la crise des subprimes : une crise historique du capitalisme

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LA CRISE DES SUBPRIMES : UNE CRISE HISTORIQUE DU
CAPITALISME
Dominique Plihon
CNDP | Idées économiques et sociales
2013/4 - N° 174
pages 6 à 11
ISSN 2257-5111
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Plihon Dominique, « La crise des subprimes : une crise historique du capitalisme »,
Idées économiques et sociales, 2013/4 N° 174, p. 6-11. DOI : 10.3917/idee.174.0006
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DOSSIER I Crise et régulation financière
La crise des subprimes :
une crise historique
du capitalisme
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Dominique Plihon,
Centre d’économie de
Paris-Nord, université
Paris 13 Sorbonne
Paris Cité
1 Voir notre article « Peut-on
comparer les grandes crises de
1873, 1929 et 2008 ? » dans ce
même numéro, p.12.
Voir à ce sujet deux
publications de la
Documentation française citées
dans la bibliographie [1] et [2].
2
3 Titre du livre de Pierre
Dardot et Christian Laval, La
Découverte, 2009.
6
Une crise idéologique et intellectuelle
La crise qui éclate en 2007 est l’aboutissement
d’une transformation profonde de l’économie et de
la société qui s’est produite à partir des années 1980
sous l’effet de la doctrine néolibérale devenue « la
3
nouvelle raison du monde », et dont les hérauts
furent au départ M. Thatcher et R. Reagan. Le
principal précepte des politiques néolibérales est
la dérégulation tous azimuts du marché du travail,
des échanges, des mouvements de capitaux. Leur
objectif est de « libérer » l’économie de l’emprise
supposée néfaste des politiques publiques. L’une
des conséquences majeures de ces politiques a été
le développement vertigineux de la finance, qui
a donné naissance à un « nouveau capitalisme » [3]
dominé par la finance. La doxa néolibérale est fondée
sur la croyance que l’économie de marché s’autorégule, car les marchés tendraient spontanément vers
l’équilibre. Cette conception aboutit à deux conclusions : d’une part, les politiques publiques de régulation financière sont inutiles, et souvent néfastes ;
et d’autre part, s’il peut y avoir des crises, celles-ci
sont temporaires et liées à des chocs exogènes (une
innovation, une guerre, une mauvaise récolte).Toutes
les politiques de dérégulation et les innovations financières des trois dernières décennies sont basées sur
idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013
ces croyances. Dans le domaine de la finance, cette
conception a donné naissance à l’hypothèse d’« efficience des marchés », qui s’était imposée à la veille de
la crise tant dans le monde académique que professionnel. Cette crise financière démontre le caractère
fallacieux de ce paradigme. Il faut lui substituer une
approche alternative et beaucoup plus réaliste de la
finance, initialement proposée par J.M. Keynes, selon
laquelle les crises sont endogènes au cycle financier et
inhérentes au fonctionnement de la finance dont les
mécanismes sont spécifiques.
L’une des erreurs des économistes orthodoxes est
de postuler que le marché des actifs financiers est un
marché ordinaire sur lequel s’applique la traditionnelle loi de l’offre et de la demande. Selon cette loi,
le prix joue un rôle d’ajustement : si la demande est
trop forte, le prix monte et cette augmentation fait
baisser la demande et croître l’offre. Or, il n’en va
pas de même sur les marchés des actifs financiers et
du crédit. Car les actifs financiers sont des éléments
de valorisation de la richesse ; donc, lorsque les prix
montent, la demande augmente ! C’est l’effet de
richesse bien connu des économistes. De son côté, le
crédit est lié au prix des actifs. En effet, plus le prix des
actifs augmente, plus nombreux sont les acheteurs à
s’endetter, puisqu’ils peuvent gager leur dette sur des
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La crise des subprimes qui a éclaté aux États-Unis en 2007 et s’est propagée à l’économie mondiale, a donné lieu à une abondante littérature. La plupart des économistes y
ont vu principalement le résultat d’un dysfonctionnement du système financier. Il s’agit
en réalité d’une crise beaucoup plus profonde du capitalisme contemporain, dans la
1
lignée des grandes crises de 1873 et 1929 . Pour comprendre la spécificité de cette
crise, il est bien sûr nécessaire de décrire les mécanismes financiers qui ont contribué
2
à son déclenchement , mais il est tout aussi important de faire apparaître la nature
systémique de cette crise, qui se manifeste par son caractère pluridimensionnel – idéologique, social, politique et écologique.
