Tableaux de famille

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agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2006-2007
fiches de lecture
Famille et modernité occidentale
Lahire (1995) : Tableaux de famille
Fiche de lecture réalisée par les agrégatifs des ENS Ulm et Cachan
LAHIRE B. (1995), Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux
populaires, Paris, Gallimard/Seuil, 297 p.
« Il n’y a qu’une manière de parvenir au général, c’est d’observer le particulier, non pas superficiellement et en gros,
mais minutieusement et par le détail. »
E. Durkheim
Les situations de réussite scolaire d’enfants issus de milieux cumulant les « handicaps » face au système
scolaire sont un défi sociologique. La méthode suivie par l’auteur pour élucider ce mystère est la prise en compte de
différences « secondaires » entre des familles populaires dont le niveau de revenu et le niveau scolaire sont assez
proches, en essayant de comprendre les positions scolaires d’enfants de CE2 par rapport à leur situation, analysées
comme consonances ou dissonances entre des configurations familiales et l’univers scolaire. A travers cette analyse,
l’auteur remet en cause la notion de « capital culturel » et de transmission ou d’héritage, dès lors qu’il adopte une
échelle d’observation lui permettant de saisir les modalités de la socialisation familiale ou scolaire.
Spécificité de l’écriture : sous forme de « portraits de famille », décrit comme un genre scientifique
librement inspiré du genre littéraire, lequel répond à 2 exigences : il est la peinture d’un modèle particulier existant
dans la réalité, et il doit faire apparaître le point de vue spécifique du peintre.
Données : entretiens avec 26 familles à leur domicile, notes ethnographiques sur leur contexte, fiches de
renseignement scolaires, cahiers d’évaluation, entretiens à l’école avec les 27 enfants, entretiens en début et fin
d’année avec les 7 enseignants concernés, entretiens avec les 4 directeurs d’école, avec retour réflexif à chaque étape.
Le point de vue de connaissance
La structure du comportement et de la personnalité de l’enfant
L’enfant constitue ses schèmes comportementaux, cognitifs et évaluatifs à travers les relations
d’interdépendance avec les personnes qui l’entourent le plus fréquemment et le plus durablement, à savoir les
membres de sa famille. Il ne reproduit pas forcément directement les manières vues dans sa famille, mais trouve sa
modalité propre de comportement en fonction de la configuration des relations au sein desquelles il est inséré. Il ne
s’agit donc pas de réifier des « personnalités », mais plutôt de rendre compte du réseau d’interdépendance familiale à
travers lequel il a constitué ses schèmes de perception et de réaction, et la manière dont ces schèmes peuvent réagir
lorsqu’ils fonctionnent dans des formes scolaires de relations sociales.
Les traits pertinents de la lecture sociologique
L’échec et la réussite scolaires peuvent donc être appréhendés comme la plus ou moins grande consonance
ou dissonance des formes de relations sociales d’un réseau d’interdépendance à l’autre (famille et école). La méthode
retenue est donc l’analyse de configurations singulières, combinaisons spécifiques de traits généraux, ces
configurations pouvant être décrites à partir des 5 thèmes suivants :
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Les formes familiales de la culture écrite
L’école étant le lieu de la culture écrite, il faut s’interroger sur le statut de l’écrit au sein de l’espace domestique
des milieux populaires : or, ce statut se révèle pluriel lorsque l’on y regarde de plus près. Il faut en effet s’attacher à
analyser à la fois la présence ou l’absence d’actes de lecture à la maison, et la modalité selon laquelle est vécue
l’éventuelle pratique (plaisir/déplaisir, compatibilité avec les modalités de la socialisation scolaire de l’écrit). Le fait
de lire à haute voix des récits aux enfants, et d’en discuter ensuite avec lui est ainsi fortement corrélé avec la réussite
scolaire ; à l’inverse, les familles dans lesquelles les livres sont trop respectés, rangés à peine offerts, ou encore
offerts comme des jouets avec lesquels l’enfant doit se débrouiller seul peuvent conduire à des comportements
ambivalents voire négatifs de l’enfant avec l’écrit. Etudier les pratiques ordinaires d’écriture se révèle d’autant plus
important qu’elles constituent de véritables ruptures vis-à-vis du sens pratique : en effet, elles entretiennent un rapport
négatif à la mémoire pratique de l’habitus et rendent possible une maîtrise symbolique et une rationalisation de
certaines activités. C’est ainsi que les moyens d’objectivation du temps (agendas, calendriers), les listes de choses à
dire ou à faire, les correspondances écrites sont des instruments de mise en forme de notre temporalité qui constituent
des exceptions quotidiennes et répétées par rapport à l’ajustement préréflexif du sens pratique à une situation sociale.
Conditions et dispositions économiques
Les conditions économiques immédiates, conjoncturelles, ne déterminent pas mécaniquement des
comportements économiques ou des dispositions économiques, mais sont médiatisées par les techniques
intellectuelles appropriées (calculs, rapprochements bancaires, prévisions rapportées dans un livre de compte…).
Ainsi, le même capital peut être géré de différentes manières et celles-ci sont autant le produit de la socialisation
familiale d’origine, des trajectoires scolaires ou professionnelles, que des conditions économiques.
L’ordre moral domestique
Une partie des familles des milieux populaires attache une grande importance à la « bonne conduite » et au
respect de l’autorité du maître. A défaut de pouvoir les aider scolairement, elles tentent de leur inculquer la capacité à
se soumettre à l’autorité scolaire en se comportant correctement, en étant attentifs, et elles peuvent exercer un
contrôle indirect par le temps consacré aux études, par le choix des fréquentations, pour éviter que les enfants ne
« tournent mal ».
De plus, l’ordre matériel et domestique plus général se révèle particulièrement important dans la réussite des
enfants, dans la mesure où il représente un ordre cognitif : des horaires réguliers, des règles de vie strictes et
récurrentes, les mises en ordre, les classements domestiques produisent des structures cognitives qui permettent en
définitive une organisation de la pensée.
Les formes de l’autorité familiale
Les régimes disciplinaires familial et scolaire peuvent entrer en contradiction. Ainsi les différentes formes
d’exercice d’autorité familiale donnent plus ou moins d’importance à l’autocontrainte, forme privilégiée par le milieu
scolaire ; ces différentes formes se donnent notamment à voir dans les différents types de sanction appliqués aux
enfants : de la brutale sanction physique ou verbale immédiate, aux formes de punition différées, visant à faire
réfléchir l’enfant.
