le christianisme africain et sa théologie

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Revue des sciences religieuses 84 n° 2 (2010), p. 159-174.
LE CHRISTIANISME AFRICAIN
ET SA THÉOLOGIE
L’expression « christianisme africain » est du Pape Paul VI qui,
lors de sa visite à Kampala (Uganda) en 1969, disait : « l’expression,
c’est-à-dire le langage, la façon de manifester l’unique foi, peut être
multiple et par conséquent originale conforme à la langue, au style, au
tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi.
Sous cet aspect, un pluralisme est légitime, même souhaitable. […]
En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain 1 ». Ces paroles du Pape ont donné un nouvel élan au mouvement
théologique qui se frayait un chemin surtout depuis les années 50 du
dernier siècle avec au centre le fameux manifeste Des prêtres noirs
s’interrogent (Paris 1956) et le célèbre « Débat Tshibangu-Vanneste »
à la Faculté de Théologie de l’Université Lovanium de Kinshasa
(1960). On peut considérer le Franciscain belge Placide Tempels
comme le précurseur de ce développement, lui qui dès 1945 avait
milité pour un christianisme contextuel au Congo belge, en fondant le
mouvement « Jamaa » (famille) qui finalement aboutira au concept de
l’« Église-Famille » lors du Synode africain de 1994, bien que les
Pères synodaux n’aient pas été très conscients de cette influence
tempelsienne. Quoi qu’il en soit, si l’on admet un christianisme africain, il est évident que ce christianisme nécessite une théologie
propre, qui se démarque de la voie suivie par d’autres théologies se
déployant elles aussi au sein d’autres christianismes avec, tous, le but
d’aboutir à une compréhension de la même révélation par des voies
différentes.
I. POUR UNE THÉOLOGIE APPROPRIÉE AU CHRISTIANISME AFRICAIN
Nous avons tous à l’esprit la leçon dite de Ratisbonne tenue par
Sa Sainteté le Pape Benoît XVI le 16 septembre 2006 à l’Université
1. Paul VI, Discours aux évêques africains à Kampala 1969, no 2.
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de cette ville 2. En ce qui nous concerne, la chose la plus importante
qui nous intéresse est l’assertion du Pape selon laquelle on ne peut
plus faire abstraction de l’hellénisation du christianisme 3. A cet
endroit, l’auteur, après le protestantisme avec sa « sola scriptura » et la
théologie libérale des 19e et 20e siècles, mentionne aussi le problème
de l’inculturation qui s’efforce de remettre l’hellénisation en question
pour la remplacer par d’autres cultures. On ne peut pas du tout, selon
Benoît XVI, faire un retour à la situation d’avant le mariage entre la
culture grecque et le Nouveau Testament 4. Cela signifie en termes
clairs que l’inculturation est clôturée une fois pour toutes et que tous
doivent désormais se conformer au christianisme tel qu’il se présente
depuis la rencontre avec la culture grecque. Pour Benoît XVI, pourrait-on dire, c’est dans cette rencontre qu’il y a eu le dialogue entre foi
et raison et ce modèle doit s’imposer partout et pour toujours.
1. Vérification d’un fait
La question qui se pose ici est entre autres celle de savoir si dans
le Nouveau Testament il n’y a que la raison hellène qui s’impose et
pas aussi en même temps l’héritage juif qui ait interpellé la culture
grecque et l’Europe en général 5. De plus, la raison grecque dont le
Pape parle et qui est devenue déterminante pour l’Europe ne l’a pas
été de façon exclusive, mais on connaît aussi l’influence du courant
islamique qui n’a pas laissé l’Europe intacte, puisqu’il a donné un
nouvel accès à l’Occident en ce qui concerne l’interprétation d’Aristote. Qu’on se rappelle seulement la transmission d’Aristote à travers
l’Espagne 6. Cela signifie à la fin que la rencontre primitive entre le
Nouveau Testament et la philosophie grecque n’a pas clôturé le
processus de dialogue entre foi et raison, mais qu’à travers les
époques suivantes se sont ajoutées d’autres rationalités qui voulaient
à leur tour regarder de près l’union survenue au départ entre foi et
raison dans une culture déterminée. La discussion concernant la foi ne
peut se faire que si chaque culture reprend à son compte la vérifica2. Benedikt XVI. Glaube und Vernunft. Die Regensburger Vorlesung, Freiburg
2006, p. 9-32.
3. Cf. ibid., p. 23 s.
4. Cf. ibid., p. 26 s.
5. Cf. J- B. METZ, « Anamnetische Vernunft. Anmerkungen eines Theologen zur
Krise der Geisteswissenschaften », in : A. Honneth u.a. (Hrsg.), Zwischenbetrachtungen. Im Prozess der Aufklärung, Frankfurt a. M. 21989, p. 733-738, ici p. 734. Voir
la citation chez R. ERSTERBAUER, « Christliche Vernunft als Seele Europas. Bemerkungen zur Regensburger Vorlesung Papst Benedikts XVI », in : Stimmen der Zeit 225
(2007), p. 147-160, ici p. 154.
6. Cf. ERSTERBAUER, « Christliche Vernunft », p. 154 s.
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tion de ce qui lui est transmis, de façon à l’assimiler dans son propre
contexte. Si l’on ne prend pas en considération les différentes rationalités, l’on risque de canoniser un seul type de rationalité et d’aboutir
ainsi à une prétention totalitaire d’un modèle, lui-même situé 7.
