Direction Générale du Trésor et de la Politique Économique POLITIQUE INDUSTRIELLE ET POLITIQUE DE LA CONCURRENCE Stéphane GALLON, Marie-Alberte PINÇON, Daniel VASSEUR Document de travail Juillet 2005 POLITIQUE INDUSTRIELLE ET POLITIQUE DE LA CONCURRENCE Stéphane GALLON Marie-Alberte PINÇON Daniel VASSEUR Document de travail Juillet 2005 Ce document de travail n’engage que ses auteurs. L’objet de sa diffusion est de stimuler le débat et d’appeler commentaires et critiques. MINISTERE DE L’ECONOMIE DES FINANCES ET DE L’INDUSTRIE Direction Générale du Trésor et de la Politique Economique 139, rue de Bercy - 75572 - PARIS Cedex 12 Sommaire Résumé/ Abstract 3 I- Un cadre économique pour éclairer l’articulation entre la politique industrielle et la politique de la concurrence 5 I.1 - La politique de la concurrence est justifiée par sa capacité à atteindre des situations économiques qualifiées d’optimales, à condition que certaines hypothèses soient vérifiées 5 I.2 - L’optimum économique que sert la politique de la concurrence n’est pas nécessairement celui qui est souhaitable pour la collectivité nationale ou européenne, ce qui peut justifier l’intervention publique dans l’industrie 6 I.3 - Le jeu de la concurrence nécessite la présence d’un nombre suffisant de compétiteurs sur le marché, ce qui légitime certaines interventions de politique industrielle en particulier dans le cas d’activités à rendements croissants 7 I.4 - L’incertitude sur l’avenir justifie certaines interventions relevant de la politique industrielle quand le jeu concurrentiel n’est plus optimal en raison des risques et des asymétries d’information. Cependant, conscientes que la collectivité refusera leur disparition, certaines industries risquent de relâcher leur gestion et de nécessiter des aides répétées 8 Annexe : Arbre de justification d'une politique industrielle II - 9 Politique industrielle et politique de la concurrence : le cas des aides aux entreprises en difficulté 10 II.1 - Le discrédit et l'effacement progressif de la politique industrielle entendue au sens traditionnel 10 II.2 - La politique industrielle ne manque pourtant pas de fondements théoriques solides 10 II.3 - Au final, les cas particuliers de la théorie standard, qui en pratique se multiplient, invitent à considérer un autre paradigme, de nature plus "évolutionniste" 12 II.4 - Ces fondements théoriques doivent aussi s'énoncer comme les conditions d'une intervention appropriée 14 Conclusion 15 Résumé Ce document montre comment politique industrielle et politique de la concurrence poursuivent, par des moyens différents et complémentaires, le même objectif d’efficacité économique, bien qu’elles paraissent s’opposer. En effet, les interventions publiques en faveur d’entreprises ou de secteurs sont a priori sources de distorsions de concurrence. Cependant, la concurrence ne constitue pas une fin en soi mais n’est qu’un moyen -certes souvent privilégié- pour atteindre des objectifs économiques (efficacité des producteurs, fixation des prix à un niveau correct, et in fine maximisation du surplus global). Or, dans certains cas, la politique industrielle apparaît comme un moyen qui permet d’atteindre plus facilement ces objectifs. Mots-clé : politique industrielle, concurrence, équilibre général. Classification JEL : L52, L40, D50, D41. Abstract This document shows how industrial policy and competition policy can pursue, by different and complementary means, the same objective of economic efficiency, though they seem opposite. Actually, governments’ interventions in favour of some companies or industrial sectors give a priori birth to competition distortions. However, competition is not a goal by itself but only one of the means available – and namely often privileged – to reach economic purposes (producers’ efficiency, correct price levels, and finally maximizing global surplus). In some situations, industrial policy seems an easier way to achieve such goals. Keywords : industrial policy, competition, general equilibrium. JEL classification : L52, L40, D50, D41. 3 I - Un cadre économique pour éclairer l’articulation entre la politique industrielle et la politique de la concurrence I.1 - La politique de la concurrence est justifiée par sa capacité à atteindre des situations économiques qualifiées d’optimales, à condition que certaines hypothèses soient vérifiées. Dès lors qu’elle va au-delà d’actions strictement horizontales, l’intervention publique dans le domaine industriel – qu'elle prenne la forme de soutien à des entreprises particulières ou à certains secteurs - est a priori source de distorsions par rapport au libre jeu de la concurrence. C’est pourquoi de telles interventions sectorielles ou verticales sont scrupuleusement examinées par les autorités en charge du contrôle de la concurrence. A ce titre, on a récemment pu avoir le sentiment, notamment au niveau européen, que les décisions prises plaçaient la politique de la concurrence au dessus de tout objectif de politique industrielle. Pourtant, politique industrielle et contrôle de la concurrence visent l’une et l’autre le même objectif d’efficacité économique, qu’ils s’efforcent simplement d’atteindre par des moyens différents, mais complémentaires. La théorie économique montre que l’équilibre décentralisé concurrentiel permet d’atteindre un optimum collectif que l’on peut qualifier de maximal (il s’agit de l’optimum de Pareto, on reviendra sur le sens à donner à cette notion). Réciproquement, on peut démontrer que tout optimum au sens de Pareto peut être atteint par un équilibre de concurrence pure et parfaite, sous réserve que l’Etat procède à des transferts forfaitaires de revenus. Ces résultats constituent les deux théorèmes de la théorie du bien-être, qui peuvent justifier que l’on accorde un rôle primordial à la politique de la concurrence et au bon fonctionnement des marchés. Toutefois, ces