Supraconducteurs et cristaux liquides : histoire d`une

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La force de l’analogie en matière condensée
Supraconducteurs et cristaux
liquides : histoire d’une analogie
L’existence possible d’une phase cristal liquide mixte (smectique torsadée) a été mentionnée dès
1972 par P.-G. de Gennes. Issue d’une analogie entre les cristaux liquides et les supraconducteurs,
elle est aujourd’hui une réalité expérimentale. Elle présente des propriétés physiques spectaculaires
liées à la compétition entre ordre lamellaire et arrangement hélicoïdal. La torsion pénètre
la structure lamellaire grâce à un réseau de défauts de la même façon que le flux magnétique
pénètre les supraconducteurs de type II par un réseau de vortex.
a matière se présente généralement sous trois états : solide, liquide ou gazeux. Cette
classification est en fait incomplète
car de nombreuses substances organiques ne présentent pas un changement d’état unique (ou transition de
phase) entre le cristal et le liquide,
mais une série de transitions faisant
apparaître des états dont les propriétés physiques sont intermédiaires entre le cristal et le liquide. Ces états,
baptisés cristaux liquides par Lehmann au XIXe siècle, sont aussi appelés des mésophases ou états mésomorphes (du grec signifiant de forme
intermédiaire).
L
titués de molécules organiques dont
la géométrie conditionne fortement
les structures mésomorphes. Le chimiste imagine donc l’architecture
moléculaire de son système afin de
lui donner des propriétés physiques
particulières. Un cœur rigide formé
de cycles aromatiques donne la
forme générale de la molécule. Ces
molécules fortement anisotropes peuvent être modélisées par des ellipsoïdes de révolution de longueur a et de
diamètre b (avec a >> b). Ces molécules allongées en forme de bâtonnets, dites calamitiques, produisent
généralement des phases nématiques
et smectiques.
LES CRISTAUX LIQUIDES
Les mésophases nématiques ne
présentent pas d’ordre de position à
longue portée des unités mésogènes
mais un ordre d’orientation à longue
distance. Les axes longs des molécules sont en moyenne parallèles à une
direction macroscopique repérée par
un vecteur directeur n(r). Un tel ordre orientationnel donne au système
des propriétés optiques anisotropes
(biréfringence) alors que le manque
d’ordre de position autorise une
grande fluidité. Une rotation de la
molécule autour d’un axe parallèle au
directeur laisse la molécule inchangée contrairement à des rotations
autour d’axes perpendiculaires. L’angle que fait l’axe long de chaque molécule par rapport au directeur étant
noté θ, la mesure de l’ordre dans la
phase nématique est donnée par
S = 1/2^ 3 cos2 h − 1 &.
Les cristaux liquides (encadré 1)
sont des états intermédiaires qui possèdent un ordre de position ou
d’orientation à longue portée, mais
pour lesquels le désordre de type
liquide subsiste dans une direction
spatiale au moins. Les cristaux liquides thermotropes (c’est-à-dire dont la
séquence de phase s’obtient par variation de la température) sont cons-
– Groupe de dynamique des phases condensées, UMR 5581 CNRS, place E. Bataillon,
34095 Montpellier cedex 05.
– Centre de recherche Paul Pascal, UPR
8641 CNRS, avenue A. Schweitzer, 33600
Pessac.
36
Les mésophases smectiques sont
caractérisées par un ordre de position
de type solide dans une direction spatiale et un ordre de type liquide dans
les deux autres ; elles sont donc des
empilements réguliers de couches
liquides. Pas moins de 13 phases
smectiques ont été répertoriées. Du
strict point de vue de la symétrie, on
reconnaît trois ordres smectiques seulement. Dans la phase smectique A
(SmA), la normale N aux couches est
parallèle au vecteur directeur n. Le
milieu est uniaxe. La période des
couches d est en général voisine de la
longueur a d’une molécule dans sa
conformation la plus étendue. La
structure en couche est caractérisée
par une modulation périodique de
toutes les propriétés microscopiques
le long de la direction x du directeur
n. La densité électronique, par exemple, peut être développée en série de
Fourier :
q~ r ! =
∞
( ~w
n = 1
n
inqs⋅r
e
−inqs⋅r
+ wn e
*
!
avec lS = 2 π/qS la longueur d’onde
de la modulation smectique. Le
terme fondamental w1 du développement de Fourier est égal à zéro
dans la phase nématique et peut
être naturellement choisi comme
paramètre d’ordre smectique :
iφ (r)
w1(r) = q1(r) e 1 .