Quand le Pape parle du Nouveau Testament et de l’hellénisme, il
serait bon de se rappeler également que le judaïsme qui est présent
dans cette rencontre a été lui aussi soumis à plusieurs influences.
Ainsi, l’on ne peut que difficilement s’imaginer que le séjour du
peuple hébreu en Egypte n’ait apporté absolument aucune contribution à sa religiosité et à la formulation de sa foi. Moïse lui-même qui
devait conduire ce peuple avait été incontestablement élevé dans la
culture égyptienne, et l’on connaît, depuis Cheikh Anta Diop, le lien
de l’ancienne culture égyptienne avec les différentes formes de la
culture de l’Afrique noire d’aujourd’hui 8.
Des études patristiques de leur côté ont montré que la pensée chrétienne en Occident a été largement influencée par le christianisme
africain primitif. Qu’on pense ici par exemple à l’école d’Alexandrie
où des maîtres de renom ont développé la théologie et la méthode
exégétique qui ont été reprises et développées au cours des siècles en
Occident 9. Mais, dira-t-on, tous ces auteurs de cette fameuse école et
d’autres théologiens du christianisme primitif en Égypte écrivaient en
grec et ne peuvent pas avoir interprété leur foi dans la culture africaine. Une telle objection oublie que bien que les théologiens ou
même les philosophes de cette partie d’Afrique aient utilisé la langue
grecque dans leurs écrits, il s’agissait en fait d’un grec africanisé et
qui exprimait au fond une pensée différente de l’hellénisme classique.
L’illustre patrologue nord-américain, Thomas C. Oden, observe en ce
sens que définir par exemple le monachisme de la Thébaïde et celui
de saint Pacôme comme étant essentiellement grecs c’est méconnaître
leur façon propre de s’exprimer, leur vision du monde et leur enracinement social. En effet, bien que leurs guides écrivaient officiellement
en grec, ils continuaient à s’adresser à une culture nilotique dans des
métaphores nilotiques 10. A partir de ce moment il est clair que la
rencontre du Nouveau Testament avec les Grecs du temps de l’Apôtre
7. Cf. ibid., p. 157s.
8. Cf. CHEIKH ANTA DIOP, Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, Paris 41999.
E. MVENG, Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à
Strabon, Paris 1972.
9. Se reporter surtout à l’étude de Th. C. ODEN, How Africa Shaped the Christian Mind. Rediscovering the African Seedbed of Western Christianitiy, Downers
Grove, Illinois 2007.
10. ODEN, How Africa Shaped, p. 66 : « To define Theban and Pachomian monasticism essentially as Greek is to misunderstand its language, its worldview and its
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Paul ne fut pas un processus terminé et intangible, mais que concrètement l’Occident a finalement aussi « gobé » un certain nombre d’éléments culturels africains. On pourrait citer ici l’exemple de la pratique
du consensus conciliaire. Les spécialistes nous attestent que les
conciles œcuméniques les plus influents eurent lieu en Afrique,
notamment dans les grandes villes de Carthage, Hippone, Milev et
Alexandrie. Ainsi, les grandes hérésies comme l’arianisme, le sabellianisme, le gnosticisme et le pélagianisme furent soumis aux débats
et aux solutions d’abord en Afrique avant qu’on en discute ailleurs.
Aujourd’hui on est en train de découvrir que le christianisme consensuel ou œcuménique est un processus qui commença en Afrique habituée aux processus de palabre. Ce n’est qu’après que le consensus
conciliaire déjà initié et pratiqué en Afrique ait donné le ton que
l’exercice s’en est imposé également en Europe 11.
Compte tenu de tout cela, il n’est pas du tout justifié de parler sans
plus de l’union entre le judaïsme et l’hellénisme qu’on ne pourrait
plus remettre en question, comme si cela reviendrait à toucher à la
substance même de la foi chrétienne. En effet, à chaque époque et
dans chaque culture les destinataires de l’Évangile se sont toujours
efforcés de trouver une voie propre pour vivre la foi en Jésus Christ
sans trahir la révélation initiale. Il y a à distinguer absolument entre
révélation et théologie ou philosophie qui sert d’instrument pour
interpréter cette révélation. Malheureusement, dans l’œuvre de
l’évangélisation concrète, l’on a rarement tenu compte de ce fait, mais
souvent une grande confusion a régné entre la culture occidentale et
l’Évangile. Au fond l’annonciateur de l’Évangile imprégné de sa
culture occidentale a cru imposer le message divin par une culture
étrangère au destinataire. L’histoire de l’évangélisation en Afrique
noire en est une preuve on ne peut plus palpable.
