Changement de paradigme 2/5 - Reseau

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« S’accrocher aujourd’hui aux formules figées de l’ère
des Lumières, c’est se montrer rétrograde. »
Le libéralisme en question 2/5
Par Antoine de Crémiers
Changement de paradigme
L’avènement de la Liberté…
Tout commence par une introduction étonnante, mais tout à fait éclairante : « la reconnaissance de la liberté individuelle a lentement
émergé de l'histoire dans les pays occidentaux
et a été à l'origine de leur extraordinaire prospérité : pour la première fois, à partir de la fin du
XVIIIe siècle, des masses immenses ont pu sortir
de la pauvreté parce qu'on a laissé les hommes
libres de créer. » Vision curieuse tout de même,
dont on se demande ce que les ouvriers anglais
et français, notamment au XIXe siècle auraient
bien pu en penser.
Car si la Révolution, tout à la fois individualiste
et jacobine, a rageusement détruit tous les encadrements professionnels, jurandes et corporations, pour libérer les ouvriers, ces derniers l'ont
payé très cher. Et le libéralisme, mais est-ce le
vrai ? qui se présente avec d'innombrables facettes, qualifié un temps de manchestérien a,
sans aucun doute, été la cause directe de bien
des révolutions et troubles sociaux qui finiront
par accoucher très logiquement des idéologies
socialistes et plus largement totalitaires.
Comment passer sous silence le fait que l'instauration du monde nouveau et de cette liberté,
elle aussi nouvelle, a été répandue dans le monde
au son du canon ? Au XIXe siècle, le siècle anglais
par excellence, celui de l'économie de marché,
du libre-échange et de l'étalon or, tout devient
marchandise : la monnaie (pouvoir d'achat), la
terre (la nature), et le travail (l'activité économique), tout devient marché, ce marché qui a
par nature, nous dit-on, une tendance à l’optimum. La vertu sociogène de l'économie n'est
plus à démontrer, nous la connaissons depuis
Mandeville et sa fable des abeilles et Adam
Smith, avec sa main invisible : l'intérêt général,
ou plutôt l’optimum, résultant de la simple addition des intérêts particuliers.
Quant aux salaires, les théoriciens anglais établissent qu'ils dépendent uniquement de la production et des règles du marché, tandis que, pour
Ricardo l'unique fondement de la valeur est le
travail ; thèse qui permettra à Marx de fonder sa
doctrine de la plus-value. Richesse et profits deviendront le fondement même de l'ordre social,
et l'homme, ainsi réduit à sa simple force de travail annonce le prolétaire.
L'anglomanie, à la mode en France au XVIIIe
siècle, fut la passerelle des idées libérales. Turgot
dont la réforme « a malheureusement avorté sur
le plan politique, à la suite d’une mauvaise récolte » ! (1) Turgot donc, l'avait bien dit : « la
source du mal est dans la faculté même accordée
aux artisans d'un même métier de s'assembler et
de se réunir entre eux ! »
La Révolution française en tira les conséquences. En 1791, la loi d'Allarde supprime les
maîtres et les jurandes et la loi Le Chapelier les
compagnonnages. Au nom de la liberté, on supprimait les cadres anciens qui protégeaient les
conditions de travail des ouvriers. Pouvait s'ouvrir
alors une triste période où, sous l'effet de la destruction des modes de vie, de l'éclatement du
tissu social et de la domination grandissante des
lois du marché, travail signifie misère. Pendant
des années, maîtres et ouvriers seront face à face,
enfin « libres » de négocier les conditions du travail et son prix. Les préfets poursuivront sévère-
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ment toute tentative de reconstitution formelle
ou déguisée d'associations professionnelles. « Il
faut que les ouvriers sachent qu'il n’y a de remède pour eux, que la patience et la résignation »
dira Casimir Perrier au lendemain de la Révolte
lyonnaise.
L'opposition propriété (capital)- travail allait
peu à peu dominer la vie des métiers, puis la société tout entière, précipitant les travailleurs, devenus « classe ouvrière » dans les bras d'autres
illusionnistes et charlatans des lendemains qui
chantent.
On ne fait pas d'omelettes sans casser des
œufs, certes, mais les propos introductifs du livre
de Pascal Salin sont pour le moins surprenants,
et dans tous les cas, historiquement faux, comme
en témoigne l'abominable condition ouvrière du
XIXe siècle, que ce soit en France ou en Angleterre.
Le libéralisme et Les Lumières
Introduction éclairante qui traduit l'ancrage
du libéralisme dans la philosophie des lumières
dont il est même, d'une certaine manière la parfaite expression. Les ingrédients de la recette sont
d'ailleurs tous pris, avec plus ou moins de
nuances, il est vrai, en particulier en ce qui
concerne le contrat social, dans cette philosophie
qui constitue la matrice de la modernité, dont
les fleurs vénéneuses sont désormais sorties de
terre et répandent leur parfum délétère. Qu'il
s'agisse de la liberté, de la nature, de la raison,
de l'individualisme et du subjectivisme, de la
morale, de l'optimisme, de l'immanence, qui
sont les éléments du système, c'est-à-dire tout à
la fois causes et conséquences les uns des autres,
ils appartiennent tous, dans leur définition au référentiel des lumières.
