Cum dolabra ire piscatum. Les poissons de la terre, du discours

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Caroline Février
«Cum dolabra ire piscatum. Les poissons de la terre, du discours scientifique à la littérature du prodige »
Schedae, 2009, prépublication n°14, (fascicule n°2, p. 61-72).
Schedae, 2009
Cum dolabra ire piscatum1.
Les poissons de la terre, du discours
scientifique à la littérature du prodige
Caroline Février
Université de Caen – UMR 8546
« Il n’y a pas d’être vivant habitant sur notre terre dont on ne puisse observer l’image
ressemblante chez les poissons de la mer. » Ainsi s’exprime, au XIIIe siècle, Gervais de Til-
bury dans son Livre des Merveilles2, ne faisant que reprendre, en fait, une idée couramment
admise par les Anciens. Les hommes de l’Antiquité aimaient à imaginer les fonds marins
comme une sorte de reflet, de double en négatif, du monde terrestre, au point d’user du
même lexique lorsqu’il s’agissait de désigner leurs faunes respectives3. Si, comme le pré-
tend Pline l’Ancien, tous les animaux de cette terre ont chacun leur équivalent dans les pro-
fondeurs marines4, la réciproque est loin d’être vraie. Ou, plus exactement, on ne saurait
concevoir que la faune aquatique, pourtant homonyme du bestiaire terrestre, puisse s’aven-
turer sur la terre ferme. La place d’un poisson n’est ailleurs que dans l’élément liquide, le seul
propice à son développement, sa subsistance et ses déplacements. Au risque de faire
mentir l’adage bien connu, force est néanmoins de constater qu’à la lecture des Anciens, le
poisson ne se plaisait pas que dans l’eau…
Un paradoxe apparemment irréductible qui nous amènera très vite à dépasser les
frontières du rationalisme scientifique pour explorer le monde du prodige et de la merveille.
L’anatomie si particulière du poisson le rend apte, à la différence des autres espèces, à
vivre sous l’eau, en même temps qu’elle lui interdit, a priori, l’accès à toute autre forme
d’existence. Par conséquent, le poisson qui, imprudemment, s’échappe de l’espace qui lui
est dévolu, pour gagner les airs ou s’enfoncer les profondeurs du sol, brave les lois de la Nature
Prépublication n° 14 Fascicule n° 2
1. Sen., Q. N., 3, 17, 1 : non cum retibus aliquem nec cum hanis, sed cum dolabra ire piscatum, « aller à la
pêche non avec des filets ou bien des hameçons, mais avec une dolabre ».
2. Le Livre des Merveilles (A. Duchesne (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 75), à propos des dauphins.
3. Voir ici Varro, ling., 5, 12 ; Isid., orig., 12, 6, 4.
4. Nat., 9, 2 : quicquid nascatur in parte naturae ulla, et in mari esse praeterque multa quae nusquam alibi,
« Tous les êtres naissant dans une partie quelconque de la nature se trouvent aussi dans la mer, sans
compter beaucoup d’autres qui n’existent nulle part ailleurs » (E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1955).
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et s’affranchit définitivement de la norme. Ainsi, le poisson « terrestre » relève nécessaire-
ment du prodige ou, tout au moins, de la particularité zoologique.
Mais, d’abord, qu’entend-on précisément, par « poisson de terre » ? De quelle manière
les Anciens appréhendaient-ils ces phénomènes ? Et surtout quelle réalité peut-on perce-
voir à travers ce qui s’impose, au premier abord, comme une incohérence fondamentale ?
Autant de questions qui nous permettront, par-delà les réponses que nous tenterons d’y
apporter, de mettre en évidence les mutations d’un savoir qui transite, au fil des siècles, du
discours scientifique à la littérature prodigiale.
