LE CHRISTIANISME AFRICAIN
ET SA THÉOLOGIE
L’expression «christianisme africain» est du Pape Paul VI qui,
lors de sa visite à Kampala (Uganda) en 1969, disait: « l’expression,
c’est-à-dire le langage, la façon de manifester l’unique foi, peut être
multiple et par conséquent originale conforme à la langue, au style, au
tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi.
Sous cet aspect, un pluralisme est légitime, même souhaitable. […]
En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme afri-
cain1». Ces paroles du Pape ont donné un nouvel élan au mouvement
théologique qui se frayait un chemin surtout depuis les années 50 du
dernier siècle avec au centre le fameux manifeste Des prêtres noirs
s’interrogent (Paris 1956) et le célèbre «Débat Tshibangu-Vanneste»
à la Faculté de Théologie de l’Université Lovanium de Kinshasa
(1960). On peut considérer le Franciscain belge Placide Tempels
comme le précurseur de ce développement, lui qui dès 1945 avait
milité pour un christianisme contextuel au Congo belge, en fondant le
mouvement «Jamaa » (famille) qui finalement aboutira au concept de
l’«Église-Famille » lors du Synode africain de 1994, bien que les
Pères synodaux n’aient pas été très conscients de cette influence
tempelsienne. Quoi qu’il en soit, si l’on admet un christianisme afri-
cain, il est évident que ce christianisme nécessite une théologie
propre, qui se démarque de la voie suivie par d’autres théologies se
déployant elles aussi au sein d’autres christianismes avec, tous, le but
d’aboutir à une compréhension de la même révélation par des voies
différentes.
I. POUR UNE THÉOLOGIE APPROPRIÉE AU CHRISTIANISME AFRICAIN
Nous avons tous à l’esprit la leçon dite de Ratisbonne tenue par
Sa Sainteté le Pape Benoît XVI le 16 septembre 2006 à l’Université
Revue des sciences religieuses 84 n° 2 (2010), p. 159-174.
1. Paul VI, Discours aux évêques africains à Kampala 1969, no2.
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de cette ville2. En ce qui nous concerne, la chose la plus importante
qui nous intéresse est l’assertion du Pape selon laquelle on ne peut
plus faire abstraction de l’hellénisation du christianisme3. A cet
endroit, l’auteur, après le protestantisme avec sa «sola scriptura» et la
théologie libérale des 19eet 20esiècles, mentionne aussi le problème
de l’inculturation qui s’efforce de remettre l’hellénisation en question
pour la remplacer par d’autres cultures. On ne peut pas du tout, selon
Benoît XVI, faire un retour à la situation d’avant le mariage entre la
culture grecque et le Nouveau Testament4. Cela signifie en termes
clairs que l’inculturation est clôturée une fois pour toutes et que tous
doivent désormais se conformer au christianisme tel qu’il se présente
depuis la rencontre avec la culture grecque. Pour Benoît XVI, pour-
rait-on dire, c’est dans cette rencontre qu’il y a eu le dialogue entre foi
et raison et ce modèle doit s’imposer partout et pour toujours.
1. Vérification d’un fait
La question qui se pose ici est entre autres celle de savoir si dans
le Nouveau Testament il n’y a que la raison hellène qui s’impose et
pas aussi en même temps l’héritage juif qui ait interpellé la culture
grecque et l’Europe en général5. De plus, la raison grecque dont le
Pape parle et qui est devenue déterminante pour l’Europe ne l’a pas
été de façon exclusive, mais on connaît aussi l’influence du courant
islamique qui n’a pas laissé l’Europe intacte, puisqu’il a donné un
nouvel accès à l’Occident en ce qui concerne l’interprétation d’Aris-
tote. Qu’on se rappelle seulement la transmission d’Aristote à travers
l’Espagne6. Cela signifie à la fin que la rencontre primitive entre le
Nouveau Testament et la philosophie grecque n’a pas clôturé le
processus de dialogue entre foi et raison, mais qu’à travers les
époques suivantes se sont ajoutées d’autres rationalités qui voulaient
à leur tour regarder de près l’union survenue au départ entre foi et
raison dans une culture déterminée. La discussion concernant la foi ne
peut se faire que si chaque culture reprend à son compte la vérifica-
2. Benedikt XVI. Glaube und Vernunft. Die Regensburger Vorlesung, Freiburg
2006, p. 9-32.
