la
prise au sérieux de la religion comme religion, comme expérience, comme foi et confiance
« en ». Les cursus devraient progressivement informer sur la foi chrétienne, les églises
chrétiennes, les grandes religions, la laïcité ou le rationalisme aussi comme lieu philosophique
convictionnel73, les dynamiques contemporaines du croire. À l’horizon du vivre-ensemble et de la
cohésion sociale, qui préoccupent l’État, se trouve cette éducation proprement interreligieuse: de
la religion et des religions, et non pas uniquement « sur » la religion.
Quant à la recherche qualitative sur les réseaux de transmission, elle représente, nous semble-t-il,
une piste très prometteuse pour la recherche en théologie pratique. Le fait de méconnaître ces
73
Après plusieurs années de réflexions, à la lumière aussi des récents débats en France, il nous
paraît plus juste de reconnaître la « laïcité » parmi les lieux convictionnels rationalistes ou, plus
largement, non religieux, tels que l’humanisme athée par exemple. C’est notamment le cas au
sein du Mouvement laïc québécois.
70
réseaux, leur dynamique intergénérationnelle mais aussi de l’entre-pair, nuit à certains éléments
organisationnels des communautés chrétiennes. L’accueil des jeunes générations demande doigté
et conscience des défis nouveaux qu’elles posent toujours à toute organisation, séculière ou
religieuse. Fortes de certains succès pastoraux, les Journées mondiales de la Jeunesse par
exemple, les Églises chrétiennes pourraient aller beaucoup plus loin, nous semble-t-il, dans cette
intelligence des réseaux de transmission chrétienne dynamiques.
Cette réflexion sur la transmission a donc permis de soulever un certain nombre de questions: le
rapport entre tradition et modernité, la difficulté que pose l’individualisation de la religion au
christianisme en même temps que ses dynamiques. La théologie pratique doit s’attacher à
l’examen constant de ces questions difficiles. Par exemple, plutôt qu’un pur détachement de la
communauté, peut-être faut-il voir dans l’individualisation une manière autre d’élaborer son
identité chrétienne? Comment nos catéchèses et nos divers lieux d’intervention pastorale
peuvent-ils mieux travailler cet espace individuel et spirituel de la « décision » en faveur du
Christ?
En outre, sur le plan fondamental, dès qu’il est question d’éducation ou d’initiation chrétienne, de
catéchèse, d’enseignement religieux, il serait précieux de préciser nos présupposés
philosophiques et anthropologiques, en lien avec la transmission. Quelles conceptions de la
connaissance et de l’éducation nos mots et nos pédagogies portent-ils? Comment conjuguentelles la modernité et la tradition, la nouveauté et la continuité, le sujet et l’horizon de sens?
Quelle attention portent-elles au défi identitaire contemporain en regard de la mission chrétienne
globale? Comment appréhendent-elles l’individualisation de la religion et de la foi? Comment
conjuguer le noyau dynamique mais restreint des chrétiens engagés, et la diffusion plus large du
christianisme?
71
La théologie pratique, quel que soit son champ spécifique, ne peut éviter l’enjeu de la
transmission chrétienne. Il nous paraît de nature transversale, « traversant » justement divers
champs évoqués ici de quelque manière, soit l’ecclésiologie, l’éducation religieuse scolaire,
l’éducation de la foi, l’engagement social des chrétiens, la famille et les rapports de générations
extrafamiliaux. Non seulement l’enjeu de la transmission est-il « inévitable », mais également il
peut être fécond pour travailler sous un jour nouveau des questions de théologie pratique, pour
peu que l’on examine la transmission dans toute sa complexité.
72
Une transmission qui nous (s’)échappe
Jean-François ROUSSEL, professeur agrégé
Faculté de théologie et de sciences des religions
Université de Montréal
On m’a confié la tâche de conclure ce colloque. Ma remontée des riches contributions faites par
Anthony Mancini, Jean-Marc Charron, Jacques Racine et Solange Lefebvre ne suivra pas
toujours l’ordre dans lequel elles ont été apportées. Il me semble plus intéressant de les faire
entrer en dialogue, par des mouvements d’aller-retour entre les auteurs, d’autant plus que ces
contributions se complètent autant par leur teneur que par les horizons dont ils émanent.
Pour amorcer cette conclusion, qu’on me permette d’entrer en matière par une anecdote
apparemment sans rapport à ce qui nous intéresse ici. Quoi que...
Charlie Chaplin et Albert Einstein, ces deux génies du 20e siècle chacun en son genre, se
rencontrèrent publiquement un jour. On imagine sans peine le mouvement de foule que provoqua
la conjonction des deux stars. À cette occasion, le créateur de Charlot se tourna vers le père de la
théorie de la relativité et lui lança, avec l’humour qui avait contribué à sa fortune: « Au fond, si
les gens nous aiment tous les deux, c’est pour des raisons opposées. Moi, parce qu’ils
comprennent tout ce que je dis. Vous, parce qu’ils ne comprennent rien de ce que vous dites ».
Certes, si Einstein avait souhaité être compris par tout le monde, il serait sans doute devenu autre
chose que physicien. Ce qu’il n’avait sans doute ni souhaité ni prévu, c’est qu’il deviendrait une
sorte d’icône de la science au service de l’esprit, de la responsabilité du scientifique envers
l’humanité, ou encore de la sagesse ou de la culture parvenues à l’âge de la science (on a connu,
73
depuis, plusieurs exemples de cette articulation, de Cousteau à Reeves en passant par Chomsky).
La figure d’Einstein transmet des contenus que le principal intéressé n’avait pas prévus. Pour le
dire autrement, les effets de la transmission lui ont partiellement échappé.
Passons d’Einstein et Chaplin à l’événement des Journées Mondiales de la Jeunesse de Toronto,
de juillet 2002. Cet été-là a été ponctué de commentaires dans les médias, à propos des jeunes qui
partaient avec enthousiasme vers Toronto. Inconscience, naïveté, simplisme, conservatisme :
voilà ce qu’on reprochait à ces foules enthousiastes pour le pape, dont une large part sans doute
contrevenait habituellement à certains pans de la morale catholique surtout sexuelle. En somme,
l’enthousiasme à l’égard des JMJ était censée dénoter à la fois incohérence et manque abyssal
d’esprit critique. La critique n’était pas seulement le fait des médias mais aussi des milieux
intellectuels catholiques. Sans doute visait-elle juste. Mais elle ne relevait pas tout. En effet,
naïveté pour naïveté, pourquoi un engouement pour un vieux pape et non pour une pop star, un
parti politique ou une cause sociale? En quoi Jean-Paul II séduisait-il davantage que Leonardo di
Caprio ou Greenpeace? Peut-être par cette image de grand-père évoquée souvent par les jeunes
participants eux-mêmes. Image évocatrice quand on connaît l’importance des grands-parents dans
l’imaginaire des jeunes qui craignent ou ont connu la séparation de leurs parents : le grand-père,
c’est la stabilité d’une relation extérieure, référentielle en regard du passé, de la tradition
familiale toujours susceptible d’interruption par un éclatement conjugal. De plus, au Québec, le
rapport des jeunes générations à leurs grands-parents est généralement plus spontané et
chaleureux que celui des générations précédentes. Il est fait de respect mutuel, souvent proche de
l’amitié. La marque de l’amour qu’on porte à un grand parent n’est ni l’accord intellectuel ni
l’obéissance. Qu’il soit grand-père ou successeur de Pierre, incarnation de la tradition familiale
ou représentant ultime d’une tradition transmise sur deux millénaires, qu’il soit considéré comme
74
autorité religieuse ou comme emblème d’une culture à laquelle on appartient, le pape évoquerait
pour ces jeunes une figure de transmission, par delà une société qui a peu transmis du côté des
traditions religieuses.
