Charles Taylor et le multiculturalisme - Reseau

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« Nous avons besoin de relations pour nous
accomplir, pas pour nous définir »
Philosophie politique
Communautaristes et communautariens
Introduction
– 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35)
– 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36)
– 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37)
– 4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2
– 5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2
– 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3
– 7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 (é.
– 8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3
– 9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43)
– 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste
– 11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45)
– 12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité
9. Charles Taylor et le mu lticul tural is me
MacIntyre a attiré notre attention sur le fait que la tradition constitue le fonds indépassable
de toute culture. Il a été particulièrement sensible à la difficulté de surmonter le « conflit des
traditions ». Trente ans plus tard (1992), le philosophe canadien Charles Taylor, professeur à
l’Université MacGrill au Québec, entend dépasser la difficulté — sans jamais citer MacIntyre
— dans un ouvrage très court : Multiculturalisme. Différence et démocratie. Il suscite, tout
comme le fit John Rawls, réactions et débats dans les milieux de la philosophie universitaire.
Le contexte du « politicaly correct »
La philosophie politique classique s’était
enracinée dans une tradition de fiction originelle, au moins depuis Thomas Hobbes, sur
l’émergence de la politique, de la morale et
de la vie en société civilisée. On retrouve encore quelques traces timides du rôle de l’imagination philosophique chez MacIntyre, à
travers ce qu’il appelle « une proposition dérangeante » : que resterait-il d’une culture si
l’on faisait abstraction de son histoire intellectuelle ? Rawls s’était demandé, avec plus d’arrogance imaginative, si, derrière un « voile
d’ignorance », quant à leurs intérêts personnels égoïstes, les hommes ne pourraient pas
trouver un consensus pour mettre sur pied
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une société respectueuse de la justice et de la
liberté (voir fiches précédentes). Avec Charles
Taylor, l’imagination du philosophe quitte le
champ de la réflexion ; et c’est peut-être aussi
la philosophie politique qui fout le camp. Car,
cette fois, problématiques et pistes de recherches sont muselées et deviennent d’une
étrange indigence : les philosophes ne nous
avaient pas habitués à cela…
L’essai de Taylor inclus dans Multiculturalisme Différence et démocratie (Flammarion)
s’intitule : La politique de reconnaissance.
L’auteur commence par établir une distinction
entre « besoin de reconnaissance » et « exigence de reconnaissance ». Le premier lui
semble à l’œuvre derrière les mouvements
** cf. le glossaire PaTer
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politiques nationalistes ; la seconde dans la
« politique des groupes minoritaires ou subalternes, dans certaines formes de féminisme
et dans ce qu’on appelle aujourd’hui la politique « multiculturaliste ». (Loc. cit., p. 41). La
justification de la reconnaissance s’appuie sur
la préoccupation d’identité. Les hiérarchies
sociales étant fondées sur l’honneur, dans
l’Ancien Régime, celui-là a donc disparu depuis l’effondrement de celui-ci. La question
de la reconnaissance devient difficile, car
« pour que certains aient de l’honneur, il est
essentiel que tous n’en soient pas dotés » ; or
les sociétés modernes sont égalitaristes. Traduisons : elles font disparaître le sens de
l’honneur, donc ne répondent plus directement à l’aspiration d’identité personnelle. La
démocratie n’a d’autre ressource, pour tenter
de répondre à cette aspiration, que de remplacer la notion d’honneur par celle de dignité, « utilisée à présent dans un sens
universaliste et égalitaire lorsqu’on parle de la
« dignité inhérente à tout être humain » ou de
la dignité de citoyen » (p. 43). Bien entendu,
Taylor ne dit pas que la substitution ne revient
pas au même, puisque la « dignité » de tout
être humain ne tient ni plus ni moins qu’au
simple fait d’exister, ce qui évacue toute notion de mérite attachée au concept de l’honneur. Nous avons donc là un mauvais tour
d’illusionniste : le fait fonde le droit ; l’échelle
des valeurs vole en éclats. On bascule dans le
même piège où Kant s’était enfermé : si tous
les hommes sont « dignes de respect, en tant
qu’ils sont des êtres raisonnables », il faut
donc respecter au même titre un assassin
qu’un héros ou un saint ! Tout effort personnel
est vain : il suffit d’être pour mériter. Et voici
sur quelle banalité débouche un tel principe :
« le défaut de reconnaissance ne trahit pas
Classement : 3Cc19
seulement un oubli du respect moralement
dû. Il peut infliger une cruelle blessure, en accablant ses victimes d’une haine de soi paralysante » (p. 42).