« Ce qui caractérise le libéralisme, ce n'est
pas non plus l'économie de marché, contrairement à une présentation habituelle, mais restrictive. En réalité, l'économie de marché peut exister
même dans des sociétés collectivistes. Ce qui
caractérise le libéralisme c'est la reconnaissance
des droits de propriété et de la liberté contractuelle. (2) »
« Le véritable libéralisme respecte la personnalité unique de chacun, sa dignité, sa liberté
dans le choix de ses objectifs il récuse par conséquent toute vision globale, mécaniste, quantitativiste de la vie des hommes en société. C'est
pourquoi le libéralisme est un humanisme et l'humanisme ne peut être que libéral. (3) »
« Le libéralisme est vrai, en ce sens qu'il est
fondé sur une conception réaliste de l'homme et
des relations sociales. (4) »
« Les hommes ne peuvent en effet parvenir à
leurs objectifs que dans la liberté individuelle,
car seuls, ils connaissent ces objectifs et seuls
sont capables de déterminer les moyens de les
atteindre. Le libéralisme est donc à la fois réaliste
et moral, en ce sens est moral ce qui est conforme
à la nature de l'homme (5) ».
« Liberté, propriété, responsabilité, tels sont
les piliers sur lesquels se fonde le libéralisme ;
ces concepts sont évidemment distincts les uns
des autres, mais ils sont inséparables : il n'y a
pas de liberté sans propriété et la propriété est le
fondement de la responsabilité. () »
Nominalisme
Et oui ! Le revoilà, impossible de faire abstraction de ce mouvement intellectuel, qui constitue la grande rupture intellectuelle, épistémologique, de la culture européenne. Et, le libéralisme
est une parfaite incarnation du nominalisme, le
livre de Pascal Salin est d'ailleurs émaillé de propos qui font des diverses entités une simple collection d'éléments particuliers. Seul existe le particulier, et le tout n'est que l'addition des parties.
C’est ainsi que l'entreprise est une entité abstraite. « Le vrai libéral, dit-il, devrait même éviter
d'utiliser le terme d'entreprise afin de porter son
attention sur les êtres véritables qui sont concernés : les propriétaires, les salariés, les fournisseurs
et clients, tous ceux dont les liens contractuels
sont constitutifs de l'entreprise. (7) »
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Il en est de même pour l'intérêt général : « la
prétention à définir un quelconque intérêt général
différent de l'intérêt de chacun des membres
d'une société n'est rien d'autre qu'une escroquerie intellectuelle (8) » et d'ailleurs, la notion même
d'intérêt général ou d'intérêt national est totalement dépourvue de sens. (9)
Plus loin encore, il affirme : « une société est
un ensemble d'individus. » Et donc très logiquement : « la nation relève de l'ordre spontané, elle
est multiforme, évolutive et difficile à cerner. »
Dans la même veine, après avoir justifié la liberté
totale d'immigration, tout en précisant que dans
un monde qui ne serait pas étatisé, il affirme : «
nous sommes favorables à l'idée d'accorder le
droit de vote aux immigrés ».
Plus loin encore, qu'est-ce que la nation ?,
« si ce n'est un ensemble d'hommes et de
femmes, et comment pourrait-il y avoir des objectifs « nationaux » indépendamment des objectifs individuels ? « Pour un libéral, l'appartenance d'un individu à une collectivité
quelconque, qu'elles soient nationales, religieuses, culturelles ou sportives, si elle est importante pour l'individu concerné, ne concerne
pas l'objet de l'observateur extérieur. » Ayant établi que l'État-nation caractéristique des sociétés
modernes est par nature incompatible avec une
société de liberté individuelle, il affirme : « c'est
pour cette raison profonde que la mondialisation, si elle contribue effectivement à la destruction des État-nation, serait un bienfait pour
l'humanité » (10).
Changement de paradigme
Le nominalisme accorde réalité aux individus
et non aux relations, aux éléments et non aux
ensembles. En conséquence, nous ne pouvons
pas tirer des termes généraux que nous utilisons
des conclusions normatives, il ne peut y avoir de
loi naturelle déduite d'un ordre idéal des choses.
