LA CRISE DES SUBPRIMES : UNE CRISE HISTORIQUE DU CAPITALISME Dominique Plihon CNDP | Idées économiques et sociales 2013/4 - N° 174 pages 6 à 11 ISSN 2257-5111 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-4-page-6.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Plihon Dominique, « La crise des subprimes : une crise historique du capitalisme », Idées économiques et sociales, 2013/4 N° 174, p. 6-11. DOI : 10.3917/idee.174.0006 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP. © CNDP. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- DOSSIER I Crise et régulation financière La crise des subprimes : une crise historique du capitalisme Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP Dominique Plihon, Centre d’économie de Paris-Nord, université Paris 13 Sorbonne Paris Cité 1 Voir notre article « Peut-on comparer les grandes crises de 1873, 1929 et 2008 ? » dans ce même numéro, p.12. Voir à ce sujet deux publications de la Documentation française citées dans la bibliographie [1] et [2]. 2 3 Titre du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2009. 6 Une crise idéologique et intellectuelle La crise qui éclate en 2007 est l’aboutissement d’une transformation profonde de l’économie et de la société qui s’est produite à partir des années 1980 sous l’effet de la doctrine néolibérale devenue « la 3 nouvelle raison du monde », et dont les hérauts furent au départ M. Thatcher et R. Reagan. Le principal précepte des politiques néolibérales est la dérégulation tous azimuts du marché du travail, des échanges, des mouvements de capitaux. Leur objectif est de « libérer » l’économie de l’emprise supposée néfaste des politiques publiques. L’une des conséquences majeures de ces politiques a été le développement vertigineux de la finance, qui a donné naissance à un « nouveau capitalisme » [3] dominé par la finance. La doxa néolibérale est fondée sur la croyance que l’économie de marché s’autorégule, car les marchés tendraient spontanément vers l’équilibre. Cette conception aboutit à deux conclusions : d’une part, les politiques publiques de régulation financière sont inutiles, et souvent néfastes ; et d’autre part, s’il peut y avoir des crises, celles-ci sont temporaires et liées à des chocs exogènes (une innovation, une guerre, une mauvaise récolte).Toutes les politiques de dérégulation et les innovations financières des trois dernières décennies sont basées sur idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013 ces croyances. Dans le domaine de la finance, cette conception a donné naissance à l’hypothèse d’« efficience des marchés », qui s’était imposée à la veille de la crise tant dans le monde académique que professionnel. Cette crise financière démontre le caractère fallacieux de ce paradigme. Il faut lui substituer une approche alternative et beaucoup plus réaliste de la finance, initialement proposée par J.M. Keynes, selon laquelle les crises sont endogènes au cycle financier et inhérentes au fonctionnement de la finance dont les mécanismes sont spécifiques. L’une des erreurs des économistes orthodoxes est de postuler que le marché des actifs financiers est un marché ordinaire sur lequel s’applique la traditionnelle loi de l’offre et de la demande. Selon cette loi, le prix joue un rôle d’ajustement : si la demande est trop forte, le prix monte et cette augmentation fait baisser la demande et croître l’offre. Or, il n’en va pas de même sur les marchés des actifs financiers et du crédit. Car les actifs financiers sont des éléments de valorisation de la richesse ; donc, lorsque les prix montent, la demande augmente ! C’est l’effet de richesse bien connu des économistes. De son côté, le crédit est lié au prix des actifs. En effet, plus le prix des actifs augmente, plus nombreux sont les acheteurs à s’endetter, puisqu’ils peuvent gager leur dette sur des Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP La crise des subprimes qui a éclaté aux États-Unis en 2007 et s’est propagée à l’économie mondiale, a donné lieu à une abondante littérature. La plupart des économistes y ont vu principalement le résultat d’un dysfonctionnement du système financier. Il s’agit en réalité d’une crise beaucoup plus profonde du capitalisme contemporain, dans la 1 lignée des grandes crises de 1873 et 1929 . Pour comprendre la spécificité de cette crise, il est bien sûr nécessaire de décrire les mécanismes financiers qui ont contribué 2 à son déclenchement , mais il est tout aussi important de faire apparaître la nature systémique de cette crise, qui se manifeste par son caractère pluridimensionnel – idéologique, social, politique et écologique. Crise et régulation financière I DOSSIER Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP La finance moderne mise en échec La