ANNICK BÉLANGER LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ DANS LA PREMIÈRE CRITIQUE DE KANT Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAV AL QUÉBEC 2009 © Annick Bélanger, 2009 Résumé Chez Kant, le concept de la liberté, bien qu'il constitue la clef de voûte de son système, possède plusieurs définitions, ce qui ne va pas sans poser problème non seulement, pour la compréhension de ce concept, mais aussi pour la compréhension de son système critique. S'agit-il de plusieurs libertés qui sont présentées ou est-ce toujours la même liberté qui présente divers aspects ou divers degrés? Ce travail vise essentiellement à comprendre la pensée de Kant, ce qui nécessite l'étude du concept de liberté puisque c'est sur ce concept qu'elle se fonde. Cependant, notre étude se concentrera sur le concept de la liberté à l'intérieur de la première Critique alors que nous verrons que celle-ci prépare le terrain en présentant les concepts importants pour la compréhension de ce concept et du système critique. Une lecture de l'Analytique de la deuxième Critique s'impose néanmoins nous le verrons, car les problèmes auxquels se heurte la raison théorique se résolvent par la raison pratique. 1- ---- 11 Remerciements Je remercie et suis reconnaissante à mon directeur M. Luc Langlois pour m'avoir aidé à préciser et à orienter ce travail sans oublier les conseils qu'il a bien voulu me prodiguer au cours de la réalisation de ce travail. 111 Table des matières Résumé .................................................................................................. i Remerciements ........................................................................................ ii Table des matières ................................................................................... iii Introduction ............................................................................................ 1 Premier chapitre: De l'Analytique à la Dialectique transcendantale: introduction au problème de la liberté ....................................... 4 1. La distinction entre l'entendement et la raison : les concepts purs de l'entendement et les concepts de la raison pure (idées transcendantales) ....... 4 2. L'idée transcendantale et le problème de l'illusion transcendantale ............ 10 Deuxième chapitre: L'antinomie de la raison pure ........................................ 14 Le problème général de l'antinomie de la raison pure ............................... 14 La troisième antinomie: thèse et antithèse; liberté et déterminisme naturel ..... 15 L'antinomie et sa possible solution ..................................................... 18 La solution critique de la troisième antinomie ........................................ 19 4.1 Le premier principe de la solution: la distinction entre les phénomènes et les noumènes .......................................................................... 21 4.2 Le deuxième principe de la solution: la distinction entre antinomie mathématique et antinomie dynamique ............................................ 23 5. Retour et fin : la liberté transcendantale .............................................. 28 Troisième chapitre: La liberté pratique ...................................................... 30 1. Le Canon de la raison pure: définition de la liberté pratique .................... 32 2. La morale dans le Canon de la raison pure; une morale fondée sur le souverain bien ........................................................................................ 39 3. La liberté pratique: entre nature et moralité ........................................ 48 IV Quatrième chapitre : Le troisième sens de la liberté : la liberté comme autonomie morale ................................................................................................. 53 1. La critique kantienne de l'eudémonisme ............................................. 54 2. L'autonomie de la volonté: condition logique de l'impératif catégorique ....... 59 3. L'idée de la liberté comme explication de l'autonomie de la volonté ............ 64 La liberté comme clé des problèmes de la raison théorique .......................... 70 Conclusion ........................................................................................... 74 Bibliographie ........................................................................................ 77 v « le concept de la liberté, qui nul ne l'ignore, est une des plus grandes difficultés de la morale rédigée par Kant. » Alexis Philonenko, L 'œuvre de Kant, tome 2 « Difficile liberté kantienne. Plus difficile que celle que pouvait présenter chacune des Critiques prises isolément. » Henri D'Aviau de Ternay, La liberté kantienne, un impératif d' exode. Introduction Au début de la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant part du constat que la métaphysique est un champ de bataille 1 : «La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine2 ». En effet, dans cette quête d'absolu, la raison est en contradiction avec elle-même; elle engendre des antinomies et des sophismes. L'origine des erreurs de la métaphysique traditionnelle se situe donc à l'intérieur de la raison; celle-ci croit pouvoir connaître des objets transcendant l' expérience (l' âme, la liberté et Dieu), ce que Kant nomme les noumènes. La métaphysique traditionnelle est en crise. Mais Kant ne rejette pas la métaphysique pour autant et comme sa réputation le laisse parfois entendre, il ne l'a pas détruit, mais s'est engagé, au contraire, à la refonder. D'ailleurs, l'œuvre kantienne n'est rien d'autre à partir de la première Critique, que la tentative de refonder la métaphysique. Comment une métaphysique est-elle possible? Pour Kant, il faut effectuer une révolution dans notre conception du savoir afm d'y parvenir, c'est la révolution copernicienne. La critique est l'étape préalable au relançement de la métaphysique. Le résultat le plus important de cette révolution est la limitation des prétentions abusives de la raison. La raison apprend enfin, par l' autoréflexion critique, que certaines questions dépassent ses capacités. La Critique de la raison pure en fait tente de démontrer que l'usage théorique de la raison ne peut donner une réponse satisfaisante à la question « Que puis-je savoir? », et que seul l'usage pratique qui commande ce qui doit être peut y arriver en recoupant les deux autres questions: «Que dois-je faire?» et «Que m'est-il permis d'espérer?» La métaphysique théorique traditionnelle se voit ainsi transformée en une métaphysique des mœurs qui prenant son appui sur le concept de la liberté. Sans la liberté, impossible de fonder une métaphysique de la raison pratique de sorte que si je ne suis pas libre, c'est-à-dire incapable de transcender mon intérêt personnel, l'action morale est impossible. La liberté est donc au cœur de la nouvelle métaphysique élaborée par Kant. Ce concept de la liberté traverse la pensée de Kant. On retrouve ce concept dans plusieurs de ses écrits alors qu'il revêt plusieurs sens. Par exemple, dans l'Anthropologie du point de vue pragmatique, paradoxalement, le concept de la liberté est considéré comme une 1 2 KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure, A VIII; p. 5. CRPure, A VII; p. 5. passion relevant d'une tendance naturelle et innée3 qui, avons-nous besoin de le préciser, n'a rien à voir avec la liberté comme autonomie morale présentée dans les Fondements de la métaphysique des moeurs et dans la Critique de la raison pratique, à laquelle elle porte en fait préjudice. Kant présente aussi, dans la Doctrine du droit, la liberté comme un droit fondamental de la constitution civile4 . Dans Qu'est-ce que les lumières? il s'agit d'une liberté de penser qui renvoie à la capacité de 1'homme à se servir de son entendement sans la conduite d'un autre, d'un idéal de libération des forces réflexives de l'homme: Aie le courage de te servir de ton entendement! 5 En outre, l'éclatement de sens de la liberté se retrouve non seulement dans plusieurs ouvrages, mais parfois même à l'intérieur d'une même oeuvre. C'est le cas notamment dans le système critique alors que la liberté présente différents visages. Notre analyse se concentrera cependant dans la Critique de la raison pure. Dans la première Critique, Kant accorde deux sens à l'idée de la liberté. Elle est d'abord présentée par la Dialectique transcendantale comme une idée cosmologique et transcendantale de la raison pure permettant de clore la série des phénomènes du monde sensible qui demeure problématique pour la raison qui ne peut qu'affIrmer sa possibilité logique, et ce, compte tenu de son caractère inconditionné. Ensuite, dans la deuxième partie de l'ouvrage que constitue la Méthodologie, la liberté devient pratique et possède un mode de révélation empirique, ce qui lui permet d'être expérimentée. Dans la deuxième Critique, avec la raison pratique, la liberté acquiert une réalité objective que lui refusait la raison théorique ou spéculative de la première Critique. Certes, cette polysémie qui caractérise le concept de la liberté ne va pas sans poser problème et nuit à la compréhension de la théorie de la liberté et de la philosophie kantienne en entier. De plus, au-delà de cette diversité de défmitions, la liberté acquiert pourtant un statut fort important en constituant la clef de voûte ou la pierre centrale du système kantien, englobant ses deux dimensions théorique et pratique. Quelle est cette liberté formant la clef de voûte de l'édifice kantien? Cette liberté dotée de divers sens dans ce parcours critique estelle toujours une? La liberté présentée dans la raison théorique et dans la raison pratique estelle la même? Parle-t-on de diverses libertés ou de degrés d'une même liberté? Ce travail se concentrera sur l'étude de la liberté dans la première Critique. Il nous sera impossible de nous y limiter toutefois, car le problème de la liberté se prolonge et ne trouve sa solution que dans la deuxième Critique. Alors que la liberté demeure problématique pour la raison théorique, KANT, Emmanuel, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, OP, III, 1083; Ak, VII, 267. KANT, Emmanuel, Doctrine du droit, OP, III, 579; Ak, VI, 314. 5 KANT, Emmanuel, Réponse à la question: Qu 'est-ce que les Lumières?, OP, II , 209; Ak, VIII , 35. 3 4 2 - - - - -- elle est au cœur de la philosophie morale pour la raison pratique. Il reste à savoir ici comment cette liberté se donne à l 'homme et en général à tout être raisonnable. Nous verrons qu'elle se donne dans et par la loi morale, mais en quoi cette loi morale s'identifie-t-elle au principe de l'autonomie? Afin d'y VOIr plus clair, nous nous proposons d'analyser, avec l'aide de commentateurs, les diverses définitions du concept de la liberté que nous avons très brièvement énoncées ci-dessus, en cherchant au fur et à mesure de notre réflexion un fil conducteur qui nous permettrait d'y dégager un sens fondamental. Il s'agira d'abord de faire l'étude de la liberté telle que présentée pour la première fois dans le système critique, c' est-àdire dans la Dialectique transcendantale de la première Critique. Un chapitre introductif précédera l'analyse de la liberté transcendantale et aura pour mission de nous éclairer sur le concept même d'idée transcendantale en distinguant les concepts de l'entendement et les concepts de la raison pure. Un troisième chapitre se chargera de présenter le deuxième sens accordé au concept de la liberté dans la première Critique, la liberté pratique qui, on le verra, présente une détermination empirique. Un quatrième et dernier chapitre, portera quant à lui, sur l'étude de la liberté telle qu'elle est développée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et la deuxième Critique, qui nous le verrons, délaisse sa détermination empirique pour présenter la conception d'une liberté morale. 3 Premier chapitre «La raIson humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature (Natur) même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine6 ». De l'Analytique à la Dialectique transcendantale: introduction au problème de la liberté Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue les concepts purs de l'entendement qu'il nomme la faculté des règles, et les concepts purs de la raison .qu'il appelle la faculté des principes, d'une part les catégories, d'autre part les Idées transcendantales. Le concept à l'étude, celui de la liberté, est d'abord exposé dans la première Critique comme une Idée transcendantale. Pour faire l'étude de cette première conception de l'idée de la liberté, nous devons donc, au préalable, nous attarder sur le concept d'Idée transcendantale. Nous allons alors rappeler la distinction entre les deux facultés, soit l'entendement et la raison et du même souffle, la distinction entre les catégories et les Idées. 1. La distinction entre l'entendement et la raison; les concepts purs de l'entendement (catégories) et les concepts de la raison pure (idées transcendantales) L'Esthétique transcendantale ainsi que la Logique transcendantale de la première Critique nous présentent les deux sources fondamentales de la connaissance: l'intuition (sensible) et le concept. Ni la sensibilité, ni l'entendement ne sont autonomes. L'ordre de la connaissance requiert ces deux pouvoirs: sans sensibilité, aucun objet ne nous serait donné et sans entendement, aucun ne serait pensé. C'est en ce sens d'ailleurs que Kant écrit : «des 6 CRPure, A VII; p. 5. 4 pensées sans contenu (Inhalt) sont vides et des intuitions sans concepts, aveugles7 ». Alors que les objets de l'expérience sont donnés au moyen de la sensibilité, leur forme est détenninée par les concepts de l'entendement : « Si nous appelons sensibilité la réceptivité de notre esprit (Gemüths) , le pouvoir qu'il a de recevoir des représentations en tant qu'il est affecté d'une manière quelconque, nous devrons en revanche nommer entendement le pouvoir de produire nous-mêmes des représentations ou la spontanéité de la connaissance8». Pour penser l'objet sensible, l'entendement opère une synthèse du divers de l'intuition à l'aide des catégories qui se définissent comme «les concepts qui prescrivent a priori des lois aux phénomènes et par conséquent à la nature9». Ces catégories sont divisées en quatre classes, soit la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Elles ne renferment rien d 'empirique, «mais elles n ' en doivent (müssen) pas moins être de pures conditions a priori d 'une expérience possible 1o ». Kant insiste sur le lien étroit existant entre les concepts purs et l'expérience: « les catégories ne sont pas autre chose que les conditions de la pensée dans une expérience possible ( ... ) elles sont donc des concepts fondamentaux qui servent à penser des objets (Objecte) en général correspondant aux phénomènes 11». Ces concepts rendent par conséquent possibles la connaissance et la détermination d'un objet. Pour que le phénomène soit un objet de connaissance, l'entendement doit produire une synthèse des perceptions se rapportant au phénomène. L'entendement applique à ce dernier les conditions nécessaires de l'unité synthétique du divers de l'intuition. Le phénomène se voit alors prendre place dans l' enchaînement naturel des causes et des effets. L'entendement, par le biais des catégories, est une législation pour la nature. Il régit le monde phénoménal en lui imposant certaines règles appelées aussi lois, sans quoi quelque chose comme la nature serait inconcevable. C'est pourquoi Kant nomme l'entendement, le «pouvoir des règles I2 ». Cela dit, on constate que l'usage légitime de l'entendement ainsi que les concepts purs qui lui sont rattachés, les catégories, sont intimement liés à l'expérience empirique, ou encore au conditionné, ce qui n'est pas du tout le cas pour les concepts de la raIson pure. Effectivement, la raison, cette autre faculté, n'est jamais entièrement satisfaite par l'expérience empirique dans laquelle la série des conditions est à jamais inachevée, passant de cause en cause où chaque cause devient à son tour un effet. Au contraire de l'entendement, CRPure, A51/B75; p.77. CRPure, A51/B75; p.76-77. 9 CRPure, A125 ; p.l41. 10 CRPure, A96; p.I07. I I CRPure, All I; p.125. 12 CRPure, A126; p.l41. 7 8 5 la raison aspIre à connaître la totalité des phénomènes et non pas seulement leur enchaînement. Or, seul l'inconditionné offre à la raison une explication complète de l'expérience : «La totalité des conditions est toujours elle-même inconditionnée l3 ». Comment la raison pourrait être comblée par l'expérience dans les questions d'ordre cosmologique, par exemple, celle de la durée et de la grandeur du monde ou encore celle de la liberté ou de la nécessité naturelle puisque les réponses données selon les principes de l'expérience engendrent toujours de nouvelles questions qui appellent d'autres réponses et qui en somme démontrent que les explications empiriques ne suffisent pas à la satisfaire? Le principe qui préside à la production des idées transcendantales est une volonté de totalisation qui ne saurait se satisfaire d'aucune condition relative. La raison, en cherchant ainsi à parfaire sa connaissance du monde, exige non seulement à connaître la condition, mais aussi la condition de la condition et ainsi de suite; elle exige que la série entière des conditions soit donnée en même temps que le conditionné, car autrement, elle ne cesse de se questionner tout comme s'il n 'y avait pas encore eu de réponse. Cette exigence d'unité ou d'inconditionné que renferme la raison implique le franchissement du seuil respecté par l'entendement, soit celui de l'expérience sensible. Que l'usage légitime de l'entendement soit intimement lié au monde sensible et que l'usage de la raison, au contraire, s'en dégage, dénote une différence fondamentale de leurs concepts. Alors que l'usage des catégories est empirique et s'applique aux phénomènes ou plus justement, à des objets d'une expérience possible, l'usage des idées est transcendantal et suppose un rapport à l'inconditionné. Ces usages sont complémentaires. L'entendement ne peut pas faire un usage transempirique des catégories puisque, rappelons-le, ces dernières se rapportent à des objets de l'expérience et aux conditions générales d'une expérience possible. De même que la raison ne peut pas faire un usage empirique des idées puisqu'elles réfèrent à l'unité des conditions et que « l'unité rationnelle n'est pas l'unité d'une expérience possible; elle en est, au contraire, essentiellement distincte l4 ». Par cet usage transcendantal, la raison manifeste à sa façon un pouvoir synthétique. C'est-à-dire qu'elle ne se limite pas à avancer analytiquement que tout conditionné a une condition, mais au contraire, la raison unit des représentations qui ne dérivent pas les unes des autres ou qui sont liées logiquement. En affirmant l'inconditionné, la raison sort du concept du conditionné pour le mettre en connexion avec un concept qui n'est pas contenu en lui, le concept de l'inconditionné. Elle pose donc un jugement synthétique : «un tel principe 13 14 CRPure, A322/B379; p.267. CRPure, A307/B363 ; p.259. 6 de la raison pure est manifestement synthétique; car le conditionné se rapporte sans doute analytiquement à quelque condition, mais non pas à l'inconditionné 15 ». Et ce jugement synthétique est a priori puisque l'expérience ne peut l'engendrer : «L'inconditionné, quand il a lieu réellement, peut être examiné (erwogen) en particulier dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionné et doit, par conséquent, donner matière à maintes propositions synthétiques a priori 16 ». Ces propositions synthétiques a priori sont au cœur de la critique kantienne de la métaphysique. Tout l'effort de la critique d'ailleurs est de chercher à savoir si un usage légitime de propositions synthétiques a priori est possible, puisque la possibilité d'une extension de la connaissance au-delà de l'expérience sensible repose sur la possibilité de former des jugements synthétiques a priori. Toutefois, même si la raison semble souveraine en s'élevant ainsi hors du monde sensible, il faut noter qu'elle n'est jamais détachée de l'entendement, qu'elle n'est jamais, à elle seule, une source de connaissance, car «la raison ne produit proprement aucun concept1? ». En fait, la raison: «ne fait qu'affranchir le concept de l'entendement des restnctlons inévitables d'une expérience possible, et qu'ainsi elle cherche à l'étendre au-delà des limites de l'empirique, tout en restant en rapport avec lui. C'est ce qui a lieu par cela même qu'elle exige pour un conditionné donné une totalité absolue du côté des conditions (auxquelles l'entendement soumet tous les phénomènes de l'unité synthétique), et qu'elle fait ainsi de la catégorie une idée transcendantale pour donner une perfection absolue à la synthèse empirique, en la poursuivant jusqu'à l'inconditionné (qui ne se trouve jamais dans l'expérience, mais seulement dans l'idée)18». Alors que l' obj et de l'entendement est l'expérience sensible, celui de la raison est l'entendement. Comme nous venons de le mentionner, la raison unifie les règles de l'entendement sans unifier directement le sensible. Les règles de l'entendement sont en quelque sorte les intermédiaires entre la raison et le sensible : « Si la raison pure se rapporte aussi aux objets, elle n'a toutefois de rapport immédiat ni avec eux, ni avec leur intuition, mais seulement avec l'entendement et ses jugements, qui s'appliquent immédiatement aux sens et à leur intuition pour en déterminer l'objet19 ». En tant que faculté qui ramène les phénomènes à l'unité au moyen de règles, Kant nomme l'entendement, le «pouvoir des CRPure, CRPure, 17 CRPure, 18 CRPure, 19 CRPure, 15 16 A308/B364; A308/B365; A409/B435; A409/B435; A306/B363; p.259. p.259. p.328. p.328-29. p.259. 7 règles 20 », mais tant que faculté qui ramène à l'unité les règles de l'entendement au moyen de principes, la raison est appelée «pouvoir des principes21 ». Cela dit, à quoi servent au juste ces idées de la raison pure? Répondons à la question à partir du concept de la liberté. L'idée de liberté, en tant qu'idée cosmologique, témoigne de la situation aussi scandaleuse et contradictoire qu'inévitable dans laquelle tombe la raison lorsqu'elle se questionne sur le Monde. L'idée de la liberté n'a pas d'usage constitutif puisqu'elle ne conditionne aucun objet de l'expérience: «Quand donc nous admettons des êtres idéaux de cette espèce, ce n'est pas proprement ainsi notre connaissance que nous étendons au-delà des objets (Objeet) de l'expérience, c'est seulement l'unité empirique, dont le schème nous est donné par l'idée, qui, par suite, n'a pas la valeur d'un principe constitutif, mais seulement celle d'un principe régulateur 2 ». Les idées se distinguent ainsi des catégories de l'entendement, qui, au moyen des schèmes de l'imagination, déterminent un objet de connaissance. L'idée de la totalité absolue des phénomènes, comme principe régulateur, a une double tâche. D'abord, elle sert de règle pour l'entendement: elle lui indique le chemin à suivre dans le domaine de l'expérience. Plus précisément encore, elle lui fournit la règle à suivre afin qu'il poursuive et étende la recherche des conditions, « comme si la série était en soi infinie23 ». Ainsi, cette idée n'est pas un principe objectif, elle est plutôt une maxime de la raison: «Tous les principes objectifs qui ne sont pas dérivés de la nature de l'objet, mais de l'intérêt de la raison par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance de cet objet, je les nomme maximes de la raison24». Cet usage régulateur sert à mettre de l'unité dans les connaissances particulières sans déterminer une connaissance objective. En plus d'inscrire l'entendement dans la poursuite de l'explication des phénomènes, l'idée de la totalité du monde permet aussi de repousser l'expérience jusqu'à ses limites et de concevoir pour la série des conditions phénoménales, une cause inconditionnée comme si elle commençait absolument: «Les idées transcendantales n'ont jamais d'usage constitutif (... ), elles ont en revanche un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire: celui de diriger l'entendement vers certain but qui fait converger les lignes de direction qui suivent toutes ses règles en un point qui, pour n'être, il est vrai, qu'une idée ([oeus imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement,-puisqu'il est entièrement placé hors des bornes de CRPure, A299/B356; p.255. CRPure, A299/B356; p.255. 22 CRPure, A674/B702; p.470. 23 CRPure, A685/B713; p.475. 24 CRPure, A666/B694; p.465. 