C’est chez Aristote que nous trouvons les premières mentions qui soient faites de ces
« poissons de terre ». En réalité, l’allusion n’est qu’implicite dans un plus large développe-
ment consacré au phénomène de la génération spontanée. La génération « automatique »
() telle que la concevaient les savants de l’Antiquité, n’a bien sûr
guère de rapport avec celle qui, restreinte aux micro-organismes par les savants des XVIIIe
et XIXe siècles5, sera ensuite réfutée par Pasteur – et elle se limite à un ensemble de théo-
ries souvent fantaisistes, mais qui, alors, participaient du savoir. Ce que les Anciens dési-
gnaient par le terme de « génération spontanée » n’est pas, précisément, une genèse ex
nihilo, mais plutôt un processus de transmission de l’élan vital d’un corps à un autre. Un
processus qui, très schématiquement, pouvait prendre deux formes :
la génération qui, issue de la matière inerte (qu’il s’agisse de la terre, de la boue ou du
bois) et de la conjonction d’éléments adjuvants comme l’eau et la chaleur, constitue
une création à part entière6;
la génération qui, issue indirectement d’une créature vivante, consiste plutôt en une
transformation, une reconstruction d’un organisme détruit par la putréfaction en un
nouvel organisme. Cette théorie, présente dans la doctrine pythagoricienne, se ratta-
che à une conception cyclique de la matière, sans cesse corrompue puis régénérée 7.
Le poète Ovide range ce processus parmi les plus essentielles des métamorphoses
naturelles : « Tout change, rien ne périt ; le souffle vital circule, il va de ci, de là, et il
prend possession à son gré des créatures les plus différentes8. » Ce phénomène par-
ticipe d’ailleurs du motif littéraire, ne serait-ce que par sa portée symbolique : chaque
créature est associée à celle qu’elle engendre par un système d’analogies, qui font
qu’au bœuf de labour succède l’abeille industrieuse et que de la moelle du pire des
scélérats naît un serpent venimeux9. Étroitement liée – comme dans le traité homonyme
5. La génération spontanée suscite l’intérêt de Buffon, puis de Félix Pouchet. Cf. JOLY 1865; MILNE EDWARDS
1865 ; SISSA 1997, 95 sq.
6. Voir, par exemple, Plin., nat., 11, 65 : ipse ceras depascitur, et relinquit excrementa e quibus teredines
gignuntur, « [ce papillon] mange lui-même la cire et laisse des excréments d’où naissent des teignes»
(A. Ernout et R. Pépin (trad.), CUF, 1947); 11, 66 : nascuntur et in ipso ligno teredines, quae ceras praeci-
pue adpetunt. Infestat et auiditas pastus, nimia florum satietate uerno maxime tempore aluo cita, «il naît
aussi dans le bois même de la ruche des tarets, qui s’attaquent surtout à la cire» ; 16, 220 : quartum est et
e uermiculum genere, et eorum alii putrescente suco ipsa materie, alii pariuntur sicut in arboribus ex eo
qui cerastes uocatur, « la quatrième [espèce] aussi appartient au genre des vermisseaux et naît soit du
bois lui-même, par la pourriture du suc, soit, comme dans les arbres, de la bête appelée céraste»
(J. André (trad.), CUF, 1962) ; 16, 29 : aliquando […] gignit […] aquosos nucleos candicantes ac tralucidos,
quamdiu molles sint, in quibus et culices nascuntur, « parfois [le rouvre] produit des noyaux aqueux, blancs
et translucides tant qu’ils sont mous, où naissent aussi des moucherons » (ibid.). Voir aussi Ar., H. A., 551 b.
7. Voir notamment Ar., Meteor., 4, 11. Voir FRENCH 1994, 65-69; CASTELLANI 1968, 336-337.
8. Met., 15, 165-167 : omnia mutantur, nihil interit ; errat et illinc / huc uenit, hinc illuc et quoslibet occupat
artus (G. Lafaye (trad.), CUF, 1930).
9. Sur cette tradition, voir Nic., Ther., 741-742 :
, «les chevaux en effet donnent naissance aux guêpes, les taureaux aux
abeilles : quand leurs cadavres pourrissent, elles en naissent, déchirées par les loups» (J.-M. Jacques (trad.),
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d’Aristote – à l’idée de corruption, cette génération apparaît comme une transformation
négative ou une dégénérescence, dans la mesure où l’être ainsi engendré est, par son
espèce, sa taille ou ses qualités, toujours inférieur à l’être dont il est issu.
