Enfance http://www.necplus.eu/ENF Additional services for Enfance: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Trouble du spectre de l’autisme et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale René Pry Enfance / Volume 2014 / Issue 01 / March 2014, pp 107 - 116 DOI: 10.4074/S0013754514001086, Published online: 31 March 2014 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0013754514001086 How to cite this article: René Pry (2014). Trouble du spectre de l’autisme et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale. Enfance, 2014, pp 107-116 doi:10.4074/ S0013754514001086 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/ENF, IP address: 88.99.165.207 on 20 Apr 2017 Trouble du spectre de l’autisme et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale René PRY* RÉSUMÉ Certains enfants avec cécité congénitale peuvent présenter dans leurs premiers développements des retards dans les apprentissages du lexique, de la mise en place de la théorie de l’esprit et produire des stéréotypies motrices et posturales. Cette clinique fait incontestablement penser à celle retrouvée dans les troubles du spectre de l’autisme. Sont discutés dans cet article les points de vue théoriques qui traitent de cette association : cécité comme facteur de risque, cécité comme équivalent autistique, cécité comme facteur d’aggravation et ceci à la lumière des modèles « perception-action ». MOTS-CLÉS : TROUBLE DU SPECTRE DE L’AUTISME, CÉCITÉ CONGÉNITALE, FACTEUR DE RISQUE, BOUCLE PERCEPTION-ACTION SUMMARY Some children with congenital blindness may be in their early development delays in learning vocabulary, the development of theory of mind and produce postural and motor stereotypies. This clinic is undoubtedly close to that found in autism spectrum disorder. Are discussed in this article the theoretical perspectives that address this association blindness as risk factor, blindness as autistic equivalent, blindness as aggravating factor and this in light of the perception-action models. KEY-WORDS: AUTISM SPECTRUM DISORDER, CONGENITAL BLINDNESS, RISK FACTOR, PERCEPTION/ACTION LOOP *René Pry, Université Lyon2, Institut de Psychologie, Campus des Alpes, 5 avenue Pierre Mendes-France, 69676 Bron Cedex. Email : [email protected] nfance n◦ 1/2014 | pp. 107-116 108 René PRY Les références adoptées internationalement, dans le cadre d’une activité clinique et/ou de recherche, pour décrire et identifier les troubles du spectre autistique (TSA) sont le DSM et la CIM (American Psychiatric Association, 2013 ; Organisation mondiale de la santé, 1994). Ces classifications s’appliquent à tous les âges de la vie et quelles que soient les conditions médicales associées (maladies génétiques, déficiences sensorielles, épilepsie, séquelles de troubles ante ou périnataux, etc.). Dans ce cadre, les TSA sont considérés comme un ensemble de troubles dont la diversité clinique peut être ordonnée sur un continuum, et qui se caractérise par deux grandes classes d’anomalies : des altérations qualitatives des interactions sociales réciproques et un répertoire d’intérêts et d’activités restreint, stéréotypé et répétitif. Ces anomalies qualitatives caractérisent le comportement du sujet en toute situation, même si leur formulation clinique change avec l’âge. Elles sont présentes dès la petite enfance et impactent le fonctionnement du sujet au quotidien. La dernière version du DSM (DSM5) a apporté des modifications majeures par rapport à la précédente classification : 1. En regroupant l’ensemble des troubles à début dans l’enfance et l’adolescence dans un chapitre « Troubles neuro-développementaux ». 2. En remplaçant la catégorie « Troubles envahissants du développement » par celle de « Troubles du spectre autistique ». 3. En faisant disparaître les différents sous-types de troubles envahissants (par exemple le syndrome d’Asperger). 4. En remplaçant le terme de retard mental par celui de « Troubles du développement intellectuel ». 5. En affinant les critères diagnostiques, notamment dans le registre des interactions, même si les registres de l’activité communicative et celui des relations sociales entrent dans une même classe de critères. 