théorèmes reposent sur des hypothèses fortes qui ne sont pas toujours vérifiées : atomicité des marchés, rendements décroissants, information parfaite, absence d’externalités, etc. Ce document de travail vise à rappeler qu’il existe en effet des fondements économiques à la politique industrielle, et donc des arguments économiques susceptibles d’être utilisés pour défendre sa place à côté d’une politique de la concurrence qui ne garantit pas systématiquement des décisions optimales. La concurrence ne constitue pas une fin en soi, mais n’est qu’un moyen -certes privilégiépour atteindre des objectifs économiques (efficacité des producteurs, fixation des prix à un niveau correct, et in fine maximisation du surplus global). Ce sont ces objectifs qui devraient primer. Or, dans certains cas, la politique industrielle apparaît comme un moyen pour les atteindre plus facilement. Dès lors, ces résultats n’excluent pas intrinsèquement toute forme d’intervention publique. Celle-ci apparaît même justifiée : Sont présentées rapidement, ci-après, ces justifications économiques à la politique industrielle, et leur articulation avec le modèle concurrentiel. L’annexe illustre un arbre de décision permettant d’identifier les arguments économiques qui impliquent, vis à vis des autorités de la concurrence, une aide publique à un groupe en difficulté. C) enfin, quand l’optimum économique ne correspond pas à l’optimum souhaitable (par exemple quand il s’agit d’un optimum au niveau mondial mais qu’il se traduit par des pertes nettes au niveau national ou européen). A) quand les hypothèses ne sont pas spontanément vérifiées mais qu’elles peuvent l’être grâce à l’intervention publique (par exemple en forçant les agents à prendre en compte des externalités comme c’est le cas lorsque l’on taxe la pollution) ; B) quand les hypothèses ne sont pas vérifiées, pour proposer des alternatives au jeu, alors potentiellement néfaste, de la concurrence (par exemple quand les rendements sont croissants et que la structure la plus efficace pour la production est un monopole) ; La politique industrielle trouve des justifications économiques dans chacun de ces trois cas, qui ne sont d’ailleurs pas exclusifs (on peut mobiliser plusieurs d’entre eux pour un même problème). Elle apparaît même comme une alternative au simple contrôle de la concurrence, impuissant dans ces situations à remplir son objectif d’efficacité économique. Les principaux arguments correspondants sont développés dans les parties suivantes. 5 A titre d’exemple, décomposons le surplus économique mondial en quatre composantes : surplus (i.e. profit) des entreprises nationales(1), surplus des entreprises étrangères, surplus des consommateurs étrangers, surplus des consommateurs nationaux. Lorsque l’ensemble des hypothèses est vérifié, la concurrence pure et parfaite assure que la somme de ces quatre surplus sera maximale. Mais rien ne garantit que ce sera le cas du surplus national, obtenu en ajoutant le profit des entreprises nationales et celui des consommateurs nationaux. Le tableau 1 en donne une illustration. I.2 - L’optimum économique que sert la politique de la concurrence n’est pas nécessairement celui qui est souhaitable pour la collectivité nationale ou européenne, ce qui peut justifier l’intervention publique dans l’industrie. Un optimum mondial et non un optimum national ou européen Si la concurrence conduit à un optimum au niveau mondial, rien ne garantit que le bilan net pour telle sous partie géographique (la France, par exemple, ou l’Europe) ne se traduise pas par une perte. Tableau 1 Surplus des agents économiques selon la politique suivie(2) A. B. Maximisation du surplus mondial Politique nationale (maximise le surplus national) Entreprises nationales 10 30 Consommateurs nationaux 50 40 TOTAL NATIONAL 60 70 Entreprises étrangères 40 10 Consommateurs étrangers 50 40 TOTAL ETRANGER 90 50 TOTAL MONDIAL 150 120 Passer de la politique B à la politique A est souhaitable au niveau mondial mais dégrade la situation nationale. En théorie, il est toujours possible de procéder à des transferts entre agents pour rendre l’optimum mondial acceptable à tous, c’est à dire pour s’assurer qu’il améliore effectivement la situation de chacun(3). (Dans l’exemple ci dessus, il « suffit » d’effectuer un transfert de 20 depuis l’étranger vers la France pour que la situation A soit bien préférée à B, tant par la France que l’étranger.) En pratique, de tels transferts ne sont pas aisés au niveau mondial. Au nom de la défense de l’intérêt national, on pourrait donc estimer préférable de ne pas promouvoir la politique de la concurrence A si elle conduit à la situation A (maximisation du surplus mondial) mais plutôt la politique nationale B. ______________________________ (1) La « nationalité » d’une entreprise est d’ailleurs difficile à appréhender. Elle peut être définie comme la nationalité de la tête du groupe auquel l’entreprise appartient, ou comme celle des actionnaires détenant son contrôle, ou encore par référence à son histoire, à l’emplacement de son siège social ou de ses lieux de production, ou être assimilée à la nationalité de ses dirigeants de droit ou de fait. 6 Ainsi, on pourrait donc justifier la politique industrielle par l’incapacité à répartir correctement, entre un Etat et le reste du monde, les gains maximaux que permet la concurrence mondiale. On ne saurait imaginer, en effet, que les agents économiques lésés dans le passage d’un état A à un état B (ou inversement) subissent cette mutation sans réagir et sans exiger du gouvernement de leur pays des mesures de défense. Toutefois, l’industrie n’est que l’un des secteurs soumis à concurrence et susceptible de redistribuer les surplus entre Etats au niveau mondial. Des pertes dans un secteur peuvent être compensées par des gains dans d’autres et c’est cet espoir qui légitime la levée des