2. Évangélisation et culture africaine
Le prêtre suisse fidei donum et historien de l’Église, John Baur,
qui a œuvré plusieurs décennies en Afrique de l’Est comme professocial location. Even if its leaders wrote publicly in Greek, they continued to speak
to a Nilotic culture in Nilotic metaphors. Even the leaders in Alexandria had the Nile
Delta and Valley to deal with commercially, and it had a culture dating more than a
thousand years older than Alexandria. So by what magic could Alexandria be cut
adrift from its continental context and reality ? »
11. ODEN, How Africa Shaped, p. 80 : « The deliberative processes that led to
consensual Christian orthodoxy were worked out largely in North Africa. Yet the literature on the history of ecumenism hardly mentions this. Many of the decisions made
by the early African councils are still observed as weighty precedents of canon law
throughout vast reaches of global Christianity. »
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seur, commence la dédicace de son livre par ces versets du Cantique
des Cantiques 1, 5-6 : « Je suis noire et belle, filles de Jérusalem… Les
fils de ma mère ne m’aimaient pas. Et ils m’ont fait travailler dans
leurs vignes. Ma propre vigne, je ne pouvais m’en occuper ». Et John
Baur de commenter : « La fiancée brûlée par le soleil qui parle ici est
l’Église d’Afrique. Pendant des siècles, l’Afrique a dû faire l’expérience de l’absence d’amour des fils de sa mère, à savoir les hommes
blancs qui ont dévasté sa vigne et l’ont forcée à travailler dans les
vignes des autres peuples, c’est-à-dire à vivre en esclavage 12 ». L’on
aura observé que dans le texte du Cantique des Cantiques repris, l’auteur ne redonne pas la traduction initiée par saint Jérôme et dont le
texte se lisait : nigra sum sed formosa, je suis noire mais belle. A ce
propos, John Baur écrit : « Dans les temps anciens, on croyait traduire
ce texte, avec une idée de regret, comme le fit Jérôme : ‘ Je suis noire
mais belle ‘. Cependant, Origène, le premier théologien chrétien écrivant sur le sol africain, a insisté sur noire et belle ; car, dans la fiancée,
il a vu l’Église de chez les Gentils, avec un droit de naissance égal à
celui de la Synagogue 13 ». En parlant d’Origène, il sied de rappeler
qu’il était Africain à part entière et que c’est lui qui a initié la méthode
exégétique de l’École d’Alexandrie (en particulier dans son Peri
archon) dont il a été question.
Quant l’historien John Baur parle de la défiguration de l’Afrique
par l’Occident, le mot esclave doit s’entendre dans un sens plus large
et non seulement en relation avec l’histoire de la traite des noirs. Il
s’agit de voir l’oppression de la race noire dans toutes ses ramifications, y compris la dimension culturelle dont la non-reconnaissance
par les Blancs a fait dire au Père jésuite camerounais Engelbert
Mveng que le vrai problème du Noir africain est la pauvreté anthropologique qui consiste en la perte totale de son identité 14.
Au plan du christianisme, l’on sait que l’évangélisateur venu en
Afrique voulait faire la tabula rasa de la religion africaine. Le mot
« païen » signifiait qu’il fallait faire abstraction de toute la foi en Dieu
et imposer ce qui venait du christianisme déjà interprété en Occident.
C’est ainsi que dans certains pays, les missionnaires sont allés jusque
changer le nom de Dieu qui existait dans les langues africaines. Un
exemple frappant est celui du Rwanda et du Burundi où le nom Imana
qui désigne Dieu fut remplacé par le terme swahili Mungu que le
12. J. BAUR, 2000 ans de Christianisme en Afrique. Une histoire de l’Église africaine, Paulines, Kinshasa 2001, p. 5.
13. Ibid., p. 5.
14. Cf. le livre de E. MVENG, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris
1985.
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christianisme missionnaire croyait mieux correspondre à son concept
de Dieu. Pour le missionnaire, il fallait par là éviter le danger de toute
superstition et du culte de faux dieux. Le christianisme importé n’a
d’abord pas cru que les Africains pratiquaient le monothéisme,
contrairement aux peuples occidentaux antiques chez qui l’on trouvait
des dieux et déesses, lesquels, par-dessus-le marché, se mariaient
entre eux. On ne trouve rien de tel dans les différents groupes
ethniques africains que nous avons étudiés jusqu’ici. – Comme pour
le problème de Dieu, le christianisme importé ne s’est pas posé la
question de la signification profonde de la place des ancêtres chez les
Africains avant d’en interdire la pratique, bien que cela aurait été
facile à réaliser quand on tient compte de la place qu’occupent les
fidèles défunts dans le christianisme lui-même. Or chez les Africains,
bien plus que dans le christianisme occidental, les vivants de cette
terre ne sont qu’une partie d’une communauté plus vaste et tridimensionnelle, à savoir les membres visibles d’ici-bas, les morts et les nonencore-nés qui, bien que attendus pour l’avenir, ont une existence
réelle dans la pensée de Dieu. Ils sont porteurs de l’espérance de la
communauté dans son entièreté, car il incombera à eux de continuer
ce que les autres avaient commencé avant leur arrivée dans ce monde
visible 15.
L’ignorance en matière de structure et de conception de la famille
africaine a conduit aussi à un malentendu grave en matière de
l’éthique sexuelle et matrimoniale. En effet, la communauté étant
fondamentale, rien ne peut être entrepris individuellement sans
engager cette dernière. Aussi est-il normal que le mariage d’un des
membres intéresse toute la communauté dont le destin est en jeu. À ce
propos, il y a d’abord la place de deux futurs époux qui ne peut être
dissociée de la communauté, y compris la communauté des morts. Il
est alors normal que le jeune homme et la jeune fille ne soient pas
laissés seuls dans leur décision de s’engager dans le mariage. Les
autres membres de la famille ont aussi leur mot à dire. Cela ne va pas
15. Dans la théologie africaine il est peu approprié de traduire ce terme par les
générations futures au sens occidental, car il s’agit d’une idée dynamique qui ne s’applique pas uniquement à l’enfantement biologique, mais plutôt plus aux relations
interpersonnelles qui font de quelqu’un une personne humaine. En ce sens, même un
enfant non encore né biologiquement est déjà une personne de par ses relations et
avec le monde visible et avec le monde invisible des ancêtres et de la communauté
avec Dieu. Par ailleurs, même dans la communauté visible les membres qui existent
déjà physiquenment ont encore besoin d’être continuellement enfantés par les actions
bienfaisantes des autres membres afin d’être à même de soutenir et d’encourager la
vie. Ils ne peuvent être de vraies générations futures au sens africain du terme que
s’ils le deviennent chaque jour.