Les modes familiaux d’investissement pédagogique
L’analyse de l’ouvrage s’est construite en partie contre l’idée selon laquelle les familles populaires qui ont des
enfants en « réussite » scolaire seraient essentiellement caractérisées par des pratiques de sur-scolarisation, car cette
explication ne correspond qu’à un modèle de réussite méritocratique qui empêche de saisir la clé générale d’accès à la
réussite.
Or, le sacrifice parental peut dépasser de beaucoup le seul investissement pédagogique, visible dans
l’organisation de l’ordre moral domestique et dans la gestion de la situation économique de la famille. Il s’agit ainsi
d’analyser les variations des formes de l’investissement pédagogique, ainsi que l’adéquation plus ou moins grande de
cet investissement avec l’objectif visé.
La pluralité des styles de « réussite »
Il existe différents types d’explication de la réussite scolaire d’enfants de milieux populaires :
surinvestissement scolaire, familles ouvrières militantes (militantisme religieux, syndical ou politique qui permet le
développement d’un intérêt culturel qui passe par les livres, la parole formelle, explicative, explicite), ou la variante
des familles autodidactes, souvent un peu plus qualifiées que les autres (ouvrier qualifié, aristocratie ouvrière) ; ces
différents types peuvent être résumés par une forme de capital culturel acquis ou conquis. Mais si l’on considère les
cas singuliers dans leur complexité, on se rend compte que ces différentes hypothèses négligent leur interdépendance.
Il faut ainsi se demander si ces différentes figures de parents disposent du temps et des occasions favorables pour
exercer pleinement leur effet de socialisation scolairement positif.
C’est pourquoi il faut s’attacher à reconstituer, derrière des degrés comparables de « réussite », des styles de
réussite différents, que l’école élémentaire propose d’ailleurs objectivement : réussite par le métier d’élève ou
performances brillantes, qualités littéraires ou scientifiques, sous une forme « besogneuse » ou « aventureuse »…
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Singularité et généralité
Le problème central de la construction de l’objet consiste à passer d’une réflexion statistique sur les
corrélations entre milieu social (PCS du père) et performances scolaires, à une microscopie sociologique des
processus et des modalités des phénomènes sociaux, sans tomber pour autant dans de pures descriptions
monographiques. D’où réflexion sur problèmes méthodologiques :
Contextualiser
Lorsqu’on change la focale de l’objectif et que l’on entend considérer des différences entre familles qui sont
souvent rendues équivalentes dans les enquêtes statistiques (même colonne ou même ligne) par leur similitude du
point de vue de propriétés sociales générales (capital scolaire et économique), alors on se rend compte qu’il n’y a rien
de mécanique ; le sociologue montre alors ce que les modèles théoriques fondés sur la connaissance statistique et le
langage des variables ignoraient ou présupposaient : les pratiques et les formes de relations sociales qui conduisent
vers les situations d’échec ou de réussite.
Les caricatures en exemples
Les analyses décontextualisées (c'est-à-dire fondées sur des modèles statistiques hors de toute référence à des
situations particulières) peuvent ainsi conduire à la construction de caricatures, comme accumulation sur un individu
de tous les critères statistiquement attachés au groupe. En fait, pour que l’on ait un système de dispositions
individuelles cohérent, il faut des conditions sociales tout à fait particulières rarement réunies. Durkheim utilise ainsi
la notion d’habitus dans le sens d’un rapport au monde cohérent et durable dans deux situations historiques
particulières : les « sociétés traditionnelles »1, et le « régime de l’internat »2. Dès lors que l’enfant évolue dans des
univers sociaux différents, il se peut qu’il doive alors faire face à un rapport au monde non cohérent, non unifié, ce
qui donne lieu à des variations de pratiques selon la situation sociale dans laquelle il est amené à fonctionner. Note de
bas de page dans laquelle l’auteur cite la définition du goût par Bourdieu dans La Distinction comme formule
génératrice au principe du style de vie ou ensemble unitaire de préférences distinctives qui correspondent à une même
intention expressive. Lahire soutient la thèse que, même si l’on peut trouver dans la réalité des situations semblables
(où l’ensemble des goûts est cohérent), tous les cas ne relèvent pas de ce modèle.
La structuration d’objets singuliers
Méthode : croisement d’informations sur les enfants (fournies par les enseignants, les familles, les dossiers
scolaires, les entretiens avec les enfants), sur les familles (obtenues par les entretiens avec les familles, les
enseignants, les enfants) et sur la vie de classe (entretiens avec les enseignants, les enfants). Le but est de comprendre
comment des résultats et des comportements scolaires singuliers ne s’expliquent que si l’on tient compte d’une
situation d’ensemble comme interaction de réseaux d’interdépendance (familiaux et scolaires) tramés par des formes
de relations sociales plus ou moins harmonieuses ou contradictoires, à partir de la reconstitution des configurations
sociales complexes et non à partir de simples variables. La comparaison s’opère donc entre ces configurations et non
entre des variables, logique qui décompose/recompose les contextes sociaux à partir d’une grille de critères objectifs.
Il définit ici ce qu’il entend par configuration sociale, comme notion liée à une anthropologie de
l’interdépendance humaine, qui considère les individus avant tout comme des êtres sociaux pris dans des relations
d’interdépendance, occupant des places dans des réseaux de relations d’interdépendance et, du même coup, possédant
des capitaux ou des ressources liés à ces places ainsi qu’à leur socialisation antérieure au sein d’autres configurations
sociales. La configuration peut donc se définir comme l’ensemble des liens constituant une « partie » (plus ou moins
grande) de la réalité sociale conçue comme un réseau de relations d’interdépendance humaine.
I.
« Echec » et « réussite »
La population enquêtée
77% des pères sont ouvriers ou employés non qualifiés. 66% des mères sont au foyer. 68% des couples sont mariés
ou vivent maritalement, et avec un nombre moyen de 3.3 enfants par famille, on enregistre la forte prédominance des
familles populaires dans la population retenue (40% des familles ont 4 enfants ou plus). Forte présence de chefs de
1
« Le groupe réalise, d’une manière régulière, une uniformité intellectuelle et morale dont nous ne trouvons que de
rares exemples dans les sociétés plus avancées. Tout est commun à tous », in Les formes élémentaires de la vie
religieuse
2
L’éducation est alors organisée dans un sens univoque, et les différentes influences exercées sur l’enfant « ne se
dispersent pas dans des sens divergents », in l’évolution pédagogique en France
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ménage (surtout des pères) de nationalité non française ; les origines : Maghreb (44%), France (29%), Cambodge et
Vietnam (11%).
