Le problème de la liberté dans la première critique de Kant

publicité
ANNICK BÉLANGER
LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ
DANS LA PREMIÈRE CRITIQUE DE KANT
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAV AL
QUÉBEC
2009
© Annick Bélanger, 2009
Résumé
Chez Kant, le concept de la liberté, bien qu'il constitue la clef de voûte de son système,
possède plusieurs définitions, ce qui ne va pas sans poser problème non seulement, pour
la compréhension de ce concept, mais aussi pour la compréhension de son système
critique. S'agit-il de plusieurs libertés qui sont présentées ou est-ce toujours la même
liberté qui présente divers aspects ou divers degrés? Ce travail vise essentiellement à
comprendre la pensée de Kant, ce qui nécessite l'étude du concept de liberté puisque
c'est sur ce concept qu'elle se fonde.
Cependant, notre étude se concentrera sur le
concept de la liberté à l'intérieur de la première Critique alors que nous verrons que
celle-ci prépare le terrain en présentant les concepts importants pour la compréhension de
ce concept et du système critique. Une lecture de l'Analytique de la deuxième Critique
s'impose néanmoins nous le verrons, car les problèmes auxquels se heurte la raison
théorique se résolvent par la raison pratique.
1-
----
11
Remerciements
Je remercie et suis reconnaissante à mon directeur M. Luc Langlois pour m'avoir aidé à
préciser et à orienter ce travail sans oublier les conseils qu'il a bien voulu me prodiguer
au cours de la réalisation de ce travail.
111
Table des matières
Résumé .................................................................................................. i
Remerciements ........................................................................................ ii
Table des matières ................................................................................... iii
Introduction ............................................................................................ 1
Premier chapitre: De l'Analytique à la Dialectique transcendantale:
introduction au problème de la liberté ....................................... 4
1. La distinction entre l'entendement et la raison : les concepts purs de
l'entendement et les concepts de la raison pure (idées transcendantales) ....... 4
2. L'idée transcendantale et le problème de l'illusion transcendantale ............ 10
Deuxième chapitre: L'antinomie de la raison pure ........................................ 14
Le problème général de l'antinomie de la raison pure ............................... 14
La troisième antinomie: thèse et antithèse; liberté et déterminisme naturel ..... 15
L'antinomie et sa possible solution ..................................................... 18
La solution critique de la troisième antinomie ........................................ 19
4.1 Le premier principe de la solution: la distinction entre les phénomènes
et les noumènes .......................................................................... 21
4.2 Le deuxième principe de la solution: la distinction entre antinomie
mathématique et antinomie dynamique ............................................ 23
5. Retour et fin : la liberté transcendantale .............................................. 28
Troisième chapitre: La liberté pratique ...................................................... 30
1. Le Canon de la raison pure: définition de la liberté pratique .................... 32
2. La morale dans le Canon de la raison pure; une morale fondée sur le souverain
bien ........................................................................................ 39
3. La liberté pratique: entre nature et moralité ........................................ 48
IV
Quatrième chapitre : Le troisième sens de la liberté : la liberté comme autonomie
morale ................................................................................................. 53
1. La critique kantienne de l'eudémonisme ............................................. 54
2. L'autonomie de la volonté: condition logique de l'impératif catégorique ....... 59
3. L'idée de la liberté comme explication de l'autonomie de la volonté ............ 64
La liberté comme clé des problèmes de la raison théorique .......................... 70
Conclusion ........................................................................................... 74
Bibliographie ........................................................................................ 77
v
« le concept de la
liberté, qui nul ne
l'ignore, est une
des plus grandes
difficultés de la
morale rédigée par
Kant. »
Alexis Philonenko,
L 'œuvre de Kant, tome 2
« Difficile liberté
kantienne. Plus
difficile que celle
que pouvait
présenter chacune
des Critiques
prises isolément. »
Henri D'Aviau de Ternay,
La liberté kantienne, un
impératif d' exode.
Introduction
Au début de la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant part du
constat que la métaphysique est un champ de bataille 1 : «La raison humaine a cette destinée
singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne saurait
éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre,
parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine2 ». En effet, dans cette
quête d'absolu, la raison est en contradiction avec elle-même; elle engendre des antinomies et
des sophismes. L'origine des erreurs de la métaphysique traditionnelle se situe donc à
l'intérieur de la raison; celle-ci croit pouvoir connaître des objets transcendant l' expérience
(l' âme, la liberté et Dieu), ce que Kant nomme les noumènes. La métaphysique traditionnelle
est en crise. Mais Kant ne rejette pas la métaphysique pour autant et comme sa réputation le
laisse parfois entendre, il ne l'a pas détruit, mais s'est engagé, au contraire, à la refonder.
D'ailleurs, l'œuvre kantienne n'est rien d'autre à partir de la première Critique, que la
tentative de refonder la métaphysique. Comment une métaphysique est-elle possible? Pour
Kant, il faut effectuer une révolution dans notre conception du savoir afm d'y parvenir, c'est
la révolution copernicienne. La critique est l'étape préalable au relançement de la
métaphysique. Le résultat le plus important de cette révolution est la limitation des prétentions
abusives de la raison. La raison apprend enfin, par l' autoréflexion critique, que certaines
questions dépassent ses capacités.
La Critique de la raison pure en fait tente de démontrer que l'usage théorique de la
raison ne peut donner une réponse satisfaisante à la question « Que puis-je savoir? », et que
seul l'usage pratique qui commande ce qui doit être peut y arriver en recoupant les deux
autres questions: «Que dois-je faire?» et «Que m'est-il permis d'espérer?» La
métaphysique théorique traditionnelle se voit ainsi transformée en une métaphysique des
mœurs qui prenant son appui sur le concept de la liberté. Sans la liberté, impossible de fonder
une métaphysique de la raison pratique de sorte que si je ne suis pas libre, c'est-à-dire
incapable de transcender mon intérêt personnel, l'action morale est impossible. La liberté est
donc au cœur de la nouvelle métaphysique élaborée par Kant.
Ce concept de la liberté traverse la pensée de Kant. On retrouve ce concept dans
plusieurs de ses écrits alors qu'il revêt plusieurs sens. Par exemple, dans l'Anthropologie du
point de vue pragmatique, paradoxalement, le concept de la liberté est considéré comme une
1
2
KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure, A VIII; p. 5.
CRPure, A VII; p. 5.
passion relevant d'une tendance naturelle et innée3 qui, avons-nous besoin de le préciser, n'a
rien à voir avec la liberté comme autonomie morale présentée dans les Fondements de la
métaphysique des moeurs et dans la Critique de la raison pratique, à laquelle elle porte en fait
préjudice.
Kant présente aussi, dans la Doctrine du droit, la liberté comme un droit
fondamental de la constitution civile4 . Dans Qu'est-ce que les lumières? il s'agit d'une liberté
de penser qui renvoie à la capacité de 1'homme à se servir de son entendement sans la
conduite d'un autre, d'un idéal de libération des forces réflexives de l'homme: Aie le courage
de te servir de ton entendement!
5
En outre, l'éclatement de sens de la liberté se retrouve non
seulement dans plusieurs ouvrages, mais parfois même à l'intérieur d'une même oeuvre.
C'est le cas notamment dans le système critique alors que la liberté présente différents
visages. Notre analyse se concentrera cependant dans la Critique de la raison pure.
Dans la première Critique, Kant accorde deux sens à l'idée de la liberté. Elle est
d'abord présentée par la Dialectique transcendantale comme une idée cosmologique et
transcendantale de la raison pure permettant de clore la série des phénomènes du monde
sensible qui demeure problématique pour la raison qui ne peut qu'affIrmer sa possibilité
logique, et ce, compte tenu de son caractère inconditionné. Ensuite, dans la deuxième partie
de l'ouvrage que constitue la Méthodologie, la liberté devient pratique et possède un mode de
révélation empirique, ce qui lui permet d'être expérimentée. Dans la deuxième Critique, avec
la raison pratique, la liberté acquiert une réalité objective que lui refusait la raison théorique
ou spéculative de la première Critique.
Certes, cette polysémie qui caractérise le concept de la liberté ne va pas sans poser
problème et nuit à la compréhension de la théorie de la liberté et de la philosophie kantienne
en entier. De plus, au-delà de cette diversité de défmitions, la liberté acquiert pourtant un
statut fort important en constituant la clef de voûte ou la pierre centrale du système kantien,
englobant ses deux dimensions théorique et pratique. Quelle est cette liberté formant la clef
de voûte de l'édifice kantien? Cette liberté dotée de divers sens dans ce parcours critique estelle toujours une? La liberté présentée dans la raison théorique et dans la raison pratique estelle la même? Parle-t-on de diverses libertés ou de degrés d'une même liberté? Ce travail se
concentrera sur l'étude de la liberté dans la première Critique. Il nous sera impossible de nous
y limiter toutefois, car le problème de la liberté se prolonge et ne trouve sa solution que dans
la deuxième Critique. Alors que la liberté demeure problématique pour la raison théorique,
KANT, Emmanuel, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, OP, III, 1083; Ak, VII, 267.
KANT, Emmanuel, Doctrine du droit, OP, III, 579; Ak, VI, 314.
5 KANT, Emmanuel, Réponse à la question: Qu 'est-ce que les Lumières?, OP, II , 209; Ak, VIII , 35.
3
4
2
-
- - - --
elle est au cœur de la philosophie morale pour la raison pratique. Il reste à savoir ici comment
cette liberté se donne à l 'homme et en général à tout être raisonnable. Nous verrons qu'elle se
donne dans et par la loi morale, mais en quoi cette loi morale s'identifie-t-elle au principe de
l'autonomie?
Afin d'y VOIr plus clair, nous nous proposons d'analyser, avec l'aide de
commentateurs, les diverses définitions du concept de la liberté que nous avons très
brièvement énoncées ci-dessus, en cherchant au fur et à mesure de notre réflexion un fil
conducteur qui nous permettrait d'y dégager un sens fondamental. Il s'agira d'abord de faire
l'étude de la liberté telle que présentée pour la première fois dans le système critique, c' est-àdire dans la Dialectique transcendantale de la première Critique. Un chapitre introductif
précédera l'analyse de la liberté transcendantale et aura pour mission de nous éclairer sur le
concept même d'idée transcendantale en distinguant les concepts de l'entendement et les
concepts de la raison pure. Un troisième chapitre se chargera de présenter le deuxième sens
accordé au concept de la liberté dans la première Critique, la liberté pratique qui, on le verra,
présente une détermination empirique. Un quatrième et dernier chapitre, portera quant à lui,
sur l'étude de la liberté telle qu'elle est développée dans les Fondements de la métaphysique
des mœurs et la deuxième Critique, qui nous le verrons, délaisse sa détermination empirique
pour présenter la conception d'une liberté morale.
3
Premier chapitre
«La raIson humaine a cette
destinée singulière, dans un genre
de ses connaissances, d'être
accablée de questions qu'elle ne
saurait éviter, car elles lui sont
imposées par sa nature (Natur)
même, mais auxquelles elle ne
peut répondre, parce qu'elles
dépassent totalement le pouvoir de
la raison humaine6 ».
De l'Analytique à la Dialectique transcendantale:
introduction au problème de la liberté
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue les concepts purs de l'entendement qu'il
nomme la faculté des règles, et les concepts purs de la raison .qu'il appelle la faculté des
principes, d'une part les catégories, d'autre part les Idées transcendantales. Le concept à
l'étude, celui de la liberté, est d'abord exposé dans la première Critique comme une Idée
transcendantale. Pour faire l'étude de cette première conception de l'idée de la liberté, nous
devons donc, au préalable, nous attarder sur le concept d'Idée transcendantale. Nous allons
alors rappeler la distinction entre les deux facultés, soit l'entendement et la raison et du même
souffle, la distinction entre les catégories et les Idées.
1. La distinction entre l'entendement et la raison; les concepts purs de
l'entendement (catégories) et les concepts de la raison pure (idées
transcendantales)
L'Esthétique transcendantale ainsi que la Logique transcendantale de la première
Critique nous présentent les deux sources fondamentales de la connaissance: l'intuition
(sensible) et le concept. Ni la sensibilité, ni l'entendement ne sont autonomes. L'ordre de la
connaissance requiert ces deux pouvoirs: sans sensibilité, aucun objet ne nous serait donné et
sans entendement, aucun ne serait pensé. C'est en ce sens d'ailleurs que Kant écrit : «des
6
CRPure, A VII; p. 5.
4
pensées sans contenu (Inhalt) sont vides et des intuitions sans concepts, aveugles7 ». Alors
que les objets de l'expérience sont donnés au moyen de la sensibilité, leur forme est
détenninée par les concepts de l'entendement : « Si nous appelons sensibilité la réceptivité de
notre esprit (Gemüths) , le pouvoir qu'il a de recevoir des représentations en tant qu'il est
affecté d'une manière quelconque, nous devrons en revanche nommer entendement le pouvoir
de produire nous-mêmes des représentations ou la spontanéité de la connaissance8». Pour
penser l'objet sensible, l'entendement opère une synthèse du divers de l'intuition à l'aide des
catégories qui se définissent comme «les concepts qui prescrivent a priori des lois aux
phénomènes et par conséquent à la nature9». Ces catégories sont divisées en quatre classes,
soit la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Elles ne renferment rien d 'empirique,
«mais elles n ' en doivent (müssen) pas moins être de pures conditions a priori d 'une
expérience possible 1o ».
Kant insiste sur le lien étroit existant entre les concepts purs et
l'expérience: « les catégories ne sont pas autre chose que les conditions de la pensée dans une
expérience possible ( ... ) elles sont donc des concepts fondamentaux qui servent à penser des
objets (Objecte) en général correspondant aux phénomènes 11». Ces concepts rendent par
conséquent possibles la connaissance et la détermination d'un objet. Pour que le phénomène
soit un objet de connaissance, l'entendement doit produire une synthèse des perceptions se
rapportant au phénomène. L'entendement applique à ce dernier les conditions nécessaires de
l'unité synthétique du divers de l'intuition. Le phénomène se voit alors prendre place dans
l' enchaînement naturel des causes et des effets.
L'entendement, par le biais des catégories, est une législation pour la nature. Il régit le
monde phénoménal en lui imposant certaines règles appelées aussi lois, sans quoi quelque
chose comme la nature serait inconcevable. C'est pourquoi Kant nomme l'entendement, le
«pouvoir des règles I2 ». Cela dit, on constate que l'usage légitime de l'entendement ainsi que
les concepts purs qui lui sont rattachés, les catégories, sont intimement liés à l'expérience
empirique, ou encore au conditionné, ce qui n'est pas du tout le cas pour les concepts de la
raIson pure.
Effectivement, la raison, cette autre faculté, n'est jamais entièrement satisfaite par
l'expérience empirique dans laquelle la série des conditions est à jamais inachevée, passant
de cause en cause où chaque cause devient à son tour un effet. Au contraire de l'entendement,
CRPure, A51/B75; p.77.
CRPure, A51/B75; p.76-77.
9 CRPure, A125 ; p.l41.
10 CRPure, A96; p.I07.
I I CRPure, All I; p.125.
12 CRPure, A126; p.l41.
7
8
5
la raison aspIre à connaître la totalité des phénomènes et non pas seulement leur
enchaînement.
Or, seul l'inconditionné offre à la raison une explication complète de
l'expérience : «La totalité des conditions est toujours elle-même inconditionnée l3 ».
Comment la raison pourrait être comblée par l'expérience dans les questions d'ordre
cosmologique, par exemple, celle de la durée et de la grandeur du monde ou encore celle de
la liberté ou de la nécessité naturelle puisque les réponses données selon les principes de
l'expérience engendrent toujours de nouvelles questions qui appellent d'autres réponses et
qui en somme démontrent que les explications empiriques ne suffisent pas à la satisfaire? Le
principe qui préside à la production des idées transcendantales est une volonté de totalisation
qui ne saurait se satisfaire d'aucune condition relative.
La raison, en cherchant ainsi à
parfaire sa connaissance du monde, exige non seulement à connaître la condition, mais aussi
la condition de la condition et ainsi de suite; elle exige que la série entière des conditions soit
donnée en même temps que le conditionné, car autrement, elle ne cesse de se questionner tout
comme s'il n 'y avait pas encore eu de réponse. Cette exigence d'unité ou d'inconditionné
que renferme la raison implique le franchissement du seuil respecté par l'entendement, soit
celui de l'expérience sensible.
Que l'usage légitime de l'entendement soit intimement lié au monde sensible et que
l'usage de la raison, au contraire, s'en dégage, dénote une différence fondamentale de leurs
concepts. Alors que l'usage des catégories est empirique et s'applique aux phénomènes ou
plus justement, à des objets d'une expérience possible, l'usage des idées est transcendantal et
suppose un rapport à l'inconditionné. Ces usages sont complémentaires. L'entendement ne
peut pas faire un usage transempirique des catégories puisque, rappelons-le, ces dernières se
rapportent à des objets de l'expérience et aux conditions générales d'une expérience possible.
De même que la raison ne peut pas faire un usage empirique des idées puisqu'elles réfèrent à
l'unité des conditions et que « l'unité rationnelle n'est pas l'unité d'une expérience possible;
elle en est, au contraire, essentiellement distincte l4 ».
Par cet usage transcendantal, la raison manifeste à sa façon un pouvoir synthétique.
C'est-à-dire qu'elle ne se limite pas à avancer analytiquement que tout conditionné a une
condition, mais au contraire, la raison unit des représentations qui ne dérivent pas les unes
des autres ou qui sont liées logiquement. En affirmant l'inconditionné, la raison sort du
concept du conditionné pour le mettre en connexion avec un concept qui n'est pas contenu en
lui, le concept de l'inconditionné. Elle pose donc un jugement synthétique : «un tel principe
13
14
CRPure, A322/B379; p.267.
CRPure, A307/B363 ; p.259.
6
de la raison pure est manifestement synthétique; car le conditionné se rapporte sans doute
analytiquement à quelque condition, mais non pas à l'inconditionné 15 ». Et ce jugement
synthétique est a priori puisque l'expérience ne peut l'engendrer : «L'inconditionné, quand
il a lieu réellement, peut être examiné (erwogen) en particulier dans toutes les déterminations
qui le distinguent de tout conditionné et doit, par conséquent, donner matière à maintes
propositions synthétiques a priori 16 ».
Ces propositions synthétiques a priori sont au cœur
de la critique kantienne de la métaphysique. Tout l'effort de la critique d'ailleurs est de
chercher à savoir si un usage légitime de propositions synthétiques a priori est possible,
puisque la possibilité d'une extension de la connaissance au-delà de l'expérience sensible
repose sur la possibilité de former des jugements synthétiques a priori.
Toutefois, même si la raison semble souveraine en s'élevant ainsi hors du monde
sensible, il faut noter qu'elle n'est jamais détachée de l'entendement, qu'elle n'est jamais, à
elle seule, une source de connaissance, car «la raison ne produit proprement aucun
concept1? ». En fait, la raison:
«ne fait qu'affranchir le concept de l'entendement des restnctlons
inévitables d'une expérience possible, et qu'ainsi elle cherche à l'étendre
au-delà des limites de l'empirique, tout en restant en rapport avec lui. C'est
ce qui a lieu par cela même qu'elle exige pour un conditionné donné une
totalité absolue du côté des conditions (auxquelles l'entendement soumet
tous les phénomènes de l'unité synthétique), et qu'elle fait ainsi de la
catégorie une idée transcendantale pour donner une perfection absolue à la
synthèse empirique, en la poursuivant jusqu'à l'inconditionné (qui ne se
trouve jamais dans l'expérience, mais seulement dans l'idée)18».
Alors que l' obj et de l'entendement est l'expérience sensible, celui de la raison est
l'entendement.
Comme nous venons de le mentionner, la raison unifie les règles de
l'entendement sans unifier directement le sensible.
Les règles de l'entendement sont en
quelque sorte les intermédiaires entre la raison et le sensible : « Si la raison pure se rapporte
aussi aux objets, elle n'a toutefois de rapport immédiat ni avec eux, ni avec leur intuition,
mais seulement avec l'entendement et ses jugements, qui s'appliquent immédiatement aux
sens et à leur intuition pour en déterminer l'objet19 ». En tant que faculté qui ramène les
phénomènes à l'unité au moyen de règles, Kant nomme l'entendement, le «pouvoir des
CRPure,
CRPure,
17 CRPure,
18 CRPure,
19 CRPure,
15
16
A308/B364;
A308/B365;
A409/B435;
A409/B435;
A306/B363;
p.259.
p.259.
p.328.
p.328-29.
p.259.
7
règles 20 », mais tant que faculté qui ramène à l'unité les règles de l'entendement au moyen de
principes, la raison est appelée «pouvoir des principes21 ».
Cela dit, à quoi servent au juste ces idées de la raison pure? Répondons à la question à
partir du concept de la liberté. L'idée de liberté, en tant qu'idée cosmologique, témoigne de la
situation aussi scandaleuse et contradictoire qu'inévitable dans laquelle tombe la raison
lorsqu'elle se questionne sur le Monde.
L'idée de la liberté n'a pas d'usage constitutif
puisqu'elle ne conditionne aucun objet de l'expérience: «Quand donc nous admettons des
êtres idéaux de cette espèce, ce n'est pas proprement ainsi notre connaissance que nous
étendons au-delà des objets (Objeet) de l'expérience, c'est seulement l'unité empirique, dont
le schème nous est donné par l'idée, qui, par suite, n'a pas la valeur d'un principe constitutif,
mais seulement celle d'un principe régulateur 2 ».
Les idées se distinguent ainsi des
catégories de l'entendement, qui, au moyen des schèmes de l'imagination, déterminent un
objet de connaissance.
L'idée de la totalité absolue des phénomènes, comme principe
régulateur, a une double tâche.
D'abord, elle sert de règle pour l'entendement: elle lui
indique le chemin à suivre dans le domaine de l'expérience. Plus précisément encore, elle lui
fournit la règle à suivre afin qu'il poursuive et étende la recherche des conditions, « comme si
la série était en soi infinie23 ». Ainsi, cette idée n'est pas un principe objectif, elle est plutôt
une maxime de la raison: «Tous les principes objectifs qui ne sont pas dérivés de la nature de
l'objet, mais de l'intérêt de la raison par rapport à une certaine perfection possible de la
connaissance de cet objet, je les nomme maximes de la raison24». Cet usage régulateur sert à
mettre de l'unité dans les connaissances particulières sans déterminer une connaissance
objective.
En plus d'inscrire l'entendement dans la poursuite de l'explication des
phénomènes, l'idée de la totalité du monde permet aussi de repousser l'expérience jusqu'à ses
limites et de concevoir pour la série des conditions phénoménales, une cause
inconditionnée comme si elle commençait absolument:
«Les idées transcendantales n'ont jamais d'usage constitutif (... ), elles
ont en revanche un usage régulateur excellent et indispensablement
nécessaire: celui de diriger l'entendement vers certain but qui fait
converger les lignes de direction qui suivent toutes ses règles en un
point qui, pour n'être, il est vrai, qu'une idée ([oeus imaginarius),
c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent
pas réellement,-puisqu'il est entièrement placé hors des bornes de
CRPure, A299/B356; p.255.
CRPure, A299/B356; p.255.
22 CRPure, A674/B702; p.470.
23 CRPure, A685/B713; p.475.
24 CRPure, A666/B694; p.465.
20
21
8
l'expérience possible,-sert cependant à leur procurer la plus grande
unité avec la plus grande extension25 ».
À la lumière de cet usage régulateur, l'idée loin d'être un concept tout à fait inutile,
sert donc à l'entendement de canon (règle) pour l'extension complète de son usage.
Mais comme on peut le constater, la raison, dans son usage théorique, «n'est pas un
organe qui serve à étendre les connaissances26 ». Considérées en elles-mêmes, les idées
valent, mais « elles n'ont pas le moindre usage immanent, c'est-à-dire recevable pour objets
de l'expérience et par conséquent utile pour nous 27 ».
Kant affirme quant à cet intérêt
spéculatif, qu' «on entreprendrait difficilement un travail aussi fatiguant et environné d'autant
d'obstacles que celui de l'investigation transcendantale, parce qu'il est impossible de faire de
toutes les découvertes que l'on pourrait réaliser à ce sujet aucun usage qui en prouve l'utilité
in concreto, c'est-à-dire dans l'étude la nature 28 ».
Dans la Dialectique transcendantale, Kant présente trois façons pour la raison de se
représenter l'inconditionné et c'est par le biais de raisonnements qu'elle en arrive à penser cet
inconditionné. Il y a par conséquent trois idées transcendantales. Par le raisonnement
catégorique, la raison peut se représenter l'unité inconditionnée de l'ensemble des expériences
du sujet pensant pour ainsi créer l'idée de l'Âme. Par le raisonnement hypothétique, la raison
en arrive à concevoir l'unité inconditionnée de l'ensemble des phénomènes empiriques ou
encore la totalité du monde et créer l'idée du Monde. Enfin, par un raisonnement disjonctif
cette fois-ci, la raison en arrive à l'unité inconditionnée de tous les êtres ou encore, le principe
de la détermination de toutes les choses, la totalité des possibles et parvient à l'idée de Dieu.