20 21 8 l'expérience possible,-sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension25 ». À la lumière de cet usage régulateur, l'idée loin d'être un concept tout à fait inutile, sert donc à l'entendement de canon (règle) pour l'extension complète de son usage. Mais comme on peut le constater, la raison, dans son usage théorique, «n'est pas un organe qui serve à étendre les connaissances26 ». Considérées en elles-mêmes, les idées valent, mais « elles n'ont pas le moindre usage immanent, c'est-à-dire recevable pour objets de l'expérience et par conséquent utile pour nous 27 ». Kant affirme quant à cet intérêt spéculatif, qu' «on entreprendrait difficilement un travail aussi fatiguant et environné d'autant d'obstacles que celui de l'investigation transcendantale, parce qu'il est impossible de faire de toutes les découvertes que l'on pourrait réaliser à ce sujet aucun usage qui en prouve l'utilité in concreto, c'est-à-dire dans l'étude la nature 28 ». Dans la Dialectique transcendantale, Kant présente trois façons pour la raison de se représenter l'inconditionné et c'est par le biais de raisonnements qu'elle en arrive à penser cet inconditionné. Il y a par conséquent trois idées transcendantales. Par le raisonnement catégorique, la raison peut se représenter l'unité inconditionnée de l'ensemble des expériences du sujet pensant pour ainsi créer l'idée de l'Âme. Par le raisonnement hypothétique, la raison en arrive à concevoir l'unité inconditionnée de l'ensemble des phénomènes empiriques ou encore la totalité du monde et créer l'idée du Monde. Enfin, par un raisonnement disjonctif cette fois-ci, la raison en arrive à l'unité inconditionnée de tous les êtres ou encore, le principe de la détermination de toutes les choses, la totalité des possibles et parvient à l'idée de Dieu. Le premier type d'idée, puisqu'il concerne le sujet pensant, est appelé idée psychologique. Les questionnements de la raison à l'égard du sujet pensant concernent les propriétés de l'âme : L'âme est-elle immatérielle? Est-elle incorruptible? Est-elle une personnalité? Les idées du deuxième ayant trait à la totalité du monde, elles sont appelées idées cosmologiques. La raison a quatre questionnements dans sa quête de l'inconditionné concernant le Monde: celui-ci a-t-il un commencement et une limite? Est-il fait d'éléments simples ou composés? Y a-t-il en lui une place pour la liberté ou bien n'y a t-il de place que pour la causalité naturelle? A t-il une cause suprême ou non? Enfm, le troisième type d'idée concerne la totalité de ce qui peut être pensé et l'idée qui lui est rattachée est l'idée CRPure, A644/B672; CRPure, A795/B823; 27 CRPure, A799/B827; 28 CRPure, A798/B826; 25 26 p.453-454. p.538. p.540. p.539. 9 théologique. Pour démontrer l'existence de Dieu, Kant en revoit les différentes preuves; la preuve ontologique, la preuve cosmologique et enfm, la preuve physico-théologique. Toutefois, cet usage transcendantal qui amène la raison à faire une extension hors du sensible des catégories de l'entendement ne se fait pas sans conséquence. Puisque la raison crée là où l'entendement s'arrête, c' est-à-dire au seuil de l'expérience empirique, elle s'enlise dans ce Kant nomme l'illusion transcendantale. 2. L'idée transcendantale et le problème de l'illusion transcendantale Les idées transcendantales posent un problème majeur à la raison elle-même. L'idée transcendantale est solidaire de l'illusion transcendantale qu' il faut, selon Kant, ne pas confondre avec l'erreur ou l'apparence logique. Alors que l' erreur naît de l'influence de la sensibilité sur l'entendement (Kant suggère de penser aux illusions d'optique), l'apparence logique réfère à un défaut d'attention à une règle logique. L'apparence transcendantale, quant à elle, naît d'une extension, hors de toute intuition, des concepts de l'entendement et consiste à croire qu'une connaissance a priori est possible là où manquent les conditions d'une expérience possible. Comme si, par l'entremise de notre pensée, on pouvait être fondé à parler des inconditionnés tels que l'Âme, le Monde et Dieu et ce, lorsque font défaut les conditions qui nous les présenteraient comme des objets ou des réalités: «la pureté des catégories par rapport à tout mélange de détermination sensible peut entraîner la raison à étendre leur usage, tout à fait, au-delà de l'expérience, à des choses en soi, quoique, ne trouvant pas elles-mêmes d'intuition qui puisse leur procurer une portée et une signification in concreto, elles aient le pouvoir, comme fonctions simplement logiques, de représenter à vrai dire une chose en général, mais non pas de se donner par elles-mêmes un concept déterminé d'une chose quelconque29 ». Or, l'impossibilité de la connaissance des choses telles qu'elles sont en soi est acquise depuis l'Esthétique et l'Analytique transcendantales. La totalisation qui résulte de cet élan de la raison vers l'inconditionné excède toute expérience possible. Ainsi, l'Âme, le Monde et Dieu ne sont que des idées de la raison pure, et on ne peut prétendre en avoir une connaissance. Le problème ici de cet usage transcendantal est véritablement que cette synthèse a priori de l'Idée n'est soutenue par aucune intuition et par conséquent, aucun usage réel n'en est possible. Il est impossible de retrouver un objet qui corresponde à ces idées transcendantales, celles-ci étant créées par la raison elle-même pour 29 Prolégomènes à toute métaphysique qui pourra se présenter comme science, OP, II, 111 ; Ak, IV, 332. 10 satisfaire son besoin d'intégralité. Ce qui est tout à fait conforme à la défmition kantienne de l'idée: «un concept rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne peut être donné par les sens 30 ». La première Critique, par le biais de la Dialectique transcendantale, tend à remonter à la source de cette apparence transcendantale qui donne l'illusion à la raison d 'atteindre l'absolu (1'Âme, le Monde et Dieu). La Dialectique transcendantale, qui se veut une logique de l'apparence, est l'étude de cette illusion transcendantale et elle suit la démarche naturelle de la raison dans sa quête de l'absolu. Elle a pour mission de dénoncer l'illusion dans laquelle la raison est enlisée et de démontrer l'illégitimité des raisonnements par lesquels elle attribue une réalité objective à ses idées. Car il faut le mentionner, c'est par le biais de ses propres raisonnements que la raison s'élève à l'inconditionné et croit atteindre l'en soi des choses. La Dialectique transcendantale passe un à un les trois types de raisonnements associés aux trois idées transcendantales en question qui sont reliées chacune à une science rationnelle (appelée pseudo science)31 et les dissout. Ferdinand Alquié mentionne dans son ouvrage La critique kantienne de la métaphysique que «la Dialectique transcendantale serait inutile s'il s'agissait seulement d'établir le caractère illégitime de la prétention de notre raison à atteindre l'absolu des choses 32 ». En effet, les pages précédentes de l'Esthétique et l'Analytique transcendantale ont déjà conclu que l'intuition est sensible et qu'en conséquence, la connaissance de la chose telle qu'elle est en elle-même demeure impossible, faute d'une intuition intellectuelle. La raison pour laquelle la Dialectique transcendantale est essentielle est que cette quête de l'absolu, cet élan vers l'unité, est pour la raison une disposition naturelle et invincible. C'est tout naturellement que la raison en vient à prendre pour une donnée objective ce qu'elle pense subjectivement. Du moment qu'elle quitte le sol empirique pour s'aventurer sur le terrain de la métaphysique, la raison s'expose à une apparence qui lui fait prendre ses désirs pour des réalités. Elle se méprend sur ses propres possibilités. Il y a «une dialectique naturelle et inévitable de la raison pure; je ne veux point parler de celle où s'embarrasse un ignorant (ein Stumper), faute de connaissances, ni de celle que des sophistes ont fabriquée ingénieusement pour tromper les gens raisonnables, mais de celle qui est inséparablement liée à la raison CRPure, A327/B383; p.270. Chaque idée de la raison pure étant chosifiée, il en naît une prétendue science. Le Moi étant pris comme substance spirituelle, la science qui en naît est la psychologie rationnelle. Le Monde étant considéré comme totalité, la science qui lui est rattachée est la cosmologie rationnelle. La totalité des possibles, référant à une réalité suprême (Dieu), la science qui en découle est la théologie rationnelle. Et Kant utilise l'expression pseudoscience parce que c' est de façon tout à fait illégitime que la raison chosifie ses idées. 32 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.24. 30 31 Il humaine et qui, même après en avoir découvert l'illusion, ne cesse pourtant pas de se jouer d'elle et de la jeter inlassablement en des erreurs qu'il faut constamment dissipe?3. » Alors que l'erreur et l'apparence logique peuvent être dépassées par la raison elle-même, l'apparence transcendantale ne peut l'être. La Dialectique transcendantale démontrera que, contrairement à l'apparence logique qui disparaît aussitôt qu'elle est exposée, l'apparence transcendantale dans l'antinomie persiste même après que la critique en ait démontré le néant: «C'est là une illusion qu'il nous est impossible d'éviter, de même qu'il n'est pas en notre pouvoir que la mer ne nous paraisse plus élevée au large que près du rivage 34». Kant nous prévient de cette fatalité qui saisit la raison dans sa recherche d'absolu dès le début de la Préface de la première édition : « La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d' être accablée de questions qu' elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine35 ». Selon Kant, puisque ce conflit est un conflit de la raison avec elle-même, il y a donc lieu de chercher le fondement de cette illusion dans la raison même. D'ailleurs, Kant intitule la seconde partie de l'Introduction de la Dialectique transcendantale : «De la raison pure comme siège de l'apparence transcendantale36 ». Que cette apparence se dissipe et cesse d'être une apparence, c'est ce que la Dialectique transcendantale ne pourra jamais obtenir. Cependant, il est possible d'éviter qu'elle ne fasse illusion puisqu'il s'agit d'un «simple malentendu37 ». Kant soutient que ce conflit peut être résolu grâce à la méthode propre au criticisme, l' autoréflexion critique. Cette méthode consiste justement, non point à s'élever d'un jugement à ses conditions psychologiques et vécues, mais aux fondements qu'il possède dans la structure même de l'esprie s. Maintenant que nous avons rappelé la distinction entre les catégories de l'entendement et les idées transcendantales de la raison pure et la signification de l'illusion transcendantale, le temps est venu de se consacrer à l'étude du concept qui anime ce travail, le concept de la liberté. Étant donné que cette idée de la liberté naît d'un questionnement sur le Monde, nous laisserons de côté tout ce qui a trait à la psychologie et à la théologie rationnelle, pour nous concentrer, dans le deuxième chapitre, sur la cosmologie rationnelle et l'antinomie de la raison pure. Dans un premier temps, nous tenterons de présenter le problème général de 33 CRPure, A298/8354; p.254. 34 CRPure, A297/B353 ; p.253. 35CRPure, AVII ; p.5. 36 CRPure, A298/B355; p.254. 37 CRPure, A464/B492; p.359. 38 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, pages 24-25. 12 l'antinomie. Nous expliquerons entre autres sur quel raisonnement et sur quelle apparence elle repose au juste. Dans un deuxième temps, nous nous attarderons à la troisième antinomie où se pose pour la première fois le problème de la liberté et enfm, nous exposerons la solution critique apportée par Kant pour résoudre ce conflit apparent de la raison avec elle-même. 13 Deuxième chapitre «Ici se présente, en effet, un nouveau phénomène de la raison humaine, je veux dire une antithétique toute naturelle où nul n'a besoin de subtiliser et de tendre ingénieusement des pièges pour y entraîner la raIson qui, au contraire, y tombe d' ellemême 39 ». L'antinomie de la raison pure 1. Le problème général de l'antinomie de la raison pure Kant n'a pas découvert l'antinomie, il l' a rencontrée. Il fut scandalisé en s'apercevant que les questionnements sur le Monde menaient directement à des affrrmations contradictoires et rigoureusement démontrées. En effet, lorsque la raison discourt sur le Monde, ou plus précisément, lorsqu'elle recherche l'unité des phénomènes du monde, elle produit naturellement deux thèses opposées qu'elle est susceptible de croire, car elles peuvent « être démontrées par des preuves également lumineuses, claires et irrésistibles4o ». Thèses et antithèses semblent nécessaires, elles s'imposent et sont à la fois contradictoires et démontrées. Les idées cosmologiques tombent ainsi sous l'emprise de deux adversaires rivaux. D'un côté, on y retrouve toujours une thèse métaphysique rationnelle et de l'autre, une antithèse empirico-sceptique. La métaphysique est bien ce que Kant en dit dans la Préface de la première édition, c'est-à-dire «une bataille où se livrent des combats sans fin41 ». Quoi qu'il en soit, c'est la découverte de l'antinomie qui conduit Kant à l'écriture de la Critique, afm de faire le point sur le scandale du conflit apparent de la raison avec ellemême. C'est dans la septième section de l'antinomie de la raison pure intitulée Décision CRPure, A407/B433 ; p.327. OP, II, 121; Ak, IV, 340. 4 1 CRPure, A VIII ; p.5. 39 40 Pro1égomènes, 14 critique du conflit cosmologique de la raison avec elle-même, où Kant dénonce l'argument sophistique qui met la raison en conflit avec elle-même. Cet argument est le suivant : « quand la majeure du syllogisme cosmologique prend le conditionné dans le sens transcendantal d'une catégorie pure et la mineure, dans le sens empirique d'un concept de l'entendement appliqué à de simples phénomènes on yrencontre l'erreur dialectique qu'on nomme sophisma figurae dictionis 42 ». C'est la confusion entre le monde comme chose en soi (ce qu'il est absolument, indépendamment des conditions sous lesquelles nous pouvons le connaître), et le monde comme ensemble de phénomènes, qui va entraîner le conflit de la raison avec ellemême: « Si, comme cela arrive habituellement, nous concevons les phénomènes du monde des sens comme des choses en soi, si nous admettons les principes de leur liaison comme ayant une valeur universelle pour des choses en soi et non pas simplement pour l'expérience, ce qui d'ailleurs est aussi habituel, voire inévitable sans notre critique, il se manifeste alors un conflit imprévu qui ne peut jamais être apaisé par la voie dogmatique ordinaire, parce que la thèse comme l' anti thèse peuvent être démontrées par des preuves également lumineuses, claires et irrésistibles ( ... ) et que la raison se voit ainsi divisée d'avec elle-même43 ». Le problème de l'antinomie repose donc sur une confusion entre le monde comme chose en soi et le monde comme ensemble de phénomènes. Voyons sans plus tarder le troisième conflit antinomique qui traite du problème de la liberté. 2. La troisième antinomie: thèse et antithèse; liberté et déterminisme naturel La première antinomie concerne le commencement dans le temps et la limite dans l'espace du monde: le monde a-t-il un commencement dans le temps et est-il limité dans l'espace ou bien au contraire, est-il infmi aussi bien dans le temps que dans l'espace? La deuxième antinomie a rapport à la composition du monde en substance: toute substance composée dans le monde se compose-t-elle de parties simples ou bien n'existe-t-il rien de simple dans le monde? La quatrième a trait quant à elle à l'existence ou non d'un être absolument nécessaire comme cause du monde: le monde implique-t-il un être absolument nécessaire pour en être la cause ou bien il n'existe aucun être absolument nécessaire pouvant en être la cause? La troisième antinomie, celle qui nous intéresse plus particulièrement ici, 42 CRPure, A499/8527; p.377. OP, II, 121; Ak, IV, 340. 43Prolégomènes, 15 porte sur l'origine des phénomènes du monde quant à leur causalité : les phénomènes sont-ils tous issus d'une causalité naturelle ou peut-on aussi admettre une causalité libre? Se refusant d'admettre une causalité unique pour expliquer la série des phénomènes, celle des lois de la nature, la raison se crée l'idée d'une spontanéité absolue qui commence à agir d'elle-même, une liberté transcendantale. La thèse de la troisième antinomie affIrme qu'il doit nécessairement exister dans le monde, outre les causes naturelles, une causalité libre: « la causalité selon les lois de la nature n'est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d'admettre une causalité libre pour l'explication de ces phénomènes44 ». L'antithèse, quant à elle, .conteste justement « la possibilité de l'acte libre; celle-ci n'est pour elle qu'une illusion de la conscience puisque tout dans le monde obéit à un déterminisme rigoureux 45 ». Selon l'antithèse, il n'existe dans le monde que des causes naturelles; une causalité libre semble donc une chose impossible: «Il n'y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant des lois de la nature46 ». On remarque que chacun des adversaires se sert des affIrmations de l'autre pour se légitimer. La thèse se prouve en réfutant l'antithèse et en montrant que «si .... tout arrive suivant les simples lois de la nature, il n'y a toujours qu'un commencement subalterne, mais jamais un premier commencement47 ». L'antithèse se prouve quant à elle «en montrant l'absurdité de la thèse: l'admettre c'est accepter que la liberté intervienne de manière discontinue dans les phénomènes et qu'apparaissent des séries causales que rien ne précède, ni ne détermine, et ainsi en prétendant fonder la causalité on la ruine48 ». L'antithèse se dote d'un argument implacable en rappelant à la thèse un problème cosmologique qui se pose au niveau de la troisième antinomie: « l'idée de la liberté, qui est exigée par la recherche d'une explication totale des événements de ce monde, semble ruiner cette explication ellemême49 ». En effet, « avec un tel pouvoir pareil de liberté, affranchi des lois, c'est à peine si on peut encore · penser la nature, puisque les lois de cette nature seraient incessamment modifIées par l'influence de la liberté, et le jeu des phénomènes, qui serait uniforme et 50 régulier d'après la simple nature, serait aussi troublé et rendu incohérent ». Comment peut- CRPure, A444/B472; p. 348. EVELLIN, François, La raison pure et les antinomies, p.120. 46 CRPure. A445/B473; p.349. 47 CRPure, A444/B472; p.348. 48 PHILONENKO, Alexis, L 'œuvre de Kant, La philosophie critique, Tome l, p.277. 49 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.23. 50 CRPure, A448/B476 ; p.353 44 45 16 on penser la liberté dans l'enchaînement naturel sans interrompre celui-ci? Tel est bien le défi lancé par l'antithèse à la thèse. On comprendra que chacune des positions tend à protéger ses propres intérêts théoriques. En rejetant la liberté, « l'antithèse entend sauvegarder l'unité de l'expérience51 ». L' entendement, en demeurant cloué au sol de l'expérience empirique,« le pays de la vérité 52 », tend à y chercher les lois, et ainsi étendre ses connaissances. Tous les phénomènes naturels pouvant être expliqués par les lois de la nature, l'entendement se refuse à admettre la liberté qui viendrait à coup sûr « briser le fil conducteur des règles qui seul rend possible une expérience universellement liée 53 » et conforme à la loi naturelle. Et du côté de la thèse, ce qui est en jeu, c' est un système de l'expérience, une intégralité de l' expérience. Avec les idées transcendantales, il est possible « d'embrasser pleinement a priori la chaîne entière des conditions et saisir la dérivation du conditionné, puisqu'on part de l'inconditionné 54 ». Sans la supposition d'une cause originelle qui permet de saisir la totalité de la nature, toute cause fuit à l'infini, et la raison se voit aux prises avec le problème de la régression des causes à l'infmi : «Si donc tout arrive suivant les simples lois de la nature, il n'y a toujours qu'un commencement subalterne, mais jamais de premier commencement, et par conséquent, en général, aucune intégralité de la série du côté des causes dérivant les unes des autres55 ». Le problème cosmologique, tel que posé, n'est donc pas un problème surgissant de la nature, mais bien un problème surgissant à l'intérieur de la raison elle-même, et en ce sens, il s'agit d'un problème théorique. En effet, le problème n'est pas de concilier une liberté préalablement admise avec la nécessité naturelle : «la racine de l'antinomie est découverte, non dans les contradictions du réel, mais dans une contradiction intérieure à l'esprit, dans une opposition de l'esprit à lui-même56 ». antinomie. Ce problème se présente sous la forme d'une Nous l'avons mentionné précédemment, la raison, en voulant parfaire sa connaissance du monde, stipule, en plus d'une causalité naturelle, une causalité libre. Elle conçoit la possibilité d'une causalité libre tout aussi bien que celle de la causalité naturelle. Comme la raison peut aussi bien se placer d'un côté que de l'autre, elle se voit divisée avec elle-même, c'est en ce sens qu'on parle de l'antinomie comme d'un conflit logique de la raison avec elle-même, d'un conflit «des lois mêmes de la raison5\>. Car pour la pensée, le CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.20. CRPure, A236/B295 ; p.216. 53 CRPure, A447/B475; p.349. 54 CRPure, A467/B495 ; p.360. 55 CRPure, A446/B474; p.348. 56 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.74. 57 ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.71. 51 52 17 monde n'est jamais donné en totalité, de sorte que ses concepts, contrairement à l'entendement formant un usage empirique des catégories, n'ont pas d'application légitime. Par conséquent, l'expérience ne peut être d'aucun secours, et dépassée l' expérience, la raison ne peut s'appuyer que sur elle-même: « les connaissances transcendantes de la raison, en ce qui concerne leurs idées, ne peuvent jamais être données dans l'expérience ni leurs propositions confIrmées ou réfutées par elle58 ». On le répète, l'antinomie n'est pas un dilemme. Pour sa résolution, il ne s'agit donc pas de choisir entre l'une ou l'autre des thèses. résoudre cette antinomie contenant deux Mais comment est-il possible alors de affIrmations contraires et apparemment irréconciliables que sont la liberté et le déterminisme, et ce, sans en délaisser une au profit de l'autre? La réponse se trouve dans l'auto-critique de la raison pure elle-même. 3. L'antinomie et sa possible solution Dans l' antinomie de la raison pure, nous venons de le signaler, la raison est dans un conflit avec elle-même, puisqu'elle peut penser deux affirmations contraires en pouvant aussi bien se ranger d'un côté que de l'autre, les deux assertions étant aussi rigoureusement fondées l'une que l'autre. Mais Kant croit que la raison pure n'est pas vouée à la contradiction. Il est convaincu que «cette lutte de la raison avec elle-même59 » n'est peut-être qu'un «simple malentendu6o » qu'il suffirait de dissiper afm d'abolir l'apparente contradiction de la raison avec elle-même. Il lui semble possible de résoudre les antinomies, «car les difficultés soulevées ne sont pas ici relatives à des choses extérieures ou dépassant la capacité de notre esprit, elles sont engendrées par la raison elle-même61 ». Kant le dit lui-même dans la quatrième section de l'antinomie de la raison pure ayant pour titre Des problèmes transcendantaux de la raison pure en tant qu'ils doivent absolument être résolus: «La philosophie transcendantale a cela de particulier entre toutes les connaissances spéculatives, qu'aucune question concernant un objet donné à la raison pure n'est insoluble pour cette même raison humaine62 ». Il semble donc que 58 59 60 61 62 Prolégomènes, OP, II, 108 ; Ak, IV, 329. CRPure, A464/B492 ; p.359. CRPure, A464/B492 ; p.359. ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.86. CRPure, A477/B505 ; p.365-366. 18 «nous ne pouvons pas décliner l'obligation de donner une solution, au moins critique, aux questions rationnelles proposées, en nous plaignant des bornes étroites de notre raison ( ... ) et qu'il est au-dessus de notre raison de décider si le monde existe de toute éternité ou s'il a eu un commencement, si l'espace du monde est rempli d'êtres à l'infmi ou s'il est renfermé dans certaines limites, si dans le monde il y a quelque chose de simple ou si tout peut être divisé à l'infini, s'il y a quelque création ou quelque production par liberté, ou si tout dépend de la chaîne de l'ordre naturel, enfm s'il Y a un être tout à fait inconditionné et nécessaire en soi, ou si tout est conditionné dans son existence et, par conséquent, extérieurement dépendant et contingent en soi63 », et ce, puisque « ces questions concernent un objet qui ne peut être donné nulle part ailleurs que dans notre pensée, je veux dire: la totalité absolument inconditionnée de la synthèse des ' , 64 Phenomenes ». Le conflit de la troisième antinomie qui oppose la causalité libre et la causalité naturelle ne serait donc qu'une apparence de conflit, c'est bien ce que prétend Kant. Mais comment l'auteur de la Critique résout-il la contradiction présente entre la liberté et la nécessité naturelle? 