Les résultats à l’évaluation nationale de CE2 passée par ces élèves en 91 (5.5/10) les situent en dessous de la
moyenne nationale (6.5).
La constitution de l’échantillon des 26 familles à partir des 139 élèves initialement retenus a suivi un cheminement
progressif : d’abord sous-groupe des chefs de ménage avec faible capital scolaire et situation économique modeste
(père ouvrier qualifié ou non qualifié, personnel de service, petit employé non qualifié, chômeur, ou retraité de ces
catégories) ; à l’intérieur de ce groupe, 2 sous-groupes : les élèves ayant relativement échoué au test (moyenne
français et maths (<4.5/10), et ceux assez bien « réussi » (>6) ; dernière étape pour évaluer, à l’aide des enseignants,
si ces résultats étaient normaux dans la carrière de l’élève ou exceptionnels.
D’où population avec 14 enfants « en échec » (5 filles et 9 garçons), et 13 enfants « en réussite » (8 filles et 5
garçons).
La perception scolaire des élèves
1. L’ordre scolaire des qualités
Les termes d’ « échec » et de « réussite » prennent des sens différents selon les périodes, les milieux sociaux, les
étapes de la scolarité.
En outre, l’enseignant opère une sélection des faits et gestes des élèves qu’il juge pertinents pour donner une
appréciation de l’élève, et dresse ainsi des portraits qui permettent ou non de mettre en harmonie comportements et
qualités morales d’une part, et résultats scolaires et qualités intellectuelles d’autre part. Le jugement scolaire dépasse
ainsi la seule dimension intellectuelle des comportements des élèves, mais concerne plus largement la bonne ou
mauvaise adaptation à l’espace de socialisation scolaire, la conformité à l’ordre scolaire. En définitive, comme le
suggèrent les enseignants dans les entretiens, rien ne sert d’être intelligent si on n’exerce pas son intelligence dans les
moments, ou surtout, dans les formes scolaires.
2. De l’autonomie et de la discipline
Le terme d’ »autonomie » semble cristalliser un ensemble de caractéristiques valorisées du point de vue scolaire.
On est ainsi passé de la figure idéale de l’élève dressé à l’élève raisonnable et raisonné, le but de la pédagogie
moderne étant d’apprendre à apprendre. Il existe donc une tendance scolaire générale à aller vers les formes
d’organisation qui accordent à l’autodiscipline corporelle et mentale une place centrale, qu’il faut comprendre comme
un rapport social particulier tout autant au pouvoir qu’au savoir. L’école, qui entend rendre les élèves autonomes en
leur apprenant à se débrouiller (notamment par la lecture silencieuse) face à des dispositifs de savoir objectivés, vise
la production de dispositions cognitives à s’approprier des savoirs écrits complexes et, du même coup, de dispositions
sociales à agir dans des formes particulières d’exercice du pouvoir.
Si l’on s’interroge sur les élèves des classes populaires, il apparaît que les reproches faits à leur encontre par les
enseignants correspondent souvent au jugement de manque d’autonomie. Selon l’auteur, ce sont les dispositions et
compétences scolairement adéquates, forgées dans l’interdépendance avec les parents, et dont la présence varie selon
les milieux sociaux et les configurations sociales.
C’est pourquoi, en définitive, les enseignants se trouvent placés devant une contradiction redoutable : d’une part,
les transformations de l’institution pédagogique rendent caducs un certain nombre de termes et de pratiques
pédagogiques (le terme de « règle », les pratiques d’intervention fortes auprès des élèves, les leçons magistrales, les
apprentissages par cœur…), d’autre part, les enseignants sont placés face à des élèves qui les forcent à faire ce qu’ils
peuvent vivre comme des retours pédagogiques en arrière (« mater » les élèves, etc.)
Portraits de configurations
Le but de l’écriture de ces portraits est la recherche d’invariants à travers l’analyse de configurations singulières
traitées comme des variations sur les mêmes thèmes : les cas particuliers traités ne sont ainsi que des synthèses
originales de traits (ou caractéristiques) eux mêmes généraux. L’idée est ainsi de contextualiser l’effet de propriétés
ou de traits pertinents d’analyse tout à fait généraux, ceux-là mêmes que l’on retrouve dans les enquêtes statistiques.
Au contraire de la saisie décontextualisée des causes de l’ « échec » ou de la « réussite », la reconstruction des
contraintes sociales relationnelles concrètes s’exerçant sur des enfants singuliers vise à restituer les déterminismes
sociaux relationnels au plus près de la manière dont ils se présentent à eux.
Regroupement des portraits par thèmes.
Précautions méthodologiques sur la relation d’entretien, nécessairement « pertubatrice » dans l’observation des
pratiques.
NB : Je n’ai pas trouvé la description des différentes configurations très précise, c’est-à-dire que la présentation
qu’il en fait (très souvent simple juxtaposition de traits) ne permet pas de les distinguer de manière très claire les
unes des autres. Donc si ma présentation fait un peu « catalogue » … ce n’est pas entièrement de ma faute !
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La liaison impossible (entre univers scolaire et familial)
Cas rassemblés ici : parents originaires de pays étrangers, rapport difficile à la langue française, parcours
d’immigration comme déracinements douloureux ou adaptation difficile à des situations sociales nouvelles. A cette
trop grande distance culturelle, les parents peuvent opposer une légitimité familiale (morale, religieuse) à la légitimité
de l’institution scolaire, ou même développer une conception machiavélique de l’institution jugée délibérément
ségrégationniste, ces différents mécanismes aboutissant à une fermeture de la famille sur elle même.
Portrait 1 : La distance aux univers objectivés
Mehdi M., né aux Comores, 3 ans de retard, 3.4/10.
