Théétète - Platon et ses dialogues

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THÉÉTÈTE
Extrait d’un ouvrage non publié de Bernard SUZANNE écrit en 1993 et intitulé « Le philosophe retrouvé, une
(autre) lecture des dialogues de Platon ».
Avec la trilogie Théétète, Sophiste, Politique, nous entrons sur un terrain plus solide pour ce
qui concerne les groupements de dialogues : personne ne conteste plus aujourd’hui que ces trois
dialogues ont été écrits par Platon pour être lus à la suite dans cet ordre, et la seule question qui
reste est celle de savoir si cette trilogie est une tétralogie inachevée, qui aurait dû être complétée par un dialogue entre Socrate l’Ancien et Socrate le Jeune ayant pour nom le Philosophe.
Mais plutôt que d’entrer dans cette controverse, à laquelle notre présentation en tétralogies
des dialogues donne une réponse implicite, ce que nous voudrions dire ici, c’est que, dans cette
trilogie présentée comme telle par Platon lui-même, on peut voir comme un résumé de tout le
parcours des dialogues dans son ensemble, et qu’à ce titre, c’est la trilogie toute entière qui
pourrait porter le titre « Le Philosophe ». Résumé donc, en ce que, comme nous l’allons montrer, le Théétète est une reprise en raccourci des cinq premières tétralogies, cependant que la
dernière tétralogie déploie le portrait du (philosophe-)roi du Politique en le montrant à l’œuvre
dans les différentes sphères d’activité : fixant la juste mesure qui règle la vie heureuse, en guise
d’introduction, dans le Philèbe, s’intéressant à une science qui ne se prend pas pour la vérité
définitive, mais nous donne à contempler un modèle divin à imiter, dans le Timée, nous apprenant à porter un jugement sur l’histoire avec le Critias, pour élaborer enfin les Lois par lesquelles il contribue par sa raison à l’ordre du monde en rendant possible la vie heureuse pour les
habitants de la cité. Quant au Sophiste, il est au cœur de ce double parcours, point où le raccourci rejoint le plan en grand, moment où la mort corporelle de Socrate est vengée par le
triomphe idéel sur le vrai coupable, ce Parménide qui, croyant nous sauver du mobilisme universel, a étouffé la pensée et ouvert la porte à tous les scepticismes, a tué la philosophie en
engendrant la rhétorique, sinon par lui-même, du moins à travers les courants de pensée auxquels il a donné naissance.
Que le Théétète, donc, renoue avec les dialogues dits socratiques, que le style et la mise en
scène au moins nous rappellent le Lysis ou le Charmide plus que le Sophiste ou le Politique,
que l’aporie finale nous ramène au temps des Lachès et des Hippias, c’est ce que plus d’un
commentateur a remarqué déjà. Que l’atmosphère de la République transparaisse en maints
endroits, et en particulier dans ce que l’on est convenu d’appeler la « digression » sur le rhéteur et le philosophe (172c-177c), ce n’est pas là nouveauté non plus. Mais il faut aller plus
loin, et c’est dans la construction même du dialogue que nous pouvons trouver un parallèle
avec la progression des tétralogies.
Sur le plan de ce dialogue, on trouve pour une fois un large accord entre les commentateurs. N’est-il pas évident qu’après un prologue double — dialogue préliminaire entre Euclide et Terpsion d’une part (142a-143c), dialogue introductif entre Socrate, Théodore et
Théétète d’autre part, qui permet la présentation de Théétète, du problème à traiter (la définition de la science) et de l’art maïeutique que Socrate va mettre en œuvre dans la suite (143c151d) —, le dialogue proprement dit se déploie en trois parties autour des trois définitions
successives de la science que propose Théétète : la science comme sensation, qui suscite la
critique de Protagoras avec sa thèse de l’homme-mesure et du mobilisme héraclitéen dont elle
découle (151d-187a) ; la science comme opinion droite, qui provoque une recherche sur la
possibilité de l’opinion fausse (187b-201c) ; enfin la science comme opinion droite accompagnée de raison (logos), qui débouche sur l’examen des différents sens de ce mot (201c-210d) ;
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Théétète
le tout agrémenté d’une digression, ainsi qualifiée par Socrate lui-même (177b), qui oppose le
rhéteur au philosophe, et arrive comme par hasard pratiquement au milieu du dialogue ?...
Mais n’oublions pas qu’avec Platon, l’évidence peut être trompeuse, ou du moins cacher
une vérité plus profonde qui ne se donne pas à voir à qui ne la cherche pas. Bien sûr, ce premier
niveau de découpage est incontestable, et nous permet déjà une première mise en relation avec
des analyses précédentes, et avec les découpages de la ligne de la République. Ces trois définitions nous font en effet progresser sur les trois premiers segments de cette ligne : la définition
par la sensation nous laisse dans le monde de la représentation, de l’image, de l’eikasia ; celle
par l’opinion droite nous introduit au monde de la foi, de la pistis ; la dernière enfin, nous élève
dans le monde du discours, de la raison, de la dianoia. Hélas, c’est dans le dernier segment que
nous aurions pu trouver l’epistèmè cherchée, et ce travail reste pour nous à faire.
