zen simple assise Zen par Philippe Coupey, moine zen par Philippe Coupey, moine zen simple assise | Prix : 19 euros | Avec Zen simple assise, le moine zen Reiryu Philippe Coupey nous offre l’un des commentaires les plus précis jamais faits du Fukanzazengi, « guide universel sur la voie juste de zazen ». Ce texte, écrit par le maître Eihei Dôgen en 1227, est l’un des textes fondateurs du zen japonais ; il nous explique, dans les moindres détails, comment et pourquoi pratiquer la méditation assise. Philippe Coupey, homme bien ancré dans le monde moderne, nous accompagne à la découverte de ce document vieux de huit cents ans mais totalement actuel, car ce zazen et les raisons qui poussent les êtres humains à le pratiquer n’ont pas changé depuis le temps de Dogen ou de Bouddha... Proche disciple de Maître Taisen Deshimaru, qui a introduit la pratique du zen en Europe dans les années soixante, Philippe Coupey est aujourd’hui l’un des principaux enseignants du zen sôtô sur le continent. Couverture : Gentiane Magnan www.adverbum.fr © Éditions DésIris 2009 ISBN : 978-2-915418-39-2, pour la version imprimée ISBN : 978-2-915418-72-9, pour la version numérique Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation...) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Toutefois, l’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie (photocopie, télécopie, copie papier réalisée par imprimante) peut être obtenue auprès du Centre Français d’exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75006 Paris. Zen simple assise Le Fukanzazengi de Maître Dōgen par Philippe Coupey, moine zen Je dédie ce livre à mon maître Taisen Deshimaru. Préface Celui qui est assis, celui-là est davantage prêt à accomplir choses limpides que celui qui se tient debout ou se déplace. Être assis signifie repos, se tenir debout travail, se déplacer instabilité. (Maître Eckhart, Sermon 90) Cette citation de Maître Eckhart, choisie entre mille autres qui abondent dans le même sens, témoigne d’une lumineuse convergence entre d’une part le courant de la pensée orientale incarné par le zen (le chan dans la version chinoise qui l’a précédé) et magistralement exposé par Dōgen, et de l’autre une tradition occidentale qui irrigue en profondeur toute notre manière d’être. L’intérêt de cette convergence ne réside pas tant dans l’éclairage qu’elle apporte sur l’histoire de la pensée que dans le territoire qu’elle ouvre pour une véritable rencontre entre Orient et Occident, territoire où se trouve et s’accomplit le « fond de l’âme » ou le « visage originel » – territoire sans frontières, autrement dit, où l’homme atteint à sa plus haute dimension, bien au-delà des dogmes et des rituels qui s’attachent aux religions. Or c’est bien de cette rencontre qu’il s’agit ici, et sous un angle tout à fait neuf en l’occurrence, puisque à notre connaissance Zen, simple assise constitue aujourd’hui le seul commentaire exhaustif du Fukanzazengi auquel on puisse avoir accès en langue occidentale. En choisissant de commenter le premier texte composé par Dōgen à son retour de Chine, Philippe Coupey, maître zen franco-américain vivant à Paris au xxie siècle, s’attaque à un texte qui contient la quintessence des enseignements de la tradition la plus radicale que l’Orient ancien ait produite. Et le texte lui-même comme les commentaires qu’en donne Philippe Coupey montrent s’il le fallait que, dans leur dépouillement même et leur sobriété, ces enseignements, loin d’être réservés à un public d’érudits ou d’adeptes d’un culte exotique, sont universels et tombent à point nommé pour tous ceux d’entre nous qui « voulons entendre ce que nous n’avons jamais entendu et connaître l’expérience que nous n’avons jamais connue »1 ou, pour citer le Fukanzazengi, ont entrevu « la sagesse […] qui fait naître le désir d’escalader le ciel lui-même ». Bref, ces enseignements s’adressent à tout un chacun, puisque « connaître son vrai visage est le destin de l’homme »2. 1 Dōgen, chapitre Inmo (« Ainsi ») du Shōbōgenzō.. 