6. En introduisant dans le domaine de la limitation de l’activité les particularités du fonctionnement sensori-moteur (hyper ou réactivité aux entrées sensorielles). 7. En ajoutant des critères de sévérité en trois niveaux. Les mots sont pleins de la réalité qu’ils transposent et un changement de terme est souvent d’une importance cruciale. Il engendre obligatoirement son lot de répercussions. Remarquons que ce changement de position est fondamental à plusieurs titres : son nouveau statut de trouble neuro-développemental à un double avantage. Il introduit une dimension développementale, ce qui, au-delà d’une simple position catégorielle, permet d’en repérer les évolutions et les changements de formulations cliniques avec l’âge. Il postule qu’au-delà de la simple énonciation comportementale ou cognitive, il existe aussi une traduction neuropsychologique à ce phénomène. Mais, l’introduction d’un chapitre « Troubles neuro développementaux » n’est pas aussi sans poser problème. La position affichée du DSM, notamment depuis le DSM-III qui consistait à ne pas prendre de position étiologique sur la nature des troubles mentaux va, dorénavant, être difficile à justifier, à moins d’assimiler ou de confondre « neuro développementale » et « précocité développementale ». Mais cette « confusion » mériterait alors quelques éclaircissements. Nous ne commenterons pas l’ensemble des autres conséquences de ces modifications sur les pratiques cliniques et de recherche, qui risquent d’ailleurs Trouble du spectre autistique et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale de porter essentiellement sur les calculs de prévalence, mais juste sur la disparition des sous-groupes en rapport avec les conditions médicales associées aux TSA (associated features). Beaucoup de ces sous-groupes étaient basés de fait sur ces conditions médicales particulières et acceptaient une clinique un peu spécifique. C’était le cas du syndrome de Rett, du Syndrome d’Asperger (absence de déficience intellectuelle), des syndromes dégénératifs de l’enfance. On remarquera qu’aucun sous-groupe n’avait été proposé pour définir l’association entre autisme et cécité. Dans ce cadre, les conditions médicales associées peuvent être considérées à ce jour comme des facteurs de risque, voire des facteurs d’aggravation. Leur calcul (Odds ratios) nécessite la constitution des deux critères croisés (cas « autistes » et témoins, et cécité ou non). On peut également quantifier ce risque à l’aide de technique de régression, mais alors les calculs deviennent très coûteux en sujets. À ce jour aucune étude n’a démontré une relation entre le risque d’exposition à la cécité et le trouble autistique. C’est dans ce cadre général que nous aborderons cette association particulière, il paraît assez naturel de traiter la présence simultanée chez un même sujet, d’un TSA et d’une cécité congénitale comme une simple comorbidité. En effet, dans l’état actuel des recherches il n’y aucune raison de penser que ces deux caractéristiques développementales soient liées par un quelconque lien de causalité. Dans une position classique en psychopathologie, il est tout aussi naturel de les décrire dans un registre qui est celui de la limitation fonctionnelle des activités (Organisation mondiale de la santé, 2011) et d’aborder la question en termes de déficiences. Par contre, si on se place d’un point de vue développemental, la question devient plus compliquée et, il est tout à fait légitime alors de replacer l’apparition de ces deux phénomènes dans une séquence temporelle (l’âge de survenue de la déficience visuelle : congénitale vs tardive), de prendre en compte l’intensité des déficiences (déficience intellectuelle, déficiences sociales, cécité congénitale ou malvoyance), d’expertiser les facteurs d’environnement plus ou moins facilitant, dont on sait qu’ils peuvent donner des formulations comportementales et évolutives très différentes. Dans chaque cas de figure, l’impact de la cécité sur le trouble autistique sera différent. IMPACTS DE LA CÉCITÉ SUR LE DÉVELOPPEMENT Il paraît difficile de contester aujourd’hui