Cum dolabra ire piscatum. Les poissons de la terre, du discours

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Schedae ,
2009
Prépublication n° 14
Fascicule n° 2
Cum dolabra ire piscatum 1.
Les poissons de la terre, du discours
scientifique à la littérature du prodige
Caroline Février
Université de Caen – UMR 8546
« Il n’y a pas d’être vivant habitant sur notre terre dont on ne puisse observer l’image
ressemblante chez les poissons de la mer. » Ainsi s’exprime, au XIIIe siècle, Gervais de Tilbury dans son Livre des Merveilles 2, ne faisant que reprendre, en fait, une idée couramment
admise par les Anciens. Les hommes de l’Antiquité aimaient à imaginer les fonds marins
comme une sorte de reflet, de double en négatif, du monde terrestre, au point d’user du
même lexique lorsqu’il s’agissait de désigner leurs faunes respectives 3. Si, comme le prétend Pline l’Ancien, tous les animaux de cette terre ont chacun leur équivalent dans les profondeurs marines 4, la réciproque est loin d’être vraie. Ou, plus exactement, on ne saurait
concevoir que la faune aquatique, pourtant homonyme du bestiaire terrestre, puisse s’aventurer sur la terre ferme. La place d’un poisson n’est ailleurs que dans l’élément liquide, le seul
propice à son développement, sa subsistance et ses déplacements. Au risque de faire
mentir l’adage bien connu, force est néanmoins de constater qu’à la lecture des Anciens, le
poisson ne se plaisait pas que dans l’eau…
Un paradoxe apparemment irréductible qui nous amènera très vite à dépasser les
frontières du rationalisme scientifique pour explorer le monde du prodige et de la merveille.
L’anatomie si particulière du poisson le rend apte, à la différence des autres espèces, à
vivre sous l’eau, en même temps qu’elle lui interdit, a priori, l’accès à toute autre forme
d’existence. Par conséquent, le poisson qui, imprudemment, s’échappe de l’espace qui lui
est dévolu, pour gagner les airs ou s’enfoncer les profondeurs du sol, brave les lois de la Nature
1.
2.
3.
4.
Sen., Q. N., 3, 17, 1 : non cum retibus aliquem nec cum hanis, sed cum dolabra ire piscatum, « aller à la
pêche non avec des filets ou bien des hameçons, mais avec une dolabre ».
Le Livre des Merveilles (A. Duchesne (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 75), à propos des dauphins.
Voir ici Varro, ling., 5, 12 ; Isid., orig., 12, 6, 4.
Nat., 9, 2 : quicquid nascatur in parte naturae ulla, et in mari esse praeterque multa quae nusquam alibi,
« Tous les êtres naissant dans une partie quelconque de la nature se trouvent aussi dans la mer, sans
compter beaucoup d’autres qui n’existent nulle part ailleurs » (E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1955).
Caroline Février
« Cum dolabra ire piscatum. Les poissons de la terre, du discours scientifique à la littérature du prodige »
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et s’affranchit définitivement de la norme. Ainsi, le poisson « terrestre » relève nécessairement du prodige ou, tout au moins, de la particularité zoologique.
Mais, d’abord, qu’entend-on précisément, par « poisson de terre » ? De quelle manière
les Anciens appréhendaient-ils ces phénomènes ? Et surtout quelle réalité peut-on percevoir à travers ce qui s’impose, au premier abord, comme une incohérence fondamentale ?
Autant de questions qui nous permettront, par-delà les réponses que nous tenterons d’y
apporter, de mettre en évidence les mutations d’un savoir qui transite, au fil des siècles, du
discours scientifique à la littérature prodigiale.
C’est chez Aristote que nous trouvons les premières mentions qui soient faites de ces
« poissons de terre ». En réalité, l’allusion n’est qu’implicite dans un plus large développement consacré au phénomène de la génération spontanée. La génération « automatique »
(ta; aujtomavth gevnesiı) telle que la concevaient les savants de l’Antiquité, n’a bien sûr
guère de rapport avec celle qui, restreinte aux micro-organismes par les savants des XVIII e
et XIXe siècles 5, sera ensuite réfutée par Pasteur – et elle se limite à un ensemble de théories souvent fantaisistes, mais qui, alors, participaient du savoir. Ce que les Anciens désignaient par le terme de « génération spontanée » n’est pas, précisément, une genèse ex
nihilo, mais plutôt un processus de transmission de l’élan vital d’un corps à un autre. Un
processus qui, très schématiquement, pouvait prendre deux formes :
– la génération qui, issue de la matière inerte (qu’il s’agisse de la terre, de la boue ou du
bois) et de la conjonction d’éléments adjuvants comme l’eau et la chaleur, constitue
une création à part entière 6 ;
– la génération qui, issue indirectement d’une créature vivante, consiste plutôt en une
transformation, une reconstruction d’un organisme détruit par la putréfaction en un
nouvel organisme. Cette théorie, présente dans la doctrine pythagoricienne, se rattache à une conception cyclique de la matière, sans cesse corrompue puis régénérée 7.
Le poète Ovide range ce processus parmi les plus essentielles des métamorphoses
naturelles : « Tout change, rien ne périt ; le souffle vital circule, il va de ci, de là, et il
prend possession à son gré des créatures les plus différentes 8. » Ce phénomène participe d’ailleurs du motif littéraire, ne serait-ce que par sa portée symbolique : chaque
créature est associée à celle qu’elle engendre par un système d’analogies, qui font
qu’au bœuf de labour succède l’abeille industrieuse et que de la moelle du pire des
scélérats naît un serpent venimeux 9. Étroitement liée – comme dans le traité homonyme
5.
6.
7.
8.
9.
La génération spontanée suscite l’intérêt de Buffon, puis de Félix Pouchet. Cf. JOLY 1865 ; MILNE EDWARDS
1865 ; SISSA 1997, 95 sq.
Voir, par exemple, Plin., nat., 11, 65 : ipse ceras depascitur, et relinquit excrementa e quibus teredines
gignuntur, « [ce papillon] mange lui-même la cire et laisse des excréments d’où naissent des teignes »
(A. Ernout et R. Pépin (trad.), CUF, 1947) ; 11, 66 : nascuntur et in ipso ligno teredines, quae ceras praecipue adpetunt. Infestat et auiditas pastus, nimia florum satietate uerno maxime tempore aluo cita, « il naît
aussi dans le bois même de la ruche des tarets, qui s’attaquent surtout à la cire » ; 16, 220 : quartum est et
e uermiculum genere, et eorum alii putrescente suco ipsa materie, alii pariuntur sicut in arboribus ex eo
qui cerastes uocatur, « la quatrième [espèce] aussi appartient au genre des vermisseaux et naît soit du
bois lui-même, par la pourriture du suc, soit, comme dans les arbres, de la bête appelée céraste »
(J. André (trad.), CUF, 1962) ; 16, 29 : aliquando […] gignit […] aquosos nucleos candicantes ac tralucidos,
quamdiu molles sint, in quibus et culices nascuntur, « parfois [le rouvre] produit des noyaux aqueux, blancs
et translucides tant qu’ils sont mous, où naissent aussi des moucherons » (ibid.). Voir aussi Ar., H. A., 551 b.
Voir notamment Ar., Meteor., 4, 11. Voir FRENCH 1994, 65-69 ; CASTELLANI 1968, 336-337.
Met., 15, 165-167 : omnia mutantur, nihil interit ; errat et illinc / huc uenit, hinc illuc et quoslibet occupat
artus (G. Lafaye (trad.), CUF, 1930).