La phase smectique C (SmC) a sa
normale aux couches N inclinée d’un
angle h par rapport au vecteur directeur n. Le milieu est optiquement
La force de l’analogie en matière condensée
Encadré 1
L’ÉTAT CRISTAL LIQUIDE :
UN ÉTAT DE LA MATIÈRE « INTERMÉDIAIRE »
Friedrich Reinitzer, botaniste autrichien, travaillait en 1888 sur
la fonction du cholestérol dans les végétaux. Il constate qu’à
145,5°C son cristal devient trouble et fluide à la fois, puis se
transforme en un liquide complètement transparent à 178,5°C.
Surpris, il envoie ses échantillons chez le physicien allemand
Otto Lehmann. Celui-ci se convainc que le « liquide trouble »
de Reinitzer constitue effectivement une phase homogène. De
plus, la manière dont il affecte la propagation de la lumière est
typique du comportement d’un cristal, d’où le nom finalement
choisi par Lehmann pour qualifier ce nouvel état de la
matière : cristal liquide. Toute une zoologie de mésophases est
finalement observée et Georges Friedel, en 1922, propose une
classification des mésophases toujours en vigueur.
Exemple de molécule cristal liquide (7S5) modélisée par un ellipsoïde de révolution de longueur a :
Représentations schématiques de différents états ou phases :
État liquide
Phase smectique A
biaxe et la période d des couches est
proche de acos h. Enfin, la phase
smectique B hexatique présente un
ordre partiel d’orientation des
Phase nématique
Phase smectique C
liaisons des molécules dans le plan
des couches. Chaque molécule ayant
en moyenne 6 premiers voisins, la
symétrie est d’ordre 6 (hexatique).
Chiralité dans les cristaux liquides
Une molécule chirale est généralement obtenue par l’introduction d’un
37
pages de celui-là. La torsion ne va jamais très loin, sauf si l’on parvient à
déchirer le bloc de pages. Cette déchirure s’identifie alors aux dislocations vis des plans smectiques que
nous décrirons plus loin. La pénétration de la torsion nécessite des épaisseurs de couches non uniformes ou la
présence de défauts comme des dislocations. Dans une phase smectique
C, la normale aux couches n’est plus
confondue avec le directeur. Ce degré de liberté supplémentaire autorise
la torsion macroscopique : le directeur développe une structure hélicoïdale d’axe perpendiculaire aux couches (phase SmC*).
Comment introduire de la torsion
dans un smectique ?
Figure 1 - Représentation schématique de la
phase cholestérique. Le directeur n tourne de façon hélicoïdale le long de l’axe z.
carbone à quatre substituants différents (appelé carbone asymétrique).
Elle ne peut donc pas être superposée à son image dans un miroir. En
présence de chiralité, une phase nématique présente une torsion spontanée d’axe perpendiculaire au vecteur
directeur. Une telle phase nématique
torsadée (figure 1), découverte au
XIXe siècle dans des dérivés du cholestérol, est appelée phase cholestérique (N*). Dans cet état, la direction
de l’alignement moléculaire moyen
tourne de façon hélicoïdale le long de
l’axe z. Le pas P (distance entre
plans équivalents) dépend de la
concentration et du degré de chiralité
des molécules.
Dans un smectique A, la normale
aux couches N est confondue avec le
vecteur directeur n et la période des
couches d est constante. La torsion et
la courbure ne peuvent pas se développer à une échelle macroscopique.
Le lecteur s’en convaincra en essayant de tordre un annuaire téléphonique, qui constitue un modèle de
smectique rudimentaire, les couches
de celui-ci étant matérialisées par les
38
Le glissement d’une partie du matériau smectique perpendiculairement
aux couches induit un défaut appelé
ligne de dislocation (figure 2a). Une
boucle tracée autour de cette dislocation traverse nécessairement un nombre entier b de couches (b est appelé
le vecteur de Burgers). La phase du
paramètre d’ordre smectique varie de
2 p × b sur un tel circuit ; comme les
plans tournent de façon hélicoïdale, ce
défaut est appelé dislocation vis.
Imaginons un empilement régulier
dans un plan de dislocations vis équidistantes et parallèles (figure 2b). Les
lignes en trait plein et en pointillé
correspondent à deux réseaux de couches en avant et en arrière du plan.
Ce plan est en fait un joint de grain
qui produit une rotation globale entre ces deux réseaux d’un angle D.