Famille dépossédée des pratiques occidentales de l’écrit, leur pays étant beaucoup moins bureaucratisé, les occasions
de confrontation à l’écrit étant alors quasi inexistantes. Pratiquement aucune pratique domestique de l’écrit, même si
lecture de livres religieux, mais en arabe. Père au chômage, alterne avec petits boulots, mère au foyer. Action
éducative surtout orientée vers le contrôle moral de l’enfant, conscient de la nécessité de détenir un diplôme pour
accéder au marché du travail, mais se sentant incapable d’aider ses enfants scolairement. « Nous sommes rien, moi je
veux pas que les enfants restent comme moi ».
Portrait 2 : Une clôture familiale
Latifa S., née en France, 1 an de retard, 3.1/10.
Aïcha S, née en France, à l’heure, 4.1/10.
Proche du cas précédent, mais faible maîtrise du français malgré une présence ancienne en France, et discipline très
sévère appuyée ou légitimée par le respect du Coran, par rapport à un extérieur jugé hostile et mauvais pour les
enfants, entretenant le mythe (ou le projet) du retour en Algérie. Conscience de l’importance de l’école pour
décrocher un emploi, mais importance de la scolarité des filles moindre que celle des fils (au moins pour le père).
Sanctions « immédiates » après de mauvaises notes (coups, cris), loin des normes scolaires d’accès à l’autonomie.
Portrait 3 : Une fracture radicale
N’dongo K., né au Zaïre, à l’heure, 4/10.
Mère seule, femme de ménage. Conception machiavélique de l’échec scolaire des enfants d’étrangers : « on casse les
enfants, c’est leur politique ». Cumul de traits constituant des embûches pour la réussite scolaire : mère scolarisée au
pays seulement 4 ans, revenus très modestes, aucune pratique domestique de lecture et d’écriture.
L’héritage difficile
On voit dans les portraits suivants que ceux qui détiennent les dispositions culturelles les plus compatibles avec
l’univers scolaire ne sont pas toujours ceux qui sont le plus fréquemment et le plus durablement en contact avec
l’enfant, d’où des cas de transmission difficile. Les héritages, réussis ou ratés, ne sont ainsi jamais mécaniques.
Portrait 4 : La situation difficile du « petit dernier »
Ryad B., né à Lyon, 1 an de retard, 3.5/10.
Parents algériens analphabètes, mais quelques pratiques de l’écrit, sœur aînée en réussite scolaire, qui achète le
journal, emprunte des livres à la bibliothèque, s’occupe des affaires domestiques, ce qui, on peut en faire l’hypothèse,
lui a ménagé une place au sein de la fratrie compatible avec la réussite scolaire, contrairement au « petit dernier ».
Portrait 5 : Les mauvaises conditions d’héritage
Ith. K, né à Lyon, à l’heure, 3.8/10.
Ménage très modeste, parents divorcés, histoire familiale mouvementée, la mère est actuellement au chômage et a fait
toutes sortes de petits boulots, et a suivi de courtes études de secrétariat (CAP non abouti). Ce profil serait la preuve
« flagrante » que le capital culturel ne peut avoir d’effets socialisateurs que s’il trouve les moyens de se
« transmettre », car malgré un parcours scolaire plutôt malheureux, elle a malgré tout des pratiques d’écriture
domestique et de lecture (horoscopes, mots croisés, faits divers, programme TV, romans d’aventure, ou d’ « histoires
vraies »).
Portrait 6 : 2 capitaux culturels indisponibles
Smaïn M., né à Lyon, à l’heure, 4.3/10.
Père et mère issus d’un milieu paysan kabyle analphabète, ouvrier qualifié, en France depuis 30 ans. 2 personnes
proches de culture légitime : père militant syndicaliste (il lit les journaux, quelques romans, abonné à la bibliothèque
municipale, il remplit les papiers administratifs de la famille), grande sœur de 23 ans, détentrice d’un CAP, aide-
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puéricultrice dans une crèche (lit beaucoup, abonnée à France Loisirs). Pourtant, ce capital culturel n’est guère
disponible : la sœur travaille à l’extérieur, a ses propres activités ; le père travaille et n’est pas chargé de l’éducation
des enfants, sa mère étant la plus présente est analphabète.
Portrait 7 : Une division sexuelle des tâches perturbée
Martine C., née à Vénissieux, un an de retard, 7/10.
Père au chômage, mère opératrice de saisie chez un expert comptable, les 2 sont allés jusqu’au lycée, grands-parents à
petit capital scolaire. Martine n’est pas véritablement en échec, mais son niveau a beaucoup baissé au cours de
l’année. Pour expliquer cet échec relatif, l’hypothèse serait que les rôles parentaux, par la force des choses, se seraient
inversés sans que les habitudes sociales et les dispositions mentales attachées classiquement à ces rôles ne se soient
modifiés : ainsi, sa mère, forte lectrice, gestionnaire des écrits domestiques, s’est mise à travailler au moment où son
mari, très petit lecteur, s’est lui même arrêté, ce qui a éloigné du foyer la personne la plus à même de transmettre un
capital culturel disponible pour l’école.
De l’indiscipline à l’autodiscipline
C’est dans les relations d’interdépendance entre les membres de la constellation familiale que se construisent les
formes de la maîtrise de soi et d’autrui, les rapports à l’ordre (notamment le degré de sensibilité à l’ordre verbal) et à
l’autorité. Ces formes d’exercice de l’autorité rendent possibles ou viennent brouiller la transmission du capital
culturel ou la construction des dispositions culturelles et sont plus ou moins compatibles avec les politiques
disciplinaires propres à l’ordre scolaire. Pour qu’il y ait transmission, il faut à la fois des adultes disponibles (nous
l’avons vu), et la capacité des enfants à se rendre disponibles, attentifs et sensible à la parole et aux actions des
adultes. Au-delà de la possession ou non du code de déchiffrage par le destinataire d’un message, il faut s’ intéresser
aux relations de pouvoir qui forcent l’enfant à écouter ce qu’on lui dit.
Ainsi, il faut, pour qu’il y ait transmission du capital culturel, l’exercice d’une autorité parentale suffisante dans un
sens scolairement adéquat (portrait 5 et 8), l’autorité à l’école reposant de plus en plus sur l’autocontrainte et
l’intériorisation des normes.
Portrait 8 : Refus des contraintes et « blocages à l’écrit »
Walter O., né à Lyon, un an de retard, 3.1/10.