Sur cette tradition, voir Nic., Ther., 741-742 : ”Ippoi ga;r sfhkw''n gevnesiı, tau''roi de; melissw''n :skhvnesi
puqomevnoisi lukospavdeı ejxegevnonto, « les chevaux en effet donnent naissance aux guêpes, les taureaux aux
abeilles : quand leurs cadavres pourrissent, elles en naissent, déchirées par les loups » (J.-M. Jacques (trad.),
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d’Aristote – à l’idée de corruption, cette génération apparaît comme une transformation
négative ou une dégénérescence, dans la mesure où l’être ainsi engendré est, par son
espèce, sa taille ou ses qualités, toujours inférieur à l’être dont il est issu.
À l’inverse, l’autre type de génération spontanée procède, lui, d’une transformation
positive, puisqu’il fait passer une matière inerte au statut de créature vivante. C’est à cette
seconde catégorie qu’il nous faut rattacher la génération des poissons. Déjà formulée par
Anaxagore, Démocrite et Empédocle 10, cette théorie occupe une place non négligeable
dans l’œuvre d’Aristote : il l’expose dans la Génération des animaux, dans les Météorologiques, ainsi que dans plusieurs chapitres de son Histoire des animaux : « Les animaux et
10.
10.
CUF, 2002) ; Ov., met., 15, 364-371 : I scrobe delecto mactatos obrue tauros ; / (cognita res usu) de putri uiscere passim / florilegae nascuntur apes, quae more parentum / rura colunt operique fauent in spemque
laborant ; / pressus humo bellator equus crabronis origo est ; / concaua litoreo si demas bracchia cancro, /
cetera supponas terrae, de parte sepulta / scorpius exibit caudaque minabitur unca, « choisissez une
fosse, immolez-y des taureaux et rejetez sur eux de la terre ; par un phénomène que l’expérience atteste,
de leurs chairs en putréfaction naissent çà et là des abeilles qui vont butiner les fleurs ; à l’égal de ceux qui
leur ont donné le jour, elles se plaisent aux champs, elles aiment le travail et peinent dans l’espoir de la
récolte ; enfoui dans le sol, le coursier belliqueux engendre des frelons ; si vous enlevez à un crabe, ami
des rivages, ses bras recourbés et si vous couvrez le reste de terre, il sortira de la partie ensevelie un scorpion qui vous menacera de sa queue crochue » (G. Lafaye (trad.), CUF, 1930) ; Plin., nat., 11, 70 : in totum
uero amissas reparari uentribus bubulis recentibus cum fimo obrutis, Vergilius iuuencorum corpore exanimato, sicut equorum uespas atque crabones, sicut asinorum scarabeos, mutante natura ex aliis quaedam
in alia, « l’espèce [des abeilles] étant complètement détruite peut renaître du ventre d’un bœuf fraîchement tué recouvert de fumier ; d’après Virgile, du cadavre de jeunes taureaux ; de même qu’on reproduit
les guêpes et les frelons avec les cadavres des chevaux, les scarabées avec celui des ânes, la nature opérant de ces métamorphoses » (A. Ernout et R. Pépin (trad.), CUF, 1947) ; Plut., Cleom., 39, 5 : wjı melivttaı
me;n boveı, sfh''kaı d ji{ppoi katasapevnteı ejxanqou''si, kavnqaroi d jo[nwn to; aujto; paqovntwn zw//ogonou''ntai,
ta; d jajnqrwvpina sw vmata, tw''n peri; to;n muelo;n ijcwvrwn surrohvn tina kai; suvstasin ejn eJautoi''ı labovntwn,
o[feiı ajnadivdwsi, « comme les bœufs putréfiés engendrent les abeilles, les chevaux des guêpes, et que
des scarabées vivants sortent du corps des ânes morts, de même les cadavres humains, quand s’écoulent
et se coagulent les humeurs de la moelle, produisent des serpents » (R. Flacelière (trad.), CUF, 1976) ;
Aelian., nat. an., 1, 51 : ÔRavciı ajnqrwvpou nekrou'' fasin uJposhpovmenon to;n muelo;n h[dh trevpei ejı o[fin kai;
ejkpivptei to; qhrivon, kai; e{rpei to; ajgriwvtaton ejk tou'' hJmerwtavtou : ponhrw''n de; ajnqrwvpwn rJavceiı toiau''ta
tivktousi kai; meta; to;n bivon, « la moelle épinière d’un cadavre, dit-on, donne naissance, par la transformation de la matière putréfiée, à un serpent : le reptile s’échappe et ce qu’il y a de plus a de plus féroce
rampe… ; c’est de la moelle des scélérats que des créatures aussi répugnantes naissent après la mort » ;
2, 33 : h[dh de; e[gwge h[kousa, oJ krokovdiloı o{tan ajpoqavnh/, skorpivon ejx aujtou'' levgousin ijou'' peplhrwmevnon, « j’ai moi-même entendu dire que lorsqu’un crocodile meurt, un scorpion naît de sa dépouille ; et on
prétend qu’il y a une épine sur sa queue qui est remplie de poison » ; 2, 57 : mevlittai gou''n ejk tw''n ejkeinou
leiyavnwn ejkfuvontai, zw'/n filergovtaton kai; tw''n karpw''n to;n a[ristovn te kai; glukiston ejn ajnqrwvpoiı
paraskeuavzon, to; mevli, « les abeilles naissent de la carcasse [du bœuf] – les abeilles, les plus industrieuses des créatures, qui fournissent la meilleure et la plus suave des productions qui s’offrent à l’homme, le
miel » ; Isid., etym., 12, 4, 48 : Pythagoras dicit de medulla hominis mortui, quae in spina est, serpentem
creari ; quod etiam Ouidius in Metamorphoseorum libris commemorat dicens : sunt qui, cum clauso putrefacta est spina sepulchro, / mutari credant humanas angue medullas. Quod si creditur, merito euenit ut,
sicut per serpentem mors homini, ita et hominis moret serpens, « Selon Pythagore, il naît un serpent de la
moelle épinière d’un cadavre d’homme. Ovide le rappelle aussi dans les livres des Métamorphoses,
disant : « Certains pensent que, quand l’épine dorsale a pourri dans une tombe close, la moelle de
l’homme se change en serpent. » Si on y ajoute foi, il arrive donc que, si un serpent cause la mort d’un
homme, la mort d’homme aussi crée un serpent » (J. André (trad.), ALMA, 1986) ; Serv., Aen., 5, 95 : Aut
certe secundum Pythagoram dicit […] de medulla hominis mortui, quae in spina est, anguem creari ; quod
etiam Ouidius in quinto decimo Metamorphoseon dicit loquente Pythagora, « et c’est avec raison qu’il
s’appuie sur Pythagore […] pour affirmer que le serpent est engendré par la moelle épinière d’un cadavre
humain ; ce que prétend également Ovide au quinzième livre de ses Métamorphoses, en citant
Pythagore » ; Orig., Contr. Cels., 4 : ouj qaumasto;n eij ejpi; tou'' parovntoı ejx ajnqrwvpou nekrou'' metaplassovmenoı o[fiı, wJı oiJ polloiv fasi, givnetai ajpo; tou'' nwtiaivou muelou'' kai; ejk boo;ı mevlissa kai; ejx i{ppou
sfh;x kai; ejx o[nou kavnqaroı kai; aJpaxaplw''ı ejk tw''n pleivstwn skwvlhkeı, « Aussi n’est-il pas étonnant que
dès à présent, comme on le dit couramment, d’un cadavre d’homme soit formé un serpent venant de la
moelle épinière, du bœuf une abeille, d’un cheval une guêpe, d’un âne un scarabée, et généralement de
la plupart, des vers » (M. Borret (trad.), Sources Chr., 1968). Voir également Sext. Emp., Pyrrh., 1, 41 ;
Lycophr., Alex., 413-415 ; Varro, 2, 5, 5 ; 3, 16, 4 ; Plin., nat., 10, 188 ; Verg., georg., 4, 281-414, etc.