4. La solution critique de la troisième antinomie La solution critique de la troisième antinomie ne réside pas dans le choix de l'une ou l'autre des thèses, car «une antinomie n'est pas une alternative, ou un dilemme65 » nous l'avons suffisamment précisé. Il ne s'agit pas, en effet, de choisir, selon nos convictions, qu'elles soient dogmatiques ou sceptiques, entre les affirmations de la thèse ou les affirmations de l'antithèse. La solution critique ne consiste pas non plus à renvoyer dos à dos les deux adversaires concluant de leur erreur commune. La solution consiste plutôt en une tentative de conciliation des deux thèses dialectiques opposées: la liberté et la nécessité naturelle, puisque tous deux ont raison, mais selon un point de vue différent. Dans cette recherche de solution, il nous est impossible d'ignorer un principe auquel l'antithèse recourt pour réfuter la thèse et pour conclure qu'il n'y a pas de liberté. Ce principe en question a été présenté antérieurement dans l'Analytique transcendantale, il s'agit du principe de causalité. Cette loi naturelle qu'est le principe de causalité soutient que: 63 64 65 CRPure, A4811B509; p.367-368. CRPure, A4811B509; p.368. ALQUIÉ, Ferdinand., La critique kantienne de la métaphysique, p.71. 19 « tout ce qui arrive a une cause, que la causalité de cette cause, c'est-à-dire l'action, puisqu'elle est antérieure dans le temps et que, par rapport à l'effet qui a commencé d'être, elle ne peut pas elle-même avoir toujours été, mais qu'elle doit être arrivée, a aussi parmi les phénomènes sa cause par quoi elle est déterminée et par quoi, par conséquent, tous les événements sont déterminés empiriquement dans un ordre naturel, cette loi (... ) est une loi de l'entendement dont il n'est permis sous aucun prétexte, de s'écarter ou de distraire aucun phénomène66 ». Ce qui, de plus, éloigne tous ceux qui voudraient prétendre trouver une place pour la liberté dans le monde, est que ce principe de causalité «ne souffre aucune exception67 ». Eu égard à ce principe, c'est la liberté elle-même qui se voit remise en cause, car« parmi les causes dans le phénomène, il ne peut sûrement rien y avoir qui puisse commencer absolument et de soi-même une série 68 ». Ne pouvant ignorer ce principe de la nature, faut-il nous ranger du côté de l'antithèse et admettre la causalité naturelle sans discuter davantage? Contrairement à ce que nous pourrions croire, ce principe ne fait pas obstacle à la résolution de la troisième antinomie en nous obligeant d'adhérer à l'antithèse. Même si le principe de causalité semble écarter la possibilité d'une cause libre, Kant entrevoit une autre issue et se demande : «si, en ne reconnaissant dans la série entière de tous les événements qu'une nécessité naturelle, il est pourtant possible d'envisager cette nécessité qui, d'un côté, n'est qu'un simple effet naturel, comme étant, d'un autre côté, un effet de la liberté, ou s'il y a entre les deux espèces de causalité une contradiction absolue69 ». Incontestablement, il est impossible de démontrer l'effectivité d'une causalité libre dans l'enchaînement naturel des phénomènes, car tous les phénomènes naturels dans le temps sont eux-mêmes des effets dont la cause se retrouve elle aussi dans le temps. Et donc, «une action primitive, par laquelle arrive quelque chose qui n'était pas auparavant, c'est ce qu'il ne faut pas attendre de la liaison causale des phénomènes7o ». Mais toute la profondeur du questionnement de Kant consiste à demander si «la causalité empirique elle-même, sans interrompre le moins du monde son enchaînement avec les causes naturelles, peut être, cependant, un effet d'une causalité non empirique, mais intelligible ?». Car selon le raisonnement de Kant, la liberté en son sens cosmologique ne peut être qu'une idée, puisque toute expérience suppose une détermination causale des phénomènes. 66 67 68 69 70 CRPure, A542/B570; p.399. CRPure, A542/B570; p.399. CRPure, A543/B571 ; p.400. CRPure, A543/B571; p.400. CRPure, A544/B572; p.400. 20 L'auteur de la Critique admet donc qu'il soit possible de concilier les deux thèses contraires. Comme il est inconcevable de retrouver la liberté parmi les phénomènes qui sont enchaînés entre eux par la loi naturelle, « toute tentative visant à concilier la nature et la liberté est donc vaine si l'on admet, comme le veut l'opinion commune, que les phénomènes ont une réalité absolue71 » ou autrement dit, s'ils constituent toute la réalité. En effet, si la dualité disparaît, il semble impossible de concilier les deux thèses contraires, car si les phénomènes sont des choses en soi, c' en est fait de la liberté; la nature est la cause tout entière et en soi suffisamment déterminante de tous les événements, et leur condition n'est jamais que dans la série des phénomènes qui, avec leurs effets, sont nécessairement soumis à la loi de la nature. Kant rappelle ici les leçons de l'Esthétique transcendantale qui concluent que «tout ce qui est intuitionné dans l'espace et le temps, par suite tous les objets d'une expérience possible pour nous, ne sont pas autre chose que des phénomènes, c'est-à-dire que de simples représentations, qui, en tant que nous nous les représentons comme des êtres étendus ou des séries de changements, n'ont pas, en dehors de nos pensées, d'existence fondée en soC2 ». Dans l'expérience empirique, nous n'avons jamais affaire aux choses en elles-mêmes, mais seulement telles qu'elles nous apparaissent selon les formes spatiotemporelles de l'intuition sensible. Cela dit, si les phénomènes ne valent que pour ce qu'ils sont en effet, comme simples représentations qui s'enchaînent suivant les lois empiriques, Kant dira que ces phénomènes peuvent avoir eux-mêmes des causes qui ne sont pas des phénomènes, mais un objet transcendantal qui les détermine comme représentations: «Nous pouvons appeler objet transcendantal la cause simplement intelligible des phénomènes en généraC 3 ». Cette distinction entre les phénomènes et les noumènes dans l'ordre de la réalité se veut le premier principe de la solution de la troisième antinomie. 4.1 Le premier principe de la solution de la troisième antinomie: la distinction entre les phénomènes et les noumènes À côté des phénomènes, Kant établit la nécessité de concevoir des choses en soi. Les choses en soi sont une réalité différente du phénomène et l'auteur va même jusqu'à dire qu'elles sont antérieures au phénomène qui lui, ne serait qu'un dérivé de cette réalité fondamentale: «Nous considérons les objets des sens comme de simples phénomènes, nous CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.27. CRPure. A4911B519; p.372. 73 CRPure, A494/B522; p.374. 71 72 21 admettons cependant en même temps par là qu'ils ont pour fondement une chose en soi74 ». Kant anticipe déj à cette distinction entre les phénomènes et les noumènes en affmnant dès la Préface de la seconde édition de la Critique, qu' «il serait absurde d'admettre l'apparition d'un phénomène sensible sans qu'il y est rien en vertu de quoi cette apparition soit possible75 ». Cette distinction entre les phénomènes et les noumènes permet donc d'affinner deux ordres de réalités: d'une part la réalité phénoménale (les choses telles qu'elles nous apparaissent selon nos sens) et d'autre part, la réalité en soi, inconditionnée (les choses telles qu'elles sont en soi dans leur fond ontologique). La Dialectique transcendantale, on se souvient, a reconnue les limites de la raison pure du point de vue de ses connaissances. Nous avons la capacité de penser et non de connaître les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes: «La sensibilité, ainsi que son domaine, je veux parler du champ des phénomènes, sont limités eux-mêmes par l'entendement, de telle sorte qu'ils ne s'étendent pas aux choses en elles-mêmes, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent, en vertu de notre constitution (Beschaffenheit) subjective76 ». De ces êtres intelligibles, nous ne pouvons rien en savoir « parce que nos purs concepts d'entendement, de même que nos intuitions pures, ne portent sur rien d'autre que sur des objets d'expérience possible, par suite sur de simples êtres sensibles, et que, dès que l'on s'en écarte, il ne reste plus à ces concepts la moindre signification77 ». Le concept du noumène est d'un usage négatif en ce sens qu'il ne signifie pas une connaissance détenninée d'un objet, mais seulement «la pensée de quelque chose en général où je fais abstraction de toute forme de l'intuition sensible78 ». En effet, du noumène, nous pouvons en dire que « le temps ne le connaît pas; l'espace se refuse à le recevoir; il est à perte de vue de l'un et l'autre (... ) et sans rapport avec ce qui est (... ) il demeure lui-même dans une immobilité et un silence qui font penser au néane 9 ». Même si le concept du noumène ne donne rien à connaître, il n'est toutefois pas une «fiction arbitraire 80 ». Il s'agit d'un 1 « concept limitati/ », il sert à adoucir les prétentions de la sensibilité en rappelant que notre connaissance ne nous montre pas les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes en leur fond ontologique, mais seulement, telles qu'elles nous apparaissent, ne pouvant se représenter un Prolégomènes, OP, II, 90; Ak, IV, 314. CRPure, BXXVII; p.23. 76 CRPure, B308; p.226. 77 Prolégomènes, OP, II,91; Ak, IV, 315. 78 CRPure, B309; p.226. 79 EVELLIN, François, La raison pure et les antinomies, p.l44. 80 CRPure, A255/B311 ; p.229. 81 CRPure, A255/B311 ; p.229. 74 75 22 objet hors du champ de la sensibilité. Ainsi le Monde en soi, celui derrière la série des phénomènes, n'est qu'une idée limite; nous pouvons le penser, mais non le connaître. Pour qu'il constitue un concept positif ou encore, pour qu'il constitue un objet véritable, cela nécessiterait un mode d'intuition différent de celui que nous possédons, une intuition autre que sensible: «Nous n'avons pas d'intuition, ni même de concept d'une intuition possible, qui puisse nous donner des objets en dehors du champ de la sensibilité et permettre à l'entendement d'être employé assertoriquement au-delà de la sensibilité82 ». La distinction entre les deux ordres de réalité, c'est-à-dire entre l'ordre intelligible ou des choses en soi qui ne donne rien à connaître, mais qui pose les limites à la sensibilité et l'ordre phénoménal d'où nous connaissons les objets, s'impose, on l'a vu, pour la solution de la troisième antinomie. Car si l'on prend les phénomènes pour des choses en soi, la raison tombe inévitablement en conflit avec elle-même. Seule cette distinction permet de concilier les thèses contraires et ainsi de sauver la liberté, qui sans cela, s'anéantirait pour laisser toute la place à la causalité naturelle pour déterminer les événements du monde. En admettant cette distinction entre l'ordre des phénomènes et celui des noumènes, la liberté peut être cause dans l'intelligible, comme l'antécédent naturel dans le sensible. Cependant, la solution demeure incomplète si l'on ne fait qu'admettre cette distinction puisqu'il faut comprendre comment les phénomènes peuvent avoir des causes intelligibles. Ce qui nous mène au deuxième principe de la solution, soit la possibilité de penser une relation de causalité entre les phénomènes et les choses en soi ou entre l'ordre intelligible et l'ordre sensible. Pour comprendre comment la liberté pourrait être cause de phénomènes empiriques sans troubler le cours de la nature, il faut sans plus tarder expliquer la « distinction essentielle83 » apportée par Kant «parmi les concepts de l'entendement que la raison s'efforce d'élever au rang d'idée84 ». 4.2 Le deuxième principe de la solution: la distinction entre antinomie mathématique et antinomie dynamique C'est dans l'Analytique transcendantale que Kant introduit une importante distinction à l'intérieur même des catégories. L'auteur ne s'est pas attardé vraiment à cette distinction au début de la Critique, mais elle prend de l'importance plus on avance, notamment, pour la résolution des antinomies. Il faut rappeler cette distinction, car toutes les antinomies ne se CRPure, A255/B310; p.229 CRPure, A5291B557; p.392. 84 Prolégomènes, OP, II, 127; Ak, IV, 345. 82 83 23 résolvent pas de manière similaire. En effet, les solutions des antinomies dépendent du type de synthèse qu'elles constituent. Selon Kant, la table des catégories ou les concepts de l'entendement se divise en deux parties. Il y ad' abord les catégories de la quantité et de la qualité qui signifient une synthèse mathématique des phénomènes et qui sont reliées aux deux premières antinomies, soit celle qui se questionne à savoir si le monde a un commencement dans le temps et s'i! est limité dans l'espace ou bien celle qui veut savoir si le monde est constitué de substances simples ou composées. La synthèse mathématique se fait dans les cadres du temps et de l'espace seulement: «Dans la liaison mathématique des séries de phénomènes, il est impossible d'introduire d'autre condition qu'une condition sensible, c'est-à-dire une condition qui soit elle-même une partie de la série8\>. Le terme clé à retenir pour la première classe des antinomies est celui d'homogénéité; ses catégories opèrent une synthèse de l'homogène, spatio-temporel. Ensuite, il y a les catégories de la relation et de la modalité qui constituent quant à elles, une synthèse dynamique des phénomènes. La troisième antinomie que nous étudions, à savoir si les phénomènes du monde sont issus d'une causalité libre ou bien d'une causalité naturelle ainsi que la quatrième antinomie si le monde implique un être absolument nécessaire ou non pour en être la cause, constituent des antinomies dynamiques. Dans une antinomie dynamique, il s'agit, non plus de la quantité des choses, exigeant l 'homogénéité du conditionné et de la condition. Nous n'avons plus affaire à un rapport mathématique d 'homogène à homogène, mais à un rapport de condition au conditionné, dans le sens dynamique, c'est-à-dire dans le sens suivant lequel la condition et le conditionné peuvent être hétérogènes l'un à l'égard de l'autre et non pas « absolument de même espèce86 » comme l'exige la synthèse mathématique. Autrement dit, une synthèse dynamique permet l'intrusion d'une condition autre que sensible. Comme la cause et l'effet peuvent être de nature différente, la liberté que l'on ne peut retrouver dans l'ordre de la nature, car elle viendrait rompre cette dernière, peut être cependant intelligible et cause dans le sensible: «la série dynamique des conditions sensibles permet encore une condition hétérogène qui n'est pas une partie de la série, mais qui, en tant que purement intelligible, réside en dehors de la série, ce qui donne satisfaction à la raison et place l'inconditionné à la tête des phénomènes, sans troubler la série de ces phénomènes toujours conditionnés et sans pour cela la briser contrairement aux principes de l' entendement87 ». 85 86 87 CRPure, A530/B558; p.393. CRPure, A528/B556; p.392. CRPure, A5311B559; p.393. 24 Comme la synthèse dynamique permet une condition des phénomènes en dehors de la série, c'est-à-dire une condition qui n'est pas elle-même un phénomène, sa solution sera distincte de l'antinomie mathématique qui devait déclarer fausses les deux affmnations opposées. Celles-ci, portant sur le commencement du monde dans le temps et dans l'espace et sur la composition du monde reposent sur la thèse que le monde est une chose en soi, une totalité absolue. Or, les leçons de l'Esthétique transcendantale nous démontrent qu'une connaissance de la chose telle qu'elle est en soi nous est impossible. Si le monde ne peut pas être posé ainsi, la raison ne peut pas prétendre qu'il Y a un commencement dans le temps et dans l'espace ou l'inverse, qu'il n'en a pas. Elle ne peut pas non plus prétendre quoi que ce soit sur la composition de ce monde. En conséquence, les deux assertions ne peuvent mener à une conclusion autre que celle de déclarer fausses les deux thèses portant sur ce monde. L'idéalisme transcendantal fournit donc la solution à ces antinomies: «Il montre que le monde ne peut pas être posé, comme le veut le rationalisme dogmatique, indépendamment des méthodes qui sont le temps et l'espace et qu'il est absurde de poser le monde comme une « chose en soi », une totalité absolue, ou inversement de le nier comme tel88 ». Dans la synthèse dynamique, il est concevable que thèses et antithèses soient également vraies, en des sens différents toutefois. Que les phénomènes du monde soient issus d'une causalité naturelle et d'une causalité libre peut être vrai, à la condition de considérer deux points de vue, le point de vue phénoménal ainsi que le point de vue nouménal : «le conflit se résoudra par le simple fait que les jugements contradictoirement opposés constituant la thèse et l'antithèse se résoudront en jugements sub-contraires, qui ne prenant pas leur objet dans le même sens, seront effectivement conciliables, dès lors que leur vrai domaine leur aura été assigné89 ». La solution critique de la troisième antinomie, en tant que solution appliquée à une antinomie dynamique, repose donc sur deux principes complémentaires; la distinction entre les phénomènes et les noumènes qui permet de penser deux ordres de réalité, l'une sensible et l'autre intelligible, et le caractère dynamique de la catégorie de la causalité qui ne requiert pas l 'homogénéité du conditionné et de la condition dans la synthèse et qui permet par conséquent, de lier ces deux ordres de réalité. En proposant une conception comme celle de la double mondanité, la solution critique permet à la thèse métaphysique-qu 'il est nécessaire d'admettre une causalité libre pour l'explication des phénomènes-et à l'antithèse empiriste-il n y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant des lois 88 89 PHILONENKO, Alexis, L 'œuvre de Kant. La philosophie critique, p.278. Ibid. page 275-276. 25 de la nature-de se réconcilier, chacune trouvant la place qui lui revient dans l'ordre de la réalité. La solution critique qui permet l'hétérogénéité permet du même souffle que la causalité libre produise des effets dans le sensible. Les deux facultés que sont l'entendement et la raison sont ainsi satisfaites; la première, en affmnant que les phénomènes sont liés les uns aux autres par la loi naturelle, respecte sa loi, ce qui lui permet de demeurer sur le sol de l'expérience, et la deuxième peut conserver son orientation vers la totalité en pensant problématiquement l'achèvement de la série des phénomènes dans une cause intelligible. En somme, l'antinomie de la raison pure disparaît «dès qu'on a montré qu'elle est simplement dialectique et qu'elle est un conflit qui résulte d'une illusion qui vient de ce que l'on applique l'idée de la totalité absolue, valable seulement comme une condition de la chose en soi, aux phénomènes qui n'existent que dans la représentation90 ». L'antinomie de la raison pure tenait justement dans 1'hypothèse « où les phénomènes, où le monde sensible qui les contient tous, seraient des choses en SOi91 », ce que corrige la solution critique. Il est de mise, en présentant la solution critique de Kant, de rappeler la structure d'intérêt qui recoupe la thèse et l'antithèse. D'ailleurs, Kant est le premier à assigner une structure d'intérêt à la raison. À la troisième section intitulée De l'intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même de l'Antinomie de la raison pure, Kant expose les divers intérêts qu'offrent les thèses et les antithèses. Du point de vue de leurs principes, les affmnations cosmologiques sont égales, mais devant la conscience humaine intéressée, soutient Kant, les assertions dogmatiques ont un net avantage sur les assertions empiriques. Les thèses offrent assurément un intérêt spéculatif en réclamant l'inconditionné qui achève la série des conditions des phénomènes du monde, et qui offre par là, un système complet de l'expérience. Mais Kant dira que les thèses ont surtout l'avantage, que l'on ne retrouve pas chez les antithèses, de satisfaire aussi un intérêt pratique : « Que le monde ait un commencement, que mon moi pensant soit d'une nature simple et par suite incorruptible, qu'il soit en même temps libre dans ses actions volontaires et élevé au-dessus de la contrainte de la nature, qu'enfin l'ordre entier des choses qui constitue le monde dérive d'un être premier à qui tout emprunte son unité et son enchaînement en vue des fms 92 », voilà à quoi « prend parti de grand cœur tout homme sensé qui comprend son véritable intérêë 3 ». D'ailleurs, l'intérêt CRPure, A506/B534; CRPure, A507/B535; 92 CRPure, A466/B494; 93 CRPure, A466/B494; 90 91 p.380. p.380. p.360. p.360. 26 de la raison en sa vocation pratique exige que la solution critique sauve la liberté, non pas en démontrant sa réalité objective, mais en démontrant la possibilité de son idée. En plus de comporter un intérêt spéculatif et un intérêt pratique, les affmnations dogmatiques, contrairement aux affmnations empiriques, en posant un commencement et une fm au monde, rejoignent le sens commun «incapable de supporter l'inquiétude d'une recherche sans commencement ni fm 94 » et veut avoir par conséquent « quelque chose d'où il puisse partir en toute sécurité95 ». Les antithèses, en laissant l'entendement explorer sur le terrain de l'expérience et découvrir de nouvelles lois naturelles et ainsi étendre ses connaissances, offrent certes un intérêt spéculatif attrayant. Toutefois, dira Kant, les antithèses sont dépourvues de tout intérêt pratique, elles portent même préjudice aux intérêts pratiques des thèses en niant la possibilité de tout ce qui dépasse l'intuition sensible. Alors que les thèses maintiennent les notions d'Âme, de liberté, de Dieu, les «pierres angulaires de la morale et de la religion96 », les antithèses nous enlèvent tous ces appuis: « s'il n'y a pas un être premier distinct du monde, si le monde est sans commencement, par suite aussi sans créateur, si notre volonté n'est pas libre et si l'âme est aussi divisible et corruptible que la matière, alors les idées morales et leurs principes perdent toute valeur et s'écroulent avec les idées transcendantales qui constituent leurs appuis théoriques97 ». Un peu plus loin dans la Critique, plus exactement dans le Canon de la raison pure, Kant laisse entendre que la tendance dialectique naturelle qui entraîne la raison pure dans des antinomies et des illusions transcendantales révèle la suprématie de l'intérêt pratique sur l'intérêt spéculatif des trois objets suprasensibles que sont l'Âme, la liberté et Dieu: Si ces « trois propositions cardinales ne sont pas du tout nécessaires au point de vue du savoir, et si, cependant, elles nous sont instamment recommandées par notre raison, leur importance devra concerner que l'ordre pratique 98 ». Avant de procéder à l'étude du deuxième sens accordé au concept de la liberté dans la première Critique, la liberté pratique, faisons le point sur le premier sens étudié-la liberté transcendantale--ce qui nous donnera l'occasion d'apporter quelques précisions importantes. DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, p.172 CRPure, A473/B501; p.363. 96 CRPure, A466/B494; p.360. 97 CRPure, A468/B496; p.361. 98 CRPure, A800/B828; p.540. 94 95 27 5. Retour et fin : la liberté transcendantale En se questionnant sur le Monde et en cherchant à savoir si les phénomènes sont tous issus d'une causalité naturelle ou bien s'ils peuvent émaner d'une causalité libre, la raison en vient à se créer l'idée d'une spontanéité absolue qui commence d'agir elle-même sans qu'une autre cause ne l'ait précédée. Entre deux argumentaires sur la liberté et sur la nécessité naturelle qu'elle a elle-même rigoureusement édifiés, la raison est en contradiction avec ellemême. Grâce à la solution critique qui distingue d'une part, un monde sensible et un monde intelligible et d'autre part, une possible relation entre les deux, la raison peut désormais penser la nécessité naturelle et la liberté sans se contredire, chacune des assertions relevant de l'ordre de la réalité (sensible et intelligible) qui lui est propre. Que la raison puisse penser la causalité naturelle et la causalité par liberté sans sombrer dans la contradiction, sauve certes la raison elle-même, mais n'apporte aucune certitude quant à la réalité de la liberté, c'est ce qu'il faut bien préciser ici. Le résultat de la troisième antinomie consiste non pas à affirmer la liberté elle-même, mais uniquement sa possibilité logique. Kant n'entretient aucune ambiguïté à ce sujet, il n'a pas été question de «démontrer la réalité de la liberté comme l'une des facultés qui contienne la cause des phénomènes de notre monde sensible99 », ni d'en prouver la possibilité (réelle, AB) «puisque nous ne pouvons connaître la possibilité d'aucun principe réel et d'aucune causalité par de simples concepts a priori lOO », mais sa seule possibilité logique. Le problème demeure ici fondamentalement théorique, il s'agit d'un conflit à l'intérieur de la raison. Comment la raison pure peut-elle penser, sans se contredire, deux affirmations opposées qu'elle a elle-même élaborées, tel est le problème posé. Dans la Dialectique transcendantale, « tout ce qui est établi, c'est que la liberté est possible, au sens où elle n'est pas contradictoire en soi, ni avec le mécanisme de la nature; il n'est pas encore établi qu'elle soit possible, au sens où il s'agirait d'une possibilité, non pas simplement logique, mais réelle fondée sur des principes synthétiques a priori IOI ». La non-contradiction d'un concept s'avère, en vérité, une condition logique nécessaire pour le penser, mais demeure toutefois insuffisante pour affirmer son existence réelle. Il ne suffit pas qu'un jugement soit logique, exempt de contradiction pour qu'il corresponde à un objet réel. De la liberté, nous avons seulement le concept, ce qui suffit pour le penser, mais comme nous n'en avons aucune intuition, il est impossible de le connaître. L'idée de la liberté n'est toujours qu'une idée transcendantale créée par la raison et avec laquelle celle-ci pense commencer CRPure, A558/B586; pA07. CRPure, A558/B586; pA08. 