Bien évidemment, ce n’est pas ainsi que les observateurs des médias l’ont entendu. Mais c’est
aussi vrai du côté de l’Église catholique elle-même comme de ses dirigeants et éducateurs. À
entendre l’argumentaire de ces derniers, pour que ces Journées en aient valu la peine, il importait
seulement que les foules de jeunes rassemblées aient été motivés ou interpellés par « le message
de Jean-Paul II ». On obtenait donc, d’un côté les détracteurs, interdits par le spectacle de jeunes
qui applaudissaient en toute inconscience le message de Jean-Paul II, et de l’autre, les
apologistes, heureux que ces mêmes jeunes se montrent, somme toute, pas si réfractaires au
message. Et au milieu, un Jean-Paul II qui, peut-être, voyait son message culturellement investi
d’un sens et d’une portée qu’il ne contrôlait pas (à côté du sens qu’il contrôlait et qu’il
s’appliquait certainement à communiquer).
Le propos de Mgr Anthony Mancini est collé de près à cet événement. Il donne à entendre un
évêque, un homme d’institution, qui s’est laissé dérouter par les innovations de jeunes
participants pour qui les JMJ tenaient bien davantage du happening que du protocole. Quelle
résonance à long terme trouvera l’esprit bricoleur et inventif des jeunes concernés? Regardant au
delà des JMJ, l’auteur esquisse les traits d’une Église catholique montréalaise qui se prépare à la
coexistence d’une diversité de formules en matière de transmission de la foi, et d’une diversité
conséquente de styles communautaires, dans un esprit d’inculturation. Il s’agit bien sûr d’un
processus en cours et à suivre. Dans le récit que fait Mgr Mancini des JMJ, les hommes en
clergyman tiennent le rôle d’observateurs étonnés par la créativité des jeunes. Sans doute cette
créativité est-elle appelée à prendre de plus en plus de place, ne serait-ce qu’à cause de la
75
ponction de ressources organisationnelles et financières que l’événement a entraînée. Après-coup,
une Église déjà appauvrie a dû sacrifier encore davantage de services de base — agents de
pastorale entre autres, qui oeuvrent directement à la transmission de la foi — pour tenter
d’honorer les exorbitants engagements financiers qu’elle avait contractés à cette occasion74.
Après coup, l’appareil institutionnel n’est certainement pas plus en mesure qu’avant de donner
des moyens à l’inventivité des jeunes. Ceux-ci devront, pour une large part, la canaliser dans des
voies extra muros, qui légitimeront une part tout aussi élargie d’autonomie.
* * *
74
Selon une dépêche de l’agence de presse Zénith, du Vatican (16 août 2002):
« Les responsables de l'organisation des Journées Mondiales de la Jeunesse qui ont eu
lieu du 23 au 28 juillet à Toronto, ont publié le 9 août dernier un bilan de la situation
financière des JMJ. Le manque à gagner est estimé à 30 millions de dollars canadiens
(19,5 millions d'euros).
« L’archevêque Anthony Meagher, président du Comité des évêques pour la JMJ a
déclaré : « Nous avons été témoins d’un miracle de la foi durant la JMJ. Le fait de
savoir qu’il y a tant de jeunes déterminés à vivre leur foi et à oeuvrer à l’édification
d’un monde meilleur nous remplit d’espérance pour l’avenir. »
« La Journée mondiale de la jeunesse organisée par l’Église catholique du Canada se
voulait un investissement dans la jeunesse du monde. Nous nous attendions à un
manque à gagner et aujourd’hui nous croyons que cette perte serait de 30 millions de
dollars. Nous sollicitons l’aide de quiconque désire contribuer à cet investissement. »
76
Concernant le sens et la portée des réaménagements en cours en matière de transmission de la foi,
il est trop tôt pour s’avancer très loin du côté des pronostics. On peut toutefois mettre en relief,
d’une évolution actuelle pour le moins mouvementée, certains caractères qui invitent à la
réflexion. Jean-Marc Charron l’a fait à partir d’un point de vue très particulier, celui d’un
théologien qui préside le Comité sur les affaires religieuses du Ministère de l’Éducation du
Québec depuis 2000. Ce point de vue le rend sensibles aux aspects tant ecclésiaux que socioculturels de la transmission du religieux.
Le propos de Jean-Marc Charron traduit une inquiétude certaine en ce qui concerne l’état du
catholicisme québécois après la loi 118. En gros, celui-ci ne contrôle plus comme avant la
transmission religieuse en contexte scolaire et il ne saurait désormais faire valoir quelque
prétention normative que ce soit sur l’école. Situation aux conséquences majeures pour la
transmission de la foi, car hormis la sacramentalisation depuis le milieu des années 80 et
l’investissement des années 90 du côté des adultes, l’Église catholique québécoise a fait porter le
gros de son travail catéchétique du côté des enfants et de l’école. Mais avec la fin de la
confessionnalité scolaire et de l’enseignement religieux confessionnel, c’est le cœur de l’appareil
catéchétique qui a été touché. La saga de la Loi 118 sur la religion à l’école, avec la réduction des
heures accordées à l’enseignement religieux, l’abolition de nombreux postes d’animation
spirituelle et d’engagement communautaire, ont eu l’effet d’une dépression. Toute la bonne foi,
tout l’enthousiasme du monde se heurtent à un horizon objectivement bouché. Que deviendra la
transmission du christianisme en pareil contexte? À ce sujet, la conclusion sibylline de Charron
est pour le moins troublante.