Crise et régulation financière I DOSSIER
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La finance moderne mise en échec
La crise qui a débuté en 2007 conduit à une
deuxième leçon : la remise en cause des propriétés
4
supposées de la finance moderne . La crise a en
effet révélé que la finance contemporaine n’est pas
en mesure de remplir ses deux fonctions principales, telles qu’elles sont énoncées dans la plupart
des manuels d’économie : d’une part, permettre
l’allocation optimale des ressources financières, en
assurant le transfert de celles-ci vers les emplois les
plus utiles pour la société et, d’autre part, favoriser
la gestion des risques. Dans ces deux domaines, il y a
un fossé considérable entre la réalité et la vision théorique enseignée dans les meilleures universités [5]. La
finance internationale contribue à polariser les flux
financiers sur un nombre limité d’acteurs et de pays,
alors qu’elle devrait se diriger vers les pays en développement où la rareté du capital est la plus grande.
C’est ainsi que moins de 50 % des investissements
directs à l’étranger, qui servent à la construction
d’usines et au rachat d’entreprises, vont vers les pays
en développement (y compris les pays émergents)
alors que ces derniers représentent 80 % de la population mondiale [6]. L’un des chefs de file de l’économie
néoclassique, le prix Nobel Robert Lucas, a qualifié
de « paradoxe » cette contradiction entre les faits et
la théorie en ce qui concerne l’allocation du capital
dans l’économie mondiale [7]. Le paradoxe de Lucas
n’est-il pas en réalité un aveu d’échec ?
Si l’on s’intéresse maintenant à la deuxième fonction supposée des marchés financiers – leur capacité
à gérer les risques –, la crise actuelle lui apporte
également un cinglant démenti. La finance moderne
a bouleversé les modalités de l’intermédiation
bancaire. Soumises à la double pression des exigences
de rendement des actionnaires, et des normes de
supervision prudentielle, les banques ont transformé
leur activité et innové. Pour atteindre cet objectif,
ces dernières ont développé deux axes stratégiques.
Elles ont mis en œuvre une nouvelle forme d’intermédiation, qualifiée d’« intermédiation de marché »,
fondée sur une activité intense sur les marchés financiers, ce qui a constitué une nouvelle source de
profits. En second lieu, pour satisfaire les exigences
prudentielles, et en particulier le ratio de fonds
propres, les banques ont cherché à sortir de leurs
bilans une partie de leurs actifs et de leurs risques.
Cette stratégie a amené les banques à faire un usage
massif des produits dérivés et surtout de la titrisation
des créances. Innovation financière majeure, la titrisation consiste à transformer des crédits bancaires en
titres négociables pour les vendre à des investisseurs,
ce qui permet de transférer du crédit, et donc des
risques, du bilan des banques vers celui d’institutions
non bancaires. Les banques se sont ainsi éloignées
du modèle d’intermédiation traditionnel, dénommé
originate to hold, dans lequel elles accordent des crédits
et les gardent dans leur bilan jusqu’à l’échéance en
contrôlant la qualité et les résultats de l’emprunteur. La titrisation a favorisé l’adoption d’un modèle
nouveau originate to repackage and sell, dans lequel les
banques continuent certes d’accorder des crédits,
mais avec l’idée de les restructurer et de les vendre
au plus vite. Sachant qu’elles ne porteraient pas les
risques liés à leurs opérations de financement, les
banques commerciales ont eu tendance à s’exposer
à des prises de risques excessives, dans une pure
logique d’aléa moral. Dans ce modèle d’intermédiation, les banques commerciales ne remplissent plus
leurs fonctions traditionnelles – financer l’économie
et contrôler les risques – qui sont transférées à des
acteurs non bancaires, principalement les banques
d’investissement et les fonds spéculatifs. S’est ainsi
constitué un secteur bancaire parallèle, qualifié de
« shadow banking system » (la banque de l’ombre),
qui échappe largement au contrôle des autorités de
supervision, et qui a été le principal rouage de la crise
des subprimes [8]. En effet, les banques d’investissement en charge de la titrisation se sont mises à mixer
des risques de nature différente, créant des produits
complexes dont le risque est difficile à évaluer.
