Théétète
© 1993-2009 Bernard SUZANNE 4
référence à ses conséquences dans les faits. Et à ce titre, cette section est à rapprocher plutôt
de la suivante, qui va critiquer la définition de la science comme opinion vraie.
L’articulation entre ces deux parties, le passage de la critique d’une sensation qui n’est déjà
plus pure sensation à une opinion qui se sait telle, se fait dans le court dialogue entre Théétète
et Socrate (184b-187a) qui conclut la critique de la première définition en mettant en évidence
le rôle indispensable et privilégié de l’âme, qui seule peut atteindre à l’être des choses, et dont
l’acte propre est de juger (doxazein). Et c’est autour d’images de l’âme, bloc de cire ou colombier,
que se déploiera la réflexion sur l’opinion fausse qui sert de critique à la seconde définition.
Nous pouvons maintenant rapprocher cette analyse de celle du plan d’ensemble des dialo-
gues. Nous ne nous attarderons pas sur le prologue, qui renvoie à l’évidence à la tétralogie
introductive dont il rappelle le climat : la scène se passe, comme pour le Lysis et le Charmide,
dans un gymnase 3 ; elle met en scène de jeunes garçons qui viennent se grouper autour de So-
crate pour écouter une discussion avec l’un d’eux, et, du point de vue du thème, Socrate nous
explique ici en quoi il est le guide approprié pour nous accompagner dans notre programme de
formation à la philosophie, et se présente en tant qu’accoucheur d’âmes 4. En d’autres termes,
il nous donne ici la théorie de ce qu’il pratiquait dans les dialogues de la première tétralogie,
avec Alcibiade 5, Lysis, Charmide et les autres.
La seconde partie, celle qui introduit la définition de la science comme sensation, est à met-
tre en relation avec la seconde tétralogie qui s’ouvre justement par un dialogue entre Socrate et
Protagoras, ce Protagoras auquel Socrate rattache la définition à critiquer, et auquel il prête sa
voix de la manière la plus convaincante devant le refus de Théodore de venir au secours de son
ami en difficulté. C’est bien, dans un cas comme dans l’autre, le relativisme qui est en cause, et
l’exaltation du point de vue subjectif.
La troisième section, nous l’avons vu, introduit l’appel à l’expérience et au jugement des faits.
Elle nous renvoie donc à la troisième tétralogie, celle du procès de Socrate et du pragmatisme
de Ménon. Et tout comme nous avons vu cette troisième section jouer un rôle de charnière
entre les deux qui l’encadrent, à la fois achèvement de celle qui précède, dont elle poursuit et
conclut la critique, et prélude à celle qui suit, qu’elle annonce en introduisant l’appel à l’expérience,
et donc au jugement qui se traduira dans l’opinion, de même, la troisième tétralogie est à la
charnière entre les deux qui l’encadrent. D’une part, elle est étroitement liée à la précédente,
dont elle est comme le revers, si l’on compare les conclusions opposées auxquelles arrivent
leurs dialogues introductifs respectifs, Protagoras et Ménon, sur le même sujet (le fait de sa-
voir si la vertu s’enseigne), ou comme l’achèvement, si l’on voit dans le procès et la condam-
nation de Socrate la réalisation des prédictions de Calliclès dans le Gorgias 6 ; mais d’autre
part, elle se rattache à la tétralogie qui suit avec laquelle elle forme le cycle du procès et de la
3 Cf. Théétète, 144c.
4 Prenant une récréation au jeu du Cratyle, nous pouvons méditer un moment sur l’étymologie des noms
de Socrate et de sa mère : Phainaretès, Phénarète, c’est « celle qui fait voir la vertu », et Sôkratès, Socrate, c’est
l’homme à la « puissance infaillible ». Bien sûr, Platon n’a pas inventé ces noms, celui de Socrate du moins,
(pour celui de sa mère, on pourra noter qu’il suscite quelques doutes, par exemple chez W. K. C. Guthrie, qui
écrit dans son « History of Greek Philosophy », vol. III, 2ème partie, éd. séparée sous le titre « Socrates »,
Cambridge University Press, 1971, p. 58, n. 1 : « That she was a midwife called Phaenarete — ’she who
brings virtue to light’ — takes some believing. ») mais il a pu en méditer le bien fondé, et peut-être ces « jeux
de mots » ont-ils contribué à lui inspirer l’image de l’accouchement qu’il met ici dans la bouche de Socrate, si
celle-ci ne remonte pas à Socrate lui-même, ce que nous ne saurons jamais.
5 On notera d’ailleurs l’allusion, dans la description de la maïeutique socratique, à ceux « qui se sont eux-
mêmes persuadés ou laissé persuader par d’autres de quitter [Socrate] plus tôt qu’ils ne devaient... » (150e)
suivie de la descriptions des conséquences néfastes de cet abandon. Si Alcibiade n’est pas mentionné explicite-
ment, il est sûrement de ceux qui sont visés.
6 Cf. Gorgias, 486a-b.