Spinoza
Spinoza est surtout connu comme l'auteur d'un système (et le terme a
souvent une connotation péjorative). Au XVIII° siècle, le qualificatif de
spinoziste désignera abusivement les matérialistes parce qu'il critiqua la
théologie traditionnelle et l'idée d'un Dieu créateur. La philosophie
spinoziste est donc en marge. Partisan de la démocratie, il vécut
pauvrement et persécuté.
Les sources de sa pensée.
Spinoza doit à Descartes une partie de sa méthode et de sa construction logique même s'il se
démarquera de Descartes sur de nombreux points. Il doit beaucoup à Giordano Bruno (1548-1600).
Ce panthéiste, condamné à mort et brûlé vif pour hérésie lui inspire son idée de la Nature à la fois
infinie et une. Spinoza doit aussi à la pensée juive par son origine.
Apport conceptuel :
La grande thèse théorique de Spinoza est qu'il n'y a qu'une seule substance, infinie et unique, Dieu,
qui se confond donc avec le monde, l'univers lui-même. " Deus sive Natura " (Dieu, c'est-à-dire la
Nature). Cette substance a une infinité d'attributs (c'est-à-dire d'aspects, de caractères de la
substance), eux-mêmes infinis mais nous n'en connaissons que deux, les seuls accessibles à notre
pensée : la Pensée et l'Étendue. La Pensée est un attribut et notre âme, ainsi que chaque idée
particulière, sont des " modes " de cette pensée (c'est-à-dire qu'elles font partie de l'attribut plus
général qu'est la Pensée). Chaque objet matériel (cette table, ce cahier, mon corps...) sont des modes
de l'attribut Étendue (étendue signifie "qui occupe de l'espace"). Les modes sont finis.
Cette thèse est à la fois panthéiste et athée. Panthéiste, car elle identifie Dieu et le monde. Athée car
elle nie l'existence d'un Dieu moral, créateur, transcendant.
1) La Substance, l'homme, le conatus.
Quand la philosophie traditionnelle donnait le primat à la pensée, à la raison, Spinoza propose un
nouveau modèle: le corps. Il y a chez Spinoza la thèse du parallélisme des attributs. Qu'est-ce à
dire? Les attributs sont parallèles c'est-à-dire qu'ils n'agissent pas l'un sur l'autre. Autrement dit, il
n'y a pas de causalité entre l'esprit et le corps. Bien plus, aucun n'est supérieur à l'autre. Si Spinoza
refuse toute supériorité de l'âme sur le corps, il n'y a pas non plus supériorité du corps sur l'âme.
Il y a parallélisme des attributs, c'est-à-dire qu'à chaque modification de l'Un correspond une
modification de l'Autre, et même de tous les autres (puisqu'il en existe un nombre infini), sans qu'il
y ait interaction des attributs entre eux. La signification pratique du parallélisme apparaît dans le
renversement de la théorie traditionnelle (notamment cartésienne) qui pensait la morale comme
entreprise de domination du corps par la pensée : quand le corps agissait, l'âme pâtissait (passion),
quand l'âme agissait, le corps pâtissait (liberté). D'après Spinoza, au contraire, ce qui est action dans
l'âme est action dans le corps, ce qui est passion dans le corps est passion dans l'âme. Ainsi, par
exemple, imaginer quelque chose de joyeux entraîne parallèlement (mais non causalement) une
modification corporelle qui me fait éprouver physiquement de la joie.
Pour Spinoza, le corps dépasse la connaissance que nous en avons et la pensée dépasse la
conscience que nous en avons. C'est donc par un seul et même mouvement que nous arriverons, si
c'est possible, à saisir la puissance du corps au-delà des conditions données de notre connaissance et
à saisir la puissance de l'esprit au-delà des conditions de notre conscience.
Pour Spinoza la conscience est le lieu d'une illusion: elle ignore les causes. Nous subissons les
objets extérieurs. Nous sommes déterminés par les causes extérieures que nous subissons sans les
comprendre.
Or, en quoi consiste l'ordre des causes? Quand un corps rencontre un autre corps, ou une idée une
autre idée (les deux se font parallèlement), il arrive tantôt que les deux se composent pour former un
tout plus puissant, tantôt que l'un décompose l'autre et détruise la cohésion de ses parties. L'ordre
des causes est donc un ordre de composition et de décomposition. Nous éprouvons de la joie quand
un corps rencontre le nôtre et se compose avec lui. Nous éprouvons de la tristesse lorsqu'un corps
menace notre cohérence.