10 1 DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant. p.185. 99 100 28 absolument la série des conditions, et elle demeure, par conséquent, «sous l'empire de la chose en soi, 102 » inconnaissable et insaisissable pour nous. Comme l'inconditionné ne peut se retrouver dans la série el1e~même des conditions, et donc dans le monde sensible, les idées sont transcendantes : elles ne servent pas seulement à l'achèvement de l'usage empirique de la raison (achèvement qui demeure toujours une idée jamais réalisable, et que, pourtant, il faut poursuivre), mais elles s'en emparent entièrement et se changent elles-mêmes en objets dont la matière n'est point tirée de l'expérience et dont la réalité objective ne repose pas, non plus, sur l'achèvement de la série empirique, mais sur des concepts purs a priori. De semblables idées transcendantes ont un objet simplement intelligible qu'il nous est sans doute permis d'accorder comme un objet (Object) transcendantal, dont nous ne savons d'ailleurs rien, sans que nous ayons, pour le concevoir comme une chose déterminable par ses prédicats distinctifs et essentiels, des principes de sa possibilité (à titre de chose indépendante de tous les concepts de l'expérience), et sans que nous soyons autorisés à l'admettre comme un tel objet; il n'est, par conséquent, qu'un simple être de raison 103 ». Tout ce que nous pouvons dire de la liberté transcendantale c'est qu'elle est logiquement concevable. Croire en la réalité de la liberté à partir de son seul concept, c'est ce qu'il faut éviter puisque c'est tomber dans « l'illusion de la liberté l04 ». Même si la solution critique ménage une place aux affirmations métaphysiques des thèses, elle renonce cependant à la dimension dogmatique de la thèse qui prétend faire de la liberté un objet de connaissance. La liberté, en tant qu'idée transcendantale et cosmologique, achève l'explication de l'enchaînement des phénomènes, mais demeure pour la raison un concept problématique c'est-à-dire, un concept dépourvu de contradiction dont on ne peut affmner la réalité objective, faute d'intuition intellectuelle. DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant. p.185. CRPure. A565/B593; pA12. 104 CRPure, A447/B475; p.349. 102 103 29 Troisième chapitre « (... ) il est à remarquer que je n'emploierai désormais le concept de la liberté que dans le sens pratique et que je laisse ici de côté, comme réglé plus haut, le sens transcendantal de ce concept qui ne peut pas être empiriquement supposé comme un principe d'explication des phénomènes, mais qui est même ici un problème pour la raison l05 ». La liberté pratique Le travail de la Dialectique transcendantale n'est pas seulement négatif même si Kant place celle-ci sous le titre de logique de l'illusion. En effet, la Dialectique expose de façon magistrale les limites de la raison pure au point de vue de la connaissance et signale ce que la métaphysique ne peut pas être, à savoir une connaissance théorique d'un monde suprasensible. Elle dénonce les sophismes de la raison pure qui se méprend sur ses possibilités en ne faisant pas la différence entre ses désirs et la réalité. Lorsqu'elle se prononce sur les objets métaphysiques que sont l'âme, le monde et Dieu, elle croit les saisir da~s leur essence. Mais après avoir justifié l'impossibilité de la métaphysique traditionnelle, Kant poursuit son travail. La Critique de la raison pure ne se termine pas avec la Dialectique transcendantale, car la raison théorique, même si elle doit renoncer à connaître l'inconditionné, ne fenne pas les portes pour autant. Les résultats de la Dialectique transcendantale ne constituent en quelque sorte qu'un seul versant du projet critique. Kant écrit une deuxième partie à la première Critique intitulée La théorie transcendantale de la méthode par laquelle il conduit le projet critique à terme en lui proposant une nouvelle méthode qui constitue l'autre versant de la critique de la raison dialectique. C'est à cette théorie transcendantale de la méthode que revient la tâche de déterminer «les conditions 105 CRPure, A80l/B829; p.541. 30 fonnelles d'un système complet de la raison pure l06 ». En effet, la métaphysique a besoin d'une nouvelle méthode et plus particulièrement, d'un Canon, qui renfermerait les principes d'un usage légitime de la raison pure. Mais ce canon, proposé en conclusion à la Critique de la raison pure, délaissera l'usage théorique de la raison pour n'examiner que l'usage pratique, le seul qui reste à la métaphysique des mœurs compte tenu le constat d'échec de l'usage théorique. En conclusion à la première Critique, Kant ouvre donc le chemin d'une nouvelle métaphysique rivée aux intérêts pratiques de la raison. L'intérêt pratique de la raison est ni plus ni moins l'envers de l'intérêt spéculatif en ce sens où il permet d'appréhender le sens véritable de la recherche théorique de l'inconditionné et Kant le signale dès le début du Canon de la raison pure: «( ... ) il doit bien y avoir une source de connaissances positives qui appartiennent au domaine de la raison pure (... ) car autrement, à quelle cause attribuer le désir indomptable de poser quelque part un pied fenne au-delà des limites de l'expérience? (... ) La raison pure peut sans doute espérer plus de bonheur sur l'unique voie qu'il lui reste encore, celle de l'usage pratique l07 ». Si la raison cherche à s'élever au-dessus de l'indétennination de la série causale empirique, c'est parce qu'elle aspire, comme raison pratique, à réaliser le suprasensible dans le monde sensible. Le Canon de la raison pure rappelle que la raison a une tendance dialectique naturelle à s'élancer, au moyen d'Idées, au-delà des limites de la sensibilité: «La raison est poussée par un penchant de sa nature à sortir de l'expérience, pour s'élancer, dans un usage pur à l'aide de simples idées, jusqu'aux extrêmes limites de toute connaissance l08 ». Le Canon aj oute cependant l'idée que cette propension innée qui entraîne la raison pure dans des antinomies et des illusions transcendantales révèle la suprémat~e de l'intérêt pratique sur l'intérêt spéculatif et que les objets inconditionnés prennent leur sens véritable du point de vue pratique en tant que principes de réalisation du souverain bien : « Le but fmal auquel se rapporte, en définitive, la spéculation de la raison dans l'usage transcendantal concerne trois objets: la liberté de la volonté, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu (... ) et l'intérêt spéculatif de la raison n'est que très faible, et, en vue de cet intérêt, on entreprendrait difficilement un travail aussi fatiguant et environné d'autant d'obstacles que celui de l'investigation transcendantale, parce qu'il est impossible de faire de toutes les découvertes que l'on pourrait réaliser à ce sujet aucun usage qui en prouve l'utilité in concreto, c'est-à-dire dans l'étude de la nature 109». CRPure, A 708/B736; p.489. CRPure, A797/B825; p.538. 108CRPure, A7971B825; p.539. 109 CRPure, A 798/B826; p.539. 106 107 31 L'intérêt porté à ces trois idées n'est pas un intérêt théorique, du moins cet intérêt est faible, il s'agit d'un intérêt d'abord pratique. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas de connaître l'âme ou Dieu, mais savoir ce qu'il faut faire si la volonté est libre, s'il ya un Dieu et une vie future : «Comme il s'agit ici de notre conduite par rapport à la fm suprême, le but fmal des sages dispositions de la nature prévoyante dans la constitution de notre raison n'appartient qu'à la seule morale 110 ». Même si la Dialectique se limite à présenter le sens cosmologique et transcendantal de la liberté, Kant fait déjà allusion, dans cette première partie de son ouvrage, à la liberté pratique, plus précisément, à la troisième antinomie de la raison pure. C'est particulièrement dans les remarques sur la thèse où Kant esquisse-sans toutefois le développer à ce moment--ce sens pratique attribué au concept de la liberté. En plus de distinguer et de concilier la liberté et la nature, l'auteur distingue la liberté transcendantale et la liberté pratique. Ce que l'on peut savoir de cette liberté pratique c'est qu'elle n'est pas un concept empirique, mais un concept en grande partie empirique : « L'idée transcendantale de la liberté est loin de former, il est vrai, tout le contenu du concept psychologique de ce nom, concept qui est en grande partie empirique; elle ne constitue que le concept de la spontanéité absolue de l'action. {...)Ill». Ce n'est qu'un peu plus tard dans la Critique, c'est-à-dire dans le Canon de la raison pure, qu'il précise le sens de cette liberté pratique. Nous allons donc étudier, à l'intérieur de ce troisième chapitre, la conception de la liberté dans le Canon de la raison pure. Quelle est cette liberté maintenant pratique? Comment se distingue-t-elle de la liberté transcendantale présentée quelques pages avant dans la Dialectique et sur laquelle elle se fonde? Nous allons d'abord nous attarder à la défmition donnée par Kant à cette liberté pratique en insistant sur une notion clé, celle du caractère intelligible, pour nous pencher ensuite sur la conception de la moralité dans laquelle s'inscrit cette liberté pratique, ce qui nous permettra de la cerner davantage. Une dernière section assurera le passage entre la conception de la liberté pratique vue dans le Canon et la conception présentée dans les ouvrages ultérieurs de Kant. 1. Le Canon de la raison pure: définition de la liberté pratique Alors que Kant caractérise la liberté dans le sens transcendantal par une indépendance totale à l'égard du sensible, à un point tel qu' «elle paraît être contraire à la loi de la 110 III CRPure, A80l/B829; p.541. CRPure, A448/B476; p.350. 32 nature l12 », il défInit plutôt la liberté dans le sens pratique comme «l'indépendance de la volonté à l'égard de la sensibilité l13 ». Cette liberté, loin de s'opposer à la nature, s'y insère pour libérer des déterminismes qui s'y retrouvent. La liberté n'est donc plus une idée cosmologique de la raison pure permettant de clore la série des phénomènes du monde, il s'agit plutôt d'une liberté rattachée à l'homme par le biais de la volonté. Kant fait ressortir la spécifIcité de la volonté humaine en la comparant à la volonté animale: «Une volonté simplement animale (arbitrium brutum) est celle qui ne peut être déterminée que par des impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement. Mais celle qui peut être déterminée indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mobiles qui ne sont représentés que par la raison, reçoit le nom de libre arbitre (arbitrium liberum)114 ». La volonté humaine ou le libre arbitre, se distingue de la volonté animale par sa capacité à se défaire des contraintes sensibles pour se déterminer elle-même, par des mobiles rationnels, et «tout ce qui s'y rattache, soit comme principe, soit comme conséquence, est appelé pratique l15 ». L'homme a donc le pouvoir de se libérer de ses penchants sensibles pour rechercher ce qui lui paraît le plus désirable par rapport à son état 116 et c'est par le biais de la raison, ce pouvoir intelligible, qu'il le peut: «la raison se distingue proprement et d'une manière particulière de toutes les autres forces empiriquement conditionnées, puisqu'elle n'examine ses objets que d'après les idées l17 ». Donc, ce qui caractérise la liberté pratique est ce pouvoir de la raison à se déterminer indépendamment des impressions des sens. Kant utilise l'expression de caractère 118 intelligible pour expliquer qu'un sujet puisse être l'auteur de ses actes: par son caractère intelligible, « à la vérité, il serait la cause de ses actes, comme phénomène, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas même un phénomène 119 ». D'après son caractère intelligible, « le même sujet devrait néanmoins être affranchi de toute influence de la sensibilité et de toute détermination par des phénomènes ( ... ) et on dirait de lui très exactement qu'il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible 120 ». Car quant à son caractère intelligible, un sujet ne peut être soumis aux conditions du temps, celuici n'étant la condition que des phénomènes et non pas des choses en soi. Comme Kant le CRPure, A803/B831; p.542. CRPure, A534/B562; p.395. 114 CRPure, A802/B830 ; p.541. 115 CRPure, A802/B830 ; p.541 . 116 CRPure, A802/B830 ; p.542. 117 CRPure, A547/B575; pA02. 118 Dans la pensée kantienne, le terme caractère désigne une loi. Toute cause efficiente possède un caractère soit, une loi de sa causalité. 119 CRPure, A54 11B567; p.398. 120 CRPure, A5411B569; p.399. 11 2 113 33 souligne, la causalité, en tant qu'elle est intellectuelle, ne s'insère pas dans la série des conditions phénoménales qui rendent l'événement nécessaire dans le monde sensible 121• À cette notion de caractère intelligible s'oppose celle de caractère empirique. Les actes d'un sujet, selon son caractère empirique sont enchaînés d'après les lois universelles de la nature et le sujet, comme phénomène, se voit « soumis à toutes les lois de la détermination opérée par la liaison causale, et il n'est, à ce titre, qu'une partie du monde sensible dont les effets, comme tout autre phénomène, découleraient inévitablement de la nature 122 ». D'après son caractère empirique, toutes les actions du sujet se retrouvent justement liées à cet ordre naturel et devraient en conséquence, pouvoir être expliquées selon les lois naturelles. Selon Kant, il semble que ce soit dans l 'homme seulement que soient conjugués les deux ordres de réalité sensible et intelligible ou encore que l' on retrouve cette double causalité: «l'homme qui ne connaît la nature que par les sens, se connaît lui-même en outre par simple aperception et, à la vérité, en des actes et des déterminations internes qu'il ne peut pas attribuer à l'impression des sens; il est assurément pour lui-même, d'un côté, phénomène, mais de l'autre, au point de vue de certaines facultés, il est objet simplement intelligible, puisque son action ne peut pas être attribuée à la réceptivité de la sensibilité 123 ». Alors du point de vue de son caractère empirique, il est impossible de parler de liberté, car nous venons de le mentionner, par ce caractère, ses actions sont soumises à la nécessité naturelle. Il est cependant possible de le faire du point de vue de son caractère intelligible. En l 'homme, nous 1 découvrons un pouvoir intelligible, la raison, qui détermine les actions non pas relativement à la sensibilité, mais à partir d'idées. Lorsque l'homme agit relativement à sa raison, ses actions sont libres. Donc, sans contradiction, il est possible d'attribuer nature et liberté à une même action, mais sous des points différents, c'est d'ailleurs ce qui a été conclu dans la solution critique de la troisième antinomie: «Ainsi liberté et nature, chacun dans son sens parfait, se rencontreraient ensemble, et sans conflit d'aucune espèce, dans les mêmes actions, suivant qu'on les rapprochait de leur cause intelligible ou de leur cause sensible 124 ». Dans le même ordre d'idées, Kant affirme plus loin: «( ... ) de cette manière, le sujet agissant, comme causa phaenomenon, serait enchaîné à la nature par une dépendance indissoluble de tous ses actes, et seul le noumenon de ce sujet (avec toute sa causalité dans le phénomène) renfermerait certaines conditions qui, si l'on voulait remonter de l'objet empirique à l'objet transcendantal, 12 1 CRPure, A540/B568; CRPure, A540/B568; 123 CRPure, A546/B574; 124 CRPure, A541/B569; 122 p.398. p.398. pAOlo p.399. 34 devraient être considérées comme simplement intelligibles 125 ». Par conséquent, cette idée de liberté ne peut être attribuée à « la nature inanimée ou simplement animale 126 » de laquelle nous ne concevons pas « quelque autre pouvoir que ceux qui sont conditionnés d'une manière simplement sensible 127 ». Permettons-nous un petit détour dans les Prolégomènes, alors que Kant tient des propos quelque peu différents. Dans cet ouvrage, l'auteur soutient touj ours l'idée que liberté et nature peuvent se retrouver dans une même action pourvu que l'on opère une distinction de point de vue (sensible et intelligible) pour l'envisager. Kant affIrme toutefois une idée qu'il ne soutient pas dans la première Critique. Il soutient que la liberté ne se présente pas dans l'intelligible, mais seulement dans un rapport avec le sensible, puisque comme l'écrit Camois, « la liberté est un concept relationnel 128 ». En d'autres termes, cette idée de liberté ne peut être accordée qu'aux êtres qui revêtent à la fois un caractère empirique et un caractère intelligible ou autrement dit, aux êtres qui sont à la fois phénomène et noumène. Kant prend soin de le préciser en bas de page: «L'idée de liberté se présente uniquement dans le rapport de l'intelligible, comme cause dans le phénomène, comme effet 129 »ce qui, d'ailleurs, est tout à fait conforme à la défmition de la liberté comme faculté de commencer par soi-même un événement. Cela dit, il devient impossible d'attribuer cette liberté à des êtres de nature seulement animale ou à des êtres de nature seulement intelligible ou autrement dit, aux êtres possédant uniquement un caractère empirique ou uniquement un caractère intelligible : « ( ... ) nous ne pouvons trouver aucun concept de liberté qui convienne à des êtres purement intelligibles, à Dieu par exemple, en tant que son action est immanente ( ... ) C'est seulement quand quelque chose doit commencer du fait d'une action l'effet doit se trouver dans la succession temporelle, par conséquent dans le monde sensible (par exemple, le commencement du monde), que la question se pose de savoir si la causalité de la cause doit elle-même commencer aussi, ou si la cause peut amorcer un effet, sans que sa causalité elle-même commence 130 ». Cette position de Kant à l'égard des êtres purement intelligibles comme Dieu soulève une contradiction si l'on tient compte de sa pensée qui considère le caractère intelligible comme la CRPure, A545/B573; pA01. CRPure, A546/B574; pA01 . 127 CRPure, A546/B574; pAOl. 128 CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.35. 129prolégomènes, OP, II, 126; Ak, IV, 344. 130 FMM, OP, II , 126, IV, 344. 125 126 35 voie de la moralité ou peut être plus précisément, comme une condition incontournable pour la moralité. Dieu, de nature absolument raisonnable ou intelligible peut-il être moral sans être libre? Les commentaires de Victor Delbos nous éclairent à ce sujet en proposant l'interprétation selon laquelle Kant, dans les Prolégomènes, restreint la liberté à une liberté liée au monde sensible : « Les Prolégomènes tendent peut-être davantage à détacher la notion de la liberté de ce qui dans la chose en soi est essentiellement en soi, pour l'identifier au rapport de la chose en soi avec les phénomènes; ils rapprochent aussi plus directement ce rapport du rapport des principes intelligibles de détermination pratique à l'ordre des penchants sensibles : d'où une réduction déj à marquée de la liberté transcendantale à la forme de la liberté pratique rationnelle qui agit selon ce qui doit être, au lieu qu'elle soit le rrincipe universel de toutes les actions, qu'elle qu'en soit la moralité 31 ». Il nous est possible de connaître le caractère empirique d'un sujet par l'expérience. L 'homme, en tant que phénomène, serait « soumis à toutes les lois de la détermination opérée par la liaison causale (... ) de même que des phénomènes extérieurs influent sur lui, de même son caractère empirique, c'est-à-dire la loi de sa causalité, serait connu par l'expérience 132». Au contraire, le caractère intelligible est insaisissable par l'expérience sensible : «J'appelle intelligible ce qui dans un objet des sens n'est pas lui-même phénomène 133». Le caractère intelligible est intemporel, il ne peut être sous l'effet du temps, et par conséquent, de la loi naturelle: «Le caractère intelligible ne pourrait à jamais, à la vérité, être connu immédiatement, puisque nous ne pouvons percevoir une chose qu'en tant qu'elle apparaît, mais il devrait pourtant être conçu conformément au caractère empirique, de la manière même que nous devons, en général, poser dans la pensée, pour fondement aux phénomènes, un objet transcendantal, bien qu'à la vérité nous ne sachions rien de ce qu'il est en SOi 134 ». Pour le connaître, il nous faudrait une intuition autre que sensible, une intuition intellectuelle qu 'hélas, nous ne possédons pas. Comme Bernard Carnois le signale, il apparaît un lien étroit entre la liberté transcendantale et le caractère intelligible; nous pouvons dire du caractère intelligible la même chose que nous disions de la liberté transcendantale : il nous est possible de le penser, mais non de le connaître 135. Le caractère intelligible, tout comme la liberté DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, p.204. CRPure A540/B568; p.398. 133 CRPure, A538/B566; p.397. 134 CRPure, A540/B568; p.398. 135 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.70. 131 132 36 transcendantale, est une causalité intelligible dont nous ne connaissons que les effets sensibles puisque nous en avons seulement « le concept général 136 ». Le caractère intelligible, nous ne le connaissons pas, mais nous le désignons par des phénomènes 137 . Que l'idée de la liberté se présente uniquement dans le rapport de l'intelligible, comme cause dans le phénomène, cela est tout à fait conforme à la définition de la liberté vue dans la Dialectique comme faculté de commencer par soi-même un événement. Même si Kant constate l'impossibilité de la connaissance du caractère intelligible, il se préoccupe de la relation que peut entretenir ce caractère avec le monde sensible. Selon l'auteur, le caractère empirique est le «schème sensible 138 » du caractère intelligible. D'ailleurs, cette question de la relation entre l'intelligible et le sensible a été tranchée par la solution de la troisième antinomie proposée au chapitre précédent. Kant a conclu la possibilité de faire accorder la causalité par liberté avec la causalité naturelle, et ce, dans une même action : « Si donc ce qui doit être considéré comme phénomène dans le monde sensible a aussi en lui-même un pouvoir qui n' est pas un objet d'intuition sensible, mais par lequel, cependant, il peut être une cause de phénomènes, on peut alors considérer la causalité de cet être sous deux points de vue, comme intelligible quant à son action, ou comme causalité d'une chose en soi, et comme sensible quant aux effets de cette action, ou comme causalité d'un phénomène dans le monde sensible. Nous ferions donc à propos du pouvoir d'un pareil sujet un concept empirique et, en même temps, un concept intellectuel de sa causalité, et ces deux concepts se rencontrent tous deux dans un seul et même effet 139 ». Même si le caractère intelligible ne peut apparaître dans le sensible et que par conséquent, nous n'en avons aucune connaissance, Kant semble convaincu que la raison a de la causalité, et cela résulte clairement des impératifs pratiques que nous nous imposons comme règles. Selon Kant, tous les impératifs moraux fournissent la preuve immanente d'un caractère intelligible en l'homme qui détermine ses actes volontaires, et donc, que la liberté et la nécessité puissent s'accorder dans une seule et même action. Cela est manifeste lorsque nous posons des jugements moraux. L'auteur de la Critique choisit l'exemple du mensonge pour illustrer sa pensée. Lorsqu'une personne ment, nous avons comme tendance première à rechercher les circonstances qui ont mené une personne à mentir, on recherche alors pour CRPure, A541/B569; p.398. CRPure, A551/B579; pA04. 138 CRPure, A553/B581 ; pA05. 139 CRPure, A538/B566; p.397. 