Jeune mère de 27 ans issue d’un milieu modeste, sans diplôme. L’échec scolaire de Walter peut être interprété
comme le produit de plusieurs traits familiaux tels que les faibles dispositions rationnelles domestiques, le rapport
douloureux à l’écrit, le rapport très lointain de la mère à l’école (« l’école, ça m’intéressait pas du tout »), et la forme
d’exercice de l’autorité familiale : permissivité relativement importante dont les transgressions de limites sont
sanctionnées par des « engueulades » ou des corrections corporelles, emploi du temps très lâche en comparaison avec
l’emploi du temps scolaire. Finalement, ce qui se transmet d’une génération à l’autre, c’est beaucoup plus qu’un
capital culturel : c’est un ensemble fait de rapports à l’oral et à l’écrit, d’angoisses et de hontes, de systèmes de
défense face aux jugements extérieurs, de rapports à l’autorité et au temps.
Portait 9 : La morale, l’autorité et l’école
Nabila M., née à Lyon, à l’heure, 4.1/10.
Parents algériens, père « réceptionniste » chez Peugeot titulaire d’un CAP obtenu en formation continue chez son
employeur, mère au foyer ; grand respect pour l’école. Mais le capital culturel de la famille est presque entièrement
concentré dans la personne du père qui est peu présent, et auquel n’est pas attribué le rôle d’éducation dans une
division sexuelle traditionnelle des rôles au sein du ménage. Un capital culturel peu disponible, un faible degré de
rationalisation domestique, une vigilance plus morale que scolaire et une forme directe et extérieure d’exercice de
l’autorité familiale : voilà les traits qui expliquent que Nabila, malgré une adaptation relative au comportement
scolaire, éprouve des difficultés à s’approprier les savoirs scolaires.
Portrait 10 : L’ « écriveuse » indisciplinée
Salima T., née à Oullins, à l’heure, 7.2/10.
Père kabyle, il n’écrit ni le français ni l’arabe, lit le français, ouvrier électricien sans formation, femme algérienne,
sans formation, quelques heures de ménage. Eléments qui pourraient laisser présager l’échec scolaire de Salima :
quasi inexistence de pratiques de lecture, peu de rationalisation des pratiques domestiques. Mais le père est très
attentif à la scolarité de ses enfants : il vérifie les devoirs, les aide en calcul, achète des cahiers d ‘exercice pendant les
vacances, les emmène à la bibliothèque, les incite à utiliser leur agenda, à écrire leurs journées de vacances dans un
journal intime, dans un climat où le père veille à maintenir de bons rapports avec ses enfants (sorties, inscription dans
des clubs sportifs). La forme de l’autorité parentale apparaît ainsi en adéquation avec les normes scolaires :
intériorisation de la légitimité de la parole de celui qui détient l’autorité.
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Sentiment d’infériorité, sentiment d’importance
Dans certains cas d’échec scolaire, on peut dire que le conflit culturel est double pour l’enfant. En tant qu’être
socialisé par le groupe familial, il exporte dans l’univers scolaire des schèmes comportementaux et mentaux
hétéronomes, qui viennent empêcher la compréhension et créer une série de malentendus ; vivant de nouvelles formes
de relations sociales à l’école, l’enfant, quel que soit son degré de résistance à la socialisation scolaire, intériorise de
nouveaux schèmes culturels qu’il importe dans l’univers familial et qui peuvent plus ou moins le placer en porte-àfaux par rapport à son univers d’origine. Par conséquent, la manière dont les parents vivent le rapport à l’univers
scolaire, à rapporter à leur expérience plus ou moins heureuse face à elle dans le passé, apparaît comme un élément
central de compréhension de certaines situations scolaires.
Les parents peuvent ainsi transmettre leur sentiment d’indignité culturelle (portraits 11 et 12) ou au contraire, le
sentiment de fierté face à de bons résultats scolaires, ou un regard bienveillant malgré la distance qui les sépare de
l’institution scolaire (portraits 13, 14, 16, 25).
D’où la transmission culturelle est aussi affaire de sentiments, qui produisent eux mêmes des effets de croyance
individuels bien réels.
Portrait 12 : Une réincarnation sociale
Robert F. né à Lyon, un an de retard, 4/10.
Père italien, sans diplôme, fraiseur, mère française d’Algérie, CAP couture. Attitude très humble des parents, en
retrait par rapport à l’institution scolaire. Robert semble répéter les angoisses scolaires de sa mère, étant relativement
à l’aise dans les matières qu’elle dit aimer, et ressentant de véritables blocages dans les matières qui paniquaient sa
mère (calcul).
Portrait 13 : Vigilance morale et entraide familiale
Souyla B., à l’heure, 6.6/10.
Père algérien retraité, ancien ouvrier en bâtiment, mère au foyer algérienne, analphabète, très faible maîtrise du
français de la part des 2 parents, famille de 11 enfants. Investissement moral des parents dans scolarité de leur fille,
surveillent les devoirs, dialoguent avec elle ; exemple de scolarité brillante des grandes sœurs, dont une est entrée à
l’Université, et qui lui ont donné le goût de la lecture. Elle est témoin du rôle valorisant accordé aux détenteurs de
compétences scolaires dans la famille, ce qui est un facteur de réussite scolaire dans son cas : elle va jusqu’à raconter
à l’enquêteur que ses parents lui demandent de lire et d’écrire des lettres pour les administrations, alors que cela
s’avère faux.
Portrait 14 : Un doux enfermement symbolique
Samira B., à l’heure, 7.1/10.
Parents marocains et analphabètes, père OS, mère au foyer. Rôle valorisant du fait de la pratique de la lecture et de
l’écriture au sein de la configuration familiale, incarné par sa sœur aînée qui est chargée du courrier familial. Contrôle
moral important, dont le contrôle scolaire est l’une des facettes, mais intériorisé par Samira et négocié avec elle, qui
dit elle même ne pas éprouver le désir de sortir s’amuser dehors. Donc configuration familiale cohérente et qui exerce
ses effets régulièrement, systématiquement.
Configurations familiales hétérogènes
Les différences, écarts ou contradictions au sein de certaines familles sont aussi des rapports de force, des tensions
entre différents pôles familiaux, et la scolarisation des enfants dépend alors de ces rapports de forces modifiables du
fait de l’évolution des destins individuels (naissance d’un enfant, mort ou départ d’un adulte…).
Portrait 17 : Un rapport de force culturel
Yassine M., à l’heure, 7/10.