Ce qu’une recherche plus poussée au delà des apparences nous permet de découvrir, c’est
un plan en cinq parties, qui peut être mis en parallèle avec les cinq premières tétralogies. Cette
mise en relation éclaire et le plan du Théétète, et le plan des dialogues dans leur ensemble.
Le plan du Théétète
I.
Prologue
1. Introduction au dialogue par Euclide et Terpsion
142a-143c
2. L’opinion de Théodore sur Théétète
3. Qu’est-ce que la science ? Socrate juge Théétète en action
4. Socrate accoucheur d’âmes
143-144d
143c-148e
148e-151d
5. Le logos dont accouche Théétète
II.
142a-151d (9)
Science = sensation (1) (avec Théétète)
151d-210d
151d-165e(14)
Le relativisme de Protagoras et le mobilisme d’Héraclite
Qui donc est mesure : homme, bête ou dieu ?
Transition : plaidoyer pour Protagoras
165e-168c (3)
Certaines représentations sont « meilleures les unes que les autres. » (167b)
III.
Science = sensation (2) (avec Théodore)
168c-184b (16)
Qui est le juge du meilleur pour la cité ?
La « digression » : rhéteur et philosophe
172b-177b
Le mobilisme destructeur du discours
Transition : l’âme, siège du doxazein
184b-187a (3)
Seule l’âme atteint à l’être, et donc au vrai
IV.
Science = opinion droite
187b-201c (14)
Comment est possible l’opinion fausse ?
L’âme bloc de cire – l’âme colombier
L’opinion droite obtenue par la persuasion, sans la science
V.
Science = opinion droite + logos
201c-210d (9)
Les trois sens du mot logos :
expression sonore, énumération, définition par la différence
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Théétète
Ce plan, sans remettre en cause les divisions déjà trouvées, rééquilibre les sections, en séparant le
traitement de la première définition en deux parties, l’une où Théétète est l’interlocuteur, et l’autre
où c’est Théodore, et en mettant en évidence le rôle charnière de deux sections : le discours
que Socrate fait au nom de Protagoras au milieu de la discussion de la première définition
(165e-168c), discours qui précède, dans la mise en scène, l’entrée en lice de Théodore comme
interlocuteur temporaire à la place de Théétète ; et la brève discussion avec Théétète qui conclut la
critique de cette première définition, après que Théodore se soit récusé pour la suite, et que
Socrate ait remis à plus tard l’examen des thèse de Parménide (184b-187a).
Dans la première partie de la discussion consacrée à la définition de la science comme sensation (151d-168c), Socrate se contente d’« accoucher » Théétète de sa thèse, en mettant en
évidence les liens de cette définition avec la théorie de l’homme-mesure de Protagoras, et, au
delà, avec le mobilisme d’Héraclite et de ses disciples, et d’accumuler, au gré de la discussion,
diverses objections à ces thèses, pour provoquer l’étonnement de Théétète, dont Socrate nous
dit qu’il est à l’origine de la philosophie 1.
Le discours fait au nom de Protagoras par Socrate marque un tournant dans la discussion en
ce qu’il permet de mettre en évidence le dilemme auquel nous sommes confrontés : Protagoras
lui-même, dès le moment où il parle d’homme-mesure introduit le ver dans le fruit, car qui dit
mesure dit étalon, valeur, et, comme, de l’aveu même de Platon, notre homme n’était pas un
immoraliste, il est contraint d’admettre que, si toute « représentation » est également vraie
pour celui qui la perçoit, certaines ont plus de valeur que d’autres dans les faits 2.
Ainsi donc, de deux choses l’une : ou bien l’on reste fidèle jusque dans ses plus extrêmes
conséquences au mobilisme, mais alors, comme le montrera Socrate (181b-183c), on annihile
toute possibilité de langage et de pensée, ou bien, comme Protagoras, on cède à l’évidence des
faits et l’on admet ne serait-ce qu’un epsilon de valeur, et c’en est fait du relativisme. Car on
peut bien continuer à jouer avec les mots et refuser l’appellation de vérité à ce référent, il n’en
reste pas moins qu’il ne peut être qu’extérieur à chacun de nous et aux représentations que
nous pouvons nous en faire. Une cité peut parfaitement décider à son gré de ce qu’elle considère comme légal, ou pieux, ou juste, et ce sera alors bien tel pour elle, mais qu’elle décide que
cela lui est avantageux, voilà qui n’est pas en son pouvoir : ce sont les faits qui en décideront
(172a-b). Ainsi, la condamnation de Socrate sera juste au regard de la loi d’Athènes, et c’est
pour cela qu’il s’y soumettra, mais qu’elle soit bénéfique pour la cité, c’est très précisément ce
qu’il contestera dans son plaidoyer.