136 137 37 expliquer une telle attitude, les «causes détenninantes 140 » par exemple l'éducation ou les mauvaises fréquentations. Cependant, ce que Kant tend à faire saisir, c'est que même si l'on identifie les circonstances qui ont mené la personne au mensonge, cela n'a aucune influence sur le jugement qu'on lui portera puisqu'on tiendra la personne coupable, car l'on attribuera l'action au caractère intelligible de l'auteur de l'acte. Ce dernier « est entièrement coupable à l'instant où il ment; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l'action, la raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence I41 ». En somme, cette causalité de la raison, causalité intelligible, apparaît donc en ce que la volonté procède selon une règle indépendante des lois de la causalité empirique. Elle possède sa propre loi de causalité. D'ailleurs, chacune des causalités possède sa propre loi de causalité : «Il n'était que de savoir si la liberté s'opposait à la nécessité naturelle dans une seule et même action et nous y avons répondu suffisamment en montrant que, puisqu'il peut y avoir dans celle-là une relation à toute autre espèce de condition que dans celle-ci, la loi de la dernière n'affecte point la première et que, par conséquent, toutes les deux peuvent avoir lieu indépendamment l'une de l'autre et sans être troublées l'une par l'autre 142 ». Kant est très clair à ce sujet: «la causalité de la raison dans le caractère intelligible ne naît pas, ou ne commence pas, dans un certain temps, à produire un effet 143 » car si tel était le cas, c'est-àdire, si elle était sous l'emprise du temps, la causalité serait naturelle et non pas liberté. La raison « est objectivement détenninable, elle peut être détenninée par des principes objectifs qui sont les idées pures; ces principes, eu égard aux effets dans le monde sensible, sont considérés comme détenninants 144». Bien que ses effets sensibles se modifient, la causalité de la raison demeure toujours la même: «Elle est, cette raison, présente et identique dans toutes les actions qu'accomplit l 'homme dans toutes les circonstances de temps, mais elle n'est pas elle-même dans le temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état dans lequel elle n'était pas auparavant; elle est détenninante, mais non détenninable par rapport à tout état nouveau 145 ». Maintenant que nous avons cerné la liberté pratique dans sa défmition, et que nous avons démontré que la raison a de la causalité dans le sensible, il nous faut voir comment cette liberté pratique s'inscrit dans la moralité telle que présentée dans le Canon de la raison pure. CRPure, A554/B582; p.405. CRPure, A555/B583; p.406. 142 CRPure, A557/B585; p.407. 143 CRPure, A5511B579; p.404. 144 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.33. 145 CRPure, A556/B584; p.406. 140 141 38 2. La morale dans le Canon de la raison pure: une morale fondée sur le souverain bien 146 Dans le Canon de la raison pure Kant précise que la faculté qu'a l' homme de surmonter « au moyen des représentations de ce qui est utile ou nuisible, même d'une manière plus éloignée, les impressions produites sur notre faculté sensible de désirer et ces réflexions sur ce qui est bon et utile l47 » ou encore la rationalité du vouloir qui caractérise la liberté pratique, fait naître des lois objectives de la liberté. Ces lois, Kant les nomme, lois pratiques. Ces dernières se divisent en deux catégories, d'une part, les lois pragmatiques, d'autre part, les lois morales. L'action humaine peut, en effet, être orientée soit par des lois pragmatiques, soit par des lois morales. Les lois pragmatiques, appelées aussi règles de prudence 148 à l'intérieur de la première Critique ont pour motif le bonheur et veillent à la satisfaction des besoins sensibles. Ces lois conseillent seulement «ce que nous avons à faire, si nous voulons parvenir au bonheur I49 ». Ici, la raison ne fait qu'intervenir pour juger quelle sera la satisfaction d'un penchant le plus susceptible de mener à cette fin recommandée par les sens, le bonheur. Dans ce cas-ci, l'action n'est pas nécessaire en soi, elle est un moyen pour l'atteinte d'un autre but. C'est donc en vue de son propre bonheur, qui est une fin empirique, que l'arbitre se soumettra aux lois pragmatiques. Comme seule l'expérience peut révéler « quels sont les penchants qui veulent être satisfaits et quelles sont les causes naturelles qui peuvent opérer cette satisfaction,150 » ces lois sont fondées sur des principes empiriques. L'action peut également être orientée par des lois morales, qui au contraire des lois pragmatiques, émanent de la raison pure plutôt que des sens. Les lois morales commandent ainsi sans égard à la sensibilité, la façon dont nous devons nous comporter, non pas, pour parvenir au bonheur ou pour toutes autres fms empiriques, mais plutôt pour nous rendre dignes de bonheur: «J'admets qu'il y a réellement des lois morales pures, qui déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire du bonheur) ce qu'il faut faire et ne pas faire, c'est-à-dire l'usage de la Nous écrivons le termefondée, mais il faut tenir compte de la nuance apportée dans le texte à ce sujet. CRPure, A802/B830 ; p.542. 148 Précisons ici que dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, les lois pragmatiques renvoient aux règles techniques et aux conseils de prudence. 149 CRPure, A806/B834; p.544. 150 CRPure, A806/B834; p.544. 146 147 39 liberté d'un être raisonnable en général, et que ces lois commandent d'une manière absolue (et non pas simplement, hypothétiquement, sous la supposition d'autres fins empiriques), et que, par conséquent, elles sont nécessaires à tous égards 151 ». La raison ne suit pas l'ordre des choses dans le phénomène et commande des lois qui valent par elles-mêmes. Au contraire, elle se fait à elle-même «un ordre propre selon les idées auxquelles elle va adapter les conditions empiriques, et d'après lesquelles elle considère même comme nécessaires des actions qui cependant ne sont pas arrivées et peut être n'arriveront pas, en supposant néanmoins de toutes qu'elle possède de la causalité à leur égard, car sans cela elle n'attendrait pas de ses idées des effets dans l'expérience 152 ». L'expérience ne peut être d'aucun secours pour valider l'existence d'actes moraux puisque nous venons de le mentionner, ces actes moraux sont issus de la seule raison pure, et non de principes empiriques: «Il est absolument impossible d'établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir153 ». C'est pour cette raison que l'usage pratique de la raison pure nécessite un canon, c'est-à-dire l'ensemble des principes a priori qui rendent possible et légitime cet usage 154 : « (... ) toute connaissance synthétique de la raison pure dans son usage spéculatif (...) est absolument impossible. Il n'y a donc pas de canon de l'usage spéculatif de la raison (car cet usage est tout à fait dialectique) (... ) s'il y a quelque part un usage légitime de la raison pure, il doit aussi y avoir, dans ce cas, un canon de cette raison et celui-ci ne devra pas concerner l'usage spéculatif, mais l'usage pratique de la raison 155 ». Pour que cet usage pratique soit possible et légitime, il doit y avoir un lien synthétique a priori entre la volonté et la loi morale. Or, comment une loi peut-elle ordonner à la volonté d'agir de manière à se rendre digne du bonheur? Kant fournit les éléments de la réponse dans la deuxième section du Canon qui a pour titre De l'idéal du souverain bien comme principe qui détermine la fin suprême de la raison 156. Dans le Canon de la raison pure, c'est sur le souverain bien que tend à se fonder la moralité. Nous disons que la moralité tend à se fonder sur le souverain bien, car comme nous CRPure, A807/B835; p.544. CRPure, A548/B576; pA02. 153 FMM, OP, II, 267; Ak, IV, 407. 154 CRPure, A 796/B824; p.538. 155 CRPure, A797/B825; p.539. 156 CRPure, A804/B832; p.543. 151 15 2 40 le verrons dans les lignes qui suivent, elle n'y parvient pas. Le souverain bien n'est pas le bonheur. Car, à défaut de se répéter, le bonheur est une fin empirique et arbitraire, et qui en conséquence, ne peut s'étendre à l'ensemble des êtres raisonnables en général. La raison n'approuve le bonheur que «s'il s'accorde avec ce qui rend digne d'être heureux, c'est-à-dire la bonne conduite morale 157 ». La moralité seule, c'est-à-dire se comporter de façon à se rendre digne d'être heureux, n'est pas non le plus le souverain bien: « les lois morales pures ( ... ) déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire du bonheur) ce qu'il faut faire et ne pas faire 158 ». Dans la pensée kantienne, le souverain bien se définit par une juste proportion entre les deux éléments mentionnés, soit le bonheur et la vertu: « L'idée d'une telle intelligence, où la volonté la plus parfaite moralement jouissant de la souveraine félicité, est la cause de tout le bonheur dans le monde, en tant que ce bonheur est en rapport étroit avec la moralité (c'est-à-dire avec ce qui rend digne d'être heureux), cette idée, je l'appelle l'idéal du souverain bien 159 ». Toutefois, dans le Canon, une telle adéquation entre le bonheur et la moralité ne peut être réalisée dans le monde sensible: «Il est nécessaire que toute notre manière de vivre soit subordonnée à des maximes morales; mais il est en même temps impossible que cela ait lieu, si la raison ne lie pas à la loi morale, qui n'est qu'une simple idée, une cause efficiente qui détermine, d'après notre conduite par rapport à cette loi, un dénouement correspondant exactement, soit dans cette vie, soit dans une autre, à nos fms les plus élevées 160». Pour que le souverain bien s'actualise dans le sensible, il faut donc admettre un autre monde que celui que nous connaissons par nos sens. En effet, cette proportion n'est possible et garantie que dans un monde intelligible ou moral et ce monde ne pouvant être donné par nos sens, nous devons nous le représenter comme un monde à venir pour nous. De plus, ce monde intelligible doit être régi par une raison suprême qui assure justement cette adéquation entre le bonheur et la moralité : « Sans un Dieu et sans un monde actuellement invisible pour nous, mais que nous espérons, les magnifiques idées de la morale pourraient bien être des objets d'assentiment et d'admiration, mais ce ne sont pas des mobiles d'intention et d'exécution, parce qu'elles ne remplissent pas toute la fm qui est assignée naturellement a priori précisément par cette même raison à tout être raisonnable et qui est nécessaire 161 ». CRPure, CRPure, 159 CRPure, 160 CRPure, 161 CRPure, 157 158 A813/B841; p.547-548. A807/B835; p.544. A810/B838; p.546. A812/B840; p.547. A813/B841; p.547. 41 Ainsi, en essayant de répondre à la question: «comment un principe intellectuel peutil constituer un mobile pour la volonté? », on se rend compte d'une difficulté concernant la façon dont les lois commandent. Car nous venons de le mentionner, les lois morales dont parle Kant dans le Canon tendent à se fonder sur le souverain bien qui n'est réalisable dans ce monde que nous connaissons par nos sens qu'à la condition d'admettre un monde à venir pour nous ainsi qu'un Être suprême assurant la conciliation possible de la vertu et du bonheur, de l'intelligible et du sensible. En effet, Kant doit recourir à une théologie morale pour expliquer l'autorité des lois morales sur la volonté. L'efficace de ces lois morales est conditionnel à l'admission de l'existence de Dieu et d'une vie future : « La raison se voit forcée d'admettre un tel être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme un monde futur, ou de regarder les lois morales comme de vaines chimères, puisque la conséquence nécessaire qu'elle-même rattache à ces lois devrait s'évanouir sans cette supposition162 ». On peut dire plus précisément que : «si les lois morales pures ont une force obligatoire intrinsèque à la volonté, elles ne peuvent constituer un mobile pour celle-ci qu'à condition d'admettre un Dieu récompensant les bonnes actions et punissant les mauvaises, dont la volonté sainte, entièrement conforme à la nécessité objective de la loi morale, est en mesure de juger des intentions profondes de chacun et d'assurer à chacun la part du bonheur dont il s'est rendu digne 163 ». On constate que Kant ne parvient pas, dans le Canon, à isoler la morale de la théologie. En effet, il ne peut expliquer l'autorité des lois morales sur la volonté autrement qu'en faisant appel à un Dieu. Le même problème est signalé dans les Leçons d'éthique: « ( ... ) il n'est pas possible de se tourner vers la moralité sans admettre un Dieu. Toutes les prescriptions morales ne seraient rien s'il n'y avait aucun Être suprême qui veille sur elles 164 ». La question est légitime et persistante: comment les lois morales commandent-elles la volonté? Ces lois morales sont-elles aussi pures et inconditionnées qu'elles devraient l'être? Dans le Canon, Kant laisse entendre que le lien entre la volonté et la loi morale n'est pas synthétique a priori. Pour que ce lien soit synthétique a priori, la loi morale devrait s'imposer à la volonté sans égard à la sensibilité et être pour elle, un devoir. Dans l'action faite par devoir, le sujet se représente l'action à réaliser. La représentation du devoir diffère CRPure, A81l/B839; p.547. LANGLOIS, Luc, Droit et vertu chez Kant: Kant et la philosophie Grecque et Moderne, Actes du IlIè congrès de la société internationale d' études kantiennes de langue française, Athènes, mai 1997, p.163. 164 KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, Présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.l80. 162 163 42 en effet de la nature et de l'entendement qui ne peuvent connaître « que ce qui est, a été ou sera 165 ». Lorsque la raison se représente l'action à réaliser, elle dépasse inévitablement le cours de la nature, car le devoir exprime «une espèce de nécessité et de liaison qui ne se présente pas ailleurs dans la nature 166». D'ailleurs, devant le cours de la nature, le devoir n'a plus de signification « car ce devoir exprime une action possible dont le principe n'est autre qu'un simple concept, tandis que le principe d'une simple action naturelle doit toujours être un phénomène 167 ». Or, dans le Canon, Kant affirme que les lois morales sont considérées justement puisqu'elles affectent la sensibilité : « (... ) chacun regarde les lois morales comme des commandements, ce qu'elles ne pourraient être si elles n'unissaient a priori leurs règles certaines à des conséquences appropriées et si, par conséquent, elles ne portaient en elles des promesses et des menaces 168 ». Comme ces lois ne commandent pas absolument, mais ne s'imposent que dans la mesure où elles affectent la sensibilité, on ne peut parler d'un impératif moral inconditionné qui suppose une proposition synthétique a priori. Dans ce contexte-ci, le sujet agit conformément au devoir et non par devoir: «Il est de toute nécessité que l'action soit possible sous les conditions naturelles quand le devoir s 'y applique; mais ces conditions naturelles ne concernent pas la détermination de la volonté elle-même, mais seulement son effet et sa conséquence dans le phénomène. Quelque nombreuses que soient les raisons naturelles qui me poussent à vouloir, quelque nombreux que soient les mobiles sensibles, ils ne peuvent produire le devoir, mais seulement un vouloir, qui est loin d'être nécessaire, mais qui est toujours conditionné, tandis que le devoir, que la raison proclame, impose, au contraire, une mesure et un but, et même une défense et une autorité 169». Dans le Canon, l'action est plutôt une action faite conformément au devoir puisque le sujet peut se soumettre à la loi morale tout comme il peut ne pas s'y soumettre qu'une action faite par devoir, exigée dans la morale kantienne. Manifestement, l'action par devoir, qui suppose un impératif inconditionné ne s'adapte pas à la liberté pratique telle que présentée dans le Canon. La détermination de la volonté par la raison pure dans son usage pratique n'est pas ici la liberté pratique comme nous l'avons défini négativement plus haut c'est-à-dire, la faculté de se déterminer indépendamment de la sensibilité. Il existe au contraire entre les CRPure, CRPure, 167 CRPure, 168 CRPure, 169 CRPure, 165 166 A547/B575; A547/B575; A548/B576; A8111B839; A548/B576; pA02. pA02. pA02. p.547. pA02. 43 lois morales et la liberté pratique « une certaine hétérogénéité 170 » qui se maintient par le fait que la liberté pratique dépend de l'expérience sensible alors que les lois morales sont inconditionnées et sont par le fait même, des idées. Il y a émergence d'une tension entre les lois morales et le souverain bien à l'intérieur du Canon. Comment est-il possible d'expliquer cela? Dans le Canon, et nulle part ailleurs dans la première Critique, Kant ne formule pas encore le concept d'autonomie. L'autonomie est le principe selon lequel la volonté se considère elle-même comme législatrice universelle, par opposition à l'hétéronomie, où la volonté, au lieu d'obéir à sa propre loi, obéit à des mobiles sensibles empruntés de l'extérieur. La tension présente dans le Canon sera abolie lorsque ce concept de l'autonomie sera explicite et permettra une volonté justement autonome plutôt qu'hétéronome, et il faut pour cela attendre les Fondements de la métaphysique des moeurs et la deuxième Critique. Avant de nous attarder à comprendre comment le principe de l'autonomie vient expliquer l'autorité des lois morales sur la volonté, ce que nous ferons dans un quatrième chapitre, ce qui nous intéresse pour l'instant est d'examiner la présence, du moins en filigrane, du concept de l'autonomie, dans la première Critique. Le concept d'autonomie est-il présent, ne serait-ce que de façon implicite, dans la première Critique? Certes, le concept de l'autonomie de la volonté (ni même son concept opposé de l'hétéronomie) n'y est pas explicitement nommé. En effet, à aucun moment de la Critique Kant ne fait allusion à ces notions. Seulement, même si le concept d'autonomie n'est pas traité de façon thématique, certains indices nous poussent à croire, pour reprendre les termes de Bernard Carnois 17 1, que cette idée était en gestation dans l'esprit de Kant au moment où il a écrit la première Critique. Ces indices ont trait notamment à la présence de lois morales et au statut incertain de la liberté pratique dans le Canon. Un premier indice nous permettant de croire que l'idée de l'autonomie est présente implicitement dans le Canon concerne la présence de lois morales dont nous venons de parler. Kant est déjà assuré, lorsqu'il a écrit la première Critique, qu'il y a des lois qui sont des impératifs c'est-à-dire, des lois objectives de la liberté qui déterminent la volonté: «J'admets qu'il y a réellement des lois morales pures, qui déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques, c'est-à-dire du bonheur) ce qu'il faut faire et ne pas faire (... ). Je puis à bon droit supposer cette thèse, en m'autorisant non seulement des preuves des moralistes les plus éclairés, mais encore du jugement moral de tout homme 170 171 DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant., p.193. CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.79. 44 quand il veut se représenter clairement une loi de ce genre 172 ». Le fait que Kant postule d'une part l'existence de lois morales, mais qu'il ne puisse pour l'instant formuler l'impératif catégorique qui commande immédiatement la conduite, révèle, semble-t-il, une lacune dans sa pensée. Même si Kant admet qu'une action peut valoir pour elle-même, il n'en demeure pas moins que son mobile reste obscur. Comment un principe objectif, issu de la seule raison pure, peut-il obliger la volonté et constituer pour elle un mobile d'action? Kant n'apporte pas de solution à ce problème persistant à l'intérieur de la première Critique. En fait, il recourt à une solution théologique. Les lois morales peuvent constituer un mobile pour la volonté qu'à la condition d'admettre un Dieu. Mais on constate assez vite les limites de cette solution. La volonté n'est déterminée par les lois morales qu'en vertu de sanctions ou de récompenses. Pourtant, comme le mentionne Langlois, le motif de l'action doit être intérieur à la volonté et non lui provenir de l'extérieur: « ( .. .) la qualité morale doit être réservée aux seules actions entreprises «par devoir», soit à celles dont le motif est intérieur à la volonté et qui ne procèdent d'aucun calcul d'intérêt 173 ». Dans ses Leçons d'éthique, comme le suggère Langlois, Kant semble envisager la solution à ce problème concernant l'obligation des lois morales dans le seul concept de l'autonomie : «Sans même faire expressément mention du principe de l'autonomie, les Leçons d'éthique tendent clairement vers cette solution ( ... ) l'impératif moral ne sera pensable que s'il s'adresse à une volonté qui aperçoit en lui sa propre loi de liberté, à laquelle elle consent d'ailleurs à se soumettre 174 ». Cette solution théologique ne permet donc pas de fonder la morale sur la raison pure. La liberté pratique, telle que conçue dans le Canon, demeure trop près du mobile pour pouvoir satisfaire les conditions qu'exige l'impératif catégorique et elle renvoie en conséquence davantage à une volonté hétéronome c'est-à-dire, à une volonté déterminée par des inclinations. Mais lorsque l'on prend connaissance des Leçons d'éthique de Kant, on constate que la moralité est intimement liée à l'autodétermination de la volonté c'est-à-dire, à l'autonomie de la volonté: «Une morale qui veut être autre chose qu'une doctrine particulariste et qui souhaite échapper au relativisme des cultures devra forcément découler d'un principe intellectuel pur175 ». Cet indice concernant les lois morales nous mène directement à un autre, celui du caractère incertain de la liberté pratique. CRPure, A807/B835 ; p.544. LANGLOIS, Luc, Droit et vertu chez Kant. Kant et la philosophie grecque et moderne, Actes du IIIè congrès de la société internationale d'études kantiennes de langue française, Athènes, 1997, p.165. 174 Idem, p.166. 175 KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, Présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.31. 172 173 45 Dans la première section du Canon de la raison pure, après avoir signalé la suprématie de l'intérêt pratique des idées de la raison pure sur l'intérêt spéculatif et après avoir défmi la volonté humaine, Kant soulève une question concernant le statut de la liberté pratique elle-même. L'auteur ne semble pas certain de la nature de cette liberté pratique où pourrait, selon ses dires, se cacher un déterminisme sensible plutôt qu'une liberté. Il se demande « si la raison elle-même, dans les actes par lesquels elle prescrit des lois, n'est pas déterminée, à son tour, par d'autres influences éloignées et si ce qui s'appelle liberté par rapport aux impulsions sensibles ne pourrait pas être, à son tour, nature par rapport à des causes efficientes plus élevées et plus éloignées 176 ». Toutefois, Kant ne répond pas à la question signalant qu'il s'agit là d'une question spéculative et non d'une question pratique. De plus, si Kant avait été certain de la réalité de cette liberté pratique, pourquoi auraitil avancé que la suppression de la liberté transcendantale anéantirait du même coup la liberté pratique 177 ? Ainsi, la présence de lois morales d'une part, et l'impossibilité de formuler clairement un impératif catégorique d'autre part, ainsi que l'incertitude avec laquelle Kant s'exprime à propos de la liberté pratique du Canon, laissent croire que la pensée de l'auteur n'est pas encore à terme ou du moins ne présente pas encore toutes les notions importantes pour comprendre sa pensée morale. Dans le Canon, la volonté n'est pas encore une volonté autonome, capable de se défaire des sollicitations sensibles, pour se déterminer ellemême alors que seule l'autonomie permet à la volonté de se rattacher directement à la raison pratique: « L'autonomie de la volonté est l'unique principe de toutes les lois morales et des devoirs conformes à ces lois; au contraire, toute hétéronomie de l' « arbitre» non seulement ne fonde aucune obligation, mais s'oppose plutôt au principe de l'obligation et à la moralité de la volonté. (... ) La loi morale n'exprime donc pas autre chose que l'autonomie de la raison pure pratique, c'est-à-dire de la liberté, et celle-ci est même la condition formelle de toutes les maximes, condition à laquelle seules celles-ci peuvent s'accorder avec la loi pratique suprême 178 ». Que peut-on conclure au terme de cette analyse des deux sens accordés à la liberté à l'intérieur de la première Critique? On se souvient que la liberté transcendantale présentée dans la Dialectique est une idée cosmologique logiquement concevable et problématique pour CRPure, A803/B831; p.542 CRPure, A533/B561; p.395. 178 CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33. 