Le contexte du « politicaly correct »
La philosophie politique classique s’était
enracinée dans une tradition de fiction origi-
nelle, au moins depuis Thomas Hobbes, sur
l’émergence de la politique, de la morale et
de la vie en société civilisée. On retrouve en-
core quelques traces timides du rôle de l’ima-
gination philosophique chez MacIntyre, à
travers ce qu’il appelle « une proposition dé-
rangeante » : que resterait-il d’une culture si
l’on faisait abstraction de son histoire intellec-
tuelle ? Rawls s’était demandé, avec plus d’ar-
rogance imaginative, si, derrière un « voile
d’ignorance », quant à leurs intérêts person-
nels égoïstes, les hommes ne pourraient pas
trouver un consensus pour mettre sur pied
une société respectueuse de la justice et de la
liberté (voir fiches précédentes). Avec Charles
Taylor, l’imagination du philosophe quitte le
champ de la réflexion ; et c’est peut-être aussi
la philosophie politique qui fout le camp. Car,
cette fois, problématiques et pistes de re-
cherches sont muselées et deviennent d’une
étrange indigence : les philosophes ne nous
avaient pas habitués à cela…
L’essai de Taylor inclus dans Multicultura-
lisme Différence et démocratie (Flammarion)
s’intitule : La politique de reconnaissance.
Lauteur commence par établir une distinction
entre « besoin de reconnaissance » et « exi-
gence de reconnaissance ». Le premier lui
semble à l’œuvre derrière les mouvements
9. Charles Taylor et le multiculturalisme
Philosophie politique
Communautaristes et communautariens
Introduction
« Nous avons besoin de relations pour nous
accomplir, pas pour nous définir »
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– 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35)
– 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36)
– 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37)
4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2
5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2
– 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3
7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 (é.
8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3
9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43)
– 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste
11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45)
12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité
MacIntyre a attiré notre attention sur le fait que la tradition constitue le fonds indépassable
de toute culture. Il a été particulièrement sensible à la difficulté de surmonter le « conflit des
traditions ». Trente ans plus tard (1992), le philosophe canadien Charles Taylor, professeur à
l’Université MacGrill au Québec, entend dépasser la difficulté sans jamais citer MacIntyre
— dans un ouvrage très court : Multiculturalisme. Différence et démocratie. Il suscite, tout
comme le fit John Rawls, réactions et débats dans les milieux de la philosophie universitaire.
politiques nationalistes ; la seconde dans la
« politique des groupes minoritaires ou sub-
alternes, dans certaines formes de féminisme
et dans ce qu’on appelle aujourd’hui la poli-
tique « multiculturaliste ». (Loc. cit., p. 41). La
justification de la reconnaissance s’appuie sur
la préoccupation d’identité. Les hiérarchies
sociales étant fondées sur l’honneur, dans
l’Ancien Régime, celui-là a donc disparu de-
puis l’effondrement de celui-ci. La question
de la reconnaissance devient difficile, car
« pour que certains aient de l’honneur, il est
essentiel que tous n’en soient pas dotés » ; or
les sociétés modernes sont égalitaristes. Tra-
duisons : elles font disparaître le sens de
l’honneur, donc ne répondent plus directe-
ment à l’aspiration d’identité personnelle. La
démocratie n’a d’autre ressource, pour tenter
de répondre à cette aspiration, que de rem-
placer la notion d’honneur par celle de di-
gnité, « utilisée à présent dans un sens
universaliste et égalitaire lorsqu’on parle de la
« dignité inhérente à tout être humain » ou de
la dignité de citoyen » (p. 43). Bien entendu,
Taylor ne dit pas que la substitution ne revient
pas au même, puisque la « dignité » de tout
être humain ne tient ni plus ni moins qu’au
simple fait d’exister, ce qui évacue toute no-
tion de mérite attachée au concept de l’hon-
neur. Nous avons donc un mauvais tour
d’illusionniste : le fait fonde le droit ; l’échelle
des valeurs vole en éclats. On bascule dans le
même piège Kant s’était enfermé : si tous
les hommes sont « dignes de respect, en tant
qu’ils sont des êtres raisonnables », il faut
donc respecter au même titre un assassin
qu’un héros ou un saint ! Tout effort personnel
est vain : il suffit d’être pour mériter. Et voici
sur quelle banalité débouche un tel principe :
« le défaut de reconnaissance ne trahit pas
seulement un oubli du respect moralement
dû. Il peut infliger une cruelle blessure, en ac-
cablant ses victimes d’une haine de soi para-
lysante » (p. 42).