3. Cf. ibid., p. 23 s.
4. Cf. ibid., p. 26 s.
5. Cf. J- B. METZ, «Anamnetische Vernunft. Anmerkungen eines Theologen zur
Krise der Geisteswissenschaften», in: A. Honneth u.a. (Hrsg.), Zwischenbetrach-
tungen. Im Prozess der Aufklärung, Frankfurt a. M. 21989, p. 733-738, ici p. 734. Voir
la citation chez R. ERSTERBAUER, «Christliche Vernunft als Seele Europas. Bemer-
kungen zur Regensburger Vorlesung Papst Benedikts XVI», in: Stimmen der Zeit 225
(2007), p. 147-160, ici p. 154.
6. Cf. ERSTERBAUER, «Christliche Vernunft», p. 154 s.
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tion de ce qui lui est transmis, de façon à l’assimiler dans son propre
contexte. Si l’on ne prend pas en considération les différentes rationa-
lités, l’on risque de canoniser un seul type de rationalité et d’aboutir
ainsi à une prétention totalitaire d’un modèle, lui-même situé7.
Quand le Pape parle du Nouveau Testament et de l’hellénisme, il
serait bon de se rappeler également que le judaïsme qui est présent
dans cette rencontre a été lui aussi soumis à plusieurs influences.
Ainsi, l’on ne peut que difficilement s’imaginer que le séjour du
peuple hébreu en Egypte n’ait apporté absolument aucune contribu-
tion à sa religiosité et à la formulation de sa foi. Moïse lui-même qui
devait conduire ce peuple avait été incontestablement élevé dans la
culture égyptienne, et l’on connaît, depuis Cheikh Anta Diop, le lien
de l’ancienne culture égyptienne avec les différentes formes de la
culture de l’Afrique noire d’aujourd’hui8.
Des études patristiques de leur côté ont montré que la pensée chré-
tienne en Occident a été largement influencée par le christianisme
africain primitif. Qu’on pense ici par exemple à l’école d’Alexandrie
où des maîtres de renom ont développé la théologie et la méthode
exégétique qui ont été reprises et développées au cours des siècles en
Occident9. Mais, dira-t-on, tous ces auteurs de cette fameuse école et
d’autres théologiens du christianisme primitif en Égypte écrivaient en
grec et ne peuvent pas avoir interprété leur foi dans la culture afri-
caine. Une telle objection oublie que bien que les théologiens ou
même les philosophes de cette partie d’Afrique aient utilisé la langue
grecque dans leurs écrits, il s’agissait en fait d’un grec africanisé et
qui exprimait au fond une pensée différente de l’hellénisme classique.
L’illustre patrologue nord-américain, Thomas C. Oden, observe en ce
sens que définir par exemple le monachisme de la Thébaïde et celui
de saint Pacôme comme étant essentiellement grecs c’est méconnaître
leur façon propre de s’exprimer, leur vision du monde et leur enraci-
nement social. En effet, bien que leurs guides écrivaient officiellement
en grec, ils continuaient à s’adresser à une culture nilotique dans des
métaphores nilotiques10. A partir de ce moment il est clair que la
rencontre du Nouveau Testament avec les Grecs du temps de l’Apôtre
7. Cf. ibid., p. 157s.
8. Cf. CHEIKH ANTA DIOP, Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyp-
tienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, Paris 41999.
E. MVENG, Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à
Strabon, Paris 1972.
9. Se reporter surtout à l’étude de Th. C. ODEN, How Africa Shaped the Chris-
tian Mind. Rediscovering the African Seedbed of Western Christianitiy, Downers
Grove, Illinois 2007.
10. ODEN, How Africa Shaped, p. 66: «To define Theban and Pachomian monas-
ticism essentially as Greek is to misunderstand its language, its worldview and its
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Paul ne fut pas un processus terminé et intangible, mais que concrète-
ment l’Occident a finalement aussi «gobé » un certain nombre d’élé-
ments culturels africains. On pourrait citer ici l’exemple de la pratique
du consensus conciliaire. Les spécialistes nous attestent que les
conciles œcuméniques les plus influents eurent lieu en Afrique,
notamment dans les grandes villes de Carthage, Hippone, Milev et
Alexandrie. Ainsi, les grandes hérésies comme l’arianisme, le sabel-
lianisme, le gnosticisme et le pélagianisme furent soumis aux débats
et aux solutions d’abord en Afrique avant qu’on en discute ailleurs.
Aujourd’hui on est en train de découvrir que le christianisme consen-
suel ou œcuménique est un processus qui commença en Afrique habi-
tuée aux processus de palabre. Ce n’est qu’après que le consensus
conciliaire déjà initié et pratiqué en Afrique ait donné le ton que
l’exercice s’en est imposé également en Europe11.