Une relation géométrique simple relie D à la période smectique (d) et à
la distance entre deux lignes de dislocation vis (ld). La torsion dans un
smectique résulte donc d’un empilement régulier de dislocations vis.
UNE SURPRENANTE ANALOGIE
Cristaux liquides et supraconducteurs : quel rapport peut-il y avoir entre deux domaines aussi différents de
la physique de la matière condensée ?
Les premiers affichent l’heure, les seconds conduisent le courant électrique sans résistance dans les instruments de haute technologie ; ceux-ci
opèrent à température ambiante,
ceux-là ne supportent que les très
basses températures ; d’un côté des
molécules organiques à l’architecture
savamment étudiée, de l’autre des
métaux purs ou des alliages minéraux.
La base de l’analogie est simple :
les phases ordonnées du smectique A
et du supraconducteur sont caractérisées par un paramètre d’ordre complexe ψ. Pour le supraconducteur, le
paramètre d’ordre est la densité de
paires d’électrons supraconducteurs
(paires de Cooper) tandis que, pour le
smectique, il s’agit de la modulation
périodique de densité associée à l’ordre smectique. Le développement
Figure 2 - (a) Représentation schématique d’une ligne de dislocation vis obtenue par glissement d’une
partie du matériau smectique perpendiculairement aux couches. (b) Paroi de torsion formée d’un empilement régulier dans un plan de lignes de dislocations vis parallèles à une distance ld.
La force de l’analogie en matière condensée
complet de l’analogie, par comparaison des hamiltoniens décrivant les
deux systèmes (encadré 2), montre en
outre que le champ de directeur n(r)
(représentant l’axe moyen des molécules de cristal liquide) s’identifie au
potentiel vecteur magnétique A des
supraconducteurs. Alors que la torsion du directeur correspond à l’induction magnétique B, le champ H
s’identifie à la chiralité.
Ainsi, lorsque le chimiste « chiralise » un cristal liquide par l’introduction d’un carbone asymétrique, il
produit un effet analogue à la réponse
d’un matériau supraconducteur à un
champ magnétique extérieur. Le cholestérique est alors l’analogue du
conducteur normal dans un champ
magnétique extérieur. L’expulsion de
la torsion qui apparaît à la transition
cholestérique-smectique A est l’analogue pour un cristal liquide de l’effet Meissner (expulsion de l’induction magnétique).
L’analogie suggère l’existence
d’une phase intermédiaire entre la
phase cholestérique et la phase smectique A habituelle, analogue de la
phase de flux d’Abrikosov des supraconducteurs de type II. Dans cette
phase mixte la torsion pénétrerait la
structure grâce à un réseau de défauts
tout comme le flux magnétique pénètre les supraconducteurs par un
réseau de lignes de tourbillon ou vortex. Les vortex ont, comme analogues, les lignes de dislocation vis
dans les cristaux liquides chiraux,
mais rien de semblable à la phase
mixte n’était connu dans les cristaux
liquides en 1972. Le tableau cidessus résume l’analogie entre les
grandeurs physiques des deux domaines : supraconducteurs et cristaux
liquides.
LA PHASE À TORSION PAR JOINT
DE GRAIN (TGB)
L’espoir revient en 1988 lorsque
Scott Renn et Tom Lubensky identifient la forme que devrait prendre la
phase mixte dans le cristal liquide.
Combinant la démarche propre aux
supraconducteurs et les particularités
Supraconducteurs
Cristaux liquides
ψ : densité des paires de Cooper
ψ : paramètre d’ordre smectique
A : potentiel vecteur magnétique
n : directeur
B = rot A : induction magnétique
n.rot n : torsion
H = B/µ : champ magnétique
h : chiralité
Conducteur normal
Phase nématique
Conducteur normal en champ magnétique
Phase cholestérique
Phase Meissner
Phase smectique A
Effet Meissner
Expulsion de la torsion
λ2 : longueur de pénétration de London
λ2 : longueur de pénétration de la torsion
ξ : longueur de cohérence
ξ : longueur de corrélation du paramètre d’ordre
Lignes de tourbillon (vortex)
Lignes de dislocation vis
Réseau de flux d’Abrikosov
Phase smectique à torsion par joint de grain (ou
TGB)
des cristaux liquides, ils aboutissent à
trois conclusions théoriques :
1) Ils proposent l’existence d’une
phase nommée TGB (pour Twist
Grain Boundary phase) analogue de
la phase de flux d’Abrikosov (figure
3). La structure du réseau de dislocation vis est par contre différente de la
structure triangulaire du réseau de lignes de tourbillons d’Abrikosov. La
torsion macroscopique résulte d’un
empilement régulier de joints de
grains équidistants et séparés d’une
distance lb. Chaque joint de grain est
formé d’un réseau de lignes de dislocations vis parallèles et équidistantes.