L’opacité des opérations s’est trouvée renforcée du
fait que les produits titrisés sont échangés sur des
marchés de gré à gré non régulés. Il faut ajouter à
décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales
4 L’attribution du prix 2013
de la Banque royale de Suède
en sciences économiques,
communément appelé « prix
Nobel d’économie » à trois
économistes – Eugene Fama,
Lars Peter Hansen et Robert
Shiller – qui défendent des
approches contradictoires sur
le fonctionnement des marchés
financiers, illustre la crise de la
théorie financière moderne.
7
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actifs de plus en plus chers. Ce sont précisément ces
mécanismes qui ont produit les bulles immobilières
qui ont été au cœur de la crise financière récente. En
réalité, sur les marchés d’actifs financiers, le prix ne
peut jouer le rôle d’ajustement. Les marchés financiers fonctionnent selon des lois qui ne sont pas celles
du marché des biens et services ordinaires. L’une des
conclusions majeures qui se dégage de cette analyse
est que, contrairement aux recommandations du
paradigme néolibéral, les marchés financiers doivent
être étroitement régulés par les autorités publiques
dans la mesure où, loin de s’autoréguler, ceux-ci sont
fondamentalement instables [4].
DOSSIER I Crise et régulation financière
ce tableau les agences de notation qui n’ont pas joué
leur rôle d’évaluation externe des risques, piégées
par des conflits d’intérêt, ce qui a amené celles-ci
à attribuer la même note AAA à des bons du Trésor
sans risque et à des produits structurés contenant des
actifs « toxiques » ! La titrisation, innovation phare
de la finance moderne, n’a pas pour rôle de faire
porter les risques par les agents supposés être les
plus aptes à les porter, comme on l’affirme souvent.
Elle tend plutôt à accroître le niveau global du risque
dans le système financier. La crise financière a précisément résulté d’une concentration extraordinaire
des risques sur une minorité de banques et de fonds
d’investissement (notamment les hedge funds). Ce qui
s’est produit dans le système financier international
est tout simplement le contraire d’une gestion efficace des risques, qui aurait dû être fondée sur les
principes d’évaluation, de maîtrise et de diversification des risques.
victime de ses contradictions. Le fonctionnement de
ce régime de croissance peut être caractérisé comme
suit : la mondialisation néolibérale (libre circulation
des marchandises et des capitaux) a élargi les opportunités de placements financiers en même temps
qu’elle mettait en concurrence les travailleurs de
tous les pays, pesant ainsi sur les salaires dans les pays
avancés ; le partage de la valeur ajoutée s’est déplacé
dans la plupart des pays en faveur des profits et au
détriment des rémunérations salariales (y compris
les transferts sociaux) ; par ailleurs, le partage des
profits s’est modifié en faveur des actionnaires, et
au détriment de l’épargne des entreprises (autofinancement). Les inégalités de revenus se sont fortement creusées avec la montée des revenus du capital
concentrés sur une minorité de ménages, le renforcement des salaires élevés et le développement des
emplois à bas salaires, ce qui a été démontré par les
travaux de P. Krugman [10] et de T. Piketty [11, 12]
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”
5 C. Ramaux, L’État social.
Pour sortir du chaos néolibéral,
Mille et une nuits, 2012.