qu’une cécité congénitale retarde plus ou moins la mise en place de certains apprentissages : apprentissage moteur (déplacements et manipulations des objets) (Tröster & Brambring, 1993), apprentissages linguistiques, notamment lexicaux (Pérez-Pereira & Conti-Ramsen, 1999), et apprentissages sociaux (compréhension des intentions d’autrui) (Minter, Hobson, & Bishop, 1998 ; Brambring, 2001 ; Brambring & Asbrock, 2010 ; Kee, Casey, Cea, Bicardet, & Bicard, 2012). Tous ces apprentissages partagent la nécessite de faire des simulations entre des attentes et des observés, ou de confronter des modèles internes à des stimulations sensorielles issues de nfance n◦ 1/2014 109 110 René PRY l’environnement. L’absence d’entrées visuelles va compliquer ces possibilités de prédiction et il est possible que le système nerveux doive alors générer en permanence des a priori sur les entrées qu’il pourrait recevoir. Les particularités de ces premiers traitements auront en retour des conséquences sur les mécanismes de prise de décision et le passage à l’action. Par ailleurs, la personne avec cécité, souvent en situation d’hypostimulation, aura tendance à mettre en place des comportements d’autostimulations qui viseront à compenser ou à maximiser l’entrée des flux sensoriels limités ou absents (Tröster, Brambing, & Beelman, 1991). On comprend aisément que cette clinique du retard dans les domaines de la communication, de la socialisation et des conduites répétées, ait pu faire inévitablement penser à la clinique rencontrée dans le développement autistique (traits autistiques, autistic-like). Si cette confusion, présente jusque dans les années 1990, s’est aujourd’hui estompée, est apparu par contre assez récemment un nouvel objet de discorde sur le statut et la place de la cécité dans la mise en place et la formulation du TSA (Brambing, 2011 ; Hobson, 2011). Il n’en reste pas moins vrai que cécité congénitale et autisme peuvent cohabiter et que le diagnostic différentiel, sur une simple base comportementale, est assez difficile à faire. Il pose deux types de problèmes : le premier porte sur la distinction entre retard et trouble, question qui est d’autant plus subtile à solutionner que l’enfant est jeune. Le second pose la question même de la nature de la symptomatologie autistique. En effet même si elle est structurée en syndrome et qu’elle puisse relever d’un autisme ou non, ce phénomène peut être transitoire. Il relèverait alors de processus étiopathogéniques différents que ceux rencontrés dans les TSA. LA CÉCITÉ CONGÉNITALE COMME FACTEUR DE RISQUES C’est la position défendue par Hobson (Hobson, Brown, Minter, & Lee, 1997 ; Brown, Hobson, Lee, & Stevenson, 1997 ; Hobson, Lee, & Brown, 1999 ; Hobson, 2005 ; Hobson & Lee, 2010, p. 1240). The critical claim is that certain forms of developmentally significant early social experience are jeopardised by lack of vision. L’argumentation d’Hobson s’appuie sur trois arguments : 1. La forte fréquence de syndrome autistique retrouvée dans un échantillon d’enfants avec cécité congénitale : 42 % dans la population d’Hobson (en sachant que cette population ne comprend que 24 sujets). On notera que dans l’étude princeps de Fraiberg (Fraiberg, 1977), le pourcentage est 26 (sur une population de 27 enfants) et que dans l’étude de Dale (Dale, 2005) le pourcentage est de 17 (sur une population de 69 enfants). 2. La présence de symptôme autistique chez la plupart des autres enfants du groupe. 3. La similarité des formes cliniques retrouvées chez les voyants et les autistes. Dans cette position le trouble autistique est perçu comme la voie finale d’un certain nombre de particularités développementales. Les comorbidités jouant alors le rôle de facteur de risque, ou de facteur déclenchant au même titre Trouble du spectre autistique et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale que certains désordres génétiques (un X fragile, une sclérose tubéreuse de Bourneville, un syndrome de Rett), l’âge des parents, un milieu fortement carencé ou de déprivation sensorielle, ou encore certains antécédents pré et périnataux. On remarquera tout d’abord que dans cette