Dès que Protagoras, donc, a introduit cette idée que certaines représentations sont meilleures que d’autres, nous ne sommes plus dans le domaine de la sensation pure, mais nous avons
déjà un pied dans le pragmatisme et dans le recours au jugement par l’épreuve des faits. Dans
la seconde partie de la discussion sur la première définition (168c-184b), celle où Socrate a
pour interlocuteur Théodore, et qui suit le discours fait au nom de Protagoras, nous sommes
donc en quelque sorte écartelés entre deux mondes : par la définition que nous continuons à
critiquer, nous sommes dans la continuité de la section qui précède, mais par l’appel au jugement de valeur, nous sommes déjà sortis de la sphère de la sensation pure pour entrer dans
celle de l’opinion, qui, bien qu’on lui refuse le qualificatif de vraie ou fausse, peut au moins se
distinguer en meilleure ou moins bonne, ce qui est somme toute plus important encore, par
1
Théétète, 155d.
« Mais je pense qu’une âme douée d’une disposition vicieuse se formant des opinions conformes à sa
nature, est amenée par une bonne à se former des opinions conformes à cette autre, représentations que certains, par ignorance, appellent vraies, mais que moi je qualifie de meilleures les unes que les autres, mais en
aucun cas de plus vraies. » (167b) Cette affirmation prêtée par Socrate à Protagoras est au milieu de son plaidoyer, dont elle constitue le cœur.
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Théétète
référence à ses conséquences dans les faits. Et à ce titre, cette section est à rapprocher plutôt
de la suivante, qui va critiquer la définition de la science comme opinion vraie.
L’articulation entre ces deux parties, le passage de la critique d’une sensation qui n’est déjà
plus pure sensation à une opinion qui se sait telle, se fait dans le court dialogue entre Théétète
et Socrate (184b-187a) qui conclut la critique de la première définition en mettant en évidence
le rôle indispensable et privilégié de l’âme, qui seule peut atteindre à l’être des choses, et dont
l’acte propre est de juger (doxazein). Et c’est autour d’images de l’âme, bloc de cire ou colombier,
que se déploiera la réflexion sur l’opinion fausse qui sert de critique à la seconde définition.
Nous pouvons maintenant rapprocher cette analyse de celle du plan d’ensemble des dialogues. Nous ne nous attarderons pas sur le prologue, qui renvoie à l’évidence à la tétralogie
introductive dont il rappelle le climat : la scène se passe, comme pour le Lysis et le Charmide,
dans un gymnase 3 ; elle met en scène de jeunes garçons qui viennent se grouper autour de Socrate pour écouter une discussion avec l’un d’eux, et, du point de vue du thème, Socrate nous
explique ici en quoi il est le guide approprié pour nous accompagner dans notre programme de
formation à la philosophie, et se présente en tant qu’accoucheur d’âmes 4. En d’autres termes,
il nous donne ici la théorie de ce qu’il pratiquait dans les dialogues de la première tétralogie,
avec Alcibiade 5, Lysis, Charmide et les autres.
La seconde partie, celle qui introduit la définition de la science comme sensation, est à mettre en relation avec la seconde tétralogie qui s’ouvre justement par un dialogue entre Socrate et
Protagoras, ce Protagoras auquel Socrate rattache la définition à critiquer, et auquel il prête sa
voix de la manière la plus convaincante devant le refus de Théodore de venir au secours de son
ami en difficulté. C’est bien, dans un cas comme dans l’autre, le relativisme qui est en cause, et
l’exaltation du point de vue subjectif.
La troisième section, nous l’avons vu, introduit l’appel à l’expérience et au jugement des faits.
Elle nous renvoie donc à la troisième tétralogie, celle du procès de Socrate et du pragmatisme
de Ménon. Et tout comme nous avons vu cette troisième section jouer un rôle de charnière
entre les deux qui l’encadrent, à la fois achèvement de celle qui précède, dont elle poursuit et
conclut la critique, et prélude à celle qui suit, qu’elle annonce en introduisant l’appel à l’expérience,
et donc au jugement qui se traduira dans l’opinion, de même, la troisième tétralogie est à la
charnière entre les deux qui l’encadrent. D’une part, elle est étroitement liée à la précédente,
dont elle est comme le revers, si l’on compare les conclusions opposées auxquelles arrivent
leurs dialogues introductifs respectifs, Protagoras et Ménon, sur le même sujet (le fait de savoir si la vertu s’enseigne), ou comme l’achèvement, si l’on voit dans le procès et la condamnation de Socrate la réalisation des prédictions de Calliclès dans le Gorgias 6 ; mais d’autre
part, elle se rattache à la tétralogie qui suit avec laquelle elle forme le cycle du procès et de la
3
Cf. Théétète, 144c.