Parents algériens, père ouvrier électricien, mère au foyer, 2 grandes sœurs (1ère, BEP secrétariat), 7 enfants. Yassine
vit dans un espace de socialisation familiale aux caractéristiques variées et aux exigences variables, où exemples et
contre-exemples se côtoient. Nombreux échecs scolaires (une sœur a redoublé 2 fois, grand frère dans l’intérim sans
diplôme, mère analphabète, s’adresse à ses enfants surtout en kabyle), mais aussi réussites relatives (le père lit et
écrit, est ordonné dans ses papiers administratifs ; accès au lycée pour les 2 grandes sœurs), mais rapport de force
entre les 2 grandes sœurs, qui s’impliquent dans la scolarité des plus jeunes et le père pour l’éducation de Yassine :
elles sont vigilantes pour qu’il ne se couche pas trop tard les veilles d’école, tandis qu’il s’interpose pour qu’on laisse
l’enfant regarder la télévision le soir, ou qu’il ne participe pas aux tâches domestiques. Yassine est donc placé devant
un éventail de positions, de goûts et de comportements possibles avec l’ensemble des membres de sa constellation
familiale. C’est pourquoi, même s’il réussit plutôt bien à l’école, notamment grâce à la présence d’un petit capital
scolaire médiatisé par ses grandes sœurs, l’équilibre reste fragile.
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L’enfant au centre de la famille
Dans certaines familles populaires, l’enfant fait l’objet de véritables sacrifices, notamment financiers, afin qu’il
échappe au destin de ses parents : le monde de l’enfance devient alors comme un îlot de luxe au sein d’un univers
plutôt pauvre. Mais cela peut aussi créer des obstacles à la réussite scolaire, dans la mesure où les enfants concernés
sont alors jugés trop « bébés » par l’institution scolaire, ou que les parents finissent par percevoir l’école comme une
« rivale éducative », qui ne serait pas à la hauteur de leur investissement dans l’enfant.
Portrait 18 : Une situation à double face
Michel B., à l’heure, 6.3/10.
Les deux parents sont au RMI, la mère a suivi une scolarité courte, le père a obtenu un CAPA (diplôme agricole), et a
eu une trajectoire professionnelle très heurtée (jockey, garde-malade, personnel de service, animateur, directeur de
colonie, RMIste). Michel est décrit par ses enseignants comme « très bébé », « qui n’arrive pas à fixer son attention »,
mais « original » et « intelligent ». On peut expliquer le côté positif par les dispositions à la lecture présentes chez ses
parents (ils ont fréquenté les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ils lisent des journaux, des revues, des biographies, des
« histoires vraies »), des pratiques d’écriture domestique, le père écrit parfois des poèmes avec son fils, les parents
sont très vigilants sur la discipline scolaire, vérifient ses devoirs, vont régulièrement voir l’enseignant. Mais ils
semblent dépassés par les nouvelles méthodes malgré leur désir de vouloir aider leur fil scolairement, ce qui conduit
l’enseignant à certaines occasions à expliquer les méthodes (de calcul par exemple) aux parents. Le père, qui
s’occupe le plus de Michel du point de vue scolaire, a ainsi un profil culturel assez original : largement autodidacte, il
dit s’intéresser à « tout », considérant le savoir comme une somme d’informations hétéroclites. Il semble avoir
transmis à son enfant ce côté « original » et créatif, sans que celui-ci parvienne à se concentrer sur une tâche scolaire
précise. Ainsi une même pratique peut à la fois être considérée comme favorable ou défavorable.
Investissement familial positif ou négatif
Les conduites que l’on peut caractériser comme relevant d’une mobilisation scolaire peuvent être assez diverses, et
pas forcément cohérentes avec d’autres aspects des pratiques familiales, ce qui conduit à des conséquences de
l’investissement scolaire des familles sur la scolarité des enfants très variables.
Portrait 20 : Un surinvestissement scolaire paradoxal
Johanna U., à l’heure, 1.8/10.
Parents martiniquais, père ouvrier électricien avec CAP, mère aide-soignante. Grands espoirs dans l’école pour
accéder à un niveau professionnel satisfaisant. Du point de vue du capital scolaire disponible dans la famille et des
conditions de mobilisation autour de l’école, (la mère vérifie les devoirs, rencontre l’enseignant, contrôle ses notes et
ses fréquentations, a placé sa fille chez une orthophoniste), Johanna « devrait » s’en sortir à l’école ; pourtant ce n’est
pas du tout le cas. Tout se passe dans cette famille comme s’il y avait distorsion objective entre les fins visées et les
moyens utilisés ou possédés pour y parvenir. Mais faibles pratiques de lecture et d’écriture domestiques dans la
famille, patrimoine culturel « mort » (les volumes de l’encyclopédie sont présentés dans la bibliothèque de telle façon
que l’on voit la tranche et non le dos), sanctions immédiates allant jusqu’aux « tapes ». Configuration familiale
traversée par des contradictions culturelles (désirs et espérances qui ne trouvent pas les moyens concrets de leur
réalisation) qui débouche sur des effets négatifs non contrôlés. Les enfants sont alors en situation de double-bind avec
des parents qui punissent sans pouvoir donner le « bon exemple » et qui incitent exclusivement sous forme de
sanctions.
Les « belles réussites »
On voit ici qu’il n’y a pas un style familial unique amenant à réussir à l’école élémentaire. Les élèves en réussite
scolaire franche regroupés ici semblent avoir intériorisé la réussite scolaire comme une nécessité interne, personnelle,
un moteur intérieur. Ils ont ainsi moins besoin que d’autres de sollicitations extérieures et semblent même parfois
davantage mobilisés que leurs parents. Rappel de la trajectoire de Hoggart.
Portrait 23 : Là, tout n’est qu’ordre et régularité
Bun Nat V., né en Thaïlande, 7.5/10.