Voir DIELS et KRANZ, 59 A 1 (Anaxagore) ; 68 A 139 (Démocrite) ; 31 B 71 (Empédocle) ; 60 A 4 (Archelaus).
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les végétaux naissent dans la terre et dans l’eau, parce que dans la terre existe de l’eau,
dans l’eau du souffle, et que celui-ci est tout entier pénétré de chaleur psychique […].
Aussi des êtres ne tardent pas à prendre forme dès que cette chaleur est enclose en un
point 11. » Le lecteur moderne est bien sûr frappé par la complexité du principe mis en évidence par Aristote, en même temps que par la naïveté de conceptions essentiellement
fondées sur une erreur d’interprétation 12. Les Anciens opèrent notamment une confusion
entre le milieu de vie ou l’aliment de prédilection de tel ou tel animal, avec son origine biologique. Ainsi, les lombrics sont réputés naître de la boue parce qu’ils s’y complaisent et
qu’ils sortent de terre chaque fois que le sol est trempé par la pluie 13. D’autres animaux
semblent être issus de la génération spontanée simplement parce qu’ils se repaissent de
tel ou tel matériau : les vers sont censés provenir du bois ou de la viande, la mite tire son
origine des étoffes de laine et les feuilles de chou engendrent les chenilles voraces 14. On
chercherait en vain une quelconque trace de génération spontanée dans tout cela : seul un
défaut d’observation, s’ajoutant aux lacunes de la taxinomie antique, a pu nourrir un tel
discours, néanmoins érigé en savoir. Solidement argumentée par les naturalistes et les philosophes de l’Antiquité, cette thèse s’appuyait en même temps sur les théories aristotéliciennes relatives à la génération et notamment l’idée d’une ressemblance nécessaire des
enfants avec leurs parents. Le têtard, la chrysalide et, d’une manière générale, toutes les
larves d’insectes, mal identifiés, sont en effet considérés comme des animaux à part entière
donnant naissance à des créatures très différentes d’eux.
Au livre VI de son Histoire des animaux, Aristote raconte comment des poissons peuvent naître de la vase ou du sable : il cite alors en exemple les marécages de la région de
Cnide dans lesquels un poisson (qu’il identifie avec le mulet) se formait dès que le marais,
desséché par la canicule, était à nouveau irrigué par les pluies, et aussi les rivières d’Asie,
où une menuaille voyait le jour par le même processus 15. La terre, qu’elle soit sèche ou à
l’état de boue, est, selon la philosophie épicurienne, à l’origine de toute vie, y compris
humaine. Ces conceptions sont largement développées par Lucrèce : « Reste donc à admettre
que la terre mérite bien le nom de mère qu’elle a reçu, puisque c’est de la terre que proviennent toutes les créatures. Du reste, même encore de nos jours, on voit sortir de terre de
nombreux animaux engendrés par les pluies et la chaleur du soleil 16. » Cette idée est d’ailleurs
reprise par Plutarque dans ses Propos de table (2, 3, 637e), en référence à Démocrite et à
11.
12.
13.
14.
15.
16.
Arist., G. A., 3, 11, 762a (P. Louis (trad.), CUF , 1961) ; également H. A., 569 a 6-570 a. Cf. LOUIS 1968, 292-293.
Cf. MAC CARTNEY 1920, 101 sq.
Isid., etym., 12, 5, 1 : uermis est animal quod plerumque de carne, uel de ligno uel de quacumque re terrena sine ullo concubitu gignitur, « un ver est un animal qui naît généralement de la viande ou du bois ou
de quelque substance terreuse, sans accouplement » ; 12, 5, 7 : limax uermis limi, dictus quod in limo uel
de limo nascatur, « la limace est un ver de boue, ainsi nommé parce qu’il naît dans la boue ou de la
boue » ; de même, voir 12, 3, 1 : alii dicunt mures quod ex humore terrae nascantur ; nam mus, terra, unde
est humus, « selon d’autres, on le [c’est-à-dire le mulot] nomme mus parce qu’il naît de l’humidité de la
terre ; en effet, mus est la terre, d’où vient aussi humus ». Voir ici Ar., H. A., 551 a ; 552 a ; 556 b ; 569 a ; 570
a, etc.
Ibid., 12, 5, 18 : proprie autem uermis in carne putre nascitur, tinea in uestimentsi, eruca in olere, teredo in
ligno, tarmus in lardo, « le ver naît spécialement sur la viande pourrie, la mite sur les étoffes, la chenille sur
le chou, la teredo dans le bois et le tarmus dans le lard ». De même, Ar., H. A., 557 b ; Plin., nat., 11, 116117. Sur ce point, voir LOUIS 1968, 295-297.
Voir 569a.
5, 795-798 : linquitur ut merito maternum nomen adepta / terra sit, e terra quoniam sunt cuncta creata. /
Multaque nunc etiam existunt animalia terris / imbribus concreta uapore (A. Ernout (trad.), CUF, 1997).
Lucrèce évoque ensuite la génération des êtres humains (5, 805-817 et 821-823), une race dure « comme
devaient l’être des créatures sorties de la dure terre » (5, 926 : ut decuit, tellus quod dura creasset). D’une
manière plus générale, le poète épicurien associe la génération spontanée à l’âge d’or, qui voit la nature
offrir sua sponte (v. 938) ses richesses aux hommes. Voir aussi 2, 871-873 ; 2, 898-901 ; 2, 926-929 et 3, 719721. On consultera notamment WASZINCK 1964 ; BRIEN 1968 ; CAMPBELL 2003, 61-68.
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Platon 17. Après avoir évoqué les trois espèces de poissons dont la génération est exclusivement spontanée – à savoir, outre la menuaille susnommée, l’anguille 18 et le poisson-écume – 19,
Aristote expose alors le mécanisme de cette génération et ses facteurs déterminants : les poissons ne peuvent naître que de la vase ou du sable, dans une terre échauffée par le soleil et
rendue humide par les intempéries. La terre, la chaleur et l’eau de pluie sont donc les trois
éléments primordiaux dont la concomitance est, selon le philosophe, indispensable à la
génération spontanée 20. Il affine cette théorie dans sa Génération des animaux : « Les êtres
qui se forment de cette façon, aussi bien dans la terre que dans l’eau, naissent tous manifestement au milieu d’une putréfaction avec mélange d’eau de pluie », en précisant « rien
ne naît d’une putréfaction, mais d’une coction. La putréfaction et les matières pourries sont
le résidu de ce qui a subi une coction » 21.