Troublante, la contribution de Jacques Racine l’est aussi par moments. Un des points d’intérêts
de son propos est de considérer, à partir d’une perspective ecclésiale, un projet de chaire sur
77
« Christianisme et transmission » qui, comme il le perçoit bien, répond tout autant à des
préoccupations ecclésiales que culturelles. Deux décennies après Entre le temple et l’exil, l’Église
catholique québécoise semble entrée de plain pied dans l’exil entrevu75. La chute de la pratique
religieuse, la réduction des effectifs cléricaux, l’appauvrissement de la structure paroissiale; celui
de la catéchèse scolaire, qui a cédé le pas, à partir de 1993, à une formule mitoyenne, entre
l’enseignement culturel du christianisme et une éducation de la foi en tant que telle, laquelle
formule a vu arriver en l’an 2000 un enseignement culturel des religions avec lequel elle doit
coexister, dans une formule diminuée sur le plan du nombre d’heures d’enseignement; le silence
sur la religion dans les familles. Et surtout, l’immense difficulté des communautés chrétiennes à
reprendre pied dans ces circonstances. Tout cela est en train de faire du Québec un désert
spirituel, soutient Mgr Maurice Couture, cité par Racine. Phénomène québécois, mais pas
exclusivement, il va sans dire : notre collègue aurait pu citer le Gauchet des années 80 ou
Lipovetski, parler de désenchantement du monde ou d’ère du vide. Cependant, il a choisi de
traiter des propositions de l’épiscopat québécois de et non de leur contexte d’application. Que
nous est-il permis d’espérer, pourrait-on demander? Tout, et rien de concret. «Lorsque je suis
dans la faiblesse, c’est alors que je suis fort» (2Cor 12,10), citait Mgr Mancini. Nous serions à
l’heure de l’espérance nue, source d’une certaine sérénité et d’une certaine confiance pour
l’épiscopat, qui dans ce dépouillement invite à un centrement sur la personne de Jésus Christ, au
75
COLL., Situation et avenir du catholicisme québécois. Vol. 2: Entre le temple et l'exil,
Montréal, Léméac, 1982.
78
cœur de toute démarche catéchétique, au cœur de toute proposition de foi76. Au cœur d’une
théologie chrétienne, on ne saurait reléguer cette référence à l’arrière-plan. Et indépendamment
de ce qu’il est permis d’espérer, Racine nous convoque à ce qu’il n’est guère permis de laisser de
côté, pour peu qu’on entende agir au sein d’une communauté de foi chrétienne.
Comme on le voit, la perspective de Jacques Racine est résolument théologique et ecclésiale. De
son observatoire à la fois théologique et civique, Jean-Marc Charron soumet deux idées qu’il vaut
la peine de méditer pour l’avenir de la transmission du christianisme. Premièrement, « un devoir
de mémoire qui ne relève pas strictement de l’éducation de la foi ou de la catéchèse mais qui n’en
demeure pas moins une responsabilité ecclésiale importante ». Ce qui revient à écrire que le
catholicisme d’ici a une responsabilité non seulement religieuse à strictement parler, mais aussi
culturelle. Voilà qui risque de faire sursauter bien des acteurs engagés dans la transmission de la
foi, qui connaissent déjà l’immense difficulté d’atteindre leurs premiers objectifs strictement
catéchétiques et qui pourront avoir du mal à comprendre qu’on leur propose de nouveaux
objectifs dont on ne voit pas à priori en quoi ils peuvent aider la pérennité de l’Église elle-même.
Sursaut d’autant plus vif, peut-être, que les partisans d’un enseignement religieux confessionnel
ont combattu avec énergie le concept d’enseignement « culturel » des religions. Un peu comme si
on leur demandait de renoncer à ce qui fait leur première raison d’être (l’éducation de la foi) pour
servir le camp adverse! Pourtant, au-delà de la polémique, la responsabilité culturelle de l’Église
est au cœur de son souci pastoral depuis qu’existe quelque chose comme une culture chrétienne.
D’un point de vue anthropologique et sociologique, l’Église est certainement concernée par la
76
ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES DU QUÉBEC, La catéchèse: une vision commune. A.E.Q., no 4. 2001;
Mgr Maurice COUTURE, Pour une véritable action catéchétique: l'Église de Québec se mobilise!
Archidiocèse Québec, no 7, 2002.
79
transmission d’une mémoire religieuse qui par delà ses transformations demeure vivante, ainsi
que le montrent plusieurs travaux majeurs récents (Gauchet, Hervieu-Léger, Halbwachs pour ne
nommer que ceux-là, et d’autres auxquels Solange Lefebvre fait référence dans son article). Le
fait pour les protagonistes de la transmission religieuse de se voir imparti un devoir de mémoire
culturelle confère certainement à leur travail un surcroit de pertinence. Saisissons aussi
l’invitation qui est adressée à l’Église face à une transmission qu’elle n’a jamais négligée mais
qui prend aujourd’hui des modalités neuves77. Ici, j’invite à considérer le christianisme comme
tradition confessante et culturelle, et à ces deux titres appelant transmission.
La seconde idée de Jean-Marc Charron qui m’apparaît porteuse, et qui est un peu différente de la
première, invite à dépasser un antagonisme devenus un poncif et peut-être une impasse : celle qui
distingue une approche cognitive de l’objet religieux et une approche « anthropologicoexpérimentale » propre à la transmission de la foi. Depuis l’instauration de la nouvelle catéchèse
au milieu du XXe siècle, la voie royale de la transmission religieuse repose sur la seconde. On a
d’abord vu celle-ci comme l’alternative à un catéchisme axé sur la mémorisation de données.
Puis l’enseignement culturel des religions a ramené à l’avant-scène la possibilité d’une approche
77
Sans aucune nostalgie d’une chrétienté dont nous ne connaissons que trop les effets pervers,
songeons ici à la fonction civilisatrice de l’Église dans les siècles qui ont suivi l’effondrement de
l’empire romain, à son apport dans l’Université au Moyen Âge, à l’implication des communautés
religieuses dans les établissements d’éducation ici comme ailleurs, à la valeur que Luther
attachait à l’alphabétisation de la population (y compris féminine), au mécénat artistique des
Églises en Occident, à la participation dynamique et pluriforme de la Low Church en Angleterre à
l’ère industrielle pour l’éducation populaire, les droits des femmes, la santé publique... Cela ne
ressortit pas à un but que les Églises se seraient assigné en marge de leur mission première.
80
notionnelle, non plus confessionnelle comme les anciens catéchismes mais systémique et
comparative. Conséquemment, les protagonistes de l’éducation de la foi n’ont eu de cesse
d’imaginer de nouvelles approches catéchétiques en vue de réveiller une expérience spirituelle,
censée être la marque de commerce de la transmission religieuse intra-ecclésiale. En termes
quantitatifs ces approches n’ont pas donné de résultats convaincants (Charron cite l’éducation de
la foi des adultes dans les années 90). Il en résulte une démobilisation générale et un désarroi
certain, sinon une attente résignée face à l’effondrement appréhendé du catholicisme
institutionnel québécois. Or, Charron fait remarquer
« […] l’intérêt que les adolescents manifestent pour les autres traditions religieuses.