Égalité et universalisme
Le piège de l’égalité, sous-tendue par le
multiculturalisme, est pressenti partiellement
par l’auteur : « cela fait du principe d’égalité
universelle une porte d’entrée à la politique de
dignité. Une fois à l’intérieur, toutefois, les exi-
gences sont difficilement assimilables à cette
politique. Elle demande en effet que l’on ac-
corde une reconnaissance et un statut à
quelque chose qui n’est pas universellement
partagé » (p. 58). Nous voilà empêtrés dans la
circularité de l’égalitarisme politiquement cor-
rect : si l’on appuie sur la dignité de l’identité,
on accentue les différences ; donc on contre-
vient à l’égalité. Que l’on appuie, maintenant
sur l’universalité de l’égalité, alors on contre-
vient à la dignité de l’identité personnelle. Il
faut pourtant venir à bout de cette quadrature
du cercle, ou tout rejeter en bloc, avant de glis-
ser dans la schizophrénie. Toute culture ayant
des caractéristiques spécifiques identifiantes,
comment une culture peut-elle devenir multi-
culturelle lorsqu’une autre culture minoritaire
pénètre cette culture « aborigène », en reven-
diquant des droits égaux de respect de ses dif-
férences culturelles, au nom de l’universelle
dignité que chaque citoyen peut revendiquer ?
(ouf !). Ce casse-tête chinois ne se pose que si
l’on fait, bien entendu, totalement abstraction
du nombre de citoyens et de la territorialité de
la culture réceptrice, dite « aborigène » par
Taylor. Voilà un joli problème à résoudre. Étant
bien entendu que toute question d’adaptation
des « intégrants » à une culture ne saurait
s’abaisser à une acculturation, qui consisterait
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à « leur infliger une cruelle blessure ». Que va-
t-il sortir de ce brouet infâme dans lequel ont
macéré d’hétéroclites Histoires, cultures, civi-
lisations, religions, patries, nations, etc. ? Le
nationalisme ? n’en parlons pas : il est syno-
nyme de « fascisme ». Le communisme ? trop
tard : Soljenitsyne est passé par ; et Taylor est
obligé d’en parler dans une notule en bas de
page… La monarchie ? pas question ; l’hon-
neur ne peut être sauvé : « Avec le passage de
l’honneur à la dignité est venue une politique
d’universalisme mettant en valeur l’égale di-
gnité de tous les citoyens, et le contenu de
cette politique a été l’égalisation des droits et
des attributions. Ce qu’il faut éviter à tout prix
est l’existence de citoyens de « première » et
de « seconde classe ». (p. 56). Cette politique
de reconnaissance égalitaire s’est développée
dans une seconde direction : la politique de la
différence. « Tout le monde devrait être re-
connu en fonction de son identité unique. […
] Avec la politique d’égale dignité, ce qui est
établi est censé être universellement le même,
un ensemble identique de droits et de privi-
lèges (sic !) ; avec la politique de différence, ce
que l’on demande de reconnaître, c’est l’iden-
tité unique de cet individu ou de ce groupe, ce
qui le distingue de tous les autres » (p. 57). Les
deux politiques, fondées sur le même principe
du respect égal, entrent ainsi en conflit. « Le
reproche que la première politique fait à la se-
conde est de violer le principe de non-discri-
mination. La seconde reproche à la première
de nier toute identité en imposant aux gens un
moule homogène qui ne leur est pas adapté. »
(p. 63). Taylor s’en tire par une pirouette qui
constitue un véritable aveu d’impuissance :
« toutes les sociétés deviennent de plus en plus
multiculturelles et, dans le même temps, plus
perméables » (p. 86). À ses yeux, la « politique
de reconnaissance » ne saurait maintenir une
distinction entre le public et le privé, laissant
à chacun ses croyances, ses attachements dans
la sphère personnelle, à la condition qu’elle ne
vienne pas empiéter dans la sphère publique
des cultures d’immigration. La politique doit
s’incliner devant toutes les formes de minori-
tés, leur « reconnaître » une sacro-sainte « éga-
lité », une identique « dignité ».