2 Dōgen, chapitre Yui butsu yo butsu (« Seul Bouddha connaît Bouddha ») du Shōbōgenzō (voir glossaire). Le livre que voici n’est pas un essai, c’est une compilation d’enseignements donnés pendant la pratique de zazen, la méditation assise dont l’exposé fait précisément l’objet du Fukanzazengi. Il ne s’agit donc pas d’un travail d’analyse, sur le mode universitaire, mais d’un éclairage sur la Voie qui vient de l’expérience intime d’un maître et s’adresse à celle de pratiquants qui marchent sur le même chemin. Le propos vise tout autant le cœur que la raison, et son jaillissement, son flux, suivent les mouvements de la conscience profonde et de l’intuition plutôt que les étapes d’un processus discursif. Le texte qui en résulte déborde de vie et les nombreuses anecdotes tirées de l’histoire des patriarches nous le rendent encore plus proche. Paradoxalement, ces enseignements sur shikantaza, la simple assise toutes affaires cessantes, sont porteurs d’un message de plénitude et de liberté qui embrasse la totalité de l’être et éclaire notre vie quotidienne. Luc Boussard, Paris, décembre 2008. 6 Introduction Le zen n’a ni commencement ni fin puisque c’est l’essence de toute expérience religieuse. On pourrait dire que la pratique du zen a commencé avec les premiers hommes, cependant, dans le bouddhisme on s’accorde à dire qu’elle débuta avec le Bouddha Shakyāmuni environ cinq cents ans avant notre ère. A-t-elle commencé au moment où, prenant conscience de la souffrance inhérente à l’existence, Siddhārta Gautama décida de quitter sa vie princière pour découvrir les moyens de s’en libérer ? Ou a-t-elle commencé six années plus tard lorsque, réalisant la vanité de ses mortifications, il s’assit sous un arbre dans la posture de zazen pour n’en plus bouger jusqu’à son éveil ? Toujours est-il qu’une fois éveillé, il s’empressa d’éclairer ses anciens compagnons d’ascèse, créant ainsi les bases de ce qui allait devenir la communauté bouddhique, la sangha. Le sermon qu’il leur fit est connu sous le nom de quatre nobles vérités et désigne la cause de la souffrance comme étant l’attachement à des phénomènes de nature impermanente et le moyen de s’en libérer : la pratique de « l’octuple sentier ». Dans le zen on considère que la racine du « sentier octuple » se trouve dans la pratique du zazen, la méditation assise. Shakyāmuni enseigna jusqu’à sa mort à 80 ans. Lors d’un sermon qu’il fit sur le pic des Vautours en Inde, le Bouddha tourna une fleur entre ses doigts en souriant silencieusement. Seul Mahakashyapa, l’un de ses disciples, comprit son geste et sourit à son tour, devenant ainsi le premier patriarche. Selon la tradition bouddhiste zen, la lignée qui naquit à ce moment-là n’a pas été interrompue jusqu’aujourd’hui. Même si la transmission de patriarche en patriarche reste partiellement légendaire pour ce qui est de l’Inde, la lignée que débuta Bodhidharma en Chine au ve siècle de notre ère est attestée historiquement. Bodhidharma est considéré comme le vingt-huitième patriarche depuis Shakyāmuni et le premier à avoir apporté la transmission du zen d’Inde en Chine. Le bouddhisme y était déjà bien implanté lorsque son bateau accosta cette terre orientale, mais sa pratique se résumait essentiellement au respect des règles monastiques et à l’étude des sutras, enseignements du Bouddha transposés par écrit. Ainsi l’enseignement révolutionnaire de Bodhidharma, tranchant nettement avec ce qui était déjà connu, fut mal accueilli, notamment par l’empereur déconcerté par l’entrevue qu’il eut avec le maître. L’empereur Wu, fervent propagateur du bouddhisme, lui demanda quels mérites lui vaudraient ses actions pour ses incarnations futures. « Aucun mérite » lui répondit Bodhidharma. L’essence du bouddhisme ? « Un grand ciel vide, rien de sacré. » « Mais alors, qui est en face de moi ? » lui demanda l’empereur pour finir. « Je ne sais pas. » Réalisant que les Chinois n’étaient pas encore prêts à recevoir son enseignement, Bodhidharma se retira dans une grotte pour y pratiquer zazen pendant neuf ans. Entre Bodhidharma et Enō, le sixième patriarche du zen chinois, le zen se forma et atteignit sa maturité, notamment en s’imprégnant de la pensée taoïste. Après Enō les écoles commencèrent à proliférer, utilisant des méthodes d’enseignement différentes, mais nombre d’entre elles s’éteignirent au cours des années et des siècles. Les deux écoles principales qui virent le jour à cette époque et qui subsistent encore aujourd’hui sont le Rinzai et le Sōtō. La première base son enseignement sur l’étude des kōan dans le but d’atteindre l’éveil, tandis que l’autre insiste sur une pratique