Étudier, d’un point de vue philosophique ou scientifique, les conceptions aristotéliciennes relatives à la génération spontanée dépasserait de très loin les limites de cette étude et
les compétences de son auteur : nous nous bornerons donc à renvoyer à une bibliographie
déjà abondante 22, en nous contentant de remarquer que, pour les naturalistes et les philosophes de l’Antiquité, les poissons pouvaient naître de la terre. Si la théorie elle-même
peut évidemment nous paraître hasardeuse, il n’en reste pas moins qu’elle participait des
savoirs les plus fondamentaux. En outre, formulée par Aristote, elle bénéficiait de la meilleure
des cautions : des générations durant, les lecteurs et les compilateurs du Stagirite croiraient,
de bonne foi, à l’existence de ces petits poissons nés dans les entrailles du sol.
Quatre siècles séparent Pline l’Ancien d’Aristote, l’encyclopédiste latin du philosophe
grec, quatre siècles qui auront suffi à envisager le phénomène sous un angle nouveau. Le
« poisson de terre » réapparaît dans l’Histoire naturelle, sans qu’il soit fait explicitement
référence à la génération spontanée. Il ne s’agit plus, ici, d’un processus biologique, d’un
« accident » – au sens étymologique du terme – de la nature, mais plutôt d’une curiosité
propre à certaines contrées lointaines. Le phénomène ainsi décrit ne procède plus du
savoir scientifique, au sens strict : il relève désormais des mirabilia, c’est-à-dire de tous ces
faits extraordinaires que se plaisaient à relater, les paradoxographes, les géographes et les
auteurs de récits de voyages. Pour l’homme de l’Antiquité, l’éloignement spatial conditionne
17.
18.
19.
20.
21.
22.
Cf. Plato, Menex., 237 d et 238 a ; voir aussi Porphyr., Pyth., 44 ; sur ces animaux, voir Georgius Agricola
(Georg Bauer, dit), De animantibus subterraneis liber, Bâle, J. Froben & N. Episcopius, 1549 (nous remercions Madame Y. Poulle-Drieux qui nous a fourni cette référence). Porphyre explique dans le même paragraphe comment, selon la doctrine pythagoricienne, à partir d’une fève que l’ont fait fleurir puis que l’on
enferme dans un pot de terre enfoui dans le sol durant 90 jours, on obtient hj p
; aido;ı kefalh;n sunestw's
' an
hk; gunaiko;ı, « une tête d’enfant ou un sexe de femme ».
Voir Isid., etym., 12, 6, 41 : anguillae similitudo anguis nomen dedit. origo huius ex limo, « sa ressemblance
avec un serpent a donné son nom à l’anguille. Elle naît du limon ».
La génération spontanée est envisagée, chez Aristote, pour une catégorie limitée d’animaux ; cf. LOUIS
1968, 300 : « N’importe quoi ne naît pas n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Un certain
ordre de la nature est respecté, même dans l’hypothèse d’une génération spontanée. » Aux espèces
citées par Aristote, Elien de Préneste ajoutera la sardine (N. A., 2, 22).
H. A., 6, 569 b : « Ces poissons se forment dans les endroits ombragés et marécageux, lorsque par beau
temps le sol est échauffé » ; 570 a : « Dans certains étangs marécageux, quand l’eau a été entièrement
vidée et la vase raclée, il se forme de nouveau des anguilles lorsque revient de l’eau de pluie ». Cf. Diog.
Laert., 2, 9 : zw'/agivgnesqai ejx uJgrou'' kai; qermou'' kai; gewvdouı, « certains animaux sont engendrés par la
moisissure, la chaleur et la terre ».
3, 11, 762 a. Voir aussi meteor., 4, 1, 379 b : zw''/a ejggivgnetai toi''ı shpomevnoiı dia; to; th;n ajpokekrimevnhn
qermovthta fusikh;n ou\san suvistavnai ta; ejkkriqevnta, « si des animaux naissent dans les matières en putréfaction, c’est que la chaleur dégagée, qui est naturelle, regroupe les parties décomposées » ; 4, 11, 389 b :
dio; kai; ejn toi'ı
' saproi'ı
' zw'a
/' ejggivgnetai, e[nesti ga;r qermovthı hJ fqeivrata th;n eJkavstou oijkeivan qermovthta
« c’est la raison pour laquelle des animaux se forment dans les matières en putréfaction, car il y a dans le
corps en putréfaction une chaleur qui détruit la chaleur propre de ce corps » (P. Louis (trad.), CUF, 1982).
Sur ces aspects, voir BALME 1962 ; HULL 1967-1968 ; LOUIS 1968 ; LENNOX 1982.
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et justifie toutes les manifestations de l’étrange ou du monstrueux : on aime à se faire peur
à l’évocation de toutes les horrifiques créatures qui peuplent les confins et qui, de ce fait,
n’ont aucune prise sur le monde quotidien. À la condition expresse de demeurer inaccessible, le merveilleux est concevable et participe donc du savoir universel.
Consacré, comme on le sait, aux animaux marins, le livre IX de l’Histoire naturelle reflète,
comme l’ouvrage dans son ensemble, la méthode de travail de son auteur : il s’organise en
fait comme un catalogue – vaste, mais non exhaustif – des différentes espèces de poissons
et de mollusques, derrière lequel se devinent les innombrables fiches du compilateur. Pline
y consigne, minutieusement, non seulement les caractéristiques propres à chaque espèce,
mais aussi tous les mirabilia recensés à propos de la gent aquatique. Ainsi, après avoir évoqué la longévité exceptionnelle de certains poissons, puis la création des premiers viviers,
il mentionne l’existence de ce qu’il appelle les pisces terreni : « Des espèces de poissons
extraordinaires sont encore citées par Théophraste : dans la région humide de Babylone,
quand les fleuves sont en décrue, certains poissons restent dans les creux pleins d’eau ; ils
en sortent pour se nourrir, avançant au moyen de leurs petites nageoires et par le frétillement de leur queue ; poursuivis, ils regagnent leurs trous et s’y tiennent sur la défensive ;
leur tête ressemble à celle de la grenouille marine, le reste du corps à celui des gobies ; ils
ont des branchies comme les autres poissons. Dans les régions d’Héraclée, de Cromna et
un peu partout dans le Pont, il y a une espèce qui vient tout au bord des cours d’eau, se
creuse des trous dans la terre et y vit, même lorsque le retrait des fleuves laisse le rivage à
sec ; on les déterre donc, seul le mouvement de leur corps révélant leur existence. Dans les
environs de la même Héraclée, quand le Lycus est en décrue, des œufs laissés dans la vase
donnent naissance à des poissons qui, pour aller chercher leur nourriture, respirent par des
branchies réduites leur permettant de se passer d’eau, – c’est ce qui permet aussi aux
anguilles de vivre assez longtemps hors des eaux –, et leurs œufs, à sec, viennent à terme,
comme ceux des tortues. […] Le même auteur rapporte qu’en Paphlagonie on déterre des
poissons succulents hors de trous profonds, en des lieux où ne stagne aucune eau, et il
s’étonne aussi qu’ils naissent sans accouplement 23. »
Loin de mettre en doute l’existence de ces poissons terrestres, Pline y voit au contraire une
preuve tangible de l’existence des taupes 24. Bien plus, par sa précision même, la notice plinienne range ces phénomènes prodigieux au rang des faits naturels. L’exception biologique
évoquée par Aristote est devenue particularité régionale : il existe des contrées où les poissons
peuvent naître et vivre dans la terre. Avant Pline, Sénèque lui-même avait, dans ses Questions
naturelles, consacré plusieurs paragraphes à ces poissons aux mœurs souterraines : « Sous la
terre aussi, la nature obéit à des lois, moins connues de nous, mais non moins certaines. Sois
sûr qu’on trouve dans les profondeurs du globe tout ce qu’on trouve à la surface […] De là
vient qu’en certains endroits, à ce qu’assure Théophraste, des poissons sont tirés de terre 25. »
23.
