Date: vendredi 20 septembre 2013 Benjamin Beaugé ANALYSE DE PRATIQUE Stage 5A • Lieu: Poste de Dialyse n°7; Service d’Hémodialyse du CHLS • Date: 18 septembre 2013, 9h30 • Acteurs: Infirmière, Stagiaire Infirmier, la patiente Mme M. • Situation: Nous sommes dans le service d’hémodialyse du Centre Hospitalier de Lyon Sud, qui comprend 10 postes de dialyse. Les patients venant régulièrement en service sont pour la plupart des insuffisants rénaux chroniques ayant souvent souffert entre autres de complications de diabète, d’hyper-tensions, de polykystoses rénales, de traumatismes ou encore de cancers. Certains des patients qui sont les plus autonomes et dont l’état de santé est jugé satisfaisant se voient proposer de continuer leurs séances de dialyse dans un centre moins médicalisé et «moins lourd» en dehors de l’hôpital, afin de libérer des lits pour des patients qui nécessiteraient un suivi et du matériel plus pointus. Les patients viennent faire leurs séances de dialyse à raison de 3 fois 4 heures hebdomadaires pour la grande majorité. Vers 9h30, nous avons donc fini le branchement de tous les patients et faisons le tour des médicaments à administrer au pousse-seringue ou en IVD pendant la dialyse. Nous nous dirigeons alors vers la chambre de Mme M avec sa seringue de Venofer®. Après avoir redemandé à la patiente comment elle allait, celle-ci confie ses angoisses: elle «ne pense pas passer l’année» et elle a encore plein de choses à faire dans sa vie pour préparer son départ. Mme M, 43 ans, atteinte de mucoviscidose avait bénéficié d’une greffe pulmonaire bilatérale. Le traitement anti-rejet pour cette greffe a eu comme effets indésirables une dégradation de sa fonction rénale ainsi que d’intenses douleurs abdominales accompagnées de nausées et vomissements. Mme M s’est très vite retrouvée dénutrie et en insuffisance rénale. Elle avait alors commencé il y a quelques années ses séances hebdomadaires de dialyse. Enfin récemment, suite à des examens d’imagerie, son médecin lui a annoncé qu’elle avait une tumeur maligne sur l’un de ses poumons greffés. Une chimiothérapie a donc été mise en place. Cette patiente étant connue depuis longtemps du service, et ayant une histoire assez dure, l’infirmière se met alors à pleurer derrière son masque, tout en continuant ses surveillances. Je suis alors très mal à l’aise. Ne sachant pas comment réagir, je fais un maximum de soins et de surveillances en me concentrant sur le côté technique pour permettre à l’infirmière et moi-même de sortir de la chambre plus vite. $ $ $ $ 1 • Observation, étonnement: Après que l’infirmière ait discuté de cette situation avec ses collègues, je me suis aperçu que l’histoire de cette patiente touchait beaucoup l’équipe. Celle-ci comporte quelques infirmières dans la même tranche d’âge que la patiente, et elles me disent qu’elles s’identifient facilement à cette dernière. J’ai été étonné qu’une infirmière expérimentée pleure devant cette patiente et continue ses soins sans chercher à passer la main. J’avais plein de questions en tête. Je me demandais quelle attitude était la meilleure et comment la patiente pouvait prendre cette manifestation d’émotions. La patiente peut-elle être réconfortée de ne pas avoir affaire à une machine insensible, ou peut-elle se sentir culpabilisée d’inspirer de la tristesse et de provoquer des larmes? • Difficultés et points à approfondir: Comment rester dans une relation d’aide et travailler avec ces notions de transfert quand la patiente nous fait ressentir des choses aussi fortes? Il me parait évident qu’il n’est pas bon de se blinder pour se protéger des émotions en se réfugiant derrière la technique pure et le détachement. La maladie chronique demande bien plus que la connaissance des soins techniques pour une prise en charge globale. Il y a souvent un soutient important à apporter au patient, à fortiori dans cette situation où l’histoire de la maladie ressemble à un parcours semé d’embuches et où la patiente est confrontée à son état de santé s’aggravant de jours en jours. Mais le soignant ne peut pas non plus être efficace dans sa prise en charge et apporter un réel réconfort s’il n’est pas à même de faire face lui-même à cette situation. Si la patiente exprime une détresse, c’est qu’elle demande de l’aide. On ne dis pas de choses aussi dures sans espérer une réponse appropriée, un soutient. Si le soignant n’est pas en mesure d’assurer une relation d’aide pendant ses soins, est-il si différent d’un soignant technicien pur qui n’aurait rien à faire des états d’âme de ses patients? 