silencieuse et sans but du zazen. Toujours est-il que ce sont les successeurs d’Enō qui firent la grande époque du chan (zen chinois) avec des maîtres éminents aux noms de Basō, Hyakujō, Tōzan, Rinzai ou Jōshū. Le chan ne commença à décliner qu’à partir du xiie siècle et c’est à ce moment précis que Dōgen, jeune moine japonais parti à la recherche du véritable enseignement en Chine, rencontra Nyojō, un maître de l’école Sōtō. Celui-ci lui transmit le Dharma au bout de trois années, permettant ainsi à Dōgen de rejoindre sa terre natale afin d’y implanter et d’y faire prospérer le zen. C’est un peu la même histoire qui poussa les pas de Taisen Deshimaru vers l’Occident, en 1967. Disciple du maître réformateur Kōdō « sans demeure » Sawaki, il devint moine à la mort de celui-ci et rejoignit Paris. Lorsqu’il quitta le Japon le zen s’essoufflait, affaibli par ses compromissions lors de la guerre et empêtré dans un carcan formaliste. Deshimaru savait que le zen avait besoin d’une terre nouvelle pour repartir sur des bases plus saines et plus fraîches et sa mission, qui dura quinze années, connut un rapide essor en s’adaptant à ses disciples occidentaux et à son époque. Tout comme Bodhidharma et Dōgen avant lui, Deshimaru insista sur le zazen, le désignant comme l’axe, la colonne vertébrale d’une pratique imbriquée dans le social et le quotidien. Il y a deux mille cinq cents ans, le Bouddha Shakyāmuni parlait déjà des trois trésors, le Bouddha, le Dharma et la Sangha, qu’il convient de préserver. Le premier n’est autre que zazen, le retour à la condition originelle. Le troisième est la communauté de tous ceux qui pratiquent. Le deuxième est la loi, l’ordre cosmique. Il est inséparable des deux 8 autres car il est l’enseignement du Bouddha à la sangha. Deux caractéristiques déterminent l’originalité et la force de l’enseignement zen. Tout d’abord, comme on a pu le voir, il s’agit d’un enseignement transmis de génération en génération, de patriarche en patriarche. Ensuite, c’est un enseignement qui se fait de cœur à cœur, d’esprit à esprit, et non par l’étude d’un dogme ou d’une théorie que l’on pourrait apprendre par cœur ou disséquer avec l’intellect. C’est un enseignement qui ne sort pas de la conscience personnelle et ne s’adresse pas à la conscience personnelle. Il prend racine dans hishiryō et s’adresse à hishiryō, la conscience profonde, cosmique. C’est pourquoi Maître Deshimaru, sentant l’esprit de ses disciples plus ouvert pour recevoir profondément son enseignement pendant la méditation, décida de faire ses commentaires des textes sacrés du zen durant une partie du zazen. Ces enseignements sont appelés kusen (ku signifie « bouche » et sen, « enseignement »). Suivant ses traces, ses disciples perpétuent cette méthode et le kusen est l’une des distinctions de la lignée initiée par Taisen Deshimaru. Philippe Coupey, qui fut l’un de ses plus proches disciples, enseigne depuis de nombreuses années en s’efforçant d’être le plus fidèle possible à la transmission qu’il reçut de lui. Ainsi il continue à enseigner de la même manière en dirigeant des zazen au dojo de Paris et lors de sesshin à travers l’Europe et au temple de la Gendronnière pendant l’ango, la retraite d’été. Et bien entendu il rappelle encore et toujours, comme ces commentaires du Fukanzazengi en témoignent, l’importance fondamentale de la pratique du zazen. Le Fukanzazengi 9 Le Fukanzazengi n’est pas particulièrement adressé aux moines, aux « religieux professionnels », mais à tout un chacun, au peuple, à toute personne animée par l’esprit d’éveil, désireuse de répondre aux questions fondamentales de l’existence, pressée d’éteindre le feu qui brûle au sommet de son crâne. En rentrant de Chine au bout de trois années, en 1227, Dōgen était attendu par les officiels du gouvernement impérial. Ceux-ci lui demandèrent ce qu’il rapportait avec lui et Dōgen répondit : « Je suis rentré les mains vides… les yeux horizontaux, le nez vertical. » Dōgen ne rapportait ni sutras, ni vêtements, ni manières, ni règles, mais à peine rentré il rédigea le Fukanzazengi. Ainsi ce texte ne parle pas des formes du bouddhisme, ni de la manière dont on doit ou on ne doit pas se comporter, mais de la façon de pratiquer la méditation zen. Dōgen insistait d’ailleurs sur le fait qu’il ne représentait pas l’école Zen Sōtō