La distance entre deux lignes adjacentes est égale à ld. La structure
TGB est donc caractérisée par 5 paramètres : la taille des blocs smectiques (lb), la distance entre deux lignes de dislocations vis (ld), la
période des couches smectiques (d),
le pas de l’hélice (P) et l’angle de rotation entre deux blocs smectiques
adjacents (D). Ces 5 paramètres sont
reliés par deux relations structurales :
d = sin D et
2 ld
2
lb /P = D/2 p
La nature de la phase TGB dépend
de la valeur de D = 2 pa. Si α est irrationnel, la phase est incommensurable le long de l’axe de l’hélice.
Si a est rationnel (a = m/n), la
structure est commensurable et présente un axe de torsion d’ordre n.
Elle est périodique de période
nlb = mP le long de l’axe de torsion.
Si la symétrie de torsion n’est pas
permise par la cristallographie (c’està-dire n 7 2, 3, 4 ou 6), l’arrangement est quasi-cristallin et
incommensurable dans le plan
perpendiculaire à l’axe hélicoïdal.
2) Les phases TGB doivent apparaître dans la région du diagramme
de phase où se rencontrent trois phases cristal liquide chirales : le nématique torsadé N*, le smectique A et le
smectique C (point dit NAC chiral).
C’est à cet endroit que la condition
de type II est satisfaite.
3) Trois types de phases TGB sont
prévus : TGBA, TGBC et TGBC*
pour des structures locales de type
SmA, SmC et SmC* respectivement.
En 1989, John Goodby et ses collaborateurs synthétisent une nouvelle
molécule chirale dont une phase possède les propriétés optiques et structurales de la phase TGBA incommensurable. A la lumière des prédictions
théoriques de Renn et Lubensky et
de la découverte expérimentale de
Goodby, Tinh Nguyen synthétise,
avec son équipe du centre de recherche Paul-Pascal (Pessac), de nouvelles séries de cristaux liquides chiraux
combinant une forte chiralité et un
polymorphisme NAC. Après plusieurs mois de recherche, la décou39
Encadré 2
UNE SURPRENANTE ANALOGIE
La densité d’énergie libre associée à la transition nématiquesmectique A peut être développée en puissances paires de u w u
(paramètre d’ordre smectique). En incluant les termes en
gradient et les fluctuations du directeur nématique
dn⊥ = n(r) − n0(n0 7 ẑ), la fonctionnelle de Landau-Ginzburg
s’écrit :
DFN
−
1
SmA = 2
*$
4
2
r u w u + u u w u + C{ u ∇zw u
2
L’équation (1) présente de fortes analogies avec la
fonctionnelle de Landau-Ginzburg décrivant la transition
conducteur normal-supraconducteur dans les métaux :
F=
*$
2
+ 1
4m
4
u ~ \∇ − i 2ce A ! w u
2
%
2
3
+ 1 ~ rot A ! d x
8 pµ
(2)
2
+ C⊥ u ~ ∇⊥ − iqs dn⊥ ! w u +
2
(1)
K1~ div dn⊥ ! + K2~ ẑ, rot n ! + K3~ ∇z dn⊥ !
2
2
2
%dx
3
Les trois derniers termes décrivent l’énergie élastique de
déformation du directeur (énergie de Frank). K1, K2 et K3 sont
respectivement les constantes élastiques de déformation en
éventail, de torsion et de courbure. A cause de l’anisotropie
du cristal liquide, les termes en gradient présentent des
coeffıcients anisotropes (C{ 7 C⊥) le long des directions
parallèle et perpendiculaire au directeur n. Un simple
changement d’échelle anisotrope permet de retrouver une
écriture isotrope (C{ 7 C⊥).
verte de la phase TGBC viendra de la
série ayant pour formule générale :
Dans l’équation (2), w est le paramètre d’ordre
supraconducteur (densité de paires de Cooper), A est le
potentiel vecteur magnétique (analogue au directeur n), m et e
la masse et la charge de l’électron, \ est la constante Planck,
c est la vitesse de la lumière et µ la perméabilité magnétique
du métal. La comparaison des équations (1) et (2) montre que
rot n est analogue au champ magnétique B = rot A. La torsion
(n . rot n) et la courbure (n × rot n) sont les composantes
parallèle et perpendiculaire du directeur. Tout comme les
supraconducteurs expulsent le champ magnétique rot A (effet
Meissner), les smectiques expulsent la torsion et la courbure.