Le premier type d'idée, puisqu'il concerne le sujet pensant, est appelé idée
psychologique. Les questionnements de la raison à l'égard du sujet pensant concernent les
propriétés de l'âme : L'âme est-elle immatérielle? Est-elle incorruptible? Est-elle une
personnalité? Les idées du deuxième ayant trait à la totalité du monde, elles sont appelées
idées cosmologiques. La raison a quatre questionnements dans sa quête de l'inconditionné
concernant le Monde: celui-ci a-t-il un commencement et une limite? Est-il fait d'éléments
simples ou composés? Y a-t-il en lui une place pour la liberté ou bien n'y a t-il de place que
pour la causalité naturelle? A t-il une cause suprême ou non? Enfm, le troisième type d'idée
concerne la totalité de ce qui peut être pensé et l'idée qui lui est rattachée est l'idée
CRPure, A644/B672;
CRPure, A795/B823;
27 CRPure, A799/B827;
28 CRPure, A798/B826;
25
26
p.453-454.
p.538.
p.540.
p.539.
9
théologique. Pour démontrer l'existence de Dieu, Kant en revoit les différentes preuves; la
preuve ontologique, la preuve cosmologique et enfm, la preuve physico-théologique.
Toutefois, cet usage transcendantal qui amène la raison à faire une extension hors du
sensible des catégories de l'entendement ne se fait pas sans conséquence. Puisque la raison
crée là où l'entendement s'arrête, c' est-à-dire au seuil de l'expérience empirique, elle s'enlise
dans ce Kant nomme l'illusion transcendantale.
2. L'idée transcendantale et le problème de l'illusion transcendantale
Les idées transcendantales posent un problème majeur à la raison elle-même. L'idée
transcendantale est solidaire de l'illusion transcendantale qu' il faut, selon Kant, ne pas
confondre avec l'erreur ou l'apparence logique. Alors que l' erreur naît de l'influence de la
sensibilité sur l'entendement (Kant suggère de penser aux illusions d'optique), l'apparence
logique réfère à un défaut d'attention à une règle logique. L'apparence transcendantale, quant
à elle, naît d'une extension, hors de toute intuition, des concepts de l'entendement et consiste
à croire qu'une connaissance a priori est possible là où manquent les conditions d'une
expérience possible. Comme si, par l'entremise de notre pensée, on pouvait être fondé à
parler des inconditionnés tels que l'Âme, le Monde et Dieu et ce, lorsque font défaut les
conditions qui nous les présenteraient comme des objets ou des réalités: «la pureté des
catégories par rapport à tout mélange de détermination sensible peut entraîner la raison à
étendre leur usage, tout à fait, au-delà de l'expérience, à des choses en soi, quoique, ne
trouvant pas elles-mêmes d'intuition qui puisse leur procurer une portée et une signification in
concreto, elles aient le pouvoir, comme fonctions simplement logiques, de représenter à vrai
dire une chose en général, mais non pas de se donner par elles-mêmes un concept déterminé
d'une chose quelconque29 ». Or, l'impossibilité de la connaissance des choses telles qu'elles
sont en soi est acquise depuis l'Esthétique et l'Analytique transcendantales. La totalisation
qui résulte de cet élan de la raison vers l'inconditionné excède toute expérience possible.
Ainsi, l'Âme, le Monde et Dieu ne sont que des idées de la raison pure, et on ne peut
prétendre en avoir une connaissance.
Le problème ici de cet usage transcendantal est
véritablement que cette synthèse a priori de l'Idée n'est soutenue par aucune intuition et par
conséquent, aucun usage réel n'en est possible. Il est impossible de retrouver un objet qui
corresponde à ces idées transcendantales, celles-ci étant créées par la raison elle-même pour
29
Prolégomènes à toute métaphysique qui pourra se présenter comme science, OP, II, 111 ; Ak, IV, 332.
10
satisfaire son besoin d'intégralité. Ce qui est tout à fait conforme à la défmition kantienne de
l'idée: «un concept rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne peut être
donné par les sens 30 ».
La première Critique, par le biais de la Dialectique transcendantale, tend à remonter à
la source de cette apparence transcendantale qui donne l'illusion à la raison d 'atteindre
l'absolu (1'Âme, le Monde et Dieu). La Dialectique transcendantale, qui se veut une logique
de l'apparence, est l'étude de cette illusion transcendantale et elle suit la démarche naturelle
de la raison dans sa quête de l'absolu.
Elle a pour mission de dénoncer l'illusion dans
laquelle la raison est enlisée et de démontrer l'illégitimité des raisonnements par lesquels elle
attribue une réalité objective à ses idées. Car il faut le mentionner, c'est par le biais de ses
propres raisonnements que la raison s'élève à l'inconditionné et croit atteindre l'en soi des
choses.
La Dialectique transcendantale passe un à un les trois types de raisonnements
associés aux trois idées transcendantales en question qui sont reliées chacune à une science
rationnelle (appelée pseudo science)31 et les dissout.
Ferdinand Alquié mentionne dans son ouvrage La critique kantienne de la
métaphysique que «la Dialectique transcendantale serait inutile s'il s'agissait seulement
d'établir le caractère illégitime de la prétention de notre raison à atteindre l'absolu des
choses 32 ». En effet, les pages précédentes de l'Esthétique et l'Analytique transcendantale ont
déjà conclu que l'intuition est sensible et qu'en conséquence, la connaissance de la chose telle
qu'elle est en elle-même demeure impossible, faute d'une intuition intellectuelle. La raison
pour laquelle la Dialectique transcendantale est essentielle est que cette quête de l'absolu, cet
élan vers l'unité, est pour la raison une disposition naturelle et invincible.
C'est tout
naturellement que la raison en vient à prendre pour une donnée objective ce qu'elle pense
subjectivement. Du moment qu'elle quitte le sol empirique pour s'aventurer sur le terrain de
la métaphysique, la raison s'expose à une apparence qui lui fait prendre ses désirs pour des
réalités. Elle se méprend sur ses propres possibilités. Il y a «une dialectique naturelle et
inévitable de la raison pure; je ne veux point parler de celle où s'embarrasse un ignorant (ein
Stumper), faute de connaissances, ni de celle que des sophistes ont fabriquée ingénieusement
pour tromper les gens raisonnables, mais de celle qui est inséparablement liée à la raison
CRPure, A327/B383; p.270.
Chaque idée de la raison pure étant chosifiée, il en naît une prétendue science. Le Moi étant pris comme
substance spirituelle, la science qui en naît est la psychologie rationnelle. Le Monde étant considéré comme
totalité, la science qui lui est rattachée est la cosmologie rationnelle. La totalité des possibles, référant à une
réalité suprême (Dieu), la science qui en découle est la théologie rationnelle. Et Kant utilise l'expression
pseudoscience parce que c' est de façon tout à fait illégitime que la raison chosifie ses idées.
32 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.24.
30
31
Il
humaine et qui, même après en avoir découvert l'illusion, ne cesse pourtant pas de se jouer
d'elle et de la jeter inlassablement en des erreurs qu'il faut constamment dissipe?3. » Alors
que l'erreur et l'apparence logique peuvent être dépassées par la raison elle-même,
l'apparence transcendantale ne peut l'être. La Dialectique transcendantale démontrera que,
contrairement à l'apparence logique qui disparaît aussitôt qu'elle est exposée, l'apparence
transcendantale dans l'antinomie persiste même après que la critique en ait démontré le
néant: «C'est là une illusion qu'il nous est impossible d'éviter, de même qu'il n'est pas en
notre pouvoir que la mer ne nous paraisse plus élevée au large que près du rivage 34». Kant
nous prévient de cette fatalité qui saisit la raison dans sa recherche d'absolu dès le début de la
Préface de la première édition : « La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre
de ses connaissances, d' être accablée de questions qu' elle ne saurait éviter, car elles lui sont
imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent
totalement le pouvoir de la raison humaine35 ».
Selon Kant, puisque ce conflit est un conflit de la raison avec elle-même, il y a donc
lieu de chercher le fondement de cette illusion dans la raison même. D'ailleurs, Kant intitule
la seconde partie de l'Introduction de la Dialectique transcendantale : «De la raison pure
comme siège de l'apparence transcendantale36 ». Que cette apparence se dissipe et cesse
d'être une apparence, c'est ce que la Dialectique transcendantale ne pourra jamais obtenir.
Cependant, il est possible d'éviter qu'elle ne fasse illusion puisqu'il s'agit d'un «simple
malentendu37 ». Kant soutient que ce conflit peut être résolu grâce à la méthode propre au
criticisme, l' autoréflexion critique. Cette méthode consiste justement, non point à s'élever
d'un jugement à ses conditions psychologiques et vécues, mais aux fondements qu'il possède
dans la structure même de l'esprie s.
Maintenant que nous avons rappelé la distinction entre les catégories de l'entendement
et les idées transcendantales de la raison pure et la signification de l'illusion transcendantale,
le temps est venu de se consacrer à l'étude du concept qui anime ce travail, le concept de la
liberté. Étant donné que cette idée de la liberté naît d'un questionnement sur le Monde,
nous laisserons de côté tout ce qui a trait à la psychologie et à la théologie rationnelle, pour
nous concentrer, dans le deuxième chapitre, sur la cosmologie rationnelle et l'antinomie de la
raison pure. Dans un premier temps, nous tenterons de présenter le problème général de
33 CRPure, A298/8354; p.254.
34 CRPure, A297/B353 ; p.253.
35CRPure, AVII ; p.5.
36 CRPure, A298/B355; p.254.
37 CRPure, A464/B492; p.359.
38 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, pages 24-25.
12
l'antinomie. Nous expliquerons entre autres sur quel raisonnement et sur quelle apparence
elle repose au juste. Dans un deuxième temps, nous nous attarderons à la troisième antinomie
où se pose pour la première fois le problème de la liberté et enfm, nous exposerons la solution
critique apportée par Kant pour résoudre ce conflit apparent de la raison avec elle-même.
13
Deuxième chapitre
«Ici se présente, en effet, un
nouveau phénomène de la raison
humaine, je veux dire une
antithétique toute naturelle où nul
n'a besoin de subtiliser et de tendre
ingénieusement des pièges pour y
entraîner la raIson qui, au
contraire,
y
tombe
d' ellemême 39 ».
L'antinomie de la raison pure
1. Le problème général de l'antinomie de la raison pure
Kant n'a pas découvert l'antinomie, il l' a rencontrée. Il fut scandalisé en s'apercevant
que les questionnements sur le Monde menaient directement à des affrrmations contradictoires
et rigoureusement démontrées. En effet, lorsque la raison discourt sur le Monde, ou plus
précisément, lorsqu'elle recherche l'unité des phénomènes du monde, elle produit
naturellement deux thèses opposées qu'elle est susceptible de croire, car elles peuvent « être
démontrées par des preuves également lumineuses, claires et irrésistibles4o ».
Thèses et
antithèses semblent nécessaires, elles s'imposent et sont à la fois contradictoires et
démontrées.
Les idées cosmologiques tombent ainsi sous l'emprise de deux adversaires
rivaux. D'un côté, on y retrouve toujours une thèse métaphysique rationnelle et de l'autre,
une antithèse empirico-sceptique.
La métaphysique est bien ce que Kant en dit dans la
Préface de la première édition, c'est-à-dire «une bataille où se livrent des combats sans
fin41 ». Quoi qu'il en soit, c'est la découverte de l'antinomie qui conduit Kant à l'écriture de
la Critique, afm de faire le point sur le scandale du conflit apparent de la raison avec ellemême. C'est dans la septième section de l'antinomie de la raison pure intitulée Décision
CRPure, A407/B433 ; p.327.
OP, II, 121; Ak, IV, 340.
4 1 CRPure, A VIII ; p.5.
39
40 Pro1égomènes,
14
critique du conflit cosmologique de la raison avec elle-même, où Kant dénonce l'argument
sophistique qui met la raison en conflit avec elle-même. Cet argument est le suivant : « quand
la majeure du syllogisme cosmologique prend le conditionné dans le sens transcendantal
d'une catégorie pure et la mineure, dans le sens empirique d'un concept de l'entendement
appliqué à de simples phénomènes on
yrencontre l'erreur dialectique qu'on nomme sophisma
figurae dictionis 42 ». C'est la confusion entre le monde comme chose en soi (ce qu'il est
absolument, indépendamment des conditions sous lesquelles nous pouvons le connaître), et le
monde comme ensemble de phénomènes, qui va entraîner le conflit de la raison avec ellemême:
« Si, comme cela arrive habituellement, nous concevons les phénomènes du
monde des sens comme des choses en soi, si nous admettons les principes
de leur liaison comme ayant une valeur universelle pour des choses en soi
et non pas simplement pour l'expérience, ce qui d'ailleurs est aussi
habituel, voire inévitable sans notre critique, il se manifeste alors un conflit
imprévu qui ne peut jamais être apaisé par la voie dogmatique ordinaire,
parce que la thèse comme l' anti thèse peuvent être démontrées par des
preuves également lumineuses, claires et irrésistibles ( ... ) et que la raison se
voit ainsi divisée d'avec elle-même43 ».
Le problème de l'antinomie repose donc sur une confusion entre le monde comme
chose en soi et le monde comme ensemble de phénomènes.
Voyons sans plus tarder le
troisième conflit antinomique qui traite du problème de la liberté.
2. La troisième antinomie: thèse et antithèse; liberté et déterminisme
naturel
La première antinomie concerne le commencement dans le temps et la limite dans
l'espace du monde: le monde a-t-il un commencement dans le temps et est-il limité dans
l'espace ou bien au contraire, est-il infmi aussi bien dans le temps que dans l'espace? La
deuxième antinomie a rapport à la composition du monde en substance: toute substance
composée dans le monde se compose-t-elle de parties simples ou bien n'existe-t-il rien de
simple dans le monde? La quatrième a trait quant à elle à l'existence ou non d'un être
absolument nécessaire comme cause du monde: le monde implique-t-il un être absolument
nécessaire pour en être la cause ou bien il n'existe aucun être absolument nécessaire pouvant
en être la cause? La troisième antinomie, celle qui nous intéresse plus particulièrement ici,
42
CRPure, A499/8527; p.377.
OP, II, 121; Ak, IV, 340.
43Prolégomènes,
15
porte sur l'origine des phénomènes du monde quant à leur causalité : les phénomènes sont-ils
tous issus d'une causalité naturelle ou peut-on aussi admettre une causalité libre? Se refusant
d'admettre une causalité unique pour expliquer la série des phénomènes, celle des lois de la
nature, la raison se crée l'idée d'une spontanéité absolue qui commence à agir d'elle-même,
une liberté transcendantale.
La thèse de la troisième antinomie affIrme qu'il doit nécessairement exister dans le
monde, outre les causes naturelles, une causalité libre: « la causalité selon les lois de la nature
n'est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore
nécessaire d'admettre une causalité libre pour l'explication de ces phénomènes44 ».
L'antithèse, quant à elle, .conteste justement « la possibilité de l'acte libre; celle-ci n'est pour
elle qu'une illusion de la conscience puisque tout dans le monde obéit à un déterminisme
rigoureux
45
».
Selon l'antithèse, il n'existe dans le monde que des causes naturelles; une
causalité libre semble donc une chose impossible: «Il n'y a pas de liberté, mais tout arrive
dans le monde uniquement suivant des lois de la nature46 ».
On remarque que chacun des adversaires se sert des affIrmations de l'autre pour se
légitimer. La thèse se prouve en réfutant l'antithèse et en montrant que «si .... tout arrive
suivant les simples lois de la nature, il n'y a toujours qu'un commencement subalterne, mais
jamais un premier commencement47 ».
L'antithèse se prouve quant à elle «en montrant
l'absurdité de la thèse: l'admettre c'est accepter que la liberté intervienne de manière
discontinue dans les phénomènes et qu'apparaissent des séries causales que rien ne précède,
ni ne détermine, et ainsi en prétendant fonder la causalité on la ruine48 ». L'antithèse se dote
d'un argument implacable en rappelant à la thèse un problème cosmologique qui se pose au
niveau de la troisième antinomie: « l'idée de la liberté, qui est exigée par la recherche d'une
explication totale des événements de ce monde, semble ruiner cette explication ellemême49 ». En effet, « avec un tel pouvoir pareil de liberté, affranchi des lois, c'est à peine si
on peut encore · penser la nature, puisque les lois de cette nature seraient incessamment
modifIées par l'influence de la liberté, et le jeu des phénomènes, qui serait uniforme et
50
régulier d'après la simple nature, serait aussi troublé et rendu incohérent
». Comment peut-
CRPure, A444/B472; p. 348.
EVELLIN, François, La raison pure et les antinomies, p.120.
46 CRPure. A445/B473; p.349.
47 CRPure, A444/B472; p.348.
48 PHILONENKO, Alexis, L 'œuvre de Kant, La philosophie critique, Tome l, p.277.
49 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.23.
50 CRPure, A448/B476 ; p.353
44
45
16
on penser la liberté dans l'enchaînement naturel sans interrompre celui-ci? Tel est bien le
défi lancé par l'antithèse à la thèse.
On comprendra que chacune des positions tend à protéger ses propres intérêts
théoriques. En rejetant la liberté, « l'antithèse entend sauvegarder l'unité de l'expérience51 ».
L' entendement, en demeurant cloué au sol de l'expérience empirique,« le pays de la
vérité
52
», tend à y chercher les lois, et ainsi étendre ses connaissances. Tous les phénomènes
naturels pouvant être expliqués par les lois de la nature, l'entendement se refuse à admettre
la liberté qui viendrait à coup sûr « briser le fil conducteur des règles qui seul rend possible
une expérience universellement liée 53 » et conforme à la loi naturelle. Et du côté de la thèse,
ce qui est en jeu, c' est un système de l'expérience, une intégralité de l' expérience. Avec les
idées transcendantales, il est possible « d'embrasser pleinement a priori la chaîne entière des
conditions et saisir la dérivation du conditionné, puisqu'on part de l'inconditionné 54 ». Sans
la supposition d'une cause originelle qui permet de saisir la totalité de la nature, toute cause
fuit à l'infini, et la raison se voit aux prises avec le problème de la régression des causes à
l'infmi : «Si donc tout arrive suivant les simples lois de la nature, il n'y a toujours qu'un
commencement subalterne, mais jamais de premier commencement, et par conséquent, en
général, aucune intégralité de la série du côté des causes dérivant les unes des autres55 ».
Le problème cosmologique, tel que posé, n'est donc pas un problème surgissant de la
nature, mais bien un problème surgissant à l'intérieur de la raison elle-même, et en ce sens, il
s'agit d'un problème théorique. En effet, le problème n'est pas de concilier une liberté
préalablement admise avec la nécessité naturelle : «la racine de l'antinomie est découverte,
non dans les contradictions du réel, mais dans une contradiction intérieure à l'esprit, dans une
opposition de l'esprit à lui-même56 ».
antinomie.
Ce problème se présente sous la forme d'une
Nous l'avons mentionné précédemment, la raison, en voulant parfaire sa
connaissance du monde, stipule, en plus d'une causalité naturelle, une causalité libre. Elle
conçoit la possibilité d'une causalité libre tout aussi bien que celle de la causalité naturelle.
Comme la raison peut aussi bien se placer d'un côté que de l'autre, elle se voit divisée avec
elle-même, c'est en ce sens qu'on parle de l'antinomie comme d'un conflit logique de la
raison avec elle-même, d'un conflit «des lois mêmes de la raison5\>. Car pour la pensée, le
CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.20.
CRPure, A236/B295 ; p.216.
53 CRPure, A447/B475; p.349.
54 CRPure, A467/B495 ; p.360.
55 CRPure, A446/B474; p.348.
56 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.74.
57 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.71.
51
52
17
monde n'est jamais donné en totalité, de sorte que ses concepts, contrairement à
l'entendement formant un usage empirique des catégories, n'ont pas d'application légitime.
Par conséquent, l'expérience ne peut être d'aucun secours, et dépassée l' expérience, la raison
ne peut s'appuyer que sur elle-même: « les connaissances transcendantes de la raison, en ce
qui concerne leurs idées, ne peuvent jamais être données dans l'expérience ni leurs
propositions confIrmées ou réfutées par elle58 ».
On le répète, l'antinomie n'est pas un dilemme. Pour sa résolution, il ne s'agit donc
pas de choisir entre l'une ou l'autre des thèses.
résoudre
cette
antinomie
contenant
deux
Mais comment est-il possible alors de
affIrmations
contraires
et
apparemment
irréconciliables que sont la liberté et le déterminisme, et ce, sans en délaisser une au profit de
l'autre? La réponse se trouve dans l'auto-critique de la raison pure elle-même.
3. L'antinomie et sa possible solution
Dans l' antinomie de la raison pure, nous venons de le signaler, la raison est dans un
conflit avec elle-même, puisqu'elle peut penser deux affirmations contraires en pouvant aussi
bien se ranger d'un côté que de l'autre, les deux assertions étant aussi rigoureusement fondées
l'une que l'autre. Mais Kant croit que la raison pure n'est pas vouée à la contradiction. Il est
convaincu que «cette lutte de la raison avec elle-même59 » n'est peut-être qu'un «simple
malentendu6o » qu'il suffirait de dissiper afm d'abolir l'apparente contradiction de la raison
avec elle-même.
Il lui semble possible de résoudre les antinomies, «car les difficultés
soulevées ne sont pas ici relatives à des choses extérieures ou dépassant la capacité de notre
esprit, elles sont engendrées par la raison elle-même61 ».
Kant le dit lui-même dans la
quatrième section de l'antinomie de la raison pure ayant pour titre Des problèmes
transcendantaux de la raison pure en tant qu'ils doivent absolument être résolus: «La
philosophie transcendantale a cela de particulier entre toutes les connaissances spéculatives,
qu'aucune question concernant un objet donné à la raison pure n'est insoluble pour cette
même raison humaine62 ». Il semble donc que
58
59
60
61
62
Prolégomènes, OP, II, 108 ; Ak, IV, 329.
CRPure, A464/B492 ; p.359.
CRPure, A464/B492 ; p.359.
ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.86.
CRPure, A477/B505 ; p.365-366.
18
«nous ne pouvons pas décliner l'obligation de donner une solution, au
moins critique, aux questions rationnelles proposées, en nous plaignant des
bornes étroites de notre raison ( ... ) et qu'il est au-dessus de notre raison de
décider si le monde existe de toute éternité ou s'il a eu un commencement,
si l'espace du monde est rempli d'êtres à l'infmi ou s'il est renfermé dans
certaines limites, si dans le monde il y a quelque chose de simple ou si tout
peut être divisé à l'infini, s'il y a quelque création ou quelque production
par liberté, ou si tout dépend de la chaîne de l'ordre naturel, enfm s'il Y a un
être tout à fait inconditionné et nécessaire en soi, ou si tout est conditionné
dans son existence et, par conséquent, extérieurement dépendant et
contingent en soi63 »,
et ce, puisque « ces questions concernent un objet qui ne peut être donné nulle part ailleurs
que dans notre pensée, je veux dire: la totalité absolument inconditionnée de la synthèse des
'
, 64
Phenomenes ».
Le conflit de la troisième antinomie qui oppose la causalité libre et la causalité
naturelle ne serait donc qu'une apparence de conflit, c'est bien ce que prétend Kant. Mais
comment l'auteur de la Critique résout-il la contradiction présente entre la liberté et la
nécessité naturelle?
4. La solution critique de la troisième antinomie
La solution critique de la troisième antinomie ne réside pas dans le choix de l'une ou
l'autre des thèses, car «une antinomie n'est pas une alternative, ou un dilemme65 » nous
l'avons suffisamment précisé. Il ne s'agit pas, en effet, de choisir, selon nos convictions,
qu'elles soient dogmatiques ou sceptiques, entre les affirmations de la thèse ou les
affirmations de l'antithèse. La solution critique ne consiste pas non plus à renvoyer dos à dos
les deux adversaires concluant de leur erreur commune. La solution consiste plutôt en une
tentative de conciliation des deux thèses dialectiques opposées: la liberté et la nécessité
naturelle, puisque tous deux ont raison, mais selon un point de vue différent.
Dans cette recherche de solution, il nous est impossible d'ignorer un principe auquel
l'antithèse recourt pour réfuter la thèse et pour conclure qu'il n'y a pas de liberté. Ce principe
en question a été présenté antérieurement dans l'Analytique transcendantale, il s'agit du
principe de causalité. Cette loi naturelle qu'est le principe de causalité soutient que:
63
64
65
CRPure, A4811B509; p.367-368.
CRPure, A4811B509; p.368.
ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.71.
19
« tout ce qui arrive a une cause, que la causalité de cette cause, c'est-à-dire
l'action, puisqu'elle est antérieure dans le temps et que, par rapport à l'effet
qui a commencé d'être, elle ne peut pas elle-même avoir toujours été, mais
qu'elle doit être arrivée, a aussi parmi les phénomènes sa cause par quoi elle
est déterminée et par quoi, par conséquent, tous les événements sont
déterminés empiriquement dans un ordre naturel, cette loi (... ) est une loi de
l'entendement dont il n'est permis sous aucun prétexte, de s'écarter ou de
distraire aucun phénomène66 ».