liste non exhaustive de facteurs certains n’ont pas reçu de validation récente. C’est notamment le cas pour la cécité et pour les facteurs d’environnements. On notera également que la variable « état de la vision » est ici quantitative dans la mesure où le risque semble inversement proportionnel au reste visuel. Une critique peut être formulée à l’endroit de la position d’Hobson. Cette position entretient une confusion entre fréquence et prévalence. La prévalence relève d’un calcul de probabilité conditionnelle puisqu’il s’agit d’évaluer le nombre d’enfants présentant un autisme et une cécité congénitale. Ce calcul est rendu possible par l’utilisation de la formule de Bayes : P(A/C) = P(C/A)P(A)/P(C) dans laquelle P(A/C) est la prévalence a posteriori, connaissant la prévalence de l’autisme de présenter également une cécité, P(C/A), la prévalence a posteriori quand on présente une cécité, de présenter également un autisme, P(A), la prévalence a priori de l’autisme et P(C), la prévalence de la cécité. Le calcul donne, en prenant les données extrêmes : P(C/A) = 0,4 ; P(A) = 0,01 et P(C) = 0,003. P(A/C) = 0,4 x 0,01/0,003 = 0,01. On peut donc considérer qu’il y a peu prêt 1 % des enfants avec autisme qui présentent également une cécité congénitale. Cette confusion qui a souvent été faite entre probabilité a priori et probabilité a posteriori a conduit inévitablement à des erreurs d’interprétation. CÉCITÉ CONGÉNITALE ET SYMPTOMATOLOGIE AUTISTIQUE TRANSITOIRE C’est la position prise par Perez-Pereira (Perez-Pereira & Conti-Ramsen, 2005), par Tager-Flusberg (2005), et par Brambring (2011). Cette position conteste point par point les arguments avancés par Hobson et col., mais l’essentiel du raisonnement porte sur la clinique particulière présentée par les enfants avec cécité, clinique qui serait de nature assez différente de celles des enfants avec autisme. Par exemple, il est difficile de relever la présence d’une altération qualitative de l’activité communicative en tant que telle. Les auteurs notent que les particularités conversationnelles rencontrées chez les enfants aveugles sont pour la plupart imputables aux caractéristiques de la situation interactives elles-mêmes, et notamment à celles du partenaire privilégié qui s’adaptent plus ou moins bien à celles de l’enfant, soient, dans les cas extrêmes, en initiant l’échange sur un mode unilatéral, soient au contraire en ne maintenant plus l’interaction. Les caractéristiques du jeu de « faire semblant » ne peuvent pas relever non plus d’une altération qualitative dans la mesure où la chaîne développementale qui mène du jeu sensoriel, au jeu fonctionnel jusqu’au véritable jeu symbolique nfance n◦ 1/2014 111 112 René PRY ne peut être comparée terme à terme à celle des enfants voyants. En effet la manipulation des objets, et notamment des jouets courants, obéit à des finalités et à des plans d’action différents. Enfin, les stéréotypies sensorimotrices, nommées blindismes, présentées par les enfants aveugles sont de nature différente de la limitation des comportements signalée chez les enfants avec autisme. Cette position est fondamentalement distincte de la position précédente puisqu’elle conduit à penser que, même si le développement des enfants avec cécité peut « fabriquer » une clinique assez semblable à celle de l’autisme, le syndrome présenté n’est en tous points, ou terme à terme, peu assimilable à un « syndrome autistique pur ». Ce syndrome autistic-like peut être alors réversible et renvoyer à des processus étiopathogéniques très différents de ceux qui sont mobilisés dans le développement autistique Hoevenaars-van den Boom (Antonissen, Knoors, & Vervloed, 2009). Mais ici aussi, des confusions sont souvent faites. L’ancien DSM IV dissociait clairement les deux aires : « Communication » et « Socialisation », avec l’argument que la communication portait essentiellement sur la présence ou non d’outils communicatifs disponibles, non verbaux ou verbaux. Cette distinction disparaît si l’on considère qu’il y a des niveaux de communication différents, et que communiquer c’est aussi prendre la précaution de vérifier que le partenaire