176 177 46 la raison pure compte tenu de son caractère inconditionné: « La liberté est une idée transcendantale pure qui, premièrement, ne contient rien d'emprunté à l'expérience et dont, en second lieu, l'objet ne peut être donné d'une façon déterminée dans aucune expérience 179 ». Au contraire, la liberté pratique ne pose pas problème à la raison en tant que telle puisqu'elle peut être connue a posteriori par le biais d'une expérience psychologique ou encore par introspection: « Nous connaissons (... ) par l'expérience la liberté pratique comme une des causes naturelles, c'est-à-dire comme une causalité de la raison dans la détermination de la volonté 180 ». À première vue, on serait tenté de croire que ces deux libertés sont bien distinctes l'une de l'autre, et cela serait juste. Alors que l'une est un concept problématique de la raison, l'autre est un fait démontré par l'expérience. Mais il n'en demeure pas moins qu'elles doivent se comprendre à l'intérieur d'un système. En effet, si les conclusions de la Dialectique transcendantale n'avaient pas admis la liberté transcendantale comme logiquement possible, la liberté pratique aurait été anéantie puisque c'est tout de même la liberté transcendantale qui sert de support à la liberté pratique: « Il est tout de même remarquable que sur cette idée transcendantale de la liberté se fonde le concept pratique de cette liberté 18 1 ». À l'intérieur même du concept de liberté pratique, il y a un aspect qui se confond avec la liberté transcendantale dont on ne peut affirmer la réalité objective et c'est justement cet aspect qui est problématique. Nous l'avons vu, la liberté pratique renferme un double aspect: un caractère empirique et un caractère intelligible. Alors que le premier peut être attesté par l'expérience, le deuxième ne peut l'être, en revanche, il peut être saisi dans une aperception: « mais l'homme qui ne connaît d'ailleurs toute la nature que par ses sens, se connaît lui-même comme aperception, et cela, en des actes et des déterminations intérieures qu'il ne peut rapporter à l'impression des sens 182 ». L'aspect non empirique de la liberté pratique renvoie à la faculté de commencer soi-même une série d'événements: « La liberté pratique suppose que, bien qu'une chose ne soit pas arrivée, elle aurait dû cependant arriver, et que, par conséquent, sa cause dans le phénomène n'était pas tellement déterminante qu'il n'y eût pas dans notre volonté une causalité capable de produire, indépendamment de ces causes naturelles, et même malgré leur puissance et leur influence, quelque chose de déterminé dans l'ordre du temps, suivant des lois empiriques, c'est-à-dire de commencer une série CRPure, CRPure, 181 CRPure, 182 CRPure, 179 180 A533/B561; A803/B831; A533/B561; A546/B574; p.394. p.542. p.395. pAOl. 47 d'événements tout à/ait par soi-même 183 ». Et cette faculté d'initier une série d'événements renvoie directement à la défInition de la liberté transcendantale conçue comme spontanéité absolue de l'action. Le caractère intelligible s'insère en quelque sorte entre la liberté pratique et la liberté transcendantale: «Le caractère intelligible introduit dans la liberté pratique l'élément de liberté transcendantale qui désormais ne nous permet plus de réduire le concept psychologique de la liberté à un concept purement empirique 184 ». Rappelons-nous d 'ailleurs la première phrase de Kant dans les remarques sur la troisième antinomie: «L'idée transcendantale de la liberté est loin de former, il est vrai, tout le contenu du concept psychologique de ce nom, concept qui est en grande partie empirique; elle ne constitue que le concept de la spontanéité absolue de l'action 185 ». En somme, la liberté pratique, placée entre la nature et l'intelligible dans le Canon, délaissera sa détermination empirique pour devenir une liberté pratique capable d'initier une série d'événements. Nous réservons toutefois quelques pages pour assurer le passage entre la liberté pratique du Canon et la liberté pratique des ouvrages ultérieurs. 3. La liberté pratique: entre nature et moralité Nous l'avons mentionné précédemment, la liberté pratique ou le libre arbitre, peut aussi bien poursuivre des fIns arbitraires qui dépendent du bon plaisir (le bonheur) que des fins nécessaires imposée par la raison (lois morales). Car cette rationalité du vouloir qui définit la liberté pratique doit être comprise, non pas comme une liberté morale, mais plutôt comme étant le mode affirmatif de la liberté en ce sens où nous faisons l'expérience que la raison a de la causalité par rapport au sensible. Kant propose ainsi dans le Canon, un sens large de la liberté pratique en englobant l'agir en général, qu'il soit moral ou non: « Est pratique tout ce qui est possible par liberté. Or, si les conditions de l'exercice de notre libre arbitre sont empiriques, la raison n'y peut avoir qu'un usage régulateur et elle ne peut servir qu'à effectuer l'unité des lois empiriques. C'est ainsi, par exemple, que, dans la doctrine de la prudence, l'union de toutes les fins qui nous sont données par nos penchants en une seule: le bonheur, et l'accord des moyens pour y arriver, constituent toute l' œuvre de la raison qui, à cet effet, ne peut fournir que des lois pragmatiques de notre libre conduite propre à nous faire atteindre les fms qui nous sont recommandées par les sens, mais non au point des lois pures 183 184 185 CRPure, A534/B562; p.395. CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.63 . CRPure, A448/B476; p.350. 48 complètement déterminées a priori. Au contraire, des lois pratiques pures, dont le but est donné complètement a priori par la raison et qui commandent d'une manière empiriquement conditionnée, mais absolument, seraient des produits de la raison pure. Or, telles sont les lois morales à qui seules apgartiennent donc l'usage pratique de la raison pure et comportent un canon 86 ». Or, seule l'action sous la gouverne des lois morales peut revendiquer un statut moral. L'action sous les lois pragmatiques demeure insuffisante pour prétendre fonder une morale universelle puisqu'elle demeure trop près du sensible et « une liberté, que seule l'expérience révèle, risque fort de n'être qu'une illusion 187 ». D'ailleurs, nous l'avons signalé plus haut, Kant ne semble pas certain de la valeur du libre arbitre et se questionne à savoir si l'on a nommé liberté ce qui ne pourrait être que nature. L'ouvrage des Fondements de la métaphysique des moeurs est plus direct en affirmant que l'indépendance de la volonté à l'égard des causes étrangères est une défInition négative de la liberté et s'avère, «pour en saisir l'essence, inféconde 188 ». Les Fondements et la Critique de la raison pratique vont jusqu'à dire que cette liberté que nous connaissons par l'expérience dans le Canon de la raison pure n'est pas véritablement la liberté: «La liberté n'est pas un concept de l'expérience et elle ne peut même pas l'être 189 ». Cette liberté d'indépendance n'est en réalité qu'une illusion d'indépendance ou une liberté ne faisant de l'homme qu'« une marionnette de Vaucanson190 ». Comme un automate, les mouvements de l'homme seraient initiés non par lui-même, mais plutôt par un maître suprême: «La conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité ne mériterait ce nom que comparativement, puisque, s'il est vrai que les causes prochaines qui détermineraient son mouvement ainsi qu'une longue série de causes, en remontant à leurs causes déterminantes, seraient bien intérieures, il reste que la cause dernière et suprême devrait cependant être placée intégralement dans une main étrangère 191 ». Au terme de cette analyse donc, il est possible d'aller dans le même sens que Camois et affirmer que «Kant n'a jamais confondu l'expérience de la liberté avec la liberté ellemême 192 ». CRPure, A800/B828; p.540-541. CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.61. 188 FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446. 189 FMM, OP, II, 326; Ak, IV, 455. 190 CRPrat., OP, II, 731; Ak, V, 101. 191 CRPrat., OP, II, 731; Ak, V, 101. 192 CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.61 186 187 49 La liberté, dans son sens positif, ne se réduit pas à l'indépendance à l'égard du sensible que nous venons d'étudier dans le Canon, mais se défInit surtout comme autonomie ou obéissance de la volonté à sa propre loi issue de la raison pratique: «une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose 193 ». Alors que le libre arbitre empiriquement déterminé est impropre dans le champ de la morale, l'arbitre déterminé par la loi morale semble le plus haut degré de la liberté et par conséquent, de moralité. Il faut mentionner qu'autant la liberté du Canon que la liberté comme autonomie morale renvoie à une volonté qui est bel et bien libre; seulement, « dans le premier cas, la volonté ne réalise pas en quelque sorte la liberté qu'elle possède; elle se laisse affecter par des lois pathologiques qui lui sont extérieures 194». La possibilité que l'arbitre s'écarte de la loi morale n'est qu'imperfection. Dans le second cas, «la volonté réalise véritablement sa liberté; elle exerce son droit d'être pratique par elle seule, de poser d'elle-même la législation morale universelle à laquelle elle obéit I95 ». La volonté libre ne choisit pas, elle est déterminée à vouloir conformément à la forme universelle de la loi morale, telle la véritable liberté. La volonté véritablement libre n'hésite pas entre plusieurs possibilités, elle fait ce que la raison pratique croit être meilleur: « L'existence morale est non pas celle qui propose un choix, mais celle qui contraint inconditionnellement I96 ». On constate donc ici que c'est la loi morale qui assure la distinction entre l'arbitre libre au sens de volonté raisonnable et le libre arbitre au sens d'indépendance de la volonté à l'égard du sensible, ou action morale ou non. À la lumière de cet exposé, nous sommes en mesure de saisir, du moins en partie, la distinction entre la liberté pratique du Canon et la liberté morale. Lorsque la raison choisit ce qui est bon ou utile selon son état, la liberté qui lui serait liée serait davantage «une liberté fondée sur la clarté intellectuelle 197» . Nous pouvons en effet saisir immédiatement par introspection psychologique lorsque notre volonté s'impose à notre sensibilité, lorsqu'il s'agit d'une indépendance à l'égard du sensible. Lorsque la raison prescrit des lois morales, il semble qu'il se manifeste ici « l'exaltation suprême d'une liberté pratique 198 » qui prescrit une fin qui n'est rien d'autre que sa propre fin. Cette distinction entre libre arbitre (simple vouloir hétéronomique, faculté inférieure de désirer) et l'arbitre libre (l'autonomie morale de la volonté pure raisonnable) est présente FMM, OP, Il, 316; Ak, IV, 447. DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant, p.370. 195 Ibid., page 370. 196 KRÜGER, G., Critique et morale chez Kant., p.200. 197 DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant., p.l92. 198 CARNOlS, Bernard., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.54. 193 194 50 partout à l'intérieur de la philosophie morale et demeure fondamentale puisque sans celle-ci, c'est la morale elle-même qui est anéantie. Car Kant se méfie de tout empirisme en matière de morale:« Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des lois morales. Car l'universalisation avec laquelle elles doivent valoir pour tous les êtres raisonnables sans distinction, la nécessité pratique inconditionnée qui leur est imposée par là, disparaissent si le principe en est dérivé de la constitution particulière de la nature humaine ou des circonstances contingentes dans lesquelles elle est placée 199». Kant fait ainsi de l'hétéronomie de la volonté la source de tous les principes illégitimes de la morale, les mobiles qui en découlent ne venant qu'altérer la pureté recherchée en morale: «La vérité en morale, comme celle de la science, n'est comprise comme telle que si elle est exclusivement déduite de la forme pure de la raison, non du contenu matériel de l'expérience (... ) lorsque la morale s'appuie sur des considérations empiriques, elle fournit par là à la volonté des mobiles sensibles qui la corrompent, soit en la détournant du devoir, soit en l'invitant à chercher dans le devoir autre chose que le devoir même2oo ». Seul l'arbitre libre, soumis au devoir, peut mener à une action morale puisqu'il agit, non pas selon ce qui peut le mener au bonheur, c'est-à-dire selon ses tendances sensibles, mais selon des lois données a priori par la raison. C'est en ce sens que Kant affirme qu'il se tiendra « aussi près que possible du transcendantal (... ) en laissant de côté ce qu'il pourrait y avoir ici de psychologique, c'est-à-dire d'empirique201 , »pour sa morale. Le Canon est le seul texte dans lequel Kant présente la liberté pratique en tant qu'indépendance de la volonté à l'égard du sensible, c'est-à-dire dans sa détermination négative. Ultérieurement, dans la deuxième Critique et les Fondements de la métaphysique des moeurs, la liberté pratique abandonnera sa révélation empirique pour se réduire au pratique pur, c'est-à-dire à tout ce qui est possible d'après l'impératif catégorique. D'ailleurs, la morale ne peut être incluse dans la philosophie transcendantale que si le pratique est pur. Ainsi, l'on peut dire que la dimension psychologique du pratique n'intéresse pour ainsi dire, ni la morale ni la philosophie transcendantale. Le Canon, qui déclare la morale étrangère à la philosophie transcendantale et qui n'élabore que sur l'aspect négatif de la liberté pratique au détriment de son aspect positif, reste donc marqué d'un eudémonisme : «Tous les concepts pratiques se rapportent à des objets de satisfaction ou d'aversion, c'est-à-dire de plaisir ou de peine, par suite, au moins 199 200 201 FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 442. DELBOS, Victor., La philosophie pratique de Kant., p.251. CRPure, A801lB829; p.541. 51 indirectement, à des objets de notre sentiment. Mais comme le sentiment n'est pas une faculté représentative des choses et qu'il est en dehors de la faculté de connaître tout entière, les éléments de nos jugements, en tant qu'ils se rapportent au plaisir ou à la peine, appartiennent par conséquent à la philosophie pratique, non à la philosophie transcendantale en son ensemble, laquelle n'a affaire qu'à des connaissances pures a priorpo2 ». En somme, le Canon qui émet la distinction entre la liberté transcendantale et la liberté pratique et en annonçant que seul le pratique pur peut valoir pour la morale universelle et nécessaire qu'il souhaite fonder, prépare déjà le chemin au troisième sens accordé à la liberté, celui d'autonomie morale dont il est question dans les Fondements de la métaphysique des moeurs et la Critique de la raison pratique. Kant semble pressentir déjà que la véritable liberté, à défaut d'être transcendantale, repose sur la liberté transcendantale, comme causalité intelligible. Même si Kant ne s'y attarde pas, la liberté comme autonomie morale est implicite dans le Canon. La liberté pratique deviendra la liberté morale. En faisant cette transition du domaine de la raison théorique au domaine pratique pur, le Canon nous rappelle qu'une extension de la philosophie transcendantale devient possible, mais seulement dans l'usage pratique. D'ailleurs, nous verrons que c'est seulement dans le champ de la raison pratique pur, par la loi morale, que peut être résolu le problème transcendantal de la réalité de la liberté, sur lequel se heurte la raison théorique. Le quatrième chapitre de ce travail laissera donc de côté la détermination empirique de la liberté pratique, stérile en morale, pour se tourner vers le caractère a priori de la liberté que nous étudierons à partir des concepts de la loi morale et de l'autonomie. Les ouvrages primaires essentiels consultés pour le dernier chapitre seront les Fondements de la métaphysique des mœurs ainsi que la Critique de la raison pratique. 202 CRPure, A80l/B829; p.541. 52 Quatrième chapitre «La volonté absolument bonne, dont le principe doit être un impératif catégorique, sera donc indéterminée à l'égard de tous les objets; elle ne contiendra que la forme du vouloir en général, et cela, comme autonomie; c'est-à-dire que l'aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s'ériger en loi universelle est même l'unique loi que s'impose à elle-même la volonté de tout être raisonnable, sans faire intervenir par-dessous comme principe un mobile ou un intérêt queiconque203 ». La liberté morale Kant considère la liberté pratique du Canon comme la causalité par laquelle la raison détermine la volonté à l'aide de règles de conduite. La liberté telle que présentée est ni plus ni moins la liberté d'agir en général que ce soit à la lumière de mobiles sensibles ou sous l'autorité de lois morales. En défmissant cette liberté pratique comme l'indépendance de la raison à l'égard des impulsions sensibles, Kant désire signaler la possibilité pour l 'homme de réfréner ses inclinations sensibles, et signaler également que l 'homme est libre dans la mesure où sa raison, à l'aide de représentations des maximes, peut orienter sa conduite. Au terme donc de la première Critique, nous avons étudié deux sens au concept de la liberté tout à fait distincts, la liberté transcendantale qui est une idée logiquement concevable pour la raison et la liberté pratique que nous venons de définir sommairement. Il faut dire que nous restons sur notre faim au terme de la première Critique puisque Kant laisse en suspens certaines difficultés. Comment comprendre que la liberté pratique se fonde sur la liberté transcendantale, alors qu'il nous les présente comme étant distinctes sans pour autant nous indiquer comment s'opère cette relation? Comment comprendre qu'un principe intelligible puisse ordonner à une volonté sensible? Le motif qui relie la volonté à la 203 FMM, OP, II, 314; Ak, IV, 444. 53 loi morale demeure en effet obscur à point tel que l'on remet en doute la pureté de la loi. Au fil de nos lectures, on comprend toutefois qu'à ce moment, Kant n'a pas développé toutes les notions nécessaires à la cohésion de sa pensée et par conséquent, à sa compréhension. Il faut attendre les Fondements de la métaphysique des mœurs et la deuxième Critique pour se laisser éclairer au sujet de ces difficultés. Pourquoi faut-il attendre ces deux ouvrages? Parce que Kant ne formule explicitement qu'à ce moment son principe de la moralité, l'autonomie de la volonté, et seul ce principe permet de concevoir un lien entre la loi morale et la volonté. Seule une volonté qui se donne elle-même la loi morale à laquelle elle doit obéir-une volonté autonome-permet d'établir une liberté morale et ainsi sortir la philosophie morale de Kant de son impasse. Nous l'avons spécifié au chapitre précédent, la première Critique n'évoque pas ce concept de l'autonomie de la volonté, du moins pas de façon thématique. C'est pour cette raison que la volonté à l'intérieur de la première Critique n'atteint pas le niveau de l'autonomie. Même si Kant, à ce moment, prépare le terrain pour le recevoir, le concept de l'autonomie fait sa véritable apparition que plus tard. Ainsi, mis à part son statut d'objet d'expérience impropre dans le champ de la morale dans la Méthodologie de la première Critique, puisque Kant n'a pas encore formulé son principe de la moralité, la liberté reçoit un autre sens, il s'agit d'une liberté pratique comme autonomie. La tâche de ce chapitre sera de comprendre ce nouveau sens accordé à la liberté. Il s'agira ensuite de comprendre comment l'autonomie permet la moralité et jette de la lumière sur le problème en fournissant la solution à la question qui demeure depuis la première Critique au sujet du motif qui relie la loi morale à la volonté. Avant d'analyser le concept de l'autonomie et de voir en quoi celui-ci joue un rôle dans l'attribution du caractère moral de la liberté, nous nous attarderons au préalable à la critique kantienne de l'eudémonisme. Dans ce chapitre, nous allons considérer les Fondements de la métaphysique des mœurs qui sont certes la porte d'entrée dans la morale kantienne ainsi que la deuxième Critique; c'est dans cet ouvrage où Kant démontre l'existence en nous d'un fait de la raison. 1. La critique kantienne de l'eudémonisme Kant amorce sa deuxième Critique en annonçant la tâche qui lui incombe. Il signale qu'il ne s'agit plus de l'usage théorique de la raison, mais de son usage pratique: « L'usage théorique de la raison portait sur des objets de la seule faculté de connaître ( ... ) il en va déjà 54 autrement de l'usage pratique de la raison. Dans cet usage, la raison s'occupe des principes déterminants de la volonté ( ... )204 ». Il consiste ici pour Kant, compte tenu le fait que deux types de déterminations de la volonté sont possibles-l'une sensible et l'autre par la raison pure-d'établir l'existence d'une raison pure pratique. C'est ici le véritable enjeu auquel Kant fait face; soit c'est la raison pure qui détermine immédiatement la volonté dans l'action morale, soit c'est la recherche du bonheur. Nous le savons, c'est la première position que Kant défend. Toute sa philosophie morale en témoigne, Kant refuse catégoriquement l'empirisme moral faisant reposer les principes de la morale sur des données relatives à l'expérience comme le bonheur: «Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des lois morales205 ». Kant croit que tous les faux principes de la moralité ont justement leur source dans l'hétéronomie de la volonté: «toute hétéronomie de 1'« arbitre» non seulement ne fonde aucune obligation, mais s'oppose plutôt au principe de l'obligation et à la moralité de la volonté206 ». L'auteur intitule d'ailleurs une sous-section à la fin de la deuxième section des Fondements, L 'hétéronomie de la volonté comme source de tous les principes illégitimes de la moralité207 alors qu'il entame sa critique de l'empirisme moral. D'ailleurs, Kant croit que tous les systèmes antérieurs sont restés prisonniers de l'hétéronomie de la volonté puisqu'ils n'ont pas distingué les motifs rationnels et mobiles empiriques de la volonté. Cette idée de purification de la volonté de tout élément empirique habite l'ouvrage des Fondements, pour ne citer ici que deux passages: «la loi morale dans sa pureté et dans sa vérité (ce qui précisément en matière pratique est le plus important) ne doit pas être cherchée ailleurs que dans une Philosophie pure208 ( •.• ) ou encore (... ) il est de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les présenter purs et sans mélange, qui plus est, de détenniner l'étendue de toute cette connaissance rationnelle pratique et cependant pure209 ( ••• ). Cette impossible réconciliation entre la morale et le bonheur, Kant la réitère dans l'Analytique de la deuxième Critique. L'auteur commence l'Examen critique en distinguant la doctrine du bonheur et la doctrine des moeurs soulignant par là le dilemme existant pour la volonté: l'hétéronomie ou l'autonomie. Il rappelle, par le fait même, la double nature sensible et intelligible de l'homme. Dans son texte, Kant fait de la science qu'est la chimie un modèle analogique pour sa philosophie CRPrat., OP, II, 623; Ak, V, 15. FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 442. 206 CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33. 207 FMM, OP, II, 309; Ak, IV, 441. 208 FMM, OP, II, 247; Ak, IV, 390. 209 FMM, OP, II, 273; Ak, IV, 411. 204 205 55 ~------------------~------------------------------------------------------------------------------~ pratique. La méthode de purification et de séparation qu'utilise le chimiste, l'auteur s'en sert pour illustrer la séparation d'éléments hétérogènes dans le domaine de la morale. Tout comme le chimiste isole les substances confondues dans un mélange, ou encore décompose des substances complexes en leurs éléments simples, le philosophe moral sépare le rationnel de l'empirique : « Le philosophe ( ... ) a aussi le pouvoir, comme le chimiste en quelque sorte, d'expérimenter en tout temps sur la raison pratique de tout homme, pour distinguer le principe déterminant moral (pur) du principe déterminant empirique, en ajoutant à la loi morale (comme principe déterminant) à la volonté affectée empiriquement (par exemple, à la volonté de celui qui consentirait volontiers à mentir, lorsqu'il y trouverait quelque avantage). C'est, comme quand le chimiste aj oute de l'alcali à une solution de sel; l'esprit de sel abandonne aussitôt la chaux pour se joindre à l'alcali, et la chaux est précipitée au fond. De même, si l'on montre à un homme, qui d'ailleurs est honnête (ou qui pour cette fois se met seulement même en pensée à la place d'un honnête homme), la loi morale, par laquelle il reconnaît l'indignité d'un menteur, aussitôt sa raison pratique (dans le jugement qu'elle porte sur ce que celui-ci devait faire) abandonne l'utilité, pour s'unir avec ce qui maintient en lui le respect de sa propre personne (avec la véracité)210 ». Ainsi, tout comme le chimiste peut expérimenter la purification chimique en décomposant une substance de ses diverses composantes élémentaires, il est possible de différencier le rationnel et l'empirique et ainsi de mettre en évidence la loi morale dans sa pureté. Cette purification, ou autrement dit, cette séparation des éléments hétérogènes n' est pas une idée propre aux Fondements, et à la deuxième Critique, elle est en réalité sous-jacente à la pensée de Kant en général. L'auteur voit déjà toute l'importance de la séparation du sensible et du rationnel au moment de la première Critique: «Il est de la plus haute importance d'isoler des connaissances qui sont distinctes par leur espèce et leur origine, et de les empêcher soigneusement de se confondrent avec d'autres, avec lesquelles elles sont ordinairement unies dans l'usage211 ». N on seulement Kant prend soin de distinguer la doctrine du bonheur et la doctrine morale dans l'Analytique, mais va plus loin en faisant de la recherche du bonheur le contraire de la moralité: « On obtient juste le contraire du principe de moralité si l'on fait du principe 210 211 CRPrat., OP, II, 720; Ak, V, 92. CRPure, A842/B870; p.563. 56 - ~- - - - - du bonheur personnel le principe déterminant de la volonté212 ». La moindre intrusion du bonheur dans son éthique ruinerait du coup la moralité. Ce serait toutefois trahir les propos de Kant d' affmner qu'il méprise la sensibilité et qu'il refuse tout bonheur à l'homme. En effet, dans l'Analytique de la deuxième Critique, Kant souligne l'importance du bonheur pour un être sensible : ( ... ) en ce qui concerne notre nature en tant qu'êtres sensibles, tout dépend de notre bonheu?13 ». Kant prend soin de préciser dans le même passage que cependant: « tout n'en dépend pas en générae 14 ». Plus loin dans l'ouvrage Kant précise que « la raison pure pratique ne demande pas qu'on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement que, dès qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne . 215 ». En e f:c.let : pas en conSl'd'eratzon « Le principe du bonheur peut, certes, fournir des maximes, mais jamais de celles qui pourraient servir de lois à la volonté ( ... ) car, puisque la connaissance de celui-ci ne repose que sur des données de l'expérience, que tout jugement à ce suj et dépend essentiellement de l'opinion de chacun, elle-même d'ailleurs fort variable, on peut bien en tirer des règles générales, mais jamais des règles universelles, autrement dit on peut en tirer des règles générales qui, en moyenne, conviennent le plus souvent, mais non des règles qui doivent être valables en tout temps et nécessairement; on ne peut donc fonder sur cette connaissance aucune loi pratique216 ». Otfried Hôffe rappelle justement que l'autonomie de la volonté est là pour empêcher que la volonté se détermine par des motifs sensibles et devienne hétéronome : «L'homme est fondamentalement conditionné à plus d'un égard et cela Kant ne le conteste pas non plus, par exemple il a besoin de manger, de boire, de dormir; il est doté d'un tempérament calme ou plutôt bouillant ( ... ) mais tous ces conditionnements ne sont pas des états de fait absolument immuables ( ... ) ce qui importe avant tout-et c'est ce que signifie le principe d'autonomie-, c'est que les impulsions des sens, de même que les facteurs déterminants historico-sociaux ne doivent pas être les principes ultimes qui déterminent l' action217 ». Le bonheur est donc nécessaire et incontournable pour l'homme, mais Kant dira cependant qu'il ne s'agit pour lui que d'une fin partielle. La sensibilité de l'homme réside en sa partie animale. L'homme doit se servir de sa raison pour distinguer le bien du mal, sinon celle-ci ne CRPrat., OP, II, 649; Ak, V, 35. CRPrat., OP, II, 682; Ak, V, 61. 214 CRPrat., OP, II, 682; Ak, V, 61. 215 CRPrat., OP, II, 721; Ak, V, 93. 216 CRPrat., OP, II, 651 ; Ak, V 36. 2 17 HOFFE, Otfried, Introduction à la philosophie pratique de Kant, p.133. 2 12 213 57 - -- ------, l'élève en rien au-dessus de l'animalité, car le bonheur est une fin partagée par l'homme et l'animal: «L'homme est un être de besoin en tant qu'il appartient au monde sensible ( ... ). Mais il n'est toutefois pas si totalement animal qu'il soit indifférent à l'égard de tout ce que la raison dit par elle-même et qu'il n'utilise celle-ci que comme instrument propre à la satisfaction de ses besoins en tant qu'être sensible. Car le fait qu'il possède une raison ne l'élève en rien, quant à sa valeur, au-dessus de l'animalité, si elle ne doit lui servir qu'au profit de ce qui, chez les animaux, ressortit de l'instinct; la raison ne serait en ce cas qu'une manière particulière dont la nature se serait servie pour équiper l'homme en vue de la même fm que celle à laquelle elle a destiné les animaux, sans le destiner lui-même à une fin plus élevée218 ». Kant affirme en plus que l'instinct serait certes mieux placé que la raison pour servir de voie royale vers le bonheur: «Or, si dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention. Car toutes les actions que cet être doit accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite, lui auraient été indiquées bien plus exactement par l'instinct, et cette fm aurait pu être bien plus sûrement atteinte de la sorte qu'elle ne peut jamais l'être par la raison219 ». Kant souligne même que si la nature avait déterminé le bonheur comme la fin ultime de 1'homme, elle aurait empêché que la raison devienne pratique : « la nature aurait empêché que la raison n'allât verser dans un usage pratique et n'eût la présomption, avec ses faibles lumières, de se figurer le plan du bonheur et des moyens d'y parvenir ( ... /20 ». Donc, il est clair, Kant situe le bonheur dans la sphère sensible de l'homme. Dans les Fondements, Kant identifie le bonheur à la conservation et au bien-être alors que dans la deuxième Critique, il le définit comme «la conscience qu'a un être raisonnable de l'agrément de la vie221 » et quelques lignes plus loin comme « le sentiment de plaisiI.2 22 ». Mais Kant fait savoir aussi que le bonheur n'est pas l'unique fin à laquelle tous les hommes aspirent nécessairement. CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4. FMM, OP, II, 252; Ak, IV, 395. 220 FMM, OP, II, 253; Ak, IV, 395. 221 CRPrat., OP, II, 631; Ak, V, 22. 222 CRPrat., OP, II, 632; Ak, V, 23. 218 219 58 À la suite de cette analyse de la critique eudémoniste de Kant, sa position est claire lorsqu' il s'agit de déterminer le mobile de l'action morale, seule la raison pure peut déterminer la volonté pour aboutir à l'action morale. Il importe maintenant de voir en quoi la raison pure peut mener à l' action morale en s'attardant sur la façon dont l'autonomie mène à la moralité ou encore en quoi l'autonomie est le principe fondateur de la morale en fournissant la solution au problème soulevé à la première Critique au sujet du lien entre la volonté et la loi morale. 2. L'autonomie de volonté: condition logique de l'impératif catégorique Le concept de l'autonomie est présenté pour la première fois dans les Fondements. Comme le souligne Delbos, les Fondements soulignent davantage la dimension pratique et morale de la liberté : «La volonté autonome ( ... ) prévaut, en tout cas, dans la pensée de Kant, sur la notion de caractère intelligible qui exprimait en termes quasi ontologiques, et sans la définir exactement dans son rapport avec la loi morale, la règle de la décision propre du sujet. La théorie du caractère intelligible est absente de la Grundlegung ( ... ) Ici il apparaît que la liberté, comme faculté législative universelle, doit être antérieure à la liberté, comme faculté de commencer suivant une certaine maxime une série d'actes223 ». Avec le concept de l'autonomie, la liberté n'est plus une indépendance de la volonté au monde sensible, elle devient une volonté qui se donne à elle-même la loi à laquelle elle doit obéir. C'est le nouveau sens accordé à la liberté; une liberté comme autonomie morale. La définition que donne Kant à la liberté pratique dans le Canon demeurait une définition négative de la liberté224 • Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ainsi que dans la deuxième Critique, Kant formule une définition positive de la liberté en utilisant maintenant un concept de liberté pratique d'un autre ordre et qui se situe à un niveau plus radical en échappant à une analyse strictement psychologique. La liberté n'est plus définie de façon négative comme une indépendance à l'égard du sensible, elle est plutôt définie de façon positive comme législation de la raison pure. Toutefois, ce concept de l'autonomie n'est pas énoncé dès le début de l'ouvrage. Il faut attendre à la toute fm de la seconde section et la troisième section de l'ouvrage pour que 223 224 DELBOS, Victor, La philosophie pratique de Kant, pages 319-320. FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446. 59 ce concept soit enfm explicitement abordé. Si tel est le cas, c'est parce que Kant prépare le terrain sur lequel il veut asseoir la morale. Il présente d'abord les bases de la morale, qui constituent en fait les étapes essentielles menant à ce principe de l'autonomie de la volonté. Quelles sont ces étapes? Dans la première section, il réserve d'abord quelques pages à la présentation de la volonté bonne, condition fondamentale à la moralité, car la volonté est bonne en soi, et ce, contrairement aux talents de l'esprit qui ne sont bons que relativement: «De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement la bonne volonté. L'intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l'esprit ( ... ) sont sans doute à biens des égards choses bonnes et désirables; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes ( . .. i 25 ». Il insiste ensuite sur une autre notion importante pour sa pensée morale qui se forme, la notion du devoir. Kant fait le lien entre le devoir et la moralité en indiquant que seules les actions faites par devoir, et non conformément au devoir, peuvent requérir un caractère moral. Dans la deuxième section, Kant fait ensuite une critique de l'eudémonisme où il s'oppose rigoureusement justement à l'idée de fonder la morale ou plutôt le devoir, sur une notion aussi relative et contingente que celle du bonheur: « ( ... ) il est de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les présenter purs et sans mélange (... ) 226». L'auteur présente enfm les quatre formules de l'impératif catégorique et c'est lors de la présentation de la dernière formule que Kant utilise pour la première fois le concept de l'autonomie. Ainsi, comme nous le disions, la notion d'autonomie de la volonté intervient à la deuxième section des Fondements alors qu'il s'agit pour Kant d'établir la validité du devoir. Kant définit le devoir comme la nécessité d'accomplir une action par respect pour la loi227 . Qu'implique ce dernier afm de pouvoir être conçu? Quelles sont les conditions de sa possibilité? On sait qu'à l'idée du devoir vient se greffer celle de l'impératif catégorique. Comme la loi a son origine a priori dans la raison, la loi se présente sous la forme d'un commandement pour une volonté sensible qui n'est pas entièrement conforme à la loi: «La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un IMPÉRATIF 228 ». On comprend pourquoi Kant a édifié une morale du devoir et FMM, OP, II, 250; Ak, IV, 393. FMM, OP, II, 273; Ak, IV, 411. 227 FMM, OP, II, 259; Ak, IV, 400. 22 8 FM M, OP, II, 275; Ak, IV, 413. 22 5 22 6 60 que la loi morale s'exprime sous forme d'impératif chez l'homme : «La loi morale est en effet, pour la volonté d'un être absolument parfait, une loi de sainteté; mais pour la volonté de tous les êtres raisonnables fInis, elle est une loi de devoir, une loi de contrainte morale229 ». Le devoir prend son sens d'ailleurs lorsqu'il doit y avoir une action, un devoir être, pour laquelle l'être humain a une inclination, car la valeur morale surgit de l'action contrainte: « Je laisse de côté toutes les actions qui sont au premier abord reconnues contraires au devoir, ( ... ) je laisse également de côté les actions qui sont réellement conformes au devoir, pour lesquelles les hommes n'ont aucune inclination immédiate ( ... )230. Les impératifs catégoriques sont possibles justement parce que 1'homme est membre d'un monde intelligible et d'un monde sensible : « Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intelligible C... ) si je n'étais que cela, toutes mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté; mais, comme je me vois en même temps membre du monde sensible, il faut dire qu'elles doivent l' être231 ». Kant distingue deux types d'impératifs; les impératifs catégoriques représentent une action nécessaire en elle-même sans aucun rapport à un but et les impératifs hypothétiques qui représentent quant à eux une action seulement si elle peut être un moyen de parvenir à une fm. Après avoir introduit la notion de l'impératif catégorique, Kant démontre comment l'autonomie de la volonté y est nécessairement liée, de sorte que sans autonomie de la volonté, impossible de fonder véritablement la morale. Kant dira que du point de vue de la morale, ces deux types d'impératifs n'ont pas la même valeur: «L'impératif catégorique seul a la valeur d'une LOI pratique, tandis que les autres impératifs ensemble peuvent bien être appelés des principes, mais non des lois de la volonté232 ». En effet, l'impératif hypothétique ou conditionnel renvoie à une action accomplie conformément au devoir. Or, les actions conformes au devoir ne sont pas pour autant morales, car leur intention n'est pas dépourvue de tout intérêt : «Les impératifs euxmêmes, quand ils sont conditionnés, c'est-à-dire quand ils ne déterminent pas la volonté simplement en tant que volonté, mais seulement en vue d'un effet désiré, et qu'ils sont par suite des impératifs hypothétiques, constituent assurément des préceptes pratiques, mais non des lois233 ». Cette relation de l'objet à la volonté ne peut que rendre possibles des impératifs hypothétiques : «ce rapport, qu'il s'appuie sur l'inclination ou sur les représentations de la 229 230 231 232 233 CRprat., OP, II, 707; Ak, V, 82. FMM, OP, II, 255; Ak, IV, 397. FMM, OP, II, 325; Ak, IV, 454. FMM, OP, II, 283; Ak, IV, 420. CRPrat., OP, II, 629; Ak, V, 20. 61 raison ne peut rendre possibles que des impératifs hypothétiques; je dois faire cette chose, parce que je veux cette autre chose234 ». C'est pour cette raison d'ailleurs que l'on doutait de la pureté de la loi au moment du Canon de la raison pure alors que l'obéissance à la loi, plutôt que d'être désintéressée, impliquait au contraire un certain intérêt. Or, l'impératif, pour être moral et donc catégorique, doit ignorer tout ce qui pourrait influencer la volonté de l'extérieur à elle: «il faut en effet, que la raison pratique (la volonté) ne se borne pas à administrer un intérêt étranger, mais qu'elle manifeste sa propre autorité impérative, comme législation suprême235 ». Comme le fait remarquer Kant236 , la volonté doit faire abstraction de toute chose qui pourrait influencer la volonté, car dans ce cas, ce serait les objets des inclinations qui seraient pratiques et non la raison. Haffe va dans le même sens en affIrmant que la moralité ne consiste pas dans la seule conformité au devoir et n'apparaît que là où ce que prescrit la loi morale est accompli parce que la loi morale le prescrit, c'est-à-dire là où le devoir est accompli en tant que tee 37 • L'action accomplie par devoir tire sa valeur non pas du but qu'elle atteint qui est une matière empirique, mais plutôt de la forme qui est universalisable : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle238 » telle est la formule de l'impératif catégorique. Seule la pure forme universelle de la loi peut fonder une obligation inconditionnelle, un impératif catégorique. Kant le réaffIrme au moment de sa deuxième Critique, la volonté déterminée par la loi exige une détermination de la volonté différente de la détermination de la volonté soucieuse de bonheur: «Puisque la simple forme de la loi ne peut être représentée que par la raison, qu'elle n'est pas par suite un objet pour les sens et, en conséquence, ne fait pas non plus partie des phénomènes, la représentation de cette forme, comme principe déterminant de la volonté, est distincte de tous les principes déterminants des événements de la nature se produisant selon la loi de causalité, parce que, dans le cas de ces événements, les causes déterminantes doivent être elles-mêmes des phénomènes239 ». Et au bout de son raisonnement, comme dans la deuxième section des Fondements, Kant en arrive à la notion de l'autonomie: «C'est en effet dans l'indépendance à l'égard de toute FMM, OP, II, 309, Ak; IV, 440. FMM, OP, II, 310; Ak, IV, 441. 236 Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, p. 171, notes en bas de page. 237 HOFFE, Otfried, Introduction à la philosophie pratique de Kant. La morale, le droit et la religion, p.69. 238 FMM , OP, II, 285; Ak, IV, 421. 239 CRPrat., OP, II, 641 ; Ak, V, 28 . 234 23 5 62 matière de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un objet désiré) et pourtant, en même temps, dans la détermination de l' «arbitre» par la simple forme législatrice universelle, dont une maxime doit être capable, que consiste l'unique principe de la moralité240 ». Pour que la loi s'impose à la volonté sous la forme d'un impératif catégorique, la volonté doit être souveraine et ainsi se donner à elle-même la loi à laquelle elle obéit. C'est en ce sens où l'autonomie de la volonté est une condition logique de l'impératif catégorique. Il faut donc distinguer le principe formel a priori de détermination de la volonté de son principe matériel, qui est un mobile empirique a posteriori. C'est ici que se dessine le « formalisme» de la morale kantienne. La volonté morale ne doit pas se déterminer d'après des fins, mais d'après la seule forme de sa maxime, plus précisément par pur respect pour le principe formel de la loi morale. Cette idée était déjà formée dans l'esprit de Kant au moment de sa critique de l'eudémonisme qui discréditait toute matière de la loi pour ne valoriser que la forme de la loi qui elle, au contraire de la matière, est universalisable. Pour faire ressortir toute l'importance du nouveau concept de l'autonomie qu'il introduit, Kant rappelle que la faiblesse des systèmes qui ont tenté de trouver le fondement de la morale ont échoué en ce sens où ils ont toujours subordonné la volonté, ce qui l'empêchait d'être une législation universelle: «( ... ) si nous jetons un regard en arrière sur toutes les tentatives qui ont pu être faites pour découvrir le principe de la moralité, que toutes aient nécessairement échouées. On voyait l'homme lié par son devoir à des lois, mais on ne réfléchissait pas qu'il n'est soumis qu'à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle, et qu'il n'est obligé d'agir que conformément à sa volonté propre, mais à sa volonté établissant par destination de la nature une législation universelle241 ». Et ainsi, ajoute Kant: « on ne découvrait jamais le devoir, mais la nécessité d'agir par un certain intérêr42 ». Le fondement de la morale siège donc dans l'autonomie de la volonté, dans le fait de poser elle-même les lois auxquelles elle doit obéir. La moralité ne peut que se fonder à partir du principe de l'autonomie puisque c'est seulement en mettant au principe de ma volonté une loi qui émane d' elle-et donc libérée de tout intérêt sensible-et qui vaut donc pour tous les êtres raisonnables que j'agis par devoir: «Le principe de l'autonomie est de toujours choisir les maximes de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir243 ». La volonté autonome est une volonté libre de tout intérêt qui pourrait la lier à une loi extérieure à elle et qui serait par 240 24\ 242 243 CRPrat., OP, II, 647; Ak, V, 33. FMM, OP, II, 299; Ak, IV, 432. FMM, OP, II,299; Ak, IV, 433. FMM, OP, II, 309; Ak, IV, 440. 63 conséquent, contingente et non nécessaire. L'analyse de l'impératif catégorique fait ressortir le principe de la moralité qu'est l'autonomie: «Mais que le principe en question de l'autonomie soit l'unique principe de la morale, cela s'explique par une simple analyse des concepts de la moralité. Car il se trouve par là que le principe de la moralité doit être un impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie même244 ». Sans le concept d'autonomie, Kant est dans l'impossibilité de fonder une morale qui soit universelle: «C ... ) s'il y a un impératif catégorique (c'est-à-dire une loi pour la volonté de tout être raisonnable), il ne peut que commander de toujours agir en vertu de la maxime d'une volonté, qui pourrait en même temps se prendre elle-même pour objet en tant que législatrice universelle; car alors seulement le principe pratique est inconditionné ainsi que l'impératif auquel on obéit; il n'y a en effet absolument aucun intérêt sur lequel il puisse se fonde~45 ». La moralité ne peut pas par conséquent être fondée sur l'hétéronomie de la volonté puisque celle-ci est le fait d'être soumis à une loi étrangère, une loi qui en fait, n'émane pas de la volonté elle-même, mais lui provient de l'extérieur. Elle cherche alors «la loi qui doit la détenniner autre part que dans l'aptitude de ses maximes à instituer une législation universelle qui vienne d'elle246 ». Dans un tel cas, c'est l'objet du vouloir qui vient conditionner l'action et non la légalité fonnelle du vouloir. 3. L'idée de la liberté comme explication de l'autonomie de la volonté Nous venons de le voir, l'autonomie est la «propriété qu'a la volonté d'être à ellemême sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir)247 ». En d'autres termes, l'autonomie est le principe selon lequel la volonté se considère elle-même comme législatrice universelle dans le règne moral des fins: « La volonté n'est donc pas simplement soumise à la loi; mais elle y est soumise de telle sorte qu'elle doit être regardée également comme instituant elle-même la loi, et comme n'y étant avant tout soumise (elle peut s'en considérer elle-même comme l'auteur que pour cette raison)248 ». Et s'il peut en être ainsi c'est que cette volonté est libre. D'ailleurs, Kant commence la troisième section des Fondements en utilisant le titre suivant: Le concept de la liberté est la clef de l'explication de 244 245 246 247 248 FMM, OP, II, 309; FMM, OP, II, 298; FMM, OP, II, 309; FMM, OP, II, 308; FMM, OP, II, 297; Ak, IV, 440. Ak, IV, 432. Ak, IV, 440. Ak, IV, 440. Ak, IV, 431. 64 l'autonomie de la volonté 249 • Comme le mentionne Kant, la possibilité pour la causalité d'agir indépendamment de causes lui provenant de l'extérieur est due au fait que cette causalité est libre: «En quoi peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c'est-à-dire dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi?25o » Kant lie maintenant de façon claire la moralité et la liberté. Si l'on revient à la première Critique, la liberté n'était pas identifiée à la moralité. Dans la Dialectique, la liberté transcendantale faisait référence à l'indépendance à l'égard du sensible sans aucune référence à la morale, d'ailleurs le but de Kant à ce moment était de vérifier si la liberté pouvait être pensée sans contradiction. l'agréable qu'au bien. Dans le Canon, la liberté pratique faisait référence autant à On le constate, dans les Fondements, Kant délaisse la définition négative de la liberté pratique qui, on se souvient, est le pouvoir d' échapper aux déterminismes sensibles. Vraiment, dans les Fondements, Kant propose un concept positif de la liberté, «plus riche et plus fécond251 » qui nous mène à la liberté comme autonomie morale. La liberté n'est plus l'indépendance à l'égard du sensible, elle est le pouvoir de poser la loi qui va nous détenniner, telle est bien l'autonomie : «Cette indépendance est la liberté au sens négatif, alors que cette législation propre de la raison pure et comme telle pratique est la liberté au sens positif. La loi morale n'exprime donc pas autre chose que l'autonomie de la raison pure pratique, c'est-à-dire la liberté, et celle-ci est même la condition fonnelle de toutes les maximes, condition à laquelle seules celles-ci peuvent s'accorder avec la loi pratique suprême252 ». Donc, dans les Fondements la loi morale est identifiée à la liberté. Mais à ce moment, la liberté n'est pas prouvée, il s'agit d'une hypothèse nécessaire à admettre pour le fondement de la morale qui s'anéantit sans cela: «La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables ( ... ) tout être qui ne peut agir autrement que sous l'idée de la liberté est par cela même, au point de vue pratique, réellement libre ( ... ) et je soutiens qu'à tout être raisonnable, qui a une volonté, nous devrions attribuer nécessairement aussi l'idée de la liberté, et qu'il n'y a que sous cette idée qu'il puisse agir ( ... ). Il faut que la raison se considère elle-même comme l'auteur de ses principes, à l'exclusion de toute influence ' 253 ». e'trangere... FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446. FMM, OP, II, 316; Ak, IV, 447. 251 FMM, OP, II, 315; Ak, IV, 446. 252 CRPrat., OP, II, 647, V, 33 . 253 FMM , OP, II, 317; Ak, IV, 448. 249 250 65 Il n'est donc pas question de la réalité objective de la liberté à ce moment des Fondements. Kant utilise la terminologie de supposition nécessaire pour caractériser la liberté puisqu'il est impossible de connaître cette liberté par le biais de l'expérience et que par conséquent nous ne pouvons prouver la réalité objective de ce concept, mais bien sa seule possibilité logique: «Nous avons en fm de compte ramené le concept déterminé de la moralité à l'Idée de la liberté; mais il ne nous était pas possible de démontrer celle-ci comme quelque chose de réel, pas même en nous et dans la nature humaine; nous nous sommes bornés à voir qu'il nous faut la supposer, si nous voulons concevoir un être comme raisonnable, comme doué de conscience de sa causalité par rapport aux actions, c'est-à-dire comme doué de volonté 254». Lorsque Kant suppose la liberté, on comprendra ainsi qu'il ne revient aucunement sur ses conclusions de la Dialectique de la première Critique. La supposition de la liberté dans la morale ne lui confère pas plus de réalité que pouvait lui offrir la Critique de la raison pure. La liberté «ne vaut qu'une supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d'une volonté, c'est-à-dire d'une faculté bien différente de la simple faculté de désirer (... )255 ». Car la liberté, «il ne suffit pas de la prouver par certaines prétendues expériences de la nature humaine (ce qui d'ailleurs est absolument impossible; il n'y a de possible qu'une preuve a priorP56 ». Tout ce que l'on peut établir c'est la nécessité pratique de cette supposition : « ce qui pour l'usage pratique est suffisant; mais comment cette supposition est possible, c'est ce qui ne se laissera jamais apercevoir d'aucune raison humaine. (... ) Il n'est pas seulement fort possible (comme peut le montrer la philosophie spéculative) de supposer la liberté de la volonté (sans tomber dans la contradiction avec le principe de la nécessité naturelle dans la liaison des phénomènes du monde sensible), mais encore il est nécessaire, sans autre condition, à un être qui a conscience de sa causalité par la raison, par conséquent d'une volonté (distincte des désirs) de l'admettre pratiquement, c'est-à-dire en idée, sous toutes ses actions volontaires, à titre de condition257 ». Même si la liberté est indémontrable, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un fait indéniable que la raison puisse déterminer la volonté sans égard à la sensibilité et qu'elle éprouve un intérêt pur pour la moralité: « L'impossibilité subjective d'expliquer la liberté de FMM, OP, II, 318; Ak, IV, 449. FMM, OP, Il, 331 ; Ak, IV, 459. 