Ce qui, de plus, éloigne tous ceux qui voudraient prétendre trouver une place pour la
liberté dans le monde, est que ce principe de causalité «ne souffre aucune exception67 ». Eu
égard à ce principe, c'est la liberté elle-même qui se voit remise en cause, car« parmi les
causes dans le phénomène, il ne peut sûrement rien y avoir qui puisse commencer absolument
et de soi-même une série 68 ». Ne pouvant ignorer ce principe de la nature, faut-il nous ranger
du côté de l'antithèse et admettre la causalité naturelle sans discuter davantage?
Contrairement à ce que nous pourrions croire, ce principe ne fait pas obstacle à la résolution
de la troisième antinomie en nous obligeant d'adhérer à l'antithèse. Même si le principe de
causalité semble écarter la possibilité d'une cause libre, Kant entrevoit une autre issue et se
demande : «si, en ne reconnaissant dans la série entière de tous les événements qu'une
nécessité naturelle, il est pourtant possible d'envisager cette nécessité qui, d'un côté, n'est
qu'un simple effet naturel, comme étant, d'un autre côté, un effet de la liberté, ou s'il y a entre
les deux espèces de causalité une contradiction absolue69 ». Incontestablement, il est
impossible de démontrer l'effectivité d'une causalité libre dans l'enchaînement naturel des
phénomènes, car tous les phénomènes naturels dans le temps sont eux-mêmes des effets
dont la cause se retrouve elle aussi dans le temps.
Et donc, «une action primitive, par
laquelle arrive quelque chose qui n'était pas auparavant, c'est ce qu'il ne faut pas attendre de
la liaison causale des phénomènes7o ». Mais toute la profondeur du questionnement de Kant
consiste à demander si «la causalité empirique elle-même, sans interrompre le moins du
monde son enchaînement avec les causes naturelles, peut être, cependant, un effet d'une
causalité non empirique, mais intelligible ?». Car selon le raisonnement de Kant, la liberté en
son sens cosmologique ne peut être qu'une idée, puisque toute expérience suppose une
détermination causale des phénomènes.
66
67
68
69
70
CRPure, A542/B570; p.399.
CRPure, A542/B570; p.399.
CRPure, A543/B571 ; p.400.
CRPure, A543/B571; p.400.
CRPure, A544/B572; p.400.
20
L'auteur de la Critique admet donc qu'il soit possible de concilier les deux thèses
contraires. Comme il est inconcevable de retrouver la liberté parmi les phénomènes qui sont
enchaînés entre eux par la loi naturelle, « toute tentative visant à concilier la nature et la
liberté est donc vaine si l'on admet, comme le veut l'opinion commune, que les phénomènes
ont une réalité absolue71 » ou autrement dit, s'ils constituent toute la réalité. En effet, si la
dualité disparaît, il semble impossible de concilier les deux thèses contraires, car si les
phénomènes sont des choses en soi, c' en est fait de la liberté; la nature est la cause tout
entière et en soi suffisamment déterminante de tous les événements, et leur condition n'est
jamais que dans la série des phénomènes qui, avec leurs effets, sont nécessairement soumis à
la loi de la nature. Kant rappelle ici les leçons de l'Esthétique transcendantale qui concluent
que «tout ce qui est intuitionné dans l'espace et le temps, par suite tous les objets d'une
expérience possible pour nous, ne sont pas autre chose que des phénomènes, c'est-à-dire que
de simples représentations, qui, en tant que nous nous les représentons comme des êtres
étendus ou des séries de changements, n'ont pas, en dehors de nos pensées, d'existence
fondée en soC2 ». Dans l'expérience empirique, nous n'avons jamais affaire aux choses en
elles-mêmes, mais seulement telles qu'elles nous apparaissent selon les formes spatiotemporelles de l'intuition sensible. Cela dit, si les phénomènes ne valent que pour ce qu'ils
sont en effet, comme simples représentations qui s'enchaînent suivant les lois empiriques,
Kant dira que ces phénomènes peuvent avoir eux-mêmes des causes qui ne sont pas des
phénomènes, mais un objet transcendantal qui les détermine comme représentations: «Nous
pouvons appeler objet transcendantal la cause simplement intelligible des phénomènes en
généraC 3 ». Cette distinction entre les phénomènes et les noumènes dans l'ordre de la réalité
se veut le premier principe de la solution de la troisième antinomie.
4.1 Le premier principe de la solution de la troisième antinomie: la
distinction entre les phénomènes et les noumènes
À côté des phénomènes, Kant établit la nécessité de concevoir des choses en soi. Les
choses en soi sont une réalité différente du phénomène et l'auteur va même jusqu'à dire
qu'elles sont antérieures au phénomène qui lui, ne serait qu'un dérivé de cette réalité
fondamentale: «Nous considérons les objets des sens comme de simples phénomènes, nous
CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.27.
CRPure. A4911B519; p.372.
73 CRPure, A494/B522; p.374.
71
72
21
admettons cependant en même temps par là qu'ils ont pour fondement une chose en soi74 ».
Kant anticipe déj à cette distinction entre les phénomènes et les noumènes en affmnant dès la
Préface de la seconde édition de la Critique, qu' «il serait absurde d'admettre l'apparition
d'un phénomène sensible sans qu'il y est rien en vertu de quoi cette apparition soit
possible75 ». Cette distinction entre les phénomènes et les noumènes permet donc d'affinner
deux ordres de réalités: d'une part la réalité phénoménale (les choses telles qu'elles nous
apparaissent selon nos sens) et d'autre part, la réalité en soi, inconditionnée (les choses telles
qu'elles sont en soi dans leur fond ontologique).
La Dialectique transcendantale, on se souvient, a reconnue les limites de la raison
pure du point de vue de ses connaissances. Nous avons la capacité de penser et non de
connaître les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes: «La sensibilité, ainsi que son
domaine, je veux parler du champ des phénomènes, sont limités eux-mêmes par
l'entendement, de telle sorte qu'ils ne s'étendent pas aux choses en elles-mêmes, mais
seulement à la manière dont les choses nous apparaissent, en vertu de notre constitution
(Beschaffenheit) subjective76 ». De ces êtres intelligibles, nous ne pouvons rien en savoir
« parce que nos purs concepts d'entendement, de même que nos intuitions pures, ne portent
sur rien d'autre que sur des objets d'expérience possible, par suite sur de simples êtres
sensibles, et que, dès que l'on s'en écarte, il ne reste plus à ces concepts la moindre
signification77 ».
Le concept du noumène est d'un usage négatif en ce sens qu'il ne signifie pas une
connaissance détenninée d'un objet, mais seulement «la pensée de quelque chose en général
où je fais abstraction de toute forme de l'intuition sensible78 ». En effet, du noumène, nous
pouvons en dire que « le temps ne le connaît pas; l'espace se refuse à le recevoir; il est à perte
de vue de l'un et l'autre (... ) et sans rapport avec ce qui est (... ) il demeure lui-même dans une
immobilité et un silence qui font penser au néane 9 ». Même si le concept du noumène ne
donne rien à connaître, il n'est toutefois pas une «fiction arbitraire 80 ».
Il s'agit d'un
1
« concept limitati/ », il sert à adoucir les prétentions de la sensibilité en rappelant que notre
connaissance ne nous montre pas les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes en leur fond
ontologique, mais seulement, telles qu'elles nous apparaissent, ne pouvant se représenter un
Prolégomènes, OP, II, 90; Ak, IV, 314.
CRPure, BXXVII; p.23.
76 CRPure, B308; p.226.
77 Prolégomènes, OP, II,91; Ak, IV, 315.
78 CRPure, B309; p.226.
79 EVELLIN, François, La raison pure et les antinomies, p.l44.
80 CRPure, A255/B311 ; p.229.
81 CRPure, A255/B311 ; p.229.
74
75
22
objet hors du champ de la sensibilité. Ainsi le Monde en soi, celui derrière la série des
phénomènes, n'est qu'une idée limite; nous pouvons le penser, mais non le connaître. Pour
qu'il constitue un concept positif ou encore, pour qu'il constitue un objet véritable, cela
nécessiterait un mode d'intuition différent de celui que nous possédons, une intuition autre
que sensible: «Nous n'avons pas d'intuition, ni même de concept d'une intuition possible,
qui puisse nous donner des objets en dehors du champ de la sensibilité et permettre à
l'entendement d'être employé assertoriquement au-delà de la sensibilité82 ».
La distinction entre les deux ordres de réalité, c'est-à-dire entre l'ordre intelligible ou
des choses en soi qui ne donne rien à connaître, mais qui pose les limites à la sensibilité et
l'ordre phénoménal d'où nous connaissons les objets, s'impose, on l'a vu, pour la solution de
la troisième antinomie. Car si l'on prend les phénomènes pour des choses en soi, la raison
tombe inévitablement en conflit avec elle-même. Seule cette distinction permet de concilier
les thèses contraires et ainsi de sauver la liberté, qui sans cela, s'anéantirait pour laisser toute
la place à la causalité naturelle pour déterminer les événements du monde. En admettant cette
distinction entre l'ordre des phénomènes et celui des noumènes, la liberté peut être cause dans
l'intelligible, comme l'antécédent naturel dans le sensible. Cependant, la solution demeure
incomplète si l'on ne fait qu'admettre cette distinction puisqu'il faut comprendre comment les
phénomènes peuvent avoir des causes intelligibles. Ce qui nous mène au deuxième principe
de la solution, soit la possibilité de penser une relation de causalité entre les phénomènes et
les choses en soi ou entre l'ordre intelligible et l'ordre sensible. Pour comprendre comment la
liberté pourrait être cause de phénomènes empiriques sans troubler le cours de la nature, il
faut sans plus tarder expliquer la « distinction essentielle83 » apportée par Kant «parmi les
concepts de l'entendement que la raison s'efforce d'élever au rang d'idée84 ».
4.2 Le deuxième principe de la solution: la distinction entre antinomie
mathématique et antinomie dynamique
C'est dans l'Analytique transcendantale que Kant introduit une importante distinction
à l'intérieur même des catégories. L'auteur ne s'est pas attardé vraiment à cette distinction au
début de la Critique, mais elle prend de l'importance plus on avance, notamment, pour la
résolution des antinomies. Il faut rappeler cette distinction, car toutes les antinomies ne se
CRPure, A255/B310; p.229
CRPure, A5291B557; p.392.
84 Prolégomènes, OP, II, 127; Ak, IV, 345.
82
83
23
résolvent pas de manière similaire. En effet, les solutions des antinomies dépendent du type
de synthèse qu'elles constituent.
Selon Kant, la table des catégories ou les concepts de l'entendement se divise en deux
parties. Il y ad' abord les catégories de la quantité et de la qualité qui signifient une synthèse
mathématique des phénomènes et qui sont reliées aux deux premières antinomies, soit celle
qui se questionne à savoir si le monde a un commencement dans le temps et s'i! est limité dans
l'espace ou bien celle qui veut savoir si le monde est constitué de substances simples ou
composées. La synthèse mathématique se fait dans les cadres du temps et de l'espace
seulement: «Dans la liaison mathématique des séries de phénomènes, il est impossible
d'introduire d'autre condition qu'une condition sensible, c'est-à-dire une condition qui soit
elle-même une partie de la série8\>.
Le terme clé à retenir pour la première classe des
antinomies est celui d'homogénéité; ses catégories opèrent une synthèse de l'homogène,
spatio-temporel. Ensuite, il y a les catégories de la relation et de la modalité qui constituent
quant à elles, une synthèse dynamique des phénomènes. La troisième antinomie que nous
étudions, à savoir si les phénomènes du monde sont issus d'une causalité libre ou bien d'une
causalité naturelle ainsi que la quatrième antinomie si le monde implique un être absolument
nécessaire ou non pour en être la cause, constituent des antinomies dynamiques. Dans une
antinomie dynamique, il s'agit, non plus de la quantité des choses, exigeant l 'homogénéité du
conditionné et de la condition.
Nous n'avons plus affaire à un rapport mathématique
d 'homogène à homogène, mais à un rapport de condition au conditionné, dans le sens
dynamique, c'est-à-dire dans le sens suivant lequel la condition et le conditionné peuvent être
hétérogènes l'un à l'égard de l'autre et non pas « absolument de même espèce86 » comme
l'exige la synthèse mathématique. Autrement dit, une synthèse dynamique permet l'intrusion
d'une condition autre que sensible.
Comme la cause et l'effet peuvent être de nature
différente, la liberté que l'on ne peut retrouver dans l'ordre de la nature, car elle viendrait
rompre cette dernière, peut être cependant intelligible et cause dans le sensible: «la série
dynamique des conditions sensibles permet encore une condition hétérogène qui n'est pas une
partie de la série, mais qui, en tant que purement intelligible, réside en dehors de la série, ce
qui donne satisfaction à la raison et place l'inconditionné à la tête des phénomènes, sans
troubler la série de ces phénomènes toujours conditionnés et sans pour cela la briser
contrairement aux principes de l' entendement87 ».
85
86
87
CRPure, A530/B558; p.393.
CRPure, A528/B556; p.392.
CRPure, A5311B559; p.393.
24
Comme la synthèse dynamique permet une condition des phénomènes en dehors de la
série, c'est-à-dire une condition qui n'est pas elle-même un phénomène, sa solution sera
distincte de l'antinomie mathématique qui devait déclarer fausses les deux affmnations
opposées. Celles-ci, portant sur le commencement du monde dans le temps et dans l'espace et
sur la composition du monde reposent sur la thèse que le monde est une chose en soi, une
totalité absolue.
Or, les leçons de l'Esthétique transcendantale nous démontrent qu'une
connaissance de la chose telle qu'elle est en soi nous est impossible. Si le monde ne peut pas
être posé ainsi, la raison ne peut pas prétendre qu'il Y a un commencement dans le temps et
dans l'espace ou l'inverse, qu'il n'en a pas. Elle ne peut pas non plus prétendre quoi que ce
soit sur la composition de ce monde. En conséquence, les deux assertions ne peuvent mener à
une conclusion autre que celle de déclarer fausses les deux thèses portant sur ce monde.
L'idéalisme transcendantal fournit donc la solution à ces antinomies: «Il montre que le
monde ne peut pas être posé, comme le veut le rationalisme dogmatique, indépendamment des
méthodes qui sont le temps et l'espace et qu'il est absurde de poser le monde comme une
« chose en soi », une totalité absolue, ou inversement de le nier comme tel88 ».
Dans la synthèse dynamique, il est concevable que thèses et antithèses soient
également vraies, en des sens différents toutefois. Que les phénomènes du monde soient issus
d'une causalité naturelle et d'une causalité libre peut être vrai, à la condition de considérer
deux points de vue, le point de vue phénoménal ainsi que le point de vue nouménal : «le
conflit se résoudra par le simple fait que les jugements contradictoirement opposés constituant
la thèse et l'antithèse se résoudront en jugements sub-contraires, qui ne prenant pas leur objet
dans le même sens, seront effectivement conciliables, dès lors que leur vrai domaine leur aura
été assigné89 ».
La solution critique de la troisième antinomie, en tant que solution appliquée à une
antinomie dynamique, repose donc sur deux principes complémentaires; la distinction entre
les phénomènes et les noumènes qui permet de penser deux ordres de réalité, l'une sensible et
l'autre intelligible, et le caractère dynamique de la catégorie de la causalité qui ne requiert pas
l 'homogénéité du conditionné et de la condition dans la synthèse et qui permet par
conséquent, de lier ces deux ordres de réalité. En proposant une conception comme celle de
la double mondanité, la solution critique permet à la thèse métaphysique-qu 'il est nécessaire
d'admettre une causalité libre pour l'explication des phénomènes-et à l'antithèse
empiriste-il n y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant des lois
88
89
PHILONENKO, Alexis, L 'œuvre de Kant. La philosophie critique, p.278.
Ibid. page 275-276.
25
de la nature-de se réconcilier, chacune trouvant la place qui lui revient dans l'ordre de la
réalité.
La solution critique qui permet l'hétérogénéité permet du même souffle que la
causalité libre produise des effets dans le sensible.
Les deux facultés que sont l'entendement et la raison sont ainsi satisfaites; la première,
en affmnant que les phénomènes sont liés les uns aux autres par la loi naturelle, respecte sa
loi, ce qui lui permet de demeurer sur le sol de l'expérience, et la deuxième peut conserver
son orientation vers la totalité en pensant problématiquement l'achèvement de la série des
phénomènes dans une cause intelligible.
En somme, l'antinomie de la raison pure disparaît «dès qu'on a montré qu'elle est
simplement dialectique et qu'elle est un conflit qui résulte d'une illusion qui vient de ce que
l'on applique l'idée de la totalité absolue, valable seulement comme une condition de la chose
en soi, aux phénomènes qui n'existent que dans la représentation90 ». L'antinomie de la
raison pure tenait justement dans 1'hypothèse « où les phénomènes, où le monde sensible qui
les contient tous, seraient des choses en SOi91 », ce que corrige la solution critique.
Il est de mise, en présentant la solution critique de Kant, de rappeler la structure
d'intérêt qui recoupe la thèse et l'antithèse. D'ailleurs, Kant est le premier à assigner une
structure d'intérêt à la raison. À la troisième section intitulée De l'intérêt de la raison dans ce
conflit avec elle-même de l'Antinomie de la raison pure, Kant expose les divers intérêts
qu'offrent les thèses et les antithèses. Du point de vue de leurs principes, les affmnations
cosmologiques sont égales, mais devant la conscience humaine intéressée, soutient Kant, les
assertions dogmatiques ont un net avantage sur les assertions empiriques.
Les thèses offrent assurément un intérêt spéculatif en réclamant l'inconditionné qui
achève la série des conditions des phénomènes du monde, et qui offre par là, un système
complet de l'expérience. Mais Kant dira que les thèses ont surtout l'avantage, que l'on ne
retrouve pas chez les antithèses, de satisfaire aussi un intérêt pratique : « Que le monde ait un
commencement, que mon moi pensant soit d'une nature simple et par suite incorruptible, qu'il
soit en même temps libre dans ses actions volontaires et élevé au-dessus de la contrainte de la
nature, qu'enfin l'ordre entier des choses qui constitue le monde dérive d'un être premier à
qui tout emprunte son unité et son enchaînement en vue des fms 92 », voilà à quoi « prend parti
de grand cœur tout homme sensé qui comprend son véritable intérêë 3 ». D'ailleurs, l'intérêt
CRPure, A506/B534;
CRPure, A507/B535;
92 CRPure, A466/B494;
93 CRPure, A466/B494;
90
91
p.380.
p.380.
p.360.
p.360.
26
de la raison en sa vocation pratique exige que la solution critique sauve la liberté, non pas en
démontrant sa réalité objective, mais en démontrant la possibilité de son idée.
En plus de comporter un intérêt spéculatif et un intérêt pratique, les affmnations
dogmatiques, contrairement aux affmnations empiriques, en posant un commencement et une
fm au monde, rejoignent le sens commun «incapable de supporter l'inquiétude d'une
recherche sans commencement ni fm 94 » et veut avoir par conséquent « quelque chose d'où il
puisse partir en toute sécurité95 ».
Les antithèses, en laissant l'entendement explorer sur le terrain de l'expérience et
découvrir de nouvelles lois naturelles et ainsi étendre ses connaissances, offrent certes un
intérêt spéculatif attrayant. Toutefois, dira Kant, les antithèses sont dépourvues de tout intérêt
pratique, elles portent même préjudice aux intérêts pratiques des thèses en niant la possibilité
de tout ce qui dépasse l'intuition sensible. Alors que les thèses maintiennent les notions
d'Âme, de liberté, de Dieu, les «pierres angulaires de la morale et de la religion96 », les
antithèses nous enlèvent tous ces appuis: « s'il n'y a pas un être premier distinct du monde, si
le monde est sans commencement, par suite aussi sans créateur, si notre volonté n'est pas libre
et si l'âme est aussi divisible et corruptible que la matière, alors les idées morales et leurs
principes perdent toute valeur et s'écroulent avec les idées transcendantales qui constituent
leurs appuis théoriques97 ».
Un peu plus loin dans la Critique, plus exactement dans le Canon de la raison pure,
Kant laisse entendre que la tendance dialectique naturelle qui entraîne la raison pure dans des
antinomies et des illusions transcendantales révèle la suprématie de l'intérêt pratique sur
l'intérêt spéculatif des trois objets suprasensibles que sont l'Âme, la liberté et Dieu: Si ces
« trois propositions cardinales ne sont pas du tout nécessaires au point de vue du savoir, et si,
cependant, elles nous sont instamment recommandées par notre raison, leur importance devra
concerner que l'ordre pratique 98 ».
Avant de procéder à l'étude du deuxième sens accordé au concept de la liberté dans la
première Critique, la liberté pratique, faisons le point sur le premier sens étudié-la liberté
transcendantale--ce qui nous donnera l'occasion d'apporter quelques précisions importantes.
DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, p.172
CRPure, A473/B501; p.363.
96 CRPure, A466/B494; p.360.
97 CRPure, A468/B496; p.361.
98 CRPure, A800/B828; p.540.
94
95
27
5. Retour et fin : la liberté transcendantale
En se questionnant sur le Monde et en cherchant à savoir si les phénomènes sont tous
issus d'une causalité naturelle ou bien s'ils peuvent émaner d'une causalité libre, la raison en
vient à se créer l'idée d'une spontanéité absolue qui commence d'agir elle-même sans qu'une
autre cause ne l'ait précédée.
Entre deux argumentaires sur la liberté et sur la nécessité
naturelle qu'elle a elle-même rigoureusement édifiés, la raison est en contradiction avec ellemême. Grâce à la solution critique qui distingue d'une part, un monde sensible et un monde
intelligible et d'autre part, une possible relation entre les deux, la raison peut désormais
penser la nécessité naturelle et la liberté sans se contredire, chacune des assertions relevant de
l'ordre de la réalité (sensible et intelligible) qui lui est propre. Que la raison puisse penser la
causalité naturelle et la causalité par liberté sans sombrer dans la contradiction, sauve certes la
raison elle-même, mais n'apporte aucune certitude quant à la réalité de la liberté, c'est ce qu'il
faut bien préciser ici. Le résultat de la troisième antinomie consiste non pas à affirmer la
liberté elle-même, mais uniquement sa possibilité logique. Kant n'entretient aucune ambiguïté
à ce sujet, il n'a pas été question de «démontrer la réalité de la liberté comme l'une des
facultés qui contienne la cause des phénomènes de notre monde sensible99 », ni d'en
prouver la possibilité (réelle, AB) «puisque nous ne pouvons connaître la possibilité d'aucun
principe réel et d'aucune causalité par de simples concepts a priori lOO », mais sa seule
possibilité logique.
Le problème demeure ici fondamentalement théorique, il s'agit d'un
conflit à l'intérieur de la raison. Comment la raison pure peut-elle penser, sans se contredire,
deux affirmations opposées qu'elle a elle-même élaborées, tel est le problème posé. Dans la
Dialectique transcendantale, « tout ce qui est établi, c'est que la liberté est possible, au sens
où elle n'est pas contradictoire en soi, ni avec le mécanisme de la nature; il n'est pas encore
établi qu'elle soit possible, au sens où il s'agirait d'une possibilité, non pas simplement
logique, mais réelle fondée sur des principes synthétiques a priori IOI ». La non-contradiction
d'un concept s'avère, en vérité, une condition logique nécessaire pour le penser, mais
demeure toutefois insuffisante pour affirmer son existence réelle.
Il ne suffit pas qu'un
jugement soit logique, exempt de contradiction pour qu'il corresponde à un objet réel. De la
liberté, nous avons seulement le concept, ce qui suffit pour le penser, mais comme nous n'en
avons aucune intuition, il est impossible de le connaître. L'idée de la liberté n'est toujours
qu'une idée transcendantale créée par la raison et avec laquelle celle-ci pense commencer
CRPure, A558/B586; pA07.
CRPure, A558/B586; pA08.
10 1 DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant. p.185.
99
100
28
absolument la série des conditions, et elle demeure, par conséquent, «sous l'empire de la
chose en soi, 102 » inconnaissable et insaisissable pour nous. Comme l'inconditionné ne peut se
retrouver dans la série
el1e~même
des conditions, et donc dans le monde sensible, les idées
sont transcendantes :
elles ne servent pas seulement à l'achèvement de l'usage empirique de la
raison (achèvement qui demeure toujours une idée jamais réalisable, et que,
pourtant, il faut poursuivre), mais elles s'en emparent entièrement et se
changent elles-mêmes en objets dont la matière n'est point tirée de
l'expérience et dont la réalité objective ne repose pas, non plus, sur
l'achèvement de la série empirique, mais sur des concepts purs a priori. De
semblables idées transcendantes ont un objet simplement intelligible qu'il
nous est sans doute permis d'accorder comme un objet (Object)
transcendantal, dont nous ne savons d'ailleurs rien, sans que nous ayons,
pour le concevoir comme une chose déterminable par ses prédicats
distinctifs et essentiels, des principes de sa possibilité (à titre de chose
indépendante de tous les concepts de l'expérience), et sans que nous soyons
autorisés à l'admettre comme un tel objet; il n'est, par conséquent, qu'un
simple être de raison 103 ».