Égalité et universalisme
Le piège de l’égalité, sous-tendue par le
multiculturalisme, est pressenti partiellement
par l’auteur : « cela fait du principe d’égalité
universelle une porte d’entrée à la politique de
dignité. Une fois à l’intérieur, toutefois, les exigences sont difficilement assimilables à cette
politique. Elle demande en effet que l’on accorde une reconnaissance et un statut à
quelque chose qui n’est pas universellement
partagé » (p. 58). Nous voilà empêtrés dans la
circularité de l’égalitarisme politiquement correct : si l’on appuie sur la dignité de l’identité,
on accentue les différences ; donc on contrevient à l’égalité. Que l’on appuie, maintenant
sur l’universalité de l’égalité, alors on contrevient à la dignité de l’identité personnelle. Il
faut pourtant venir à bout de cette quadrature
du cercle, ou tout rejeter en bloc, avant de glisser dans la schizophrénie. Toute culture ayant
des caractéristiques spécifiques identifiantes,
comment une culture peut-elle devenir multiculturelle lorsqu’une autre culture minoritaire
pénètre cette culture « aborigène », en revendiquant des droits égaux de respect de ses différences culturelles, au nom de l’universelle
dignité que chaque citoyen peut revendiquer ?
(ouf !). Ce casse-tête chinois ne se pose que si
l’on fait, bien entendu, totalement abstraction
du nombre de citoyens et de la territorialité de
la culture réceptrice, dite « aborigène » par
Taylor. Voilà un joli problème à résoudre. Étant
bien entendu que toute question d’adaptation
des « intégrants » à une culture ne saurait
s’abaisser à une acculturation, qui consisterait
** cf. le glossaire PaTer
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à « leur infliger une cruelle blessure ». Que vat-il sortir de ce brouet infâme dans lequel ont
macéré d’hétéroclites Histoires, cultures, civilisations, religions, patries, nations, etc. ? Le
nationalisme ? n’en parlons pas : il est synonyme de « fascisme ». Le communisme ? trop
tard : Soljenitsyne est passé par là ; et Taylor est
obligé d’en parler dans une notule en bas de
page… La monarchie ? pas question ; l’honneur ne peut être sauvé : « Avec le passage de
l’honneur à la dignité est venue une politique
d’universalisme mettant en valeur l’égale dignité de tous les citoyens, et le contenu de
cette politique a été l’égalisation des droits et
des attributions. Ce qu’il faut éviter à tout prix
est l’existence de citoyens de « première » et
de « seconde classe ». (p. 56). Cette politique
de reconnaissance égalitaire s’est développée
dans une seconde direction : la politique de la
différence. « Tout le monde devrait être reconnu en fonction de son identité unique. […
] Avec la politique d’égale dignité, ce qui est
établi est censé être universellement le même,
un ensemble identique de droits et de privilèges (sic !) ; avec la politique de différence, ce
que l’on demande de reconnaître, c’est l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce
qui le distingue de tous les autres » (p. 57). Les
deux politiques, fondées sur le même principe
du respect égal, entrent ainsi en conflit. « Le
reproche que la première politique fait à la seconde est de violer le principe de non-discrimination. La seconde reproche à la première
de nier toute identité en imposant aux gens un
moule homogène qui ne leur est pas adapté. »
(p. 63). Taylor s’en tire par une pirouette qui
constitue un véritable aveu d’impuissance :
« toutes les sociétés deviennent de plus en plus
multiculturelles et, dans le même temps, plus
perméables » (p. 86). À ses yeux, la « politique
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de reconnaissance » ne saurait maintenir une
distinction entre le public et le privé, laissant
à chacun ses croyances, ses attachements dans
la sphère personnelle, à la condition qu’elle ne
vienne pas empiéter dans la sphère publique
des cultures d’immigration. La politique doit
s’incliner devant toutes les formes de minorités, leur « reconnaître » une sacro-sainte « égalité », une identique « dignité ».