Prenant une récréation au jeu du Cratyle, nous pouvons méditer un moment sur l’étymologie des noms
de Socrate et de sa mère : Phainaretès, Phénarète, c’est « celle qui fait voir la vertu », et Sôkratès, Socrate, c’est
l’homme à la « puissance infaillible ». Bien sûr, Platon n’a pas inventé ces noms, celui de Socrate du moins,
(pour celui de sa mère, on pourra noter qu’il suscite quelques doutes, par exemple chez W. K. C. Guthrie, qui
écrit dans son « History of Greek Philosophy », vol. III, 2ème partie, éd. séparée sous le titre « Socrates »,
Cambridge University Press, 1971, p. 58, n. 1 : « That she was a midwife called Phaenarete — ’she who
brings virtue to light’ — takes some believing. ») mais il a pu en méditer le bien fondé, et peut-être ces « jeux
de mots » ont-ils contribué à lui inspirer l’image de l’accouchement qu’il met ici dans la bouche de Socrate, si
celle-ci ne remonte pas à Socrate lui-même, ce que nous ne saurons jamais.
5
On notera d’ailleurs l’allusion, dans la description de la maïeutique socratique, à ceux « qui se sont euxmêmes persuadés ou laissé persuader par d’autres de quitter [Socrate] plus tôt qu’ils ne devaient... » (150e)
suivie de la descriptions des conséquences néfastes de cet abandon. Si Alcibiade n’est pas mentionné explicitement, il est sûrement de ceux qui sont visés.
6
Cf. Gorgias, 486a-b.
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Théétète
mort de Socrate, opposant aux opinions inconstantes de la foule athénienne qui le condamnent
(Apologie) l’opinion droite de celui-ci dont témoignent sa vie (Banquet), ses discours (République) et sa mort (Phédon), cette opinion droite dont il était déjà question dans le Ménon.
La quatrième section, qui critique la définition de la science comme opinion droite, s’ouvre
par un appel à l’âme, qui seule permet de synthétiser nos sensations et de dépasser le stade de
la pure perception, et cherche des images adéquates pour expliquer son opération d’une manière qui laisse la place à l’opinion fausse dont l’expérience nous fournit la preuve. Elle fait
pendant donc à la quatrième tétralogie, celle que nous avons baptisé « de l’âme ».
La cinquième section, enfin, introduit le logos dans la définition de la science et examine les
différents sens de ce mot, tout comme la cinquième tétralogie examine et critique les différentes formes de logos, poétique, sophistique ou politique.
Si l’on s’étonne que la discussion sur la seconde définition, par l’opinion droite, ne soit pas
mise en relation avec la troisième tétralogie, celle justement que nous avons mise en relation
avec le segment de l’opinion dans d’autres analyses, mais avec la quatrième, sur l’âme, il faut y
voir un signe que, comme nous le dit le passage qui, dans le Théétète, assure la transition entre
les deux parties faisant pendant à ces deux tétralogies, l’âme et l’opinion sont inséparable :
c’est le corps qui est l’origine des sensations, mais seule l’âme est en mesure de juger et d’opiner.
Reste que les jugements ne sont possibles qu’à partir des sensations, et à la lumière des faits,
et, tout comme ce n’est qu’après avoir été mis en présence des faits sur la vie de Socrate que
nous pouvons accepter son opinion et la juger, dans la cohérence qu’elle montre entre ses discours (logoi) et ses actes (erga), ce n’est qu’une fois la critique des sensations complètement
menée à terme, et achevée la mise en évidence du caractère incontournable des faits pour juger
de la valeur des représentations, que l’on peut commencer valablement l’examen de l’opinion,
résultat du doxazein, l’acte propre de l’âme, qui arrête son discours intérieur, le dianoeisthai,
dans une stabilité plus ou moins définitive 7, et rechercher quels critères de cohérence doivent
satisfaire ces jugements pour être pertinents. 8
C’est donc la section centrale, charnière entre la sensation pure du corps et l’opinion de
l’âme, qui fait pendant au procès de Socrate, procès de l’opinion du sage contre les impressions de la foule, et qui prononce la condamnation définitive du relativisme et du mobilisme.
Mais alors, on ne s’étonnera plus de trouver, en son centre justement, et donc au centre du
dialogue, cette fameuse « digression », qui oppose le portrait du philosophe à celui du rhéteur
et nous replonge dans une atmosphère de tribunaux et de procès.
Mais est-ce bien de « portraits » qu’il s’agit, et de qui sont-ce les portraits ? N’y aurait-il
pas là un exercice pratique pour tester notre jugement, un de ces pièges que Platon sait si bien
tendre à ses interlocuteurs trop empressés, et dans lequel tous seraient tombés avec la même
inconscience que Thalès dans son puits ?...
Que le « portrait » du rhéteur élevé dans les tribunaux au rythme de la clepsydre qui limite
son temps de parole et en fait un vil flatteur, esclave de l’apparence et des discours persuasifs,
ne soit qu’une caricature, c’est ce que l’on concédera sans trop de peine, si l’on entend par
caricature un portrait qui cumule et exagère tous les défauts caractéristiques de celui que l’on
cherche à représenter, en hésitant peut-être sur la part de charge qu’il y a dans cette caricature.
On sait que Socrate ne portait pas les rhéteurs de son temps dans son cœur, mais il ne faut pas
oublier non plus qu’il nous brosse, dans le Phèdre, le portrait du rhéteur selon son cœur.