Tout ce que nous pouvons dire de la liberté transcendantale c'est qu'elle est
logiquement concevable. Croire en la réalité de la liberté à partir de son seul concept, c'est ce
qu'il faut éviter puisque c'est tomber dans « l'illusion de la liberté l04 ». Même si la solution
critique ménage une place aux affirmations métaphysiques des thèses, elle renonce cependant
à la dimension dogmatique de la thèse qui prétend faire de la liberté un objet de connaissance.
La liberté, en tant qu'idée transcendantale et cosmologique, achève l'explication de
l'enchaînement des phénomènes, mais demeure pour la raison un concept problématique
c'est-à-dire, un concept dépourvu de contradiction dont on ne peut affmner la réalité
objective, faute d'intuition intellectuelle.
DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant. p.185.
CRPure. A565/B593; pA12.
104 CRPure, A447/B475; p.349.
102
103
29
Troisième chapitre
« (... ) il est à remarquer que je
n'emploierai désormais le concept de la
liberté que dans le sens pratique et que je
laisse ici de côté, comme réglé plus haut,
le sens transcendantal de ce concept qui
ne peut pas être empiriquement supposé
comme un principe d'explication des
phénomènes, mais qui est même ici un
problème pour la raison l05 ».
La liberté pratique
Le travail de la Dialectique transcendantale n'est pas seulement négatif même si Kant
place celle-ci sous le titre de logique de l'illusion. En effet, la Dialectique expose de façon
magistrale les limites de la raison pure au point de vue de la connaissance et signale ce que la
métaphysique ne peut pas être, à savoir une connaissance théorique d'un monde
suprasensible.
Elle dénonce les sophismes de la raison pure qui se méprend sur ses
possibilités en ne faisant pas la différence entre ses désirs et la réalité.
Lorsqu'elle se
prononce sur les objets métaphysiques que sont l'âme, le monde et Dieu, elle croit les saisir
da~s
leur essence. Mais après avoir justifié l'impossibilité de la métaphysique traditionnelle,
Kant poursuit son travail. La Critique de la raison pure ne se termine pas avec la Dialectique
transcendantale, car la raison théorique, même si elle doit renoncer à connaître
l'inconditionné, ne fenne pas les portes pour autant.
Les résultats de la Dialectique
transcendantale ne constituent en quelque sorte qu'un seul versant du projet critique. Kant
écrit une deuxième partie à la première Critique intitulée La théorie transcendantale de la
méthode par laquelle il conduit le projet critique à terme en lui proposant une nouvelle
méthode qui constitue l'autre versant de la critique de la raison dialectique. C'est à cette
théorie transcendantale de la méthode que revient la tâche de déterminer «les conditions
105
CRPure, A80l/B829; p.541.
30
fonnelles d'un système complet de la raison pure l06 ». En effet, la métaphysique a besoin
d'une nouvelle méthode et plus particulièrement, d'un Canon, qui renfermerait les principes
d'un usage légitime de la raison pure. Mais ce canon, proposé en conclusion à la Critique de
la raison pure, délaissera l'usage théorique de la raison pour n'examiner que l'usage pratique,
le seul qui reste à la métaphysique des mœurs compte tenu le constat d'échec de l'usage
théorique. En conclusion à la première Critique, Kant ouvre donc le chemin d'une nouvelle
métaphysique rivée aux intérêts pratiques de la raison.
L'intérêt pratique de la raison est ni plus ni moins l'envers de l'intérêt spéculatif en ce
sens où il permet d'appréhender le sens véritable de la recherche théorique de l'inconditionné
et Kant le signale dès le début du Canon de la raison pure: «( ... ) il doit bien y avoir une
source de connaissances positives qui appartiennent au domaine de la raison pure (... ) car
autrement, à quelle cause attribuer le désir indomptable de poser quelque part un pied fenne
au-delà des limites de l'expérience? (... ) La raison pure peut sans doute espérer plus de
bonheur sur l'unique voie qu'il lui reste encore, celle de l'usage pratique l07 ». Si la raison
cherche à s'élever au-dessus de l'indétennination de la série causale empirique, c'est parce
qu'elle aspire, comme raison pratique, à réaliser le suprasensible dans le monde sensible.
Le Canon de la raison pure rappelle que la raison a une tendance dialectique naturelle
à s'élancer, au moyen d'Idées, au-delà des limites de la sensibilité: «La raison est poussée
par un penchant de sa nature à sortir de l'expérience, pour s'élancer, dans un usage pur à
l'aide de simples idées, jusqu'aux extrêmes limites de toute connaissance l08 ». Le Canon
aj oute cependant l'idée que cette propension innée qui entraîne la raison pure dans des
antinomies et des illusions transcendantales révèle la
suprémat~e
de l'intérêt pratique sur
l'intérêt spéculatif et que les objets inconditionnés prennent leur sens véritable du point de
vue pratique en tant que principes de réalisation du souverain bien :
« Le but fmal auquel se rapporte, en définitive, la spéculation de la raison
dans l'usage transcendantal concerne trois objets: la liberté de la volonté,
l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu (... ) et l'intérêt spéculatif de la
raison n'est que très faible, et, en vue de cet intérêt, on entreprendrait
difficilement un travail aussi fatiguant et environné d'autant d'obstacles que
celui de l'investigation transcendantale, parce qu'il est impossible de faire
de toutes les découvertes que l'on pourrait réaliser à ce sujet aucun usage
qui en prouve l'utilité in concreto, c'est-à-dire dans l'étude de la nature 109».
CRPure, A 708/B736; p.489.
CRPure, A797/B825; p.538.
108CRPure, A7971B825; p.539.
109 CRPure, A 798/B826; p.539.
106
107
31
L'intérêt porté à ces trois idées n'est pas un intérêt théorique, du moins cet intérêt est
faible, il s'agit d'un intérêt d'abord pratique. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas de connaître
l'âme ou Dieu, mais savoir ce qu'il faut faire si la volonté est libre, s'il ya un Dieu et une vie
future : «Comme il s'agit ici de notre conduite par rapport à la fm suprême, le but fmal des
sages dispositions de la nature prévoyante dans la constitution de notre raison n'appartient
qu'à la seule morale 110 ».
Même si la Dialectique se limite à présenter le sens cosmologique et transcendantal de
la liberté, Kant fait déjà allusion, dans cette première partie de son ouvrage, à la liberté
pratique, plus précisément, à la troisième antinomie de la raison pure. C'est particulièrement
dans les remarques sur la thèse où Kant esquisse-sans toutefois le développer à ce
moment--ce sens pratique attribué au concept de la liberté. En plus de distinguer et de
concilier la liberté et la nature, l'auteur distingue la liberté transcendantale et la liberté
pratique. Ce que l'on peut savoir de cette liberté pratique c'est qu'elle n'est pas un concept
empirique, mais un concept en grande partie empirique : « L'idée transcendantale de la liberté
est loin de former, il est vrai, tout le contenu du concept psychologique de ce nom, concept
qui est en grande partie empirique; elle ne constitue que le concept de la spontanéité absolue
de l'action. {...)Ill». Ce n'est qu'un peu plus tard dans la Critique, c'est-à-dire dans le Canon
de la raison pure, qu'il précise le sens de cette liberté pratique.
Nous allons donc étudier, à l'intérieur de ce troisième chapitre, la conception de la
liberté dans le Canon de la raison pure.
Quelle est cette liberté maintenant pratique?
Comment se distingue-t-elle de la liberté transcendantale présentée quelques pages avant dans
la Dialectique et sur laquelle elle se fonde? Nous allons d'abord nous attarder à la défmition
donnée par Kant à cette liberté pratique en insistant sur une notion clé, celle du caractère
intelligible, pour nous pencher ensuite sur la conception de la moralité dans laquelle s'inscrit
cette liberté pratique, ce qui nous permettra de la cerner davantage. Une dernière section
assurera le passage entre la conception de la liberté pratique vue dans le Canon et la
conception présentée dans les ouvrages ultérieurs de Kant.
1. Le Canon de la raison pure: définition de la liberté pratique
Alors que Kant caractérise la liberté dans le sens transcendantal par une indépendance
totale à l'égard du sensible, à un point tel qu' «elle paraît être contraire à la loi de la
110
III
CRPure, A80l/B829; p.541.
CRPure, A448/B476; p.350.
32
nature l12 », il défInit plutôt la liberté dans le sens pratique comme «l'indépendance de la
volonté à l'égard de la sensibilité l13 ». Cette liberté, loin de s'opposer à la nature, s'y insère
pour libérer des déterminismes qui s'y retrouvent.
La liberté n'est donc plus une idée
cosmologique de la raison pure permettant de clore la série des phénomènes du monde, il
s'agit plutôt d'une liberté rattachée à l'homme par le biais de la volonté. Kant fait ressortir la
spécifIcité de la volonté humaine en la comparant à la volonté animale: «Une volonté
simplement animale (arbitrium brutum) est celle qui ne peut être déterminée que par des
impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement.
Mais celle qui peut être déterminée
indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mobiles qui ne sont
représentés que par la raison, reçoit le nom de libre arbitre (arbitrium liberum)114 ».
La
volonté humaine ou le libre arbitre, se distingue de la volonté animale par sa capacité à se
défaire des contraintes sensibles pour se déterminer elle-même, par des mobiles rationnels, et
«tout ce qui s'y rattache, soit comme principe, soit comme conséquence, est appelé
pratique l15 ». L'homme a donc le pouvoir de se libérer de ses penchants sensibles pour
rechercher ce qui lui paraît le plus désirable par rapport à son état 116 et c'est par le biais de la
raison, ce pouvoir intelligible, qu'il le peut: «la raison se distingue proprement et d'une
manière particulière de toutes les autres forces empiriquement conditionnées, puisqu'elle
n'examine ses objets que d'après les idées l17 ».
Donc, ce qui caractérise la liberté pratique est ce pouvoir de la raison à se déterminer
indépendamment des impressions des sens.
Kant utilise l'expression de caractère 118
intelligible pour expliquer qu'un sujet puisse être l'auteur de ses actes: par son caractère
intelligible, « à la vérité, il serait la cause de ses actes, comme phénomène, mais qui lui-même
ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas même un phénomène 119 ».
D'après son caractère intelligible, « le même sujet devrait néanmoins être affranchi de toute
influence de la sensibilité et de toute détermination par des phénomènes ( ... ) et on dirait de lui
très exactement qu'il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible 120 ». Car
quant à son caractère intelligible, un sujet ne peut être soumis aux conditions du temps, celuici n'étant la condition que des phénomènes et non pas des choses en soi. Comme Kant le
CRPure, A803/B831; p.542.
CRPure, A534/B562; p.395.
114 CRPure, A802/B830 ; p.541.
115 CRPure, A802/B830 ; p.541 .
116 CRPure, A802/B830 ; p.542.
117 CRPure, A547/B575; pA02.
118 Dans la pensée kantienne, le terme caractère désigne une loi. Toute cause efficiente possède un caractère
soit, une loi de sa causalité.
119 CRPure, A54 11B567; p.398.
120 CRPure, A5411B569; p.399.
11 2
113
33
souligne, la causalité, en tant qu'elle est intellectuelle, ne s'insère pas dans la série des
conditions phénoménales qui rendent l'événement nécessaire dans le monde sensible 121•
À cette notion de caractère intelligible s'oppose celle de caractère empirique. Les
actes d'un sujet, selon son caractère empirique sont enchaînés d'après les lois universelles de
la nature et le sujet, comme phénomène, se voit « soumis à toutes les lois de la détermination
opérée par la liaison causale, et il n'est, à ce titre, qu'une partie du monde sensible dont les
effets, comme tout autre phénomène, découleraient inévitablement de la nature 122 ». D'après
son caractère empirique, toutes les actions du sujet se retrouvent justement liées à cet ordre
naturel et devraient en conséquence, pouvoir être expliquées selon les lois naturelles.
Selon Kant, il semble que ce soit dans l 'homme seulement que soient conjugués les
deux ordres de réalité sensible et intelligible ou encore que l' on retrouve cette double
causalité: «l'homme qui ne connaît la nature que par les sens, se connaît lui-même en outre
par simple aperception et, à la vérité, en des actes et des déterminations internes qu'il ne peut
pas attribuer à l'impression des sens; il est assurément pour lui-même, d'un côté, phénomène,
mais de l'autre, au point de vue de certaines facultés, il est objet simplement intelligible,
puisque son action ne peut pas être attribuée à la réceptivité de la sensibilité 123 ». Alors du
point de vue de son caractère empirique, il est impossible de parler de liberté, car nous venons
de le mentionner, par ce caractère, ses actions sont soumises à la nécessité naturelle. Il est
cependant possible de le faire du point de vue de son caractère intelligible. En l 'homme, nous
1
découvrons un pouvoir intelligible, la raison, qui détermine les actions non pas relativement à
la sensibilité, mais à partir d'idées. Lorsque l'homme agit relativement à sa raison, ses
actions sont libres.
Donc, sans contradiction, il est possible d'attribuer nature et liberté à une même
action, mais sous des points différents, c'est d'ailleurs ce qui a été conclu dans la solution
critique de la troisième antinomie: «Ainsi liberté et nature, chacun dans son sens parfait, se
rencontreraient ensemble, et sans conflit d'aucune espèce, dans les mêmes actions, suivant
qu'on les rapprochait de leur cause intelligible ou de leur cause sensible 124 ». Dans le même
ordre d'idées, Kant affirme plus loin: «( ... ) de cette manière, le sujet agissant, comme causa
phaenomenon, serait enchaîné à la nature par une dépendance indissoluble de tous ses actes,
et seul le noumenon de ce sujet (avec toute sa causalité dans le phénomène) renfermerait
certaines conditions qui, si l'on voulait remonter de l'objet empirique à l'objet transcendantal,
12 1 CRPure,
A540/B568;
CRPure, A540/B568;
123 CRPure, A546/B574;
124 CRPure, A541/B569;
122
p.398.
p.398.
pAOlo
p.399.
34
devraient être considérées comme simplement intelligibles 125 ». Par conséquent, cette idée de
liberté ne peut être attribuée à « la nature inanimée ou simplement animale 126 » de laquelle
nous ne concevons pas « quelque autre pouvoir que ceux qui sont conditionnés d'une manière
simplement sensible 127 ».
Permettons-nous un petit détour dans les Prolégomènes, alors que Kant tient des
propos quelque peu différents. Dans cet ouvrage, l'auteur soutient touj ours l'idée que liberté
et nature peuvent se retrouver dans une même action pourvu que l'on opère une distinction de
point de vue (sensible et intelligible) pour l'envisager. Kant affIrme toutefois une idée qu'il
ne soutient pas dans la première Critique. Il soutient que la liberté ne se présente pas dans
l'intelligible, mais seulement dans un rapport avec le sensible, puisque comme l'écrit Camois,
« la liberté est un concept relationnel 128 ». En d'autres termes, cette idée de liberté ne peut
être accordée qu'aux êtres qui revêtent à la fois un caractère empirique et un caractère
intelligible ou autrement dit, aux êtres qui sont à la fois phénomène et noumène. Kant prend
soin de le préciser en bas de page: «L'idée de liberté se présente uniquement dans le rapport
de l'intelligible, comme cause dans le phénomène, comme effet 129 »ce qui, d'ailleurs, est tout
à fait conforme à la défmition de la liberté comme faculté de commencer par soi-même un
événement.
Cela dit, il devient impossible d'attribuer cette liberté à des êtres de nature seulement
animale ou à des êtres de nature seulement intelligible ou autrement dit, aux êtres possédant
uniquement un caractère empirique ou uniquement un caractère intelligible :
« ( ... ) nous ne pouvons trouver aucun concept de liberté qui convienne à
des êtres purement intelligibles, à Dieu par exemple, en tant que son action
est immanente ( ... ) C'est seulement quand quelque chose doit commencer
du fait d'une action l'effet doit se trouver dans la succession temporelle, par
conséquent dans le monde sensible (par exemple, le commencement du
monde), que la question se pose de savoir si la causalité de la cause doit
elle-même commencer aussi, ou si la cause peut amorcer un effet, sans que
sa causalité elle-même commence 130 ».
Cette position de Kant à l'égard des êtres purement intelligibles comme Dieu soulève une
contradiction si l'on tient compte de sa pensée qui considère le caractère intelligible comme la
CRPure, A545/B573; pA01.
CRPure, A546/B574; pA01 .
127 CRPure, A546/B574; pAOl.
128 CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.35.
129prolégomènes, OP, II, 126; Ak, IV, 344.
130 FMM, OP, II , 126, IV, 344.
125
126
35
voie de la moralité ou peut être plus précisément, comme une condition incontournable pour
la moralité. Dieu, de nature absolument raisonnable ou intelligible peut-il être moral sans être
libre?
Les commentaires de Victor Delbos nous éclairent à ce sujet en proposant
l'interprétation selon laquelle Kant, dans les Prolégomènes, restreint la liberté à une liberté
liée au monde sensible :
« Les Prolégomènes tendent peut-être davantage à détacher la notion de la
liberté de ce qui dans la chose en soi est essentiellement en soi, pour
l'identifier au rapport de la chose en soi avec les phénomènes; ils
rapprochent aussi plus directement ce rapport du rapport des principes
intelligibles de détermination pratique à l'ordre des penchants sensibles :
d'où une réduction déj à marquée de la liberté transcendantale à la forme de
la liberté pratique rationnelle qui agit selon ce qui doit être, au lieu qu'elle
soit le rrincipe universel de toutes les actions, qu'elle qu'en soit la
moralité 31 ».
Il nous est possible de connaître le caractère empirique d'un sujet par l'expérience.
L 'homme, en tant que phénomène, serait « soumis à toutes les lois de la détermination opérée
par la liaison causale (... ) de même que des phénomènes extérieurs influent sur lui, de même
son caractère empirique, c'est-à-dire la loi de sa causalité, serait connu par l'expérience 132».
Au contraire, le caractère intelligible est insaisissable par l'expérience sensible : «J'appelle
intelligible ce qui dans un objet des sens n'est pas lui-même phénomène 133». Le caractère
intelligible est intemporel, il ne peut être sous l'effet du temps, et par conséquent, de la loi
naturelle: «Le caractère intelligible ne pourrait à jamais, à la vérité, être connu
immédiatement, puisque nous ne pouvons percevoir une chose qu'en tant qu'elle apparaît,
mais il devrait pourtant être conçu conformément au caractère empirique, de la manière même
que nous devons, en général, poser dans la pensée, pour fondement aux phénomènes, un objet
transcendantal, bien qu'à la vérité nous ne sachions rien de ce qu'il est en SOi 134 ». Pour le
connaître, il nous faudrait une intuition autre que sensible, une intuition intellectuelle
qu 'hélas, nous ne possédons pas. Comme Bernard Carnois le signale, il apparaît un lien étroit
entre la liberté transcendantale et le caractère intelligible; nous pouvons dire du caractère
intelligible la même chose que nous disions de la liberté transcendantale : il nous est possible
de le penser, mais non de le connaître 135. Le caractère intelligible, tout comme la liberté
DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, p.204.
CRPure A540/B568; p.398.
133 CRPure, A538/B566; p.397.
134 CRPure, A540/B568; p.398.
135 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.70.
131
132
36
transcendantale, est une causalité intelligible dont nous ne connaissons que les effets sensibles
puisque nous en avons seulement « le concept général 136 ». Le caractère intelligible, nous ne
le connaissons pas, mais nous le désignons par des phénomènes 137 . Que l'idée de la liberté se
présente uniquement dans le rapport de l'intelligible, comme cause dans le phénomène, cela
est tout à fait conforme à la définition de la liberté vue dans la Dialectique comme faculté de
commencer par soi-même un événement.
Même si Kant constate l'impossibilité de la connaissance du caractère intelligible, il
se préoccupe de la relation que peut entretenir ce caractère avec le monde sensible. Selon
l'auteur, le caractère empirique est le «schème sensible 138 » du caractère intelligible.
D'ailleurs, cette question de la relation entre l'intelligible et le sensible a été tranchée par la
solution de la troisième antinomie proposée au chapitre précédent.
Kant a conclu la
possibilité de faire accorder la causalité par liberté avec la causalité naturelle, et ce, dans une
même action :
« Si donc ce qui doit être considéré comme phénomène dans le monde
sensible a aussi en lui-même un pouvoir qui n' est pas un objet d'intuition
sensible, mais par lequel, cependant, il peut être une cause de phénomènes,
on peut alors considérer la causalité de cet être sous deux points de vue,
comme intelligible quant à son action, ou comme causalité d'une chose en
soi, et comme sensible quant aux effets de cette action, ou comme causalité
d'un phénomène dans le monde sensible. Nous ferions donc à propos du
pouvoir d'un pareil sujet un concept empirique et, en même temps, un
concept intellectuel de sa causalité, et ces deux concepts se rencontrent tous
deux dans un seul et même effet 139 ».
Même si le caractère intelligible ne peut apparaître dans le sensible et que par
conséquent, nous n'en avons aucune connaissance, Kant semble convaincu que la raison a de
la causalité, et cela résulte clairement des impératifs pratiques que nous nous imposons
comme règles. Selon Kant, tous les impératifs moraux fournissent la preuve immanente d'un
caractère intelligible en l'homme qui détermine ses actes volontaires, et donc, que la liberté et
la nécessité puissent s'accorder dans une seule et même action. Cela est manifeste lorsque
nous posons des jugements moraux. L'auteur de la Critique choisit l'exemple du mensonge
pour illustrer sa pensée. Lorsqu'une personne ment, nous avons comme tendance première à
rechercher les circonstances qui ont mené une personne à mentir, on recherche alors pour
CRPure, A541/B569; p.398.
CRPure, A551/B579; pA04.
138 CRPure, A553/B581 ; pA05.
139 CRPure, A538/B566; p.397.
136
137
37
expliquer une telle attitude, les «causes détenninantes 140 » par exemple l'éducation ou les
mauvaises fréquentations. Cependant, ce que Kant tend à faire saisir, c'est que même si l'on
identifie les circonstances qui ont mené la personne au mensonge, cela n'a aucune influence
sur le jugement qu'on lui portera puisqu'on tiendra la personne coupable, car l'on attribuera
l'action au caractère intelligible de l'auteur de l'acte. Ce dernier « est entièrement coupable à
l'instant où il ment; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l'action, la
raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence I41 ».
En somme, cette causalité de la raison, causalité intelligible, apparaît donc en ce que la
volonté procède selon une règle indépendante des lois de la causalité empirique. Elle possède
sa propre loi de causalité.
D'ailleurs, chacune des causalités possède sa propre loi de
causalité : «Il n'était que de savoir si la liberté s'opposait à la nécessité naturelle dans une
seule et même action et nous y avons répondu suffisamment en montrant que, puisqu'il peut y
avoir dans celle-là une relation à toute autre espèce de condition que dans celle-ci, la loi de la
dernière n'affecte point la première et que, par conséquent, toutes les deux peuvent avoir lieu
indépendamment l'une de l'autre et sans être troublées l'une par l'autre 142 ». Kant est très
clair à ce sujet: «la causalité de la raison dans le caractère intelligible ne naît pas, ou ne
commence pas, dans un certain temps, à produire un effet 143 » car si tel était le cas, c'est-àdire, si elle était sous l'emprise du temps, la causalité serait naturelle et non pas liberté. La
raison « est objectivement détenninable, elle peut être détenninée par des principes objectifs
qui sont les idées pures; ces principes, eu égard aux effets dans le monde sensible, sont
considérés comme détenninants 144». Bien que ses effets sensibles se modifient, la causalité
de la raison demeure toujours la même: «Elle est, cette raison, présente et identique dans
toutes les actions qu'accomplit l 'homme dans toutes les circonstances de temps, mais elle
n'est pas elle-même dans le temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état
dans lequel elle n'était pas auparavant; elle est détenninante, mais non détenninable par
rapport à tout état nouveau 145 ».
Maintenant que nous avons cerné la liberté pratique dans sa défmition, et que nous
avons démontré que la raison a de la causalité dans le sensible, il nous faut voir comment
cette liberté pratique s'inscrit dans la moralité telle que présentée dans le Canon de la raison
pure.
CRPure, A554/B582; p.405.
CRPure, A555/B583; p.406.
142 CRPure, A557/B585; p.407.
143 CRPure, A5511B579; p.404.
144 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.33.
145 CRPure, A556/B584; p.406.
140
141
38
2. La morale dans le Canon de la raison pure: une morale fondée sur
le souverain bien 146
Dans le Canon de la raison pure Kant précise que la faculté qu'a l' homme de
surmonter « au moyen des représentations de ce qui est utile ou nuisible, même d'une manière
plus éloignée, les impressions produites sur notre faculté sensible de désirer et ces réflexions
sur ce qui est bon et utile l47 » ou encore la rationalité du vouloir qui caractérise la liberté
pratique, fait naître des lois objectives de la liberté. Ces lois, Kant les nomme, lois pratiques.