crise qui a débuté en 2007 conduit à une deuxième leçon : la remise en cause des propriétés 4 supposées de la finance moderne . La crise a en effet révélé que la finance contemporaine n’est pas en mesure de remplir ses deux fonctions principales, telles qu’elles sont énoncées dans la plupart des manuels d’économie : d’une part, permettre l’allocation optimale des ressources financières, en assurant le transfert de celles-ci vers les emplois les plus utiles pour la société et, d’autre part, favoriser la gestion des risques. Dans ces deux domaines, il y a un fossé considérable entre la réalité et la vision théorique enseignée dans les meilleures universités [5]. La finance internationale contribue à polariser les flux financiers sur un nombre limité d’acteurs et de pays, alors qu’elle devrait se diriger vers les pays en développement où la rareté du capital est la plus grande. C’est ainsi que moins de 50 % des investissements directs à l’étranger, qui servent à la construction d’usines et au rachat d’entreprises, vont vers les pays en développement (y compris les pays émergents) alors que ces derniers représentent 80 % de la population mondiale [6]. L’un des chefs de file de l’économie néoclassique, le prix Nobel Robert Lucas, a qualifié de « paradoxe » cette contradiction entre les faits et la théorie en ce qui concerne l’allocation du capital dans l’économie mondiale [7]. Le paradoxe de Lucas n’est-il pas en réalité un aveu d’échec ? Si l’on s’intéresse maintenant à la deuxième fonction supposée des marchés financiers – leur capacité à gérer les risques –, la crise actuelle lui apporte également un cinglant démenti. La finance moderne a bouleversé les modalités de l’intermédiation bancaire. Soumises à la double pression des exigences de rendement des actionnaires, et des normes de supervision prudentielle, les banques ont transformé leur activité et innové. Pour atteindre cet objectif, ces dernières ont développé deux axes stratégiques. Elles ont mis en œuvre une nouvelle forme d’intermédiation, qualifiée d’« intermédiation de marché », fondée sur une activité intense sur les marchés financiers, ce qui a constitué une nouvelle source de profits. En second lieu, pour satisfaire les exigences prudentielles, et en particulier le ratio de fonds propres, les banques ont cherché à sortir de leurs bilans une partie de leurs actifs et de leurs risques. Cette stratégie a amené les banques à faire un usage massif des produits dérivés et surtout de la titrisation des créances. Innovation financière majeure, la titrisation consiste à transformer des crédits bancaires en titres négociables pour les vendre à des investisseurs, ce qui permet de transférer du crédit, et donc des risques, du bilan des banques vers celui d’institutions non bancaires. Les banques se sont ainsi éloignées du modèle d’intermédiation traditionnel, dénommé originate to hold, dans lequel elles accordent des crédits et les gardent dans leur bilan jusqu’à l’échéance en contrôlant la qualité et les résultats de l’emprunteur. La titrisation a favorisé l’adoption d’un modèle nouveau originate to repackage and sell, dans lequel les banques continuent certes d’accorder des crédits, mais avec l’idée de les restructurer et de les vendre au plus vite. Sachant qu’elles ne porteraient pas les risques liés à leurs opérations de financement, les banques commerciales ont eu tendance à s’exposer à des prises de risques excessives, dans une pure logique d’aléa moral. Dans ce modèle d’intermédiation, les banques commerciales ne remplissent plus leurs fonctions traditionnelles – financer l’économie et contrôler les risques – qui sont transférées à des acteurs non bancaires, principalement les banques d’investissement et les fonds spéculatifs. S’est ainsi constitué un secteur bancaire parallèle, qualifié de « shadow banking system » (la banque de l’ombre), qui échappe largement au contrôle des autorités de supervision, et qui a été le principal rouage de la crise des subprimes [8]. En effet, les banques d’investissement en charge de la titrisation se sont mises à mixer des risques de nature différente, créant des produits complexes dont le risque est difficile à évaluer. L’opacité des opérations s’est trouvée renforcée du fait que les produits titrisés sont échangés sur des marchés de gré à gré non régulés. Il faut ajouter à décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 4 L’attribution du prix 2013 de la Banque royale de Suède en sciences économiques, communément appelé « prix Nobel d’économie » à trois économistes – Eugene Fama, Lars Peter Hansen et Robert Shiller – qui défendent des approches contradictoires sur le fonctionnement des marchés financiers, illustre la crise de la théorie financière moderne. 