7
Cf. Théétète, 189e-190a.
On pourra aussi se rappeler que, dans la mise en parallèle analogue que nous avons faite entre ces mêmes cinq tétralogies et les cinq premiers discours du Banquet, c’est justement entre le troisième et le quatrième
que l’on nous annonçait une interversion due au hoquet d’Aristophane. Indice supplémentaire que ces deux
étapes sont intimement liées.
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Théétète
Mais qu’en est-il du portrait du « philosophe » qui lui fait pendant ? Caricature lui aussi ?...
Mais si oui, pourquoi ?...
Caricature, c’est ce que nous pensons, et ce, pour plus d’une raison. Et notons tout d’abord
que d’autres avant nous ont remarqué que ce portrait de philosophe n’était pas trop consonant
avec celui qui se dégage d’autres dialogues et de la République en particulier : cet homme qui
vit complètement détaché du monde qui l’entoure ne ressemble guère au Socrate que nous
représentent l’Apologie ou le Banquet, ce qui a fait dire à certains que ce philosophe qui n’est
plus socratique était sans doute plus proprement platonicien. Mais il serait bien étrange, même
en restant dans la logique d’interprétation classique des dialogues, que Platon, au moment où il
s’apprête à couronner son œuvre par un dialogue, certes manquant, mais annoncé, qui tracerait
le portrait du philosophe selon son cœur, renie soudain sérieusement tout ce qu’il admirait dans
son maître, et dont il avait fait un éloge si brûlant auparavant. Et, si l’on invoque la distance
supposée qui séparerait ces œuvres, il resterait à montrer que le portrait du politique que nous
donne le troisième dialogue de la trilogie qui commence avec le Théétète, s’écarte tellement de
l’image que l’on pouvait s’en faire après la République que cela justifie une remise en cause
simultanée de l’image du philosophe qui ressort du même dialogue.
Et bien oui ! Il faut se faire une raison, ce portrait n’est pas le portrait du philosophe selon
Socrate (ou selon Platon) mais une caricature, comme le montre l’anecdote de Thalès tombant
dans un puits pendant qu’il observait le ciel, anecdote qui n’est pas destinée à susciter notre
admiration envers le sage et à exciter notre hargne à l’égard de la rustaude qui ose se moquer,
mais à nous faire rire de ce soi-disant philosophe et à attirer notre attention sur le peu de sérieux de ce qui va suivre. Et la première preuve, nous la trouvons dans un examen attentif du
texte lui-même : le terme « philosophe » n’est employé qu’une fois dans toute la « digression »,
et c’est, vers la fin du second portrait, pour comparer pour Théodore, en guise de conclusion,
« celui que tu nommes philosophe » et qui à l’air d’un bon à rien, avec l’autre, qui ne sait « relever son manteau sur son épaule droite comme un homme libre » (175e). Il y est bien question de philosophie, au début (173b), et encore à propos de Thalès (174b), mais de philosophe
non point 9. Plus grave encore, ce philosophe n’a pas d’âme, et, lorsque dans son portrait, il est
question d’âmes, c’est pour parler de celles des autres, et en termes peu élogieux, qui plus est :
« il se moque de ceux qui ne peuvent débarrasser leur âme de cette sotte vanité » (175b), et
encore : « celui dont l’âme est petite, âpre et chicanière... » (175c). Décidément, ce philosophe sans âme 10 n’est pas celui que nous a toujours vanté Socrate !
Notre portrait est donc, il faut bien se rendre à l’évidence, le portrait du philosophe selon
Théodore, non celui du philosophe selon Platon. Or quelle image le dialogue nous donne-t-elle
de ce Théodore ? C’est un savant plus qu’un philosophe, un géomètre, un matheux, dirionsnous aujourd’hui, qui ne veut pas se mouiller, même lorsqu’il s’agit de défendre un ami 11 dans
une discussion de salon entre gens de bonne compagnie, que Socrate a le plus grand mal à faire
participer à la conversation autrement qu’en spectateur, et qui se défile ensuite à la première
occasion, dès qu’il a rempli les engagements bien limités qu’il s’était lui-même fixés. On peut
alors comprendre qu’il ne bronche pas devant le « portrait » que lui sert Socrate et que la mention de Thalès, un de ses illustres prédécesseurs, ne puisse que le flatter.
9
Et que l’on se méfie ici des traductions. Il faut revenir au texte grec pour s’en rendre compte, car tous les
traducteurs, confrontés à deux ou trois pleines pages de description à coups de « il » et de « celui-ci », éprouvent à un moment ou à un autre, le besoin de rappeler de qui l’on parle, et de substituer à l’une ou l’autre de ces
tournures pronominales un « philosophe » qui n’est pas dans le texte de Platon.