barrières protectionnistes. En effet, de nombreuses analyses économiques, y compris empiriques, ont pu montrer que des politiques protectionnistes ont souvent un effet négatif sur le surplus du pays, même si elles sont un effet positif pour les producteurs qui en bénéficient. ______________________________ (2) Les valeurs indiquées ont été choisies à titre d’illustration, sans prétention à décrire par ce tableau un équilibre économique global. (3) Optimum de Pareto. De plus, une politique industrielle nationale apparaissant protectionniste peut engendrer des représailles coûteuses, dont il faut tenir compte. Dans une perspective dynamique, on s’aperçoit en effet que le passage de l’état A à l’état B n’est sans doute pas durable, compte tenu des réactions à attendre des pays étrangers. on peut craindre que ces dernières s’intéressent moins au surplus total qu’au seul surplus des consommateurs, même au sein d’un pays isolé. Or, l’objectif de l’économie ne saurait consister à réduire les prix au maximum et à faire disparaître les profits des entreprises. Comme le montre le tableau 2, ce n’est pas parce que le surplus des consommateurs est maximal que la politique suivie est optimale : la politique D est préférable pour la collectivité à la politique C bien que les consommateurs y soient moins bien lotis et les producteurs mieux. Un optimum pour les consommateurs et non pour la société dans son ensemble Par ailleurs, en raison de l’approche parfois très juridique des autorités en charge de la concurrence, Tableau 2 C. D. Politique « concurrentielle en faveur du consommateur » (maximise le surplus des consommateurs) Politique « concurrentielle bien entendue » (maximise le surplus total) Entreprises 20 130 Consommateurs 80 70 TOTAL 100 200 Surplus des agents économiques selon la politique suivie Il faut donc veiller à ce que les autorités en charge de la concurrence ne se focalisent pas excessivement sur les seuls gains que tirent les consommateurs des échanges économiques. A ce titre, la politique industrielle pourrait être justifiée comme un moyen de faire prendre en compte les surplus des producteurs dans le processus de décision de telle ou telle politique. I.3 - Le jeu de la concurrence nécessite la présence d’un nombre suffisant de compétiteurs sur le marché, ce qui légitime certaines interventions de politique industrielle en particulier dans le cas d’activités à rendements croissants. L’une des hypothèses qui sous-tend le caractère optimal de l’équilibre concurrentiel est la présence sur le marché d’un grand nombre de concurrents. Si la politique de la concurrence prend en compte cet aspect lors du contrôle des fusions - une concentration excessive du marché est jugée néfaste - elle peut aussi parfois pénaliser le maintien d’un certain degré de concurrence en empêchant les plans destinés à soutenir la présence de tel ou tel compétiteur sur le marché (assimilation à des aides d’Etat). Evidemment, il ne faut pas soutenir artificiellement la présence d’entreprises inefficaces et sanctionnées par le marché. C’est pourquoi la politique industrielle ne peut être justifiée que pour des actions de soutien ponctuelles accompagnées de plans de redressement. Il convient toutefois de prendre garde à ce que la politique de la concurrence n’interdise pas simultanément le soutien à un groupe en difficulté (au nom de la sanction par le marché) et sa reprise ou fusion avec un concurrent plus performant (au nom du maintien de la concurrence). Outre la viabilité des entreprises bénéficiaires de la politique industrielle, la nature des rendements d’échelle de l’activité considérée doit également être examinée de près. Quand les rendements sont croissants, la production à moindre coût exige qu’une seule entreprise soit présente sur le marché. La concurrence n’est donc pas souhaitable ; la solution préconisée consiste alors à créer un monopole régulé. En pratique, il est difficile de réguler un monopole et certains ne peuvent pas l’être au niveau mondial (Boeing avant l’émergence d’Airbus, par exemple). La politique industrielle en faveur d’un second, ou troisième, producteur est alors justifiée dès lors qu’elle arbitre correctement entre l’efficacité productive (qui 7 exige qu’il n’y ait qu’un petit nombre, voire un seul, producteur) et les gains que permet la concurrence (meilleure qualité, prix plus bas, incitation à l’innovation, etc.). Le duopole Boeing Airbus en constitue sans doute un exemple. I.4 - L’incertitude sur l’avenir justifie certaines interventions relevant de la politique industrielle quand le jeu concurrentiel n’est plus optimal en raison des risques et des asymétries d’information. Cependant, conscientes que la collectivité refusera leur disparition, certaines industries risquent de relâcher leur gestion et de nécessiter des aides répétées. Le caractère optimal de l’équilibre concurrentiel suppose que l’investissement dans certaines activités à risque, mais à potentiel de croissance et effet d’entraînement importants ne soit pas pénalisé de façon excessive. En dépit de l’existence des mécanismes traditionnels de partage du risque (assurance, marchés financiers…), la rentabilité économique peut être trop incertaine pour engendrer un niveau suffisant d’investissement, ce qui peut justifier une intervention publique soit sur les mécanismes de financement et le partage des risques, soit sur le secteur considéré lui-même. Certaines activités souhaitables peuvent ne pas apparaître sur le marché, ou à des niveaux insuffisants. D’autres risquent de disparaître, entraînant des défauts de fourniture ou des situations de dépendance pénalisants. Toutes ces imperfections de marché justifient l’intervention publique. Le souhait de faire émerger certaines activités peut ainsi justifier des programmes industriels (par exemple, en France, dans le domaine du nucléaire). 