ignore l'ordre des causes, des rapports et de leur composition, parce qu'elle se contente d'en attendre
et recueillir l'effet, méconnaît tout de la Nature. Or, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser.
Comment s'opère cette genèse du Bien et du Mal?
Elle s'opère chez l'homme passionné. Nous avons vu que joie et tristesse proviennent de ce qui
favorise ou entrave notre conatus, donc de ce qui est bon ou au contraire mauvais pour nous. Mais
nous tendons nécessairement à prolonger le plus longtemps possible une excitation joyeuse (notre
conatus nous y pousse toujours, même si nous ne le savons pas). Alors même que la cause favorable
a disparu, si nous parvenons à l'imaginer en pensée, le parallélisme des attributs fera que notre corps
sera favorablement affecté. Cependant l'image ne peut être aussi vive en l'absence de sa cause qu'en
sa présence. Or l'atténuation d'une variation favorable contrarie notre conatus qui, par là même,
résiste et tend à revivre le sentiment avec son intensité première. Nous cherchons à nous représenter
l'objet comme toujours présent. Le désir s'investit, se fixe, s'attache inconditionnellement à l'objet.
Cette polarisation positive est l'amour.
Inversement, lorsqu'une image attristante nous affecte nous lui résistons et, pour cela, nous tentons
de faire revivre toutes les images incompatibles avec elles. Nous tendons à constituer un champ
perceptif où il n'y aurait pas de place pour cet objet. Telle est la haine.
Amour et haine ne sont donc possibles que si nous devenons capables de nous représenter les
choses en leur absence, de les considérer comme des réalités indépendantes de nous. Mais, fixant
notre désir sur l'objet extérieur, ils nous asservissent à cet objet. Nous en arrivons à méconnaître le
caractère relatif, subjectif de la cause de notre joie en nous polarisant sur elle, en la valorisant. Nous
ignorons que l'objet qui, un jour, nous a donné la joie n'a pu le faire que dans un contexte transitoire
dont nous le séparons abusivement parce qu'il a été le seul que nous avons associé, sur le moment, à
notre plaisir. Ignorant l'origine réelle de notre joie, nous croyons que l'objet nous réjouit parce qu'il
est objectivement aimable, parce qu'il est, en soi, aimable.
Or, ceci va être aggravé lorsque va s'opérer la double illusion qui crée la croyance en un Dieu
personnel. Rappelons que notre ignorance des causes qui nous font agir (notamment de notre
conatus mais aussi, en tant que passionné, des objets extérieurs), nous pousse à nous croire libre, et
que nous transposons cette finalité de nos actes au plan de l'univers en croyant que la nature a été
créée en vue de l'homme par Dieu. Dès lors ces choses que nous aimons, dont nous avons fini par
croire, non pas qu'elles sont bonnes pour moi, mais qu'elles sont bonnes en elle-même, nous allons
penser que Dieu les a faites pour nous, pour nous plaire. Il a donc dû, avant tout, penser à leur
donner l'apparence sous laquelle elles nous réjouissent. Cet aspect subjectif nous apparaît alors, non
seulement comme propriété objective de la chose, mais même comme sa propriété principale: son
essence. La valeur que l'objet agréable était destiné à réaliser va désormais définir sa nature telle
qu'elle est en soi et hors de nous. Dès lors, puisque les réalités naturelles sont loin de nous plaire
toutes au même degré, nous imaginons qu'elles se classent en soi et hors de nous selon le degré de
valeur qu'elles comportent objectivement.
Telle est l'origine des notions de Bien et de Mal. Tout ce qui contribue à la Santé, nous l'appelons
Bien. Tout ce qui contribue à la maladie ou à la mort, nous l'appelons Mal. Le bien, pour Spinoza,
n'est en fait que le bon. L'erreur consiste à croire que par ce terme nous désignons une propriété
intrinsèque des choses et non leur rapport momentané à notre organisme individuel.
Tout vient, en somme, de notre ignorance. C'est notre ignorance qui crée la morale.
Il faut, selon Spinoza, séparer le domaine de la vérité de celui de la Morale.
La loi morale institue un devoir. Elle a donc pour finalité l'obéissance. Peut-être l'obéissance est-elle
indispensable, mais là n'est pas la question. La question est de bien voir que la loi morale ne nous
fait rien connaître. Au pire, elle empêche même le développement de la connaissance (la loi du
tyran, par exemple). Au mieux, elle prépare la connaissance et la rend possible (la loi du Christ, par
exemple). Entre ces deux extrêmes, la morale supplée à la connaissance chez ceux qui, n'étant pas
capable de connaître en raison de leur mode d'existence barbare, n'ont d'autre recours que d'agir
selon la morale puisqu'ils ne savent pas agir selon leur connaissance inexistante.
De toute manière, il y a une différence de nature entre la connaissance et la morale, entre le rapport
connu / connaissance et le rapport commandement / obéissance. Le drame de la théologie selon