10 Il est vrai que l’âme ne se découvre pas sous le bistouri du savant !
11 Il se proclame lui-même ami de Protagoras en 171c : « Nous nous acharnons par trop contre mon ami, ô
Socrate. »
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Théétète
En fait, le portrait de philosophe que nous brosse ici Socrate, à la veille de son procès, rappelons-le, c’est celui que voulait accréditer Aristophane dans ses farces, et le « coryphée » qu’il
va décrire, 12 c’est le Socrate maître du chœur des Nuées dans cette comédie précisément dont
l’Apologie nous dit qu’elle est à l’origine de la mauvaise opinion que les Athéniens ont de lui.
Cet homme qui a la tête dans les nuages, qui ne connaît pas même le chemin de l’agora, qui
ignore les lois de la cité, qui mesure l’étendue des profondeurs célestes sans se soucier de ce
qui est à côté de lui, comment voir en lui le philosophe-roi qui redescend dans la caverne après
avoir contemplé les réalités d’en haut, sinon pour ceux que la théorie des idées selon Aristote
ont trop bien habitués à voir dans Platon un homme qui fuyait la réalité de ce monde pour se
réfugier dans celle d’un monde d’idées inaccessible au commun des mortels et sans prises avec
le notre, et qui ont oublié la fin de l’allégorie de la caverne ?
Mais alors, à quoi tout cela rime-t-il ? Et que cherche Socrate, en brouillant ainsi les cartes ?... Mais tout simplement, comme d’habitude, à nous faire réagir, à nous tenir en éveil, pour
nous éviter de nous endormir, et de gober tout cru tout ce qu’il pourrait nous dire. C’est nous
aussi, les lecteurs, qui devons accoucher, qui devons faire preuve de jugement, et devons dégager de sa gangue la vérité vers laquelle Socrate nous guide. Certes, tout ici baigne dans l’ambiance
de la République, et les allusions y sont multiples, mais c’est pour mieux nous inviter à retrouver le portrait sous la caricature, à séparer le ressemblant de l’à peu près, à « réviser notre leçon », si l’on peut dire. Car n’oublions pas qu’une caricature réussie emprunte ses traits à la
réalité et ne fait que les accentuer, et qui mieux que Platon est capable d’une caricature ressemblante ?... Les véritables convictions de Socrate, déjà diffuses sous les exagérations de la
caricature, sont présentées en clair ensuite, dans les considérations qu’il développe après que
Théodore, le pauvre, se soit extasié devant tout ce qu’il vient d’entendre, devant le portrait de
son philosophe à lui, qu’il voudrait que Socrate aille sans plus attendre « vendre » à tous les
hommes, comme si ce dernier avait besoin d’avaliser la caricature d’Aristophane pour se sortir
du mauvais pas dans lequel une telle conception l’a justement mis, et dont il devra répondre
devant les juges à peine le dialogue terminé ! 13
Oui, il y a bien deux paradigmes sur lesquels l’homme peut modeler sa vie, l’un pour son
bonheur, l’autre pour son malheur (176e). Oui, l’homme doit s’assimiler au divin en devenant
aussi juste qu’il le peut (176c). Mais la justice qu’a en tête Socrate quand il nous dit cela, c’est
celle qu’il nous a longuement décrite dans la République, et il ne faut pas confondre s’occuper
chacun de ses affaires pour le profit commun de la cité, et se retirer dans sa tour d’ivoire ; et le
paradigme sur lequel nous devons modeler notre vie, c’est aussi la République qui nous l’a
présenté, et c’est elle aussi qui nous a expliqué pourquoi, en l’état actuel des choses, le philosophe est contraint de se retirer des affaires, mais aussi comment faire pour que cela change,
pour le plus grand bien de tous. Oui, il faut s’évader de ce monde au plus vite en s’assimilant
au divin, mais à la manière du Phédon, pas sur une nacelle qui nous ballade dans les nuages.
Oui, il y a une juste manière de parler à nos concitoyens, et c’est celle qui nous est proposée
dans le Phèdre, pas celle d’un Lysias ou d’un Alcibiade. Et ces considérations nous invitent à
confronter l’image de philosophe qui nous a été présentée auparavant avec celle qui se dégage
de ces dialogues, pour voir ce qui ne colle pas, et pourquoi il y a problème. L’image, ou les
12
Cf. Théétète, 173b-c pour les allusions de Socrate et Théodore au chœur qu’ils forment et l’introduction
de Socrate à son second portrait, où il annonce qu’il va s’attacher au « maître de chœur » plutôt qu’à ceux qui
n’apportent aucun génie à la pratique de la philosophie. Encore l’ironie socratique ?!
13 Cette exclamation de Théodore, qui clôt les portraits proprement dits et prélude au commentaire de Socrate qui va nous livrer sa conviction, marque l’exact milieu du dialogue : ce que nous avons là, c’est la version
technocratique de la déclaration de Socrate au centre de la République : « À moins que les philosophes ne deviennent rois... » : « Donnons le pouvoir aux scientifiques, faisons de tout le monde des matheux, et quand tous
seront dans la lune, il n’y aura plus personne pour se battre sur terre !... »
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Théétète
images ?... Car il y a ici deux images de philosophes : celle du discours, et celle de l’orateur ;
celle de Théodore et celle de Socrate ; l’apparence de ce que dit Socrate, et la réalité de ce
qu’il fait. Deux images de philosophes, comme d’ailleurs deux images de rhéteurs, car que fait
ici Socrate sinon discourir, sinon chercher à convaincre, sinon plaider devant nous sa cause,
qu’il plaidera bientôt devant ses concitoyens ?... L’opposition du rhéteur et du philosophe,
c’est encore une fois le procès de Socrate, le procès qui juge de celui qui est compétent pour
décider ce qui est meilleur pour la cité. Nous sommes bien au cœur du sujet !...