Après une seule année d’étude sur le bouddhisme, l’hindouisme ou l’islam, ils sont
souvent plus en mesure de dire quelque chose d’intelligent sur ces traditions qu’après
dix années d’enseignement religieux confessionnel. Peut-être qu’une présentation
systématique, dans le cadre scolaire, correspond davantage à leur soif d’intelligence
qu’une réflexion anthropologico-expérimentale éclairée d’une parole d’Évangile
souvent répétitive. Danièle Hervieu-Léger souligne que l’intérêt pour la culture
s’offre comme une porte d’entrée dans l’univers chrétien pour beaucoup de nos
contemporains. Il y a assurément ici une piste à explorer pour l’avenir de la place de
l’enseignement religieux en milieu scolaire. »
Se pourrait-il que les milieux de l’éducation de la foi aient tendance à sous-estimer le potentiel
d’une approche cognitive de la religion pour un éveil religieux ? Est-il si sûr qu’une telle
perspective, parce que prétendument cérébrale et objectivante, neutralise la portée expériencielle
de la religion, des religions? L’univers religieux continue de fasciner une part importante de la
population, comme en témoigne déjà l’intérêt de nombreux éditeurs pour la littérature non pas
81
religieuse mais sur l’univers religieux. Qu’est-ce qui sous-tend la « soif d’intelligence » des
jeunes que Charron évoque? Une simple curiosité documentaire, vraiment ? Cette soif pourraitelle éclairer leur fermeture habituelle, comme celle de leurs parents, face aux propositions
habituelles de parcours expérienciels ? Apprendre une religion par la voie cognitive peut déjà
constituer une expérience spirituelle, comme pourraient en témoigner des cohortes de
contemporains qui vivent une recherche spirituelle en bonne partie par des lectures souvent
exigeantes du point de vue cognitif.
Il me semble que les propos de Solange Lefebvre offrent des éléments pour comprendre ce qui
est en jeu dans ces enjeux de transmission religieuse. Premièrement, l’actuelle reprise de la
question de la laïcité montre que les frontières entre socio-culture et religion n’ont jamais été
étanches. Comme toutes les autres institutions, l’Église est invitée à en prendre acte, avec un
corollaire : si la religion concerne les institutions publiques, les enjeux de mémoire et de
transmission culturelle concernent les communautés croyantes.
Sur le fond de cette perspective culturelle, en face d’un Racine plus attentif à la vie de l’Église, et
d’un Charron qui porte une appréciation mitigée sur les processus en cours, et plus proche de
Mgr Mancini quant à l’optimisme, Lefebvre voit bien plus un surcroît de transmission que son
déficit. Surcroît qui ne va pas sans poser le problème d’une sélection des contenus à
transmettre78. Pour l’entrevoir ainsi, il faut certes élargir l’angle de perception, conjuguer
78
Il y a quelques années, à l’époque où le Ministère de l’éducation du Québec avait obligé
chaque conseil d’établissement (comité d’école) à doter son école d’un projet éducatif propre, un
consultant bien connu des milieux scolaires avait été sollicité pour évaluer la justesse d’un projet
éducatif local. Sa première réaction fut de relever, non sans une moue dubitative, que le texte
82
l’ecclésial au socioculturel. En effet, « la question de la transmission renvoie non seulement à
des défis catéchétiques permanents du catholicisme et de la foi chrétienne, mais aussi à des
débats fondamentaux sur la culture, à laquelle appartient la dimension religieuse. » Sous ce
rapport, plusieurs qui prédisaient la mort du christianisme il y a plusieurs années, reviennent sur
leurs pronostics. Selon Lefebvre, il faudrait parler de persistance du christianisme. À prendre les
choses sous cet angle socioculturel, le religieux ne disparaît pas mais se recompose. Certes, à
l’échelle de l’Occident, les institutions traditionnelles qui régissaient et régulaient la transmission
religieuse n’ont jamais été aussi éprouvées. Pour autant, plutôt que de désert spirituel, c’est au
contraire de reconfiguration du champ spirituel et des références religieuses dont il faudrait
parler. Qu’on parle de modernité avancée ou encore d’ultramodernité, on aurait affaire à
l’investissement du champ symbolique par des individus devenus allergiques à tout
embrigadement réel ou appréhendé (que cela soit celui de la secte ou celui d’une Église supposée
faire entrave à l’épanouissement du sujet). L’individu ne s’en tient pas à accueillir ou refuser la
transmission qui lui est destinée : il entend prendre une part active et prépondérante au choix du
contenu à transmettre. Il bricole sa cohérence en fonction de son propre récit et de sa propre
exigence de sens79. Il est entendu, par ailleurs, que nous n’assistons pas à une rupture pure et
simple à l’égard de la tradition, qu’il existe de nombreuses persistances et adaptations, et que la
tradition continue de travailler puissamment, quoique non toujours explicitement, les sujets
mentionnait plusieurs valeurs à transmettre. Réaction inquiète et nerveuse des interlocuteurs:
« Vous trouvez qu’il en manque? »
79
On aura reconnu ici, entre autres positions, celles des ouvrages de D. HERVIEU-LÉGER, Le
pèlerin et le converti (1999), La religion en miettes ou la question des sectes (2002) et
Catholicisme : La fin d’un monde (2003).
83
modernes. Cette précision étant faite, Lefebvre suggère d’analyser la transmission de la tradition
chrétienne sous cet angle de l’appropriation, c’est-à-dire de la réception mais aussi d’une création
personnelle indispensable aujourd’hui. Qu’on relise ici les deux idées porteuses soumises par
Jean-Marc Charron.
Les propositions de Solange Lefebvre portent sur la transmission culturelle du christianisme et
sur la transmission ecclésiale de la foi chrétienne. Son propos me paraît plus éclairant sur le
premier point que sur le second. Il est réjouissant de constater que la transmission du religieux se
poursuit; il est rassurant de voir que les êtres pensants que nous sommes continuent de chercher,
par une quête spirituelle, à former une cohérence dans l’image qu’ils se font de leurs si brèves et
incertaines existences. Et certes, les institutions ecclésiales se rendraient sans doute un meilleur
service en prenant acte d’un foisonnement spirituel considéré dans l’ensemble de ses
caractéristiques (dont d’innombrables nouveaux mouvements religieux constituent un indice
parmi d’autres), qu’en déplorant sans autre la disparition d’une forme de religiosité sur laquelle
elles ont eu la main haute en temps de chrétienté. Pour autant, (1) malgré tout, la transmission du
religieux n’emprunte plus désormais les voies obligées tracées par les Églises; et (2) si la pierre
angulaire de la transmission du religieux est désormais l’individu, l’indépassable individu, alors
les institutions religieuses, qui continuent de porter les ensembles symboliques auxquels ces
individus se réfèrent, n’ont pas fini de devoir porter comme un fardeau toujours plus lourd le
problème de leur survie et de leur organisation, en plus d’assumer par la transmission et la
formation (de qui, d’ailleurs?) la disponibilité des ressources symboliques. Dans leur fuite
éperdue face à tout ce qui évoquerait l’embrigadement religieux, les individus laisseraient à ellesmêmes des institutions qui dès lors, par raréfaction des énergies, ne pourraient plus assurer
correctement leur fonction de relais de la tradition (relisons ici la conclusion de Charron).
