Les deux judaïsmes
Il est fondamental de savoir préciser les différences entre le judaïsme tel qu’il a
été vécu en Diaspora et le judaïsme tel qu’il doit être vécu en Terre d’Israël,
retrouvée et réorganisée.
Le Talmud nous rapporte qu’un de nos principaux maîtres, au troisième siècle
de l’ère chrétienne, Rabbi Zeira, natif de Babylonie, avait décidé de monter en
Terre d’Israël. Sur le point de traverser le Jourdain, afin de pénétrer dans cette
Terre promise, il procéda à cent journées de jeûne afin d’oublier la Torah qu’il
avait apprise dans sa Babylonie natale et de se préparer à recevoir la Torah telle
qu’elle se conçoit en Terre d’Israël. Cet épisode, que le Talmud de Babylonie
lui-même tient à rapporter, ne peut être qu’un enseignement pour toutes les
générations. Si un tel géant s’oblige à passer une telle mutation, à fortiori tous
ceux qui décident de réintégrer comme il se doit la Terre de D. doivent s’y
contraindre. Il est clair que ce passage qui n’est jamais simple doit se faire, mais
en comprenant bien les tenants et les aboutissants.
Afin d’éclaircir cette exigence nous nous servirons cette fois-ci d’un style
emprunté au monde des mathématiques, très prisé du professeur André Neher
de mémoire bénie, qui avait l’habitude de préciser qu’il fallait deux axes pour
définir la vie juive. Le premier, vertical, reliant l’homme juif à son créateur et le
second, horizontal, le mettant en rapport avec tout ce qui l’entoure: société, Etat,
monde et existence. Précisons de notre côté que le premier axe est celui qui régit
toute notre vie spirituelle, tout ce qui se trame dans le plus profond de notre
âme, la façon dont nous établissons nos rapports avec D., la façon dont nous
remplissons nos devoirs vis-à-vis de Lui, notre amour pour Lui, notre seul
interlocuteur dans les plus beaux moments de notre vie ainsi que dans les
moments les plus problématiques. Par contre le deuxième axe nous permet de
nous positionner par rapport à autrui, par rapport à nos frères, notre
communauté, notre Peuple, de remplir nos obligations vis-à-vis d’eux et parfois
même d’exiger ce qui nous revient de droit. Tous nos rapports avec le Peuple en
tant que Nation, toutes nos relations relevant du national, ne se rattachent qu’à
cet axe-là. Et c’est exactement sur ce point que divergent les deux judaïsmes,
celui vécu en Diaspora et celui qui doit être vécu en Israël. Pendant 2.000 ans,
l’exil a réduit au néant tout ce qui relevait du national. Dispersés dans le monde
entier, persécutés par tout un chacun, nous avons quasiment totalement perdu la
conscience et l’importance de cette dimension nationale dans notre vie. Notre
existence tronquée par une présence sur une terre étrangère nous a non
seulement habitués mais même forcés à vivre une vie spirituelle qui ne relevait
que du premier axe. Comme par notre passé lointain, dans cette Egypte
ancienne, nous avons vécu dans toutes les nouvelles Egypte de l’exil que d’une
seule façon: en priant et implorant D. du fond de nos souffrances. Je suis bien
loin de mésestimer l’importance de ce cri du cœur. En effet, il a été celui qui
aura permis à cette âme juive de se réveiller. Nous avons marqué par son biais
que notre Peuple n’abandonne jamais son D. et qu’il n’avait qu’une seule
aspiration: celle de revenir vers Lui. C’est ce que nos Sages ont décrit très
poétiquement par le biais de cette image comparant le Peuple Juif à cette
colombe et D. à son époux, parce que le propre de cette colombe est justement
de ne jamais abandonner son premier amour. De cette façon, en l’absence de vie
nationale, toute notre vie spirituelle s’est concentrée et organisée en portant son
regard vers un seul horizon: un lieu relevant du plus profond de l’âme et la
reliant à D.