Les expériences confirment que les constantes élastiques de
torsion et de courbure (K2 et K3) divergent à l’approche du
smectique. Les diagrammes de phase ci-dessous résument
l’analogie pour les supraconducteurs de type I et de type II :
Toute la complexité de la phase
TGB réside dans cette compétition
*
40
ruwu + u uwu
2
entre un ordre hélicoïdal (comme
dans le cholestérique) et un ordre en
couche (comme dans le smectique
habituel). L’étude structurale de la
phase TGB doit donc se faire principalement par la mesure de trois paramètres. Tout d’abord, il est nécessaire
La force de l’analogie en matière condensée
Connaissant l’angle du prisme
(a ≈ 0,5 degrés), il est possible de
relier la distance D entre deux lignes
à la valeur P du pas : P = D tg a
2 b
Cette méthode ne permet pas de
mesurer b mais de nombreuses études ont montré que b = 1 dans la
phase cholestérique (pour les faibles
épaisseurs). Une erreur d’un facteur k
entier sur les valeurs du pas est toutefois possible.
Figure 3 - Structure de la phase smectique à torsion par joint de grain (TGB) prédite par Renn et
Lubensky (1988). La torsion macroscopique résulte d’un empilement régulier de joints de grains équidistants et séparés d’une distance lb.
de mettre en évidence la structure hélicoïdale. Il faut donc mesurer le paramètre P (pas de l’hélice). Puis, il
faut prouver l’existence de l’ordre
smectique par la mesure du paramètre d (période des couches smectiques) de l’ordre de la longueur moléculaire. Le plus grand défi est sans
doute la mise en évidence de l’arrangement hélicoïdal discret des blocs
smectiques. Pour cela, il faut accéder
à un troisième paramètre lb (la largeur des blocs). Les résultats expérimentaux présentés ci-dessous résument l’ensemble de ces trois étapes.
Structure hélicoïdale ?
La méthode du coin de Cano, bien
connue dans la caractérisation des
phases cholestériques, est utilisée
pour mettre en évidence l’existence
d’une structure hélicoïdale et pour
mesurer les valeurs du pas de l’hélice
P. Le principe est le suivant : le produit est introduit par capillarité dans
une cellule en coin formée de deux
lames de verres traitées pour obtenir
un alignement dit planaire. Dans
cette géométrie, les molécules sont
ancrées avec le directeur parallèle
aux lames et l’axe hélicoïdal est
orienté perpendiculairement aux
surfaces.
Il est possible d’imaginer le cholestérique comme une structure lamellaire. Dans ce cas, les couches
Mais la première information donnée par cette expérience est bien sûr la
confirmation de l’existence d’une
structure hélicoïdale. Les figures 5a et
5b nous montrent le paysage d’une
phase N* et d’une phase TGBA observées à l’aide d’un microscope optique
en lumière polarisée. Ce paysage, appelé texture, est uniformément coloré
(a)
Figure 4 - Représentation schématique d’une ligne de dislocation coin obtenue par l’insertion
de couches supplémentaires dans le matériau
smectique. Le module du vecteur de Burgers b
est défini comme le nombre de couches rajoutées
entre deux points A et B (b = 4).
correspondent à une rotation π du directeur (demi-pas) et elles sont perpendiculaires à l’axe hélicoïdal (hélicouches). De nombreuses études ont
montré que la façon naturelle de remplir un coin avec une structure lamellaire est de former des dislocations
coin (figure 4) qui séparent deux domaines d’épaisseur différente dans
lesquels le nombre de demi-pas passe
de j à j + b (b est le module du vecteur de Burgers de la dislocation).
Chaque dislocation apparaît comme
une ligne de défaut appelée ligne de
Grandjean-Cano (GC).
(b)
(c)
Figure 5 - Textures des phases cholestérique (a)
et TGBA (b) obtenues dans un coin de Cano
(gradient d’épaisseur). Les lignes de GrandjeanCano (GC) correspondent à des dislocations
coin qui séparent deux domaines d’épaisseur différente. (c) Visualisation des lignes de
Grandjean-Cano et des lignes secondaires (indiquées par les flèches). Ces lignes secondaires
correspondent à des dislocations coin des couches formées par les blocs smectiques dans les
phases TGB. Chaque ligne secondaire est associée au saut du nombre de blocs dans l’échantillon prismatique de taille finie.