Nous recueillons donc seulement ce qui arrive à notre corps et ce qui arrive à notre âme c'est-à-dire
l'effet d'un corps sur le notre et parallèlement l'effet d'une idée sur la nôtre. Mais l'ordre des causes
nous l'ignorons. Nous avons, pour reprendre le vocabulaire de Spinoza, des idées inadéquates c'est-
à-dire confuses, mutilées, effets séparés de leurs propres causes.
Nous ignorons mais nous désirons connaître. Il y a en nous quelque chose qui nous fait désirer
connaître. Dès lors, pour échapper à l'angoisse de l'ignorance, nous allons interpréter au moyen
d'une double illusion ce qui nous arrive:
* Première illusion: il est une forme de causalité que nous avons l'impression de comprendre
immédiatement: celle que nous exerçons sur le monde. Nous ignorons la nécessité universelle (la
nature pour Spinoza est strictement déterminée, la nature est l'ordre de la nécessité), nous ignorons
n'être qu'un mode d'un attribut, mode subissant les autres modes. Nous croyons être libres alors que,
soumis aux passions et ignorants, nous sommes les jouets des circonstances. Puisque nos actions
aboutissent à certains résultats, nous pensons que nous agissons en vue de ces résultats sans voir
que d'autres causes nous font agir. La conscience se prend pour cause première. Elle invoque même
son pouvoir sur le corps. C'est l'illusion du libre arbitre.
* Cette première illusion va en entraîner une seconde: passant de la considération de nos œuvres,
nous allons passer à celle des phénomènes naturels et leur appliquer cette pseudo-explication
finaliste. Double erreur: nous allons appliquer illégitimement, parce que hors de son contexte, un
schéma déjà faux par avance. À propos de n'importe quoi, la question va se transformer
insidieusement en " en vue de quoi? ". En vue de quoi a été faite la nature? Nous remarquons qu'elle
nous est utile puisque nous employons ses matériaux. Nous en venons à dire, petit à petit, que la
Nature entière est un système de moyens mis au service de nos propres fins. Nos organes eux-
mêmes semblent avoir été faits pour notre utilité (les yeux pour voir, les dents pour mâcher etc.)
Nous connaissons la fin, nous connaissons le moyen. Reste à connaître le troisième terme:
l'agent. En effet ce n'est pas nous mais ce ne peut être qu'un être analogue à nous puisqu'il agit
intentionnellement quoique beaucoup plus puissamment. Dès lors nous inventons Dieu, être tout
puissant à l'image de l'homme. La conscience ignorante pour comprendre se réfugie dans l'illusion,
en inventant les dieux personnels, anthropomorphes.
Double illusion: illusion de la liberté, illusion de la finalité du monde. La conscience est lieu de
l'illusion. Mais qu'est-ce qui pousse à agir la conscience, qu'est-ce qui fait qu'elle veut connaître et,
voulant connaître, s'illusionne? Qu'est-ce qui est cause de ses actions alors même qu'elle se croit
libre? Ce qui pousse à agir la conscience c'est le conatus.
Qu'est-ce que le conatus? Pour Spinoza chaque mode s'efforce de persévérer dans son être et cet
effort, ce désir, qu'il appelle conatus, caractérise l'essence de cette chose. Par exemple, notre raison
individuelle, qui est mode de l'attribut Pensée, cherche à persévérer dans son être c'est-à-dire à
penser davantage, à se réaliser en tant que pensée. La substance divine (Dieu) est un individu qui
cherche aussi à persévérer dans son être. Elle est Nature naturante, c'est-à-dire qu'elle se produit
elle-même, qu'elle cherche à se produire. Mais elle est aussi Nature naturée, en tant qu'elle est le
résultat de cette production. La Nature est donc à la fois nature naturante et nature naturée. Elle se
produit elle-même et est le résultat de sa propre production.
La Substance naturante est, nous l'avons dit, composée d'attributs. Dès lors la Substance leur influe
de l'intérieur, son aspect naturant. Pour la Substance, persévérer dans son être c'est faire en sorte que
ses attributs persévèrent dans leur être puisque les attributs c'est elle. Or les modes font partie des
attributs. Le conatus de chaque individu, y compris le conatus humain, est donc en fait causé par le
conatus divin. C'est Dieu qui est cause du conatus des hommes et donc de toutes les actions qu'ils
font. Leur activité leur vient de Dieu (Dieu qui n'est rien d'autre que la Nature, rappelons-le) qui les
pousse à agir et à connaître. On voit donc quelle est l'illusion de la conscience qui se croit libre, qui
croit agir en fonction de la finalité mais qui, en fait, n'agit que parce que la Substance (Dieu) la fait
agir.