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forcément contre la liberté des futurs époux, même si, il est vrai, il
arrive qu’il y ait des abus (mais souvenons-nous : abusus non tollit
usum). Pour bien juger le déroulement de ce genre, il convient avant
tout de se poser la question de la conception de la liberté en milieu
africain traditionnel. Cette liberté n’est pas individuelle et surtout
jamais individualiste comme en Occident. On est libre pour et avec la
communauté, mais au sens dialectique où chaque partie – individu et
communauté – doit s’efforcer de libérer l’autre. En relation avec cette
pensée, l’on comprend aussi que le mariage n’est pas un contrat ponctuel, il est une alliance qui engage non pas deux individus, mais deux
familles au sens africain, de telle sorte qu’il est requis de procéder par
étapes. Concrètement, avant de conclure l’alliance, les deux futurs
époux doivent passer par plusieurs étapes qui impliquent, à un certain
moment, la vie commune permettant de se fixer pour toute la vie. Ces
étapes sont suivies attentivement par les deux communautés. Aux
yeux de la théologie occidentale importée, il s’agit là d’un mariage à
l’essai et d’un concubinage. Une analyse serrée de l’anthropologie et
de la religiosité africaines montre que le malentendu et la condamnation missionnaires sont venus de leur conception anthropologique,
philosophique et théologique propre à l’Occident. La seule voie pour
les évangélisateurs missionnaires était d’imposer sans discussion la
pensée sensée éprouvée et chrétienne résultant de la rencontre avec la
culture gréco-romaine. On doit déplorer qu’il y ait si peu de théologiens occidentaux qui se rendent compte que depuis la rencontre avec
la culture occidentale le christianisme ne soit plus jamais devenu vraiment familier avec une autre culture et qu’il soit resté jusqu’à ces
jours essentiellement occidental. C’est le fait que dénoncent les théologiens allemands Suso Brechter 16 et Karl Rahner 17 qui, tous les deux,
suite au Concile Vatican II, attendent de l’Église une nouvelle attitude
dans la proclamation du message évangélique aux peuples à cultures
non occidentales.
En ce qui concerne l’Afrique noire on a l’impression que jusque
aujourd’hui les pays européens, malgré la fin officielle de leur règne
colonial, continuent à pratiquer un colonialisme idéologique qui veut
que tout soit imposé à l’Africain de qui il n’y a absolument rien à
apprendre. Qu’on se rappelle le récent déchaînement des médias sur
le propos du Pape Benoît XVI lors de son voyage en Afrique en mars
dernier (2009), concernant les préservatifs. Personne ne s’est donné la
peine d’écouter d’abord la réaction des Africains eux-mêmes, les
16. Cf. S. BRECHTER, « Kommentar », in : Lexikon für Theologie und Kirche.
Ergänzungsband III, Freiburg/Br. 1968, p. 8.
17. Cf. K. RAHNER, Schriften zur Theologie, Vol. XIV, Zürich 1980, p. 287-302.
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premiers concernés. La prise de position des Africains, en particulier
des évêques, n’a eu aucun écho dans la presse occidentale. On s’est
précipité sur la question du sida et des préservatifs sans s’interroger,
à aucun moment, par exemple sur la conception de la maladie en
milieu africain, bien qu’il y ait une multitude de publications en la
matière, y compris de la part des théologiens africains. Il est inadmissible de faire pratiquer le christianisme aux Africains par procuration
et c’est pour cela que les théologiens africains, depuis plus de
cinquante ans, se sont mis résolument à la besogne pour poser euxmêmes la question qui concerne l’avenir chrétien de leur continent 18.
II. LA THÉOLOGIE AFRICAINE PREND FORME
Après une période plus ou moins longue à propos de la légitimité
et la possibilité d’une pensée théologique africaine propre, l’on a
commencé à donner une forme concrète au christianisme noir. La
concrétisation la plus palpable fit jour tout particulièrement autour de
différentes tentatives pour une liturgie ancrée dans le terroir autochtone et de discussions passionnées et passionnantes en matière d’une
théologie matrimoniale qui se démarque de la pensée occidentale.
Cependant, le développement de la théologie de ces dernières années
post-conciliaires est allé plus loin pour s’intéresser à l’élaboration de
la théologie dans son ensemble et qui puisse rendre justice à la situation du christianisme vécu en Afrique sub-saharienne. Dans ce qui
suit, il suffira de citer quelques exemples pour illustrer notre propos.
1. Qui est le Christ pour les Africains ?
En Afrique la question de nom est on ne peut plus vitale. En effet,
le nom c’est l’identité et exprime l’essence de chacun, raison pour
laquelle dans la tradition africaine il n’y a pas de nom en série qui
passe du père au fils. Chacun à son nom propre qui le marque dans son
être ontologique le plus profond. C’est pourquoi, quand on y prête
attention, dans beaucoup de langues africaines on ne demande pas :
« quel est ton nom », mais plutôt : « qui est ton nom ? » A titre d’illustration, en Swahili on dira : « jina lako ni nani ? » (ton nom c’est qui ?)
ou « unaitwa nani ? » (qui t’appelles-tu ?) ; en Lingala ce sera :
« nkombo na yo ezali nani ? » (ton nom c’est qui ?) ; en Kilendu on
dira : « nirodho ka kü iye ? » (ton nom c’est qui ?). Chaque fois c’est la
18. Le premier manifeste est le fameux livre Des prêtres noirs s’interrogent,
Présence Africaine, Paris 1956.