est disponible pour interagir. On est là à la frontière avec l’aire de la socialisation, et ce glissement dans les positions théoriques ouvre la brèche vers une instabilité des calculs de prévalence. La seconde remarque porte sur la définition même d’un syndrome. Un syndrome est une association non fortuite de caractéristiques développementales et qui ne suppose, à ce jour, aucune considération étiologique et même leur place récente dans les « troubles neuro-développementaux » ne changeant rien à l’affaire. Dans les critères diagnostiques proposés, ce syndrome doit être complet et stable au cours des premiers développements. La notion de « syndrome autistique transitoire » est aujourd’hui peu compatible avec les actuelles positions classificatoires. LE MODÈLE PERCEPTION-ACTION : DES CAUSES DIFFÉRENTES PEUVENT- ELLES PRODUIRE LES MÊMES EFFETS ? Une façon d’organiser les idées est de se représenter sur un schéma les différentes données discutées dans cet article (Ernst & Bulthoff, 2004), (Figure 1). L’idée principale, très darwinienne, est que notre conscience perceptive aurait évolué à partir d’une architecture cérébrale essentiellement dédiée à l’action : dans une visée adaptative, la perception vise à l’action. Ce schéma dissocie de manière séquentielle ce qui revient de l’environnement et du sujet. Chez ce dernier sont également dissociés les mécanismes qui relèvent de la sensation (traitement sensoriel et connaissances a priori), des mécanismes purement perceptifs (calcul d’inférences et de plausibilité entre les données a priori et les résultats a posteriori, Trouble du spectre autistique et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale Figure 1. Boucle perception-action des mécanismes dédiés à l’action (effectors)). Même si les processus de production de l’action relèvent un traitement discret (absence ou présence), le choix d’une action parmi l’ensemble des possibles est rendu possible par une évaluation des conséquences du choix de cette action (fonction de gain, fonction de valeur). On notera également que ces notions de gain ou de valeur sont propres au sujet et n’ont pas de « valeur normative » en soi. C’est toujours en ce sens que des concepts comme « altérations qualitatives » doivent être référencés à leur contexte d’origine. Il y a donc dans ce schéma, à la fois l’idée que la situation est évaluée par nos systèmes sensoriels et que la réponse proposée nécessite également une. Nous sommes donc bien sûr des modèles probabilistes qui font du sujet un calculateur incessant. Le sujet va ainsi élaborer des modèles mentaux du monde extérieur et évaluer leur plausibilité en liaison avec les observations qu’il effectue. Il faut aussi le supposer doté de connaissances et/ou de compétences précoces. Ces premières connaissances a priori (prior knowledge) sont issues de notre évolution : elles portent sur le monde des objets (principes physiques : solidité, continuité spatio-temporelle, etc.) et sur le monde des personnes (caractéristiques humaines : visage, voix, etc.) et se développent dans l’action. nfance n◦ 1/2014 113 114 René PRY On notera que dans cette boucle perception-action, il est possible d’observer des réponses motrices d’autorépétition (appelés encore stéréotypies ou blindismes dans une certaine littérature) qui visent à maximaliser les signaux sensoriels, soit parce qu’ils sont trop incertains en terme d’interprétation, soit parce que leur force n’est pas assez puissante, ce qui rend leur traitement a posteriori difficile ou impossible. L’enfant aveugle, comme l’enfant autiste, est en difficulté quand ils doivent faire des inférences : inférence dans l’apprentissage du langage et la construction du lexique, ou dans la théorie de l’esprit. Ils sont en difficulté également quand il faut prendre des décisions. L’un parce que les entrées visuelles sont appauvries ou inexistantes, pour l’autre les raisons ne sont pas connues, mais elles semblent malgré tout imputables à des traitements sensoriels particuliers. Pour faire des prédictions, il y a au moins deux conditions à remplir : la première est que le sujet dispose a priori de données sur l’état