Mais le conatus nous pousse à agir différemment selon les objets rencontrés. Dès lors nous devons
dire qu'il est, à chaque instant, déterminé par les affections qui nous viennent des objets. Quand
l'objet rencontré se compose avec nous, notre conatus réussit à persévérer dans son être (nous
éprouvons de la joie). Quand il tend à nous décomposer, il empêche le conatus de persévérer dans
son être (c'est la tristesse). La conscience apparaît donc comme le sentiment continuel du passage
de la joie à la tristesse et de la tristesse à la joie. L'objet qui convient à ma nature la détermine à se
réaliser, à former avec lui une totalité supérieure. Ce qui ne me convient pas, au contraire,
compromet ma cohésion et tend à me diviser en sous-ensemble qui, à la limite, me détruisent
(mort). La conscience est donc sentiment du passage de l'un à l'autre. En somme, elle est purement
transitive. Elle n'a que valeur d'information (et d'information mutilée).
Tout vient de ce que, en ce qui concerne le conatus des individus finis, une contradiction apparaît
entre la nécessité d'être et la difficulté d'être. Les modes veulent être, par leur conatus, mais, en tant
que finis, ont du mal à être. Ils tendent à s'actualiser mais leur finitude ne leur permet pas d'y
arriver. Les modes finis, conditionnés par leur attribut infini correspondant, entrent en interaction
avec les autres modes de cet attribut infini. C'est le tout englobant ces parties que sont les modes,
c'est-à-dire chaque Attribut infini et par conséquent la Substance, qui peut s'actualiser entièrement.
Infinie, la Substance ne rencontre pas d'obstacles. Une essence singulière quelconque va donc être
amenée à s'actualiser par la conjonction de sa propre force d'extension et de celle de toutes les
autres essences singulières. Mais si l'on considère, non pas le tout, mais les modes finis, il est
certain que la coopération entre conatus se transformera un jour ou l'autre en antagonismes
empêchant les conatus des modes finis de s'actualiser. D'où la tristesse de l'individu. Comme tout
individu, l'homme ne désire qu'une chose: persévérer dans son être c'est-à-dire qu'il est effort pour
actualiser les conséquences de son essence individuelle. Deux cas de figure se présentent alors:
* L'homme connaît: son conatus cherche à se réaliser et le fait en connaissance de cause. Il faut
bien voir que pour Spinoza l'individu est un. Le conatus n'est pas une partie de nous-mêmes mais
nous-mêmes tout entier et l'effort que nous faisons pour conserver notre être ne se distingue pas de
l'être que nous nous efforçons de conserver. De plus la raison n'est pas autre chose que nous-mêmes.
À cause du parallélisme des attributs, il suffit que notre pensée se développe pour que le corps se
développe, dans la mesure où ce qui les fait agir tous deux (la Substance) agit en même temps dans
tous les Attributs. Dès lors tendre à se développer soi-même c'est tendre à développer sa raison en
tant qu'elle a des idées adéquates (claires et distinctes). Mais qu'est-ce qui se déduit de nos idées
claires et distinctes sinon d'autres idées claires et distinctes? Dès lors, nous tendons à comprendre et
à comprendre toujours plus. De ce fait le rôle de la raison ne peut se réduire à un rôle purement
instrumental. Lorsque la raison nous dirige elle ne désire que s'actualiser au maximum. Parce que
vivre est à soi-même sa propre fin (nous voulons persévérer dans notre être) et parce que la raison
n'est pas autre chose que nous-mêmes, la vie de la raison est, chez l'homme, fin en soi et non
moyen. L'effort de comprendre n'est autre que le conatus parvenu à son plus haut degré d'efficience,
le désir de connaître est la vérité du désir d'être. Si la science nous sert à organiser notre expérience
de façon à jouir harmonieusement de toutes les commodités de l'existence, cet aménagement
rationnel de la nature n'est plus qu'un moyen pour constituer un milieu favorable au développement
de la connaissance.
Ainsi le conatus de l'individu humain, en tant que celui-ci connaît sa propre nature, se résume à
cette seule formule: connaître et connaître pour connaître. Tel est le fondement de l'existence
humaine selon Spinoza. Il doit nous permettre de réaliser notre nature même et nous permettre la
joie, joie qui résulte de la réalisation de notre nature permise par la connaissance de cette nature.