2 • Le concept de la relation d’aide • Les grands principes de ce concept sont issus principalement de la seconde moitié du xxe siècle, notamment avec les travaux de Carl Rogers1 ou ceux d’Abraham Maslow. • Pour Carl Rogers, l’individu a en soi les ressources pour trouver les réponses à ses propres questions. L’attitude du soignant devra être d’analyser la situation et d’accompagner la personne à l’aide de l’écoute active. Cette dernière est possible si certaines conditions sont réunies: ❖ L’écoute est centrée sur ce que la personne vit ❖ Celui qui écoute doit se décentrer de soi ❖ Il doit avoir conscience de ses propres émotions ❖ Conscience aussi des possibles transferts et contre transferts ❖ Il faut comprendre la situation sur le plan intellectuel et affectif ❖ Apprendre à comprendre l’autre sans chercher à le maitriser. • Plusieurs attitudes peuvent et doivent faciliter cette écoute active. Il s’agit par exemple d’être présent aux côtés de la personne, en ayant une attitude disponible. La communication non verbale est alors au moins aussi importante que ce qui peut se dire sur le plan verbal. • Les questions «Comment allez-vous?» ou «Comment vous sentez-vous?» ne doivent pas être posées sur le simple plan rhétorique. Il faut vraiment prêter attention à la réponse et savoir décoder et reformuler au besoin. • Selon Carl Rogers, une des attitudes indispensable dans la relation d’aide est l’empathie. Il s’agit de savoir se mettre à la place de l’autre, tout en sachant rester à sa place! C’est la nécessité de comprendre le fond du problème et tout ce qu’il fait vivre au patient, tout en ne s’identifiant pas à celui-ci. Car c’est bien de lui qu’il s’agit, et il faut faire attention aux mécanismes transférentiels qui pourraient s’immiscer dans cette relation. 1 ROGER, Carl. La relation d’aide et la psychothérapie. 15e édition. ESF Editeur, 2008. 235p. Collection «Sciences Humaines Appliquées» 3 • Les soignants ne réussissant pas à instaurer une relation d’aide se protègent souvent de ces mécanismes transférentiels qu’ils ne sont pas en mesure de comprendre et d’analyser. Pour se faire, ils ont recours à plusieurs mécanismes de défense tels que: ❖ La rationalisation: discours technique dénué de toute émotion. Il s’agit souvent la d’étaler nos connaissances théoriques sur le problème en se plaçant en détenteur de l’information, afin de donner l’illusion d’une maitrise de la situation. ❖ La technicisation: Dans la même logique, le soignant se concentre sur la technicité du soin et met à distance tout le côté relationnel car il est trop pénible à vivre pour celui-ci. ❖ L’esquive: Le soignant parle de tout et de rien en prenant garde à rester superficiel, car il veut éviter d’être confronté à la souffrance du malade. Il s’agit tout comme les deux précédents, d’un mécanisme de fuite. ❖ L’identification projective: Il y a la une absence de distanciation professionnelle. À l’inverse, le soignant établit un rapport fusionnel avec le patient. Il va s’identifier à lui, en comparant ce qu’il a pu vivre au vécu actuel du patient. Ce mécanisme de défense intervient souvent quand le soignant confond l’empathie et l’identification. 