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personne qu’on vise par le nom. On pourrait dire que le nom et la
personne s’équivalent (nomen et persona convertuntur !).
C’est ici que l’importance qu’attachent les théologiens africains à
donner un nom à Jésus Christ revêt toute sa signification. Quelle est
l’identité, l’essence de ce Jésus de Nazareth mort et ressuscité ? Les
noms qui lui ont été donnés au cours de l’histoire du christianisme
peuvent-ils avoir un impact déterminant sur les Africains ?
Il semble que les noms que la théologie de divers milieux à travers
le christianisme a donnés à Jésus ont tous été contextuels et répondaient au besoin de milieux concrets. Les Africains ont donc le droit
de se demander quel nom pourrait leur rapprocher le Christ davantage
en tant que Messie sans trahir pour autant ses prérogatives révélées
dans la Bible.
Dans ce contexte, le concept principal sur lequel il fallait
réfléchir a semblé à plusieurs théologiens africains celui d’ancêtre.
La raison en est qu’en Afrique noire c’est la vie qui est centrale dans
tout ce que la communauté tridimensionnelle fait et réalise. Or cette
vie est, après Dieu, intimement associée aux ancêtres, eux que Dieu
a voulu placer à l’origine de la vie des descendants. Mais dans le
Nouveau Testament, le Christ est désigné par l’Apôtre Paul comme
étant le dernier, c’est à dire le second Adam qui est cet esprit qui
donne la vie (1Co 15, 45). Dans l’évangile de Jean Jésus déclare
clairement : « Je suis venu afin que les brebis aient la vie et l’aient en
abondance » (Jn 10, 10). Compte tenu de cela, l’Africain se voit en
droit de donner au Christ le titre d’ancêtre. Il ne s’agit pas de
n’importe quel ancêtre, mais plutôt du Proto-Ancêtre, un nom qui
exprime le mieux l’idée paulinienne du second Adam, le dernier
Adam qui surpasse le premier, lequel n’avait pas su vaincre la mort.
De même le Proto-Ancêtre signifie que le Christ est le modèle ultime
de nos ancêtres mortels dont la vie dépend finalement de ce modèle
suprême en qui Dieu a voulu établir toute source de vie. Nos ancêtres
terrestres eux-mêmes ne pouvaient et ne peuvent constituer une
source de vie que s’ils sont en union avec celui que Dieu a placé
comme modèle tout en l’insérant dans la race humaine. Cela signifie
en fait que le Christ n’est pas l’arrière ancêtre, mais le proto-type
d’ancêtre. Mais en même temps il est de la race humaine en tant que
le Premier-Né du Père, sorti du sein de Dieu où il était depuis
l’éternité. Le Christ en tant que Descendance de Dieu est le PremierNé des non-encore-nés des humains, qui eux aussi sont dans la
pensée éternelle de Dieu d’où ils sont envoyés par le même Dieu
pour rejoindre les humains de la terre. En d’autres termes : le Christ,
Descendance de Dieu, est le Proto-Premier-Né, de sorte qu’il est à la
fois le Premier et le Dernier de toute créature. C’est en Lui, en tant
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qu’Alpha, que tout a été créé et c’est de nouveau en Lui et par Lui,
en tant qu’Oméga, que tout retourne vers Dieu 19.
Le titre ainsi donné au Christ a des conséquences inouïes dans la
vie quotidienne des Africains. En effet, dire que Jésus est ProtoAncêtre signifie que toute référence aux pratiques ancestrales de la
tradition africaine ne peut plus se faire sans se référer en même temps
au Christ qui est le critère sélectif selon lequel on devra désormais
juger les ancêtres traditionnels. Que ce soit par exemple en politique,
il ne sera plus permis de se comporter en despote puisque le Christ en
tant que Proto-Ancêtre est celui qui n’oppresse pas mais donne la vie
en plénitude. Semblablement, dans la vie matrimoniale, en cas de
stérilité d’un des partenaires, la partie incapable d’enfanter ou d’engendrer n’est pas, à la lumière du Proto-Ancêtre, un bois mort qu’il
sied de jeter au feu, mais chacune des deux parties est appelée à voir
dans l’autre un bois vert, car là où la tradition ancestrale voyait du
bois mort, le Christ transforme celui-ci en bois vert par le sang de sa
croix, lui le second Adam, le Proto-Ancêtre.
Ainsi vue, la christologie partant du concept d’ancêtre n’est pas
seulement une théorie bonne à la spéculation des théologiens, mais
elle a des implications dans la vie concrète, journalière du chrétien
africain. Aujourd’hui encore, nonobstant le fait que les Africains dans
la vie moderne ne jurent pas nécessairement et explicitement par leurs
ancêtres, les coutumes héritées de ceux-ci et transmises ne fût-ce que
d’une manière latente par les parents et d’autres éducateurs, continuent à influencer les comportements de l’homme africain moderne
dans les sociétés actuelles 20. Qu’on pense ici, en guise d’illustration,
aux cas de la sorcellerie ou de discriminations ethniques qui sont un
héritage lourd de conséquence même chez des intellectuels, y compris
des ecclésiastiques.