41
TGBA figée par une trempe. Comment donc accéder à ce troisième paramètre dans une phase TGB à
l’équilibre thermodynamique ?
et présente des lignes de GrandjeanCano équidistantes. Une texture tout à
fait semblable est observée dans le cas
de la phase TGBC. La différence de
couleur entre les images résulte uniquement de différentes valeurs du pas
(réflexion dans le bleu pour
P ≈ 0,4 µm et dans l’orange pour
P ≈ 0,7 µm). Cette simple observation optique des lignes de GC
confirme la présence d’une hélice
dans la structure TGB et indique également la direction de cette hélice. La
mesure de la distance entre deux lignes permet d’accéder aux valeurs du
pas en fonction de la température.
Pour ce type de composé, le pas est de
l’ordre de 0,5 µm dans la phase cholestérique. Il augmente lentement près
des phases TGB (1 µm à 101 °C) puis
plus rapidement à l’approche de la
phase SmC* (3 µm à 98 °C).
Le hasard d’une observation optique
Structure lamellaire ?
Pour un échantillon ordonné, les
plans réticulaires (couches smectiques) réfléchissent un faisceau de
rayons X dans les conditions de
Bragg : 2 d sin h = k, où λ est la
longueur d’onde du rayonnement et θ
l’angle de Bragg. Pour un système
organisé (de période d), la mesure de
l’intensité diffusée en fonction du
vecteur d’onde (q = 2 p/d) présente
un maximum pour la valeur d de
l’ordre de la longueur des molécules
(typiquement 4 nm, figure 6a). La position du maximum du pic donne une
mesure directe de la période des couches d. La largeur du pic à mihauteur permet, quant à elle, d’estimer la longueur de corrélation
smectique n (la « portée de l’ordre
smectique »). En fonction de la géométrie du dispositif expérimental utilisé, il est possible d’accéder à des
valeurs de ξ de l’ordre de 0,5 µm.
Enfin, l’évolution de d en fonction de
la température permet de suggérer
le type d’ordre smectique étudié
(figure 6b). Pour ce produit, la période des couches est pratiquement
constante de la phase cholestérique à
la phase TGBA (101 °C) puis elle diminue rapidement à la température
de transition TGBA – TGBC. Cette
42
Figure 6 - (a) Intensité diffusée (cps/s) en fonction du vecteur d’onde q (Å-1) dans une phase
TGBA. La courbe en trait plein représente le paramétrage des points expérimentaux par le facteur de structure TGBA théorique proposé par
Renn et Lubensky. (b) Période de couche (d en
Å) obtenue par diffraction des rayons X en fonction de la température.
diminution est caractéristique d’une
inclinaison des molécules dans la
phase TGB basse température (phénomène tout à fait semblable à la
transition SmA – SmC) et prouve
sans ambiguïté l’existence d’une
phase TGB inclinée : TGBC.
Structure en blocs ?
La mise en évidence des blocs est
cruciale pour la détermination d’un
troisième paramètre qui permet d’accéder à la connaissance complète de
la structure TGB. En 1992, Ihn et
Zasadzinski réalisent de superbes expériences de cryofracture sur la phase
TGBA découverte par Goodby. Les
résultats obtenus par microscopie
électronique confirment le modèle de
torsion par joint de grain de Renn et
Lubensky et correspondent à la première mesure de ∆ dans une phase
La mesure de la valeur du pas par
la méthode du coin de Cano a réservé de bien grandes surprises. La
figure 5c montre la texture observée
dans une phase TGBA. Pour comprendre, il faut tout d’abord reconnaître le réseau des lignes de GrandjeanCano (GC) puis visualiser d’autres
lignes (indiquées sur la figure 5c par
les flèches), toujours distribuées de
façon régulière, parallèles aux lignes
de GC mais avec un écartement plus
faible. Pour mieux comprendre, il
faut imaginer que ces lignes secondaires sont (comme pour les lignes
de GC) des dislocations coin des
couches formées par les blocs smectiques. Chaque ligne secondaire est
associée au saut du nombre de blocs
dans l’échantillon prismatique de
taille finie. Comme les lignes de GC
révèlent la symétrie en hélicouches
de la structure cholestérique, ces nouvelles dislocations constituent une visualisation directe d’une organisation
en couche (bloc) le long de l’axe de
l’hélice des phases TGB. Ces observations fournissent une méthode
d’identification des TGB simple et
peu coûteuse.
