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décisions "loin de l'atelier" que peuvent prendre des investisseurs arbitrant entre des taux de
rendement et des risques sur un marché financier, marché que Ricardo connaît bien pour avoir
fait fortune sur la bourse de Londres pendant les guerres napoléoniennes. Au marché
parfaitement fluide que le financier Ricardo théorise, l'entrepreneur Say oppose la viscosité du
monde organisationnel que commence à devenir la production industrielle.
Deuxièmement, en marquant son éloignement du débat britannique, Say est amené à
mettre l'accent sur la situation que crée l'émergence d'une société nouvelle que les publicistes
français rangent sous le vocable d’industrialisme (Steiner 2006). Dans cette forme d'organisation
sociale, l'industrie ou encore l'activité utile de tous les membres de la société met l'activité
économique au fondement de la vie sociale et acquiert une signification morale et politique.
L'industrie fait prospérer toutes les classes de la société ― les fractures au sein des "industrieux"
ne sont pas encore saillantes, et les ruptures marquées par les révolutions de 1830 puis, surtout,
de 1848 sont encore loin ― et elle réclame sa part dans l'organisation politique, ce que les
gouvernements de la Restauration rechignent à lui accorder. Au sein de cet ordre industriel, Say
donne une place particulière à l'acteur qu'il situe au centre de l'activité économique :
l’entrepreneur. En effet, à la différence des autres industrieux qui bénéficient d'un revenu fixe au
sens où celui-ci est défini par les termes du contrat ― contrat de louage de travail pour les uns,
contrat de louage des capitaux ou des terres pour les autres ― les revenus de l'entrepreneur sont
des revenus incertains
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. En dehors du travail d'inspection et de contrôle qu’il peut réaliser et pour
lequel il perçoit la rémunération prévue à cet effet, l'activité spécifique de l'entrepreneur qui est
d'assumer l'incertitude marchande ne peut donner lieu à un revenu certain, car ce dernier va
dépendre de ses jugements et de leur adéquation à une situation que personne ne maîtrise au
graves inconvénients. On aime mieux continuer à travailler dans un genre qui rapporte moins, parce qu'il y aurait
plus de perte encore à changer ; et cet effet se perpétue quelquefois un demi-siècle durant » (ibid: 469).
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Deux extraits du Catéchisme d'économie politique permettent de voir la place que Say donne à cette distinction, même à
un niveau d'exposition simplifié : « Ils [les entrepreneurs] font avec le propriétaire un marché à forfait au moyen
duquel ils lui paient une somme fixe, pour l'action de sa terre, qu'ils exploitent dès lors pour leur compte. Le
propriétaire renonce au revenu variable qui peut résulter de l'action de sa terre suivant les saisons et les circonstances,
pour recevoir en place un revenu fixe qui est le fermage » (Say 1821: 123). Il en est de même du capitaliste qui «
change en un revenu fixe le résultat incertain du service de ce capital que l'entrepreneur fait travailler pour son
compte » (ibid: 124). Le revenu de l'entrepreneur fait alors contraste : « Quelle est la première observation à faire sur les
revenus des entrepreneurs d'industrie ? Qu'ils sont toujours variables et incertains parce qu'ils dépendent de la valeur des
produits, et qu'on ne peut pas savoir d'avance avec exactitude, quels seront les besoins des hommes et le prix des
produits qui leur sont destinés » (ibid: 131-132). La même chose est reprise dans l'exposé plus systématique du Cours
complet : « Tout le monde sait que fort souvent un propriétaire cède à un fermier les profits, le revenu qu'il pourrait
tirer de son fonds de terre s'il voulait l'exploiter ; qu'un capitaliste cède à un manufacturier, à un commerçant, les
profits, le revenu qu'il pourrait tirer de son capital s'il voulait le faire valoir ; et qu'un ouvrier, un employé, cèdent à un
entrepreneur quelconque, les profits, les revenus que leur travail, leurs talents sont capables de produire, quand ces
différents producteurs ne veulent pas tirer parti de leurs fonds productifs pour leur propre comte. Alors celui qui fait
ainsi l'acquisition de la terre, du capital, ou de quelque faculté personnelle d'un autre, en paie le prix fixe et convenu,
qui forme pour le vendeur un revenu certain et déterminé ; et un revenu certain et variable pour l'entrepreneur qui en
fait l'acquisition» (Say 1828-29, IV: 110). Say se place ainsi dans la lignée de Cantillon et de Knight pour qui
l'entrepreneur est l'agent qui assume l'incertitude marchande, transformant les revenus incertains en revenus certains
pour autrui (Steiner 1997).