8
Une crise de nature systémique
La phase de profonde instabilité qui a secoué l’économie mondiale à partir de 2007 ne peut être réduite
à une crise financière. Il est essentiel de pousser l’analyse plus loin. Car il s’agit en réalité d’une crise du
capitalisme financiarisé et mondialisé qui s’est mis
en place, il y a trois décennies, sous l’impulsion des
politiques néolibérales [9]. Cette crise est systémique pour plusieurs séries de raisons. En premier
lieu, celle-ci frappe d’abord les pays qui constituent
le centre du capitalisme mondial, à commencer par
les États-Unis, à la différence des crises récurrentes
des années 1990 qui s’étaient abattues sur les pays
émergents de la périphérie. Cette crise peut être
interprétée comme le résultat d’un épuisement
du régime de croissance financiarisé et mondialisé,
idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013
sur les États-Unis et la France. De plus, les politiques
publiques de redistribution fiscales et sociales ont été
réduites sous la pression de la concurrence internationale exacerbée par la mobilité internationale des
5
capitaux .
La stagnation des revenus bas et moyens aurait
dû entraîner un ralentissement de la demande des
ménages. Mais le système financier a permis aux
ménages d’accroître leurs dépenses à la fois en favorisant leur endettement – le taux d’endettement des
ménages a doublé en France et aux États-Unis –, et
en faisant jouer des effets de richesse. Deux facteurs
ont joué un rôle moteur dans ce processus de financiarisation et d’endettement des ménages : d’une part,
la libéralisation financière qui a affaibli – allant même
jusqu’à les supprimer aux États-Unis – les règles de
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“
Ce qui s’est produit dans le système financier
international est le contraire d’une gestion
efficace des risques, qui aurait dû être fondée
sur les principes d’évaluation, de maîtrise
et de diversification des risques
Crise et régulation financière I DOSSIER
Un modèle de développement
non soutenable
On ne peut comprendre la crise en cours, et
son caractère systémique, sans prendre en compte
sa dimension écologique. Même si leurs temporalités sont différentes (la question écologique est
ancienne et liée à la société industrielle née à la fin du
xixe siècle), les différentes dimensions – financière,
économique, sociale, écologique – de la crise actuelle
sont étroitement imbriquées. Ainsi, l’accélération
récente du processus de réchauffement climatique,
mise en lumière par les travaux du GIEC (Groupe
international d’experts sur le climat), est concomitante à l’émergence du capitalisme financier à la fin
des années 1970. Les scientifiques ont également
constaté que l’empreinte écologique de l’homme –
qui mesure le degré d’utilisation de la nature par les
activités humaines de production et de consomma6
tion – est supérieure à 100 % depuis les années 1970.
En d’autres termes, le système économique actuel
conduit depuis quatre décennies à une réduction
du capital naturel à la disposition de l’humanité. La
recherche de rendements financiers élevés a été satisfaite en grande partie par une surexploitation, non
seulement du travail, mais également de la planète
et de son écosystème. Ce modèle de développement
productiviste et extractiviste a atteint ses limites,
comme le montrent notamment les perspectives
prochaines d’épuisement des ressources naturelles
7
non renouvelables . La notion de développement
durable, qui « répond aux besoins du présent sans
compromettre la capacité des générations futures à
répondre aux leurs » et avait été proposée dans les
années 1980 par un rapport des Nations unies, est
8
d’une grande actualité . La question posée en ce début
de xxie siècle est celle de la transition vers un nouveau
mode de développement, respectueux de l’environ9
nement . Cette évolution s’impose d’une manière
critique pour faire face à l’augmentation prévue de
50 % de la population mondiale à l’horizon 2050.
6 La définition exacte de
l’empreinte écologique est
« la surface terrestre et
aquatique biologiquement
productive nécessaire à la
production des ressources
consommées et à l’assimilation
des déchets produits par cette
population, indépendamment
de la localisation de cette
surface ».