ni même Zen mais qu’il voulait représenter l’enseignement du Bouddha. Enseignement en tant qu’expérience. Expérience de son véritable esprit – celui qui ne s’arrête sur rien. C’est là le propos du Fukanzazengi : comment toucher cet esprit. Ce n’est pas un hasard si Philippe Coupey décide en 2000 de s’atteler à l’étude de ce texte pendant deux ans. Bien qu’étant abordable par tous, le Fukanzazengi, qui explique comment et pourquoi s’asseoir en zazen, nous emmène loin dans les profondeurs de la pratique du bouddhisme zen. Zazen est l’élément central de cette pratique car c’est en prenant cette posture du corps et de l’esprit que le Bouddha Shakyāmuni s’éveilla sous l’arbre de la Bodhi. Ainsi considère-t-on cette posture comme idéale pour aborder son véritable esprit. Philippe Coupey nous promène à travers le Fukanzazengi en ne délais­sant aucune phrase ni expression, nous offrant ainsi l’un des commentaires les plus précis jamais fait de ce texte. Il projette le regard d’un homme bien ancré dans le monde moderne sur ce document vieux de huit cents ans et qui reste pourtant totalement actuel, car cette posture et les raisons qui poussent les êtres humains à la pratiquer n’ont pas changé depuis le temps de Dōgen ou de Bouddha. Au fil des pages, Philippe Coupey nous prend aux tripes et désigne l’urgence à tourner notre regard vers l’intérieur. La vie est courte, le temps passe vite, comme nous le répète Philippe à travers l’image du bois que l’on frappe avant et après zazen. Toc, toc, toc, toc ! Un feu à éteindre sur le sommet de notre crâne ! Et puis, guerres, terrorisme, dépressions. Égoïsme, fanatisme, pollution. Vide, labyrinthe, surconsommation. Le monde n’a-t-il jamais eu plus besoin de sagesse ? Une sagesse qui se situe au-delà des sectes, des religions et de la politique. Au-delà de la sagesse, Dōgen nous propose une réelle ouverture vers la liberté. Votre chambre au trésor s’ouvrira d’elle-même, et vous en userez comme bon vous semblera, nous dit-il dans la dernière phrase. Cette expression de liberté n’est rien de spécial. C’est la condition normale, nous affirme Philippe. Et c’est sans doute la seule liberté accessible à l’homme : celle que l’on a lorsque l’on est totalement présent à l’instant. Guy Faure 10 Présentation de l’auteur Le Fukanzazengi est le premier texte écrit par Maître Dōgen de retour au Japon, son pays natal, après cinq ans passés en Chine. C’est le texte principal de Dōgen sur la manière de pratiquer zazen. Fukan veut dire « recommandé ». Recommandé non seulement aux prêtres et aux moines mais aussi aux laïcs, au peuple, à la société, à toute personne qui pratique zazen. Zazen est évidemment zazen et gi, la règle ou la loi, parfois le principe. Fukanzazengi veut donc dire « guide universel sur la voie juste de zazen ». Il s’agit d’un texte assez court, trois ou quatre pages, mais absolument essentiel pour tout pratiquant, qu’il soit débutant ou ancien. Ainsi est-il vénéré dans le zen et récité dans tous les temples. Maître Deshimaru a dit un jour : « Depuis plus de quarante ans, je lis et relis le Fukanzazengi, tous les jours, matin et soir, avant et après, et même sans zazen. » On entend souvent dire qu’il n’est pas nécessaire de lire les sutras, de s’encombrer la tête avec l’étude de la Voie. C’est peut-être vrai pour ceux qui ont déjà étudié, mais je trouve bien dommage que ceux qui ne l’ont jamais fait et qui continuent la pratique ne s’investissent pas davantage dans cette étude. De plus, pour ceux qui pratiquent seuls, il est absolument essentiel d’étudier un texte tel que celui-ci avant et après zazen. Car quand on pratique seul il est très facile de s’égarer. Et au lieu de trancher son karma grâce à un guide, un maître, grâce aussi à la présence des autres dans le dojo, on ne fait que le contraire : accumuler encore et toujours plus de karma. Le Fukanzazengi a été composé par Maître Dōgen, d’abord en 1227, recopié de sa propre main en 1233, puis retravaillé dans sa forme définitive en 1242 ou 1243 quand il avait atteint sa pleine maturité et vers la fin de sa vie (il a vécu encore dix ans). Après l’avoir écrit, Maître Dōgen a composé ou prononcé le Bendōwa et le Genjōkōan qui expliquent le Fukanzazengi. D’ailleurs, à ma connaissance, pas un seul des quatrevingt-quinze chapitres du Shōbōgenzō ne fait autre chose