24.
25.
9, 175 : piscium genera etiamnum a Theophrasto mira produntur. Circa Babylonis rigua decedentibus
fluuiis in cauernis aquas habentibus remanere quosdam, inde exire ad pabula pinnulis gradientes crebro
caudae motu, contraque uenantes refugere in suas cauernas et in his obuersos stare ; capita eorum esse
ranae marinae similia, reliquas partes gobionum, branchias ut ceteris piscibus. Circa Heracleam et Cromnam et multifariam in Ponto unum genus esse quod extremas fluminum aquas sectetur cauernasque sibi
faciat in terra atque in his uiuat, etiam reciprocis amnibus siccato litore ; effodi ergo, motu demum corporum uiuere eos adprobante. Circa eandem Heracleam Lyco amne decedente ouis relictis in limo generari
pisces, qui ad pabula petenda palpitent exiguis branchiis, quo fieri non indigo < s > umoris, propter quod
et anguillas diutius uiuere exemptas aquis oua autem in sicco maturari ut testudinum. […] Idem tradit in
Paphlagonia effodi pisces gratissimos cibis terrenos altis scrobibus in his locis, in quibus nullae restagnent
aquae, miraturque et ipse gigni sine coitu (E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1955).
Voir ibid., 9, 178.
Q. N., 3, 16, 4 (P. Oltramare (trad.), CUF, 1961) : sunt et sub terra minus nota nobis iura naturae, sed non
minus certa. Crede infra quicquid uides supra […]. Inde, ut Theophrastus affirmat, pisces quibusdam locis
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Selon une idée chère à Sénèque, il devait exister dans les profondeurs du sol de vastes
étendues d’eau, puisque vivait là toute une population pisciforme 26 : « Voici la preuve qu’il
se cache dans les régions souterraines de grandes masses d’eau, riches de poissons que
l’inaction a rendus immondes. Si parfois ces eaux se font jour jusqu’à la surface, elles apportent avec elles une foule énorme d’animaux qui sont hideux, répugnants, dangereux pour
qui en goûte. Une chose certaine, c’est que près d’Idyme 27, une ville de Carie, un flot de
ce genre a jailli de la terre ; on vit périr tous ceux qui mangèrent de ces poissons amenés
par ce fleuve étrange à une lumière jusque-là inconnue. Il n’y a pas lieu de s’en étonner.
Ces animaux avaient le corps alourdi et gonflé par une longue oisiveté ; privés de la lumière
qui est la source de la santé, ils s’étaient engraissés dans une existence immobile et ténébreuse. Des poissons peuvent bien naître dans les profondeurs de la terre, puisque les
anguilles prennent vie dans des trous et que le manque d’exercice rend aussi leur chair difficile à digérer, surtout si elles ont vécu tout à fait cachées dans la vase profonde 28. » Là où
Pline passe en revue les différentes catégories de poissons « terrestres » dont il a entendu
parler, Sénèque, lui, s’en tient à l’idée que des poissons peuvent naître et croître sous terre
du fait de la présence de nappes d’eau dans le sol : il s’intéresse plus, en fait, à l’hydrographie – ces remarques sont tirées du chapitre De aquis terrestribus – qu’à l’ichthyologie proprement dite. Pline et Sénèque puisent en tout cas à une source commune qui n’est autre
que Théophraste, auteur d’un exposé beaucoup plus complet sur la question : nous en
connaissons la teneur, à la fois par les Fragments et grâce aux Deipnosophistes d’Athénée
de Naukratis. Celui-ci reprend en effet les notices de Théophraste : « Concernant les poissons de Paphlagonie que l’on appelle « fossiles », on observe un phénomène tout à fait
extraordinaire : en effet, lorsque l’on creuse très profondément les endroits qui ne sont pas
irrigués par une rivière ou une source apparente, on y trouve des poissons vivants » 29 ; mais
il cite également Polybe : « Polybe, dans le trente-quatrième livre de ses Histoires, raconte
que s’étend depuis les Pyrénées jusqu’à la rivière Narbonnaise une plaine traversée par les
rivières Illeberis et Rhoscynus qui coulent aux abords des cités homonymes, habitées par
les Celtes. On trouve dans cette plaine ce qu’on appelle des “poissons de terre”. La plaine
a un sol aride et une abondante quantité d’herbe y pousse. Sous le sol sablonneux et audessous de l’herbe, à une profondeur de deux ou trois coudées, coule de l’eau provenant
de ces rivières. Entraînés par la rivière en crue, les poissons pénètrent dans la terre pour y
trouver leur nourriture (ils apprécient la racine de l’herbe), si bien que la plaine se trouve
alors remplie de poissons enfouis dans le sol que les habitants attrapent en les déterrant 30. »
Athénée fait aussi référence à l’idée, défendue notamment par Sénèque, d’une vie aquatique
26.
26.
27.
28.
29.
30.
eruntur. L’idée que la géographie du monde souterrain est un reflet fidèle de la géographie terrestre est
empruntée à Lucrèce (6, 536-542).
Sur ces réseaux souterrains, voir aussi ibid., 3, 2, 1 et surtout 3, 8.
Ville du golfe de Cnide.
Ibid., 3, 19, 1-3 : Accipe argumentum, magnam uim aquarum in subterraneis occuli fertilem foedorum situ
piscium ; si quando erupit, effert secum immensam animalium turbam, horridam aspici et turpem ac
noxiam gustu. Certe cum in Caria circa Idymum urbem talis exiluisset unda, perierunt quicumque illos
ederant pisces quos ignoto ante eam diem caelo nouus amnis ostendit. Nec id mirum. Erant enim pinguia
et differta, ut ex longo otio, corpora, ceterum inexercitata et tenebris saginata et lucis expertia, ex qua
salubritas ducitur. Nasci autem posse pisces in illo terrarum profundo sit indicium quod anguillae latebrosis locis nascuntur, grauis et ipsa cibus ob ignauiam, utique si altitudo illas luti penitus abscondit.
331b : “Idion de; para; touvtouı sumbaivnei to; peri; tou;ı ejn Paflagoniva/ ojruktou;ı kaloumevnouı ijcqu''ı
ginovmenon : ojruvttesqai ga;r kata; bavqouı plevonoı tou;ı tovpouı ou[te potamw''n ejpicuvseiı e[contaı ou[te
fanerw''n namavtwn, kai; euJrivskesqai ejn aujtoi''ı ijcqu''ı zw''ntaı. Voir Arist. Mir., 74.
332 a : Poluvbioı d jejn th''/ tetavrth/ kai; triakosth'/' tw''n iJstoriw''n meta; th;n Purhvnhn fhsi;n e{wı tou'' Navrbwnoı potamou'' pedivon ei\nai, di jou| fevresqai potamou;ı jIllevberin kai; RJovskunon rJevontaı para; poleiı
j ou\n tw''/ pedivw/ touvtw/ ei\nai tou;ı legomevnouı ijcqu''ı ojruktouvı.
oJmwnuvmouı katoikoumevnaı uJpo; Keltw''n. En
Sur la notion moderne de « poisson fossile », on consultera BLAINVILLE 1818 ; SAUVAGE 1869.