8 Certes, la politique industrielle dans cette acception est assez proche de la politique de la recherche et de l’innovation pour lesquelles les règles communautaires sont sans doute moins contraignantes. Toutefois, ces dernières sont aussi susceptibles de heurts avec la politique de la concurrence et avec l’efficacité économique en raison des subventions croisées que les groupes bénéficiaires peuvent mettre en place (utiliser le soutien sur des activités de recherche au profit de la défense de leur part de marché concurrentiel). En ce qui concerne le risque de défaut de fourniture d’un service, il faut distinguer les types de services méritant réellement de bénéficier de garanties publiques. Certains sont indispensables à court terme à l’économie. D’autres ne sont parfois défendus qu’au nom d’une « indépendance » nationale, objectif difficile à justifier économiquement s’il se ramène au risque général sur les prix (comme l’a montré le cas du pétrole, c’est moins la rupture totale d’approvisionnement qu’il faut craindre que des niveaux de prix élevés ; l’indépendance en tant que telle n’a pas nécessairement une autre signification que la capacité à se couvrir contre des risques de prix), mais ce n’est pas toujours le cas. Enfin, il faut signaler que l’attitude face au risque des industries peut être altérée par la certitude de bénéficier si nécessaire d’un soutien public. Ces phénomènes d’aléa moral peuvent conduire au versement d’aides répétées. Il importe donc de veiller à conserver de bons systèmes de responsabilisation dans les industries aux produits jugés stratégiques et déjà suffisamment concentrées pour que toute disparition soit jugée insupportable. Des menaces crédibles de sanction doivent être conservées. Annexe Arbre de justification d’une politique industrielle. Exemple de l’aide à un groupe en difficulté. Envisager la politique de la recherche et de l’innovation ; vérifier l’absence de subvention croisée avec toute activité concurrentielle OUI S’agit-il d’une politique visant une activité émergente (plutôt que déjà sur le marché) ? NON OUI La fermeture du groupe créet-elle une rupture totale de service (sans substitut possible à court terme) ? Assurer la fourniture à court terme (facilité si existence d’un « Chapter 11 ») ; renvoyer la fourniture à long terme aux procédures standard NON Quelle est la nature des rendements pour l’activité concernée ? Rendements croissants Créer un monopole régulé ; bien fixer les objectifs et moyens de régulation (cas du monopole mondial...) OUI Rendements décroissants La solution du monopole régulé est-elle possible ? Le groupe à aider a-t-il déjà été soutenu ? NON Aide ponctuelle et plan de redressement NON NON Au niveau mondial, la rationalisation de la production (qui conduirait à l'existence d'un nombre très limité d'entreprises, voire une seule) l’emporte-t-elle sur les gains permis par la concurrence (prix, qualité, ...) ? OUI (problème d’aléa moral si aide répétée) Refus de l’aide ; les autorités de la concurrence doivent autoriser la reprise des activités par un concurrent Le groupe est-il viable ? NON (s’il est mondialement optimal de fermer le groupe, tel n’est pas forcément le cas à l’échelle française ou européenne ) OUI OUI Si le groupe à aider disparaissait, la nouvelle répartition géographique des surplus serait-elle acceptable ? OUI NON NON Peut-on négocier un transfert de surplus (e.g. obtenir des compensations par ailleurs, ou devenir actionnaire des producteurs concurrents à l’étranger) ? OUI 9 II - Politique industrielle et politique de la concurrence : le cas des aides aux entreprises en difficulté II.1 - Le discrédit et l'effacement progressif de la politique industrielle entendue au sens traditionnel La notion d'aides d'Etat recouvre en droit communautaire tous les avantages directs ou indirects d'origine publique alloués à une entreprise ou à un secteur d'activité en situation concurrentielle. Elles sont a priori interdites dans la mesure où elles faussent le jeu de la concurrence ; des Etats pourraient les utiliser aux mêmes fins que des barrières douanières, après le démantèlement de celles-ci, et se livrer à une surenchère aussi coûteuse que stérile. Elles contrarient donc l'intégration européenne et la construction du marché unique. Il tombe aussi sous le sens que la concurrence fonctionne si elle sanctionne, c'est-àdire si elle peut se traduire par la faillite ou le retrait des moins compétitifs. Ces aides se traduisent donc a priori par des pertes d'efficacité. Les dérogations à cette prohibition de principe concernent les mesures de soutien aux régions en difficulté et de politique industrielle dite "horizontale" (promotion de la création d'entreprises, du développement des PME, de la R&D, de la protection de l'environnement, de la formation etc…). Elles trouvent leur fondement théorique dans l'existence de défaillances de marché (externalités, asymétries d'information et donc notamment rationnement du marché du crédit etc…). A contrario, sont jugées suspectes les politiques "verticales", qu'elles prennent la forme de plans sectoriels, d'aides aux entreprises en difficulté, ou encore de promotion de "champions" nationaux ou européens. Bien que le terme soit évoqué dans le traité de Maastricht, la politique industrielle au sens strict n'a guère eu jusqu'ici de place dans l'édifice juridique communautaire. D'ailleurs, la Commission veille scrupuleusement au caractère horizontal des politiques communautaires elles-mêmes. Ainsi, limite-elle le soutien du budget européen à la recherche pré-compétitive, de sorte qu'il n'a guère eu d'effet structurant sur l'économie européenne, contrairement à celui qu'apportent les agences fédérales à la recherche industrielle des firmes américaines. 