256 FMM, OP, II, 317; Ak, IV, 448. 257 FMM, OP, II, 334; Ak, IV, 461. 254 255 66 la volonté est la même que l'impossibilité de découvrir et de faire comprendre que l'homme puisse prendre un intérêt à des lois morales (... ) et c'est un fait que 1'homme y prend réellement un intérêr 58 ». Mais Kant ajoute qu'il n'est pas nécessaire de savoir ce que la liberté est au juste: « ( ... ) au point de vue pratique, nous n'avons pas besoin de savoir ce qu' est la liberté; du moment que nous en avons l'idée, qui exprime la spontanéité de la raison, il suffit de reconnaître que l'être raisonnable agit par sa raison pour admettre qu'il est pratiquement libre259 ». À l'intérieur de la deuxième Critique, le statut de la liberté change. En fait, même si la conception de la liberté proposée dans l'Analytique de la deuxième Critique s'avère identique à celle proposée dans les Fondements puisqu'elle est toujours identifiée à la morale: «la liberté et la loi pratique inconditionnée renvoient réciproquement l'une à l'autre2 60 », elle n'est plus une supposition nécessaire à admettre au fondement de la morale, mais acquiert une réalité objective. Dans l'Analytique, Kant conçoit une liberté dont la réalité objective est affirmée par le biais de la loi morale : « le concept de la liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique (... )261 » ou encore, « Le concept de la liberté, auquel on attribue une réalité objective, qui, pour n'être que pratique, n'en est pas moins indubitable262 ». L'Analytique, en attribuant une réalité à la liberté nous dit par ailleurs que cette connaissance que nous avons de la liberté n'est pas immédiate, mais plutôt accessible via la loi morale. Selon Kant, nous prenons conscience d'abord de la loi morale : «Ce point de départ ne peut être la liberté, car nous ne pouvons ni en prendre immédiatement conscience, puisque le concept premier en est négatif, ni la conclure de l'expérience, puisque l'expérience ne nous fait jamais connaître que la loi des phénomènes, donc le mécanisme de la nature, qui est précisément le contraire de la liberté (... ) c'est la loi morale dont nous prenons immédiatement conscience (dès que nous ébauchons pour nous-mêmes des maximes de la volonté), qui s'offre à nous d'abord et nous mène droit au concept de la liberté263 ». Pour ce qui est de la justification de la loi morale elle-même, il s'agit d'un fait, attesté par la conscience commune : « on peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait FMM, OP, II, 332; Ak, IV, 460. Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, page 183, notes de bas de page. 260 CRPrat., OP, II, 642; Ak, V, 29. 261 CRPrat., OP, II, 610, V, 3. 262 CRPrat., OP, II, 667; Ak, V, 49. 263 CRPrat., OP, II, 642; Ak, V, 29. 258 259 67 264 de la raison ». La loi morale ne se retrouve pas dans le monde sensible, enchaînée dans le cours de la nature, elle n'est pas «un fait empirique265 », elle est «un fait de la raison pure 266 ». Kant utilise l'expression de « fait de la raison >'r-Factum der reinen Vernunft- pour parler de la loi morale «parce qu'on ne peut la déduire, même par des sophismes, de données antérieures de la raison ( ... ) parce qu'elle s'impose à nous par elle-même267 ». Kant parle de la loi morale comme d'une « voie céleste268 », d'une certitude immédiate qui se fait connaître d'une manière claire et frappante 269 : « la loi morale nous est donnée en quelque sorte comme un fait de la raison pure dont nous avons conscience a priori, et qui est apodictiquement certain, quand bien même on admettrait qu'il est impossible de trouver dans l'expérience un seul exemple où cette loi fût exactement suivie. Aucune déduction ne peut donc démontrer la réalité objective de la loi morale, quelque effort que fasse pour cela la raison théorique ou spéculative, ou même la raison qui s'aide de l'expérience; et, par conséquent, quand même on voudrait renoncer à la certitude apodictique, on ne pourrait confmner cette réalité par l'expérience et la démontrer a posteriori, et cependant, elle se soutient par elle-même27o ». Mais que la liberté s' affmne par le biais de la loi morale tenue pour réelle ne nous dit touj ours pas ce qu'est la liberté. Alors que la loi morale est la «ratio cognoscendi 271» de la liberté puisque c'est par elle que se dévoile la liberté, la liberté est la « ratio essendp72 » de la loi morale affirme Kant dès le début de son ouvrage. La liberté est ratio essendi en ce sens qu'elle explique la présence de la loi en nous, elle est pour ainsi dire sa condition: « S'il n'y avait pas de liberté, la loi morale ne saurait nullement être rencontrée en nous 273 ». Que peut-on conclure au terme de cette réflexion? La liberté pratique telle que présentée dans les Fondements et la deuxième Critique se présente sous un autre visage à cause du concept de l'autonomie. La liberté transcendantale, non considérée dans la pensée pratique du Canon de la raison pure, revient en force dans les Fondements, et nous ouvre la voie vers une autre liberté, une liberté non seulement pratique, mais aussi morale. La liberté pratique, parce qu'aussi transcendantale, délaisse son caractère empirique, psychologique et CRPrat., OP, II, 644-645; Ak, V, 31. CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31. 266 CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31. 267 CRPrat., OP, II, 645; Ak, V, 31. 268 CRPrat., OP, II, 650; Ak, V, 35. 269 CRPrat., OP, II, 720; Ak, V, 92. 270 CRPrat., OP, II, 664-665; Ak, V, 47. 271 Critique de la raison pratique, traduit de l'allemand par Ferry et Wismann, p.lO. 272 Ibid. , p.10 27 3 CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4. 264 265 68 contingent qui est développé dans la première Critique au moment du Canon. Même si l'expression de «liberté transcendantale» n'apparaît pas dans les Fondements, l'aspect transcendantal est tout de même omniprésent et il suffit de penser ne serait-ce qu'à quelquesunes des affmnations de Kant: «( ... ) il ne suffit pas de la prouver-la liberté-par certaines prétendues expériences de la nature humaine (ce qui d'ailleurs est absolument impossible; il n'y a de possible qu'une preuve a priorii 74 ». Aussi,« ( ... ) une telle volonté-libre--doit nécessairement être pensée comme entièrement indépendante de la loi naturelle des phénomènes (... ) cette indépendance se nomme liberté au sens le plus strict, c'est-à-dire au sens transcendantat2 75 ». Et même si nous en doutions, Kant souligne clairement au début de sa deuxième Critique la présence de la liberté transcendantale lorsqu'il se demande si la raison pure peut être pratique : « Avec ce pouvoir, se trouve aussi désormais établie la liberté transcendantale, et cela, au sens absolu que réclamait, dans son usage du concept de causalité, la raison spéculative pour échapper à l'antinomie où elle tombe inévitablement lorsque, dans la série de la liaison causale, elle veut penser l'inconditionné (... )276 ». Avec l'autonomie de la volonté, on comprend maintenant en quel sens« la liberté transcendantale fonde la liberté pratique277 », phrase qui nous laisse encore perplexes dans le contexte de la Critique de la raison pure, alors que Kant nous présente une liberté pratique et empirique. Delbos rappelle également le rôle central du concept de l'autonomie : « Dans la Critique de la raison pure, la relation de ces deux espèces de liberté est imparfaitement établie, parce que Kant n'est pas encore parvenu à la formule pleinement explicite du principe de l'autonomie278 ». La liberté pratique des Fondements et aussi de la deuxième Critique, dépassant ainsi le plan des phénomènes pour revêtir un caractère nouménal, révèle une dimension différente de la liberté pratique présentée juste avant dans la première Critique. La liberté des Fondements et de la deuxième Critique n'est pas seulement la liberté transcendantale sur laquelle la Dialectique transcendantale développe, elle n'est pas non plus seulement la liberté pratique présentée dans le Canon de la raison pure. Les deux ouvrages conservent les deux aspects de la liberté en définissant une liberté en son sens négatif qui est à la fois transcendantale--comme causalité indépendante du monde sensible-et pratique dans son sens positif d'autonomie morale-pouvoir d'obéissance à sa propre loi et pouvoir de légiférer universellement. Il semble qu'à ce stade les deux dimensions de la liberté ont FMM, OP, II, 317; Ak, IV, 448. CRPrat., OP, II, 641; Ak, V, 29. 276 CRPrat., OP, II, 609; Ak, V, 3. 277 CRPure, A533/B561; p.395. 278 Fondements de la métaphysique des mœurs, Introduction et notes par Victor Delbos, page de page. 274 275 180, notes de bas 69 d'abord été présentées une à une. Il y a d'abord eu la liberté transcendantale et ensuite la liberté pratique. Les deux sens s'unissent ensuite dans une conception de la liberté, la liberté comme autonomie morale. Cette réalité acquise par la liberté grâce à la loi morale dans la Critique de la raison pratique, est une réalité toutefois pratique. Que la liberté puisse être déclarée comme réalité objective du fait de la loi morale cela n'étend pas pour autant le champ des connaissances dans le domaine théorique. Que la liberté reçoive une réalité objective, «cela ne concerne pas l'usage théorique, mais seulement l'usage pratique279 ». Comme le mentionne justement Carnois au suj et de la connaissance de la liberté : « elle est issue de la loi pratique et conserve l'empreinte de son origine280 ». Même si la Dialectique transcendantale de la première Critique a conclu en l'accord entre la nature et la liberté, elle n 'a pu qu'admettre tout au plus la possibilité logique de la liberté sans pouvoir faire aucune allusion à sa possibilité réelle. Il est maintenant légitime, une fois dans la morale, d'insérer la liberté: « on ne se serait jamais risqué à introduire la liberté dans la science, si la loi morale, et avec elle la raison pratique, ne nous y avait conduits et ne nous avaient imposé ce concept281 ». 4. La liberté comme clé des problèmes de la raison théorique La liberté identique à la loi est la pierre centrale d'un arc réunissant le domaine théorique et pratique : « le concept de la liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique, fonne la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure et même de la raison spéculative282 ». L'affirmation de la réalité de la liberté fait preuve d'une grande fécondité 283 en ouvrant le chemin vers le suprasensible où il nous est possible d'acquérir d'autres connaissances. En effet, la liberté ouvre vers l'intelligible et offre des perspectives nouvelles encore inespérées pour la philosophie spéculative : « C'est proprement le concept de la liberté qui, panni toutes les idées de la raison pure spéculative, procure seul un grand développement dans le champ du suprasensible, quoique simplement au point de vue de la connaissance pratique, je me demande d'où lui est venue exclusivement en partage une si grande fécondité, tandis que tous les autres désignent bien la CRPrat., OP, II, 675, Ak, V, 55. CARNOlS, Bernard, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, p.99. 281 CRPrat., OP, II, 643; Ak, V, 30. 282 CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 3. 283 CRPrat., OP, II, 734; Ak, V, 103. 279 280 70 place vide pour des êtres possibles de l'entendement pur, mais ne peuvent par rien en détenniner le concept284 ». En pennettant une extension dans l'usage pratique, la liberté pennet une plus grande extension de la philosophie de la raison pure en général, et donc comme système de connaissances pures de la raison. La liberté prouvée par la loi morale fonde non seulement la morale kantienne comme nous avons pu le constater dans ce travail, mais aussi l'ensemble du système de la raison pure, spéculative et pratique. La liberté comme autonomie morale pennet d'unir le domaine théorique et le domaine pratique en maintenant toutefois leur différence. Elle unit en ce sens où le pratique vient résoudre certains problèmes laissés en suspens par la raison théorique et elle maintient leur différence dans le sens où ce qui est transcendant et illégitime pour la raison théorique pure devient immanent et légitime pour la raison pratique. La liberté comme autonomie donne accès à un territoire interdit à la raison théorique ou spéculative. La liberté est la clé que foumit la raison pure pratique pour résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée en tant que raison théorique: « L'antinomie de la raison pure, qui devient manifeste dans sa dialectique, est en fait l'égarement le plus bienfaisant où n'ait jamais pu tomber la raison humaine, puisqu'elle nous pousse fmalement à chercher la clé pour sortir de ce labyrinthe, clé qui, une fois trouvée, fait découvrir en plus ce qu'on ne cherchait pas et ce dont on a pourtant besoin, à savoir une vue sur un ordre de choses supérieur et immuable dont nous faisons déjà partie, et dans lequel nous pouvons désonnais être tenus, par des préceptes détenninés, de poursuivre notre existence confonnément à la détennination suprême de la raison285 ». La liberté comme autonomie morale, même si elle acquiert une réalité obj ective à la deuxième Critique, et n'étend pas le champ des connaissances de la raison théorique, mais seulement celui de la raison pratique : « Pour étendre pratiquement une connaissance pure, il faut qu'il Y ait une fm, c'est-à-dire un but donné a priori comme objet (de la volonté) qui, indépendant de tous les principes théoriques, est présenté comme pratiquement nécessaire par un impératif catégorique qui détennine la volonté immédiatement (catégorique); et c'est ici le souverain Bien. (... ) Par là, la connaissance théorique de la raison pure se trouve sans doute accrue, mais en cela seulement que ces concepts, ailleurs problématiques pour elle (simplement pensables), sont maintenant assertoriquement reconnus pour des concepts auxquels correspondent réellement des objets, 284 285 CRPrat., OP, II, 734; Ak, V, 103. CRPrat., OP, II, 739; Ak, V, 108. 71 parce que la raison pratique a indispensablement besoin de leur existence pour la possibilité de son objet, le souverain Bien, lequel est au point de vue pratique absolument nécessaire, et parce que la raison théorique est autorisée par là à les supposer. (... ) À l'égard de cet accroissement, la raison pure théorique, pour laquelle toutes ces idées sont transcendantes et sans objet, doit exclusivement remercier son pouvoir pur pratique286 ». Alors que la raison théorique se borne à penser le caractère non contradictoire, c'est-à-dire logiquement possible des trois idées et ne tranche pas sur la question de la réalité de ses idées, la raison pure pratique, en leur conférant un objet nécessaire, étend le domaine de la raison pure théorique: «Ce qui est requis pour la possibilité d'un usage de la raison en général, à savoir que ses principes et ses assertions ne doivent pas être contradictoires, ne fait pas partie de l'intérêt de cette faculté, mais constitue la condition de son extension, et non le simple accord avec elle-même, qui relève de son intérêf 87 ». L'extension du domaine pratique traduit une suprématie de la raison pure pratique sur la raison pure théorique. La raison est une seule et même raison dont l'usage théorique se subordonne toutefois à l'usage pratique. Cette subordination s'avère nécessaire pour que la raison échappe aux antinomies. Cette subordination de la raison théorique face à la raison pratique ne va pas de soi, car Kant réserve des pages pour y répondre. Comment est-il possible de concevoir une extension de la raison pure au point de vue pratique qui ne soit pas accompagnée d'une extension de sa connaissance comme raison spéculative ?288 , tel est le titre du chapitre VII de la Dialectique de la raison pure pratique. La raison pure pratique voit la possibilité de connaître son objet alors que la raison pure théorique en est incapable et doit déclarer problématiques ses objets. Seul l'usage pratique pur de la raison est en mesure d'ouvrir légitimement sur le champ suprasensible ou intelligible et élargir par conséquent le système de la philosophie transcendantale. On constate ainsi que l'intérêt théorique de la raison n'est satisfait que dans son usage pratique pur ou encore que tout intérêt de la raison est fondamentalement pratique : « Dans l'union de la raison pure spéculative avec la raison pure pratique en vue d'une connaissance, c'est à cette dernière qu'appartient la suprématie, mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire, mais fondée a priori sur la raison même et, par conséquent nécessaire. Car, sans cette subordination, il y aurait conflit de la raison avec elle-même, parce que, si elles étaient simplement coordonnées, la première s'enfermerait strictement dans ses limites et n'accepterait en son domaine rien de la 286 287 288 CRPrat., OP, II, 771-772; Ak, 134. CRPrat., OP, II, 754; Ak, V, 120. CRPrat., OP, II, 771 ; Ak, V, 134. 72 seconde, tandis que celle-ci ~tendrait malgré tout les siennes sur tout, et chaque fois que ses besoins l'exigeraient, chercherait à y faire rentrer la première. Mais se subordonner à la raison spéculative, et renverser ainsi l'ordre, ne peut en aucun cas être demandé à la raison pure pratique, puisqu'en défInitive tout intérêt est pratique, et que celui même de la raison spéculative n'est que conditionné et complet seulement dans l'usage pratique289 ». Cette suprématie de la raison pure pratique sur la raison pure spéculative confmne que seule la raison pure pratique, grâce à l'idée de la liberté, peut résoudre les problèmes transcendantaux de la raison théorique. En tant que raison pratique, la raison pure unifie ses usages pratique et théorique et en échappant à l'antinomie permet de mettre fin aux combats entre sceptiques et dogmatiques sur le champ de bataille de la métaphysique29o . OP, II, 756; Ak, V, 12l. CPure, A VIII; p.5 289 CRPrat., 290 73 Conclusion À l'origine d'un travail philosophique comme celui-ci, il y a un désir de comprendre. Ce qui nous ad' abord frappés lors de nos lectures du système kantien, sans aucun doute comme plusieurs autres, fut sa grande complexité. Le questionnement qui a d'abord animé notre réflexion est le suivant: quel est ce concept de liberté qui selon la métaphore est la pierre centrale d'un arc réunissant les deux usages de la raison théorique et pratique et qui comporte paradoxalement plusieurs sens? Comme la liberté présentait différentes défmitions, il nous est apparu que le mieux à faire pour saisir la pensée de Kant était de suivre attentivement le concept de la liberté sous ses divers aspects. Ce travail nous a révélé une chose intéressante. En dépit des multiples sens qui sont alloués au concept de la liberté, c'est ce concept qui en assure enfm la compréhension. Nous avons concentré notre attention sur la liberté telle que présentée dans la première et la deuxième Critique. Nous avons pu cerner, au cours de ce travail, trois défmitions de la liberté : la liberté transcendantale, la liberté pratique et la liberté comme autonomie. Les deux premières se retrouvent dans la Critique de la raison pure. La liberté transcendantale est le pouvoir de commencer soi-même une série d'événements dans le monde sensible, une spontanéité absolue dont la causalité n'est pas soumise à son tour à une autre cause qui la déterminerait dans le temps. Il y a émergence de conflit entre la liberté et la nature et c'est ce que Kant appelle une antinomie. La liberté transcendantale est alors une Idée, soit un concept de la raison qui est indépendant de l'expérience. Le conflit est résolu une fois faite la distinction entre les phénomènes c'est-à-dire, ce qui peut être un objet de connaissance et les noumènes c'est-à-dire, ce qui ne peut qu'être pensé. Ensuite, le deuxième sens accordé à la liberté est celui d'une liberté pratique. Considérant que l'homme puisse se détacher du monde sensible, il peut se donner lui-même des règles d'actions. Il s'agit ici davantage d'une liberté psychologique. Un nouveau visage de la liberté survient dans la deuxième Critique. La liberté comme autonomie reçoit une réalité objective par la loi morale qui s'impose à nous et c'est ainsi que les problèmes sur lesquels se heurte la raison théorique trouvent une solution et la métaphore utilisée par Kant de la liberté comme clé de voûte du système critique prend tout son sens. En affirmant que la liberté est réelle et n'est pas au contraire qu'une illusion et en démontrant qu'elle entretient un lien a priori avec l'usage pratique de la raison, Kant peut désormais donner naissance à une nouvelle métaphysique, c'est-à-dire une métaphysique envisagée du point de vue de l'intérêt pratique et par conséquent fondée dans la raison 74 pratique, plus précisément, une métaphysique de la liberté. Ce n'est plus à la raison théorique, mais bien à la raison pratique qu'incombe la tâche de répondre aux trois questions critiques: Que puis-je savoir?, Que dois-je faire? et Que m'est-il permis d'espérer? La métaphysique trouve son appui non pas sur les idées de l'âme et de Dieu, mais plutôt sur l'Idée de la liberté, car c'est « la seule de toutes les idées de la raison spéculative dont nous connaissons a priori la possibilité, sans toutefois la comprendre, parce qu'elle est la condition de la loi morale, que nous connaissons29 1 ». L'histoire de la métaphysique connaît ainsi avec Kant et son concept de la liberté, un profond changement. Que peut-on conclure au tenne de cette aventure dans la pensée kantienne certes rigoureuse, mais difficile? La multiplicité de sens accordés au concept de la liberté rend parfois ardue la compréhension du concept de la liberté lui-même et par conséquent, du système entier. Mais pourquoi Kant a-t-il pyysenté tant de facettes de la liberté? Pourquoi ne s'est-il pas seulement attardé à la liberté comme autonomie de la volonté, véritable clef de voûte? Si la liberté de l'homme était parfaitement conforme à la loi morale, peut-être que Kant n'aurait pas eu à défmir plusieurs libertés ou plus justement, plusieurs facettes de la liberté. Quoiqu'il en soit, on comprend le rôle fondamental et déterminant de l'idée de la liberté non seulement pour la cohérence de la pensée kantienne en tant que telle, mais aussi pour l 'histoire de la métaphysique. Il semble qu'il soit difficile de comprendre comment est possible le choix en faveur de l'autonomie. Mais véritablement, Kant est plus mal à l'aise face à la possibilité du choix inverse, soit l' hétéronomie. L'autonomie est une possibilité pour l'homme qui coexiste avec la possibilité contraire de l'hétéronomie. À l'intérieur de l'Analytique de la deuxième Critique, Kant fait référence à une liberté qui se confond avec la loi morale, mais le ton change dans l'Examen critique alors que Kant ne dévoile pas une liberté identique à la loi qui contraint inconditionnellement, mais plutôt une liberté de choix. Kant déclare que la liberté peut se séparer de la loi en se présentant comme le pouvoir qu'a l'homme de choisir contre la loi. Cette possibilité de choisir une autre loi que la loi morale est ce que Kant nomme le mal radical, car il corrompt le fondement de la morale. Un problème se pointe à l 'horizon pour Kant. La liberté mène au bien tout comme elle mène au mal. Les actions, même lorsqu'elles sont mauvaises, résultent de la liberté: «Le mal moral prend sa source dans la liberté292 ». À tout moment, il est possible de choisir comme maxime fondamentale de ne pas suivre la loi morale. La possibilité de choisir librement contre la loi morale est assurément comme l'est 291 292 CRPrat., OP, II, 610; Ak, V, 4. KANT, Emmanuel, Leçons d'éthique, présentation, traduction et notes par Luc Langlois, p.160. 75 l'antinomie de la raison pure, un autre scandale qui se présente à la raison. Mais cette possibilité de s'élever contre la loi morale n'est-elle pas une autre façon de prouver la liberté? Le mal radical constitue un sujet fort intéressant et pourrait constituer à lui seul le sujet d'un autre travail. 76 Bibliographie Oeuvres de Kant KANT, Emmanuel., Critique de la raison pure. Quadrige, 2001. KANT, Emmanuel., Critique de la raison pure. Traduction de Renaut, Aubier, Paris, 1997. KANT, Emmanuel., Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se représenter comme science. Librairie philosophique J . Vrin, 1974. KANT, Emmanuel., Réponse à la question: Qu'est-ce que les Lumières? Paris, GF, 1985. KANT, Emmanuel., Fondements de la métaphysique des moeurs. 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