Ces dernières se divisent en deux catégories, d'une part, les lois pragmatiques, d'autre part,
les lois morales.
L'action humaine peut, en effet, être orientée soit par des lois pragmatiques, soit par
des lois morales. Les lois pragmatiques, appelées aussi règles de prudence 148 à l'intérieur de
la première Critique ont pour motif le bonheur et veillent à la satisfaction des besoins
sensibles.
Ces lois conseillent seulement «ce que nous avons à faire, si nous voulons
parvenir au bonheur I49 ».
Ici, la raison ne fait qu'intervenir pour juger quelle sera la
satisfaction d'un penchant le plus susceptible de mener à cette fin recommandée par les sens,
le bonheur. Dans ce cas-ci, l'action n'est pas nécessaire en soi, elle est un moyen pour
l'atteinte d'un autre but. C'est donc en vue de son propre bonheur, qui est une fin empirique,
que l'arbitre se soumettra aux lois pragmatiques. Comme seule l'expérience peut révéler
« quels sont les penchants qui veulent être satisfaits et quelles sont les causes naturelles qui
peuvent opérer cette satisfaction,150 » ces lois sont fondées sur des principes empiriques.
L'action peut également être orientée par des lois morales, qui au contraire des lois
pragmatiques, émanent de la raison pure plutôt que des sens. Les lois morales commandent
ainsi sans égard à la sensibilité, la façon dont nous devons nous comporter, non pas, pour
parvenir au bonheur ou pour toutes autres fms empiriques, mais plutôt pour nous rendre
dignes de bonheur:
«J'admets qu'il y a réellement des lois morales pures, qui déterminent
entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire
du bonheur) ce qu'il faut faire et ne pas faire, c'est-à-dire l'usage de la
Nous écrivons le termefondée, mais il faut tenir compte de la nuance apportée dans le texte à ce sujet.
CRPure, A802/B830 ; p.542.
148 Précisons ici que dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, les lois pragmatiques renvoient aux
règles techniques et aux conseils de prudence.
149 CRPure, A806/B834; p.544.
150 CRPure, A806/B834; p.544.
146
147
39
liberté d'un être raisonnable en général, et que ces lois commandent d'une
manière absolue (et non pas simplement, hypothétiquement, sous la
supposition d'autres fins empiriques), et que, par conséquent, elles sont
nécessaires à tous égards 151 ».
La raison ne suit pas l'ordre des choses dans le phénomène et commande des lois qui
valent par elles-mêmes. Au contraire, elle se fait à elle-même «un ordre propre selon les
idées auxquelles elle va adapter les conditions empiriques, et d'après lesquelles elle considère
même comme nécessaires des actions qui cependant ne sont pas arrivées et peut être
n'arriveront pas, en supposant néanmoins de toutes qu'elle possède de la causalité à leur
égard, car sans cela elle n'attendrait pas de ses idées des effets dans l'expérience 152 ».
L'expérience ne peut être d'aucun secours pour valider l'existence d'actes moraux
puisque nous venons de le mentionner, ces actes moraux sont issus de la seule raison pure, et
non de principes empiriques: «Il est absolument impossible d'établir par expérience avec une
entière certitude un seul cas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait
uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir153 ». C'est pour
cette raison que l'usage pratique de la raison pure nécessite un canon, c'est-à-dire l'ensemble
des principes a priori qui rendent possible et légitime cet usage 154
:
« (... ) toute connaissance synthétique de la raison pure dans son usage
spéculatif (...) est absolument impossible. Il n'y a donc pas de canon de
l'usage spéculatif de la raison (car cet usage est tout à fait dialectique) (... )
s'il y a quelque part un usage légitime de la raison pure, il doit aussi y
avoir, dans ce cas, un canon de cette raison et celui-ci ne devra pas
concerner l'usage spéculatif, mais l'usage pratique de la raison 155 ».
Pour que cet usage pratique soit possible et légitime, il doit y avoir un lien synthétique a
priori entre la volonté et la loi morale.
Or, comment une loi peut-elle ordonner à la
volonté d'agir de manière à se rendre digne du bonheur? Kant fournit les éléments de la
réponse dans la deuxième section du Canon qui a pour titre De l'idéal du souverain bien
comme principe qui détermine la fin suprême de la raison 156.
Dans le Canon de la raison pure, c'est sur le souverain bien que tend à se fonder la
moralité. Nous disons que la moralité tend à se fonder sur le souverain bien, car comme nous
CRPure, A807/B835; p.544.
CRPure, A548/B576; pA02.
153 FMM, OP, II, 267; Ak, IV, 407.
154 CRPure, A 796/B824; p.538.
155 CRPure, A797/B825; p.539.
156 CRPure, A804/B832; p.543.
151
15 2
40
le verrons dans les lignes qui suivent, elle n'y parvient pas. Le souverain bien n'est pas le
bonheur. Car, à défaut de se répéter, le bonheur est une fin empirique et arbitraire, et qui en
conséquence, ne peut s'étendre à l'ensemble des êtres raisonnables en général. La raison
n'approuve le bonheur que «s'il s'accorde avec ce qui rend digne d'être heureux, c'est-à-dire
la bonne conduite morale 157 ». La moralité seule, c'est-à-dire se comporter de façon à se
rendre digne d'être heureux, n'est pas non le plus le souverain bien: « les lois morales pures
( ... ) déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire
du bonheur) ce qu'il faut faire et ne pas faire 158 ». Dans la pensée kantienne, le souverain bien
se définit par une juste proportion entre les deux éléments mentionnés, soit le bonheur et la
vertu: « L'idée d'une telle intelligence, où la volonté la plus parfaite moralement jouissant de
la souveraine félicité, est la cause de tout le bonheur dans le monde, en tant que ce bonheur
est en rapport étroit avec la moralité (c'est-à-dire avec ce qui rend digne d'être heureux), cette
idée, je l'appelle l'idéal du souverain bien 159 ».
Toutefois, dans le Canon, une telle adéquation entre le bonheur et la moralité ne peut
être réalisée dans le monde sensible: «Il est nécessaire que toute notre manière de vivre soit
subordonnée à des maximes morales; mais il est en même temps impossible que cela ait lieu,
si la raison ne lie pas à la loi morale, qui n'est qu'une simple idée, une cause efficiente qui
détermine, d'après notre conduite par rapport à cette loi, un dénouement correspondant
exactement, soit dans cette vie, soit dans une autre, à nos fms les plus élevées 160». Pour que le
souverain bien s'actualise dans le sensible, il faut donc admettre un autre monde que celui que
nous connaissons par nos sens. En effet, cette proportion n'est possible et garantie que dans
un monde intelligible ou moral et ce monde ne pouvant être donné par nos sens, nous devons
nous le représenter comme un monde à venir pour nous. De plus, ce monde intelligible doit
être régi par une raison suprême qui assure justement cette adéquation entre le bonheur et la
moralité : « Sans un Dieu et sans un monde actuellement invisible pour nous, mais que nous
espérons, les magnifiques idées de la morale pourraient bien être des objets d'assentiment et
d'admiration, mais ce ne sont pas des mobiles d'intention et d'exécution, parce qu'elles ne
remplissent pas toute la fm qui est assignée naturellement a priori précisément par cette
même raison à tout être raisonnable et qui est nécessaire 161 ».
CRPure,
CRPure,
159 CRPure,
160 CRPure,
161 CRPure,
157
158
A813/B841; p.547-548.
A807/B835; p.544.
A810/B838; p.546.
A812/B840; p.547.
A813/B841; p.547.
41
Ainsi, en essayant de répondre à la question: «comment un principe intellectuel peutil constituer un mobile pour la volonté? », on se rend compte d'une difficulté concernant la
façon dont les lois commandent. Car nous venons de le mentionner, les lois morales dont
parle Kant dans le Canon tendent à se fonder sur le souverain bien qui n'est réalisable dans ce
monde que nous connaissons par nos sens qu'à la condition d'admettre un monde à venir pour
nous ainsi qu'un Être suprême assurant la conciliation possible de la vertu et du bonheur, de
l'intelligible et du sensible. En effet, Kant doit recourir à une théologie morale pour expliquer
l'autorité des lois morales sur la volonté. L'efficace de ces lois morales est conditionnel à
l'admission de l'existence de Dieu et d'une vie future : « La raison se voit forcée d'admettre
un tel être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme un monde
futur, ou de regarder les lois morales comme de vaines chimères, puisque la conséquence
nécessaire qu'elle-même rattache à ces lois devrait s'évanouir sans cette supposition162 ». On
peut dire plus précisément que : «si les lois morales pures ont une force obligatoire
intrinsèque à la volonté, elles ne peuvent constituer un mobile pour celle-ci qu'à condition
d'admettre un Dieu récompensant les bonnes actions et punissant les mauvaises, dont la
volonté sainte, entièrement conforme à la nécessité objective de la loi morale, est en mesure
de juger des intentions profondes de chacun et d'assurer à chacun la part du bonheur dont il
s'est rendu digne 163 ».
On constate que Kant ne parvient pas, dans le Canon, à isoler la morale de la
théologie. En effet, il ne peut expliquer l'autorité des lois morales sur la volonté autrement
qu'en faisant appel à un Dieu. Le même problème est signalé dans les Leçons d'éthique:
« ( ... ) il n'est pas possible de se tourner vers la moralité sans admettre un Dieu. Toutes les
prescriptions morales ne seraient rien s'il n'y avait aucun Être suprême qui veille sur
elles 164 ».
La question est légitime et persistante: comment les lois morales commandent-elles
la volonté? Ces lois morales sont-elles aussi pures et inconditionnées qu'elles devraient
l'être?
Dans le Canon, Kant laisse entendre que le lien entre la volonté et la loi morale n'est
pas synthétique a priori. Pour que ce lien soit synthétique a priori, la loi morale devrait
s'imposer à la volonté sans égard à la sensibilité et être pour elle, un devoir. Dans l'action
faite par devoir, le sujet se représente l'action à réaliser. La représentation du devoir diffère
CRPure, A81l/B839; p.547.
LANGLOIS, Luc, Droit et vertu chez Kant: Kant et la philosophie Grecque et Moderne, Actes du IlIè
congrès de la société internationale d' études kantiennes de langue française, Athènes, mai 1997, p.163.
164 KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, Présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.l80.
162
163
42
en effet de la nature et de l'entendement qui ne peuvent connaître « que ce qui est, a été ou
sera 165 ». Lorsque la raison se représente l'action à réaliser, elle dépasse inévitablement le
cours de la nature, car le devoir exprime «une espèce de nécessité et de liaison qui ne se
présente pas ailleurs dans la nature 166». D'ailleurs, devant le cours de la nature, le devoir n'a
plus de signification « car ce devoir exprime une action possible dont le principe n'est autre
qu'un simple concept, tandis que le principe d'une simple action naturelle doit toujours être
un phénomène 167 ». Or, dans le Canon, Kant affirme que les lois morales sont considérées
justement puisqu'elles affectent la sensibilité : « (... ) chacun regarde les lois morales comme
des commandements, ce qu'elles ne pourraient être si elles n'unissaient a priori leurs règles
certaines à des conséquences appropriées et si, par conséquent, elles ne portaient en elles des
promesses et des menaces 168 ».
Comme ces lois ne commandent pas absolument, mais ne s'imposent que dans la
mesure où elles affectent la sensibilité, on ne peut parler d'un impératif moral inconditionné
qui suppose une proposition synthétique a priori.
Dans ce contexte-ci, le sujet agit
conformément au devoir et non par devoir:
«Il est de toute nécessité que l'action soit possible sous les conditions
naturelles quand le devoir s 'y applique; mais ces conditions naturelles ne
concernent pas la détermination de la volonté elle-même, mais seulement
son effet et sa conséquence dans le phénomène. Quelque nombreuses que
soient les raisons naturelles qui me poussent à vouloir, quelque nombreux
que soient les mobiles sensibles, ils ne peuvent produire le devoir, mais
seulement un vouloir, qui est loin d'être nécessaire, mais qui est toujours
conditionné, tandis que le devoir, que la raison proclame, impose, au
contraire, une mesure et un but, et même une défense et une autorité 169».
Dans le Canon, l'action est plutôt une action faite conformément au devoir puisque le
sujet peut se soumettre à la loi morale tout comme il peut ne pas s'y soumettre qu'une action
faite par devoir, exigée dans la morale kantienne. Manifestement, l'action par devoir, qui
suppose un impératif inconditionné ne s'adapte pas à la liberté pratique telle que présentée
dans le Canon. La détermination de la volonté par la raison pure dans son usage pratique
n'est pas ici la liberté pratique comme nous l'avons défini négativement plus haut c'est-à-dire,
la faculté de se déterminer indépendamment de la sensibilité. Il existe au contraire entre les
CRPure,
CRPure,
167 CRPure,
168 CRPure,
169 CRPure,
165
166
A547/B575;
A547/B575;
A548/B576;
A8111B839;
A548/B576;
pA02.
pA02.
pA02.
p.547.
pA02.
43
lois morales et la liberté pratique « une certaine hétérogénéité 170 » qui se maintient par le fait
que la liberté pratique dépend de l'expérience sensible alors que les lois morales sont
inconditionnées et sont par le fait même, des idées. Il y a émergence d'une tension entre les
lois morales et le souverain bien à l'intérieur du Canon. Comment est-il possible d'expliquer
cela?
Dans le Canon, et nulle part ailleurs dans la première Critique, Kant ne formule pas
encore le concept d'autonomie.
L'autonomie est le principe selon lequel la volonté se
considère elle-même comme législatrice universelle, par opposition à l'hétéronomie, où la
volonté, au lieu d'obéir à sa propre loi, obéit à des mobiles sensibles empruntés de
l'extérieur. La tension présente dans le Canon sera abolie lorsque ce concept de l'autonomie
sera explicite et permettra une volonté justement autonome plutôt qu'hétéronome, et il faut
pour cela attendre les Fondements de la métaphysique des moeurs et la deuxième Critique.
Avant de nous attarder à comprendre comment le principe de l'autonomie vient
expliquer l'autorité des lois morales sur la volonté, ce que nous ferons dans un quatrième
chapitre, ce qui nous intéresse pour l'instant est d'examiner la présence, du moins en
filigrane, du concept de l'autonomie, dans la première Critique.
Le concept d'autonomie est-il présent, ne serait-ce que de façon implicite, dans la
première Critique? Certes, le concept de l'autonomie de la volonté (ni même son concept
opposé de l'hétéronomie) n'y est pas explicitement nommé. En effet, à aucun moment de la
Critique Kant ne fait allusion à ces notions. Seulement, même si le concept d'autonomie
n'est pas traité de façon thématique, certains indices nous poussent à croire, pour reprendre
les termes de Bernard Carnois 17 1, que cette idée était en gestation dans l'esprit de Kant au
moment où il a écrit la première Critique. Ces indices ont trait notamment à la présence de
lois morales et au statut incertain de la liberté pratique dans le Canon.
Un premier indice nous permettant de croire que l'idée de l'autonomie est présente
implicitement dans le Canon concerne la présence de lois morales dont nous venons de
parler. Kant est déjà assuré, lorsqu'il a écrit la première Critique, qu'il y a des lois qui sont
des impératifs c'est-à-dire, des lois objectives de la liberté qui déterminent la volonté:
«J'admets qu'il y a réellement des lois morales pures, qui déterminent entièrement a priori
(sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire du bonheur) ce qu'il faut faire et ne
pas faire (... ). Je puis à bon droit supposer cette thèse, en m'autorisant non seulement des
preuves des moralistes les plus éclairés, mais encore du jugement moral de tout homme
170
171
DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant., p.193.
CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.79.
44
quand il veut se représenter clairement une loi de ce genre 172 ». Le fait que Kant postule
d'une part l'existence de lois morales, mais qu'il ne puisse pour l'instant formuler l'impératif
catégorique qui commande immédiatement la conduite, révèle, semble-t-il, une lacune dans
sa pensée. Même si Kant admet qu'une action peut valoir pour elle-même, il n'en demeure
pas moins que son mobile reste obscur. Comment un principe objectif, issu de la seule raison
pure, peut-il obliger la volonté et constituer pour elle un mobile d'action? Kant n'apporte pas
de solution à ce problème persistant à l'intérieur de la première Critique. En fait, il recourt à
une solution théologique. Les lois morales peuvent constituer un mobile pour la volonté qu'à
la condition d'admettre un Dieu. Mais on constate assez vite les limites de cette solution.
La volonté n'est déterminée par les lois morales qu'en vertu de sanctions ou de récompenses.
Pourtant, comme le mentionne Langlois, le motif de l'action doit être intérieur à la volonté et
non lui provenir de l'extérieur: « ( .. .) la qualité morale doit être réservée aux seules actions
entreprises «par devoir», soit à celles dont le motif est intérieur à la volonté et qui ne
procèdent d'aucun calcul d'intérêt 173 ».
Dans ses Leçons d'éthique, comme le suggère Langlois, Kant semble envisager la
solution à ce problème concernant l'obligation des lois morales dans le seul concept de
l'autonomie : «Sans même faire expressément mention du principe de l'autonomie, les
Leçons d'éthique tendent clairement vers cette solution ( ... ) l'impératif moral ne sera
pensable que s'il s'adresse à une volonté qui aperçoit en lui sa propre loi de liberté, à laquelle
elle consent d'ailleurs à se soumettre 174 ».
Cette solution théologique ne permet donc pas de fonder la morale sur la raison pure.
La liberté pratique, telle que conçue dans le Canon, demeure trop près du mobile pour
pouvoir satisfaire les conditions qu'exige l'impératif catégorique et elle renvoie en
conséquence davantage à une volonté hétéronome c'est-à-dire, à une volonté déterminée par
des inclinations. Mais lorsque l'on prend connaissance des Leçons d'éthique de Kant, on
constate que la moralité est intimement liée à l'autodétermination de la volonté c'est-à-dire, à
l'autonomie de la volonté: «Une morale qui veut être autre chose qu'une doctrine
particulariste et qui souhaite échapper au relativisme des cultures devra forcément découler
d'un principe intellectuel pur175 ».
Cet indice concernant les lois morales nous mène
directement à un autre, celui du caractère incertain de la liberté pratique.
CRPure, A807/B835 ; p.544.
LANGLOIS, Luc, Droit et vertu chez Kant. Kant et la philosophie grecque et moderne, Actes du IIIè congrès
de la société internationale d'études kantiennes de langue française, Athènes, 1997, p.165.
174 Idem, p.166.
175 KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, Présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.31.
172
173
45
Dans la première section du Canon de la raison pure, après avoir signalé la
suprématie de l'intérêt pratique des idées de la raison pure sur l'intérêt spéculatif et après
avoir défmi la volonté humaine, Kant soulève une question concernant le statut de la liberté
pratique elle-même. L'auteur ne semble pas certain de la nature de cette liberté pratique où
pourrait, selon ses dires, se cacher un déterminisme sensible plutôt qu'une liberté. Il se
demande « si la raison elle-même, dans les actes par lesquels elle prescrit des lois, n'est pas
déterminée, à son tour, par d'autres influences éloignées et si ce qui s'appelle liberté par
rapport aux impulsions sensibles ne pourrait pas être, à son tour, nature par rapport à des
causes efficientes plus élevées et plus éloignées 176 ». Toutefois, Kant ne répond pas à la
question signalant qu'il s'agit là d'une question spéculative et non d'une question pratique.
De plus, si Kant avait été certain de la réalité de cette liberté pratique, pourquoi auraitil avancé que la suppression de la liberté transcendantale anéantirait du même coup la liberté
pratique 177 ?
Ainsi, la présence de lois morales d'une part, et l'impossibilité de formuler clairement
un impératif catégorique d'autre part, ainsi que l'incertitude avec laquelle Kant s'exprime à
propos de la liberté pratique du Canon, laissent croire que la pensée de l'auteur n'est pas
encore à terme ou du moins ne présente pas encore toutes les notions importantes pour
comprendre sa pensée morale.
Dans le Canon, la volonté n'est pas encore une volonté
autonome, capable de se défaire des sollicitations sensibles, pour se déterminer ellemême alors que seule l'autonomie permet à la volonté de se rattacher directement à la raison
pratique:
« L'autonomie de la volonté est l'unique principe de toutes les lois morales
et des devoirs conformes à ces lois; au contraire, toute hétéronomie de
l' « arbitre» non seulement ne fonde aucune obligation, mais s'oppose
plutôt au principe de l'obligation et à la moralité de la volonté. (... ) La loi
morale n'exprime donc pas autre chose que l'autonomie de la raison pure
pratique, c'est-à-dire de la liberté, et celle-ci est même la condition formelle
de toutes les maximes, condition à laquelle seules celles-ci peuvent
s'accorder avec la loi pratique suprême 178 ».
Que peut-on conclure au terme de cette analyse des deux sens accordés à la liberté à
l'intérieur de la première Critique? On se souvient que la liberté transcendantale présentée
dans la Dialectique est une idée cosmologique logiquement concevable et problématique pour
CRPure, A803/B831; p.542
CRPure, A533/B561; p.395.
178 CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33.
176
177
46
la raison pure compte tenu de son caractère inconditionné: « La liberté est une idée
transcendantale pure qui, premièrement, ne contient rien d'emprunté à l'expérience et dont, en
second lieu, l'objet ne peut être donné d'une façon déterminée dans aucune expérience 179 ».
Au contraire, la liberté pratique ne pose pas problème à la raison en tant que telle puisqu'elle
peut être connue a posteriori par le biais d'une expérience psychologique ou encore par
introspection: « Nous connaissons (... ) par l'expérience la liberté pratique comme une des
causes naturelles, c'est-à-dire comme une causalité de la raison dans la détermination de la
volonté 180 ».
À première vue, on serait tenté de croire que ces deux libertés sont bien distinctes
l'une de l'autre, et cela serait juste. Alors que l'une est un concept problématique de la
raison, l'autre est un fait démontré par l'expérience. Mais il n'en demeure pas moins qu'elles
doivent se comprendre à l'intérieur d'un système.
En effet, si les conclusions de la
Dialectique transcendantale n'avaient pas admis la liberté transcendantale comme
logiquement possible, la liberté pratique aurait été anéantie puisque c'est tout de même la
liberté transcendantale qui sert de support à la liberté pratique: « Il est tout de même
remarquable que sur cette idée transcendantale de la liberté se fonde le concept pratique de
cette liberté 18 1 ».
À l'intérieur même du concept de liberté pratique, il y a un aspect qui se confond avec
la liberté transcendantale dont on ne peut affirmer la réalité objective et c'est justement cet
aspect qui est problématique. Nous l'avons vu, la liberté pratique renferme un double aspect:
un caractère empirique et un caractère intelligible. Alors que le premier peut être attesté par
l'expérience, le deuxième ne peut l'être, en revanche, il peut être saisi dans une aperception:
« mais l'homme qui ne connaît d'ailleurs toute la nature que par ses sens, se connaît lui-même
comme aperception, et cela, en des actes et des déterminations intérieures qu'il ne peut
rapporter à l'impression des sens 182 ». L'aspect non empirique de la liberté pratique renvoie à
la faculté de commencer soi-même une série d'événements: « La liberté pratique suppose
que, bien qu'une chose ne soit pas arrivée, elle aurait dû cependant arriver, et que, par
conséquent, sa cause dans le phénomène n'était pas tellement déterminante qu'il n'y eût pas
dans notre volonté une causalité capable de produire, indépendamment de ces causes
naturelles, et même malgré leur puissance et leur influence, quelque chose de déterminé dans
l'ordre du temps, suivant des lois empiriques, c'est-à-dire de commencer une série
CRPure,
CRPure,
181 CRPure,
182 CRPure,
179
180
A533/B561;
A803/B831;
A533/B561;
A546/B574;
p.394.
p.542.
p.395.
pAOl.
47
d'événements tout à/ait par soi-même 183 ». Et cette faculté d'initier une série d'événements
renvoie directement à la défInition de la liberté transcendantale conçue comme spontanéité
absolue de l'action.
Le caractère intelligible s'insère en quelque sorte entre la liberté pratique et la liberté
transcendantale: «Le caractère intelligible introduit dans la liberté pratique l'élément de
liberté transcendantale qui désormais ne nous permet plus de réduire le concept
psychologique de la liberté à un concept purement empirique
184
». Rappelons-nous d 'ailleurs
la première phrase de Kant dans les remarques sur la troisième antinomie: «L'idée
transcendantale de la liberté est loin de former, il est vrai, tout le contenu du concept
psychologique de ce nom, concept qui est en grande partie empirique; elle ne constitue que le
concept de la spontanéité absolue de l'action 185 ».
En somme, la liberté pratique, placée entre la nature et l'intelligible dans le Canon,
délaissera sa détermination empirique pour devenir une liberté pratique capable d'initier une
série d'événements. Nous réservons toutefois quelques pages pour assurer le passage entre la
liberté pratique du Canon et la liberté pratique des ouvrages ultérieurs.