10 Dans le cas d'entreprises en difficulté financière pour lesquelles on estime que laisser faire le marché serait préjudiciable, il faut se demander pourquoi, si l'outil de production est efficace (et en particulier dans sa configuration actuelle, par exemple du fait de complémentarités entre activités qui justifieraient de prévenir son démantèlement), le système financier ne joue pas son rôle en prenant les décisions nécessaires pour maintenir l'entreprise à flot, tout en lui imposant les changements de gestion (et de gestionnaires) souhaitables. En tout état de cause, la solution de premier rang consiste à remédier à un éventuel dysfonctionnement de marché - ici du crédit plutôt qu'à en pallier les effets, ce qui passe, comme on le voit encore une fois, par des politiques horizontales. De fait, l'échec de plans sectoriels comme celui de la machine-outil, le coûteux acharnement thérapeutique mené dans le passé sur quelques entreprises non-compétitives, et l'arbitraire évident de certains jeux de "meccanos industriels" ont pu déconsidérer ce type de politiques. En France, la décision des pouvoirs publics, en 1983, de ne pas venir au secours du leader national de la mécanique lourde, Creusot-Loire, mais seulement des salariés et des sites concernés, en mettant œuvre des politiques de reconversion, a semblé consacrer l'abandon des politiques sectorielles au profit des politiques d'environnement compétitif, avant même que le droit de la concurrence européen ne prenne l'importance qu'on lui reconnaît aujourd'hui, et ne consacre cette situation. II.2 - La politique industrielle ne manque pourtant pas de fondements théoriques solides A) On peut repartir du cas évoqué précédemment d'une entreprise menacée de faillite, bien qu'économiquement viable. Il y a eu, en effet, trop de cas de grandes sociétés dont la valeur de marché a pu devenir quasi-nulle avant qu'elles ne se rétablissent brillamment, souvent en quelques années et notamment grâce à un soutien public, pour considérer cette situation comme une vue de l'esprit ou une rareté (cf Air France, Thomson Multi Média…) Comme on l'a dit, les meilleures solutions devraient a priori prendre la forme de mesures générales, en l'occurrence de remédiation à des imperfections du marché du crédit. Toutefois : - on peut d'abord parfois douter de l'existence de telles solutions pour la raison que ces difficultés ne sont pas à proprement parler des imperfections de marché. Que faire quand la menace de faillite tient à un horizon d'action trop court (en tout cas plus court que celui de la collectivité) et à une aversion au risque trop grande des établissements financiers, de même qu’à leur difficulté à se coordonner(4) ? - on peut ensuite douter de la possibilité à mettre en œuvre des remèdes efficaces de ce type. Qu'on pense par exemple aux fluctuations. Comme celles-ci ne peuvent pas ne pas avoir d'influence (pro-cyclique) sur les politiques menées par les établissements de crédit, on ne voit donc pas comment, lors de chaque phase de ralentissement conjoncturel, un certain nombre de grandes entreprises économiquement viables ne seraient pas privées d'un soutien financier pourtant justifié. On n'a pas constaté par le passé que le système financier permettait toujours de lisser les à-coups conjoncturels - sinon certaines entreprises ne se trouveraient pas régulièrement dans l'obligation de réduire leur endettement quand la conjoncture économique générale se dégrade, ce que l'on peut supposer temporaire… - enfin, les imperfections de marché peuvent différer par leur nature et leur ampleur d'un secteur à l'autre, ce qui limite la pertinence de politiques horizontales. Comment prendre en compte efficacement les spécificités de la pharmacie et de l’aéronautique si on ne dispose que des mêmes outils dans les deux cas ? B) La portée de ces arguments excède de beaucoup le soutien aux entreprises en difficulté ; ils militent en faveur du recours à une politique industrielle en particulier le dernier. Des rendements d'échelle croissants, le caractère oligopolistique de certains marchés, l'importance des effets d'apprentissage, à l'origine de rentes technologiques - concentrées dans certaines entreprises ou, plus souvent, qui bénéficient à des pans entiers de l'économie nationale du fait d'externalités(5), toujours en partie localisées l'existence de ces dernières, peuvent justifier des mesures ciblées, dans le souci du bien-être européen voire mondial. Ainsi les subventions versées à Airbus ont permis de réduire la rente de Boeing, au profit des producteurs européens mais aussi des consommateurs de toute la planète en contribuant à la baisse des prix (et dans le même temps à l'accroissement de la variété des produits offerts). Naturellement, le renforcement de la compétition induisant une diminution de la rente mais non sa disparition, l'augmentation du bien-être de l'UE tient aussi au fait qu'elle s'approprie une partie de cette dernière. De ce fait, on peut même concevoir que certains projets (d’accords entre entreprises ou de concentrations par exemple) réduisent la concurrence au détriment des consommateurs, notamment européens, mais que l’accroissement du surplus des producteurs (actionnaires, gestionnaires et salariés) de l’Union qui résulte de l’augmentation de leur pouvoir de marché excède cette perte, d’où un gain du surplus total des agents européens. C’est que cet accroissement correspond aussi en partie à une ponction sur les surplus des consommateurs extra-communautaires. On peut également imaginer qu’il se fasse au détriment des producteurs extra-communautaires, si le renforcement de l’entreprise européenne concernée lui permet à terme de les évincer ou de leur prendre des parts de marché substantielles. Si Microsoft avait été européen et non pas américain, à supposer que la logique de standardisation dans ce secteur devait aboutir à la domination d’une seule grande entreprise, le consommateur n’en aurait pas pour autant nécessairement bénéficié de prix plus bas, mais l’économie européenne serait aujourd’hui plus puissante. Ces deux scénarios, en général cumulatifs, peuvent constituer des arguments à l’appui de politiques en faveur de « champions européens ». Ceci, encore une fois, sous la réserve de la nature effectivement particulière des marchés concernés, mais les cas sont trop nombreux et importants pour que l’Union puisse ne pas se poser la question de la conduite à tenir dans de telles configurations. ______________________________ (4) On connaît en particulier le danger des comportements mimétiques, qui peuvent pourtant, sous certaines hypothèses, apparaître rationnels. (5) D'où une incitation insuffisante à investir. Il peut se faire que l'importance de ces externalités minore structurellement le taux de profit d'un secteur ou d'un échelon donné d'une filière de production, et donc que la rente soit entièrement accaparée par d'autres. 