4 • Le concept de l’altérocentrage contre l’empathie • Définition générale de l’empathie: ❖ Notion désignant la compréhension de l’individu dans ses sentiments, ses émotions, mais aussi de ses croyances et convictions. L’empathie est souvent décrite par l’expression courante: «se mettre à la place de l’autre». • Définition intéressante du Reverso: ❖ Faculté de s'identifier à autrui, de ressentir les sensations d'un autre. • De très nombreux soignants comme spécialistes de la communication prônent la nécessité de l’empathie et, dans le même temps, mettent en garde pour trouver la bonne distance et ne pas trop s'impliquer sur le plan affectif. On met alors en lumière un problème de contradiction: ➡ Se mettre à la place de l'autre réclame une implication affective. ➡ Garder ses distances conduit forcément à ne pas comprendre l'autre. • Dans son ouvrage «Pratique de la Méditation», Jean-Louis Lascoux s’intéresse à une notion inspirée de l’empathie. Il utilise alors le néologisme «altérocentrage». A partir de 2005, ce néologisme est utilisé en dehors des formations de médiateurs professionnels • Définition de l’altérocentrage2 par Jean-Louis Lascoux: ❖ L’altérocentrage est une attitude et un comportement excluant une adhésion quelconque aux émotions exprimées par un tiers, à ne pas exprimer d'interprétation et donc, globalement, à ne pas s'identifier à l'autre. À la différence de l'empathie, l'altérocentrage permet cette distance par rapport à la souffrance. ❖Le concept d'empathie implique une attitude centrée sur la souffrance énoncée, tandis que l'altérocentrage ne prend pas le parti de la souffrance : il permet le centrage sur l'interlocuteur. C'est donc un concept de distanciation excluant le parti pris sur ce qui est exprimé par l'autre : ne pas prendre les mots ou les états émotionnels comme des représentations certaines de l'expérience concrète vécue. • Extrait de définition de l’Ecole Professionnelle de la Médiation et de la Négociation: ❖ L’altérocentrage est une application de l’énoncé de René Descartes : «Ne pas prendre pour soi ce qui ne l’est pas». 2 LASCOUX, Jean-Louis. Pratique de la Médiation: Une alternative à la résolution de conflits. 5e édition. ESF Editeur, 2009. 238p. Collection «Formation Permanente» 5 • Je pense donc qu’il est indispensable pour établir une relation d’aide bénéfique dans la prise en charge du patient, de savoir ressentir une part de ce que celui-ci prend sur ses épaules. Mais le ressentit d’un patient ne peut être qu’approché en surface. Quand il est ressentit de manière trop précise, il faut prendre garde à ce que cela fait vivre au soignant. Une relation transféro-contre-transférentielle peut très vite s’établir, venant brouiller la relation de soin et impliquant personnellement le soignant sur le plan émotionnel. • D’où l'intérêt porté à la notion d’altérocentrage. Dans la situation précédemment énoncée, selon moi, l’infirmière est très touchée par sa patiente. Elle avoue même s’identifier à elle. On peut d’ailleurs y voir de l’identification projective où l’infirmière a établit une relation fusionnelle avec une patiente régulière du service. Cela peut paraitre plus facile à dire qu’à faire, surtout dans un service où certains malades chroniques établissent des liens forts avec le personnel, mais il me parait important de se centrer sur l’autre tout en mettant à distance l’émotion du patient, mais en la comprenant. • En effet, il serait déplacé de dire à un patient qu’on sait ce qu’il ressent, car on n’a pas vécu ce qu’il a vécu. Quant bien même cela serait le cas, il ne faut pas établir de relation fusionelle avec le patient, en pensant que tous les facteurs seront les mêmes et qu’il va réagir à la situation de la même manière que nous. La douleur psychologique, tout comme la douleur physique est ressentie par chacun d’une manière différente, d’où la multiplicité de méthodes d’évaluation de la douleur. • Enfin, cette approche fusionnelle de la relation soignant-soigné implique d’énormes dépenses d’énergie de la part du soignant sur le plan psychologique. A partir du moment où le patient fait vivre au soignant des émotions trop fortes et trop personnelles, le soignant devrait pouvoir passer la main, afin de se protéger, et dans le même temps d’assurer des soins de qualité aux autres patients à charge. • Pour ma part, j’ai très vite critiqué ma manière de fuir vers la technicité de l’acte quand une situation me met trop mal à l’aise. A ce moment la, je suis convaincu que la patiente avait besoin de plus de soutient, ou tout du moins d’écoute. J’espère arriver à améliorer ma pratique professionnelle en me positionnant plus efficacement dans ce rapport au patient en gardant cette phrase comme un leitmotiv: Ne pas prendre pour soi ce qui ne l’est pas. 6