3. La liberté pratique: entre nature et moralité
Nous l'avons mentionné précédemment, la liberté pratique ou le libre arbitre, peut
aussi bien poursuivre des fIns arbitraires qui dépendent du bon plaisir (le bonheur) que des
fins nécessaires imposée par la raison (lois morales). Car cette rationalité du vouloir qui
définit la liberté pratique doit être comprise, non pas comme une liberté morale, mais plutôt
comme étant le mode affirmatif de la liberté en ce sens où nous faisons l'expérience que la
raison a de la causalité par rapport au sensible. Kant propose ainsi dans le Canon, un sens
large de la liberté pratique en englobant l'agir en général, qu'il soit moral ou non:
« Est pratique tout ce qui est possible par liberté. Or, si les conditions de
l'exercice de notre libre arbitre sont empiriques, la raison n'y peut avoir
qu'un usage régulateur et elle ne peut servir qu'à effectuer l'unité des lois
empiriques. C'est ainsi, par exemple, que, dans la doctrine de la prudence,
l'union de toutes les fins qui nous sont données par nos penchants en une
seule: le bonheur, et l'accord des moyens pour y arriver, constituent toute
l' œuvre de la raison qui, à cet effet, ne peut fournir que des lois
pragmatiques de notre libre conduite propre à nous faire atteindre les fms
qui nous sont recommandées par les sens, mais non au point des lois pures
183
184
185
CRPure, A534/B562; p.395.
CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.63 .
CRPure, A448/B476; p.350.
48
complètement déterminées a priori. Au contraire, des lois pratiques pures,
dont le but est donné complètement a priori par la raison et qui
commandent d'une manière empiriquement conditionnée, mais absolument,
seraient des produits de la raison pure. Or, telles sont les lois morales à qui
seules apgartiennent donc l'usage pratique de la raison pure et comportent
un canon 86 ».
Or, seule l'action sous la gouverne des lois morales peut revendiquer un statut moral.
L'action sous les lois pragmatiques demeure insuffisante pour prétendre fonder une morale
universelle puisqu'elle demeure trop près du sensible et « une liberté, que seule l'expérience
révèle, risque fort de n'être qu'une illusion 187 ». D'ailleurs, nous l'avons signalé plus haut,
Kant ne semble pas certain de la valeur du libre arbitre et se questionne à savoir si l'on a
nommé liberté ce qui ne pourrait être que nature.
L'ouvrage des Fondements de la
métaphysique des moeurs est plus direct en affirmant que l'indépendance de la volonté à
l'égard des causes étrangères est une défInition négative de la liberté et s'avère, «pour en
saisir l'essence, inféconde 188 ». Les Fondements et la Critique de la raison pratique vont
jusqu'à dire que cette liberté que nous connaissons par l'expérience dans le Canon de la
raison pure n'est pas véritablement la liberté: «La liberté n'est pas un concept de
l'expérience et elle ne peut même pas l'être 189 ». Cette liberté d'indépendance n'est en réalité
qu'une illusion d'indépendance ou une liberté ne faisant de l'homme qu'« une marionnette de
Vaucanson190 ». Comme un automate, les mouvements de l'homme seraient initiés non par
lui-même, mais plutôt par un maître suprême: «La conscience de lui-même en ferait sans
doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité ne mériterait ce nom que
comparativement, puisque, s'il est vrai que les causes prochaines qui détermineraient son
mouvement ainsi qu'une longue série de causes, en remontant à leurs causes déterminantes,
seraient bien intérieures, il reste que la cause dernière et suprême devrait cependant être
placée intégralement dans une main étrangère 191 ».
Au terme de cette analyse donc, il est possible d'aller dans le même sens que Camois
et affirmer que «Kant n'a jamais confondu l'expérience de la liberté avec la liberté ellemême 192 ».
CRPure, A800/B828; p.540-541.
CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.61.
188 FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446.
189 FMM, OP, II, 326; Ak, IV, 455.
190 CRPrat., OP, II, 731; Ak, V, 101.
191 CRPrat., OP, II, 731; Ak, V, 101.
192 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.61
186
187
49
La liberté, dans son sens positif, ne se réduit pas à l'indépendance à l'égard du sensible
que nous venons d'étudier dans le Canon, mais se défInit surtout comme autonomie ou
obéissance de la volonté à sa propre loi issue de la raison pratique: «une volonté libre et une
volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose 193 ». Alors
que le libre arbitre empiriquement déterminé est impropre dans le champ de la morale,
l'arbitre déterminé par la loi morale semble le plus haut degré de la liberté et par conséquent,
de moralité.
Il faut mentionner qu'autant la liberté du Canon que la liberté comme autonomie
morale renvoie à une volonté qui est bel et bien libre; seulement, « dans le premier cas, la
volonté ne réalise pas en quelque sorte la liberté qu'elle possède; elle se laisse affecter par des
lois pathologiques qui lui sont extérieures 194». La possibilité que l'arbitre s'écarte de la loi
morale n'est qu'imperfection.
Dans le second cas, «la volonté réalise véritablement sa
liberté; elle exerce son droit d'être pratique par elle seule, de poser d'elle-même la législation
morale universelle à laquelle elle obéit I95 ». La volonté libre ne choisit pas, elle est déterminée
à vouloir conformément à la forme universelle de la loi morale, telle la véritable liberté. La
volonté véritablement libre n'hésite pas entre plusieurs possibilités, elle fait ce que la raison
pratique croit être meilleur: « L'existence morale est non pas celle qui propose un choix, mais
celle qui contraint inconditionnellement I96 ». On constate donc ici que c'est la loi morale qui
assure la distinction entre l'arbitre libre au sens de volonté raisonnable et le libre arbitre au
sens d'indépendance de la volonté à l'égard du sensible, ou action morale ou non.
À la lumière de cet exposé, nous sommes en mesure de saisir, du moins en partie, la
distinction entre la liberté pratique du Canon et la liberté morale. Lorsque la raison choisit ce
qui est bon ou utile selon son état, la liberté qui lui serait liée serait davantage «une liberté
fondée sur la clarté intellectuelle 197» .
Nous pouvons en effet saisir immédiatement par
introspection psychologique lorsque notre volonté s'impose à notre sensibilité, lorsqu'il s'agit
d'une indépendance à l'égard du sensible. Lorsque la raison prescrit des lois morales, il
semble qu'il se manifeste ici « l'exaltation suprême d'une liberté pratique
198
» qui prescrit une
fin qui n'est rien d'autre que sa propre fin.
Cette distinction entre libre arbitre (simple vouloir hétéronomique, faculté inférieure
de désirer) et l'arbitre libre (l'autonomie morale de la volonté pure raisonnable) est présente
FMM, OP, Il, 316; Ak, IV, 447.
DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant, p.370.
195 Ibid., page 370.
196 KRÜGER, G., Critique et morale chez Kant., p.200.
197 DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant., p.l92.
198 CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.54.
193
194
50
partout à l'intérieur de la philosophie morale et demeure fondamentale puisque sans celle-ci,
c'est la morale elle-même qui est anéantie. Car Kant se méfie de tout empirisme en matière
de morale:« Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des
lois morales. Car l'universalisation avec laquelle elles doivent valoir pour tous les êtres
raisonnables sans distinction, la nécessité pratique inconditionnée qui leur est imposée par là,
disparaissent si le principe en est dérivé de la constitution particulière de la nature humaine
ou des circonstances contingentes dans lesquelles elle est placée 199».
Kant fait ainsi de
l'hétéronomie de la volonté la source de tous les principes illégitimes de la morale, les
mobiles qui en découlent ne venant qu'altérer la pureté recherchée en morale: «La vérité en
morale, comme celle de la science, n'est comprise comme telle que si elle est exclusivement
déduite de la forme pure de la raison, non du contenu matériel de l'expérience (... ) lorsque la
morale s'appuie sur des considérations empiriques, elle fournit par là à la volonté des mobiles
sensibles qui la corrompent, soit en la détournant du devoir, soit en l'invitant à chercher dans
le devoir autre chose que le devoir même2oo ».
Seul l'arbitre libre, soumis au devoir, peut mener à une action morale puisqu'il agit,
non pas selon ce qui peut le mener au bonheur, c'est-à-dire selon ses tendances sensibles,
mais selon des lois données a priori par la raison. C'est en ce sens que Kant affirme qu'il se
tiendra « aussi près que possible du transcendantal (... ) en laissant de côté ce qu'il pourrait y
avoir ici de psychologique, c'est-à-dire d'empirique201 , »pour sa morale.
Le Canon est le seul texte dans lequel Kant présente la liberté pratique en tant
qu'indépendance de la volonté à l'égard du sensible, c'est-à-dire dans sa détermination
négative. Ultérieurement, dans la deuxième Critique et les Fondements de la métaphysique
des moeurs, la liberté pratique abandonnera sa révélation empirique pour se réduire au
pratique pur, c'est-à-dire à tout ce qui est possible d'après l'impératif catégorique. D'ailleurs,
la morale ne peut être incluse dans la philosophie transcendantale que si le pratique est pur.
Ainsi, l'on peut dire que la dimension psychologique du pratique n'intéresse pour ainsi dire,
ni la morale ni la philosophie transcendantale. Le Canon, qui déclare la morale étrangère à la
philosophie transcendantale et qui n'élabore que sur l'aspect négatif de la liberté pratique au
détriment de son aspect positif, reste donc marqué d'un eudémonisme :
«Tous les concepts pratiques se rapportent à des objets de satisfaction ou
d'aversion, c'est-à-dire de plaisir ou de peine, par suite, au moins
199
200
201
FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 442.
DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant., p.251.
CRPure, A801lB829; p.541.
51
indirectement, à des objets de notre sentiment. Mais comme le sentiment
n'est pas une faculté représentative des choses et qu'il est en dehors de la
faculté de connaître tout entière, les éléments de nos jugements, en tant
qu'ils se rapportent au plaisir ou à la peine, appartiennent par conséquent à
la philosophie pratique, non à la philosophie transcendantale en son
ensemble, laquelle n'a affaire qu'à des connaissances pures a priorpo2 ».
En somme, le Canon qui émet la distinction entre la liberté transcendantale et la liberté
pratique et en annonçant que seul le pratique pur peut valoir pour la morale universelle et
nécessaire qu'il souhaite fonder, prépare déjà le chemin au troisième sens accordé à la liberté,
celui d'autonomie morale dont il est question dans les Fondements de la métaphysique des
moeurs et la Critique de la raison pratique. Kant semble pressentir déjà que la véritable
liberté, à défaut d'être transcendantale, repose sur la liberté transcendantale, comme causalité
intelligible.
Même si Kant ne s'y attarde pas, la liberté comme autonomie morale est
implicite dans le Canon. La liberté pratique deviendra la liberté morale. En faisant cette
transition du domaine de la raison théorique au domaine pratique pur, le Canon nous rappelle
qu'une extension de la philosophie transcendantale devient possible, mais seulement dans
l'usage pratique. D'ailleurs, nous verrons que c'est seulement dans le champ de la raison
pratique pur, par la loi morale, que peut être résolu le problème transcendantal de la réalité de
la liberté, sur lequel se heurte la raison théorique.
Le quatrième chapitre de ce travail laissera donc de côté la détermination empirique de
la liberté pratique, stérile en morale, pour se tourner vers le caractère a priori de la liberté que
nous étudierons à partir des concepts de la loi morale et de l'autonomie.
Les ouvrages
primaires essentiels consultés pour le dernier chapitre seront les Fondements de la
métaphysique des mœurs ainsi que la Critique de la raison pratique.
202
CRPure, A80l/B829; p.541.
52
Quatrième chapitre
«La volonté absolument bonne, dont le
principe doit être un impératif
catégorique, sera donc indéterminée à
l'égard de tous les objets; elle ne
contiendra que la forme du vouloir en
général, et cela, comme autonomie;
c'est-à-dire que l'aptitude de la maxime
de toute bonne volonté à s'ériger en loi
universelle est même l'unique loi que
s'impose à elle-même la volonté de tout
être raisonnable, sans faire intervenir
par-dessous comme principe un mobile
ou un intérêt queiconque203 ».
La liberté morale
Kant considère la liberté pratique du Canon comme la causalité par laquelle la raison
détermine la volonté à l'aide de règles de conduite. La liberté telle que présentée est ni plus ni
moins la liberté d'agir en général que ce soit à la lumière de mobiles sensibles ou sous
l'autorité de lois morales. En défmissant cette liberté pratique comme l'indépendance de la
raison à l'égard des impulsions sensibles, Kant désire signaler la possibilité pour l 'homme de
réfréner ses inclinations sensibles, et signaler également que l 'homme est libre dans la mesure
où sa raison, à l'aide de représentations des maximes, peut orienter sa conduite. Au terme
donc de la première Critique, nous avons étudié deux sens au concept de la liberté tout à fait
distincts, la liberté transcendantale qui est une idée logiquement concevable pour la raison et
la liberté pratique que nous venons de définir sommairement.
Il faut dire que nous restons sur notre faim au terme de la première Critique puisque
Kant laisse en suspens certaines difficultés. Comment comprendre que la liberté pratique se
fonde sur la liberté transcendantale, alors qu'il nous les présente comme étant distinctes sans
pour autant nous indiquer comment s'opère cette relation? Comment comprendre qu'un
principe intelligible puisse ordonner à une volonté sensible? Le motif qui relie la volonté à la
203
FMM, OP, II, 314; Ak, IV, 444.
53
loi morale demeure en effet obscur à point tel que l'on remet en doute la pureté de la loi. Au
fil de nos lectures, on comprend toutefois qu'à ce moment, Kant n'a pas développé toutes les
notions nécessaires à la cohésion de sa pensée et par conséquent, à sa compréhension. Il faut
attendre les Fondements de la métaphysique des mœurs et la deuxième Critique pour se
laisser éclairer au sujet de ces difficultés. Pourquoi faut-il attendre ces deux ouvrages? Parce
que Kant ne formule explicitement qu'à ce moment son principe de la moralité, l'autonomie
de la volonté, et seul ce principe permet de concevoir un lien entre la loi morale et la volonté.
Seule une volonté qui se donne elle-même la loi morale à laquelle elle doit obéir-une
volonté autonome-permet d'établir une liberté morale et ainsi sortir la philosophie morale de
Kant de son impasse.
Nous l'avons spécifié au chapitre précédent, la première Critique n'évoque pas ce
concept de l'autonomie de la volonté, du moins pas de façon thématique. C'est pour cette
raison que la volonté à l'intérieur de la première Critique n'atteint pas le niveau de
l'autonomie. Même si Kant, à ce moment, prépare le terrain pour le recevoir, le concept de
l'autonomie fait sa véritable apparition que plus tard.
Ainsi, mis à part son statut d'objet d'expérience impropre dans le champ de la morale
dans la Méthodologie de la première Critique, puisque Kant n'a pas encore formulé son
principe de la moralité, la liberté reçoit un autre sens, il s'agit d'une liberté pratique comme
autonomie. La tâche de ce chapitre sera de comprendre ce nouveau sens accordé à la liberté.
Il s'agira ensuite de comprendre comment l'autonomie permet la moralité et jette de la
lumière sur le problème en fournissant la solution à la question qui demeure depuis la
première Critique au sujet du motif qui relie la loi morale à la volonté. Avant d'analyser le
concept de l'autonomie et de voir en quoi celui-ci joue un rôle dans l'attribution du caractère
moral de la liberté, nous nous attarderons au préalable à la critique kantienne de
l'eudémonisme. Dans ce chapitre, nous allons considérer les Fondements de la métaphysique
des mœurs qui sont certes la porte d'entrée dans la morale kantienne ainsi que la deuxième
Critique; c'est dans cet ouvrage où Kant démontre l'existence en nous d'un fait de la raison.
1. La critique kantienne de l'eudémonisme
Kant amorce sa deuxième Critique en annonçant la tâche qui lui incombe. Il signale
qu'il ne s'agit plus de l'usage théorique de la raison, mais de son usage pratique: « L'usage
théorique de la raison portait sur des objets de la seule faculté de connaître ( ... ) il en va déjà
54
autrement de l'usage pratique de la raison. Dans cet usage, la raison s'occupe des principes
déterminants de la volonté ( ... )204 ». Il consiste ici pour Kant, compte tenu le fait que deux
types de déterminations de la volonté sont possibles-l'une sensible et l'autre par la raison
pure-d'établir l'existence d'une raison pure pratique. C'est ici le véritable enjeu auquel
Kant fait face; soit c'est la raison pure qui détermine immédiatement la volonté dans l'action
morale, soit c'est la recherche du bonheur. Nous le savons, c'est la première position que
Kant défend.
Toute sa philosophie morale en témoigne, Kant refuse catégoriquement l'empirisme
moral faisant reposer les principes de la morale sur des données relatives à l'expérience
comme le bonheur: «Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de
fondement à des lois morales205 ». Kant croit que tous les faux principes de la moralité ont
justement leur source dans l'hétéronomie de la volonté: «toute hétéronomie de 1'« arbitre»
non seulement ne fonde aucune obligation, mais s'oppose plutôt au principe de l'obligation et
à la moralité de la volonté206 ». L'auteur intitule d'ailleurs une sous-section à la fin de la
deuxième section des Fondements, L 'hétéronomie de la volonté comme source de tous les
principes illégitimes de la moralité207 alors qu'il entame sa critique de l'empirisme moral.
D'ailleurs, Kant croit que tous les systèmes antérieurs sont restés prisonniers de l'hétéronomie
de la volonté puisqu'ils n'ont pas distingué les motifs rationnels et mobiles empiriques de la
volonté. Cette idée de purification de la volonté de tout élément empirique habite l'ouvrage
des Fondements, pour ne citer ici que deux passages: «la loi morale dans sa pureté et dans sa
vérité (ce qui précisément en matière pratique est le plus important) ne doit pas être cherchée
ailleurs que dans une Philosophie pure208
( •.• )
ou encore (... ) il est de la plus grande
importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les
présenter purs et sans mélange, qui plus est, de détenniner l'étendue de toute cette
connaissance rationnelle pratique et cependant pure209
( ••• ).
Cette impossible réconciliation
entre la morale et le bonheur, Kant la réitère dans l'Analytique de la deuxième Critique.
L'auteur commence l'Examen critique en distinguant la doctrine du bonheur et la doctrine des
moeurs soulignant par là le dilemme existant pour la volonté: l'hétéronomie ou l'autonomie.
Il rappelle, par le fait même, la double nature sensible et intelligible de l'homme. Dans son
texte, Kant fait de la science qu'est la chimie un modèle analogique pour sa philosophie
CRPrat., OP, II, 623; Ak, V, 15.
FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 442.
206 CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33.
207 FMM, OP, II, 309; Ak, IV, 441.
208 FMM, OP, II, 247; Ak, IV, 390.
209 FMM, OP, II, 273; Ak, IV, 411.
204
205
55
~------------------~------------------------------------------------------------------------------~
pratique. La méthode de purification et de séparation qu'utilise le chimiste, l'auteur s'en sert
pour illustrer la séparation d'éléments hétérogènes dans le domaine de la morale.
Tout
comme le chimiste isole les substances confondues dans un mélange, ou encore décompose
des substances complexes en leurs éléments simples, le philosophe moral sépare le rationnel
de l'empirique :
« Le philosophe ( ... ) a aussi le pouvoir, comme le chimiste en quelque sorte,
d'expérimenter en tout temps sur la raison pratique de tout homme, pour
distinguer le principe déterminant moral (pur) du principe déterminant
empirique, en ajoutant à la loi morale (comme principe déterminant) à la
volonté affectée empiriquement (par exemple, à la volonté de celui qui
consentirait volontiers à mentir, lorsqu'il y trouverait quelque avantage).
C'est, comme quand le chimiste aj oute de l'alcali à une solution de sel;
l'esprit de sel abandonne aussitôt la chaux pour se joindre à l'alcali, et la
chaux est précipitée au fond. De même, si l'on montre à un homme, qui
d'ailleurs est honnête (ou qui pour cette fois se met seulement même en
pensée à la place d'un honnête homme), la loi morale, par laquelle il
reconnaît l'indignité d'un menteur, aussitôt sa raison pratique (dans le
jugement qu'elle porte sur ce que celui-ci devait faire) abandonne l'utilité,
pour s'unir avec ce qui maintient en lui le respect de sa propre personne
(avec la véracité)210 ».
Ainsi, tout comme le chimiste peut expérimenter la purification chimique en
décomposant une substance de ses diverses composantes élémentaires, il est possible de
différencier le rationnel et l'empirique et ainsi de mettre en évidence la loi morale dans sa
pureté.
Cette purification, ou autrement dit, cette séparation des éléments hétérogènes n' est
pas une idée propre aux Fondements, et à la deuxième Critique, elle est en réalité sous-jacente
à la pensée de Kant en général. L'auteur voit déjà toute l'importance de la séparation du
sensible et du rationnel au moment de la première Critique: «Il est de la plus haute
importance d'isoler des connaissances qui sont distinctes par leur espèce et leur origine, et de
les empêcher soigneusement de se confondrent avec d'autres, avec lesquelles elles sont
ordinairement unies dans l'usage211 ».
N on seulement Kant prend soin de distinguer la doctrine du bonheur et la doctrine
morale dans l'Analytique, mais va plus loin en faisant de la recherche du bonheur le contraire
de la moralité: « On obtient juste le contraire du principe de moralité si l'on fait du principe
210
211
CRPrat., OP, II, 720; Ak, V, 92.
CRPure, A842/B870; p.563.
56
-
~-
- -
-
-
du bonheur personnel le principe déterminant de la volonté212 ». La moindre intrusion du
bonheur dans son éthique ruinerait du coup la moralité.
Ce serait toutefois trahir les propos de Kant d' affmner qu'il méprise la sensibilité et
qu'il refuse tout bonheur à l'homme. En effet, dans l'Analytique de la deuxième Critique,
Kant souligne l'importance du bonheur pour un être sensible : ( ... ) en ce qui concerne notre
nature en tant qu'êtres sensibles, tout dépend de notre bonheu?13 ». Kant prend soin de
préciser dans le même passage que cependant: « tout n'en dépend pas en générae 14 ». Plus
loin dans l'ouvrage Kant précise que « la raison pure pratique ne demande pas qu'on renonce
à toute prétention au bonheur, mais seulement que, dès qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne
. 215 ». En e f:c.let :
pas en conSl'd'eratzon
« Le principe du bonheur peut, certes, fournir des maximes, mais jamais de
celles qui pourraient servir de lois à la volonté ( ... ) car, puisque la
connaissance de celui-ci ne repose que sur des données de l'expérience, que
tout jugement à ce suj et dépend essentiellement de l'opinion de chacun,
elle-même d'ailleurs fort variable, on peut bien en tirer des règles générales,
mais jamais des règles universelles, autrement dit on peut en tirer des règles
générales qui, en moyenne, conviennent le plus souvent, mais non des
règles qui doivent être valables en tout temps et nécessairement; on ne peut
donc fonder sur cette connaissance aucune loi pratique216 ».
Otfried Hôffe rappelle justement que l'autonomie de la volonté est là pour empêcher que la
volonté se détermine par des motifs sensibles et devienne hétéronome :
«L'homme est fondamentalement conditionné à plus d'un égard et cela
Kant ne le conteste pas non plus, par exemple il a besoin de manger, de
boire, de dormir; il est doté d'un tempérament calme ou plutôt bouillant ( ... )
mais tous ces conditionnements ne sont pas des états de fait absolument
immuables ( ... ) ce qui importe avant tout-et c'est ce que signifie le
principe d'autonomie-, c'est que les impulsions des sens, de même que les
facteurs déterminants historico-sociaux ne doivent pas être les principes
ultimes qui déterminent l' action217 ».
Le bonheur est donc nécessaire et incontournable pour l'homme, mais Kant dira cependant
qu'il ne s'agit pour lui que d'une fin partielle. La sensibilité de l'homme réside en sa partie
animale. L'homme doit se servir de sa raison pour distinguer le bien du mal, sinon celle-ci ne
CRPrat., OP, II, 649; Ak, V, 35.
CRPrat., OP, II, 682; Ak, V, 61.
214 CRPrat., OP, II, 682; Ak, V, 61.
215 CRPrat., OP, II, 721; Ak, V, 93.
216 CRPrat., OP, II, 651 ; Ak, V 36.
2 17 HOFFE, Otfried, Introduction à la philosophie pratique de Kant, p.133.
2 12
213
57
- --
------,
l'élève en rien au-dessus de l'animalité, car le bonheur est une fin partagée par l'homme et
l'animal:
«L'homme est un être de besoin en tant qu'il appartient au monde sensible
( ... ). Mais il n'est toutefois pas si totalement animal qu'il soit indifférent à
l'égard de tout ce que la raison dit par elle-même et qu'il n'utilise celle-ci que
comme instrument propre à la satisfaction de ses besoins en tant qu'être
sensible. Car le fait qu'il possède une raison ne l'élève en rien, quant à sa
valeur, au-dessus de l'animalité, si elle ne doit lui servir qu'au profit de ce qui,
chez les animaux, ressortit de l'instinct; la raison ne serait en ce cas qu'une
manière particulière dont la nature se serait servie pour équiper l'homme en
vue de la même fm que celle à laquelle elle a destiné les animaux, sans le
destiner lui-même à une fin plus élevée218 ».