qu’expliquer toutes les facettes de zazen. Il est intéressant de voir les différences qui existent entre les deux versions du Fukanzazengi. Par exemple, dans la première, Maître Dōgen parle de samādhi – ce que nous pratiquons dans un dojo : la concentration la plus haute – en tant que moyen pour obtenir l’éveil. Dans la seconde, alors qu’il a atteint sa pleine maturité, il a supprimé cette notion et a en revanche fortement insisté sur l’idée que pratique et réalisation sont identiques (shū shō ichi nyo). Un tel point de vue est certainement plus facile à tenir avec l’âge, lorsqu’on a passé la cinquantaine et que l’on se rapproche de la mort. On n’a pas seulement peu à perdre, mais aussi peu à obtenir. Et ainsi l’esprit est plus clair. Je commente ici la dernière version de ce texte. 12 Fukanzazengi La Voie est fondamentalement parfaite. Elle pénètre tout. Comment pourrait-elle dépendre de la pratique et de la réalisation ? Le véhicule du Dharma est libre et dégagé de toute entrave. En quoi l’effort concentré de l’homme est-il nécessaire ? En vérité, le Grand Corps est bien au-delà de la poussière du monde. Qui pourrait croire qu’il existe un moyen de l’épousseter ? Il n’est jamais distinct de quiconque, toujours exactement là où l’on est. À quoi bon aller ici ou là pour pratiquer ? Cependant, s’il existe un fossé, si étroit soit-il, la Voie reste aussi éloignée que le ciel de la terre. Si l’on manifeste la moindre préférence ou la moindre antipathie, l’esprit se perd dans la confusion. Imaginez une personne qui se flatte de comprendre et qui se fait des illusions sur son propre éveil, entrevoyant la sagesse qui pénètre toutes choses, joint la Voie et clarifie l’esprit, et fait naître le désir d’escalader le ciel lui-même. Celle-là a entrepris l’exploration initiale et limitée des zones frontalières, mais elle est encore insuffisamment sur la Voie vitale de l’émancipation absolue. Ai-je besoin de parler du Bouddha, qui était en possession de la connaissance innée ? On ressent encore l’influence des six années qu’il vécut, assis en lotus dans une immobilité totale. Et par Bodhidharma, la transmission du sceau est arrivée jusqu’à nos jours et a conservé le souvenir de ses neuf années de méditation devant un mur. Puisqu’il en était ainsi avec les saints d’autrefois, comment les hommes d’aujourd’hui peuvent-ils se dispenser de négocier la Voie ? Vous devez en conséquence abandonner une pratique fondée sur la compréhension intellectuelle, courant après les mots et vous en tenant à la lettre. Vous devez apprendre le demi-tour qui dirige votre lumière vers l’intérieur, pour illuminer votre vraie nature. Le corps et l’âme d’eux-mêmes s’effaceront, et votre visage originel apparaîtra. Si vous voulez atteindre l’éveil, vous devez pratiquer l’éveil sans tarder. Pour sanzen, une pièce silencieuse convient. Mangez et buvez sobrement. Rejetez tout engagement et abandonnez toute affaire. Ne pensez pas : « Ceci est bien, cela est mal. » Ne prenez parti ni pour ni contre. Arrêtez tous les mouvements de l’esprit conscient. Ne jugez pas des pensées et des perspectives. N’ayez aucun désir de devenir un bouddha. Zazen n’a absolument rien à voir avec la position assise ou la position allongée. À l’endroit où vous avez l’habitude de vous asseoir, étendez une natte épaisse et placez un coussin dessus. Asseyez-vous en lotus ou bien en demi-lotus. Dans la posture du lotus, placez d’abord votre pied droit sur votre cuisse gauche, et votre pied gauche sur votre cuisse droite. Dans la posture du demi-lotus, vous vous contentez de presser votre pied gauche contre votre cuisse droite. Veillez à desserrer vos vêtements et votre ceinture, arrangez-les conve­ nablement. Placez alors votre main droite sur votre pied gauche et votre main gauche sur votre main droite (les paumes tournées vers le haut) ; les extrémités des pouces se touchent. Asseyez-vous bien droit, dans l’attitude corporelle correcte, ni penché à gauche ni penché à droite, ni en avant ni en arrière. Assurez-vous que vos oreilles sont dans le même plan que vos épaules et que votre nez se trouve sur la même ligne verticale que votre nombril. Placez la langue en avant contre le palais ; la bouche est fermée et les dents se touchent. Les yeux doivent rester toujours ouverts et vous devez respirer doucement par le