Selon le parallélisme des attributs, si le conatus de l'individu humain, en tant qu'il connaît
suffisamment pour échapper le plus souvent aux passions, consiste à connaître toujours davantage,
le corps agira de plus en plus selon ses vrais besoins. La raison en est toujours la même : ce qui
nous pousse à actualiser nos pensées (Dieu), nous pousse parallèlement à actualiser notre corps. Ce
n'est pas la pensée qui nous permet de réaliser nos besoins corporels, mais pensée et réalisation des
besoins ont même cause en Dieu et se réalisent parallèlement.
* L'homme ignore sa nature: c'est le cas de la plupart d'entre nous. Personne ne naît raisonnable
et peu de gens le deviennent. Pourtant ce que font les ignorants découle de leur conatus. Mais, à la
différence des gens qui savent (et qui donc cherchent à connaître et à agir uniquement en fonction
de leur conatus), les ignorants se laissent agir par les causes extérieures. Ce qu'ils font découlera de
leur conatus, mais d'un conatus modifié par les causes externes, causes qui font d'ailleurs aussi
partie de ce grand tout qu'est Dieu. Les conatus de ces causes manifestent Dieu. Les désirs de
l'ignorant manifestent aussi la puissance de Dieu. Le conatus voit son orientation déterminée par les
causes extérieures que nous subissons sans comprendre: c'est la passion. Dès lors, c'est au hasard
des causes que l'homme éprouvera joie et tristesse selon qu'il rencontre ou non des causes
favorables à son conatus qui, certes, cherche obstinément à connaître mais qui, dans l'ignorance, ne
tire de ce désir de connaître que des illusions finalistes.
La joie existe quand une cause extérieure favorise notre conatus et augmente notre puissance de
connaître. Par là même nous allons rechercher ce qui est joyeux, ce qui est un premier pas vers la
conscience de ce que nous sommes car, puisque nous cherchons à réaliser notre conatus (même sans
le savoir), nous recherchons ce qui est joyeux.
2) Une éthique et non une morale.
Pour Spinoza, nous l'avons vu, ce qui existe ce sont des lois de causalité entre les modes, lois qui
sont les lois de la nature entière. Mais alors, nous allons le voir, il n'y a pas de Bien ni de Mal, mais
du " bon " et du " mauvais " (pour nous). C'est en ce sens qu'on peut dire que Spinoza substitue une
éthique à la morale.
Le " bon " c'est lorsqu'un corps compose directement son rapport avec le nôtre et, de sa puissance,
augmente la nôtre. Le bon est donc ce qui augmente la puissance de notre conatus (par exemple, un
aliment). Le mauvais est ce qui tend, au contraire, à nous détruire (comme le poison, par exemple).
Bon et mauvais ont donc un premier sens, objectif et partiel: ce qui convient à notre nature et ce qui
ne lui convient pas.
Mais, par conséquent, bon et mauvais ont un second sens, subjectif, qualifiant deux types, deux
modes d'existence de l'homme: Sera dit bon (ou libre, ou raisonnable, ou fort) celui qui s'efforce,
autant qu'il est en lui, d'organiser les rencontres, de s'unir avec ce qui convient à sa nature, de
composer son rapport avec ce qui est combinable à lui et par là d'augmenter sa puissance. L'homme
bon est donc celui qui cherche ce qui est bon pour lui (et il le fera d'autant mieux qu'il connaît).
Sera dit mauvais, au contraire, (ou esclave, ou insensé, ou faible), celui qui vit au hasard des
rencontres, se contente d'en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l'effet subi se
montre contraire et lui révèle sa propre impuissance. Or, à force de rencontrer n'importe quoi sous
n'importe quel rapport, croyant qu'on s'en tirera toujours avec beaucoup de violence ou un peu de
ruse, comment ne pas faire plus de mauvaises rencontres que de bonnes? Comment ne pas se
détruire soi-même à force de culpabilité et détruire les autres à force de ressentiment, propageant
partout sa propre impuissance et son propre esclavage, sa maladie, ses poisons? On ne sait même
plus se rencontrer soi-même. Certains en viennent même à se suicider. On le voit, à l'opposition des
valeurs (Bien, Mal), se substitue la différence qualitative des modes d'existence (bon, mauvais).
L'illusion des valeurs vient de l'illusion de la conscience. La conscience ignorante, parce qu'elle
ignore l'ordre des causes, des rapports et de leur composition, parce qu'elle se contente d'en attendre
et recueillir l'effet, méconnaît tout de la Nature. Or, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser.
Comment s'opère cette genèse du Bien et du Mal?