11 C) Or, il arrive que les services de la Commission s'en tiennent au surplus des seuls consommateurs. Il suffit, par exemple, que le profit que retireraient les consommateurs d’une opération de concentration lui apparaisse douteux – soit que les gains d’efficacité liés à celle-ci, soit que leur transmission aux clients, restent par trop limités et hypothétiques à ses yeux – pour qu’il y ait toutes chances qu’elle s’y oppose. Ne demeurent alors dans la balance que les effets jugés a priori négatifs du renforcement du pouvoir de marché des entités fusionnées ou de la création d’une position dominante à leur bénéfice. Les outils conceptuels nécessaires à la défense des intérêts européens ne sont pas toujours disponibles dans des cas qui relèvent de la création, du partage ou de la consolidation de rentes, en particulier technologiques, au niveau mondial. Se focaliser sur le surplus du consommateur, au motif que lui seul importerait in fine, conduit à négliger la complexité des marchés se caractérisant à la fois par une concurrence (très) imparfaite – sans qu’il y ait de remède réaliste à cette situation – et par leur nature mondiale. Si toute amélioration de la situation des producteurs européens est supposée se faire au détriment de celle des consommateurs européens, ce qui est souvent inexact, elle apparaîtra naturellement a priori suspecte et ne pourra constituer un argument en renfort de l’opération. Pour qu’il en aille autrement, il faut effectivement prendre en compte des considérations de politique industrielle –en s’intéressant à la problématique qui vient d’être décrite et ce, dans une perspective dynamique; les positions dominantes sur les marchés technologiques mondiaux de demain se gagnent pas des « politiques de puissance » aujourd’hui. Cet élargissement du champ de l’analyse oblige à se poser la question de la nationalité des entreprises. Il importe plus précisément de savoir qui s’approprie cette rente, comment se répartit le surplus des producteurs. De fait, elle peut s’avérer compliquée, le pouvoir de décision, le capital social, la base productive pouvant se trouver éclatés entre plusieurs régions du monde. En pratique, il est rare qu’on ne puisse assigner à un grand groupe une appartenance géographique ; en particulier, on peut généralement déterminer si elle mérite le qualificatif d’ « européenne » (à défaut de pouvoir être rattachée facilement à un Etat membre), d’après la localisation de son siège social, de son appareil de production et la nationalité de ses salariés. Les entreprises mondiales ne sont pas nécessairement « globales » - loin s’en faut. 12 Au total, on voit bien que les politiques "horizontales" risquent, dans ce type de situation, de n'exercer que des effets d'aubaine et de se résumer à un saupoudrage inefficace. A noter que les aspects sociaux ne sont pas discutés ici, quoique le coût des plans de reconversion puisse justifier un calcul économique, le mettant en rapport avec celui d'une opération de soutien industriel, à condition que celle-ci reste temporaire. Il en va de même des préoccupations d'aménagement du territoire, alors que l'on pourrait également se soucier de la répartition optimale des activités sur le territoire d'un point de vue purement économique - par exemple en prenant en compte certaines externalités négatives liées à de trop fortes disparités entre régions ou à une spécialisation trop poussée. II.3 - Au final, les cas particuliers de la théorie standard, qui en pratique se multiplient, invitent à considérer un autre paradigme, de nature plus "évolutionniste". A) Une approche de nature sectorielle est rendue nécessaire par le fait que la compétitivité des entreprises ou d'un ensemble d'entreprises ne constitue pas seulement le résultat de l'initiative des firmes individuelles, s'adaptant aux signaux du marché, mais aussi d'agencements systémiques entre institutions et entreprises - qui mettent en jeu, par exemple, les rapports entre celles-ci et le système de formation professionnelle, le monde de la recherche académique, ou encore les grands donneurs d'ordre public, comme les ministères ainsi qu'entre entreprises aux activités complémentaires voire proches (cf les districts industriels italiens), qui dépassent le cadre des seules relations de marché. Les avantages comparatifs étant socialement construits et de nature dynamique, l'histoire compte. On parle de "trajectoire technologique". Il importe à la fois d'entrer sur un nouveau marché parmi les premiers, en particulier quand l'échelle efficace de production limite drastiquement le nombre d'entreprises potentiellement rentables dans un secteur donné. De même, il s’agit de ne pas se faire évincer de marchés stratégiques pour les échanges et la croissance futurs. Le souci de l'efficacité allocative et productive ne doit pas faire perdre de vue qu'il existe des industries ou des métiers durablement plus dynamiques, rémunérateurs et/ou qui exercent des effets d'entraînement sur le tissu économique proche. Même si l'on peut