nez. Quand vous avez pris la posture correcte, respirez profondément une fois, inspirez et expirez. Inclinez votre corps de droite et de gauche ; et immobilisez-vous dans une position assise stable. Pensez à ne pas penser. Comment pense-t-on à ne pas penser ? Au-delà de la pensée. Hishiryō. Cela en soi est l’art essentiel du zazen. Le zazen dont je parle n’est pas l’apprentissage de la méditation, il n’est rien d’autre que le Dharma de paix et de bonheur, la pratique-réalisation d’un éveil parfait. Zazen est la manifestation de l’ultime réalité. Les pièges et les filets ne peuvent jamais l’atteindre. Une fois que vous avez saisi son cœur, vous êtes semblable au dragon quand il entre dans l’eau, et semblable au tigre quand il pénètre dans la montagne. Car il faut savoir qu’à ce moment précis (quand on pratique zazen), le vrai Dharma se manifeste et que, dès le début, on écarte le relâchement physique et mental, et la distraction. Quand vous vous relevez, remuez doucement et sans hâte, calmement et délibérément. Ne vous relevez pas subitement ou brusquement. Quand on jette un regard sur le passé, on s’aperçoit que transcender à la fois l’éveil et le non-éveil, que mourir assis ou debout, ont toujours dépendu de la vigueur du zazen. 14 En outre, l’ouverture à l’illumination dans l’occasion fournie par un doigt, une bannière, une aiguille, un maillet, l’accomplissement de la réalisation grâce à un hossu, un poing, un bâton, un cri, tout cela ne peut être saisi entièrement par la pensée dualiste de l’homme. En vérité, cela ne peut pas davantage être mieux connu par l’exercice de pouvoirs surnaturels. Cela est au-delà de ce que l’homme entend et voit – n’est-ce pas un principe antérieur aux connaissances et aux perceptions ? Cela dit, il importe peu qu’on soit intelligent ou non. Il n’y a pas de différence entre le sot et l’avisé. Quand on concentre son effort d’un seul esprit, cela en soi c’est négocier la Voie. La pratique-réalisation est pure par nature. Avancer est une affaire de quotidienneté. Dans l’ensemble, ce monde et les autres, à la fois en Inde et en Chine, respectent le sceau du Bouddha. La particularité de cette école prévaut : dévotion à la méditation assise tout simplement, s’asseoir immobile dans un engagement total. Bien que l’on dise qu’il y a autant d’âmes que d’hommes, tous négocient la Voie de la même manière, en pratiquant zazen. Pourquoi abandonner le siège qui vous est réservé à la maison pour errer sur les terres poussiéreuses d’autres royaumes ? Un seul faux pas, et vous vous écartez de la Voie tracée toute droite devant vous. Vous avez eu la chance unique de prendre forme humaine ; ne perdez pas votre temps. Vous apportez votre contribution à l’œuvre essentielle de la Voie du Bouddha. Qui prendrait un plaisir vain à la flamme jaillie du silex ? Forme et substance sont comme la rosée sur l’herbe, la destinée semblable à un éclair – évanouie en un instant. Je vous en prie, honorés disciples du zen, depuis longtemps habitués à tâter l’éléphant dans l’obscurité, ne craignez pas le vrai dragon. Consacrez vos énergies à la Voie qui indique l’absolu sans détour. Respectez l’homme réalisé, qui se situe au-delà des actions des hommes. Mettez-vous en harmonie avec l’illumination des bouddhas ; succédez à la dynastie légitime du satori des patriarches. Conduisez-vous toujours ainsi, et vous serez comme ils sont. Votre chambre au trésor s’ouvrira d’elle-même, et vous en userez comme bon vous semblera. 15 16 Si vous voulez atteindre « ce qui est », pratiquez « ce qui est » sans tarder. Le quidam, Didier Kowarsky. Chapitre 1 Pratiquer l’éveil T ous les sutras ou textes zen commencent avec la conviction la plus profonde. Pas de doute, pas d’hésitation. Voici par exemple les premiers mots du Zazenshin de Maître Wanshi : « L’essence du zen s’est transmise de bouddha en bouddha » ; et ceux du Hōkyō Zanmai de Maître Tōzan : « Tel est le Dharma, absolu » ; pareil pour le Sandōkai de Maître Sekitō : « L’esprit du grand maître s’est transmis d’Est en Ouest » ; et le Shinjinmei de Maître Sōsan : « Pratiquer la Voie n’est pas difficile » ; le Shōdōka de Maître Daishi : « Ami, ne voyez-vous pas ? Cet homme tranquille qui a atteint l’éveil a cessé d’étudier et d’agir. » Le Fukanzazengi commence de la même manière : La Voie est fondamentalement