84
L’avenir de la transmission du religieux passerait-il alors par la multiplication de microorganisations plus ou moins durables et se relayant le flambeau du « dépôt »? Le cas échéant, il
est à craindre, comme Hervieu-Léger le montre, que les richesses spécifiques à chaque spiritualité
finissent par se standardiser suivant un effet d’uniformisation démocratique propre à la loi du
marché : plus les individus aspirent à s’individualiser, plus ils poursuivent le même but, et plus
leurs points de transit et d’arrivée dans l’univers de produits religieux finissent par se ressembler,
les quêtes les plus minoritaires (disons, la spiritualité ignatienne ou un zen rigoureux) se voyant
privées des moyens dont disposeraient les plus fréquentes (l’industrie du Nouvel Âge ou du
roman ésotérico-mystique, par exemple). C’est ici, à l’adresse des communautés chrétiennes, que
la contribution de Jacques Racine montrerait toute sa pertinence. Bref, à considérer l’époque, il
semble exagéré de parler de désertification spirituelle, mais ce serait tomber dans la complaisance
que d’ignorer les effets dramatiques de cette évolution sur des institutions indispensables, jusqu’à
nouvel ordre, à la transmission religieuse.
Il est trop tôt pour un pronostic d’ensemble quant à l’avenir de la transmission du christianisme à
long terme. Néanmoins, les contributions des auteurs constituent une éclairante représentation des
lieux actuels où s’effectue et se joue la transmission religieuse. Que ces lieux soient de type
catéchétique ou culturel, tous ont quelque chose à apprendre à ceux et celles qui oeuvrent à la
transmission de la foi chrétienne. La voie présentée par Lefebvre comporte le double avantage de
montrer vers des formes inattendues de transmission du religieux, et de suggérer des pistes pour
l’analyse de la transmission religieuse en tant que telle. Celle présentée par Charron invite à sortir
des antagonismes courants éducation de la foi vs enseignement culturel du fait religieux et
approche anthropologico-expérimentale » vs cognitive, ainsi qu’à méditer l’apport des secondes
aux premières. Les deux contributions de Mancini et Racine, résolument ecclésiales et
85
confessantes, montrent les pistes d’avenir et les écueils de l’éducation de la foi dans la période de
changements que nous connaissons : créativité du côté de jeunes communautés aux contours
inédits; diminution de ressources qu’en transmission du christianisme on a longtemps prises pour
acquises, et dont la raréfaction pose des problèmes de taille.
* * *
Les transformations du Québec religieux et de ses institutions, les expériences des jeunes aux
Journées Mondiales de la Jeunesse, les reconfigurations culturelles du religieux, me paraissent
porteuses de leçons importantes. De cet environnement en transformation, la transmission du
christianisme ne peur ressortir fécondée que si elle a épousé les transformations d’une manière
proactive et novatrice, en repensant certains a priori autour de la mission. Considérons certaines
des modalités présentes de la transmission du christianisme.
Jusqu’ici, nous concevons la transmission du christianisme comme une responsabilité et une
tâche cantonnées à la communauté chrétienne. Jacques Racine invite aussi les chrétiens et les
chrétiennes à une manière ouverte de faire communauté, au delà du cercle restreint des
« mêmes ». Je crois aussi qu’il est temps d’élargir à d’autres cercles la question de la
transmission du christianisme, sans que les communautés chrétiennes se délestent leur fonction
cardinale en la matière.
À mon sens, cela implique d’abord que l’héritage chrétien est livré à la circulation publique. Sur
le plan institutionnel, cette ouverture se traduit par de nouveaux partenariats. À l’affaiblissement
des grandes institutions religieuses qui gèrent traditionnellement la transmission, correspond la
complexification du paysage institutionnel où s’effectue (et se cherche) la transmission. Un
premier partenariat, avec le monde scolaire, peine à sortir de ses contradictions formelles, issues
86
de compromis historiques et précaires. L’État a choisi de demeurer engagé dans la transmission
du christianisme à l’école. Depuis l’Avis du Ministre de l’éducation du Québec de mai 2000
jusqu’à la Loi 118 qui l’a suivi de peu, il l’a fait - non sans nouvelles contradictions pratiques -,
affirmant la responsabilité incontournable et essentielle du Gouvernement en matière de
transmission culturelle des religions et particulièrement du christianisme. L’éducation de la foi
n’y trouvera pas son compte, et les contenus enseignés ne refléteront pas nécessairement les
positions ni les sensibilités ecclésiales. Mais l’approche cognitive offre néanmoins un potentiel
sur lequel il serait bon de méditer et, éventuellement, de prendre appui, dans l’indispensable et
spécifique travail d’éducation de la foi.