En ce qui concerne la christologie authentiquement africaine, on
pourrait prolonger cet exposé par d’autres titres conformes à la tradition africaine. Qu’il soit fait mention de problèmes de guérison, d’initiation ou d’institution de chefs. Ne pouvant pas traiter de ces aspects
qui finalement se ramènent à une bonne compréhension du rôle de
l’ancêtre et du Proto-Ancêtre, il nous suffit de renvoyer à des études
existantes faites à ce sujet et devenues classiques en quelque sorte 21.
19. Cf. B. BUJO, Introduction à la théologie africaine, Fribourg 2008, p. 101.
20. Se référer par ex. à T.K.M. BUAKASA, « L’impact de la religion africaine sur
l’Afrique d’aujourd’hui : latence et patience », in : Religions africaines et christianisme (Colloque internatonal de Kinshasa 9-14 janvier 1978), vol. 2, Kinshasa 1979,
p. 21-32.
21. Cf. A. T. SANON, « Vocation baptismale de l’initiation villageoise », in :
A. T. Sanon et R. Luneau, Enraciner l’Évangile. Initiations africaines et pédagogie
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2. Quel modèle d’Église pour le christianisme africain ?
Bien que l’idée en ait déjà été exprimée par Placide Tempels avec
son mouvement chrétien « Jamaa » 22 et que des théologiens africains
n’aient pas manqué ultérieurement d’attirer l’attention sur la dimension familiale de l’Église, c’est particulièrement le Synode pour
l’Afrique qui, en 1994, a fait une option on ne peut plus claire pour
une théologie de l’Église Famille de Dieu. Depuis ce temps, l’on n’a
plus cessé d’en faire un thème de débats et d’approfondissement à
différents niveaux en Afrique et à Madagascar.
Si l’on tient compte de différentes études, il semble qu’on peut
dire sans réticence que la notion d’Église-Famille en Afrique ne peut
pas s’entendre dans le sens de ce qu’elle pourrait être en Occident. Le
mot famille va au-delà de ce qu’en comprend un Européen ou un
Nord-Américain. La famille ne se limite pas au père, à la mère et aux
enfants, au sens de famille dite nucléaire, mais l’Africain est inséré
dans une famille qui s’étend même au-delà de la dimension clanique
pour embrasser les relations par alliances sous ses diverses formes.
Par ailleurs, la famille ne se limite pas au monde visible, mais elle est
tridimensionnelle, car elle comprend les vivants, les morts et les nonencore-nés. Il y a une interaction entre les trois parties et le maintien
de la communauté n’est qu’à ce prix. Pour que les relations par
lesquelles la communauté se maintient en forme et les membres se
donnent mutuellement la vie puissent être garanties, l’Afrique noire a
institué la palabre qui est un moment très important pour l’harmonie
de la communauté. Cette palabre qui, dans les langues africaines, a
différentes dénominations, n’est pas pratiquée seulement dans les
moments des conflits, mais elle peut être irénique, agonistique ou
thérapeutique. Elle contribue à maintenir l’équilibre dans la communauté et finalement elle est essentiellement thérapeutique.
Sans entrer dans les détails d’une ecclésiologie qui part du modèle
de l’Église-Famille en Afrique, soulignons en particulier l’usage de la
palabre comme un moment fondamental de la cohésion de l’Église.
En effet, la palabre est le lieu où l’on mange, mâche et digère
ensemble la parole reçue. Une parole peut construire la communauté
quand elle est bien utilisée après avoir été bien mâchée et digérée. La
palabre est le moment où la communauté prête aux individus isolés sa
de la foi, Paris 1982, p. 61-218 ; Cécé KOLIÉ, « Jésus guérisseur ? », in : F. Kabasélé,
J. Doré et R. Luneau (éd.), Chemins de la christologie africaine. Nouvelle édition,
revue et comlétée, Paris 2001, p. 167-194 ; F. KABASÉLÉ, « Le Christ comme chef »,
in : Id., Chemins de la christologie p. 115-130.
22. Voir P. TEMPELS, Notre rencontre, Kinshasa 1962.
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bouche et son estomac communautaires pour retravailler la parole
reçue en privée et qui n’est peut-être pas bien mâchée et digérée.
Si l’on applique ce qui vient d’être dit à l’Église, l’on sait qu’elle
est fondée par la Parole de Dieu et c’est aussi celle-ci qui la maintient
en vie. Cela signifie qu’un bon usage de la parole reçue doit être
toujours ramené à la Parole de Dieu, puisque celle-ci est toujours
aussi la Parole de Dieu dans la parole d’homme. Mais alors il s’agira
de faire de la communauté chrétienne une communauté des ruminants
de la Parole de Dieu. C’est alors que toutes nos relations devront être
examinées en mâchant la Parole de Dieu dans une bouche communautaire et en la digérant dans un estomac ecclésial. Dans une communauté ecclésiale où l’on fait usage des paroles pas bien mâchées et pas
encore suffisamment digérées, l’on aboutit à une communauté qui
souffre de la dyspepsie. C’est le cas dans des diocèses, des paroisses
ou des communautés religieuses où l’évêque, les prêtres, les fidèles,
le supérieur ou la supérieure et les autres membres de la communauté
se combattent mutuellement. Dans ces communautés diocésaines,
paroissiales ou religieuses où l’on se lance souvent des paroles très
peu charitables, voire empoisonnées, la vie des membres ne peut
s’épanouir, il y aura des malades et des morts comme dans la communauté de Corinthe du temps de saint Paul où régnait un comportement
anti-eucharistique provoquant des infirmités et même la mort (cf. 1 Co
11, 30).