parfaite. Elle pénètre tout. La Voie pénètre tout car elle est partout : le Dharma est partout – la Voie, le Dharma c’est la même chose. On pourrait dire également : « la nature de bouddha est partout » : sous nos pieds, au-dessus de nos têtes, sous les pieds d’un maître zen, sous les pieds d’un assassin, et cela en dépit de toute raison humaine. Même le pire des assassins n’est pas privé de Dharma. Voilà la grande Voie, large, généreuse, ni difficile, ni facile, sans mesure. Une phrase tirée d’un poème de Wanshi fait écho à cette idée, je m’en sers parfois comme mantra : « Tout dans l’univers brille et prêche le Dharma. » * La Voie est fondamentalement parfaite. Elle pénètre tout. Comment pourrait-elle dépendre de la pratique et de la réalisation ? Le véhicule du Dharma est libre et dégagé de toute entrave. En quoi l’effort concentré de l’homme est-il nécessaire ? Ici Maître Dōgen pose une question essentielle : puisque la Voie est fondamentalement parfaite et qu’elle pénètre tout, pourquoi serait-il nécessaire de pratiquer ? Maître Dōgen connaissait certainement le mondō qui eut lieu entre Maître Enō et un moine dans les années 700, en Chine. Le moine interroge Enō : « Aujourd’hui, tous les maîtres chan disent que si l’on veut réaliser la Voie on doit pratiquer dhyāna [c’est-à-dire zazen] et samādhi. Êtes-vous d’accord ? – La Voie dépend de l’éveil de l’esprit. Comment pourrait-elle dépendre de zazen ? » répond Enō. La Voie, nous dit Dōgen, ne dépend ni de la pratique de zazen ni du satori de Bouddha ou d’autres maîtres. On n’entend pas cela souvent dans les différentes écoles bouddhistes, on entend même plutôt le contraire… En revanche, on retrouve cette façon de s’exprimer – « nous n’avons pas besoin de pratiquer pour avoir l’éveil » – chez les érudits et les spécialistes du bouddhisme ; pour eux, nous n’avons pas besoin de pratiquer car nous sommes déjà éveillés. On peut aussi constater, quand on prend un livre traduit par un érudit – et certainement avec efficacité – qu’il dédie souvent son travail non pas à son maître (car il n’en a pas) mais à Enō, le sixième patriarche. Pourquoi ? Précisément parce que Enō affirme que l’éveil ne dépend pas de zazen. Les personnes impressionnées par cette réponse la prennent au premier degré et cette interprétation finalement les arrange, elle leur permet de ne pas bouger leurs fesses… C’est vrai qu’à la longue la pratique n’est pas toujours facile, surtout quand on réalise qu’il faut pratiquer avec les autres – ce qu’ont fait toute leur vie Maître Deshimaru et Shakyāmuni Bouddha, pour ne citer qu’eux. Mais il faudrait essayer de comprendre profondément ce qu’Enō et Dōgen voulaient dire. Personnellement, je n’ai bien sûr aucun doute sur l’absolue nécessité de pratiquer l’assise devant un mur, sans but, sans objet. Et si la Voie ne dépend ni de la pratique ni du satori, c’est que, pour moi, la Voie existe déjà en nous-mêmes. Pas dans les autres. Pas ailleurs. Et ce que Dōgen et Enō veulent en fait dire est : pourquoi serait-il nécessaire d’ajouter quoi que ce soit à nous-mêmes, à notre ego ? Pourquoi vouloir faire croître ou décroître quoi que ce soit ? La Voie pénètre tout, alors nul besoin de rechercher le satori. 18 Maître Dōgen, encore simple pratiquant dans le temple Tendai sur le Mont Hiei, avait lui-même des doutes. Il était alors très jeune et il suivait Maître Koin, abbé d’un temple Tendai. À cette époque il ne pensait pas, comme il l’écrira plus tard, que « la Voie est fondamentalement parfaite » et qu’« elle pénètre tout » ; il pensait à partir de l’esprit plus commun – l’esprit de celui qui s’engage dans la pratique de la Voie pour la première fois1. Un jour, Dōgen demande à l’abbé : « Puisqu’il est dit dans les sutras que tous les êtres humains ont la nature de bouddha, pourquoi est-il nécessaire de pratiquer ce zazen si difficile ? Puisqu’on a tous cette nature pourquoi a-t-on besoin de la réaliser, d’avoir le satori ? » L’ abbé ne dit rien, ne sachant que répondre. Peut-être n’avaitil rien à dire. Cependant Dōgen était très déçu par son silence. Quelque temps après, cet abbé lui dit : « Dōgen, il faut que tu ailles voir le maître rinzai Eisai, il est plus doué que moi, il pourra te répondre. » Dōgen part donc à la recherche d’Eisai, avec l’unique intention de lui poser sa question. Au bout d’un