Toutes les cultures se valent
Telle est « l’exigence » du multicultura-
lisme : « de reconnaître, tous tant que nous
sommes, la valeur égale des différentes cul-
tures, c’est-à-dire non seulement de les laisser
survivre, mais encore de reconnaître leur mé-
rite » (p. 87). Sait-on, en réalité, de qui l’on
parle et qui exige cette fameuse reconnais-
sance ? Pas vraiment. Nous sommes dans un
dilemme. Premier cas : une personne X, ap-
partenant à une culture C1 exige qu’une cul-
ture C2 reconnaisse sa culture comme d’égale
valeur, mais à son détriment (puisqu’il s’agit
de les considérer comme égales). Alors les
personnes de la culture C2 ne peuvent plus
« reconnaître » leur propre culture,
puisqu’elles sont en conflit. Dans le second
cas, plus difficile, la personne X s’adapte à la
culture C2, alors elle abandonne sa culture
C1, mais c’est justement ce que l’on cherche
à éviter. La seule solution miraculeuse de cette
équation est bien la formule C1 = C2. Mais
alors sont passées les identités culturelles
que chacun entend revendiquer ? Si C1 diffère
de C2, et c’est une réalité, le problème de
l’exigence du respect devient une réelle im-
possibilité. Et le multiculturalisme est un leurre
ou une supercherie…
Faut-il, maintenant, considérer que « toutes
les cultures sont égales » ? Bien entendu Tay-
Classement : 3Cc19 ** cf. le glossaire PaTer version 1.1 04/ 2012
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lor est quelque peu gêné devant la brutalité
d’une telle affirmation. Il traduit la formule
par l’expression « égalité des valeurs ». Et il
dit timidement que : « il y a quelque chose de
recevable dans cette présomption, mais
qu’elle n’est nullement dépourvue de difficul-
tés et qu’elle implique une sorte d’acte de
foi » (p. 90). Le glissement de « culture » à
« valeur » rend cependant le problème moins
épineux. Mais enfin, notre auteur, finit par
avouer : « chaque culture peut passer par des
phases de décadence » (p. 91). Et la « solu-
tion » du problème qui nous semblait, par es-
sence insoluble, est formulée d’une manière
totalement inapplicable sur le plan politique :
« toutes les cultures humaines qui ont animé
des sociétés entières durant des périodes par-
fois considérables ont quelque chose d’impor-
tant à dire à tous les êtres humains » (p. 90).
Ce n’est pas tout à fait ce qu’on attendait ; le
problème est évac : il n’y a plus chaque être
humain et la culture qui est la sienne ; mais
« des cultures » qui ont quelque chose à
« dire » à tous les hommes. Étrange « solu-
tion » qui fait comme si deux acteurs
homme et culture étaient des entités exté-
rieures. Intéressons-nous donc aux autres cul-
tures et nous pourrons les admettre, au-delà
des différences parfois énormes et des conflits
qui en résultent : la position est quelque peu
naïve. Apprenons par exemple à connaître,
« sans préjugé » et sans « mauvaise volonté »
les cultures qui pratiquent l’excision et nous
pouvons les intégrer facilement à la nôtre…
comme c’est facile ! Une chose est sûre : au
moins on ne viendra pas nous accuser d’eth-
nocentrisme. L’honneur de notre auteur est
sauf, donc, tel est l’essentiel. Car si vous ne
vous intéressez pas aux autres cultures, votre
culture n’est ni plus ni moins que passible de
l’adjectif satanique : « nationaliste ». Il n’y a
pas de culture « supérieure », ni « infé-
rieure » ; mais y a-t-il même encore des cul-
tures, aux yeux des multiculturalistes ? Le
multiculturalisme, comme l’éthologie ac-
tuelle, semble s’acharner dans une perspec-
tive probablement mondialiste à vider toute
culture de sa spécificité, autant dire de sa
substance.
Un pas en avant, un pas en arrière
Conscient de ces risques, Taylor prend
donc quelques distances vis-à-vis des multi-
culturalistes, distances que ceux-ci lui repro-
cheront : « Il est juste de réclamer comme un
droit que l’on aborde l’étude de certaines cul-
tures avec une présomption de leur valeur,
comme il a été dit ci-dessus. Mais il est dé-
pourvu de sens d’exiger comme un droit que
nous finissions par conclure que leur valeur
est grande ou égale à celle des autres »
(p. 93). Rétractation de dernière minute (nous
sommes pratiquement à la fin de l’essai). Il
aura envisagé au passage l’expression qui
vient à l’esprit : « ici, cela ne se fait pas ».
