Lettre d’intention Mai 2008
Pourquoi tous les comédiens de la terre se décharnent sur cette œuvre ? Mystère… Et si c’était pour
eux que Genet en avait accouché, après une nuit de délire bachique, sans savoir qui l’en avait engrossé. Et
Dionysos jubile encore à la vue de ces mille comédiennes s’initiant à traverser ce labyrinthe mystère de
Saint Genet. « Ces dames – les Bonnes et Madame – déconnent ? (…) Sacrées ou non, ces bonnes sont des
monstres (…) » dit-il. Pas tout à fait des bonnes alors, mais quoi ? Des Actrices, des Bacchantes, des Bonnes
Sœurs, les trois à la fois ? Au service de qui ? En quoi consiste leur jeu, leur Cérémonie ?
Un rituel initiatique, peut-être. Par le genre dramatique, alors ? Un mystère donc, tel celui d’Eleusis.
Trop de fascination de la part du disciple pour son maître peut empêcher tout épanouissement.
Comment éclore ? Mourir et renaître. Aimer beaucoup, beaucoup son maître jusqu’à la négation de soi-
même. Puis le tuer, transgresser la loi qu’il impose pour renaître et créer à son tour. Et ce par l’art même
qu’il a transmis. Le bon maître aime son disciple et désire son élévation autonome mais le mauvais maître
pêche par égoïsme, il retient son disciple par tous les moyens y compris par sa destruction pour qu’il reste
près de lui, sous lui, comme Cronos qui dévorait ses enfants après leur avoir donner vie. S’il veut vivre et
créer à son tour, le disciple doit transgresser, tuer son maître, c’est son épreuve, son initiation. Comme
Jupiter qui émascula Cronos son père.
Madame aime beaucoup ses bonnes. Solange aime Madame avec réalisme et indépendance. Claire
adore Madame avec fascination. Madame est une grande Dame de théâtre, elle détient Grâce et Feu sacré. «
Car Madame est bonne. Madame est belle. Madame est douce. ». Solange et Claire sont actrices de chambre,
elles jouent des Cérémonies. Claire invente les Cérémonies, le théâtre secret, le théâtre sacrificiel,
propitiatoire. Elles jouent Madame tour à tour, mais ce soir Claire joue Madame, Solange joue Claire. Ainsi
Claire se parle à elle-même avec tout l’Amour de Madame et Solange lui répond en la jouant pour la libérer
de son amour étouffant pour Madame.
Par le crime dans le théâtre ou par le théâtre dans le crime, il faut sacrifier Madame pour se libérer de
leur amour étouffant pour Elle et pour que leur échoit son Feu sacré, sa Grâce. Paradoxe : pour vivre et
créer, devoir s’arracher l’amour pour l’être aimé qui nous aime d’Amour saint.
Elles font arrêter Monsieur, la bonté même, pour isoler la victime, Madame, qui revient bredouille de
sa quête de Monsieur. Elle laisse le théâtre et la ville pour la purgation, l'ascèse et la campagne... Mais Ô
surprise, elle donne ses robes et le théâtre, elle offre le moyen de la métamorphose, elle donne Fascination sa
plus belle robe. Elle ouvre le théâtre et encourage Claire et Solange à être belles, à rire, à vivre. Alors celles-
ci libèrent Monsieur, et Madame s’échappe pour rejoindre son Monsieur merveilleux et idéal.
Seules avec le Théâtre, il faut accomplir la métamorphose. Tuer Madame dans le théâtre. Solange s'en
charge, revêtissant elle-même Madame, devenant elle-même un ange rouge, pour emmener Madame, les
Cérémonies et elle-même sur l'échafaud libérateur.
Claire-Madame est morte étranglée par Solange, Solange-Madame est morte sur l’échafaud.
Mourir. Renaître. Ressusciter. Solange en ange. Claire en Madame. Et toutes les trois, recevoir le Feu
Sacré, la Grâce que les Dieux, les Muses, le Rituel envoient parfois aux hommes.
« Car il faut qu’elle dorme et que je veille. »
« Sauf qu’il ne reste d’elles, pour flotter autour du cadavre léger de Madame, que le délicat parfum des
saintes filles qu’elles furent en secret. Nous sommes belles, libres, ivres et joyeuses ! »
Imaginez maintenant que cette célèbre pièce ait été volée comme un tableau de musée et qu’elle soit
réinventée et rejouée chaque jour comme un rituel ludique par trois comédiennes dans les lieux les plus
insolites tels que catacombes, usines, forêts, lieux désaffectés, comme le voulait Genet, pour que
consciencieusement chaque jour advienne sur elles un peu de la Grâce, un peu de l’Amour, un peu du Feu
Sacré de Madame et Monsieur...
Et imaginez encore que cette pièce soit rejouée chaque jour par trois nonnes au service de Marie,
puisque Genet en a caché le symbole un peu partout dans sa pièce, pour que consciencieusement chaque jour
échoient sur elles un peu de sa Grâce, de son Amour, de son Feu sacré.
Vous comprendrez alors que ces trois actrices arrivent devant leur public avec tout leur matériel et
qu’elles repartent avec après leur Action ainsi que Grotowski l’a nommé.
Vous comprendrez également que leur décor, leur lumière soient modestes et issus de leurs mains...
Enfin, s’il est de tradition que dans cette œuvre le metteur en scène joue Madame, sachez que dans
mon cas, il s’agit d’un choix de secours pour remplacer pendant un temps une comédienne envolée, et que je
ne projette pas l’image du metteur en scène dans celle de Madame. Pierre Heitz