À l’inverse, l’autre type de génération spontanée procède, lui, d’une transformation
positive, puisqu’il fait passer une matière inerte au statut de créature vivante. C’est à cette
seconde catégorie qu’il nous faut rattacher la génération des poissons. Déjà formulée par
Anaxagore, Démocrite et Empédocle10, cette théorie occupe une place non négligeable
dans l’œuvre d’Aristote : il l’expose dans la Génération des animaux, dans les Météorolo-
giques, ainsi que dans plusieurs chapitres de son Histoire des animaux : « Les animaux et
10. CUF, 2002) ; Ov., met., 15, 364-371 : I scrobe delecto mactatos obrue tauros; / (cognita res usu) de putri uis-
cere passim / florilegae nascuntur apes, quae more parentum / rura colunt operique fauent in spemque
laborant;/pressus humo bellator equus crabronis origo est; / concaua litoreo si demas bracchia cancro, /
cetera supponas terrae, de parte sepulta / scorpius exibit caudaque minabitur unca, «choisissez une
fosse, immolez-y des taureaux et rejetez sur eux de la terre ; par un phénomène que l’expérience atteste,
de leurs chairs en putréfaction naissent çà et là des abeilles qui vont butiner les fleurs ; à l’égal de ceux qui
leur ont donné le jour, elles se plaisent aux champs, elles aiment le travail et peinent dans l’espoir de la
récolte ; enfoui dans le sol, le coursier belliqueux engendre des frelons ; si vous enlevez à un crabe, ami
des rivages, ses bras recourbés et si vous couvrez le reste de terre, il sortira de la partie ensevelie un scor-
pion qui vous menacera de sa queue crochue » (G. Lafaye (trad.), CUF, 1930) ; Plin., nat., 11, 70: in totum
uero amissas reparari uentribus bubulis recentibus cum fimo obrutis, Vergilius iuuencorum corpore exani-
mato, sicut equorum uespas atque crabones, sicut asinorum scarabeos, mutante natura ex aliis quaedam
in alia, « l’espèce [des abeilles] étant complètement détruite peut renaître du ventre d’un bœuf fraîche-
ment tué recouvert de fumier ; d’après Virgile, du cadavre de jeunes taureaux ; de même qu’on reproduit
les guêpes et les frelons avec les cadavres des chevaux, les scarabées avec celui des ânes, la nature opé-
rant de ces métamorphoses » (A. Ernout et R. Pépin (trad.), CUF, 1947) ; Plut., Cleom., 39, 5 :
, « comme les bœufs putréfiés engendrent les abeilles, les chevaux des guêpes, et que
des scarabées vivants sortent du corps des ânes morts, de même les cadavres humains, quand s’écoulent
et se coagulent les humeurs de la moelle, produisent des serpents » (R. Flacelière (trad.), CUF, 1976) ;
Aelian., nat. an., 1, 51 :
, « la moelle épinière d’un cadavre, dit-on, donne naissance, par la transforma-
tion de la matière putréfiée, à un serpent : le reptile s’échappe et ce qu’il y a de plus a de plus féroce
rampe… ; c’est de la moelle des scélérats que des créatures aussi répugnantes naissent après la mort » ;
2, 33 :
, « j’ai moi-même entendu dire que lorsqu’un crocodile meurt, un scorpion naît de sa dépouille ; et on
prétend qu’il y a une épine sur sa queue qui est remplie de poison » ; 2, 57 :
, « les abeilles naissent de la carcasse [du bœuf] – les abeilles, les plus industrieu-
ses des créatures, qui fournissent la meilleure et la plus suave des productions qui s’offrent à l’homme, le
miel » ; Isid., etym., 12, 4, 48 : Pythagoras dicit de medulla hominis mortui, quae in spina est, serpentem
creari ; quod etiam Ouidius in Metamorphoseorum libris commemorat dicens : sunt qui, cum clauso putre-