Seconde implication de l’élargissement à de nouveaux partenariats, impensables hier encore, et
réellement en voie d’émergence : les communautés chrétiennes auraient beaucoup à se
rapprocher de communautés religieuses autres que chrétiennes. Mancini et Racine ont abordé ou
fait allusion au contexte interreligieux ainsi qu’à la pratique du dialogue interrreligieux, le
premier de manière à peine esquissée, en lien avec la diversité culturelle de Montréal, le second
dans une perspective doctrinale, en prévenant (à bon droit par ailleurs) les chrétiens contre un
« déisme mou » où s’atténue la référence à Jésus Christ. Mais la dimension interreligieuse revêt
aussi une dimension pragmatique aux implications directes pour notre problème. On sait que la
diversification des traditions religieuses en Occident modifie significativement les termes du
problème de la laïcité (ou de la neutralité de l’État sur le plan religieux, ou encore du sécularisme
politique, pour employer un terme anglo-saxon). On passe d’une position du problème en termes
d’indépendance des instances séculières vis-à-vis de la religion (entendre : de l’Église), à une
question sur les effets des religions sur une société fondée sur un socle commun. Posant ainsi la
question, on admet que l’activité religieuse déborde la sphère de la vie privée où l’État l’avait
87
établie, ce qui oblige ce dernier à une prise en charge politique des religions. Ici surgit
l’inquiétude - légitime et salutaire - de quiconque attache un prix réel à la neutralité religieuse du
politique et du judiciaire, ainsi qu’à l’égalité de tous et toutes devant l’État. Mais ici surgit aussi
une modification de la donne : les chrétiens ne sont plus seuls à porter la question de la
transmission religieuse. Jacques Racine invite à un certain regard vers l’autre et vers l’inattendu
qu’il peut apporter :
« Si l'identité chrétienne se vit à l'intérieur d'une communauté, elle n'est pas limitée
par celle-ci. Elle est suite du Christ et vie dans l'Esprit, dans et hors l'Église. En cela,
elle demeure cachée, même chez celui qui est identifié comme fidèle. Ce constat
impose la tolérance dans nos rapports les uns avec les autres et l'écoute de ce qui est
accueilli du don débordant de Dieu chez les hommes et les femmes de notre temps,
peu importe leurs traditions, leurs religions et leurs cultures. »
Le « nous » des discours chrétiens qui portent sur la transmission religieuse, il faudrait le
déplacer. Considéré isolément, il n’a eu de cesse de se minoriser depuis 40 ans. Ce qui en résulte
cependant, ce n’est pas une minorisation de ceux et celles qui nourrissent une préoccupation à
l’égard de la transmission religieuse mais leur intégration dans une mosaïque multireligieuse, ce
qui vaut aussi pour les chrétiens. ‘Nous’ serions par conséquent mieux avisés d’apprendre à dire
« nous » autrement, et à concrétiser cette manière de dire dans l’institutionnalisation d’une
pratique multireligieuse de la transmission religieuse. Si, comme le regrette un peu Mgr Mancini,
les catholiques engagés dans une communauté sont minoritaires au Québec, aucun groupe
religieux n’est majoritaire aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que l’addition des groupes
religieux compose une masse significative de citoyens reliés par le fait d’être existentiellement
88
engagé dans une voie religieuse. Par delà les dialogues de la théologie, ce fait aurait-il quelque
implication pratique?
La vieille polarité incroyance/foi, sous-jacente à la thèse de la désertification spirituelle, prend du
plomb dans l’aile. De nouveaux partenaires surgissent. Avec eux, les croyants de la voie
chrétienne pourraient se faire mieux entendre des institutions civiles. Mais en outre, de ces
partenaires les chrétiens pourraient apprendre à propos des modalités de la transmission
religieuse. Car si les enjeux sont communs (transmission intergénérationnelle; transmission
identitaire; tension entre modernité et tradition; défi des nouveaux mouvements religieux), les
expériences, succès et échecs diffèrent souvent. En matière de catéchèse, le judaïsme montréalais,
ou à tout le moins certaines de ses branches, n’aurait-il pas à instruire les communautés
chrétiennes? Sur le plan cultuel, aurions-nous l’audace de nous laisser dérouter par la richesse
symbolique et sensorielle d’une puja hindoue? Sur l’apport essentiel de la dimension spirituelle à
l’existence individuelle en contexte d’éclipse des institutions religieuses, et à la vie
communautaire loin des habituelles polarisations entre religion et espace civique, pourrions-nous
apprendre des amérindiens?
Pouvons-nous admettre sereinement que, même quand nous ne transmettons pas ce que nous
voulions transmettre, nous transmettons tout de même quelque chose? Quelque chose de non
négligeable, quoique nous en pensions a priori? Nous pouvons craindre à bon droit un réflexe de
religion à la carte, chez les destinataires d’une transmission sauvage. Sommes-nous prêts malgré
tout à assumer cette équivoque? La transmission du christianisme nous échappe, mais elle
s’échappe aussi. Sans optimisme exagéré, il y a peut-être quelque opportunité à songer que
transmettre, c’est confier à la liberté inventive de sujets autres que soi. Anthony Mancini nous
entraîne vers ce côté des choses.
89
Ce portrait d’ensemble suffit à montrer la pertinence, l’urgence même, d’une analyse de longue
haleine de la transmission religieuse et d’une mise à jour de la formation des agents
d’évangélisation.
90
Un témoignage de «tradition vivante»
Postface
Extrait de l’allocution prononcée par Françoise DARCY-BÉRUBÉ
à l’occasion de l’hommage qui lui fut rendu80.
80
Pour mieux comprendre la portée du présent texte, rappelons quelques étapes importantes du
parcours de Mme Darcy-Bérubé (les citations proviennent du texte de Guy LAPOINTE,
« Hommage à Françoise Darcy-Bérubé », 6 septembre 2002):
•
D’origine française, Françoise Darcy-Bérubé s’installe à Montréal au début des années
soixante. Elle joint la première équipe de l’Office catéchistique provincial (lequel
deviendra par la suite l’Office de catéchèse du Québec) et travaille avec cette équipe à la
création de nouveaux manuels pour le primaire, le premier devant être Viens vers le Père.
Durant la même période, elle œuvre au sein de la Commission de l’enseignement
élémentaire du Ministère de l’Éducation du Québec.
•
« De 1968 à 1977, elle enseigne la psychologie et la pédagogie religieuses à l’Université
de Montréal, et de 1968 à 1973 à l’Université de Fordham, à New-York. Elle donne aussi
des cours d’été dans diverses universités américaines. De plus, pendant les trente années
suivantes, elle sillonne en tous sens le Canada anglais et les États-Unis pour des sessions
et des conférences catéchétiques. »
•
En 1974, Françoise Darcy, en collaboration avec Jean-Paul Bérubé, publient leur première
collection pour la préparation des enfants aux sacrements d’initiation chrétienne en
paroisse. Depuis, ils ont créé de nouvelles éditions, en français et en anglais, adaptées aux
contextes pastoraux en évolution, toujours dans une perspective d’initiation chrétienne.
91
Comme vous le savez, ma vie a été depuis des dizaines d’années une partition à quatre mains.
C’est pourquoi l’honneur que vous me faites, je l’accueille avec reconnaissance pour Jean-Paul,
mon mari, en même temps que pour moi; sans lui, rien de ce que j’ai pu faire depuis trente ans
n’aurait été possible.
Mais il y a d’autres personnes avec lesquelles je voudrais partager cet hommage. J’ai tellement eu
conscience au long des années que ce que nous arrivons à accomplir, nous le faisons grâce à tant
d’influences entremêlées, tant d’idées, de rêves, de passions que d’autres ont partagés avec nous
dans leurs conversations, leur enseignement ou leurs écrits, que finalement, ce sont toutes ces
•
« En 1995, Françoise publie chez Paulist Press à New-York un livre intitulé Religious
Education at a Crossroads, Moving on in the Freedom of the Spirit. Le livre, préfacé par
Thomas Groome, le grand catéchète américain qui fut son étudiant à Fordham, reçut cette
année-là le premier prix des libraires catholiques des USA. Le livre mettait en garde
contre une utilisation régressive du Catéchisme de l’Église catholique qui venait de
paraître. Il tentait de clarifier et d’étoffer les progrès accomplis au cours des quinze
années précédentes et proposait une nouvelle approche moins scolaire et plus pastorale de
la catéchèse. »
•
Parmi les publications récentes de Françoise Darcy-Bérubé, mentionnons les parcours de
la collection En route avec Jésus (1996), le guide de la vie chrétienne pour les jeunes
Grandir dans l’amitié de Jésus Christ (2001), ces deux œuvres réalisées en collaboration
avec son mari, Jean-Paul Bérubé, ainsi que le fascicule L’initiation chrétienne, pour quoi
faire? (2001).