du monde (monde des objets et monde des personnes), la seconde est qu’il puisse confronter ces données avec les entrées sensorielles (input). Dans le cas de la cécité, la nécessité de s’appuyer sur des indices sensoriels non visuels, la limitation des coordinations intermodales (l’objet dont on entend le nom n’est pas perçu visuellement) va produire des retards dans les apprentissages moteurs, linguistiques et sociaux. Ces retards peuvent mimer la présence d’un TSA et ceci d’autant plus qu’ils peuvent s’accompagner de comportements stéréotypés. Mais ces retards ne relèvent pas d’une altération qualitative des activités interactives. Par exemple, en ce qui concerne les délais repérés dans l’acquisition du langage, on peut penser qu’ils se produisent non pas dans l’apprentissage des sons, de la forme des mots ou dans les règles syntaxiques, mais plutôt dans l’apprentissage de leur sens (confusion du « je » et du « tu », etc.). En effet ce dernier nécessite probablement la présence d’un partenaire qui pointe et désigne les objets de l’environnement ce qui permet leur association dans un cadre multimodal. Cette hypothèse vaut probablement pour rendre aussi compte du retard observé dans la théorie de l’esprit dans laquelle la simulation des intentions d’autrui est renforcée par une exposition multimodale des entrées sensorielles. Il en est probablement tout autrement dans le cadre des TSA. Les entrées sensorielles ne sont ici ni appauvries, ni inexistantes, mais il y a de fortes raisons de penser que les traitements des signaux présentent des particularités (Foss-Feig, Tadin, Scauder, & Cascio (2013). La prise en compte de leur expression comportementale au travers de conduites d’hypo et d’hyperréactivité dans le DSM5 en est également un témoignage. Par ailleurs, nous ne savons pas si les connaissances a priori (les modèles internes) du monde extérieur sont différentes chez les enfants avec TSA, même s’il n’y a ni de raison de le penser, ni nécessité de le supposer. Quoi qu’il en soit l’activité perceptive, au sens d’une construction de l’interprétation la plus probable des entrées sensorielles reçues, va être perturbée. Les « prises de décision » perceptive, cognitive ou motrice pourront se décliner dans le domaine des interactions sociales par des difficultés à communiquer ces Trouble du spectre autistique et cécité congénitale Un casuiste pour la psychopathologie développementale « prises de décision » à autrui, par des « surcompétences » perceptives (lettres, chiffres, illusions visuelles) et par des réponses motrices répétées. CONCLUSION À la question, peut-on présenter de façon conjointe une cécité et un syndrome autistique ? La réponse est oui. Elle est étayée par la pratique clinique, même si les calculs de prévalence en font un phénomène assez rare. Peut-on penser que la cécité soit un facteur de risque dans l’apparition du syndrome autistique ? À ce jour nous ne disposons d’aucun argument épidémiologique sérieux en faveur de cette hypothèse. La cécité est-elle un facteur d’aggravation du trouble autistique ? Probablement. Il ne s’agit ici ni d’une réponse d’autorité, ni d’une simple réponse de bon sens, mais d’une réponse qui s’inscrit dans une perspective développementale, au même titre d’ailleurs que la présence d’une déficience intellectuelle. La clinique, aussi singulière soit-elle, présentée par certains enfants avec cécité relève-t-elle d’un véritable TSA ? Probablement pas, il s’agit plus vraisemblablement de retards multiples, et leurs aspects transitoires militent d’ailleurs en ce sens. BIBLIOGRAPHIE American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic ans statistical manual of mental disorders (5rd ed.) Washington, DC: Author. Brambring, M. (2001). Integration of children with visual imparment in regular school. Child: Care, Health and Development, 27, 425-438. Brambring, M. (2011). Response to Hobson’s Letter: Congenital Blindness and Autism. Journal of Autism ans Developmental Disorders, 41, 1595-1597. Brambring, M., & Asbrock, D. (2010). Validity of false belief tasks in blind children. 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