Le déterminisme d’une technique
d’étude
Renn et Lubensky prévoient que la
structure de l’espace réciproque TGB
doit être différente dans les cas incommensurable (α irrationnel) et
commensurable (α rationnel).
Si l’angle ∆ entre deux blocs successifs est une fraction rationnelle
a = m/n de 2 π, les blocs j (au pas
numéro k) et j + n (au pas numéro
k + m) sont orientés exactement de la
même façon et leurs taches de Bragg
se superposent. L’espace réciproque
est ainsi formé d’un anneau de n taches de Bragg régulièrement réparties
sur un anneau de rayon 2 π/d (2 n taches si n est impair compte tenu de
la symétrie + q ≡ – q). Si au contraire
La force de l’analogie en matière condensée
la structure est incommensurable (α
irrationnel), aucune superposition
systématique de taches de Bragg ne
se produit et l’espace réciproque
forme un anneau continu de rayon
2π/d, sans modulation.
On voit donc que l’observation
d’une structure commensurable
permet de mesurer n et d’en déduire les valeurs possibles de
D = m × (2 p/n). En pratique, seule
la valeur m = 1 est acceptable pour
tous les systèmes connus. De plus, la
résolution expérimentale finie de tout
système de diffraction interdit la mesure d’un angle ∆ trop petit et donc
la distinction entre un rapport α irrationnel ou rationnel 1/n de dénominateur élevé.
La structure de la phase TGB a été
caractérisée en illuminant un échantillon aligné planaire (monocristal)
par un faisceau de rayons X parallèle
à l’axe hélicoïdal. Les figures de diffraction obtenues dans le plan perpendiculaire à l’axe de l’hélice sont
présentées figure 7. Dans la phase
cholestérique (figure 7a), nous observons un anneau continu. À plus basse
température, dans la phase TGBC
(figure 7b), l’anneau continu devient
fortement modulé et on dénombre
18 taches de Bragg, soit exactement
18 blocs smectiques dans un pas
d’hélice. Ce résultat spectaculaire
confirme le modèle de joints de grain
et il permet la mesure directe à
l’équilibre thermodynamique de l’angle de rotation entre deux blocs
(D = 2 p/18 = 20 degrés dans cet
exemple). Bien que variant avec la
température (n est compris entre 16
et 20 dans ce composé), l’angle mesuré est toujours un sous-multiple
de 2 π (TGB commensurable). Cette
propriété inattendue confère au
TGBC la symétrie d’un quasi-cristal.
Nous avons longtemps pensé que la
phase TGBA ne présentait pas cette
propriété spectaculaire mais des expériences récentes de diffraction X
réalisées au LURE (Laboratoire pour
l’utilisation du rayonnement électromagnétique, Orsay) viennent de mettre en évidence une phase TGBA
commensurable (figure 7c). Le nom-
(a)
(b)
(c)
Figure 7 - Images de diffraction X (générateur à
anode tournante) obtenues dans le plan perpendiculaire à l’axe hélicoïdal. L’intensité diffusée
est située sur un anneau à 0,168 Å-1 (période
smectique) du faisceau direct (zone centrale
rouge). (a) Dans la phase cholestérique l’anneau
est continu et sans modulation. (b) Dans la phase
TGBC, l’anneau est fortement modulé et correspond à une structure TGBC commensurable de 18
blocs par pas d’hélice. (c) L’anneau, fortement
modulé, correspond à une phase TGBA commensurable de 46 blocs smectiques par pas d’hélice.
bre de blocs par pas est environ deux
à trois fois plus grand dans ce cas (n
varie de 40 à 60 sur tout le domaine
de température). Ce résultat permet,
comme dans le cas de la phase
TGBC, d’accéder aux paramètres lb
et ld. Le rapport lb/ld est trouvé très
proche de 1 et confirme les prédictions de Renn et Lubensky.
Il faut noter que les échantillons
orientés sont toujours d’épaisseur limitée (< 25 mm) et on peut donc
s’interroger sur l’origine de la commensurabilité. Cette propriété est-elle
intrinsèque à la structure ou est-elle
un effet de taille finie qui ne survivrait pas pour des échantillons plus
épais ? L’effet de l’épaisseur sur l’accrochage commensurable a été étudié
en utilisant la ligne microfaisceau de
l’ESRF (ID 13) sur des échantillons
en coin (variation continue de
l’épaisseur de 0 à 30 µm). Les résultats montrent que la symétrie d’ordre
n est la conséquence d’une distribution angulaire statistique d’un grand
nombre de blocs. Les régions de faible épaisseur révèlent l’absence
d’une commensurabilité parfaite et
des variations dans l’angle de torsion
entre les joints de grain. Aux grandes
épaisseurs, la superposition d’un
nombre important de taches de Bragg
construit la fonction de distribution
angulaire et présente une modulation
commensurable d’ordre n.