voyage ardu, il rencontre Eisai et lui demande : « Pourquoi pratiquer puisqu’on a tous, dès le départ, la nature de bouddha ? Et Eisai de répondre : – Parmi tous les bouddhas, dans les trois mondes2, aucun ne sait qu’il a la nature de bouddha. Mais les chats et les bœufs le savent très bien. » Il ne s’agit pas d’un kōan mais simplement d’une façon métaphorique de parler. Cela veut dire qu’un bouddha (c’est-à-dire un homme éveillé) ne pense pas qu’il a ou qu’il n’a pas la nature de bouddha. Celui qui est éveillé ne pense pas : « Moi, je suis éveillé et lui, il ne l’est pas » – cela, c’est la pensée de l’homme non éveillé. « Mais les chats et les bœufs le savent très bien. » Seuls les animaux, seul l’esprit d’illusion, pensent ainsi. 19 La première fois que j’ai été confronté à cette façon de voir, j’ai été très touché. Car cela voulait dire pour moi que ceux qui pratiquent zazen ne sont pas meilleurs que les autres – « meilleurs » dans le sens où nous qui pratiquons, nous obtiendrions ce qu’eux, les autres, ne peuvent 1 En sanskrit sotapanna, littéralement « celui qui est entré dans le courant ». 2 « Les trois mondes » sont le passé, le présent, le futur. Cela peut être aussi le visible, l’invisible et l’au-delà du monde. Évidemment, il ne s’agit là que d’une expression, car nous ne pouvons obtenir le satori dans aucun de ces trois mondes d’incarnation (« incarnation », car ces trois mondes se situent dans le cycle de la transmigration, samsara). obtenir… Certaines personnes vont alors se dire : « Mais dans ce cas, pourquoi faire zazen ? » Un jour, pendant une sesshin à Val d’Isère, Maître Deshimaru avait dit quelque chose de très similaire. Un pratiquant s’est levé en plein milieu de zazen et a crié : « Alors, pourquoi faire zazen !? Pour moi, c’est fini, je ne suis pas idiot comme vous ! » Et il est parti en claquant la porte. Voilà l’esprit commun. Ce docteur pensait qu’il était nécessaire, pour pratiquer la Voie, de chercher ou de créer quelque chose de nouveau. C’est faux. Tout est déjà là. Voilà un point très important, même aujourd’hui dans le zen sōtō. Beaucoup d’écoles sōtō pratiquent le samādhi pour parvenir à l’éveil, alors que dans notre pratique on enseigne que zazen et satori sont une même chose. C’est le zen immédiat, l’éveil immédiat, sans degré, sans progression, sans échelle, sans étape, et libre de toute entrave. Le moment présent. La pratique devient elle-même réalisation, subitement. Subitement unité. Ainsi, avec les premières phrases du Fukanzazengi, Maître Dōgen commence tout de suite au sommet de la montagne. Il n’y a pas de progrès à faire, nous dit-il. Pas de montagnes à escalader l’une après l’autre. Rien à grimper. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne se passe rien : l’esprit change, c’est tout. Une histoire illustre ce sujet. Dans les années 700, à l’époque où les Tibétains n’avaient pas encore décidé quelle direction prendre, ils étudiaient l’enseignement écrit dans un petit pamphlet de Bodhidharma. Ils trouvaient cet enseignement intéressant mais curieux : le maître chinois de cette époque qui défendait cet enseignement, Ha-shang (il avait un dojo à Lhassa), parlait toujours de l’éveil, du satori immédiat, ici et maintenant – exactement ce que nous enseignons aujourd’hui. Un jour, cet enseignement est arrivé jusqu’aux oreilles du roi. Or à l’époque, au Tibet, il existait aussi d’autres pratiques bouddhistes telles que celle de l’école indienne, différente du zen de Bodhidharma. Le roi voulant savoir quel était le meilleur enseignement des deux (chinois ou indien), fit venir un maître bouddhiste indien (du nom de Kamalasila) à Lhassa, la capitale. L’enseignement du maître indien était l’enseignement dit graduel, basé sur l’étude approfondie des sutras. Le roi demanda que les deux maîtres chinois et indien aient un débat sur ce sujet. L’Indien parla longuement de l’éveil progressif obtenu par l’étude, et par une pratique basée sur l’étude des sutras. Après que ce maître eut terminé son exposé, le maître chinois Ha-shang se leva. Il fit gasshō vers le roi et aussi vers le maître indien. Puis il se déshabilla sans mot dire. Mais les Tibétains n’étaient pas du tout prêts pour cet enseignement immédiat… et le maître chinois fut obligé de quitter le Tibet. Alors depuis ce jour, l’enseignement au Tibet 20