Les parents sont nés au Cambodge et ont fui le régime de Pol Pot, père policier puis aide-mécano dans l’armée de
l’air au Cambodge et aujourd’hui OS, mère allait entrer en faculté de droit à l’arrivée au pouvoir de Pol Pot,
aujourd’hui couturière à domicile. Bun Nat est un excellent élève, en maths et en français, avec un véritable esprit de
compétition. Pourtant les parents on t très peu de pratiques de l’écrit, ils sont très peu disponibles pour suivre au jour
le jour la scolarité de leurs enfants, leurs horaires professionnels ne leur permettant pas, mais il y a dans cette famille
transmission d’un ethos ascétique, rationnel : horaires très stricts, autodiscipline, calme, ordre dans la maison sont
tout autant des qualités scolaires. De plus, même s’ils ne consacrent pas beaucoup de temps à la scolarité de leurs
enfants, les parents prouvent leur sollicitude à l’égard de leurs enfants dans ce domaine : ils leur ont acheté une
encyclopédie, les emmènent à la bibliothèque, et ont même sans doute modifié l’âge réel de leurs enfants pour qu’ils
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puissent intégrer une scolarité sans retard. On voit ici comment des obstacles linguistiques, matériels et culturels sont
franchis du fait d’un ethos familial cohérent et systématiquement mis en œuvre, et donc puissant de résultats.
Portrait 26 : Un militantisme familial
Imane M., née à Lyon, à l’heure, 7.9/10
Parents tunisiens, arrivés en France 20 ans auparavant, père ouvrier qualifié, ancien militant communiste en Tunisie,
mère sans emploi. Imane a un niveau scolaire excellent, une capacité d’expression « époustouflante » selon son
enseignant. Au cours de l’entretien, le père démontre qu’il possède un grand nombre de qualités valorisées par
l’école : politesse, langage explicite, construit, correct, posé, douceur et calme dans la voix, sans doute liées à son
passé militant, ainsi qu’à des pratiques culturelles légitimes (poètes et chanteurs égyptiens, écrivains arabes ; tenue
d’un journal intime lorsqu’il était célibataire, écriture de poèmes pour les femmes dont il tombait amoureux). Mais
ces caractéristiques s’inscrivent dans une division sexuelle des tâches atypique (c’est le père qui s’occupe des
écritures domestiques ainsi que de la scolarité des enfants), ce qui explique qu’elles aient trouvé leurs conditions
d’actualisation dans cette configuration familiale.
CONCLUSIONS
Le mythe de la démission parentale et les rapports famille-école
La principale conclusion de cette étude est précisément que les parents ne sont pas indifférents aux résultats et
comportements scolaires de leurs enfants : que ce soit par le suivi des devoirs, la surveillance de l’heure du coucher la
veille d’école, les sanctions après une mauvaise note, les parents expriment leur désir que leurs enfants « s’en
sortent » mieux qu’eux. C’est du fait qu’ils sont souvent invisibles dans le cadre scolaire que ces parents sont jugés
indifférents par les enseignants. Or, on touche là à un autre problème qui dépasse l’objet de l’étude ; les relations
parents-enseignants sont en effet justiciables des mêmes analyses que les sociabilités sociales ordinaires : les parents
des classes moyennes et supérieures sont ceux qui rencontrent le plus les enseignants de manière informelle, mais ces
relations relèvent moins d’un suivi de la scolarité que d’une sociabilité fondée sur des positions et des dispositions
sociales communes ou proches.
Les modalités de la transmission
Le temps et les occasions de la socialisation
La présence objective d’un capital culturel familial n’a de sens que s’il est placé dans des conditions qui rendent
possibles sa transmission. Or, certains parents ne parviennent pas à construire les dispositifs familiaux qui
permettraient de « transmettre » certains de leurs savoirs ou certaines de leurs dispositions scolairement rentables, de
manière régulière, continue, systématique. Le rendement du capital culturel dépend donc des configurations
familiales d’ensemble. S’il est important de reconstruire les dispositions sociales des adultes, on peut se demander ce
qui se transmet concrètement à travers les relations parents-enfants : ce n’est pas là une abdication positiviste qui
mettrait exclusivement l’accent sur les interactions visibles et immédiates, mais une précaution sociologique sur les
mécanismes effectifs de transmission3. Si le capital ou les dispositions culturels sont indisponibles, s’ils sont portés
par des personnes qui, par leur position dans la division sexuelle des rôles domestiques, leur situation à l’égard des
contraintes professionnelles, leur plus ou moins grande stabilité familiale, leur rapport à l’enfant (portraits 4,5,6,7,9)
n’ont pas les occasions d’aider l’enfant à construire ses propres dispositions culturelles, alors le lien abstrait entre
capital culturel et situation scolaire des enfants perd de sa pertinence.
Transmission ou construction ?
Peut-on dire que le savoir ou la culture passe des adultes aux enfants comme le message écrit ou le patrimoine
matériel passe de A à B ? La notion de transmission rend finalement mal compte du travail d’appropriation et de
construction effectué par l’ « apprenti » ou l’ « héritier », ainsi que la nécessaire transformation du capital culturel
dans ce processus de passation dune génération à l’autre, dans la mesure où les différences entre adulte-enseignant et
enfants-enseignés sont aussi des différences de mode d’inscription dans les relations sociales, de formes et de
configurations sociales de référence (l’enfant est un garçon ou une fille, un aîné ou un cadet, un enfant d’employé ou
de cadre de la fonction publique, un enfant de parents immigrés ou un enfant dont les parent sont nés en France, etc.).
De plus, on peut trouver nombre de situations où se joue une transmission sans qu’il y ait eu action pédagogique
consciente : l’enfant peut ainsi construire des dispositions sans qu’il y ait transmission expresse d’un savoir.
Un patrimoine culturel mort
Si le patrimoine culturel n’est pas mobilisé par les membres de la famille, l’enfant est face à un patrimoine non
approprié et in-approprié (portraits 11 et 20). Inversement, dans des familles où les parents ne lisent jamais, ils
3
Cf la position de P. Bourdieu sur la notion de cham supposant « une rupture avec la représentation réaliste qui porte à
réduire l’effet du milieu à l’effet d’action directe s’effectuant dans une interaction », Leçon sur la leçon, p.42.
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peuvent néanmoins jouer le rôle d’intermédiaire entre la culture écrite et leurs enfants, en leur posant des questions
sur leurs lectures, en les amenant à la bibliothèque municipale (portraits 10 et 21).
L’intégration sociale et symbolique de l’expérience scolaire
Certaines configurations familiales donnent à voir l’importance sociale, symbolique , au sein de la structure de
coexistence familiale, de ceux qui savent lire et écrire (de « l’enfant lettré ») ou l’intégration symbolique de l’écolier,
même si les parents sont eux mêmes dépourvus de toute ressource scolaire (portraits 13,14,16).