Elle s'opère chez l'homme passionné. Nous avons vu que joie et tristesse proviennent de ce qui
favorise ou entrave notre conatus, donc de ce qui est bon ou au contraire mauvais pour nous. Mais
nous tendons nécessairement à prolonger le plus longtemps possible une excitation joyeuse (notre
conatus nous y pousse toujours, même si nous ne le savons pas). Alors même que la cause favorable
a disparu, si nous parvenons à l'imaginer en pensée, le parallélisme des attributs fera que notre corps
sera favorablement affecté. Cependant l'image ne peut être aussi vive en l'absence de sa cause qu'en
sa présence. Or l'atténuation d'une variation favorable contrarie notre conatus qui, par là même,
résiste et tend à revivre le sentiment avec son intensité première. Nous cherchons à nous représenter
l'objet comme toujours présent. Le désir s'investit, se fixe, s'attache inconditionnellement à l'objet.
Cette polarisation positive est l'amour.
Inversement, lorsqu'une image attristante nous affecte nous lui résistons et, pour cela, nous tentons
de faire revivre toutes les images incompatibles avec elles. Nous tendons à constituer un champ
perceptif où il n'y aurait pas de place pour cet objet. Telle est la haine.
Amour et haine ne sont donc possibles que si nous devenons capables de nous représenter les
choses en leur absence, de les considérer comme des réalités indépendantes de nous. Mais, fixant
notre désir sur l'objet extérieur, ils nous asservissent à cet objet. Nous en arrivons à méconnaître le
caractère relatif, subjectif de la cause de notre joie en nous polarisant sur elle, en la valorisant. Nous
ignorons que l'objet qui, un jour, nous a donné la joie n'a pu le faire que dans un contexte transitoire
dont nous le séparons abusivement parce qu'il a été le seul que nous avons associé, sur le moment, à
notre plaisir. Ignorant l'origine réelle de notre joie, nous croyons que l'objet nous réjouit parce qu'il
est objectivement aimable, parce qu'il est, en soi, aimable.
Or, ceci va être aggravé lorsque va s'opérer la double illusion qui crée la croyance en un Dieu
personnel. Rappelons que notre ignorance des causes qui nous font agir (notamment de notre
conatus mais aussi, en tant que passionné, des objets extérieurs), nous pousse à nous croire libre, et
que nous transposons cette finalité de nos actes au plan de l'univers en croyant que la nature a été
créée en vue de l'homme par Dieu. Dès lors ces choses que nous aimons, dont nous avons fini par
croire, non pas qu'elles sont bonnes pour moi, mais qu'elles sont bonnes en elle-même, nous allons
penser que Dieu les a faites pour nous, pour nous plaire. Il a donc dû, avant tout, penser à leur
donner l'apparence sous laquelle elles nous réjouissent. Cet aspect subjectif nous apparaît alors, non
seulement comme propriété objective de la chose, mais même comme sa propriété principale: son
essence. La valeur que l'objet agréable était destiné à réaliser va désormais définir sa nature telle
qu'elle est en soi et hors de nous. Dès lors, puisque les réalités naturelles sont loin de nous plaire
toutes au même degré, nous imaginons qu'elles se classent en soi et hors de nous selon le degré de
valeur qu'elles comportent objectivement.
Telle est l'origine des notions de Bien et de Mal. Tout ce qui contribue à la Santé, nous l'appelons
Bien. Tout ce qui contribue à la maladie ou à la mort, nous l'appelons Mal. Le bien, pour Spinoza,
n'est en fait que le bon. L'erreur consiste à croire que par ce terme nous désignons une propriété
intrinsèque des choses et non leur rapport momentané à notre organisme individuel.
Tout vient, en somme, de notre ignorance. C'est notre ignorance qui crée la morale.
Il faut, selon Spinoza, séparer le domaine de la vérité de celui de la Morale.
La loi morale institue un devoir. Elle a donc pour finalité l'obéissance. Peut-être l'obéissance est-elle
indispensable, mais là n'est pas la question. La question est de bien voir que la loi morale ne nous
fait rien connaître. Au pire, elle empêche même le développement de la connaissance (la loi du
tyran, par exemple). Au mieux, elle prépare la connaissance et la rend possible (la loi du Christ, par
exemple). Entre ces deux extrêmes, la morale supplée à la connaissance chez ceux qui, n'étant pas
capable de connaître en raison de leur mode d'existence barbare, n'ont d'autre recours que d'agir
selon la morale puisqu'ils ne savent pas agir selon leur connaissance inexistante.
De toute manière, il y a une différence de nature entre la connaissance et la morale, entre le rapport
connu / connaissance et le rapport commandement / obéissance. Le drame de la théologie selon
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