Et ce que Socrate veut nous faire découvrir ici, c’est que, s’il est vrai que c’est la philosophie qui peut mettre fin aux maux dont souffrent les hommes, ce n’est pas n’importe quelle
philosophie, et en tout cas pas celle qui justement se retire dans sa tour d’ivoire et ignore les
maux de l’humanité, refuse de s’impliquer en politique et ne voit dans le roi qu’un malheureux
berger dont le bétail est « plus difficile et plus sournois » (174d) que celui des bergers ordinaires ; ce n’est pas une philosophie sans âme comme celle qu’il décrit à Théodore pour lui renvoyer sa propre image en grosses lettres ; ce n’est pas cette philosophie de la nature qui prend
pour science toute la mythologie du Timée 14 et cherche l’explication de nos comportements
dans le passé et la matière au lieu d’en orienter la dynamique vers le divin et vers le bien. Ce
que nous devons comprendre, c’est que, si c’est bien une certaine science qui doit nous rendre
heureux, ce n’est pas n’importe quelle science ; et si notre dialogue finit en aporie, c’est peutêtre parce que nous discutons ici avec des « scientifiques », et non avec des sages, et que ce
n’est pas cette science-là que nous cherchons. Certes, Platon, et Socrate, dans la République
toujours, vantent les mérites de la géométrie comme propédeutique à la philosophie, et la tradition veut que Platon ait écrit au fronton de l’Académie « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »,
mais il n’en est que plus important de comprendre ce qu’il entend par là et ce qu’il attend de la
géométrie, et des sciences en général.
Ce qu’il en attend, ce n’est pas qu’elles détachent les élèves des considérations politiques et
les enferment dans des pensoirs pour mesurer l’étendue des profondeurs célestes, mais qu’elles
leur ouvrent l’esprit à l’existence de réalités non matérielles et les préparent ainsi à contempler
les idées de beauté, de justice, de bien. Ce sont les exemples utilisés dans les discussions avec
Théétète et pris dans les mathématiques, qui nous montrent, mieux que le portrait d’un Thalès
dans la lune, ce que Platon attend de cette science. C’est par exemple, au tout début du dialogue, l’analogie que fait Théétète entre les réflexions géométriques qu’il menait avec Théodore
et Socrate le jeune avant l’arrivée de l’autre Socrate, et les remarques que ce dernier lui fait à
présent sur ce qu’il attend d’une définition (147d-148e) 15. C’est, par exemple encore, l’appel
au calcul et aux nombres utilisé pour remettre en cause la définition de l’opinion comme ajustement des sensations aux pensées (dianoiai) (195c-d) : il s’agit pour lui de nous faire comprendre qu’une définition de l’acte de juger qui se limite à la mise en relation de quelque chose
(les sensations) qui trouve sa source dans un référent extérieur, avec quelque chose qui nous
serait purement intérieur (les pensées conçues comme impressions dans notre âme, comme
purs concepts), ne rend pas compte de la possibilité de l’erreur dans la mise en relation de
concepts entre eux, et de nous amener à réaliser que, non seulement les concepts issus de réalités
14
N’oublions pas que le Théétète est, dans les trilogies, sur la même ligne que le Timée, sur la ligne de la nature,
du devenir, des passions. Ce n’est là que nous trouverons la science que cherche Socrate pour nous faire vivre...
15 Mais, ici comme ailleurs, il faut se méfier des analogies trop rapides, prises au premier degré : la conclusion de
ce passage lu à la lumière du reste du dialogue n’est pas que Théétète est bien bête de n’avoir pas trouvé plus vite la
bonne définition de la science, mais que, s’il est possible en mathématiques de donner des définitions rigoureuses des entités que l’on manipule (voir par exemple aussi le cas de la diagonale dans l’expérience du Ménon), il
n’en va plus de même avec les idées plus complexes de science, de vertu, de juste, de beau, etc. Les mathématiques prouvent l’existence d’idées transcendantes, sur des cas simples, et montrent le chemin à la dialectique,
mais elles ne sont pas le modèle réducteur auquel il faudrait s’arrêter, n’en déplaise à Monsieur Aristote.
© 1993-2009 Bernard SUZANNE
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matérielles, mais encore les concepts abstraits, doivent trouver leur source dans un référent qui
nous soit extérieur, le monde du devenir dans un cas, les idées dans l’autre. Et nous sommes ainsi
renvoyés à la critique des idées du Parménide, et armés d’une raison supplémentaire
d’admettre que, sans les idées transcendantes, nous n’avons plus où aller.