encore trouver les mêmes produits aux même prix, les conséquences négatives de la fermeture d'une grande entreprise excèdent le périmètre de cette dernière, c’est-à-dire de ses salariés et de ses actionnaires. Des mesures de type "défensif" peuvent donc s'insérer dans le cadre d'une véritable politique industrielle dans des cas où les pertes de savoirfaire risqueraient d’être largement irréversibles et où tout effort pour reconstituer une base de production nationale s'avèrerait beaucoup plus coûteux que le sauvetage d'une entreprise ayant déjà accumulé un important capital physique et humain. L'effet d'hystérésis de semblables faillites apparaît d'ailleurs d'autant plus dommageable que l'apparition puis le développement très rapide de jeunes entreprises innovantes, prenant rang en quelques années parmi les plus grands groupes mondiaux se révèle un phénomène beaucoup plus rare dans l'Union européenne qu'aux Etats-Unis. Parmi les 25 plus grandes sociétés américaines d'aujourd'hui, 19 ont été créées après 1960 ; dans le cas des 25 plus grandes sociétés européennes, aucune. B) A cet égard, on pourrait objecter que ce déficit tient peut-être à un renouvellement insuffisant du tissu des grandes entreprises européennes et que ce genre d’intervention publique irait donc dans le mauvais sens. Plus généralement, les entreprises installées bénéficiant de trop de protections, les jeunes pousses auraient du mal à se développer et à remettre en causes les positions acquises, ce qui nuirait également à l’incitation à la prise de risque. L’argument se trouverait alors retourné. Toutefois, il apparaît hasardeux d’imputer principalement cette différence observée entre les deux rives de l’Atlantique au soutien qu’apportent les pouvoirs publics européens à leurs « champions », en particulier dans le cadre d’opérations de sauvetage, dans la mesure où l’Etat américain n’est sans doute pas moins actif à cet égard. Parmi les handicaps dont souffrent les jeunes entreprises européennes, par comparaison avec leurs homologues américaines, on doit aussi citer un cloisonnement persistant des marchés nationaux, un degré plus élevé de réglementation et un moindre développement du capital-risque. Cette objection possible n’en met pas moins en lumière la nécessité de poser des conditions à ces mesures « défensives », tenant notamment à la valeur des savoir-faire en jeu (cf infra). C) Dans le cadre de cette approche, qui confère un rôle essentiel au volontarisme des acteurs, on peut aussi considérer qu'importent non seulement le maintien de la base productive sur le sol d'un pays donné mais aussi la nationalité du capital du groupe, si l'on juge que l'autonomie de décision et le regroupement des différentes activités de l'entreprise au sein d'un même ensemble sont vitaux pour l'avenir. Maintenir le plus possible de centres de décision en France contribue notamment à la maîtrise des choix technologiques nationaux (même s'il faut rappeler que la notion de choix recouvre aussi celle de sacrifice : on ne peut pas tout faire). En cas de rachat par un groupe étranger, et/ou de ventes par appartements, certains redoutent en effet une délocalisation des savoirfaire ou une perte progressive de substance (disparition de certaines synergies, priorité donnée aux sites étrangers). Il est vrai que la mondialisation du capital bénéficie aussi aux entreprises françaises et européennes. Elles peuvent acquérir des savoirfaire ainsi que toute sorte d'actifs immatériels à l'étranger, pour les mettre au service de stratégies décidées dans notre pays ou sur notre continent. Il y a donc un choix à faire - mais sans doute aussi, au préalable, un constat à dresser : les marchés de la propriété des entreprises sont-ils aussi ouverts hors d'Europe que dans l'Union ? Le souci de l’ouverture du capital des entreprises et de limitation des interférences des pouvoirs publics (sous la forme de "golden share" etc…) au sein de l'Union, n'a-t-il pas créé une asymétrie, dans la mesure où les sociétés et les investisseurs extracommunautaires en profitent également, parfois sans contrepartie de la part de leurs pays d'origine ? Il s'agit là d'un point de discussion tout à fait essentiel. En effet, si en dépit de la situation financière du groupe, l'outil de production restait lui-même compétitif, d'aucuns objecteront que des repreneurs ne manqueraient pas de se présenter. Pour justifier l'intervention de l'Etat, il faut en effet pouvoir exciper du fait que les procédures normales aboutiraient à un résultat sousoptimal, bien que ne conduisant que rarement à des liquidations pures et simples dans le cas de grands groupes, mais plutôt à leur démantèlement. En clair, il s’agit de démontrer qu’un intérêt supérieur s’attache à la nationalité de ceux-ci et à leur intégrité. 13 II.4 - Ces fondements théoriques doivent aussi s'énoncer comme les conditions d'une intervention appropriée. A) L'étude des situations de concurrence imparfaite a donc permis de donner à la politique industrielle les fondements théoriques qui lui manquaient, ce qui signifie qu'elle possède une légitimité mais aussi que sa mise en œuvre dépend de conditions d'application claires. Par le passé, des interventions de nature trop "politique" n'ont a contrario pu qu'alimenter un certain scepticisme sur leur bienfondé économique. Ces conditions touchent à l'état et à la dynamique des marchés et à l'entreprise, qui doit se trouver le moins éloignée possible de la frontière technologique. L'idéal est que les difficultés rencontrées ne tiennent pas à un manque d'efficacité productive et à une perte de compétitivité mais seulement à des erreurs de gestion financière. Ces dernières appellent certes une sanction, mais a priori pas sous une forme allant jusqu'au remodelage de l'outil de production. Cette description correspond pour l’essentiel aux difficultés récentes de France Télécom. Un autre cas de