Et nous avions bien besoin de cette situation, ne laissant plus aucune place à une
normalité quelconque. Notre vie nationale de la fin du deuxième Temple, était
devenue sur le plan politique et sociale tellement corrompue et exécrable qu’il
était devenu urgent de se retrouver dans un contexte permettant de faire reposer
à nouveau le tout sur des valeurs. En conséquence, aucune autre possibilité ne
s’offrait au Peuple Juif, afin de purifier cette atmosphère devenue au niveau
politique et national proprement insupportable, que la démolition jusqu’aux
fondations mêmes de tout ce qui relevait de la dimension nationale. Seulement
par ce biais là, la Torah a pu retrouver la place qui lui revenait de droit dans les
cœurs en tant que véritable souffle de vie pure, s’abreuvant aux sources de ce
rapport intime et ultime avec D., qu’une vie politique et sociale avait effacé et
abaissé au plus bas de l’échelle morale. Nous avons eu droit à un premier
processus succinct de purification à la suite de la destruction du premier Temple.
70 ans d’exil accompagnés des menaces de destruction de Haman avaient suffi à
l’époque pour que nous puissions nous retrouver et une petite partie de notre
Peuple avait réintégré la Terre afin de reconstituer cette Torah et de la pparer à
nous sauver pendant le second processus de purification, bien plus long, bien
plus pénible, des 2.000 ans qui auront suivi la destruction du deuxième Temple.
Grâce à D., nous avons eu la chance de réintégrer cette Terre Sainte mais notre
habitude de voir la Torah comme totalement étrangère à la vie nationale nous
pèse comme un pénible fardeau. Nous nous devons de prendre conscience que la
Torah dans son intégralité ne peut exclure toute la vie nationale ni de son champ
d’études, ni de son domaine d’intérêts. Cette vie nationale qui se renouvelle
maintenant s’impose à nous, bon gré pour ceux qui comprennent le miracle, mal
gré pour ceux dont les yeux n’ont pas réussi encore à s’ouvrir et à prendre
conscience de l’intervention divine, mais dans tous les cas est présente à nous,
quelquefois même menaçante et menaçant même quelquefois les Mitsvot de la
Torah et son respect. Mais un Juif vraiment croyant, éduqué ne serait-ce que sur
un minimum de Bible, sait que ce livre, le Livre par excellence, nest autre que
l’histoire des rapports entre la vie spirituelle et la vie nationale de notre Peuple,
rapports par périodes très rarement idylliques, trop souvent pénibles et
douloureux, mais, dans tous les cas de figure, rapports qui ne passent que par le
biais des prophéties depuis Moïse jusqu’à la fin des Prophètes.
La Torah reprend son envergure, elle ne passe plus uniquement par la vie de
l’individu devant D. mais aussi par la vie du Peuple Juif tout entier devant D.
Collectivité et individualité, reliées dans la conception juive par des liens
indéfectibles, exigent de tout Juif en Terre d’Israël, d’être à même découter une
double voix divine: celle qui s’adresse à lui en tant qu’individu et celle qui
s’adresse à lui en tant que parcelle de la collectivité. De graves corollaires
découlent de cette façon de voir plus intégrale: les chefs spirituels du Peuple Juif
ne peuvent plus parler uniquement de prières et de cashrout fondamentaux au
niveau de lindividu mais se doivent de formuler les exigences divines même
au niveau de la collectivité et de la Nation. Il ne s’agit pas de les immiscer dans
des choix relevant de la vulgarité ou de la corruption politique, mais on est en
droit d’attendre d’eux de formuler une opinion relevant de Torah, de croyance,
concernant tous les problèmes de la vie sociale, qu’ils touchent la sécurité, les
problèmes sociaux ou la misère, qui attendent tous notre intervention.
Nous sommes en droit également de convier toute personne qui rejoint notre
foyer national à compléter sa vie spirituelle par ces nouvelles dimensions qui
sont toutes stipulées dans le cinquième livre de la Torah, le Deutéronome, parce
que ce sont justement les dernières directives divines données par Moïse à la
génération entrant en Terre d’Israël, directives que Moïse s’était bien gardé de
présenter à la génération précédente qui était toute entière une génération de
Diaspora.
Il est possible qu’il nous faille à nous aussi également une centaine de jeûnes
pour comprendre l’envergure du bouleversement enregistré en entrant en Terre
d’Israël. Une chose est certaine: l’enjeu en vaut le coup. La preuve en est que la
Torah entière attend cela de nous.
Rav Dr. Eliahou Zini
Rosh Yéshivat OR VISHUA Haïfa
Rav du Technion de Haïfa
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