Toutes les cultures se valent
Telle est « l’exigence » du multiculturalisme : « de reconnaître, tous tant que nous
sommes, la valeur égale des différentes cultures, c’est-à-dire non seulement de les laisser
survivre, mais encore de reconnaître leur mérite » (p. 87). Sait-on, en réalité, de qui l’on
parle et qui exige cette fameuse reconnaissance ? Pas vraiment. Nous sommes dans un
dilemme. Premier cas : une personne X, appartenant à une culture C1 exige qu’une culture C2 reconnaisse sa culture comme d’égale
valeur, mais à son détriment (puisqu’il s’agit
de les considérer comme égales). Alors les
personnes de la culture C2 ne peuvent plus
« reconnaître »
leur
propre
culture,
puisqu’elles sont en conflit. Dans le second
cas, plus difficile, la personne X s’adapte à la
culture C2, alors elle abandonne sa culture
C1, mais c’est justement ce que l’on cherche
à éviter. La seule solution miraculeuse de cette
équation est bien la formule C1 = C2. Mais
alors où sont passées les identités culturelles
que chacun entend revendiquer ? Si C1 diffère
de C2, et c’est une réalité, le problème de
l’exigence du respect devient une réelle impossibilité. Et le multiculturalisme est un leurre
ou une supercherie…
Faut-il, maintenant, considérer que « toutes
les cultures sont égales » ? Bien entendu Tay-
** cf. le glossaire PaTer
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lor est quelque peu gêné devant la brutalité
d’une telle affirmation. Il traduit la formule
par l’expression « égalité des valeurs ». Et il
dit timidement que : « il y a quelque chose de
recevable dans cette présomption, mais
qu’elle n’est nullement dépourvue de difficultés et qu’elle implique une sorte d’acte de
foi » (p. 90). Le glissement de « culture » à
« valeur » rend cependant le problème moins
épineux. Mais enfin, notre auteur, finit par
avouer : « chaque culture peut passer par des
phases de décadence » (p. 91). Et la « solution » du problème qui nous semblait, par essence insoluble, est formulée d’une manière
totalement inapplicable sur le plan politique :
« toutes les cultures humaines qui ont animé
des sociétés entières durant des périodes parfois considérables ont quelque chose d’important à dire à tous les êtres humains » (p. 90).
Ce n’est pas tout à fait ce qu’on attendait ; le
problème est évacué : il n’y a plus chaque être
humain et la culture qui est la sienne ; mais
« des cultures » qui ont quelque chose à
« dire » à tous les hommes. Étrange « solution » qui fait comme si deux acteurs –
homme et culture – étaient des entités extérieures. Intéressons-nous donc aux autres cultures et nous pourrons les admettre, au-delà
des différences parfois énormes et des conflits
qui en résultent : la position est quelque peu
naïve. Apprenons par exemple à connaître,
« sans préjugé » et sans « mauvaise volonté »
les cultures qui pratiquent l’excision et nous
pouvons les intégrer facilement à la nôtre…
comme c’est facile ! Une chose est sûre : au
moins on ne viendra pas nous accuser d’ethnocentrisme. L’honneur de notre auteur est
sauf, donc, tel est l’essentiel. Car si vous ne
vous intéressez pas aux autres cultures, votre
culture n’est ni plus ni moins que passible de
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l’adjectif satanique : « nationaliste ». Il n’y a
pas de culture « supérieure », ni « inférieure » ; mais y a-t-il même encore des cultures, aux yeux des multiculturalistes ? Le
multiculturalisme, comme l’éthologie actuelle, semble s’acharner – dans une perspective probablement mondialiste – à vider toute
culture de sa spécificité, autant dire de sa
substance.
Un pas en avant, un pas en arrière
Conscient de ces risques, Taylor prend
donc quelques distances vis-à-vis des multiculturalistes, distances que ceux-ci lui reprocheront : « Il est juste de réclamer comme un
droit que l’on aborde l’étude de certaines cultures avec une présomption de leur valeur,
comme il a été dit ci-dessus. Mais il est dépourvu de sens d’exiger comme un droit que
nous finissions par conclure que leur valeur
est grande ou égale à celle des autres »
(p. 93). Rétractation de dernière minute (nous
sommes pratiquement à la fin de l’essai). Il
aura envisagé au passage l’expression qui
vient à l’esprit : « ici, cela ne se fait pas ».