Capital scolaire et expérience scolaire
Dans l’enquête, on a 2 cas de transmission d’un rapport malheureux à l’écrit (portraits 8 et 12) : les 2 mères
communiquent à leur enfant leurs blocages par rapport à l’écrit (peur des fautes d’orthographe, de ne pas trouver les
bonnes formules, de se tromper dans les calculs…), bien que n’étant pas dépourvues de tout capital scolaire. D’où
l’on n’observe pas de lien mécanique entre degré de réussite scolaire des enfants et degré de scolarisation des parents.
La constitution des identités sexuelles
Au sein des familles, ce sont le plus souvent les femmes qui se trouvent du côté du « rationnel », à travers les
différentes écritures domestiques et la gestion du ménage, tandis que les hommes se trouvent plutôt du côté
spontanéiste, se reposant du travail gestionnaire des femmes. Les effets de cette situation sont visibles sur la scolarité
des enfants : on retrouve bien plus de garçons en difficulté scolaire, dans la mesure où la constitution de leur identité
sexuelle au sein de la configuration familiale doit composer avec un père se trouvant souvent du côté des principes
familiaux de socialisation les plus dissonants par rapport aux principes scolaires de socialisation.
Cela force à reconnaître les différences sexuelles comme des différences pleinement sociales qui entrent en jeu
dans la compréhension des nuances de parcours scolaire au sein des mêmes fratries.
Contradictions et instabilité
Les contradictions dans les principes de socialisation sont fréquents : elles peuvent traverser les personnes
mêmes, doubles par leur histoire (portrait 15), elles peuvent prendre la forme d’un rapport de force culturel entre les
différents membres de la famille (portrait 17). On ne peut ainsi pas parler d’un habitus familial cohérent, producteur
de dispositions générales entièrement orientées vers les mêmes directions. L’état des relations d’interdépendance
dans lesquelles se trouvent insérées les enfants est ainsi susceptible de transformations (mort ou départ d’un membre
de la famille, mise au chômage du père, mise au travail salarié de la mère, divorce), et peut expliquer des carrières
scolaire fragiles (portraits 14 et 15). Mais aussi configurations familiales homogènes orientées vers la réussite
scolaire (portraits 14, 23 et 25).
Une anthropologie de l’interdépendance
De l’interdépendance
Les débats autour du langage peuvent servir à éclairer les débats sociologiques autour des oppositions
individu/société, acteur/structure, subjectivisme/objectivisme, structures mentales/structures objectives. L’auteur cite
Bakhtine qui critique l’objectivisme abstrait de la linguistique saussurienne qui oppose la « langue » (« que l’individu
enregistre passivement ») et la « parole », comme le social s’oppose à l’individuel : « en fait, la langue ne se transmet
pas, elle dure et perdure sous la forme d’un processus d’évolution ininterrompu. Les individus ne reçoivent pas en
partage une langue prête à l’usage, ils prennent place dans le courant de la communication verbale, ou, plus
exactement, leur conscience ne sort des limbes et ne s’éveille que grâce à son immersion dans ce courant »4.
Transposé aux débats sociologiques, on peut dire que les êtres sociaux ne se trouvent pas face aux « structures
sociales » ou aux « structures linguistiques », mais ils se constituent en tant que tels à travers les formes que prennent
leurs relations sociales. Mais l’interdépendance n’est pas l’interaction de sujets isolés, chacun étant le « centre
autonome d’une expérience du monde », mais les êtres sociaux sont véritablement constitués dans et par
l’interdépendance.
Des structures objectives aux structures mentales
Le langage statistique des variables transforme ce qu’il mesure selon sa propre logique de la façon (implicite)
suivante :
- il ignore volontairement les modalités des pratiques et les structures mentales des agents pour construire des
régularités mesurables, qu’il peut appeler « structures objectives »
- oubliant sa construction, il prend ses mesures pour le réel, le socle pour expliquer les pratiques sociales
- lorsqu’il revient sur les structures mentales des agents, il les place en relation d’extériorité vis-à-vis des structures
objectives en en faisant un reflet.
4
M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977.
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Æ Il confronte ainsi, sans le savoir, 2 sortes de structures mentales ou cognitives particulières: celles avec lesquelles
les êtres sociaux tissent leurs relations sociales et appréhendent le monde social, et celles par lesquelles le statisticien
saisit la réalité sociale.
L’ « intérieur » et l’ « extérieur »
Pourtant toutes les sociologies ne procèdent pas de la sorte. Pourtant, même si Pierre Bourdieu entend penser la
« dialectique des structures objectives et des structures incorporées »5, il continue toutefois à établir une distinction
entre les deux. Ainsi, dans le cadre d’une théorie de la connaissance, l’auteur pose que les « structures cognitives que
les agents mettent en œuvre pour connaître pratiquement le monde social sont des structures sociales incorporées ». Il
y a donc incorporation, conversion, transformation, ou reproduction des structures objectives en formes ou systèmes
de classification. Mais en caractérisant de cette manière la relation entre habitus et structures objectives, on suggère
que ces dernières existent indépendamment ou « avant » toute forme de classification. Or, il s’agit là de deux
appréhensions différentes de la même réalité sociale, ce qui explique la correspondance entre les deux « découverte »
par le sociologue.
Si l’on considère que les êtres sociaux construisent leurs structures mentales et cognitives de façon continue à
travers leurs relations d’interdépendance, on échappe alors à l’opposition entre acteur et structure, et il devient alors
moins nécessaire de dire qu’il y a « correspondance entre les divisions réelles et les principes de division pratiques »,
ou de dire que les « structures objectives de l’ordre scolaire » se transforment, par l’intériorisation, en « formes
scolaires de classification ». Si les structures mentales d’un être social se constituent à travers des formes de relations
sociales et que les structures objectives sont une « mesure » particulière de cette réalité intersubjective, de ce tissu
d’interdépendances sociales, on comprend donc que ce ne sont pas là deux réalités différentes, mais deux
appréhensions d’une même réalité. Les structures mentales d’un individu s’élaborent socialement à travers des formes
de relations sociales spécifiques et à travers des pratiques langagières spécifiques : dire cela constitue le seul moyen
de ne pas faire du processus d’ « intériorisation de l’extériorité » quelque chose de mystérieux et d’inanalysable en
lui-même.
5
Le Sens pratique, p.70.
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