Une ecclésiologie ainsi conçue, partant du modèle de la famille
africain, aura des conséquences bénéfiques non seulement pour
l’Afrique, mais aussi pour l’Église universelle, comme vient de le
montrer l’exemple de l’usage de la parole que l’on doit doser par la
palabre.
3. Quelle éthique pour le christianisme africain ?
Comme conséquence d’une voie propre de découvrir le Christ à
travers une autre rationalité que celle en vogue en Occident, le christianisme africain a besoin d’une éthique qui ne lui soit pas étrangère
ou imposée à partir d’autres vision du monde qui, elles aussi, ne sont
que des voies particulières de mettre la foi en pratique. En effet,
l’éthique occidentale qui provient d’une autre philosophie, avec sa
notion de loi naturelle, sa conception de la personne humaine et de la
liberté, ne peut pas satisfaire l’homme africain et lui rendre justice.
Pour bien saisir cette affirmation, il faut se rappeler que le fondement de la rationalité africaine n’est pas le même que celui qui préside
par exemple au principe cartésien de « cogito, ergo sum », je pense,
donc je suis. Il n’est pas non plus à chercher dans la philosophie de
Kant avec son impératif catégorique. Bref, ce n’est pas la raison tout
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court qui est au centre de l’agir moral africain, mais la personne
humaine se constitue à partir des relations. En Afrique, si l’on veut
faire la comparaison avec le principe cartésien, l’on dirait plutôt :
« cognatus sum, ergo sumus », je suis parenté, c’est pourquoi nous
existons et j’existe par les autres. Cette conception de la personne est
importante et se démarque aussi de la définition boécienne qui
continue à influencer la philosophie occidentale et selon laquelle la
personne est une substance individuelle d’une nature rationnelle
(rationalis naturae individua substantia). Si dans la pensée africaine il
ne peut être question de la raison seule qui fait la personne humaine
ce qu’elle est, ce ne sont pas non plus les relations entre les humains
seuls qui la constituent exclusivement, mais en Afrique noire il est
plutôt question de relations cosmiques, Dieu lui-même étant un
postulat, origine de toute relation. En d’autres mots, l’homme ne peut
exister qu’en tant qu’un faisceau de relations avec les autres êtres et
finalement avec Dieu.
Dans le concret, cette anthropologie africaine a des conséquences
d’une haute portée pour l’agir moral. Nous ne pouvons mentionner ici
que quelques domaines pour illustrer notre propos.
a) La conception de la liberté
Parler de relations ne peut pas se faire sans tenir compte de la
communauté dans laquelle l’individu est inséré. Avant d’agir, ce
dernier devra toujours se poser la question de savoir comment il devra
se comporter de manière à être en harmonie avec les autres membres
de la communauté. C’est évoquer d’emblée la question de limites de
la liberté. L’individu ne peut jamais être libre seul aux dépens de la
communauté. Entre lui et cette dernière il y a une interaction. Selon la
conception africaine, l’individu n’est libre qu’avec et pour la communauté. Ma liberté en tant qu’individu n’est une vraie liberté que si je
me libère en même temps que je libère la communauté. Par ailleurs,
une communauté ne mérite ce nom que si elle est apte à libérer tous
les membres individuels qui la composent. Ce raisonnement est finalement basé sur le concept de vie. En effet, la communauté africaine
étant tridimensionnelle (les vivants, les morts et les non-encore-nés),
la vie n’est assurée pour tous que si chacun dans son agir contribue à
faire croître le flux vital. En d’autres termes : la communauté africaine
est le lieu où l’on s’enfante et s’engendre mutuellement.
b) Le problème du début et de fin de vie
Considérant que la personne humaine se constitue par un faisceau
de relations, le jugement éthique concernant le statut de l’embryon et
de l’euthanasie sera différent de celui en vogue dans les sociétés occi-
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dentales. En Occident, pour juger de la permissivité ou non d’un avortement, on se base souvent sur le statut d’embryon en faisant recours
au moment précis où l’on pourrait commencer à parler d’un individu
plus ou moins autonome. Ici le développement par exemple du
« grand cerveau » joue un rôle important, car l’embryon fait ainsi
preuve de potentialités rationnelles pour sa vie future. C’est en vain
qu’on chercherait un raisonnement de ce genre en Afrique noire. L’enfant, bien que dénué de « grand cerveau », est dès le début, et même
déjà avant sa venue dans le sein de la mère, une personne, car il
baigne entièrement dans le faisceau de relations non seulement de
Dieu, mais aussi des morts et des vivants qui l’attendent pour la continuation de la vie sur terre. Ce sont ces relations qui font de lui une
personne à respecter quel que soit le stade auquel il se trouve.
Avec cela nous touchons déjà le problème de l’euthanasie. Ce
dont la personne mourante a le plus besoin c’est de l’accompagnement de l’entourage où elle est continuellement enfantée à la vie parce
qu’elle constate qu’elle existe et a encore de la valeur à cause de cette
parenté avec les autres. Elle sait qu’elle ne meurt pas en dehors, mais
dans la communauté qui la porte et qui meurt en quelque sorte avec
elle.
c) La question de l’écologie et de l’environnement
Nous le disions plus haut, la constitution de l’homme comme
personne implique, au-delà des relations avec les autres humains et
Dieu, tout le cosmos. C’est ce qui est à l’origine de l’affirmation de
Placide Tempels quand il dit : « D’être à être, toutes les créatures se
trouvent en rapport suivant des lois et des hiérarchies […] Rien ne se
meut dans cet univers de forces sans influencer d’autres forces par son
mouvement. Le monde des forces se tient comme une toile d’araignée
dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les
mailles 23 ». Faisant écho à l’enseignement de la Bible qui parle de la
création de l’homme, l’Africain sait qu’il est lui aussi de la terre,
l’adamah, et qu’il ne peut pas faire avec le monde tout ce qu’il veut
sans se ruiner lui-même. L’homme est l’allié non seulement des
animaux et des plantes, mais aussi de la nature dite inerte : les pierres,
les minerais, le bois morts, etc. Cela s’observe tout particulièrement
dans la médecine traditionnelle où le guérisseur traite son patient avec
des plantes, des ossement d’animaux, de morceaux du bois sec, des
cailloux, etc. Pour guérir, le malade doit retrouver l’harmonie avec
l’ensemble de la création et avec Dieu.