7 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP actifs de plus en plus chers. Ce sont précisément ces mécanismes qui ont produit les bulles immobilières qui ont été au cœur de la crise financière récente. En réalité, sur les marchés d’actifs financiers, le prix ne peut jouer le rôle d’ajustement. Les marchés financiers fonctionnent selon des lois qui ne sont pas celles du marché des biens et services ordinaires. L’une des conclusions majeures qui se dégage de cette analyse est que, contrairement aux recommandations du paradigme néolibéral, les marchés financiers doivent être étroitement régulés par les autorités publiques dans la mesure où, loin de s’autoréguler, ceux-ci sont fondamentalement instables [4]. DOSSIER I Crise et régulation financière ce tableau les agences de notation qui n’ont pas joué leur rôle d’évaluation externe des risques, piégées par des conflits d’intérêt, ce qui a amené celles-ci à attribuer la même note AAA à des bons du Trésor sans risque et à des produits structurés contenant des actifs « toxiques » ! La titrisation, innovation phare de la finance moderne, n’a pas pour rôle de faire porter les risques par les agents supposés être les plus aptes à les porter, comme on l’affirme souvent. Elle tend plutôt à accroître le niveau global du risque dans le système financier. La crise financière a précisément résulté d’une concentration extraordinaire des risques sur une minorité de banques et de fonds d’investissement (notamment les hedge funds). Ce qui s’est produit dans le système financier international est tout simplement le contraire d’une gestion efficace des risques, qui aurait dû être fondée sur les principes d’évaluation, de maîtrise et de diversification des risques. victime de ses contradictions. Le fonctionnement de ce régime de croissance peut être caractérisé comme suit : la mondialisation néolibérale (libre circulation des marchandises et des capitaux) a élargi les opportunités de placements financiers en même temps qu’elle mettait en concurrence les travailleurs de tous les pays, pesant ainsi sur les salaires dans les pays avancés ; le partage de la valeur ajoutée s’est déplacé dans la plupart des pays en faveur des profits et au détriment des rémunérations salariales (y compris les transferts sociaux) ; par ailleurs, le partage des profits s’est modifié en faveur des actionnaires, et au détriment de l’épargne des entreprises (autofinancement). Les inégalités de revenus se sont fortement creusées avec la montée des revenus du capital concentrés sur une minorité de ménages, le renforcement des salaires élevés et le développement des emplois à bas salaires, ce qui a été démontré par les travaux de P. Krugman [10] et de T. Piketty [11, 12] Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP ” 5 C. Ramaux, L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral, Mille et une nuits, 2012. 8 Une crise de nature systémique La phase de profonde instabilité qui a secoué l’économie mondiale à partir de 2007 ne peut être réduite à une crise financière. Il est essentiel de pousser l’analyse plus loin. Car il s’agit en réalité d’une crise du capitalisme financiarisé et mondialisé qui s’est mis en place, il y a trois décennies, sous l’impulsion des politiques néolibérales [9]. Cette crise est systémique pour plusieurs séries de raisons. En premier lieu, celle-ci frappe d’abord les pays qui constituent le centre du capitalisme mondial, à commencer par les États-Unis, à la différence des crises récurrentes des années 1990 qui s’étaient abattues sur les pays émergents de la périphérie. Cette crise peut être interprétée comme le résultat d’un épuisement du régime de croissance financiarisé et mondialisé, idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013 sur les États-Unis et la France. De plus, les politiques publiques de redistribution fiscales et sociales ont été réduites sous la pression de la concurrence internationale exacerbée par la mobilité internationale des 5 capitaux . La stagnation des revenus bas et moyens aurait dû entraîner un ralentissement de la demande des ménages. Mais le système financier a permis aux ménages d’accroître leurs dépenses à la fois en favorisant leur endettement – le taux d’endettement des ménages a doublé en France et aux États-Unis –, et en faisant jouer des effets de richesse. Deux facteurs ont joué un rôle moteur dans ce processus de financiarisation et d’endettement des ménages : d’une part, la libéralisation financière qui a affaibli – allant même jusqu’à les supprimer aux États-Unis – les règles de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP “ Ce qui s’est produit dans le système financier international est le contraire d’une gestion efficace des risques, qui aurait dû être fondée sur les principes d’évaluation, de