L’exemple choisi est celui des Versets sata-
niques de Salman Rushdie ; c’est plus facile
que l’exemple de l’excision ! Au nom de la li-
berté de parole, Taylor semble préférer – sans
le dire car il tomberait dans une contradiction
qu’une culture qui admet cette liberté dif-
fère, tout de même, de celle qui condamne
l’ouvrage au nom de l’islam. Cette différence
est certainement une préférence. Mais l’affir-
mation : « il est juste de réclamer comme un
droit que l’on aborde l’étude de certaines cul-
tures avec une présomption de leur valeur,
comme il a été dit ci-dessus », empêche Tay-
lor de déclarer cette préférence ! Il pourra
alors écrire, en toute virginité : « mais requérir
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a priori un droit de valeur égale n’a pas plus
de sens que d’exiger que nous trouvions la
terre ronde ou plate, la température chaude
ou froide » (p. 93). Et d’ajouter : « j’ai dit cela
assez simplement » ; mais il reconnaît que
« la controverse est violente », quant à l’ob-
jectivité de jugement dans cette question de
l’égalité culturelle.
Taylor va alors chercher désespérément
une issue de secours à ce terrible piège dans
lequel il se débat comme un diable : « il doit
exister une voie moyenne entre – d’un côté
la demande inauthentique et homogénéisante
pour la reconnaissance d’égale valeur, et de
l’autre l’enfermement volontaire à l’intérieur
de critères ethnocentriques. Il existe d’autres
cultures et nous avons à vivre de plus en plus
ensemble, à la fois à l’échelle mondiale et
dans le mélange de nos sociétés indivi-
duelles » (p. 97). Cette fois, le mot est lâché :
« mondiale ». Aveu d’impuissance ou plai-
doyer ? Le mondialisme frappe à la porte ; pas
question de le laisser attendre. Quelle peut
être cette « voie moyenne » pour faire face à
un tel déterminisme historique présupposé
par Taylor ? L’obsession de l’universitaire re-
vient : « une attitude que nous prenons en
nous lançant dans l’étude de l’autre » (ibid.) ;
mais l’université ne peut pas descendre dans
la rue, il nous faut retourner sur les bancs de
la faculté d’ethnologie comparée ! Rien d’au-
tre ? L’auteur esquisse une autre possibilité :
« L’un des fondements proposés est d’ordre re-
ligieux ». Ne rêvons pas ; c’est une solution
vite évacuée par prétérition : « je ne saurais
écarter une telle conception. Mais pour rester
sur le plan humain… ». Et il en revient obsti-
nément à son idée que les diverses cultures
qui offrent aux hommes « quelque chose qui
mérite notre admiration » ; la difficulté est
donc, encore une fois évacuée. Quel avan-
tage veut-il tirer de sa « voie moyenne » ? Il
conclut : « […] être ouvert à l’étude culturelle
comparative (décidément !) pour déplacer nos
horizons vers des mélanges nouveaux »
(p. 98). Les anti-multiculturalistes ne sont pas
politiquement corrects : ils n’acceptent pas les
« mélanges ». Les multiculturalistes sont trop
timides. En marche pour le « mélange » mon-
dialiste, toutes les cultures sont écrêtées de
leurs spécificités ! « Ce qui est requis par-des-
sus tout est d’admettre que nous sommes très
loin de cet ultime horizon du haut duquel la
valeur relative des différentes cultures pourrait
être évidente » ; ce qui est exact, mais revient
à dire, dans le contexte, qu’aucune culture
n’a de valeur ; ce qui est faux…
Le mérite de Taylor aura été de nous faire
prendre conscience qu’il est urgent de se
pencher sur la question du multiculturalisme.
Il sera entendu. Alain Finkelkraut disait ré-
cemment dans une émission télévisée sur
l’Afghanistan, qu’il « n’est pas question de
tomber dans le multiculturalisme ». Mais n’y
aurait-il pas d’autre alternative que le mon-
dialisme ? Nous en avons déjà dénoncé
quelques terribles conséquences dans nos
fiches sur livre de Pascal Bernardin : Machia-
vel pédagogue (1).
Jean-Louis Linas
(1) Voir l’escritoire, n° 24 et 25
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