L’exemple choisi est celui des Versets sataniques de Salman Rushdie ; c’est plus facile
que l’exemple de l’excision ! Au nom de la liberté de parole, Taylor semble préférer – sans
le dire car il tomberait dans une contradiction
– qu’une culture qui admet cette liberté diffère, tout de même, de celle qui condamne
l’ouvrage au nom de l’islam. Cette différence
est certainement une préférence. Mais l’affirmation : « il est juste de réclamer comme un
droit que l’on aborde l’étude de certaines cultures avec une présomption de leur valeur,
comme il a été dit ci-dessus », empêche Taylor de déclarer cette préférence ! Il pourra
alors écrire, en toute virginité : « mais requérir
** cf. le glossaire PaTer
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a priori un droit de valeur égale n’a pas plus
de sens que d’exiger que nous trouvions la
terre ronde ou plate, la température chaude
ou froide » (p. 93). Et d’ajouter : « j’ai dit cela
assez simplement » ; mais il reconnaît que
« la controverse est violente », quant à l’objectivité de jugement dans cette question de
l’égalité culturelle.
Taylor va alors chercher désespérément
une issue de secours à ce terrible piège dans
lequel il se débat comme un diable : « il doit
exister une voie moyenne entre – d’un côté –
la demande inauthentique et homogénéisante
pour la reconnaissance d’égale valeur, et – de
l’autre – l’enfermement volontaire à l’intérieur
de critères ethnocentriques. Il existe d’autres
cultures et nous avons à vivre de plus en plus
ensemble, à la fois à l’échelle mondiale et
dans le mélange de nos sociétés individuelles » (p. 97). Cette fois, le mot est lâché :
« mondiale ». Aveu d’impuissance ou plaidoyer ? Le mondialisme frappe à la porte ; pas
question de le laisser attendre. Quelle peut
être cette « voie moyenne » pour faire face à
un tel déterminisme historique présupposé
par Taylor ? L’obsession de l’universitaire revient : « une attitude que nous prenons en
nous lançant dans l’étude de l’autre » (ibid.) ;
mais l’université ne peut pas descendre dans
la rue, il nous faut retourner sur les bancs de
la faculté d’ethnologie comparée ! Rien d’autre ? L’auteur esquisse une autre possibilité :
« L’un des fondements proposés est d’ordre religieux ». Ne rêvons pas ; c’est une solution
vite évacuée par prétérition : « je ne saurais
écarter une telle conception. Mais pour rester
sur le plan humain… ». Et il en revient obstinément à son idée que les diverses cultures
qui offrent aux hommes « quelque chose qui
mérite notre admiration » ; la difficulté est
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donc, encore une fois évacuée. Quel avantage veut-il tirer de sa « voie moyenne » ? Il
conclut : « […] être ouvert à l’étude culturelle
comparative (décidément !) pour déplacer nos
horizons vers des mélanges nouveaux »
(p. 98). Les anti-multiculturalistes ne sont pas
politiquement corrects : ils n’acceptent pas les
« mélanges ». Les multiculturalistes sont trop
timides. En marche pour le « mélange » mondialiste, où toutes les cultures sont écrêtées de
leurs spécificités ! « Ce qui est requis par-dessus tout est d’admettre que nous sommes très
loin de cet ultime horizon du haut duquel la
valeur relative des différentes cultures pourrait
être évidente » ; ce qui est exact, mais revient
à dire, dans le contexte, qu’aucune culture
n’a de valeur ; ce qui est faux…
Le mérite de Taylor aura été de nous faire
prendre conscience qu’il est urgent de se
pencher sur la question du multiculturalisme.
Il sera entendu. Alain Finkelkraut disait récemment dans une émission télévisée sur
l’Afghanistan, qu’il « n’est pas question de
tomber dans le multiculturalisme ». Mais n’y
aurait-il pas d’autre alternative que le mondialisme ? Nous en avons déjà dénoncé
quelques terribles conséquences dans nos
fiches sur livre de Pascal Bernardin : Machiavel pédagogue (1).
Jean-Louis Linas
(1) Voir l’escritoire, n° 24 et 25
** cf. le glossaire PaTer
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