maîtrise et de diversification des risques Crise et régulation financière I DOSSIER Un modèle de développement non soutenable On ne peut comprendre la crise en cours, et son caractère systémique, sans prendre en compte sa dimension écologique. Même si leurs temporalités sont différentes (la question écologique est ancienne et liée à la société industrielle née à la fin du xixe siècle), les différentes dimensions – financière, économique, sociale, écologique – de la crise actuelle sont étroitement imbriquées. Ainsi, l’accélération récente du processus de réchauffement climatique, mise en lumière par les travaux du GIEC (Groupe international d’experts sur le climat), est concomitante à l’émergence du capitalisme financier à la fin des années 1970. Les scientifiques ont également constaté que l’empreinte écologique de l’homme – qui mesure le degré d’utilisation de la nature par les activités humaines de production et de consomma6 tion – est supérieure à 100 % depuis les années 1970. En d’autres termes, le système économique actuel conduit depuis quatre décennies à une réduction du capital naturel à la disposition de l’humanité. La recherche de rendements financiers élevés a été satisfaite en grande partie par une surexploitation, non seulement du travail, mais également de la planète et de son écosystème. Ce modèle de développement productiviste et extractiviste a atteint ses limites, comme le montrent notamment les perspectives prochaines d’épuisement des ressources naturelles 7 non renouvelables . La notion de développement durable, qui « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » et avait été proposée dans les années 1980 par un rapport des Nations unies, est 8 d’une grande actualité . La question posée en ce début de xxie siècle est celle de la transition vers un nouveau mode de développement, respectueux de l’environ9 nement . Cette évolution s’impose d’une manière critique pour faire face à l’augmentation prévue de 50 % de la population mondiale à l’horizon 2050. 6 La définition exacte de l’empreinte écologique est « la surface terrestre et aquatique biologiquement productive nécessaire à la production des ressources consommées et à l’assimilation des déchets produits par cette population, indépendamment de la localisation de cette surface ». 7 G. Azam, Le Temps du monde fini. Vers l’aprèscapitalisme, Les liens qui libèrent, 2010. 8 « Notre avenir à tous », rapport Bruntland, Nations unies, 1987. 9 Pour une réflexion sur un nouveau mode de développement, voir Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, 2010. Tim Jackson a été membre de la Commission du développement durable au Royaume-Uni. L’Union européenne, maillon faible de l’économie mondiale L’Union européenne, et singulièrement la zone euro, a moins bien résisté que les autres régions du monde face au choc de la crise de 2007, ce qui est illustré par une récession plus durable et des taux de chômage record, dépassant 50 % pour la population active jeune dans les pays les plus touchés par la crise. Cette vulnérabilité provient de l’incomplétude de la construction européenne et de l’incohérence des politiques économiques. La construction européenne repose sur deux piliers, l’Acte unique (1986) et le traité de Maastricht (1992). L’Acte unique, qui a conduit à l’édification du marché unique – avec la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes –, consacre la suprématie de la logique du marché et de la concurrence comme vecteur d’intégration dans l’espace européen. De son côté, le traité de Maastricht institue la monnaie unique et fait de la politique monétaire le seul instrument commun de politique économique dans la zone. La construction monétaire européenne repose sur une conception étroite et donc erronée de la monnaie, appelée monétarisme [14]. La monnaie décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 9 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP protection des ménages face au surendettement ; et d’autre part, les innovations financières telles que les crédits rechargeables à taux variables qui ont augmenté la capacité d’endettement des ménages. C’est ainsi que les ménages américains, dont la dépense est passée de 60 % à 70 % du PIB, ont joué le rôle de « consommateurs en dernier ressort » de l’économie mondiale [13]. La progression soutenue de la consommation américaine a en effet tiré la croissance mondiale au début des années 2000, ce dont ont largement profité les pays émergents, Chine en tête. Or, cette évolution a entraîné une montée vertigineuse de la dette interne et externe des États-Unis. Le déclenchement de la crise aux États-Unis vient de ce que le recours massif à l’endettement des ménages, destiné à pallier l’insuffisance du pouvoir d’achat de leurs revenus, a