92
personnes, ainsi que celles qui nous ont stimulés et encouragés qui méritent aussi d’être honorées.
Je n’en finirais pas de les nommer… Elles sont toutes dans mon cœur en ce moment. Mais
j’aimerais en mentionner quelques-unes.
Je voudrais d’abord remercier Réginald Marsolais, car c’est lui, conjointement avec Jean-Paul et
Marcel Caron, qui m’a invitée en 1962 à me joindre à leur équipe de l’Office de Catéchèse du
Québec (OCQ). Je voudrais aussi faire mémoire de quelques personnes qui nous ont quittés et
auxquelles le mouvement catéchétique doit beaucoup. D’abord, Mgr Gérard-Marie Coderre, alors
évêque du diocèse de St-Jean-Longueuil, un pasteur d’une trempe exceptionnelle. Il a su nous
faire confiance et aller défendre «sa catéchèse» jusque devant la curie romaine. Robert Gaudet,
qui le représentait à l’OCQ avec amitié et savoir-faire. Denise St-Pierre, qui a fait partie de la
deuxième équipe au primaire et qui a beaucoup donné à la catéchèse. Gilles Raymond, qui
contribua de tant de façons à la réflexion catéchétique de cette époque si dynamique. André
Gignac, qui par le biais de la Communauté chrétienne St-Albert, est entré dans l’aventure avec le
feuillet liturgique Dimanches et Fêtes, auquel ont collaboré Denise St-Pierre, puis Denise
Lamarche. J’aimerais rendre hommage également à Norbert Fournier, des Clercs de St-Viateur.
Comme directeur de l’Institut de catéchèse de l’Université de Montréal, il a donné un souffle
extraordinaire au mouvement catéchétique chez nous, en invitant les meilleurs spécialistes
d’Europe chaque été à venir partager leur savoir et leurs expériences.
Quelle effervescence intellectuelle, quel enthousiasme il y avait en ces premières années, dans la
mouvance du Concile! L’Université Laval, avec Jacques Laforest et son équipe, participaient
activement à l’aventure commune de l’Église du Québec. Que de personnes remarquables ont
apporté leur contribution à cet immense effort! Voici quelques noms: Paul Tremblay, dont on
connaît tous l’extraordinaire influence tout au long de ces années en matière d’éducation
93
chrétienne; André Beauchamp, Jacques de Lorimier, Andrée Quiviger, Paul-André Giguère,
devenu un expert international en éducation de la foi des adultes; Jean-Marc Charron, notre
doyen, était aussi de ce nombre, et combien d’autres.
Que dire des catéchistes qui ont expérimenté avec nous, puis utilisé les nouveaux programmes
dans leur enseignement? Elles faisaient face à toutes sortes de difficultés, dues aux perspectives si
profondément nouvelles de la catéchèse; il faut avoir connu le Québec des années soixante pour
mesurer la révolution que nous proposions…
Inutile de vous dire que pour bien des curés, des parents et même des titulaires de classe, la
nouvelle catéchèse, c’était le monde à l’envers! Il n’était pas facile pour les catéchistes qui
s’étaient jointes à nous de faire face à la musique; Thérèse Dufresne, qui est ici ce soir, pourrait
en témoigner. Mais en même temps, nous avons connu des joies extraordinaires quand nous
sentions quelle libération, quel épanouissement de la foi, la nouvelle catéchèse pouvait apporter.
Permettez-moi d’évoquer une autre étape marquante pour moi: celle de la traduction et de la
diffusion des instruments catéchétiques au Canada anglais et aux Etats-Unis. Mais avant, je
voudrais rendre hommage à Sœur Jeanne Dussault des Sœurs de Ste-Croix, alors supérieure au
Collège St-Jean à Edmonton, qui a été la grande artisanne du renouveau catéchétique français
dans l’Ouest canadien et que j’ai eu la joie de rencontrer lors des sessions qu’elle y organisait. Je
ne veux pas oublier Mgr Chiasson qui a fait de même dans l’Est. Enfin, comment ne pas
souligner l’extraordinaire travail accompli par NORE (National Office of Religious Education)
qui, en collaboration avec les directeurs des diocèses anglophones, a assuré la formation de toute
une génération à la nouvelle catéchèse. Permettez que je mentionne Frank Abbas qui a joué un
94
rôle majeur dans tout l’Est canadien, et aussi Bernadette Tourangeau qui a magnifiquement repris
le flambeau à NORE après cette étape initiale.
Je ne sais pas si nous réalisons à quel point le Québec a aussi joué un rôle décisif dans les débuts
du renouveau catéchétique aux États-Unis. En parcourant ce pays d’un océan à l’autre, je ne peux
vous dire l’incroyable soif de renouveau que je percevais dans ces auditoires de professeurs, de
parents et de catéchistes. Il y avait de la crainte aussi: c’était un monde tellement différent que
celui du fameux Baltimore Catechism. Mais les dimensions biblique, spirituelle et liturgique de
Viens vers le Père les enchantaient. C’était à la fois un dépaysement et une libération. Combien
de fois, au cours des vingt années suivantes, à l’occasion de congrès diocésains ou nationaux, aije vu des auditrices venir vers moi après une conférence pour me serrer dans leurs bras et me
remercier de ce que l’enseignement de Viens vers le Père avait fait pour elles personnellement!
Ce ministère volant était très accaparant: une année, j’avais eu vingt-cinq séminars de deux jours
en différents endroits, dont quatre fois en Californie!
C’est à cette époque que Grégoire, un petit ami de six ans, s’inquiétait un peu de mon style de vie
et me demanda: «Pourquoi tu pars tout le temps comme ça avec ta valise? C’est pour t’amuser ou
pour travailler?» Je lui expliquai que j’allais dans différentes villes pour parler à des groupes de
personnes. Semblant rassuré, il me répondit: «O.K., tu ne travailles pas, tu fais rien que parler!»
Je poursuivais mon enseignement à la Faculté. Mais, évidemment, ce rythme était assez
incompatible avec une vraie carrière universitaire qui inclut aussi recherche et tâches
administratives. Comme plusieurs fois au cours des années, j’ai dû choisir la liberté d’une vie
plus disponible aux tâches qui me paraissaient les plus urgentes à cette période-là.