Comme le dit Louis Dumont : « lorsqu'il n'y a
plus rien d’ontologiquement réel au-delà de l’être
particulier, lorsque la notion de droit s'attache,
non à un ordre naturel et social, mais à l'être humain particulier, cet être humain particulier devient un individu au sens moderne du terme. À
partir de ce moment-là, il n'y a plus de place
pour la communauté qui est supplantée par la liberté de l'individu. Implicitement au moins, nous
avons quitté la communauté pour une société. »
(11)
« Il est clair que la philosophie a connu avec
le XVIIe siècle un net changement de paradigme,
du moins chez les penseurs les plus dynamiques
et les plus originaux de l'époque. Plusieurs de
ces innovateurs peuvent être à juste titre qualifiés
de nominalistes. C'est le cas de Hobbes, pour
lequel « il n'y a rien d'universel dans le monde
en dehors des dénominations ; car les choses
nommées sont toutes individuelles et singulières. » De la même manière pour John Locke,
« tout ce qui existe est singulier ». Et c'est aussi
le cas de Descartes pour qui « les universaux dépendent de notre pensée » la tendance se poursuit au XVIIIe siècle chez les empiristes qui, pour
l'essentiel, épousent des positions proches de
celles de Locke : « c'est un principe généralement
reçu en philosophie écrit Hume « que toute chose
dans la nature existe individuellement » et dans
son livre sur le nominalisme des lumières, Sylvain
Auroux affirme « en un sens, toute la pensée des
lumières possède une saveur nominaliste » Seuls
existent des individus. (12)
La thèse continuiste
En définitive : « est de l'ordre du nominalisme
toute doctrine qui considère qu'en dehors de
l'esprit, il n'existe que des individus qui constituent un corps politique par un processus
contractuel issu de leur libre volonté. La communauté politique n'est elle-même qu'une collection d'individus, le bien commun n'est que
la somme des biens particuliers. » (13)
Attention ! Ne nous y trompons pas, avec le
nominalisme, les principes de la philosophie libérale ou du moins la plupart d'entre eux, sont posés.
Nous sommes avec cette révolution, à la source
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qui coulera en s'élargissant vers nos modèles de
démocraties libérales ; et, si cette rupture est réelle,
elle invalide alors les thèses actuelles de continuité
tranquille qui font pour certains, du libéralisme le
point de rencontre « naturel » d'un catholicisme
enfin dégagé des scories absolutistes et de toute
résistance à la « saine laïcité » que nous connaîtrions aujourd'hui.
Et rien de plus faux donc que la thèse continuiste de Philippe Nemo, pour lequel le libéralisme trouve ses racines dans une addition successive de strates qui, de la Grèce antique à la
tradition démocratique de l'Église, en passant par
le droit romain, la Bible, Thomas d'Aquin et la
tradition de la « common law » aboutissent nécessairement à la thèse soutenue : « la démocratie
libérale a été élaborée en commun par toutes les
nations européennes, ils l'ont fait en travaillant
les mêmes matériaux antiques et médiévaux dont
elle était héritière. » Bref, le libéralisme ne serait
donc que l'enfant naturel, enfin reconnu, de toute
notre histoire depuis les origines : indépassable
donc, aboutissement heureux et nécessaire, sommet de l'histoire et sa fin.
La liberté comme absolu
Elle se définit comme une situation d'absence
de contraintes, c'est-à-dire de manière négative.
« Il a souvent été souligné que la liberté ne
pouvait se définir que d'une manière négative :
être libre, c'est agir sans coercition extérieure
dans l'exercice de ses propres droits. » (14)
Avec le livre de Pascal Salin, on a l'impression
de lire, ou plutôt de relire la déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, adoptée en
1789, qui marque bien le triomphe de l'individu.
Il n'est donc pas inutile d'en rappeler les deux
premiers articles :
Article 1 : les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droit, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2 : le but de toute association politique est
la conservation des droits naturels et imprescripti-
bles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.
En ce qui concerne la liberté nouvelle, Raymond Polin résume bien, en introduction du livre
écrit avec son fils, l'importance de la liberté individuelle érigée en absolu dans la philosophie
libérale, « valeur morale et politique suprême,
celle à laquelle il convient de sacrifier, s'il est
nécessaire, toutes les autres valeurs. » (15) Une
chose est certaine, la philosophie des lumières,
et le libéralisme, son enfant légitime, mettent en
œuvre la disparition des fins universelles et objectives susceptibles de s'imposer identiquement
à tous les êtres et d'informer de part en part le
lien collectif. Dans la configuration nouvelle, il
n'y a plus d'assujettissement général possible à
la quête d'un bien commun. Et c'est bien pour
cela que la conception de la liberté subit une
métamorphose.
Antoine de Crémiers (à suivre)
1.Pascal Salin. Libéralisme page 35.
2.Pascal Salin. Libéralisme page 10.
3.Pascal Salin. Libéralisme page 12.
4.Pascal Salin. Libéralisme page 13.
5.Pascal Salin. Libéralisme page 41.
6.Pascal Salin. Libéralisme page 61.
7.Pascal Salin. Libéralisme page 11.
8.Pascal Salin. Libéralisme page 86.
9.Pascal Salin. Libéralisme page 404.
10.Pascal Salin. Libéralisme page 490.
11.Louis Dumont. Essais sur l'individualisme. Editions
du Seuil 1.983.
12.Claude Panaccio: Le nominalisme. Librairie philosophique J.Vrin.
13.Jean Claude Monod: La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg. Librairie philosophique J.
Vrin.
14.Pascal Salin. Libéralisme. Page 69.
15.Raymond et Claude Polin: Le libéralisme oui, le libéralisme non.
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