facta est spina sepulchro, / mutari credant humanas angue medullas. Quod si creditur, merito euenit ut,
sicut per serpentem mors homini, ita et hominis moret serpens, «Selon Pythagore, il naît un serpent de la
moelle épinière d’un cadavre d’homme. Ovide le rappelle aussi dans les livres des Métamorphoses,
disant : « Certains pensent que, quand l’épine dorsale a pourri dans une tombe close, la moelle de
l’homme se change en serpent. » Si on y ajoute foi, il arrive donc que, si un serpent cause la mort d’un
homme, la mort d’homme aussi crée un serpent » (J. André (trad.), ALMA, 1986); Serv., Aen., 5, 95 : Aut
certe secundum Pythagoram dicit […] de medulla hominis mortui, quae in spina est, anguem creari ; quod
etiam Ouidius in quinto decimo Metamorphoseon dicit loquente Pythagora, « et c’est avec raison qu’il
s’appuie sur Pythagore […] pour affirmer que le serpent est engendré par la moelle épinière d’un cadavre
humain ; ce que prétend également Ovide au quinzième livre de ses Métamorphoses, en citant
Pythagore » ; Orig., Contr. Cels., 4 :
, « Aussi n’est-il pas étonnant que
dès à présent, comme on le dit couramment, d’un cadavre d’homme soit formé un serpent venant de la
moelle épinière, du bœuf une abeille, d’un cheval une guêpe, d’un âne un scarabée, et généralement de
la plupart, des vers » (M. Borret (trad.), Sources Chr., 1968). Voir également Sext. Emp., Pyrrh., 1, 41 ;
Lycophr., Alex., 413-415 ; Varro, 2, 5, 5 ; 3, 16, 4 ; Plin., nat., 10, 188 ; Verg., georg., 4, 281-414, etc.
10. Voir DIELS et KRANZ, 59 A 1 (Anaxagore) ; 68 A 139 (Démocrite) ; 31 B 71 (Empédocle) ; 60 A 4 (Archelaus).
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les végétaux naissent dans la terre et dans l’eau, parce que dans la terre existe de l’eau,
dans l’eau du souffle, et que celui-ci est tout entier pénétré de chaleur psychique […].
Aussi des êtres ne tardent pas à prendre forme dès que cette chaleur est enclose en un
point11. » Le lecteur moderne est bien sûr frappé par la complexité du principe mis en évi-
dence par Aristote, en même temps que par la naïveté de conceptions essentiellement
fondées sur une erreur d’interprétation12. Les Anciens opèrent notamment une confusion
entre le milieu de vie ou l’aliment de prédilection de tel ou tel animal, avec son origine bio-
logique. Ainsi, les lombrics sont réputés naître de la boue parce qu’ils s’y complaisent et
qu’ils sortent de terre chaque fois que le sol est trempé par la pluie13. D’autres animaux
semblent être issus de la génération spontanée simplement parce qu’ils se repaissent de
tel ou tel matériau : les vers sont censés provenir du bois ou de la viande, la mite tire son
origine des étoffes de laine et les feuilles de chou engendrent les chenilles voraces 14. On
chercherait en vain une quelconque trace de génération spontanée dans tout cela : seul un
défaut d’observation, s’ajoutant aux lacunes de la taxinomie antique, a pu nourrir un tel
discours, néanmoins érigé en savoir. Solidement argumentée par les naturalistes et les phi-
losophes de l’Antiquité, cette thèse s’appuyait en même temps sur les théories aristotéli-
ciennes relatives à la génération et notamment l’idée d’une ressemblance nécessaire des
enfants avec leurs parents. Le têtard, la chrysalide et, d’une manière générale, toutes les
larves d’insectes, mal identifiés, sont en effet considérés comme des animaux à part entière
donnant naissance à des créatures très différentes d’eux.