7 G. Azam, Le Temps du
monde fini. Vers l’aprèscapitalisme, Les liens qui
libèrent, 2010.
8 « Notre avenir à tous »,
rapport Bruntland, Nations
unies, 1987.
9 Pour une réflexion sur
un nouveau mode de
développement, voir
Tim Jackson, Prospérité sans
croissance. La transition vers
une économie durable,
De Boeck, 2010. Tim Jackson
a été membre de la Commission
du développement durable
au Royaume-Uni.
L’Union européenne, maillon faible
de l’économie mondiale
L’Union européenne, et singulièrement la zone
euro, a moins bien résisté que les autres régions du
monde face au choc de la crise de 2007, ce qui est
illustré par une récession plus durable et des taux de
chômage record, dépassant 50 % pour la population
active jeune dans les pays les plus touchés par la crise.
Cette vulnérabilité provient de l’incomplétude de
la construction européenne et de l’incohérence des
politiques économiques. La construction européenne
repose sur deux piliers, l’Acte unique (1986) et le traité
de Maastricht (1992). L’Acte unique, qui a conduit à
l’édification du marché unique – avec la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes –, consacre
la suprématie de la logique du marché et de la concurrence comme vecteur d’intégration dans l’espace
européen. De son côté, le traité de Maastricht institue
la monnaie unique et fait de la politique monétaire le
seul instrument commun de politique économique
dans la zone. La construction monétaire européenne
repose sur une conception étroite et donc erronée de
la monnaie, appelée monétarisme [14]. La monnaie
décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales
9
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protection des ménages face au surendettement ; et
d’autre part, les innovations financières telles que
les crédits rechargeables à taux variables qui ont
augmenté la capacité d’endettement des ménages.
C’est ainsi que les ménages américains, dont la
dépense est passée de 60 % à 70 % du PIB, ont joué
le rôle de « consommateurs en dernier ressort » de
l’économie mondiale [13]. La progression soutenue
de la consommation américaine a en effet tiré la croissance mondiale au début des années 2000, ce dont ont
largement profité les pays émergents, Chine en tête.
Or, cette évolution a entraîné une montée vertigineuse de la dette interne et externe des États-Unis.
Le déclenchement de la crise aux États-Unis vient de
ce que le recours massif à l’endettement des ménages,
destiné à pallier l’insuffisance du pouvoir d’achat de
leurs revenus, a atteint ses limites. Ce régime de croissance mondial, fondé sur la dette, a pu fonctionner
durablement tant que les États-Unis ont bénéficié
d’un « financement sans pleurs » de leur balance des
paiements, selon l’expression de J. Rueff, grâce au
rôle de devise-clé du dollar mis en place par les accords
de Bretton Woods (1944). Or la crise des subprimes a
affaibli les pays les plus avancés, à commencer par les
États-Unis. Les rapports de force entre les principales
puissances économiques de la planète se sont modifiés en faveur des grands pays émergents, souvent
dénommés les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine).
On doit s’attendre à une remise en cause progressive
de l’ordre économique et monétaire institué sous la
domination états-unienne au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale. Cette crise est donc également
géopolitique.
DOSSIER I Crise et régulation financière
On lira aussi l’excellent
panorama historique de
C. Chavagneux, Une brève
histoire des crises financières.
Des tulipes aux subprimes,
Paris, La Découverte, 2011.