95
Aujourd’hui, je suis remplie de gratitude. J’ai tellement reçu de tant de personnes admirables,
rencontrées sur ce continent, hommes et femmes d’une foi vibrante, passionnées par leur tâche.
Merci à elles et à eux.
Merci aussi à tous les enfants que j’ai eu la chance de rencontrer en France, au Québec et aux
USA. Ces enfants m’ont si souvent émue, émerveillée, m’ont fait rire ou pleurer, m’ont
interpellée, instruite et formée, à leur manière unique! Quand le travail d’écriture, si exigeant, me
pesait parfois, c’est le souvenir de ces enfants qui me donnait le courage de me remettre à la
tâche.
Certes, j’ai mes racines en France et elles me sont précieuses; elles m’ont nourrie tout au long de
ma vie. Mais c’est le Québec qui m’a donné mes ailes et je lui en ai une reconnaissance infinie;
c’est vraiment devenu mon pays! Et c’est pourquoi l’avenir me tient tant à cœur. Alors,
permettez-moi, avant de conclure, de partager avec vous une grande crainte et une grande
espérance.
Le Québec d’aujourd’hui a besoin d’un bouillonnement créateur aussi puissant, aussi authentique
qu’il y a quarante ans. Mais le Québec est un pays différent et l’Église est une Église différente.
Comme le dit Gil Bailie dans son remarquable livre Violence Unveiled, «nous vivons une crise
anthropologique sans précédent». Et je ne pense pas que nous en mesurions encore toute
l’ampleur, toute la profondeur, ni toutes les conséquences. Et, bien sûr, cette crise
anthropologique s’accompagne d’une crise spirituelle très grave.
De plus, il y a quarante ans, il y avait abondance de ressources financières, de professeurs et
d’étudiants, et il y avait une immense espérance, un élan extraordinaire, dans la mouvance du
Concile. Tout cela a bien changé maintenant. Le défi pour la catéchèse est beaucoup plus grand.
96
Cependant je suis convaincue que nous sommes capables de le relever, mais à certaines
conditions.
•
La première, c’est que nous résistions à la tentation des solutions rapides et superficielles,
mais que nous poursuivions une réflexion de fond, avec une grande rigueur intellectuelle
dans tous les domaines dont dépend la catéchèse: théologie, exégèse, liturgie, psychosociologie, pédagogie, etc. Et que nous le fassions dans un esprit de collaboration
nationale et internationale. C’est de toute évidence la responsabilité des universités, et
c’est pourquoi je me réjouis de la création de la chaire qui se fait vraiment dans cet esprit.
•
La deuxième condition, c’est que nous comprenions la nécessité impérieuse de
coordonner nos efforts au niveau de la formation de toutes les personnes qui travaillent
sur le terrain, en pastorale, en catéchèse, en liturgie, etc.
C’est une chance pour le Québec, et en particulier pour les diocèses de la grande région de
Montréal qu’il y ait plusieurs institutions qui s’intéressent à cette formation. Chacune a son
charisme, ses points forts et ses points faibles. Quelle puissance de renouveau, quelle fécondité, si
nous arrivions à coordonner nos efforts pour qu’ils se complètent et s’enrichissent mutuellement
au lieu de se doubler ou parfois de se nuire, avec le résultat que certains étudiants se sentent
tiraillés entre des institutions rivales qui leur semblent parfois penser à leur propre survivance
plus qu’au bien commun.
Le Québec a besoin de notre détermination obstinée à trouver les moyens concrets d’une
coordination réelle, d’une collaboration sincère, équitable et féconde entre toutes les instances qui
s’intéressent à l’avenir de la foi et à la formation des intervenants et intervenantes. La
coordination ne limite pas nos potentialités, elle les décuple. Une collaboration intelligente et
ouverte est la condition d’une diversité féconde. Elle s’oppose seulement à la dispersion stérile
97
des énergies. C’est cette dispersion qui est ma crainte aujourd’hui. Et c’est la convergence des
énergies qui est mon espérance!
Je ne veux pas verser dans le pathos, mais nous savons bien qu’il y a urgence. Comme le
rappelait encore récemment Le Devoir, tant de jeunes et même d’enfants désespèrent tellement de
la vie qu’ils pensent au suicide, parfois dès l’âge de 11 ans. Tant d’autres s’étourdissent,
s’aliènent eux-mêmes de diverses façons ou se confient à des magazines fort médiocres, faute de
trouver des adultes qui les aident à découvrir la fulgurante nouvelle qui pourrait leur rendre le
goût et le courage de vivre: celle que nous sommes aimés de Dieu infiniment et
inconditionnellement!
N’est-il pas impératif que dans toutes nos institutions, aux niveaux provincial, universitaire,
diocésain, paroissial, nous ayons assez d’imagination, de détachement et de courage pour
solutionner et surmonter les problèmes administratifs, personnels ou corporatifs qui nous
empêchent de conjuguer nos forces d’une manière efficace afin d’attirer de plus en plus d’adultes
de tous âges qui iront à la rencontre de ces jeunes et feront route avec eux tout simplement, au fil
des années. Car si les circonstances sont extrêmement difficiles, je suis convaincue qu’il y a chez
une majorité de jeunes et d’adultes une immense soif de sens, de valeurs authentiques et de
compagnonnage spirituel; cette soif est bien souvent, comme une source cachée, ensevelie au
fond de leur cœur. Mais si nous nous laissons guider par l’Esprit qui nous précède toujours, si
nous savons aller à leur rencontre, créer des lieux divers d’expériences signifiantes, cette source
pourrait rejaillir. J’ai une profonde confiance dans l’immense créativité du Québec, des gens de la
base qui déjà ré-imaginent à leur façon comment vivre l’Évangile et «faire Église» ensemble. La
forêt qui repousse ne fait pas de bruit, mais elle recrée la vie.
98
Je voudrais dire à ceux et celles d’entre vous qui se destinent à la catéchèse sous ses diverses
formes que c’est une tâche exigeante mais splendide. Elle nous prend jusqu’aux tripes, mais elle
nous transforme et nous nourrit aussi. À condition de nous souvenir qu’il ne s’agit jamais de
convaincre d’une idéologie, mais de partager l’émerveillement de la rencontre du Dieu Vivant et
de ce qu’elle a fait surgir en nous d’humanité vraie; j’ai quelque peu développé ce thème dans un
article qui doit paraître en octobre dans la revue Lumen Vitae81.
81
«En guise de conclusion. Quel avenir pour les parcours et les programmes en catéchèse?»,
Revue internationale de catéchèse et de pastorale Lumen Vitae, 2002/3, p. 327-348.
99
Téléchargement