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dans les profondeurs du sol : « Nicolas de Damase, dans le cent quatrième livre de ses Histoires, écrit que près que de la ville d’Apamée en Phrygie, à l’époque des guerres de Mithridate, il se produisit des tremblements de terre qui firent naître dans cette contrée des lacs
qui n’existaient pas auparavant ; des rivières et des sources furent aussi creusées par les
secousses, alors que d’autres, en revanche, disparurent. Une telle quantité d’eau, une eau
saumâtre de couleur verte, submergea la région que malgré la distance qui la séparait de
la mer, la campagne environnante fut envahie par les coquillages et toutes les espèces de
poissons que produit la mer 31. »
Si le regard porté sur ces poissons terrestres est, à l’origine, celui du naturaliste ou bien
du philosophe, on constate que ce point de vue change au fil du temps : progressivement,
le phénomène s’affranchit de son contexte premier, l’histoire naturelle, pour rejoindre les
curiosités exotiques recensées par les géographes et les historiens. À partir des II e et
IIIe siècles de notre ère, chez Elien de Préneste et Athénée, il est définitivement rangé
parmi les mirabilia ; on le retrouve d’ailleurs dans les compilations paradoxographiques de
l’époque byzantine (regroupant en fait des notices tirées de traités d’histoire naturelle) 32.
Le « poisson de terre » n’est plus objet de savoir, mais objet d’étonnement.
L’existence et, plus encore, la subsistance d’un animal marin au sein d’une substance
terreuse, peu adaptée à ses appareils digestif et respiratoire, peut déconcerter 33. Mais,
pour les Anciens, c’est avant tout le caractère insolite, au sens étymologique du terme, de
la situation qui en fait un prodige : il n’est pas conforme à l’ordre des choses qu’un poisson
puisse évoluer hors de l’eau, que ce soit sur terre ou dans les airs. En parallèle à ces théories, selon lesquelles les poissons peuvent naître « de » et « dans » la terre ou éventuellement vivre dans des fleuves souterrains, s’ajoute l’image, toujours saisissante, du poisson
qui délaisse son milieu originel pour gagner les terrains secs. Quid est autem quare non
pisces in terram transeant ? ironise Sénèque 34. Cette idée, énoncée par Théophraste
(« Théophraste raconte qu’en Inde, les poissons sortent de l’eau pour atteindre le rivage,
puis y plongent à nouveau, exactement comme le font les grenouilles, et ils sont semblables, par leur apparence, aux poissons qu’on appelle maxeinoi » 35), est reprise par Cléarque (« Le poisson ejxwvkoitoı, “qui dort à l’extérieur” – appelé par certains adonis – est ainsi
dénommé parce qu’il vient souvent dormir hors de l’eau. […] Lorsque la mer est calme, il
saute à terre avec le ressac et reste allongé pendant un long moment sur les galets à dormir au sec, tourné vers le soleil. Une fois qu’il a dormi son content, il se laisse rouler tout
près de l’eau jusqu’à ce que le courant l’emporte et le ramène avec le reflux en pleine
mer » 36), puis par Pline (« L’Arcadie admire son exocet, ainsi appelé parce qu’il sort de l’eau
à sec pour dormir » 37), et Elien de Préneste, dans sa Personnalité des Animaux (« Il existe,
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
332 f : Nikovlaoı d joJ Damaskhno;ı ejn th'/' tetavrth / pro;ı tai''ı eJkaton tw''n iJstoriw''n Peri; Ajpavmeian fhsiv
th;n Furugiakh;n kata; ta; Miqridatika; seismw''n genomevnwn ajnefavnhsan peri; th;n cwvran aujtw''n livmnai
te provteron oujk ou\'sai kai; potamoi; kai; a[llai phgai; uJpo; th''ı kinhvsewı ajnoicqei''sai, pollai; de; kai; hjfanivsqhsan, tosou''tovn te a[llo ajnevblusen aujtw''n ejn th''/ gh''/ pikrovn te kai; glauko;n u {dwr, plei''ston o{son
ajpecouvshı tw''n tovpwn th''ı qalavsshı, w{ste ojstrewvn plhsqh''nai to;n plhsivon tovpon a{panta kai; ijcquvwn
tw''n te a[llwn o{sa trevfei hJ qavlassa.
Voir notamment les notices paradoxographiques tirées du corpus aristotélicien : Aristot., Mir. auscultat.,
72-74 (GIANNINI 1965, 250 et 252) ; les passages cités sont en fait empruntés à Théophraste (frg. 171, 2 ;
171, 7 et 171, 11).
On citera, au chapitre des réalités zoologiques, le cas du polyptère, poisson doté à la fois de branchies et
d’une vessie natatoire faisant office de poumon, ce qui lui permet d’aller respirer l’air à la surface de l’eau.
Q. N., 3, 17, 1.
Theophr., frg. 171, 2 ; Athen., 332 a.
Clearq., frg. 73 ap. Athen., 332c-d ; voir FGH, 2, 325. Cf. Ael., 9, 36 ; Oppien, Hal., 1, 157 ; Theophr, frg. 171.
Nat., 9, 70 (E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1955) : miratur et Arcadia suum exocoetum appellatum ab eo
quod in siccum somni causa exeat.
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semble-t-il, un poisson de l’espèce des mulets qui a coutume de vivre dans les pierres et
de s’y nourrir, et qui est de couleur jaune. Deux noms sont couramment employés pour le
désigner : certains l’appellent “adonis”, d’autre “découcheur”. Le fait est que chaque fois
que les vagues sont au repos, dans les zones où les eaux sont calmes et sereines, il se laisse
charrier par le courant de l’eau et échouer à terre ; il s’étale alors sur les pierres et s’endort
d’un sommeil lourd et parfaitement paisible. […] On a cru bon de l’appeler “adonis”, car il
est à la fois l’ami de la terre et l’ami de la mer » 38).
Pline fait ainsi mention de l’anguille (nat., 9, 174), mais aussi du rat de mer 39, de la murène
et du poulpe (« Viennent aussi à terre les poissons appelés rats de mer, les poulpes et les
murènes ainsi que certaine espèce de poissons qui vit dans les fleuves de l’Inde, et qui
saute ensuite à terre » 40).
On constate par ailleurs une évidente gradation dans la formulation de ces notices,
notamment à travers l’exemple du poulpe amphibie. Là où Aristote se contente de transmettre le résultat d’une observation (« Le poulpe est le seul des animaux mous à sortir au
sec » 41), que Théophraste complète par une réflexion sur le mode de nutrition de l’animal
(frg. 171, 3) s’opère chez Pline un glissement progressif du discours parascientifique (« Il y
a beaucoup d’espèces de poulpes. Ceux de terre sont plus grands que ceux de mer. Ils se
servent de tous leurs bras comme de pieds et de mains. […] Ce sont les seuls mollusques
qui sortent de l’eau à sec » 42) au discours paradoxographique (« À Carteia 43, un poulpe
avait l’habitude de quitter la mer pour venir dans les bacs découverts des viviers et y
dévaster les salaisons. […] Il attira la colère des gardiens par la répétition de ces larcins
excessifs. On avait élevé des barrages, mais il les franchissait en escaladant un arbre et seul
put le surprendre le flair des chiens. Ceux-ci l’encerclèrent de nuit alors qu’il regagnait la
mer » 44). Une histoire peu banale qui dut sans doute inspirer Elien dans son évocation
haute en couleurs de céphalopodes frugivores 45 ou amateurs de salaisons 46. Une gradation qui s’accompagne d’un resserrement géographique : il ne s’agit plus ici d’animaux des
confins, mais d’une faune dangereusement proche, menaçant les rivages de l’Espagne ou
de la Campanie. À côté de ces aquatiles vagabonds, épris d’escalade, les pluies d’animaux
38.