11
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10
idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013
du système bancaire, largement responsables de la
crise, n’ont pas joué leur rôle. D’un côté, les banques
privées européennes – particulièrement allemandes
et françaises – ont engrangé des profits énormes
en empruntant à des taux faibles, grâce aux facilités
exceptionnelles accordées par la Banque centrale européenne (BCE), pour acheter les dettes publiques à haut
rendement de la zone euro en 2009 et 2010. Au lieu
d’utiliser ces profits pour se recapitaliser et consolider
leur bilan, les banques ont préféré distribuer ceux-ci
sous forme de dividendes à leurs actionnaires et des
bonus à leurs dirigeants ! De son côté, la BCE n’a pas
joué complètement son rôle de prêteur en dernier
ressort, en refusant d’acheter directement à l’émission
les dettes publiques des pays membres pour en faire
baisser le coût, à la différence des banques centrales
d’Angleterre et des États-Unis. Cette politique rigide
de la BCE est la conséquence directe de la conception
étroite de la monnaie qui préside à la zone euro [15].
Tant que la monnaie européenne ne sera pas considérée
comme un bien public, c’est-à-dire une dette émise
dans l’intérêt de l’ensemble des acteurs publics et
privés, la construction européenne sera incomplète, et
la zone euro restera vulnérable face aux crises.
Une nécessaire mise en perspective
historique
Les historiens l’ont montré : les crises sont inhérentes à la logique financière. Auteur d’une histoire
de la finance, C. Kindleberger a dressé l’inventaire des
11
crises qui se sont déroulées depuis le xviie siècle [16].
Il a montré l’existence de cycles financiers, caractérisés par une phase d’emballement donnant naissance
à des bulles spéculatives, suivie d’un effondrement
conduisant à la crise. Selon cette analyse, la crise des
subprimes marque la fin d’un cycle financier.Toutefois,
toutes les crises n’ont pas la même profondeur. Ainsi,
au cours de la période récente, les krachs boursiers
de 1987 et de 2000 n’ont pas conduit à une crise
économique d’une ampleur comparable à la crise des
subprimes. Par son caractère systémique, cette dernière
crise est originale et s’apparente aux deux grandes
crises de l’histoire du capitalisme de 1873 et de 1929.
Le cycle financier qui vient de s’achever a débuté
à la fin des années 1970 avec la mise en œuvre des
politiques néolibérales qui ont conduit – comme
on l’a vu – à l’avènement d’un nouveau capitalisme
mondialisé et dominé par la finance. La chute du mur
de Berlin en 1989 fut un moment historique dans ce
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Le rapport de la Commission
européenne « Un marché, une
monnaie » (1990) explicite cette
vision réductrice de la monnaie.
10
est considérée uniquement comme un instrument
économique, destiné à favoriser le développement
10
du marché unique . La doxa néolibérale et monétariste rejette les dimensions politique et sociale de la
monnaie européenne, ce qui fait de l’euro une monnaie
incomplète. Cette conception tronquée de la monnaie
a conduit à une architecture européenne déséquilibrée, avec un système monétaire fédéral, sans fédéralisme politique et budgétaire. Le marché et la monnaie
uniques étaient supposés entraîner une convergence
des économies de la zone euro. La réalité a été l’exact
contraire de ces prévisions ! Ce qui démontre l’ineptie
du cadre théorique qui a servi à fonder la monnaie
unique. La création de l’euro a en effet exacerbé les
divergences entre pays membres. Ainsi, même si elle
a baissé dans tous les pays membres depuis la création
de la zone euro en 1999, l’inflation est restée deux fois
plus élevée (environ 4 % par an) dans les pays du Sud
(Italie, Espagne, Portugal, Grèce) que dans les pays
« vertueux » du Nord (moins de 2 % en Allemagne,
Autriche et Pays-Bas). Résultat : en l’absence d’ajustement de change, on a assisté à une disparité croissante des compétitivités entre pays membres, ce qui
a engendré une montée des déséquilibres externes au
sein de la zone euro. Mais également, les taux d’intérêt
réels (taux nominal unique corrigé des taux d’inflation
divergents) ont évolué de manière très différente entre
les deux groupes de pays.Très bas du fait de l’inflation,
les taux réels ont favorisé un endettement privé massif
des ménages dans les pays du Sud : en 2007, à la veille
de la crise, la dette privée brute s’élevait à 173 % du PIB
en Grèce, 214 % en Italie et atteignait le niveau extravagant de 317 % en Espagne (contre 78 % en France,
et 73 % en Allemagne). Dans ce contexte, le choc de
la crise des subprimes venue des États-Unis en 2007 a
commencé par déstabiliser des banques européennes
dont les clients surendettés étaient devenus insolvables.