Ce dont Théétète sera délivré au terme du dialogue, et nous avec lui, si nous avons fait
l’effort nécessaire, c’est d’une certaine conception de la science qui engendre des philosophes
irresponsables, que cette « science » soit seulement subjectiviste, ou bien pragmatiste, ou bien
encore rationaliste, selon la définition à laquelle on s’arrête, mais dans tous les cas incapable de
juger sainement de la valeur de ses production et d’orienter ses activités pour le bien de la société, comme nos savants d’aujourd’hui qui produisent aussi allègrement la bombe atomique
que les antibiotiques, les missiles intercontinentaux que les ordinateurs de bureau, et ne reconnaissent à personne le droit d’orienter leurs recherches, sinon peut-être quand même, bon gré
mal gré, à ceux qui les payent !... Et, ainsi délivrés, nous pourrons accueillir à la fois le portrait
du philosophe-politique que nous présentera l’étranger d’Élée, et les mythes du Timée que
nous ne prendrons plus pour une science qui doit nous tourner la tête et nous enfler d’orgueil.
Dans ces conditions, pouvons-nous encore parler de « digression », lorsque, après avoir
montré que même Protagoras doit admettre que les cités ont besoin de conseillers pour les
aider à déterminer, sinon ce qui est juste pour elles, du moins ce qui leur est utile (172a-b),
Socrate nous présente le portrait de deux de ces soi-disant conseillers, l’un qui se targue de
rhétorique, l’autre de philosophie, pour nous remettre en mémoire les développements du Phèdre sur la rhétorique, de la République sur le philosophe-roi, et du Phédon sur l’assimilation au
divin, et nous mettre en garde une fois encore contre les travers que peuvent engendrer ces
prétentions mal dirigées, et d’autant plus pernicieuses qu’elles se parent de plus nobles habits
(celui du philosophe en l’occurrence, auquel tout le monde s’est laissé prendre) ?...
N’est-ce pas son procès que Socrate rejoue devant nous, dans la sphère de la pensée et sans
l’écoulement fatidique de l’eau de la clepsydre, devant des auditeurs qui ont pris le temps cette
fois de méditer ses enseignements au fil des cinq tétralogies qui précèdent ? Et l’insistance sur
le loisir dont disposent les interlocuteurs 16 n’est-elle pas là pour faire contraste avec les regrets
de Socrate dans l’Apologie de n’avoir pas ce loisir pour convaincre ses juges ? 17 Bref, les liens
entre cette troisième partie et la tétralogie du procès de Socrate sont profonds, comme on le voit.
Et finalement, que ce soient Héraclite et Protagoras, ou Parménide et Gorgias, ou plus probablement
la combinaison des deux, les responsables de l’état d’esprit qui a rendu possible la condamnation de
Socrate, l’un et l’autre coupable seront condamnés au tribunal des idées : Héraclite ici même par Socrate
en personne, Parménide dans le Sophiste, par l’étranger d’Élée, son concitoyen 18.
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Au début de la seconde partie (154e), au centre de la troisième, avant d’entamer la « digression », justement (172c), et encore au début de la quatrième (187d-e), qui cherche à expliquer l’opinion fausse et se clôt
par un argument jugé décisif, la possibilité pour les juges d’avoir une opinion vraie sur des faits dont ils n’ont
pas été témoins, et donc dont ils n’ont pas la « science ». La possibilité donc pour eux aussi d’avoir une opinion
fausse, comme le prouve la condamnation de Socrate...
17 Apologie, 37a : « Nous avons eu trop peu de temps pour nous expliquer », dit Socrate à ses juges après
leur avoir proposé comme condamnation d’être nourri au prytanée, seule condamnation « appropriée à un
bienfaiteur pauvre, qui a besoin de loisir pour vous exhorter. » (36d) Et encore au début du troisième discours :
« faute d’avoir pris le temps... » (38c) On pourra noter au passage que le terme employé dans ces passage pour
parler du loisir, scholè, signifie aussi le lieu d’enseignement et a donné notre mot « école »...
18 Mais son « procès » est annoncé dès le Théétète (180d-e), en prélude à celui d’Héraclite, et remis à plus
tard un peu plus loin (183e-184a), après la « condamnation » du premier. C’est que, si un Théodore est suffisant pour venir à bout d’Héraclite l’obscur, dont le logos n’est guère plus opérant que le nous d’Anaxagore,
comme le montrera la dernière partie, il faut quelqu’un d’autrement costaud, et plus de « loisir » que ne le permet
cette conversation, pour venir à bout de Parménide, devant lequel même Socrate redevient petit garçon !.... Tout
ce que nous pouvons faire ici, c’est de déblayer le terrain en nous interrogeant sur les origines de l’opinion
fausse, et c’est précisément l’objet de la section suivante. Et si Théodore est récusé pour la suite, Théétète, lui,
méritera sa place au second « procès ».
© 1993-2009 Bernard SUZANNE
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