Au livre VI de son Histoire des animaux, Aristote raconte comment des poissons peu-
vent naître de la vase ou du sable : il cite alors en exemple les marécages de la région de
Cnide dans lesquels un poisson (qu’il identifie avec le mulet) se formait dès que le marais,
desséché par la canicule, était à nouveau irrigué par les pluies, et aussi les rivières d’Asie,
où une menuaille voyait le jour par le même processus15. La terre, qu’elle soit sèche ou à
l’état de boue, est, selon la philosophie épicurienne, à l’origine de toute vie, y compris
humaine. Ces conceptions sont largement développées par Lucrèce : «Reste donc à admettre
que la terre mérite bien le nom de mère qu’elle a reçu, puisque c’est de la terre que provien-
nent toutes les créatures. Du reste, même encore de nos jours, on voit sortir de terre de
nombreux animaux engendrés par les pluies et la chaleur du soleil 16. » Cette idée est d’ailleurs
reprise par Plutarque dans ses Propos de table (2, 3, 637e), en référence à Démocrite et à
11. Arist., G. A., 3, 11, 762a (P. Louis (trad.), CUF , 1961) ; également H. A., 569 a 6-570 a. Cf. LOUIS 1968, 292-293.
12. Cf. MAC CARTNEY 1920, 101 sq.
13. Isid., etym., 12, 5, 1 : uermis est animal quod plerumque de carne, uel de ligno uel de quacumque re ter-
rena sine ullo concubitu gignitur, « un ver est un animal qui naît généralement de la viande ou du bois ou
de quelque substance terreuse, sans accouplement » ; 12, 5, 7 : limax uermis limi, dictus quod in limo uel
de limo nascatur, « la limace est un ver de boue, ainsi nommé parce qu’il naît dans la boue ou de la
boue » ; de même, voir 12, 3, 1 : alii dicunt mures quod ex humore terrae nascantur ; nam mus, terra, unde
est humus, « selon d’autres, on le [c’est-à-dire le mulot] nomme mus parce qu’il naît de l’humidité de la
terre ; en effet, mus est la terre, d’où vient aussi humus ». Voir ici Ar., H. A., 551 a ; 552 a ; 556 b ; 569 a ; 570
a, etc.
14. Ibid., 12, 5, 18 : proprie autem uermis in carne putre nascitur, tinea in uestimentsi, eruca in olere, teredo in
ligno, tarmus in lardo, «le ver naît spécialement sur la viande pourrie, la mite sur les étoffes, la chenille sur
le chou, la teredo dans le bois et le tarmus dans le lard». De même, Ar., H. A., 557 b ; Plin., nat., 11, 116-
117. Sur ce point, voir LOUIS 1968, 295-297.
15. Voir 569a.
16. 5, 795-798 : linquitur ut merito maternum nomen adepta / terra sit, e terra quoniam sunt cuncta creata. /
Multaque nunc etiam existunt animalia terris / imbribus concreta uapore (A. Ernout (trad.), CUF, 1997).
Lucrèce évoque ensuite la génération des êtres humains (5, 805-817 et 821-823), une race dure « comme
devaient l’être des créatures sorties de la dure terre » (5, 926 : ut decuit, tellus quod dura creasset). D’une
manière plus générale, le poète épicurien associe la génération spontanée à l’âge d’or, qui voit la nature
offrir sua sponte (v. 938) ses richesses aux hommes. Voir aussi 2, 871-873; 2, 898-901 ; 2, 926-929 et 3, 719-
721. On consultera notamment WASZINCK 1964 ; BRIEN 1968 ; CAMPBELL 2003, 61-68.
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Platon17. Après avoir évoqué les trois espèces de poissons dont la génération est exclusive-
ment spontanée – à savoir, outre la menuaille susnommée, l’anguille18 et le poisson-écume 19,
Aristote expose alors le mécanisme de cette génération et ses facteurs déterminants: les pois-
sons ne peuvent naître que de la vase ou du sable, dans une terre échauffée par le soleil et
rendue humide par les intempéries. La terre, la chaleur et l’eau de pluie sont donc les trois
éléments primordiaux dont la concomitance est, selon le philosophe, indispensable à la
génération spontanée20. Il affine cette théorie dans sa Génération des animaux : « Les êtres
qui se forment de cette façon, aussi bien dans la terre que dans l’eau, naissent tous mani-
festement au milieu d’une putréfaction avec mélange d’eau de pluie », en précisant « rien
ne naît d’une putréfaction, mais d’une coction. La putréfaction et les matières pourries sont
le résidu de ce qui a subi une coction »21.