Les politiques publiques de sauvetage des banques ont
amené les États à substituer de la dette publique aux
dettes privées. Les dettes publiques ont alors explosé ;
en Irlande, la dette publique est passée de 24,9 % du
PIB en 2006 à 64 % en 2009, cette hausse brutale
provenant intégralement de la facture du sauvetage
des banques ! C’est ainsi que la crise financière a pris
une double dimension dans la zone euro, à la fois crise
bancaire et crise des dettes souveraines. Le paradoxe
de la situation européenne est que le fardeau de l’ajustement de la crise a été porté principalement par les
États (et donc les contribuables), alors que les acteurs
Crise et régulation financière I DOSSIER
nouveau cycle, car il a marqué l’apogée du capitalisme occidental avec la fin de la guerre froide et des
régimes communistes. Dans ce climat intellectuel,
le philosophe américain Francis Fukuyama s’était
rendu célèbre par son livre controversé au titre
messianique, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme,
12
paru en 1992 . Selon Fukuyama, l’effondrement
de l’empire soviétique était la dernière étape d’une
progression de l’histoire humaine, et qui touchait à
sa fin avec la victoire de la démocratie libérale et de
l’économie de marché, dont les États-Unis sont le
meilleur exemple. Cette nouvelle crise historique du
capitalisme apporte un cinglant démenti à Fukuyama
et aux défenseurs de la doxa néolibérale selon lesquels
il n’y aurait pas d’alternative à l’ordre économique et
13
politique dominant .
Deux visions s’opposent sur l’avenir du capitalisme après la crise. Selon un premier point de vue,
le système capitaliste serait entré dans une phase
terminale, car il a atteint ses limites dans ses capacités
à exploiter les ressources de la planète et les pays
14
en développement de la périphérie . Il est certain,
comme on l’a vu, que cette crise remet en cause le
modèle de développement productiviste contemporain. Peut-on en conclure pour autant la fin du
capitalisme, système basé sur le marché et l’appropriation privée des moyens de production ? Rien
n’est moins sûr. La crise de 1929 avait donné naissance à une nouvelle forme de capitalisme – fondée
sur l’État providence et une importante régulation
publique – qui a fonctionné jusqu’à l’avènement du
capitalisme financier à la fin des années 1970. On
peut supposer que cette crise amènera le capitalisme
actuel à se réformer, en créant de nouvelles formes
d’organisation et de régulation, pour faire face aux
défis écologiques et sociaux du xxie siècle.
12 F. Fukuyama, La Fin de
l’histoire et le Dernier Homme,
Paris, Flammarion, 1992.
13 On se souvient à ce sujet
de la célèbre expression de
M. Thatcher : « There is no
alternative » (TINA).
14 Ce point de vue est
notamment représenté par
G. Azam (op. cit.) et par
I. Wallerstein.
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[1] ARTUS P. et al., De la crise des subprimes à la crise mondiale, Paris, La Documentation française, 2010.
[2] COUDERT N., MONTEL-DUMONT O., Des subprimes à la récession. Comprendre la crise, Paris, La Documentation française, 2009.
[3] PLIHON D., Le Nouveau Capitalisme, Paris, La Découverte, Coll. « Repères », 3e édition, 2009.
[4] AGLIETTA M., La Crise, les Voies de sorties, Paris, Michalon, nouvelle édition, 2010.
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[6] PLIHON D., « La globalisation financière », in Bénassy-Quéré A., Chavagneux Ch., Laurent E., Warnier J.-P., Plihon D, Rainelli M.,
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[12] PIKETTY T., Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
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décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales
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Bibliographie
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