L’ensemble de ces résultats montre, sans ambiguïté, que la commensurabilité n’est pas fortuite mais clairement établie expérimentalement.
Son origine (interactions intrinsèques
ou effet d’ancrage) reste toutefois
inexpliquée. La recherche de la réponse à cette question est importante
pour la physique des cristaux liquides et devrait susciter de nouveaux
efforts théoriques et expérimentaux.
Dix ans après la « création » des
TGB, la plupart des points importants
du modèle de Renn et Lubensky ont
été vérifiés par l’expérience et la remarquable analogie de de Gennes est
enfin démontrée. L’analogie pourrait
permettre de répondre à des questions fondamentales qui intéressent
aussi bien les physiciens des supraconducteurs que des cristaux liquides. Les lois de la physique statistique des transitions de phase font que
cette analogie s’applique particulièrement bien aux supraconducteurs
dits à haute température pour lesquels les fluctuations thermiques
jouent un rôle prépondérant (contrairement aux supraconducteurs élémentaires comme les métaux
simples). Des expériences de calorimétrie à haute résolution (menées au
Massachusetts Institute of Technology) et de diffraction X (LURE)
semblent confirmer ce point en révélant l’existence d’un état intermédiaire entre les phases cholestérique
43
et TGBA qui pourrait être l’analogue
du liquide de vortex connu dans les
supraconducteurs à haute température. Des expériences récentes de déroulement de l’hélice TGBC par un
champ électrique extérieur s’apparentent à l’écoulement du réseau de lignes de vortex sous l’effet du courant
supraconducteur.
Les différences entre les deux
mondes sont aussi sources d’enseignement. La plus fondamentale
concerne l’invariance de jauge, incontournable caractéristique du magnétisme (et donc des supraconducteurs) mais non conservée par
l’analogie dans les cristaux liquides :
la contribution énergétique des déformations en éventail n’est pas invariante par changement de jauge. On
peut d’ailleurs noter que le directeur
n, contrairement à son homologue
magnétique potentiel vecteur A, est
une observable physique réelle. Cette
différence permet en principe de tester expérimentalement l’importance
de la non-invariance de jauge sur la
physique décrite par le modèle de
Landau-Ginzburg. Jusqu’à présent,
son effet ne semble pas dramatique
puisque l’analogie « fonctionne »
mais la réalisation d’expériences
équivalentes (au sens de l’analogie)
entre cristaux liquides et supraconducteurs serait instructive.
Une telle analogie a donc une importance fondamentale considérable :
elle possède tout d’abord l’élégance
suprême de la physique d’unifier
dans un même cadre des phénomènes
a priori différents et elle promet enfin des révélations sur la physique
des deux domaines. L’observation
des structures TGB dans les cristaux
liquides est un brillant succès de
l’analogie de P.-G. de Gennes. Les
Article proposé par : Laurence Navailles, tél. 04 67 14 35 89, courriel :
[email protected]
Philippe Barois, tél. 05 56 84 56 22, courriel : barois@crpp. univ-bordeaux.fr
Ont collaboré à ces recherches les laboratoires suivants :
Laboratoire de dynamique et structure des matériaux moléculaires, URA 801,
université de Lille 1, 59655 Villeneuve-d’Ascq.
Laboratoire de physique des solides, Bât. 510, université Paris-Sud, 91405 Orsay
cedex.
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expériences montrent que le comportement des supraconducteurs est retrouvé avec une grande précision
dans les cristaux liquides. Finalement, l’histoire des TGB est un remarquable exemple de la synthèse
organique stimulée par la physique
théorique.
POUR EN SAVOIR PLUS
Demus (D.), Goodby (J.), Gray
(G.W.), Spiess (H.-W.) and Vill (V.),
« Handbook of Liquid Crystals »,
WILEY-VCH Weinheim, 1998.
de Gennes (P.G.) and Prost (J.), « The
Physics of Liquid Crystals », Oxford
Science Publications, Clarendon Press,
Oxford, 1993.
Chaikin (P.M.) and Lubensky (T.C.),
« Principles of Condensed Matter Physics », Cambridge University Press,
1995.
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