figure à envisager est celui d’un effondrement conjoncturel de marchés que l'on sait très cycliques, ce qui recouvre en partie l’origine de la crise d'Alstom. De fait, on pourrait trouver anormal, du strict point de vue de l’efficacité productive et de la bonne allocation des ressources, que dans un secteur où toutes les grandes entreprises souffrent d'un repli général des commandes, la sélection se fasse sur le seul critère de la surface et de la solidité financières. Enfin, le cas de secteurs structurellement surcapacitaires, comme, par le passé, la sidérurgie ou les chantiers navals, appelle une action de restructuration à l'échelle le plus large possible, si possible du marché lui-même - notamment dans le souci, cette fois-ci, que survivent les producteurs les plus efficaces et non pas les plus subventionnés par leurs autorités nationales. A rebours, sauver une entreprise devenue structurellement non-compétitive ou soutenir pendant des décennies une entreprise qui n'arrive pas à faire sa place sur le marché n'a évidemment pas de sens. Tel est peut-être le cas de Bull, même si les perspectives de croissance du marché de l'informatique pouvaient justifier initialement une stratégie volontariste de développement d'un secteur national. Une "mauvaise" politique 14 industrielle n'est pas nécessairement une politique dépourvue des fondements mais souvent une politique qui repose sur une appréciation erronée des enjeux économiques et technologiques dans un secteur à un moment donné. Cette évaluation initiale, dans le cas d'un grand groupe en difficulté, est compliquée par le fait qu'il gère en général un portefeuille de produits, certains d'entre eux, compétitifs - les "vaches à lait" pouvant servir à combler en partie les pertes imputables à d'autres. Il importe que l'intervention publique n'ossifie pas la structure des groupes, au risque de subventions croisées préjudiciables à tous égards pour la concurrence, mais au contraire accélère les redéploiements souhaitables. Il faut parfois un « Etat-chirurgien » plutôt que « brancardier ». B) L'indispensable effort de diagnostic et de pronostic préalables s'avère un exercice particulièrement délicat et périlleux. Les pouvoirs publics risquent, en effet, d'imposer aux marchés une vision plus ou moins arbitraire des choses, au risque de faire fausse route, alors que leur intervention a un coût certain (celui des ressources financières mobilisées, des distorsions provoquées par les instruments principalement fiscaux utilisés pour les recouvrer), ou même de sélectionner la technologie qui se diffusera, indépendamment de ses qualités intrinsèques, comme cela peut arriver lors de phases initiales de développement, dites de « bataille de standard ». La nécessité de négocier avec la Commission européenne un plan de restructuration pourrait fournir l'occasion d'un examen approfondi de celui-ci dans cette optique. Cependant, les mesures imposées par cette dernière paraissent en général moins inspirées par le souci de l'efficacité industrielle de l'entreprise restructurée, que par la volonté de restreindre à toute force son périmètre et son poids sur le marché, dans la mesure où sa survie serait en soi une atteinte au jeu de la concurrence. Le terme de "compensations" utilisé dans de telles occurrences est assez révélateur. Il ne s'agit pas principalement d'obliger l'entreprise à se défaire des unités les moins productives, qui ne méritent effectivement pas d'être soutenues, mais de réduire son pouvoir de marché, et donc d’augmenter celui de ses concurrents, « lésées » par l’intervention publique. Cette approche apparaît d’ailleurs contradictoire avec le primat accordé à la concurrence et au bien-être des consommateurs. C) Par ailleurs, il convient que les modalités du soutien public permettent de limiter, autant que faire se peut, les phénomènes d'aléa moral. D'abord, il ne doit pas être de nature inconditionnelle, comme on l'a vu, mais se fonder sur le résultat d'une analyse objective de la situation et des perspectives du groupe concerné. Cette dernière peut conduire à la conclusion que la collectivité publique n'a pas à faire plus que mettre en œuvre un dispositif d'accompagnement social et/ou local, ou que le plan de redressement doit prévoir la fermeture de certaines unités de production, la cessation ou la cession de certaines activités. Il ne faut pas que s’applique un principe simpliste, « too big to fail », et qu’il imprègne les esprits, en particulier des gestionnaires. Ensuite, la sanction de l'équipe managériale, doit être la même que dans le cas d'une faillite ou d'un démembrement. L’intérêt et la viabilité économique de l’entreprise, s’ils justifient d’agir pour sa survie et son intégrité, ne doivent pas exonérer ses dirigeants de leurs responsabilités. Conclusion Dans ce texte, on retrouve souvent des arguments comparables à ceux utilisés par Krugman en faveur des "politiques commerciales stratégiques". De fait, la politique industrielle verticale dont il est ici question ne constitue qu'un volet d'une action de modelage, remodelage ou préservation du tissu productif qui devrait également mobiliser : - la politique technologique. Celle-ci se distingue de la politique transversale d'aide à la R&D, et implique notamment une politique de promotion de la coopération entre firmes d'un même secteur, qui nuance l'a priori négatif qu'on peut avoir envers les ententes, et à rebours d’une conception naïvement linéaire des relations entre la recherche, l’innovation et la production, - la politique commerciale, - ainsi, naturellement, que celle de la concurrence, notamment dans le domaine des concentrations - la politique de la concurrence ne devant pas se limiter à l'application mécanique d’un droit mais prendre en compte l’objectif d’efficacité économique en tant que tel, ce qui peut impliquer des choix et la mise en œuvre de stratégies. 15