atteint ses limites. Ce régime de croissance mondial, fondé sur la dette, a pu fonctionner durablement tant que les États-Unis ont bénéficié d’un « financement sans pleurs » de leur balance des paiements, selon l’expression de J. Rueff, grâce au rôle de devise-clé du dollar mis en place par les accords de Bretton Woods (1944). Or la crise des subprimes a affaibli les pays les plus avancés, à commencer par les États-Unis. Les rapports de force entre les principales puissances économiques de la planète se sont modifiés en faveur des grands pays émergents, souvent dénommés les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). On doit s’attendre à une remise en cause progressive de l’ordre économique et monétaire institué sous la domination états-unienne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette crise est donc également géopolitique. DOSSIER I Crise et régulation financière On lira aussi l’excellent panorama historique de C. Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2011. 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP 10 idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013 du système bancaire, largement responsables de la crise, n’ont pas joué leur rôle. D’un côté, les banques privées européennes – particulièrement allemandes et françaises – ont engrangé des profits énormes en empruntant à des taux faibles, grâce aux facilités exceptionnelles accordées par la Banque centrale européenne (BCE), pour acheter les dettes publiques à haut rendement de la zone euro en 2009 et 2010. Au lieu d’utiliser ces profits pour se recapitaliser et consolider leur bilan, les banques ont préféré distribuer ceux-ci sous forme de dividendes à leurs actionnaires et des bonus à leurs dirigeants ! De son côté, la BCE n’a pas joué complètement son rôle de prêteur en dernier ressort, en refusant d’acheter directement à l’émission les dettes publiques des pays membres pour en faire baisser le coût, à la différence des banques centrales d’Angleterre et des États-Unis. Cette politique rigide de la BCE est la conséquence directe de la conception étroite de la monnaie qui préside à la zone euro [15]. Tant que la monnaie européenne ne sera pas considérée comme un bien public, c’est-à-dire une dette émise dans l’intérêt de l’ensemble des acteurs publics et privés, la construction européenne sera incomplète, et la zone euro restera vulnérable face aux crises. Une nécessaire mise en perspective historique Les historiens l’ont montré : les crises sont inhérentes à la logique financière. Auteur d’une histoire de la finance, C. Kindleberger a dressé l’inventaire des 11 crises qui se sont déroulées depuis le xviie siècle [16]. Il a montré l’existence de cycles financiers, caractérisés par une phase d’emballement donnant naissance à des bulles spéculatives, suivie d’un effondrement conduisant à la crise. Selon cette analyse, la crise des subprimes marque la fin d’un cycle financier.Toutefois, toutes les crises n’ont pas la même profondeur. Ainsi, au cours de la période récente, les krachs boursiers de 1987 et de 2000 n’ont pas conduit à une crise économique d’une ampleur comparable à la crise des subprimes. Par son caractère systémique, cette dernière crise est originale et s’apparente aux deux grandes crises de l’histoire du capitalisme de 1873 et de 1929. Le cycle financier qui vient de s’achever a débuté à la fin des années 1970 avec la mise en œuvre des politiques néolibérales qui ont conduit – comme on l’a vu – à l’avènement d’un nouveau capitalisme mondialisé et dominé par la finance. La chute du mur de Berlin en 1989 fut un moment historique dans ce Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP Le rapport de la Commission européenne « Un marché, une monnaie » (1990) explicite cette vision réductrice de la monnaie. 10 est considérée uniquement comme un instrument économique, destiné à favoriser le développement 10 du marché unique . La doxa néolibérale et monétariste rejette les dimensions politique et sociale de la monnaie européenne, ce qui fait de l’euro une monnaie incomplète. Cette conception tronquée de la monnaie a conduit à une architecture européenne déséquilibrée, avec un système monétaire fédéral, sans fédéralisme politique et budgétaire. Le marché et la monnaie uniques étaient supposés entraîner une convergence des économies de la zone euro. La réalité a été l’exact contraire de ces prévisions ! Ce qui démontre l’ineptie du cadre théorique qui a servi à fonder la monnaie unique. La création de l’euro a en effet exacerbé les divergences entre pays membres. Ainsi, même si elle a baissé dans tous les pays membres depuis la création de la zone euro en 1999, l’inflation est restée deux fois plus élevée (environ 4 % par an) dans les pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) que dans les pays « vertueux » du Nord (moins de 2 % en Allemagne, Autriche et Pays-Bas). Résultat : en l’absence d’ajustement de change, on a assisté à une disparité croissante des compétitivités entre pays membres, ce qui a engendré une montée des déséquilibres externes au sein de la zone euro. Mais également, les taux d’intérêt réels (taux nominal unique corrigé des taux d’inflation divergents) ont évolué de manière très différente entre les deux groupes de pays.Très bas du fait de l’inflation, les taux réels ont favorisé un endettement privé massif des ménages dans les pays du Sud : en 2007, à la veille de la crise, la dette privée brute s’élevait à 173 % du PIB en Grèce, 214 % en Italie et atteignait le niveau extravagant de 317 % en Espagne (contre 78 % en France, et 73 % en Allemagne). Dans ce contexte, le choc de la crise des subprimes venue des États-Unis en 2007 a commencé par déstabiliser des banques européennes dont les clients surendettés étaient devenus insolvables. Les politiques publiques de sauvetage des banques ont amené les États à substituer de la dette publique aux dettes privées. Les dettes publiques ont alors explosé ; en Irlande, la dette publique est passée de 24,9 % du PIB en 2006 à 64 % en 2009, cette hausse brutale provenant intégralement de la facture du sauvetage des banques ! C’est ainsi que la crise financière a pris une double dimension dans la zone euro, à la fois crise bancaire et crise des dettes souveraines. Le paradoxe de la situation européenne est que le fardeau de l’ajustement de la crise a été porté principalement par les États (et donc les contribuables), alors que les acteurs Crise et régulation financière I DOSSIER nouveau cycle, car il a marqué l’apogée du capitalisme occidental avec la fin de la guerre froide et des régimes communistes. Dans ce climat intellectuel, le philosophe américain Francis Fukuyama s’était rendu célèbre par son livre controversé au titre messianique, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, 12 paru en 1992 . Selon Fukuyama, l’effondrement de l’empire soviétique était la dernière étape d’une progression de l’histoire humaine, et qui touchait à sa fin avec la victoire de la démocratie libérale et de l’économie de marché, dont les États-Unis sont le meilleur exemple. Cette nouvelle crise historique du capitalisme apporte un cinglant démenti à Fukuyama et aux défenseurs de la doxa néolibérale selon lesquels il n’y aurait pas d’alternative à l’ordre économique et 13 politique dominant . Deux visions s’opposent sur l’avenir du capitalisme après la crise. Selon un premier point de vue, le système capitaliste serait entré dans une phase terminale, car il a atteint ses limites dans ses capacités à exploiter les ressources de la planète et les pays 14 en développement de la périphérie . Il est certain, comme on l’a vu, que cette crise remet en cause le modèle de développement productiviste contemporain. Peut-on en conclure pour autant la fin du capitalisme, système basé sur le marché et l’appropriation privée des moyens de production ? Rien n’est moins sûr. La crise de 1929 avait donné naissance à une nouvelle forme de capitalisme – fondée sur l’État providence et une importante régulation publique – qui a fonctionné jusqu’à l’avènement du capitalisme financier à la fin des années 1970. On peut supposer que cette crise amènera le capitalisme actuel à se réformer, en créant de nouvelles formes d’organisation et de régulation, pour faire face aux défis écologiques et sociaux du xxie siècle. 12 F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992. 13 On se souvient à ce sujet de la célèbre expression de M. Thatcher : « There is no alternative » (TINA). 14 Ce point de vue est notamment représenté par G. Azam (op. cit.) et par I. Wallerstein. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lycée Carnot - - 37.18.172.88 - 08/01/2014 15h51. © CNDP [1] ARTUS P. et al., De la crise des subprimes à la crise mondiale, Paris, La Documentation française, 2010. [2] COUDERT N., MONTEL-DUMONT O., Des subprimes à la récession. Comprendre la crise, Paris, La Documentation française, 2009. [3] PLIHON D., Le Nouveau Capitalisme, Paris, La Découverte, Coll. « Repères », 3e édition, 2009. [4] AGLIETTA M., La Crise, les Voies de sorties, Paris, Michalon, nouvelle édition, 2010. [5] PLIHON D., « Les marchés financiers sont-ils efficaces ? », Les Cahiers français, La Documentation française, n° 345, Juillet-août 2008. [6] PLIHON D., « La globalisation financière », in Bénassy-Quéré A., Chavagneux Ch., Laurent E., Warnier J.-P., Plihon D, Rainelli M., Les Enjeux de la mondialisation, Paris, La Découverte, Coll. « Repères », 2012. [7] LUCAS R. 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