39.
40.
41.
42.
43.
44.
45.
46.
N. A., 9, 36 (A. Zucker (trad.), Les Belles Lettres, 2001) ; voir aussi N. A., 5, 27 : « Théophraste raconte la
chose la plus prodigieuse qui soit : en terre babylonienne, les poissons sortiraient souvent du fleuve pour
se nourrir au sec » (A. Zucker (trad.), Les Belles Lettres, 2001).
En lisant Aristote (H. A., 5, 27, 1), Pline confondrait ici la tortue d’eau douce (ejmu;ı ) et le rat (mu''ı) ; il fait
donc de ce dernier un poisson amphibie (Voir De Saint Denis 1947, 72-73).
Nat., 9, 71 : exeunt in terram et qui marini mures uocantur et polypi et murenae, quin et in Indiae fluminibus certum genus piscium ac deinde resilit. Voir aussi Ael., N. A., 1, 50 ; Opp., Hal., 1, 174, etc.
H. A., 9, 37, 622 a.
Nat., 9, 85 : polyporum multa genera. Terreni maiores quam pelagii. Omnibus bracchiis ut pedibusac
manibus utuntur […] Soli mollium in siccum exeunt.
En Espagne.
Nat., 9, 92 : Carteiae in cetariis adsuetus exire e mari in lacus eorum apertos atque ibi salsamenta populari
[…] conuertit in se custodum indignationem adsiduitate furti immodici. Saepes erantobiectae, sed has
transcendebat per arborem nec deprenhendi potuit nisi canum sagacitate. Hi redeuntem circumuasere noctu.
N. A., 9, 45 : « S’ils ont un champ en bordure de mer et qu’il y pousse des arbres fruitiers, il arrive souvent
que les paysans, au cours de l’été, tombent sur des poulpes et des poulpes musqués qui se sont aventurés hors des flots, ont grimpé sur les troncs, se sont enroulés aux branches et sont en train de cueillir les
fruits » (A. Zucker (trad.), Les Belles Lettres, 2001).
N. A., 13, 6 : « Les poulpes atteignent eux aussi, avec le temps, des proportions considérables et ils en arrivent à avoir la taille des monstres marins ; ils sont d’ailleurs comptés parmi les monstres marins. J’ai ainsi
appris l’histoire, survenue dans la ville italienne de Dicaiarchia, d’un poulpe dont le corps avait atteint un
volume gigantesque et qui méprisait et dédaignait les nourritures de la mer et ses aires de pâture ; il
s’aventurait effectivement sur la terre ferme et chapardait des produits de la terre. Or voici qu’il s’engouffra dans un égoût souterrain et caché qui évacuait dans la mer les ordures de la ville en question et en
remonta le cours à la nage jusqu’à une maison en bord de mer où se trouvait, à l’intérieur d’immenses jarres, une cargaison de salaisons […] ; le poulpe enroula ses tentacules autour des récipients en terre qu’il
brisa de son étreinte et se goinfra de salaisons. »
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trouvent aussi leur place dans les recueils de mirabilia : Pline mentionne l’existence d’un petit
poisson engendré par la pluie 47, tandis que l’ouvrage d’Elien et les paradoxologivai font référence à des pluies de poissons 48.
Tombé du ciel ou sorti des profondeurs, le poisson terrestre dérange et inquiète. Sénèque lui-même soulignait, nous l’avons vu, le caractère particulièrement indigeste de cette
faune issue des entrailles du sol. Assimilé au ver de terre, à la taupe et, bien sûr, au serpent,
le « poisson de terre » est mis au rang des créatures infernales et donc malfaisantes 49 : on
comprendra alors que le Paradoxographe du Palatin fasse état des étranges mœurs alimentaires des habitants des Eoliennes, qui, selon Artémidore, faisaient leurs délices de ces
poissons « fossiles » (ojruktoiv) 50 : « Artémidore rapporte que, sur le territoire de Lipara, on
trouve des poissons enfouis dans le sol et les habitants de cette contrée accommodent ce
poisson tiré de la terre comme le plus délectable des mets 51. » Toujours est-il que, d’après
A. Bouché-Leclercq, les animaux issus de la terre, notamment par génération spontanée,
constituaient en eux-mêmes un signe divinatoire particulièrement fort 52.
Présage sans doute, mais prodige certainement. Le fait que des poissons soient sortis
de terre avait été rapporté officiellement devant le Sénat romain en 173 avant J.-C. : « En
Gaule, comme on passait la charrue, des poissons avaient surgi sous les mottes de terre
qu’on retournait. À la suite de ces prodiges, on consulta les livres du destin et les décemvirs
firent savoir à quels dieux et avec quelles victimes on devait sacrifier 53. » Comme l’indique
Tite-Live, l’événement, reconnu comme signe patent de la colère divine, donna lieu à une
procuration en règle et fut consigné dans les listes annuelles soigneusement dressées par
les pontifes romains. S’il s’agit d’un unicum, le phénomène devait cependant être suffisamment impressionnant pour marquer les esprits au point de devenir une sorte de stéréotype, un thème prodigial presque conventionnel. Ainsi Juvénal, lorsqu’il évoque, dans ses
Satires, quelques-uns des prodiges courants que recensent et procurent périodiquement
les autorités religieuses de Rome, fait référence à ces poissons sortis du sol : « Si je vois un
homme d’élite, un homme d’honneur, c’est pour moi un phénomène tel qu’un enfant à
deux corps, des poissons trouvés sous la charrue stupéfaite, une mule qui a mis bas ; je
reste interdit comme s’il était tombé une pluie de pierres, et qu’un essaim d’abeilles se fût
posé en longue grappe au faîte d’un temple, comme si un fleuve avait roulé dans la mer,
47.
48.
49.
50.
51.
52.
53.
Nat., 31, 95 : Apuam nostri, asphyen Graeci uocant, quoniam is pisciculus e pluuia nascatur ; 9, 160 : apua
spuma maris incalescente, cum admissus est imber, « la menuise [naît] de l’écume marine qui se met à fermenter après avoir reçu la pluie » (E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1955). Voir aussi Oppien, Hal., 1, 766.
Athen., 333a : « Je sais également qu’il a plu des poissons dans de nombreuses contrées. Ainsi, Phanias
rapporte, dans le second livre des Souverains d’Erèse qu’à Chersonèse, il avait plu des poissons pendant
trois jours entiers. Et Phylarque, dans son quatrième livre, raconte que certaines personnes ont vu pleuvoir des poissons en de nombreux endroits et que le même phénomène se produit avec des têtards. »
Voir aussi Ael., N. A., 2, 56 ; 6, 41 ; 17, 41 ; Plut., symp., 4, 2, 1.
Plusieurs de ces animaux sont associés à la génération spontanée. Cf. Ael., N. A., 2, 56 : « J’ai appris qu’en
Thébaïde, lorsqu’il est tombé de la grêle sur le sol, on voit des souris dont une partie est encore de la
boue, tandis que l’autre est déjà de la chair » (A. Zucker (trad.), Les Belles Lettres, 2001) ; voir aussi ibid., 6,
41. Pline raconte qu’à Myrinthe, de petits serpents naissent de la terre (8, 229 : serpentes parui in Myrinthe, quos terras nasci proditur).