Compte tenu de tout cela, il n’est pas du tout justifié de parler sans
plus de l’union entre le judaïsme et l’hellénisme qu’on ne pourrait
plus remettre en question, comme si cela reviendrait à toucher à la
substance même de la foi chrétienne. En effet, à chaque époque et
dans chaque culture les destinataires de l’Évangile se sont toujours
efforcés de trouver une voie propre pour vivre la foi en Jésus Christ
sans trahir la révélation initiale. Il y a à distinguer absolument entre
révélation et théologie ou philosophie qui sert d’instrument pour
interpréter cette révélation. Malheureusement, dans l’œuvre de
l’évangélisation concrète, l’on a rarement tenu compte de ce fait, mais
souvent une grande confusion a régné entre la culture occidentale et
l’Évangile. Au fond l’annonciateur de l’Évangile imprégné de sa
culture occidentale a cru imposer le message divin par une culture
étrangère au destinataire. L’histoire de l’évangélisation en Afrique
noire en est une preuve on ne peut plus palpable.
2. Évangélisation et culture africaine
Le prêtre suisse fidei donum et historien de l’Église, John Baur,
qui a œuvré plusieurs décennies en Afrique de l’Est comme profes-
social location. Even if its leaders wrote publicly in Greek, they continued to speak
to a Nilotic culture in Nilotic metaphors. Even the leaders in Alexandria had the Nile
Delta and Valley to deal with commercially, and it had a culture dating more than a
thousand years older than Alexandria. So by what magic could Alexandria be cut
adrift from its continental context and reality?»
11. ODEN, How Africa Shaped, p. 80: « The deliberative processes that led to
consensual Christian orthodoxy were worked out largely in North Africa. Yet the lite-
rature on the history of ecumenism hardly mentions this. Many of the decisions made
by the early African councils are still observed as weighty precedents of canon law
throughout vast reaches of global Christianity. »
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seur, commence la dédicace de son livre par ces versets du Cantique
des Cantiques 1, 5-6: « Je suis noire et belle, filles de Jérusalem… Les
fils de ma mère ne m’aimaient pas. Et ils m’ont fait travailler dans
leurs vignes. Ma propre vigne, je ne pouvais m’en occuper». Et John
Baur de commenter: « La fiancée brûlée par le soleil qui parle ici est
l’Église d’Afrique. Pendant des siècles, l’Afrique a dû faire l’expé-
rience de l’absence d’amour des fils de sa mère, à savoir les hommes
blancs qui ont dévasté sa vigne et l’ont forcée à travailler dans les
vignes des autres peuples, c’est-à-dire à vivre en esclavage12 ». L’on
aura observé que dans le texte du Cantique des Cantiques repris, l’au-
teur ne redonne pas la traduction initiée par saint Jérôme et dont le
texte se lisait: nigra sum sed formosa, je suis noire mais belle. A ce
propos, John Baur écrit: « Dans les temps anciens, on croyait traduire
ce texte, avec une idée de regret, comme le fit Jérôme: ‘ Je suis noire
mais belle ‘. Cependant, Origène, le premier théologien chrétien écri-
vant sur le sol africain, a insisté sur noire et belle; car, dans la fiancée,
il a vu l’Église de chez les Gentils, avec un droit de naissance égal à
celui de la Synagogue13 ». En parlant d’Origène, il sied de rappeler
qu’il était Africain à part entière et que c’est lui qui a initié la méthode
exégétique de l’École d’Alexandrie (en particulier dans son Peri
archon) dont il a été question.
Quant l’historien John Baur parle de la défiguration de l’Afrique
par l’Occident, le mot esclave doit s’entendre dans un sens plus large
et non seulement en relation avec l’histoire de la traite des noirs. Il
s’agit de voir l’oppression de la race noire dans toutes ses ramifica-
tions, y compris la dimension culturelle dont la non-reconnaissance
par les Blancs a fait dire au Père jésuite camerounais Engelbert
Mveng que le vrai problème du Noir africain est la pauvreté anthro-
pologique qui consiste en la perte totale de son identité14.
Au plan du christianisme, l’on sait que l’évangélisateur venu en
Afrique voulait faire la tabula rasa de la religion africaine. Le mot
«païen » signifiait qu’il fallait faire abstraction de toute la foi en Dieu
et imposer ce qui venait du christianisme déjà interprété en Occident.
C’est ainsi que dans certains pays, les missionnaires sont allés jusque
changer le nom de Dieu qui existait dans les langues africaines. Un
exemple frappant est celui du Rwanda et du Burundi où le nom Imana
qui désigne Dieu fut remplacé par le terme swahili Mungu que le
12. J. BAUR, 2000 ans de Christianisme en Afrique. Une histoire de l’Église afri-
caine, Paulines, Kinshasa 2001, p. 5.
13. Ibid., p. 5.
14. Cf. le livre de E. MVENG, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris
1985.
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