Kant affirme en plus que l'instinct serait certes mieux placé que la raison pour servir de voie
royale vers le bonheur:
«Or, si dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but
spécial sa conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait
bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme
exécutrice de son intention. Car toutes les actions que cet être doit
accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite,
lui auraient été indiquées bien plus exactement par l'instinct, et cette fm
aurait pu être bien plus sûrement atteinte de la sorte qu'elle ne peut jamais
l'être par la raison219 ».
Kant souligne même que si la nature avait déterminé le bonheur comme la fin ultime de
1'homme, elle aurait empêché que la raison devienne pratique : « la nature aurait empêché que
la raison n'allât verser dans un usage pratique et n'eût la présomption, avec ses faibles
lumières, de se figurer le plan du bonheur et des moyens d'y parvenir ( ...
/20 ».
Donc, il est clair, Kant situe le bonheur dans la sphère sensible de l'homme. Dans les
Fondements, Kant identifie le bonheur à la conservation et au bien-être alors que dans la
deuxième Critique, il le définit comme «la conscience qu'a un être raisonnable de l'agrément
de la vie221 » et quelques lignes plus loin comme « le sentiment de plaisiI.2 22 ». Mais Kant fait
savoir aussi que le bonheur n'est pas l'unique fin à laquelle tous les hommes aspirent
nécessairement.
CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4.
FMM, OP, II, 252; Ak, IV, 395.
220 FMM, OP, II, 253; Ak, IV, 395.
221 CRPrat., OP, II, 631; Ak, V, 22.
222 CRPrat., OP, II, 632; Ak, V, 23.
218
219
58
À la suite de cette analyse de la critique eudémoniste de Kant, sa position est claire
lorsqu' il s'agit de déterminer le mobile de l'action morale, seule la raison pure peut
déterminer la volonté pour aboutir à l'action morale. Il importe maintenant de voir en quoi la
raison pure peut mener à l' action morale en s'attardant sur la façon dont l'autonomie mène à
la moralité ou encore en quoi l'autonomie est le principe fondateur de la morale en fournissant
la solution au problème soulevé à la première Critique au sujet du lien entre la volonté et la
loi morale.
2. L'autonomie de volonté: condition logique de l'impératif catégorique
Le concept de l'autonomie est présenté pour la première fois dans les Fondements.
Comme le souligne Delbos, les Fondements soulignent davantage la dimension pratique et
morale de la liberté :
«La volonté autonome ( ... ) prévaut, en tout cas, dans la pensée de Kant, sur
la notion de caractère intelligible qui exprimait en termes quasi
ontologiques, et sans la définir exactement dans son rapport avec la loi
morale, la règle de la décision propre du sujet. La théorie du caractère
intelligible est absente de la Grundlegung ( ... ) Ici il apparaît que la liberté,
comme faculté législative universelle, doit être antérieure à la liberté,
comme faculté de commencer suivant une certaine maxime une série
d'actes223 ».
Avec le concept de l'autonomie, la liberté n'est plus une indépendance de la volonté au
monde sensible, elle devient une volonté qui se donne à elle-même la loi à laquelle elle doit
obéir. C'est le nouveau sens accordé à la liberté; une liberté comme autonomie morale. La
définition que donne Kant à la liberté pratique dans le Canon demeurait une définition
négative de la liberté224 • Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ainsi que dans
la deuxième Critique, Kant formule une définition positive de la liberté en utilisant
maintenant un concept de liberté pratique d'un autre ordre et qui se situe à un niveau plus
radical en échappant à une analyse strictement psychologique. La liberté n'est plus définie de
façon négative comme une indépendance à l'égard du sensible, elle est plutôt définie de façon
positive comme législation de la raison pure.
Toutefois, ce concept de l'autonomie n'est pas énoncé dès le début de l'ouvrage. Il
faut attendre à la toute fm de la seconde section et la troisième section de l'ouvrage pour que
223
224
DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, pages 319-320.
FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446.
59
ce concept soit enfm explicitement abordé. Si tel est le cas, c'est parce que Kant prépare le
terrain sur lequel il veut asseoir la morale. Il présente d'abord les bases de la morale, qui
constituent en fait les étapes essentielles menant à ce principe de l'autonomie de la volonté.
Quelles sont ces étapes? Dans la première section, il réserve d'abord quelques pages à la
présentation de la volonté bonne, condition fondamentale à la moralité, car la volonté est
bonne en soi, et ce, contrairement aux talents de l'esprit qui ne sont bons que relativement:
«De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du
monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement la
bonne volonté. L'intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de
discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l'esprit ( ... ) sont sans doute à
biens des égards choses bonnes et désirables; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi
extrêmement mauvais et funestes ( . .. i
25
». Il insiste ensuite sur une autre notion importante
pour sa pensée morale qui se forme, la notion du devoir. Kant fait le lien entre le devoir et la
moralité en indiquant que seules les actions faites par devoir, et non conformément au devoir,
peuvent requérir un caractère moral. Dans la deuxième section, Kant fait ensuite une critique
de l'eudémonisme où il s'oppose rigoureusement justement à l'idée de fonder la morale ou
plutôt le devoir, sur une notion aussi relative et contingente que celle du bonheur: « ( ... ) il est
de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la
raison pure, de les présenter purs et sans mélange (... ) 226». L'auteur présente enfm les quatre
formules de l'impératif catégorique et c'est lors de la présentation de la dernière formule que
Kant utilise pour la première fois le concept de l'autonomie.
Ainsi, comme nous le disions, la notion d'autonomie de la volonté intervient à la
deuxième section des Fondements alors qu'il s'agit pour Kant d'établir la validité du devoir.
Kant définit le devoir comme la nécessité d'accomplir une action par respect pour la loi227 .
Qu'implique ce dernier afm de pouvoir être conçu?
Quelles sont les conditions de sa
possibilité? On sait qu'à l'idée du devoir vient se greffer celle de l'impératif catégorique.
Comme la loi a son origine a priori dans la raison, la loi se présente sous la forme d'un
commandement pour une volonté sensible qui n'est pas entièrement conforme à la loi: «La
représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une
volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement
s'appelle un IMPÉRATIF 228 ». On comprend pourquoi Kant a édifié une morale du devoir et
FMM, OP, II, 250; Ak, IV, 393.
FMM, OP, II, 273; Ak, IV, 411.
227 FMM, OP, II, 259; Ak, IV, 400.
22 8 FM M, OP, II, 275; Ak, IV, 413.
22 5
22 6
60
que la loi morale s'exprime sous forme d'impératif chez l'homme : «La loi morale est en
effet, pour la volonté d'un être absolument parfait, une loi de sainteté; mais pour la volonté de
tous les êtres raisonnables fInis, elle est une loi de devoir, une loi de contrainte morale229 ».
Le devoir prend son sens d'ailleurs lorsqu'il doit y avoir une action, un devoir être, pour
laquelle l'être humain a une inclination, car la valeur morale surgit de l'action contrainte: « Je
laisse de côté toutes les actions qui sont au premier abord reconnues contraires au devoir, ( ... )
je laisse également de côté les actions qui sont réellement conformes au devoir, pour
lesquelles les hommes n'ont aucune inclination immédiate ( ... )230. Les impératifs
catégoriques sont possibles justement parce que 1'homme est membre d'un monde intelligible
et d'un monde sensible : « Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison
que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intelligible C... ) si je n'étais que cela,
toutes mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté; mais, comme je
me vois en même temps membre du monde sensible, il faut dire qu'elles doivent l' être231 ».
Kant distingue deux types d'impératifs; les impératifs catégoriques représentent une action
nécessaire en elle-même sans aucun rapport à un but et les impératifs hypothétiques qui
représentent quant à eux une action seulement si elle peut être un moyen de parvenir à une fm.
Après avoir introduit la notion de l'impératif catégorique, Kant démontre comment
l'autonomie de la volonté y est nécessairement liée, de sorte que sans autonomie de la
volonté, impossible de fonder véritablement la morale.
Kant dira que du point de vue de la morale, ces deux types d'impératifs n'ont pas la
même valeur: «L'impératif catégorique seul a la valeur d'une LOI pratique, tandis que les
autres impératifs ensemble peuvent bien être appelés des principes, mais non des lois de la
volonté232 ».
En effet, l'impératif hypothétique ou conditionnel renvoie à une action
accomplie conformément au devoir. Or, les actions conformes au devoir ne sont pas pour
autant morales, car leur intention n'est pas dépourvue de tout intérêt : «Les impératifs euxmêmes, quand ils sont conditionnés, c'est-à-dire quand ils ne déterminent pas la volonté
simplement en tant que volonté, mais seulement en vue d'un effet désiré, et qu'ils sont par
suite des impératifs hypothétiques, constituent assurément des préceptes pratiques, mais non
des lois233 ». Cette relation de l'objet à la volonté ne peut que rendre possibles des impératifs
hypothétiques : «ce rapport, qu'il s'appuie sur l'inclination ou sur les représentations de la
229
230
231
232
233
CRprat., OP, II, 707; Ak, V, 82.
FMM, OP, II, 255; Ak, IV, 397.
FMM, OP, II, 325; Ak, IV, 454.
FMM, OP, II, 283; Ak, IV, 420.
CRPrat., OP, II, 629; Ak, V, 20.
61
raison ne peut rendre possibles que des impératifs hypothétiques; je dois faire cette chose,
parce que je veux cette autre chose234 ». C'est pour cette raison d'ailleurs que l'on doutait de
la pureté de la loi au moment du Canon de la raison pure alors que l'obéissance à la loi,
plutôt que d'être désintéressée, impliquait au contraire un certain intérêt. Or, l'impératif, pour
être moral et donc catégorique, doit ignorer tout ce qui pourrait influencer la volonté de
l'extérieur à elle: «il faut en effet, que la raison pratique (la volonté) ne se borne pas à
administrer un intérêt étranger, mais qu'elle manifeste sa propre autorité impérative, comme
législation suprême235 ». Comme le fait remarquer Kant236 , la volonté doit faire abstraction
de toute chose qui pourrait influencer la volonté, car dans ce cas, ce serait les objets des
inclinations qui seraient pratiques et non la raison. Haffe va dans le même sens en affIrmant
que la moralité ne consiste pas dans la seule conformité au devoir et n'apparaît que là où ce
que prescrit la loi morale est accompli parce que la loi morale le prescrit, c'est-à-dire là où le
devoir est accompli en tant que tee 37 • L'action accomplie par devoir tire sa valeur non pas du
but qu'elle atteint qui est une matière empirique, mais plutôt de la forme qui est
universalisable : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même
temps qu'elle devienne une loi universelle238 » telle est la formule de l'impératif catégorique.
Seule la pure forme universelle de la loi peut fonder une obligation inconditionnelle, un
impératif catégorique. Kant le réaffIrme au moment de sa deuxième Critique, la volonté
déterminée par la loi exige une détermination de la volonté différente de la détermination de
la volonté soucieuse de bonheur:
«Puisque la simple forme de la loi ne peut être représentée que par la
raison, qu'elle n'est pas par suite un objet pour les sens et, en conséquence,
ne fait pas non plus partie des phénomènes, la représentation de cette forme,
comme principe déterminant de la volonté, est distincte de tous les principes
déterminants des événements de la nature se produisant selon la loi de
causalité, parce que, dans le cas de ces événements, les causes déterminantes
doivent être elles-mêmes des phénomènes239 ».
Et au bout de son raisonnement, comme dans la deuxième section des Fondements, Kant en
arrive à la notion de l'autonomie: «C'est en effet dans l'indépendance à l'égard de toute
FMM, OP, II, 309, Ak; IV, 440.
FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 441.
236 Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, p. 171, notes en bas de
page.
237 HOFFE, Otfried, Introduction à la philosophie pratique de Kant. La morale, le droit et la religion, p.69.
238 FMM , OP, II, 285; Ak, IV, 421.
239 CRPrat., OP, II, 641 ; Ak, V, 28 .
234
23 5
62
matière de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un objet désiré) et pourtant, en même temps, dans la
détermination de l' «arbitre» par la simple forme législatrice universelle, dont une maxime doit
être capable, que consiste l'unique principe de la moralité240 ». Pour que la loi s'impose à la
volonté sous la forme d'un impératif catégorique, la volonté doit être souveraine et ainsi se
donner à elle-même la loi à laquelle elle obéit. C'est en ce sens où l'autonomie de la volonté
est une condition logique de l'impératif catégorique.
Il faut donc distinguer le principe formel a priori de détermination de la volonté de
son principe matériel, qui est un mobile empirique a posteriori. C'est ici que se dessine le
« formalisme» de la morale kantienne. La volonté morale ne doit pas se déterminer d'après
des fins, mais d'après la seule forme de sa maxime, plus précisément par pur respect pour le
principe formel de la loi morale. Cette idée était déjà formée dans l'esprit de Kant au moment
de sa critique de l'eudémonisme qui discréditait toute matière de la loi pour ne valoriser que
la forme de la loi qui elle, au contraire de la matière, est universalisable.
Pour faire ressortir toute l'importance du nouveau concept de l'autonomie qu'il
introduit, Kant rappelle que la faiblesse des systèmes qui ont tenté de trouver le fondement de
la morale ont échoué en ce sens où ils ont toujours subordonné la volonté, ce qui l'empêchait
d'être une législation universelle: «( ... ) si nous jetons un regard en arrière sur toutes les
tentatives qui ont pu être faites pour découvrir le principe de la moralité, que toutes aient
nécessairement échouées. On voyait l'homme lié par son devoir à des lois, mais on ne
réfléchissait pas qu'il n'est soumis qu'à sa propre législation, encore que cette législation soit
universelle, et qu'il n'est obligé d'agir que conformément à sa volonté propre, mais à sa
volonté établissant par destination de la nature une législation universelle241 ». Et ainsi, ajoute
Kant: « on ne découvrait jamais le devoir, mais la nécessité d'agir par un certain intérêr42 ».
Le fondement de la morale siège donc dans l'autonomie de la volonté, dans le fait de
poser elle-même les lois auxquelles elle doit obéir. La moralité ne peut que se fonder à partir
du principe de l'autonomie puisque c'est seulement en mettant au principe de ma volonté une
loi qui émane d' elle-et donc libérée de tout intérêt sensible-et qui vaut donc pour tous les
êtres raisonnables que j'agis par devoir: «Le principe de l'autonomie est de toujours choisir
les maximes de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps
comme lois universelles dans ce même acte de vouloir243 ». La volonté autonome est une
volonté libre de tout intérêt qui pourrait la lier à une loi extérieure à elle et qui serait par
240
24\
242
243
CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33.
FMM, OP, II, 299; Ak, IV, 432.
FMM, OP, II,299; Ak, IV, 433.
FMM, OP, II, 309; Ak, IV, 440.
63
conséquent, contingente et non nécessaire. L'analyse de l'impératif catégorique fait ressortir
le principe de la moralité qu'est l'autonomie: «Mais que le principe en question de
l'autonomie soit l'unique principe de la morale, cela s'explique par une simple analyse des
concepts de la moralité. Car il se trouve par là que le principe de la moralité doit être un
impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie
même244 ». Sans le concept d'autonomie, Kant est dans l'impossibilité de fonder une morale
qui soit universelle: «C ... ) s'il y a un impératif catégorique (c'est-à-dire une loi pour la
volonté de tout être raisonnable), il ne peut que commander de toujours agir en vertu de la
maxime d'une volonté, qui pourrait en même temps se prendre elle-même pour objet en tant
que législatrice universelle; car alors seulement le principe pratique est inconditionné ainsi
que l'impératif auquel on obéit; il n'y a en effet absolument aucun intérêt sur lequel il puisse
se fonde~45 ». La moralité ne peut pas par conséquent être fondée sur l'hétéronomie de la
volonté puisque celle-ci est le fait d'être soumis à une loi étrangère, une loi qui en fait,
n'émane pas de la volonté elle-même, mais lui provient de l'extérieur. Elle cherche alors «la
loi qui doit la détenniner autre part que dans l'aptitude de ses maximes à instituer une
législation universelle qui vienne d'elle246 ». Dans un tel cas, c'est l'objet du vouloir qui vient
conditionner l'action et non la légalité fonnelle du vouloir.
3. L'idée de la liberté comme explication de l'autonomie de la volonté
Nous venons de le voir, l'autonomie est la «propriété qu'a la volonté d'être à ellemême sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir)247 ». En d'autres
termes, l'autonomie est le principe selon lequel la volonté se considère elle-même comme
législatrice universelle dans le règne moral des fins: « La volonté n'est donc pas simplement
soumise à la loi; mais elle y est soumise de telle sorte qu'elle doit être regardée également
comme instituant elle-même la loi, et comme n'y étant avant tout soumise (elle peut s'en
considérer elle-même comme l'auteur que pour cette raison)248 ». Et s'il peut en être ainsi
c'est que cette volonté est libre.
D'ailleurs, Kant commence la troisième section des
Fondements en utilisant le titre suivant: Le concept de la liberté est la clef de l'explication de
244
245
246
247
248
FMM, OP, II, 309;
FMM, OP, II, 298;
FMM, OP, II, 309;
FMM, OP, II, 308;
FMM, OP, II, 297;
Ak, IV, 440.
Ak, IV, 432.
Ak, IV, 440.
Ak, IV, 440.
Ak, IV, 431.
64
l'autonomie de la volonté 249 • Comme le mentionne Kant, la possibilité pour la causalité
d'agir indépendamment de causes lui provenant de l'extérieur est due au fait que cette
causalité est libre: «En quoi peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une
autonomie, c'est-à-dire dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi?25o »
Kant lie maintenant de façon claire la moralité et la liberté.
Si l'on revient à la
première Critique, la liberté n'était pas identifiée à la moralité. Dans la Dialectique, la liberté
transcendantale faisait référence à l'indépendance à l'égard du sensible sans aucune référence
à la morale, d'ailleurs le but de Kant à ce moment était de vérifier si la liberté pouvait être
pensée sans contradiction.
l'agréable qu'au bien.
Dans le Canon, la liberté pratique faisait référence autant à
On le constate, dans les Fondements, Kant délaisse la définition
négative de la liberté pratique qui, on se souvient, est le pouvoir d' échapper aux
déterminismes sensibles. Vraiment, dans les Fondements, Kant propose un concept positif de
la liberté, «plus riche et plus fécond251 » qui nous mène à la liberté comme autonomie
morale. La liberté n'est plus l'indépendance à l'égard du sensible, elle est le pouvoir de
poser la loi qui va nous détenniner, telle est bien l'autonomie : «Cette indépendance est la
liberté au sens négatif, alors que cette législation propre de la raison pure et comme telle
pratique est la liberté au sens positif. La loi morale n'exprime donc pas autre chose que
l'autonomie de la raison pure pratique, c'est-à-dire la liberté, et celle-ci est même la condition
fonnelle de toutes les maximes, condition à laquelle seules celles-ci peuvent s'accorder avec
la loi pratique suprême252 ».
Donc, dans les Fondements la loi morale est identifiée à la liberté. Mais à ce moment,
la liberté n'est pas prouvée, il s'agit d'une hypothèse nécessaire à admettre pour le fondement
de la morale qui s'anéantit sans cela:
«La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les
êtres raisonnables ( ... ) tout être qui ne peut agir autrement que sous l'idée
de la liberté est par cela même, au point de vue pratique, réellement libre
( ... ) et je soutiens qu'à tout être raisonnable, qui a une volonté, nous
devrions attribuer nécessairement aussi l'idée de la liberté, et qu'il n'y a
que sous cette idée qu'il puisse agir ( ... ). Il faut que la raison se considère
elle-même comme l'auteur de ses principes, à l'exclusion de toute influence
'
253 ».
e'trangere...
FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446.
FMM, OP, II, 316; Ak, IV, 447.
251 FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446.
252 CRPrat., OP, II, 647, V, 33 .
253 FMM , OP, II, 317; Ak, IV, 448.
249
250
65
Il n'est donc pas question de la réalité objective de la liberté à ce moment des Fondements.
Kant utilise la terminologie de supposition nécessaire pour caractériser la liberté puisqu'il est
impossible de connaître cette liberté par le biais de l'expérience et que par conséquent nous
ne pouvons prouver la réalité objective de ce concept, mais bien sa seule possibilité logique:
«Nous avons en fm de compte ramené le concept déterminé de la moralité
à l'Idée de la liberté; mais il ne nous était pas possible de démontrer celle-ci
comme quelque chose de réel, pas même en nous et dans la nature humaine;
nous nous sommes bornés à voir qu'il nous faut la supposer, si nous
voulons concevoir un être comme raisonnable, comme doué de conscience
de sa causalité par rapport aux actions, c'est-à-dire comme doué de
volonté 254».
Lorsque Kant suppose la liberté, on comprendra ainsi qu'il ne revient aucunement sur ses
conclusions de la Dialectique de la première Critique. La supposition de la liberté dans la
morale ne lui confère pas plus de réalité que pouvait lui offrir la Critique de la raison pure.
La liberté «ne vaut qu'une supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir
conscience d'une volonté, c'est-à-dire d'une faculté bien différente de la simple faculté de
désirer (... )255 ».
Car la liberté, «il ne suffit pas de la prouver par certaines prétendues
expériences de la nature humaine (ce qui d'ailleurs est absolument impossible; il n'y a de
possible qu'une preuve a priorP56 ». Tout ce que l'on peut établir c'est la nécessité pratique
de cette supposition :
« ce qui pour l'usage pratique est suffisant; mais comment cette supposition
est possible, c'est ce qui ne se laissera jamais apercevoir d'aucune raison
humaine. (... ) Il n'est pas seulement fort possible (comme peut le montrer la
philosophie spéculative) de supposer la liberté de la volonté (sans tomber
dans la contradiction avec le principe de la nécessité naturelle dans la
liaison des phénomènes du monde sensible), mais encore il est nécessaire,
sans autre condition, à un être qui a conscience de sa causalité par la raison,
par conséquent d'une volonté (distincte des désirs) de l'admettre
pratiquement, c'est-à-dire en idée, sous toutes ses actions volontaires, à titre
de condition257 ».
Même si la liberté est indémontrable, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un fait
indéniable que la raison puisse déterminer la volonté sans égard à la sensibilité et qu'elle
éprouve un intérêt pur pour la moralité: « L'impossibilité subjective d'expliquer la liberté de
FMM, OP, II, 318; Ak, IV, 449.
FMM, OP, Il, 331 ; Ak, IV, 459.
256 FMM, OP, II, 317; Ak, IV, 448.
257 FMM, OP, II, 334; Ak, IV, 461.
254
255
66
la volonté est la même que l'impossibilité de découvrir et de faire comprendre que l'homme
puisse prendre un intérêt à des lois morales (... ) et c'est un fait que 1'homme y prend
réellement un intérêr 58 ». Mais Kant ajoute qu'il n'est pas nécessaire de savoir ce que la
liberté est au juste: « ( ... ) au point de vue pratique, nous n'avons pas besoin de savoir ce
qu' est la liberté; du moment que nous en avons l'idée, qui exprime la spontanéité de la raison,
il suffit de reconnaître que l'être raisonnable agit par sa raison pour admettre qu'il est
pratiquement libre259 ».
À l'intérieur de la deuxième Critique, le statut de la liberté change. En fait, même si la
conception de la liberté proposée dans l'Analytique de la deuxième Critique s'avère identique
à celle proposée dans les Fondements puisqu'elle est toujours identifiée à la morale: «la
liberté et la loi pratique inconditionnée renvoient réciproquement l'une à l'autre2 60 », elle
n'est plus une supposition nécessaire à admettre au fondement de la morale, mais acquiert une
réalité objective. Dans l'Analytique, Kant conçoit une liberté dont la réalité objective est
affirmée par le biais de la loi morale : « le concept de la liberté, en tant que la réalité en est
prouvée par une loi apodictique de la raison pratique (... )261 » ou encore, « Le concept de la
liberté, auquel on attribue une réalité objective, qui, pour n'être que pratique, n'en est pas
moins indubitable262 ».
L'Analytique, en attribuant une réalité à la liberté nous dit par ailleurs que cette
connaissance que nous avons de la liberté n'est pas immédiate, mais plutôt accessible via la
loi morale. Selon Kant, nous prenons conscience d'abord de la loi morale :
«Ce point de départ ne peut être la liberté, car nous ne pouvons ni en
prendre immédiatement conscience, puisque le concept premier en est
négatif, ni la conclure de l'expérience, puisque l'expérience ne nous fait
jamais connaître que la loi des phénomènes, donc le mécanisme de la
nature, qui est précisément le contraire de la liberté (... ) c'est la loi morale
dont nous prenons immédiatement conscience (dès que nous ébauchons
pour nous-mêmes des maximes de la volonté), qui s'offre à nous d'abord et
nous mène droit au concept de la liberté263 ».
Pour ce qui est de la justification de la loi morale elle-même, il s'agit d'un fait, attesté
par la conscience commune : « on peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait
FMM, OP, II, 332; Ak, IV, 460.
Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, page 183, notes de bas
de page.
260 CRPrat., OP, II, 642; Ak, V, 29.
261 CRPrat., OP, II, 610, V, 3.
262 CRPrat., OP, II, 667; Ak, V, 49.
263 CRPrat., OP, II, 642; Ak, V, 29.
258
259
67
264
de la raison
». La loi morale ne se retrouve pas dans le monde sensible, enchaînée dans le
cours de la nature, elle n'est pas «un fait empirique265 », elle est «un fait de la raison
pure
266
». Kant utilise l'expression de « fait de la raison >'r-Factum der reinen Vernunft-
pour parler de la loi morale «parce qu'on ne peut la déduire, même par des sophismes, de
données antérieures de la raison ( ... ) parce qu'elle s'impose à nous par elle-même267 ». Kant
parle de la loi morale comme d'une « voie céleste268 », d'une certitude immédiate qui se fait
connaître d'une manière claire et frappante 269
:
« la loi morale nous est donnée en quelque sorte comme un fait de la raison
pure dont nous avons conscience a priori, et qui est apodictiquement
certain, quand bien même on admettrait qu'il est impossible de trouver dans
l'expérience un seul exemple où cette loi fût exactement suivie. Aucune
déduction ne peut donc démontrer la réalité objective de la loi morale,
quelque effort que fasse pour cela la raison théorique ou spéculative, ou
même la raison qui s'aide de l'expérience; et, par conséquent, quand même
on voudrait renoncer à la certitude apodictique, on ne pourrait confmner
cette réalité par l'expérience et la démontrer a posteriori, et cependant, elle
se soutient par elle-même27o ».
Mais que la liberté s' affmne par le biais de la loi morale tenue pour réelle ne nous dit
touj ours pas ce qu'est la liberté. Alors que la loi morale est la «ratio cognoscendi
271»
de la
liberté puisque c'est par elle que se dévoile la liberté, la liberté est la « ratio essendp72 » de la
loi morale affirme Kant dès le début de son ouvrage. La liberté est ratio essendi en ce sens
qu'elle explique la présence de la loi en nous, elle est pour ainsi dire sa condition: « S'il n'y
avait pas de liberté, la loi morale ne saurait nullement être rencontrée en nous 273 ».
Que peut-on conclure au terme de cette réflexion? La liberté pratique telle que
présentée dans les Fondements et la deuxième Critique se présente sous un autre visage à
cause du concept de l'autonomie. La liberté transcendantale, non considérée dans la pensée
pratique du Canon de la raison pure, revient en force dans les Fondements, et nous ouvre la
voie vers une autre liberté, une liberté non seulement pratique, mais aussi morale. La liberté
pratique, parce qu'aussi transcendantale, délaisse son caractère empirique, psychologique et
CRPrat., OP, II, 644-645; Ak, V, 31.
CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31.
266 CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31.
267 CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31.
268 CRPrat., OP, II, 650; Ak, V, 35.
269 CRPrat., OP, II, 720; Ak, V, 92.
270 CRPrat., OP, II, 664-665; Ak, V, 47.
271 Critique de la raison pratique, traduit de l'allemand par Ferry et Wismann, p.lO.
272 Ibid. , p.10
27 3 CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4.
264
265
68
contingent qui est développé dans la première Critique au moment du Canon. Même si
l'expression de «liberté transcendantale» n'apparaît pas dans les Fondements, l'aspect
transcendantal est tout de même omniprésent et il suffit de penser ne serait-ce qu'à quelquesunes des affmnations de Kant: «( ... ) il ne suffit pas de la prouver-la liberté-par certaines
prétendues expériences de la nature humaine (ce qui d'ailleurs est absolument impossible; il
n'y a de possible qu'une preuve a priorii 74 ». Aussi,« ( ... ) une telle volonté-libre--doit
nécessairement être pensée comme entièrement indépendante de la loi naturelle des
phénomènes (... ) cette indépendance se nomme liberté au sens le plus strict, c'est-à-dire au
sens transcendantat2 75 ». Et même si nous en doutions, Kant souligne clairement au début de
sa deuxième Critique la présence de la liberté transcendantale lorsqu'il se demande si la
raison pure peut être pratique : « Avec ce pouvoir, se trouve aussi désormais établie la liberté
transcendantale, et cela, au sens absolu que réclamait, dans son usage du concept de causalité,
la raison spéculative pour échapper à l'antinomie où elle tombe inévitablement lorsque, dans
la série de la liaison causale, elle veut penser l'inconditionné (... )276 ».
Avec l'autonomie de la volonté, on comprend maintenant en quel sens« la liberté
transcendantale fonde la liberté pratique277 », phrase qui nous laisse encore perplexes dans le
contexte de la Critique de la raison pure, alors que Kant nous présente une liberté pratique et
empirique. Delbos rappelle également le rôle central du concept de l'autonomie : « Dans la
Critique de la raison pure, la relation de ces deux espèces de liberté est imparfaitement
établie, parce que Kant n'est pas encore parvenu à la formule pleinement explicite du principe
de l'autonomie278 ». La liberté pratique des Fondements et aussi de la deuxième Critique,
dépassant ainsi le plan des phénomènes pour revêtir un caractère nouménal, révèle une
dimension différente de la liberté pratique présentée juste avant dans la première Critique. La
liberté des Fondements et de la deuxième Critique n'est pas seulement la liberté
transcendantale sur laquelle la Dialectique transcendantale développe, elle n'est pas non plus
seulement la liberté pratique présentée dans le Canon de la raison pure. Les deux ouvrages
conservent les deux aspects de la liberté en définissant une liberté en son sens négatif qui est à
la fois transcendantale--comme causalité indépendante du monde sensible-et pratique dans
son sens positif d'autonomie morale-pouvoir d'obéissance à sa propre loi et pouvoir de
légiférer universellement. Il semble qu'à ce stade les deux dimensions de la liberté ont
FMM, OP, II, 317; Ak, IV, 448.
CRPrat., OP, II, 641; Ak, V, 29.
276 CRPrat., OP, II, 609; Ak, V, 3.
277 CRPure, A533/B561; p.395.
278 Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, page
de page.
274
275
180, notes de bas
69
d'abord été présentées une à une. Il y a d'abord eu la liberté transcendantale et ensuite la
liberté pratique. Les deux sens s'unissent ensuite dans une conception de la liberté, la liberté
comme autonomie morale.
Cette réalité acquise par la liberté grâce à la loi morale dans la Critique de la raison
pratique, est une réalité toutefois pratique. Que la liberté puisse être déclarée comme réalité
objective du fait de la loi morale cela n'étend pas pour autant le champ des connaissances
dans le domaine théorique. Que la liberté reçoive une réalité objective, «cela ne concerne
pas l'usage théorique, mais seulement l'usage pratique279 ». Comme le mentionne justement
Carnois au suj et de la connaissance de la liberté : « elle est issue de la loi pratique et conserve
l'empreinte de son origine280 ».
Même si la Dialectique transcendantale de la première
Critique a conclu en l'accord entre la nature et la liberté, elle n 'a pu qu'admettre tout au plus
la possibilité logique de la liberté sans pouvoir faire aucune allusion à sa possibilité réelle. Il
est maintenant légitime, une fois dans la morale, d'insérer la liberté: « on ne se serait jamais
risqué à introduire la liberté dans la science, si la loi morale, et avec elle la raison pratique, ne
nous y avait conduits et ne nous avaient imposé ce concept281 ».
4. La liberté comme clé des problèmes de la raison théorique
La liberté identique à la loi est la pierre centrale d'un arc réunissant le domaine
théorique et pratique : « le concept de la liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une
loi apodictique de la raison pratique, fonne la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de
la raison pure et même de la raison spéculative282 ». L'affirmation de la réalité de la liberté
fait preuve d'une grande fécondité 283 en ouvrant le chemin vers le suprasensible où il nous est
possible d'acquérir d'autres connaissances. En effet, la liberté ouvre vers l'intelligible et offre
des perspectives nouvelles encore inespérées pour la philosophie spéculative :
« C'est proprement le concept de la liberté qui, panni toutes les idées de la
raison pure spéculative, procure seul un grand développement dans le
champ du suprasensible, quoique simplement au point de vue de la
connaissance pratique, je me demande d'où lui est venue exclusivement en
partage une si grande fécondité, tandis que tous les autres désignent bien la
CRPrat., OP, II, 675, Ak, V, 55.
CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.99.
281 CRPrat., OP, II, 643; Ak, V, 30.
282 CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 3.
283 CRPrat., OP, II, 734; Ak, V, 103.
279
280
70
place vide pour des êtres possibles de l'entendement pur, mais ne peuvent
par rien en détenniner le concept284 ».
En pennettant une extension dans l'usage pratique, la liberté pennet une plus grande
extension de la philosophie de la raison pure en général, et donc comme système de
connaissances pures de la raison. La liberté prouvée par la loi morale fonde non seulement la
morale kantienne comme nous avons pu le constater dans ce travail, mais aussi l'ensemble du
système de la raison pure, spéculative et pratique. La liberté comme autonomie morale
pennet d'unir le domaine théorique et le domaine pratique en maintenant toutefois leur
différence. Elle unit en ce sens où le pratique vient résoudre certains problèmes laissés en
suspens par la raison théorique et elle maintient leur différence dans le sens où ce qui est
transcendant et illégitime pour la raison théorique pure devient immanent et légitime pour la
raison pratique. La liberté comme autonomie donne accès à un territoire interdit à la raison
théorique ou spéculative.
La liberté est la clé que foumit la raison pure pratique pour
résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée en tant que raison théorique:
« L'antinomie de la raison pure, qui devient manifeste dans sa dialectique,
est en fait l'égarement le plus bienfaisant où n'ait jamais pu tomber la raison
humaine, puisqu'elle nous pousse fmalement à chercher la clé pour sortir de
ce labyrinthe, clé qui, une fois trouvée, fait découvrir en plus ce qu'on ne
cherchait pas et ce dont on a pourtant besoin, à savoir une vue sur un ordre
de choses supérieur et immuable dont nous faisons déjà partie, et dans
lequel nous pouvons désonnais être tenus, par des préceptes détenninés, de
poursuivre notre existence confonnément à la détennination suprême de la
raison285 ».
La liberté comme autonomie morale, même si elle acquiert une réalité obj ective à la
deuxième Critique, et n'étend pas le champ des connaissances de la raison théorique, mais
seulement celui de la raison pratique :
« Pour étendre pratiquement une connaissance pure, il faut qu'il Y ait une
fm, c'est-à-dire un but donné a priori comme objet (de la volonté) qui,
indépendant de tous les principes théoriques, est présenté comme
pratiquement nécessaire par un impératif catégorique qui détennine la
volonté immédiatement (catégorique); et c'est ici le souverain Bien. (... )
Par là, la connaissance théorique de la raison pure se trouve sans doute
accrue, mais en cela seulement que ces concepts, ailleurs problématiques
pour elle (simplement pensables), sont maintenant assertoriquement
reconnus pour des concepts auxquels correspondent réellement des objets,
284
285
CRPrat., OP, II, 734; Ak, V, 103.
CRPrat., OP, II, 739; Ak, V, 108.
71
parce que la raison pratique a indispensablement besoin de leur existence
pour la possibilité de son objet, le souverain Bien, lequel est au point de vue
pratique absolument nécessaire, et parce que la raison théorique est
autorisée par là à les supposer. (... ) À l'égard de cet accroissement, la raison
pure théorique, pour laquelle toutes ces idées sont transcendantes et sans
objet, doit exclusivement remercier son pouvoir pur pratique286 ».
Alors que la raison théorique se borne à penser le caractère non contradictoire, c'est-à-dire
logiquement possible des trois idées et ne tranche pas sur la question de la réalité de ses idées,
la raison pure pratique, en leur conférant un objet nécessaire, étend le domaine de la raison
pure théorique: «Ce qui est requis pour la possibilité d'un usage de la raison en général, à
savoir que ses principes et ses assertions ne doivent pas être contradictoires, ne fait pas partie
de l'intérêt de cette faculté, mais constitue la condition de son extension, et non le simple
accord avec elle-même, qui relève de son intérêf 87 ».
L'extension du domaine pratique traduit une suprématie de la raison pure pratique sur
la raison pure théorique. La raison est une seule et même raison dont l'usage théorique se
subordonne toutefois à l'usage pratique. Cette subordination s'avère nécessaire pour que la
raison échappe aux antinomies. Cette subordination de la raison théorique face à la raison
pratique ne va pas de soi, car Kant réserve des pages pour y répondre.
Comment est-il
possible de concevoir une extension de la raison pure au point de vue pratique qui ne soit pas
accompagnée d'une extension de sa connaissance comme raison spéculative ?288
,
tel est le
titre du chapitre VII de la Dialectique de la raison pure pratique. La raison pure pratique voit
la possibilité de connaître son objet alors que la raison pure théorique en est incapable et doit
déclarer problématiques ses objets. Seul l'usage pratique pur de la raison est en mesure
d'ouvrir légitimement sur le champ suprasensible ou intelligible et élargir par conséquent le
système de la philosophie transcendantale. On constate ainsi que l'intérêt théorique de la
raison n'est satisfait que dans son usage pratique pur ou encore que tout intérêt de la raison est
fondamentalement pratique :
« Dans l'union de la raison pure spéculative avec la raison pure pratique en
vue d'une connaissance, c'est à cette dernière qu'appartient la suprématie,
mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire, mais
fondée a priori sur la raison même et, par conséquent nécessaire. Car, sans
cette subordination, il y aurait conflit de la raison avec elle-même, parce
que, si elles étaient simplement coordonnées, la première s'enfermerait
strictement dans ses limites et n'accepterait en son domaine rien de la
286
287
288
CRPrat., OP, II, 771-772; Ak, 134.
CRPrat., OP, II, 754; Ak, V, 120.
CRPrat., OP, II, 771 ; Ak, V, 134.
72
seconde, tandis que celle-ci ~tendrait malgré tout les siennes sur tout, et
chaque fois que ses besoins l'exigeraient, chercherait à y faire rentrer la
première. Mais se subordonner à la raison spéculative, et renverser ainsi
l'ordre, ne peut en aucun cas être demandé à la raison pure pratique,
puisqu'en défInitive tout intérêt est pratique, et que celui même de la raison
spéculative n'est que conditionné et complet seulement dans l'usage
pratique289 ».
Cette suprématie de la raison pure pratique sur la raison pure spéculative confmne que seule
la raison pure pratique, grâce à l'idée de la liberté, peut résoudre les problèmes
transcendantaux de la raison théorique. En tant que raison pratique, la raison pure unifie ses
usages pratique et théorique et en échappant à l'antinomie permet de mettre fin aux combats
entre sceptiques et dogmatiques sur le champ de bataille de la métaphysique29o .
OP, II, 756; Ak, V, 12l.
CPure, A VIII; p.5
289 CRPrat.,
290
73
Conclusion
À l'origine d'un travail philosophique comme celui-ci, il y a un désir de comprendre. Ce qui
nous ad' abord frappés lors de nos lectures du système kantien, sans aucun doute comme
plusieurs autres, fut sa grande complexité. Le questionnement qui a d'abord animé notre
réflexion est le suivant: quel est ce concept de liberté qui selon la métaphore est la pierre
centrale d'un arc réunissant les deux usages de la raison théorique et pratique et qui comporte
paradoxalement plusieurs sens? Comme la liberté présentait différentes défmitions, il nous
est apparu que le mieux à faire pour saisir la pensée de Kant était de suivre attentivement le
concept de la liberté sous ses divers aspects. Ce travail nous a révélé une chose intéressante.
En dépit des multiples sens qui sont alloués au concept de la liberté, c'est ce concept qui en
assure enfm la compréhension.
Nous avons concentré notre attention sur la liberté telle que présentée dans la première
et la deuxième Critique. Nous avons pu cerner, au cours de ce travail, trois défmitions de la
liberté : la liberté transcendantale, la liberté pratique et la liberté comme autonomie. Les deux
premières se retrouvent dans la Critique de la raison pure. La liberté transcendantale est le
pouvoir de commencer soi-même une série d'événements dans le monde sensible, une
spontanéité absolue dont la causalité n'est pas soumise à son tour à une autre cause qui la
déterminerait dans le temps. Il y a émergence de conflit entre la liberté et la nature et c'est ce
que Kant appelle une antinomie. La liberté transcendantale est alors une Idée, soit un concept
de la raison qui est indépendant de l'expérience.
Le conflit est résolu une fois faite la
distinction entre les phénomènes c'est-à-dire, ce qui peut être un objet de connaissance et les
noumènes c'est-à-dire, ce qui ne peut qu'être pensé.
Ensuite, le deuxième sens accordé à la
liberté est celui d'une liberté pratique. Considérant que l'homme puisse se détacher du monde
sensible, il peut se donner lui-même des règles d'actions. Il s'agit ici davantage d'une liberté
psychologique. Un nouveau visage de la liberté survient dans la deuxième Critique. La
liberté comme autonomie reçoit une réalité objective par la loi morale qui s'impose à nous et
c'est ainsi que les problèmes sur lesquels se heurte la raison théorique trouvent une solution et
la métaphore utilisée par Kant de la liberté comme clé de voûte du système critique prend tout
son sens.
En affirmant que la liberté est réelle et n'est pas au contraire qu'une illusion et en
démontrant qu'elle entretient un lien a priori avec l'usage pratique de la raison, Kant peut
désormais donner naissance à une nouvelle métaphysique, c'est-à-dire une métaphysique
envisagée du point de vue de l'intérêt pratique et par conséquent fondée dans la raison
74
pratique, plus précisément, une métaphysique de la liberté. Ce n'est plus à la raison théorique,
mais bien à la raison pratique qu'incombe la tâche de répondre aux trois questions critiques:
Que puis-je savoir?, Que dois-je faire? et Que m'est-il permis d'espérer? La métaphysique
trouve son appui non pas sur les idées de l'âme et de Dieu, mais plutôt sur l'Idée de la liberté,
car c'est « la seule de toutes les idées de la raison spéculative dont nous connaissons a priori
la possibilité, sans toutefois la comprendre, parce qu'elle est la condition de la loi morale, que
nous connaissons29 1 ». L'histoire de la métaphysique connaît ainsi avec Kant et son concept
de la liberté, un profond changement.
Que peut-on conclure au tenne de cette aventure dans la pensée kantienne certes
rigoureuse, mais difficile? La multiplicité de sens accordés au concept de la liberté rend
parfois ardue la compréhension du concept de la liberté lui-même et par conséquent, du
système entier. Mais pourquoi Kant a-t-il pyysenté tant de facettes de la liberté?
Pourquoi
ne s'est-il pas seulement attardé à la liberté comme autonomie de la volonté, véritable clef de
voûte? Si la liberté de l'homme était parfaitement conforme à la loi morale, peut-être que
Kant n'aurait pas eu à défmir plusieurs libertés ou plus justement, plusieurs facettes de la
liberté. Quoiqu'il en soit, on comprend le rôle fondamental et déterminant de l'idée de la
liberté non seulement pour la cohérence de la pensée kantienne en tant que telle, mais aussi
pour l 'histoire de la métaphysique.
Il semble qu'il soit difficile de comprendre comment est possible le choix en faveur de
l'autonomie. Mais véritablement, Kant est plus mal à l'aise face à la possibilité du choix
inverse, soit l' hétéronomie. L'autonomie est une possibilité pour l'homme qui coexiste avec
la possibilité contraire de l'hétéronomie. À l'intérieur de l'Analytique de la deuxième
Critique, Kant fait référence à une liberté qui se confond avec la loi morale, mais le ton
change dans l'Examen critique alors que Kant ne dévoile pas une liberté identique à la loi qui
contraint inconditionnellement, mais plutôt une liberté de choix. Kant déclare que la liberté
peut se séparer de la loi en se présentant comme le pouvoir qu'a l'homme de choisir contre la
loi. Cette possibilité de choisir une autre loi que la loi morale est ce que Kant nomme le mal
radical, car il corrompt le fondement de la morale. Un problème se pointe à l 'horizon pour
Kant. La liberté mène au bien tout comme elle mène au mal. Les actions, même lorsqu'elles
sont mauvaises, résultent de la liberté: «Le mal moral prend sa source dans la liberté292 ». À
tout moment, il est possible de choisir comme maxime fondamentale de ne pas suivre la loi
morale. La possibilité de choisir librement contre la loi morale est assurément comme l'est
291
292
CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4.
KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.160.
75
l'antinomie de la raison pure, un autre scandale qui se présente à la raison. Mais cette
possibilité de s'élever contre la loi morale n'est-elle pas une autre façon de prouver la liberté?
Le mal radical constitue un sujet fort intéressant et pourrait constituer à lui seul le sujet d'un
autre travail.
76
Bibliographie
Oeuvres de Kant
KANT, Emmanuel., Critique de la raison pure. Quadrige, 2001.
KANT, Emmanuel., Critique de la raison pure. Traduction de Renaut, Aubier, Paris, 1997.
KANT, Emmanuel., Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se représenter
comme science. Librairie philosophique J . Vrin, 1974.
KANT, Emmanuel., Réponse à la question: Qu'est-ce que les Lumières? Paris, GF, 1985.
KANT, Emmanuel., Fondements de la métaphysique des moeurs. Introduction et notes
par Victor Delbos, Librairie Delagrave, 1978.
KANT, Emmanuel., Critique de la raison pratique. Publiée sous la direction de Ferdinand
Alquié, Éditions Gallimard, 1985
KANT, Emmanuel., Anthropologie du point de vue pragmatique. Librairie Philosophique
J.Vrin, Traduction par Michel Foucault, 1988.
KANT, Emmanuel., Œuvres philosophiques de Kant, Tome l, II, III, Pléiades, Gallimard,
1980.
Littérature sur Kant
ALQUIÉ, Ferdinand, La critique kantienne de la métaphysique. P.U.F, 1968.
ALQUIÉ, Ferdinand, La morale de Kant. Centre de documentation universitaire, 1967.
ALQUIÉ, Ferdinand, Leçons sur Kant: la morale de Kant, Éditions Table Ronde, Paris,
2005.
BECK, Lewis White, A Commentary on Kant's
University of Chicago Press, 1960.
Critique or Practical Reason, The
BOUTROUX, E., La philosophie de Kant. Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1965.
BRUNSCHVICG, L., Écrits philosophiques, Tome premier, P.U.F., Paris, 1951.
CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, Éditions du Seuil,
1973.
COHEN, Hermann., Commentaire de la critique de la raison pure de Kant, traduction
française E. Dufour, Paris, Le Cerf, 2000.
D'AVIAU DE TERNAY, Henri., La liberté kantienne. Un impératif d'exode. Les Éditions du
Cerf, 1992.
77
DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant. P.U.F, 1969.
DELEUZE, G., La philosophie critique de Kant: doctrine des facultés, P.U.F, 1977.
EVELLIN, F., La raison pure et les antinomies. Essai critique sur la philosophie kantienne,
Éditeur Félix Alcan, Paris, 1907.
GUYER, Paul., Kant onfreedom, law, and happiness, Cambridge, University, Press, 2000.
HOFFE, Otfried, Introduction à la philosophie pratique de Kant, la morale, le droit et la
religion, Librairie philosophique J.Vrin, 1993.
KANT, Emmanuel, Leçons d'Éthique. Présentation, traduction et notes par Luc Langlois,
Librairie Générale Française, 1997.
KRUGER, G., Critique et morale chez Kant, Beauchesne et ses fils, Paris, 1961.
LANGLOIS, Luc et ZARKA. Yves Charles, Les philosophes et la question de Dieu, P.U.F.,
2006.
PlllLONENKO, Alexis., L 'œuvre de Kant. La philosophie critique, Tome 1, Librairie
philosophique J.Vrin, Paris, 1975.
PlllLONENKO, Alexis., L 'œuvre de Kant. Morale et politique, Tome 2, Librairie
Philosophique J . Vrin, Paris 1972
PHILONENKO, Alexis., Métaphysique et politique chez Kant et Fichte, Librairie
philosophique 1.Vrin, Paris, 1997.
PUECH, Michel., Kant et la causalité, Paris, Vrin, 1990.
SCHROTER, François., La critique kantienne de l'eudémonisme, Éditions Peter Lang, 1992
WEIL, Éric, Problèmes kantiens, Paris, 1. Vrin, 1990.
Articles
LANGLOIS, Luc, Remarques sur la Vorlesung über Ethik de Kant, Droit et vertu chez
Kant: Kant et la philosophie grecque et moderne, Actes du IIIè congrès de la Société
internationale d'études kantiennes de langue française, Athènes, 1997.
LANGLOIS, Luc, De l'autonomie et du «Dieu qui est en nous» dans l'Opus postunum de
Kant. Kant, Opus Postunum : Philosophie, science, éthique et théologie, Actes du 4è
congrès international de la Société d'études kantiennes de langue française, Lausanne,
1999.
LANGLOIS, Luc, Kant et la métaphysique de la liberté, sous la direction de Yves Charles
Zarka et Bruno Pinchard, Y a-t-il une histoire de la métaphysique ?, P.U.F., 2005.
78
Téléchargement