Fossilis en latin (« enfoui dans la terre, tiré du sol »), terme qui, dans l’usage, s’oppose à marinus (cf. Varro,
rust., 2, 11, 6).
Paradoxographus Palatinus, 11 (GIANNINI 1965, 356-357) : ΔArtemivdwrovı fhsin ejn Liparitanoi''ı ijcquvaı
ojruktou;ı euJrivskesqai, kai; tw''/ ojruktw''/ ijcquvi ajfqovnwı tou;ı ejkei'' wJı ejpi; traghvmata crh''sqai.
BOUCHÉ-LECLERCQ 1879, 146.
Liv., 42, 2, 3-6 : cum bellum Macedonicum in expectatione esset, priusquam id susciperetur, prodigia
expiari pacemque deum peti precationibus, qui editi ex fatalibus libris essent, placuit. (4) Lanuui classis
magnae species in caelo uisa dicebatur, et Priuerni lana pulla terra enata, et in Veienti apud Rementem
lapidatum ; (5) Pomptinum omne uelut nubibus lucustarum coopertum esse ; in gallico agro, qua induceretur aratrum, sub existentibus glebis pisces emersisse. (6) Ob haec prodigia libri fatales inspecti, editumque ab decemuiris est, et [ex] quibus diis quibusque hostiis sacrificaretur.
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en merveilleux tourbillons, des torrents de lait 54. » Dans le même ordre d’idées, Julius
Obsequens, abréviateur de Tite-Live, mentionne dans son Liber prodigiorum deux prodiges survenus l’année même de la mort de César : « À Ostie, le reflux de la mer abandonna
sur le rivage une masse de poissons. Le Pô déborda et, en se retirant dans son lit, il laissa
à sec une immense quantité de vipères 55. » Si la réalité historique de ces prodiges peutêtre mise en doute – le second étant en quelque sorte l’amplification du premier –, le poisson y apparaît en tout cas comme le double du serpent, créature chthonienne, sortie des
eaux profondes pour investir indûment le territoire des hommes. On assimilait dailleurs
volontiers l’anguille au serpent 56 et l’on prétendait même, à l’instar de Nicandre de Colophon, que la murène s’accouplait, à sec, avec la vipère mâle. L’image du poisson sur la rive
est déjà présente, de manière fugitive, dans la première Bucolique, lorsque le berger se
plaît à imaginer une situation de chaos : « Aussi l’on verra les cerfs légers paîtrent en plein
ciel, et les flots abandonner les poissons à nu sur le rivage 57. »
Quoique peu représenté dans les inventaires prodigiaux, le « poisson terrestre », qu’il
soit issu de la terre ou bien qu’il cherche à l’atteindre, semble avoir émigré de la prose austère de l’annalistique vers les genres, plus aimables, de la poésie et de la satire. Véritable
lieu commun du prodige, l’image stylisée du poisson égaré – si j’ose dire – sur « le plancher
des vaches » devient un motif littéraire aussi évocateur que pittoresque. Décrivant son déluge,
celui des païens, Ovide raconte ainsi le pêcheur qui attrape un poisson à la cîme d’un
orme 58 et les dauphins qui habitent les forêts 59. Horace recourt à la même image lorsque,
dans son Épître aux Pisons, il fustige ironiquement le poète qui, dans le souci d’être original, en vient à des aberrations : « Celui qui désire mettre par des détails prodigieux de la
variété dans l’unité de sa matière peint un dauphin dans les forêts, un sanglier dans les
flots 60. » Le chaos, en l’occurrence la confusion entre les deux éléments que sont la terre et
la mer (qu’il s’agisse des flots recouvrant la terre ou bien de la terre mise à nu par le retrait
des eaux) est ici symbolisé par l’errance de ces poissons échoués sur la berge ou flottant
au-dessus des champs inondés 61. Des poissons partout présents, mais jamais à leur place.
En bouleversant les lois de la nature, l’incursion du poisson dans le monde terrestre apparaît comme une rupture, une discordance et, en cela, elle s’impose, non plus comme une
merveille, mais comme un prodige à part entière.
Aristote avait cherché à expliquer la présence dans la boue de petits animaux – que
l’on connaissait mal et dont on ignorait l’origine – par la génération spontanée. Recopiant
et déformant à l’envi les écrits de son disciple Théophraste, les naturalistes des siècles suivants n’en retinrent que les éléments qui leur semblaient les plus dignes de mémoire,
autrement dit les plus « admirables », au sens étymologique du terme. Les particularités
54.
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60.
61.
13, 64-66 : egregium sanctumque uirum si cerno, bimembri / hoc monstrum puero et miranti sub aratro /
piscibus inuentis et fetae comparo mulae, / sollicitus, tamquam lapides effuderit imber / examenque
apium longa consederit uua / culmine delubri, tamquam in mare fluxerit amnis / gurgitibus miris et lactis
uertice torrens (P. de Labriolle-F. Villeneuve (trad.), CUF, 1950).
Obs., 68 : Ostiae grex piscium in sicco reciproco maris fluxu relictus. Padus inundauit et intra ripam
refluens ingentem uiperarum uim reliquit.
Isid., etym., 12, 6, 41 : anguillae similitudo anguis nomen dedit. origo huius ex limo, « sa ressemblance
avec un serpent a donné son nom à l’anguille. Elle naît du limon ».
Verg., egl., 1, 59-60 : ante leues ergo pascentur in aethere cerui, / et freta destituent nudos in litore piscis
(E. de Saint-Denis (trad.), CUF, 1967).
Met., 1, 296 : hic summa piscem deprehendit in ulmo.
Ibid., 1, 302 : siluas […] tenent delphinis.
Ars, 29-30 : qui uariare cupit rem prodigialiter unam, / delphinum siluis adpingit, fluctibus aprum (F. Villeneuve
(trad.), CUF, 1978).
Cette image se retrouve dans l’Appendix Vergiliana (Dirae, 80) : cum delapsa meos agros peruenerit unda /
piscetur nostris in finibus aduena arator.
Schedae, 2009, prépublication n° 14, (fascicule n° 2, p. 61-72).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0142009.pdf
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comportementales de certains poissons les rangeaient d’emblée, au nombre des merveilles
de la Nature.
Si l’on s’amusait, à la lecture des récits de voyages et des inventaires géographiques,
des phénomènes extraordinaires qui survenaient dans les territoires les plus reculés, on
appréciait moins, en revanche, que les mêmes faits se produisent – fusse ponctuellement –
à proximité. Certes, l’inoffensif « poisson de terre » n’avait rien pour effrayer les Anciens,
mais son essence même incarnait le plus troublant des paradoxes. Inconcevable hors du
milieu aquatique, la présence d’un poisson dans la terre constituait autant une menace
qu’une rupture de l’ordre naturel.
Un prodige était né et, avec lui, tout un champ référentiel qui allait susciter, en littérature, l’image antithétique que l’on connaît. Déformée, amplifiée, l’épopée du poisson
« terrestre » s’achèvera à la Renaissance, où l’on lit encore, sous la plume de Pierre Boaistuau, qu’« il y en a qui laissent souvent la mer, les fleuves et rivières, saillent en terre, paissent et mangent des herbes, et s’esbatent par les champs » 62. Apothéose réjouissante d’un
aquatile qui, transformé en bestiau herbivore, transgresse insolemment les lois de la Nature.
Pas plus chair que poisson, le prodigieux animal est à jamais figé – « fossilisé », pourrait-on
dire – comme figure littéraire.
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