23. P. TEMPELS, La philosophie bantoue, Paris 21961, p. 41.
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Cette union avec le cosmos fait que l’Africain, conscient du fait
que sa vie dépend de ce dernier et vice-versa, est très attentif au
comportement envers la nature et aussi du comportement de cette
dernière à son égard. Ainsi, le respect des éléments de la nature est
quelque chose que la tradition de nos aïeux inculquait aux enfants dès
le bas âge. L’Africain a certains terrains champêtres, certaines forêts
ou certains bosquets qui sont propriétés des ancêtres ou des esprits.
Certains arbres sont sacrés, car ils servent par exemple de lieu de culte
pour les ancêtres ou pour Dieu. Pareillement, certaines montagnes
sont demeures de Dieu ou des génies 24. Inutile de souligner que
partout où il y a les traces du sacré, il est impérativement interdit d’en
faire usage, à moins d’avoir obtenu la dispense par les autorités, interprètes de la volonté de Dieu et des ancêtres.
Pour les personnes qui ignorent l’anthropologie africaine et sa
rationalité, il est clair que pareilles considérations ne font que documenter la primitivité de la pensée africaine qui est un frein au vrai
développement du continent. En effet, voir dans la nature du sacré et
en empêcher l’usage ne va-t-il pas à l’encontre du progrès dont
l’Afrique a tant besoin ? Cette question ne se posera plus si l’on sait
que précisément par souci d’entretien de la nature les ancêtres et les
anciens de la communauté ont institué certains interdits et tabous qui
protègent ce qui est la condition sine qua non de la vie. L’Africain sait
bien que sans forêt il n’y a pas de vie, car la pluie et même les points
d’eau en dépendent. C’est en ce sens que chez les Achewa du Malawi
la tradition veut que le chef coutumier apporte chaque année des
offrandes dans la forêt au nom de tout le peuple pour demander la
pluie et par conséquent la fertilité et une nouvelle vie 25. C’est par la
pratique des tabous et d’interdits que la tradition a formé le peuple à
travers les âges à découvrir et à intérioriser les normes concernant le
respect envers la nature. Mais avec l’arrivée du temps colonial, le
règne de l’argent et la rationalité occidentale pour qui la nature n’a
aucun secret, tout respect envers la création a commencé à reculer
jusqu’à disparaître presque complètement aujourd’hui 26. C’est pour24. Pour plus de détails cf. B. BUJO, « Die Bedeutung des Spirituellen im Leben
des Afrikaners als Ansatzpunkt für eine gesunde Ökologie », in : H. Kessler (éd.),
Ökologisches Weltethos im Dialog der Kulturen und Religionen, Darmstadt 1996,
p. 88-101 ; ID., The Ethical Dimension of Community. The African Model and the
Dialogue between North and South, Nairobi 1998, p. 208-225 ; S. K. GITAU, The
Environmental Crisis. A Challenge for African Christianity, Nairobi 2000.
25. Cf. BUJO, The Ethical Dimension, p. 210.
26. A ce propos cf. WANGARI MAATHAI, « Afrikanische Frauen in der Umweltbewegung. Die Erfahrung des Green Belt Movement », in : H. Kessler (éd.), Ökologisches Weltethos, p. 79-87.
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quoi l’initiative du Prix Nobel Wangari Maathai avec son Green Belt
Movement 27 ne peut être assez soutenue et il serait grand temps
qu’une telle action soit généralisée dans tout le continent.
*
*
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Les quelques réflexions que nous venons de développer ont
montré, nous l’espérons, la place et la nécessité d’un christianisme
africain avec sa théologie propre, qui ne lui soit pas imposée de l’extérieur. Il est grand temps que les théologiens occidentaux se rendent
compte une fois pour toutes, comme l’ont fait Karl Rahner ou Marie
Dominique Chenu, qu’il ne faut pas confondre révélation et théologie.
Nos discours théologiques sont dans des paroles humaines qui veulent
exprimer la chose elle-même, nommément Dieu. On ne peut donc pas
réduire ce Dieu à nos expressions limitées et forcer tous les peuples
de la terre à adopter notre façon d’appréhender la révélation. Un
pluralisme ne nuit pas à la révélation, mais est une voie saine qui
donne à chaque culture de contribuer à mettre en lumière d’autres
aspects du même Dieu, qui autrement resteraient cachés. Les différentes théologies avec leurs méthodes propres suivant des christianismes particuliers font de l’Église cette fille du Roi ornée de
vêtements bigarrés.
Bénézet BUJO 28
Université de Fribourg (Suisse)
27. Cf. WANGARI MAATHAI, Afrikanische Frauen.
28. Professeur de théologie morale et d’éthique sociale, B. BUJO a publié en 2008
une Introduction à la théologie africaine, Academic Press, Fribourg.
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