Étudier, d’un point de vue philosophique ou scientifique, les conceptions aristotélicien-
nes relatives à la génération spontanée dépasserait de très loin les limites de cette étude et
les compétences de son auteur : nous nous bornerons donc à renvoyer à une bibliographie
déjà abondante22, en nous contentant de remarquer que, pour les naturalistes et les phi-
losophes de l’Antiquité, les poissons pouvaient naître de la terre. Si la théorie elle-même
peut évidemment nous paraître hasardeuse, il n’en reste pas moins qu’elle participait des
savoirs les plus fondamentaux. En outre, formulée par Aristote, elle bénéficiait de la meilleure
des cautions : des générations durant, les lecteurs et les compilateurs du Stagirite croiraient,
de bonne foi, à l’existence de ces petits poissons nés dans les entrailles du sol.
Quatre siècles séparent Pline l’Ancien d’Aristote, l’encyclopédiste latin du philosophe
grec, quatre siècles qui auront suffi à envisager le phénomène sous un angle nouveau. Le
« poisson de terre » réapparaît dans l’Histoire naturelle, sans qu’il soit fait explicitement
référence à la génération spontanée. Il ne s’agit plus, ici, d’un processus biologique, d’un
« accident » – au sens étymologique du terme – de la nature, mais plutôt d’une curiosité
propre à certaines contrées lointaines. Le phénomène ainsi décrit ne procède plus du
savoir scientifique, au sens strict : il relève désormais des mirabilia, c’est-à-dire de tous ces
faits extraordinaires que se plaisaient à relater, les paradoxographes, les géographes et les
auteurs de récits de voyages. Pour l’homme de l’Antiquité, l’éloignement spatial conditionne
17. Cf. Plato, Menex., 237 d et 238 a ; voir aussi Porphyr., Pyth., 44 ; sur ces animaux, voir Georgius Agricola
(Georg Bauer, dit), De animantibus subterraneis liber, Bâle, J. Froben & N. Episcopius, 1549 (nous remer-
cions Madame Y. Poulle-Drieux qui nous a fourni cette référence). Porphyre explique dans le même para-
graphe comment, selon la doctrine pythagoricienne, à partir d’une fève que l’ont fait fleurir puis que l’on
enferme dans un pot de terre enfoui dans le sol durant 90 jours, on obtient
, « une tête d’enfant ou un sexe de femme ».
18. Voir Isid., etym., 12, 6, 41 : anguillae similitudo anguis nomen dedit. origo huius ex limo, «sa ressemblance
avec un serpent a donné son nom à l’anguille. Elle naît du limon ».
19. La génération spontanée est envisagée, chez Aristote, pour une catégorie limitée d’animaux ; cf. LOUIS
1968, 300 : « N’importe quoi ne naît pas n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Un certain
ordre de la nature est respecté, même dans l’hypothèse d’une génération spontanée.» Aux espèces
citées par Aristote, Elien de Préneste ajoutera la sardine (N. A., 2, 22).
20. H. A., 6, 569 b : « Ces poissons se forment dans les endroits ombragés et marécageux, lorsque par beau
temps le sol est échauffé » ; 570 a : « Dans certains étangs marécageux, quand l’eau a été entièrement
vidée et la vase raclée, il se forme de nouveau des anguilles lorsque revient de l’eau de pluie ». Cf. Diog.
Laert., 2, 9 : , « certains animaux sont engendrés par la
moisissure, la chaleur et la terre ».
21. 3, 11, 762 a. Voir aussi meteor., 4, 1, 379 b :
, «si des animaux naissent dans les matières en putré-
faction, c’est que la chaleur dégagée, qui est naturelle, regroupe les parties décomposées » ; 4, 11, 389 b:
« c’est la raison pour laquelle des animaux se forment dans les matières en putréfaction, car il y a dans le
corps en putréfaction une chaleur qui détruit la chaleur propre de ce corps» (P. Louis (trad.), CUF, 1982).
22. Sur ces aspects, voir BALME 1962 ; HULL 1967-1968 ; LOUIS 1968 ; LENNOX 1982.
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